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Barine - Alfred de Musset, 1893.djvu/48 | appris par la voix publique
qu’elle avait un neveu poète, et elle reprochait aigrement à M. de
Musset-Pathay de lui avoir attiré cette disgrâce. Elle avait toujours
blâmé son frère de trop aimer la littérature ; il voyait à présent où
cela conduisait.
Le pardon des injures ne figurait pas dans son ''credo''. En châtiment
des ''Contes d’Espagne et d’Italie'', la chanoinesse « renia et déshérita
les mâles de sa famille pour cause de dérogation », et la première
édition était pourtant expurgée ! On en avait supprimé la conversation
impie de Mardoche avec le bedeau.
Cependant Musset lisait les journaux avec beaucoup de calme et
d’attention. Il ne s’indignait pas. Il ne traitait pas les critiques
de pions et de cuistres. Il ne désespérait pas de la littérature et de
l’humanité. « La critique juste, disait-il, donne de l’élan et de
l’ardeur. La critique injuste n’est jamais à craindre. En tout cas,
j’ai résolu d’aller en avant, et de ne pas répondre un seul mot. »—M.
de Musset-Pathay, aussi attentif et moins calme, écrivait à un ami, à
propos de l’article si cruel de l'''Universel'' : « Mes inquiétudes sur
les disputes possibles n’étaient heureusement pas fondées, et j’ai su
avec une surprise extrême le stoïcisme de notre jeune philosophe. Je
sais du seul confident qu’il ait<ref>Son frère Paul.</ref> et qui le trahit pour moi seul,
qu’il profite de toutes les critiques, abandonne le genre en grande
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Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/61 | plupart, ni à la hauteur de leur mission, ni pénétrés des devoirs qui leur incombent. Qui oserait, après les récens forfaits tolérés ou prescrits en Asie Mineure, prétendre que la Turquie a fait un pas dans la voie salutaire que l’Europe a voulu ouvrir devant elle ? que la justice y est plus équitablement distribuée ? que les impôts y sont mieux répartis, levés sans exactions ? que les chrétiens y jouissent de la liberté de conscience, de la sécurité qui leur ont été promises sous la garantie des grandes puissances ?
A quelles causes faut-il attribuer un si révoltant mécompte ? Il en est, croyons-nous, de plusieurs sortes ; il en est qui datent de la conquête. Pour les bien définir et en déterminer le caractère, pour bien voir les choses et en déduire logiquement les conséquences, il nous faut ici remonter le cours de l’histoire. En soumettant à leur domination les populations chrétiennes de l’Europe orientale, les sultans les ont, en quelque sorte, parquées dans une situation sociale étroite et circonscrite. Ils ne leur ont toléré l’usage de leur religion qu’en ayant soin d’en limiter l’exercice, sans les admettre au partage des privilèges concédés aux coreligionnaires du souverain. Sans parler des impôts de toute sorte, les chrétiens étaient tenus d’acquitter une taxe humiliante qui était la marque de leur infériorité ; ils étaient exclus des fonctions publiques et de l’armée qui se recrute uniquement, même à l’heure actuelle, parmi les musulmans ; et n’étant, à vrai dire, ni des sujets, au sens élevé du mot, ni des esclaves, ils supportaient toutes les charges de la première de ces deux conditions et celles qu’entraîne la servitude. Ils ont vécu, durant plus de trois siècles, dans cet état d’abaissement et d’ilotisme, sous la main de fer de leurs vainqueurs, restés leurs maîtres aveugles et implacables qui, les accablant de mépris, ne les jugeaient pas encore dignes de leur colère. Durant cette longue période, les chrétiens n’ont eu qu’un souci, celui de se faire oublier ; ils dissimulaient leur bien-être, quand ils en possédaient, dans l’intérieur de leurs habitations auxquelles ils prenaient soin de donner, à l’extérieur, une apparence sordide, sachant bien qu’ils en seraient dépouillés, souvent avec la vie, dès qu’ils en auraient fait étalage : témoin ce Constantin Brancovan dont on racontait, naguère, à l’Institut, l’émouvante et tragique histoire, décapité, en 1714, avec ses quatre fils et son gendre.
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Alexandre Volta (Arago)/Texte entier | François Arago Volta Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences, 1854, 1 (p. 187-240). ◄ Fresnel Thomas Young ► collectionVoltaFrançois Arago1854T1VoltaArago - Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences, tome 1.djvuArago - Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences, tome 1.djvu/5187-240 BIOGRAPHIE LUE EN SÉANCE PUBLIQUE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES, LE 26 JUILLET 1831. Messieurs, l’ambre jaune, lorsqu’il a été frotté, attire vivement les corps légers, tels que des barbes de plumes, des brins de paille, de la sciure de bois. Théophraste parmi les Grecs, Pline chez les Romains, citèrent déjà cette propriété, mais sans paraître y attacher plus d’importance qu’à un simple accident de forme ou de couleur. Ils ne se doutèrent pas qu’ils venaient de toucher au premier anneau d’une longue chaîne de découvertes ; ils méconnurent l’importance d’une observation qui, plus tard, devait fournir des moyens assurés de désarmer les nuées orageuses, de conduire, dans les entrailles de la terre, sans danger et même sans explosion, la foudre que ces nuées recèlent. Le nom grec de l’ambre, électron, a conduit au mot électricité, par lequel on désigna d’abord la puissance attractive des corps frottés. Ce même mot s’applique maintenant à une grande variété d’effets, à tous les détails d’une brillante science. L’électricité était restée longtemps, dans les mains des physiciens, le résultat presque exclusif de combinaisons compliquées que les phénomènes naturels présentaient rarement réunies. L’homme de génie, dont je dois aujourd’hui analyser les travaux, s’élança le premier hors de ces étroites limites. Avec le secours de quelques appareils microscopiques, il vit, il trouva l’électricité partout, dans la combustion, dans l’évaporation, dans le simple attouchement de deux corps dissemblables. Il assigna ainsi à cet agent puissant un rôle immense qui dans les phénomènes terrestres, le cède à peine à celui de la pesanteur. La filiation de ces importantes découvertes m’a semblé devoir être tracée avec quelques développements. J’ai cru qu’à une époque où le besoin de connaissances positives est si généralement senti, les éloges académiques pourraient devenir des chapitres anticipés d’une histoire générale des sciences. Au reste, c’est ici de ma part un simple essai, sur lequel j’appelle franchement la critique sévère et éclairée du public. NAISSANCE DE VOLTA ; SA JEUNESSE ; SES PREMIERS TRAVAUX. – BOUTEILLE DE LEYDE. – ÉLECTROPHORE PERPÉTUEL. – PERFECTIONNEMENTS DE LA MACHINE ÉLECTRIQUE. – ÉLECTROMÈTRE CONDENSATEUR. – PISTOLET ÉLECTRIQUE. – LAMPE PERPÉTUELLE. – EUDIOMÈTRE. Alexandre Volta, un des huit associés étrangers de l’Académie des Sciences, naquit à Come, dans le Milanais, le 18 février 1745, de Philippe Volta et de Madeleine de Conti Inzaghi. Il fit ses premières études sous la surveillance paternelle, dans l’école publique de sa ville natale. D’heureuses dispositions, une application soutenue, un grand esprit d’ordre, le placèrent bientôt à la tête de ses condisciples. À dix-huit ans, le studieux écolier était déjà en commerce de lettres avec Nollet, sur les questions les plus délicates de la physique. À dix-neuf ans, il composa un poëme latin, qui n’a pas encore vu le jour, et dans lequel il décrivait les phénomènes découverts par les plus célèbres expérimentateurs du temps. On a dit qu’alors la vocation de Volta était encore incertaine ; pour moi, je ne saurais en convenir : un jeune homme ne doit guère tarder à changer son art poétique contre une cornue, dès qu’il a eu la singulière pensée de choisir la chimie pour sujet de ses compositions littéraires. Si l’on excepte en effet quelques vers destinés à célébrer le voyage de Saussure au sommet du Mont-Blanc, nous ne trouverons plus dans la longue carrière de l’illustre physicien que des travaux consacrés à l’étude de la nature. Volta eut la hardiesse, à l’âge de vingt-quatre ans, d’aborder, dans son premier Mémoire, la question si délicate de la bouteille de Leyde. Cet appareil avait été découvert en 1746. La singularité de ses effets aurait amplement suffi pour justifier la curiosité qu’il excita dans toute l’Europe ; mais cette curiosité fut due aussi, en grande partie, à la folle exagération de Musschenbroek ; à l’inexplicable frayeur qu’éprouva ce physicien en recevant une faible décharge, à laquelle, disait-il emphatiquement, il ne s’exposerait pas de nouveau pour le plus beau royaume de l’univers. Au surplus, les nombreuses théories dont la bouteille devint successivement l’objet, mériteraient peu d’être recueillies aujourd’hui. C’est à Franklin qu’est dû l’honneur d’avoir éclairci cet important problème, et le travail de Volta, il faut le reconnaître, semble avoir peu ajouté à celui de l’illustre philosophe américain. Le second Mémoire du physicien de Come parut dans l’année 1771. Ici on ne trouve déjà presque plus aucune idée systématique. L’observation est le seul guide de l’auteur dans les recherches qu’il entreprend pour déterminer la nature de l’électricité des corps recouverts de tel ou tel autre enduit ; pour assigner les circonstances de température, de couleur, d’élasticité, qui font varier le phénomène ; pour étudier soit l’électricité produite par frottement, par percussion, par pression ; soit celle qu’on engendre à l’aide de la lime ou du racloir ; soit enfin les propriétés d’une nouvelle espèce de machine électrique dans laquelle le plateau mobile et les supports isolants étaient de bois desséché. De ce côté-ci des Alpes, les deux premiers Mémoires de Volta furent à peine lus. En Italie, ils produisirent au contraire une assez vive sensation. L’autorité, dont les prédilections sont si généralement malencontreuses partout où dans son amour aveugle pour le pouvoir absolu elle refuse jusqu’au modeste droit de présentation à des juges compétents, s’empressa elle-même d’encourager le jeune expérimentateur. Elle le nomma régent de l’école royale de Come, et bientôt après professeur de physique. Les missionnaires de Pékin, dans l’année 1755, communiquèrent aux savants de l’Europe un fait important que le hasard leur avait présenté, concernant l’électricité par influence qui, sur certains corps, se montre ou disparaît suivant que ces corps sont séparés ou en contact immédiat. Ce fait donna naissance à d’intéressantes recherches d’Æpinus, de Wileke, de Cigna et de Beccaria. Volta à son tour en fit l’objet d’une étude particulière. Il y trouva le germe de l’électrophore perpétuel, instrument admirable, qui, même sous le plus petit volume, est une source intarissable du fluide électrique, où, sans avoir besoin d’engendrer aucune espèce de frottement, et quelles que soient les circonstances atmosphériques, le physicien peut aller sans cesse puiser des charges d’égale force. Au Mémoire sur l’Électrophore succéda, en 1778, un autre travail très-important. Déjà on avait reconnu qu’un corps donné, vide ou plein, a la même capacité électrique, pourvu que la surface reste constante. Une observation de Lemonnier indiquait, de plus, qu’à égalité de surface la forme du corps n’est pas sans influence. C’est Volta toutefois, qui le premier, établit ce principe sur une base solide. Ses expériences montrèrent que, de doux cylindres de même surface, le plus long reçoit la plus forte charge, de manière que partout où le local le permet il y a un immense avantage à substituer aux larges conducteurs des machines ordinaires, un système de très-petits cylindres, quoiqu’en masse ceux-ci ne forment pas un volume plus grand. En combinant, par exemple, 16 files de minces bâtons argentés de 1,000 pieds de longueur chacune, on aurait, suivant Volta, une machine dont les étincelles, véritablement fulminantes, tueraient les plus gros animaux. Il n’est pas une seule des découvertes du professeur de Come qui soit le fruit du hasard. Tous les instruments dont il a enrichi la science, existaient en principe dans son imagination, avant qu’aucun artiste travaillât à leur exécution matérielle. Il n’y eut rien de fortuit, par exemple, dans les modifications que Volta fit subir à l’électrophore pour le transformer en condensateur, véritable microscope d’une espèce nouvelle, qui décèle la présence du fluide électrique là où tout autre moyen resterait muet. Les années 1776 et 1777 nous montreront Volta travaillant pendant quelques mois sur un sujet de pure chimie. Toutefois, l’électricité, sa science de prédilection, viendra s’y rattacher par les combinaisons les plus heureuses. À cette époque, les chimistes n’ayant encore trouvé le gaz inflammable natif que dans les mines de charbon de terre et de sel gemme, le regardaient comme un des attributs exclusifs du règne minéral. Volta, dont les réflexions avaient été dirigées sur cet objet par une observation accidentelle du P. Campi, montra qu’on se trompait. Il prouva que la putréfaction des substances animales et végétales est toujours accompagnée d’une production de gaz inflammable ; que, si l’on remue le fond d’une eau croupissante, la vase d’une lagune, ce gaz s’échappe à travers le liquide, en produisant toutes les apparences de l’ébullition ordinaire. Ainsi le gaz inflammable des marais qui a tant occupé les chimistes depuis quelques années, est, quant à son origine, une découverte de Volta. Cette découverte devait faire croire que certains phénomènes naturels, que ceux, par exemple, des terrains enflammés et des fontaines ardentes, avaient une cause semblable ; mais Volta savait trop à quel point la nature se joue de nos fragiles conceptions, pour s’abandonner légèrement à de simples analogies. Il s’empressa (1780) d’aller visiter les célèbres terrains de Pietra Mala, de Velleja ; il soumit à un examen sévère tout ce qu’on lisait dans divers voyages sur des localités analogues, et il parvint ensuite à établir, avec une entière évidence, contre les opinions reçues, que ces phénomènes ne dépendent point de la présence du pétrole, du naphte ou du bitume ; il démontra, de plus, qu’un dégagement de gaz inflammable en est l’unique cause. Volta a-t-il prouvé avec la même rigueur que ce gaz, en tout lieu, a pour origine une macération de substances animales ou végétales ? Je pense qu’il est permis d’en douter. L’étincelle électrique avait servi de bonne heure à enflammer certains liquides, certaines vapeurs, certains gaz, tels que l’alcool, la fumée d’une chandelle nouvellement éteinte, le gaz hydrogène ; mais toutes ces expériences se faisaient à l’air libre. Volta est le premier qui les ait répétées dans des vases clos (1777). C’est donc à lui qu’appartient l’appareil dont Cavendish se servit en 1781 pour opérer la synthèse de l’eau, pour engendrer ce liquide à l’aide de ses deux principes constituants gazeux. Noire illustre confrère avait au plus haut degré deux qualités qui marchent rarement réunies : le génie créateur et l’esprit d’application. Jamais il n’abandonna un sujet, sans l’avoir envisagé sous toutes ses faces, sans avoir décrit ou du moins signalé les divers instruments que la science, l’industrie ou la simple curiosité pourraient y puiser. Ainsi, quelques essais relatifs à l’inflammation de l’air des marais, firent naître d’abord le fusil et le pistolet électriques, sur lesquels il serait superflu d’insister, puisque des mains du physicien ils sont passés dans celles du bateleur, et que la place publique les offre journellement aux regards des oisifs ébahis ; ensuite la lampe perpétuelle à gaz hydrogène, si répandue en Allemagne, et qui, par la plus ingénieuse application de l’électrophore, s’allume d’elle-même quand on le désire ; enfin, l’eudiomètre ce précieux moyen d’analyse dont les chimistes ont tiré un parti si utile. La découverte de la composition de l’air atmosphérique a fait naître de nos jours cette grande question de philosophie naturelle : La proportion dans laquelle les deux principes constituants de l’air se trouvent réunis, varie-t-elle avec la succession des siècles, d’après la position des lieux suivant les saisons ? Lorsqu’on songe que tous les hommes, que tous les quadrupèdes, que tous les oiseaux consomment incessamment dans l’acte de la respiration un seul de ces deux principes, le gaz oxygène ; que ce même gaz est l’aliment indispensable de la combustion, dans nos foyers domestiques, dans tous les ateliers, dans les plus vastes usines ; qu’on n’allume pas une chandelle, une lampe, un réverbère, sans qu’il aille aussi s’y absorber ; que l’oxygène, enfin, joue un rôle capital dans les phénomènes de la végétation, il est permis d’imaginer qu’à la longue l’atmosphère varie sensiblement dans sa composition ; qu’un jour elle sera impropre à la respiration ; qu’alors tous les animaux seront anéantis, non à la suite d’une de ces révolutions physiques dont les géologues ont trouvé tant d’indices, et qui, malgré leur immense étendue, peuvent laisser des chances de salut à quelques individus favorablement placés ; mais, par une cause générale et inévitable, contre laquelle les zones glacées du pôle, les régions brûlantes de l’équateur, l’immensité de l’Océan, les plaines si prodigieusement élevées de l’Asie ou de l’Amérique, les cimes neigeuses des Cordillères et de l’Himalaya, seraient également impuissantes. Étudier tout ce qu’à l’époque actuelle ce grand phénomène a d’accessible, recueillir des données exactes que les siècles à venir féconderont, tel était le devoir que les physiciens se sont empressés d’accomplir, surtout depuis que l’eudiomètre à étincelle électrique leur en a donné les moyens. Pour répondre à quelques objections que les premiers essais de cet instrument avaient fait naître, MM. de Humboldt et Gay-Lussac le soumirent, en l’an XIII, au plus scrupuleux examen. Lorsque de pareils juges déclarent qu’aucun des eudiomètres connus n’approche en exactitude de celui de Volta, le doute même ne serait pas permis. DILATATION DE L’AIR. Puisque j’ai abandonné l’ordre chronologique, avant de m’occuper des deux plus importants travaux de notre vénérable confrère, avant d’analyser ses recherches sur l’électricité atmosphérique, avant de caractériser sa découverte de la pile, je signalerai, en quelques mots, les expériences qu’il publia pendant l’année 1793, au sujet de la dilatation de l’air. Cette question capitale avait déjà attiré l’attention d’un grand nombre de physiciens habiles, qui ne s’étaient accordés ni sur l’accroissement total de volume que l’air éprouve entre les températures fixes de la glace fondante et de l’ébullition, ni sur la marche des dilatations dans les températures intermédiaires. Volta découvrit la cause de ces discordances ; il montra qu’en opérant dans un vase contenant de l’eau, on doit trouver des dilatations croissantes ; que s’il n’y a dans l’appareil d’autre humidité que celle dont les parois vitreuses sont ordinairement recouvertes, la dilatation apparente de l’air peut être croissante dans le bas de l’échelle thermométrique, et décroissante dans les degrés élevés ; il prouva, enfin, par des mesures délicates, que l’air atmosphérique, s’il est renfermé dans un vase parfaitement sec, se dilate proportionnellement à sa température, quand celle-ci est mesurée sur un thermomètre à mercure portant des divisions égales ; or, comme les travaux de Deluc et de Crawford paraissaient établir qu’un pareil thermomètre donne les vraies mesures des quantités de chaleur, Volta se crut autorisé à énoncer la loi si simple qui découlait de ses expériences, dans ces nouveaux termes dont chacun appréciera l’importance : l’élasticité, d’un volume donné d’air atmosphérique est proportionnelle à sa chaleur. Lorsqu’on échauffait de l’air pris à une basse température et contenant toujours la même quantité d’humidité, sa force élastique augmentait comme celle de l’air sec. Volta en conclut que la vapeur d’eau et l’air proprement dit se dilatent précisément de même. Tout le monde sait aujourd’hui que ce résultat est exact ; mais l’expérience du physicien de Come devait laisser des doutes, car aux températures ordinaires, la vapeur d’eau se mêle à l’air atmosphérique dans de très-petites proportions. Volta appelait le travail que je viens d’analyser une simple ébauche. D’autres recherches très-nombreuses et du même genre auxquelles il s’était livré, devaient faire partie d’un Mémoire qui n’a jamais vu le jour. Au reste, sur ce point, la science paraît aujourd’hui complète, grâce à MM. Gay-Lussac et Dalton. Les expériences de ces ingénieux physiciens, faites à une époque où le Mémoire de Volta, quoique publié, n’était encore connu ni en France ni en Angleterre, étendent à tous les gaz, permanents ou non, la loi donnée par le savant italien. Elles conduisent de plus dans tous les cas au même coefficient de dilatation. ÉLECTRICITÉ ATMOSPHÉRIQUE. Je ne m’occuperai des recherches de Volta sur l’électricité atmosphérique qu’après avoir tracé un aperçu rapide des expériences analogues qui les avaient précédées. Pour juger sainement de la route qu’un voyageur a parcourue, il est souvent utile d’apercevoir d’un même coup d’œil le point de départ et la dernière station. Le Dr Wall, qui écrivait en 1708, doit être nommé ici le premier, car on trouve dans un de ses Mémoires cette ingénieuse réflexion : « La lumière et le craquement des corps électrisés semblent, jusqu’à un certain point, représenter l’éclair et le tonnerre. » Stephen Grey publiait, à la date de 1735, une remarque analogue. « Il est probable, disait cet illustre physicien, qu’avec le temps on trouvera les moyens de concentrer de plus abondantes quantités de feu électrique, et d’augmenter la force d’un agent qui, d’après plusieurs de mes expériences, s’il est permis de comparer les grandes aux petites choses, paraît être de la même nature que le tonnerre et les éclairs. » La plupart des physiciens n’ont vu dans ces passages que de simples comparaisons. Ils ne croient pas qu’en assimilant les effets de l’électricité à ceux du tonnerre, Wall et Grey aient prétendu en conclure l’identité des causes. Ce doute, au surplus, ne serait pas applicable aux aperçus insérés par Nollet, en 1746, dans ses Leçons de physique expérimentale. Là, en effet, suivant l’auteur, une nuée orageuse, au-dessus des objets terrestres, n’est autre chose qu’un corps électrisé placé en présence de corps qui ne le sont pas. Le tonnerre, entre les mains de la nature, c’est l’électricité entre les mains des physiciens. Plusieurs similitudes d’action sont signalées ; rien ne manque, en un mot, à cette ingénieuse théorie, si ce n’est la seule chose dont une théorie ne saurait se passer pour prendre définitivement place dans la science, la sanction d’expériences directes. Les premières vues de Franklin sur l’analogie de l’électricité et du tonnerre n’étaient, comme les idées antérieures de Nollet, que de simples conjectures. Toute la différence, entre les deux physiciens, se réduisait alors à un projet d’expérience, dont Nollet n’avait pas parlé, et qui semblait promettre des arguments définitifs pour ou contre l’hypothèse. Dans cette expérience, on devait, par un temps d’orage, rechercher si une tige métallique isolée et terminée par une pointe, ne donnerait pas des étincelles analogues à celles qui se détachent du conducteur de la machine électrique ordinaire. Sans porter atteinte à la gloire de Franklin, je dois remarquer que l’expérience proposée était presque inutile. Les soldats de la cinquième légion romaine l’avaient déjà faite pendant la guerre d’Afrique, le jour où, comme César le rapporte, le fer de tous les javelots parut en feu à la suite d’un orage. Il en est de même des nombreux navigateurs à qui Castor et Pollux s’étaient montrés, soit aux pointes métalliques des mâts ou des vergues, soit sur d’autres parties saillantes de leurs navires. Enfin, dans certaines contrées, en Frioul, par exemple, au château de Duino, le factionnaire exécutait strictement ce que désirait Franklin, lorsque, conformément à sa consigne, et dans la vue de décider quand il fallait, en mettant une cloche en branle, avertir les campagnards de l’approche d’un orage, il allait examiner avec sa hallebarde si le fer d’une pique plantée verticalement sur le rempart donnait des étincelles. Au reste, soit que plusieurs de ces circonstances fussent ignorées, soit qu’on ne les trouvât pas démonstratives, des essais directs semblèrent nécessaires, et c’est à Dalibard, notre compatriote, que la science en a été redevable. Le 10 mai 1752, pendant un orage, la grande tige de métal pointue qu’il avait établie dans un jardin de Marly-la-Ville, donnait de petites étincelles, comme le fait le conducteur de la machine électrique ordinaire quand on en approche un fil de fer. Franklin ne réalisa cette même expérience aux États-Unis, à l’aide d’un cerf-volant, qu’un mois plus tard. Les paratonnerres en étaient la conséquence immédiate. L’illustre physicien d’Amérique s’empressa de le proclamer. La partie du public qui, en matière de sciences, est réduite à juger sur parole, ne se prononce presque jamais à demi. Elle admet ou rejette, qu’on me passe ce terme, avec emportement. Les paratonnerres, par exemple, devinrent l’objet d’un véritable enthousiasme dont il est curieux de suivre les élans dans les écrits de l’époque. Ici, vous trouvez des voyageurs qui, en rase campagne, croient conjurer la foudre en mettant l’épée à la main contre les nuages, dans la posture d’Ajax menaçant les dieux ; là, des gens d’église, à qui leur costume interdit l’épée, regrettent amèrement d’être privés de ce talisman conservateur ; celui-ci propose sérieusement, comme un préservatif infaillible, de se placer sous une gouttière, dès le début de l’orage, attendu que les étoffes mouillées sont d’excellents conducteurs de l’électricité ; celui-là invente certaines coiffures d’où pendent de longues chaînes métalliques qu’il faut avoir grand soin de laisser constamment traîner dans le ruisseau, etc., etc. Quelques physiciens, il faut le dire, ne partageaient pas cet engouement. Ils admettaient l’identité de la foudre et du fluide électrique, l’expérience de Marly-la-Ville ayant à cet égard prononcé définitivement ; mais les rares étincelles qui étaient sorties de la tige et leur petitesse, faisaient douter qu’on pût épuiser ainsi l’immense quantité de matière fulminante dont une nuée orageuse doit être chargée. Les effrayantes expériences faites par Romas de Nérac ne vainquirent pas leur opposition, parce que cet observateur s’était servi d’un cerf-volant à corde métallique qui allait, à plusieurs centaines de pieds de hauteur, puiser le tonnerre dans la région même des nuages. Bientôt, cependant la mort déplorable de Richman, occasionnée par la simple décharge provenant de la barre isolée du paratonnerre ordinaire que ce physicien distingué avait fait établir sur sa maison de Saint-Pétersbourg, vint fournir de nouvelles lumières. Les érudits virent dans cette fin tragique l’explication du passage où Pline le naturaliste rapporte que Tullus Hostilius fut foudroyé pour avoir mis peu d’exactitude dans l’accomplissement des cérémonies à l’aide desquelles Numa, son prédécesseur, forçait le tonnerre à descendre du ciel. D’autre part, et ceci avait plus d’importance, les physiciens sans prévention trouvèrent dans le même événement une donnée qui leur manquait encore, savoir qu’en certaines circonstances, une barre de métal peu élevée arrache aux nuées orageuses non pas seulement d’imperceptibles étincelles, mais de véritables torrents d’électricité. Aussi, à partir de cette époque, les discussions relatives à l’efficacité des paratonnerres n’ont eu aucun intérêt. Je n’en excepte même pas le vif débat sur les paratonnerres terminés en pointe ou en boule, qui divisa quelque temps les savants anglais. Personne, en effet, n’ignore aujourd’hui que George III était le promoteur de cette polémique ; qu’il se déclara pour les paratonnerres en boule, parce que Franklin, alors son heureux antagoniste sur des questions politiques d’une immense importance, demandait qu’on les terminât en pointe, et que cette discussion, tout bien considéré, appartient plutôt, comme très-petit incident, à l’histoire de la révolution américaine qu’à celle de la science. Les résultats de l’expérience de Marly étaient à peine connus, que Lemonnier, de cette Académie, fit établir dans son jardin de Saint-Germain-en-Laye une longue barre métallique verticale qu’il isola du sol avec quelques nouvelles précautions ; eh bien ! des ce moment, les aigrettes électriques lui apparurent (juillet et septembre 1752), non-seulement quand le tonnerre grondait, non-seulement quand l’atmosphère était couverte de nuages menaçants, mais encore par un ciel parfaitement serein. Une belle découverte devint ainsi le fruit de la modification en apparence la plus insignifiante dans le premier appareil de Dalibard. Lemonnier reconnut sans peine que cette foudre des jours sereins dont il venait de dévoiler l’existence, était soumise toutes les vingt-quatre heures à des variations régulières d’intensité. Beccaria traça les lois de cette période diurne à l’aide d’excellentes observations. Il établit de plus ce fait capital, que dans toutes les saisons, à toutes les hauteurs, par tous les vents, l’électricité d’un ciel serein est constamment positive ou vitrée. En suivant ainsi par ordre de dates les progrès de nos connaissances sur l’électricité atmosphérique, j’arrive aux travaux dont Volta a enrichi cette branche importante de la météorologie. Ces travaux ont eu tour à tour pour objet le perfectionnement des moyens d’observation et l’examen minutieux des diverses circonstances dans lesquelles se développe le fluide électrique qui ensuite va envahir toutes les régions de l’air. Quand une branche des sciences vient de naître, les observateurs ne s’occupent guère que de la découverte de nouveaux phénomènes, réservant leur appréciation numérique pour une autre époque. Dans l’électricité, par exemple, plusieurs physiciens s’étaient fait une réputation justement méritée : disons plus, la bouteille de Leyde ornait déjà tous les cabinets de l’Europe, et personne n’avait encore imaginé un véritable électromètre. Le premier instrument de ce genre qu’on ait exécuté ne remonte qu’à l’année 1749. Il était dû à deux membres de cette Académie, Darcy et Le Roy. Son peu de mobilité dans les petites charges empêcha qu’il ne fût adopté. L’électromètre proposé par Nollet (1752) paraissait au premier aperçu plus simple, plus commode et surtout infiniment plus sensible. Il devait se composer de deux fils qui, après avoir été électrisés, ne pouvaient manquer, par un effet de répulsion, de s’ouvrir comme les deux branches d’un compas. La mesure cherchée se serait ainsi réduite à l’observation d’un angle. Cavallo réalisa ce que Nollet avait seulement indiqué (1780). Ses fils étaient de métal et portaient à leurs extrémités de petites sphères de moelle de sureau. Volta, enfin, supprima le sureau, et substitua des pailles sèches aux fils métalliques. Ce changement paraîtrait sans importance, si l’on ne disait que le nouvel électromètre possède seul la propriété précieuse, et tout à fait inattendue, de donner entre 0 et 30° des écartements angulaires des deux pailles exactement proportionnels aux charges électriques. La lettre à Lichtenberg, en date de 1786, dans laquelle Volta établit par de nombreuses expériences les propriétés des électromètres à pailles, renferme sur les moyens de rendre ces instruments comparables, sur la mesure des plus fortes charges, sur certaines combinaisons de l’électromètre et du condensateur, des vues intéressantes dont on est étonné de ne trouver aucune trace dans les ouvrages les plus récents. Cette lettre ne saurait être trop recommandée aux jeunes physiciens. Elle les initiera à l’art si difficile des expériences ; elle leur apprendra à se défier des premiers aperçus, à varier sans cesse la forme des appareils ; et si une imagination impatiente devait leur faire abandonner la voie lente, mais certaine, de l’observation, pour de séduisantes rêveries, peut-être seront-ils arrêtés sur ce terrain glissant en voyant un homme de génie ne se laisser rebuter par aucun détail. Et d’ailleurs, à une époque où, sauf quelques honorables exceptions, la publication d’un livre est une opération purement mercantile, où les traités de science, surtout, taillés sur le même patron, ne diffèrent entre eux que par des nuances de rédaction souvent imperceptibles, où chaque auteur néglige bien scrupuleusement toutes les expériences, toutes les théories, tous les instruments que son prédécesseur immédiat a oubliés ou méconnus, on accomplit, je crois, un devoir en dirigeant l’attention des commençants vers les sources originales. C’est là, et là seulement, qu’ils puiseront d’importants sujets de recherches ; c’est là qu’ils trouveront l’histoire fidèle des découvertes, qu’ils apprendront à distinguer clairement le vrai de l’incertain, à se défier enfin des théories hasardées que les compilateurs sans discernement adoptent avec une aveugle confiance. Lorsqu’on profitant de la grande action que les pointes exercent sur le fluide électrique, Saussure fut parvenu (1785), par la simple addition d’une tige de huit à neuf décimètres de long, à beaucoup augmenter la sensibilité de l’électromètre de Cavallo ; lorsque, à la suite de tant de minutieuses expériences, les fils métalliques portant des boules de moelle de sureau du physicien de Naples, eurent été remplacés par des pailles sèches, on dut croire que ce petit appareil ne pourrait guère recevoir d’autres améliorations importantes. Volta, cependant, en 1787, parvint à étendre considérablement sa puissance sans rien changer à la construction primitive. Il eut recours, pour cela, au plus étrange des expédients : il adapta à la pointe de la tige métallique introduite par Saussure, soit une bougie, soit même une simple mèche enflammée ! Personne assurément n’aurait prévu un pareil résultat ! Les expérimentateurs découvrirent de bonne heure que la flamme est un excellent conducteur de l’électricité ; mais cela même ne devait-il pas éloigner la pensée de l’employer comme puissance collectrice ? Au reste, Volta, doué d’un sens si droit, d’une logique si sévère, ne s’abandonna entièrement aux conséquences du fait étrange qui venait de s’offrir à lui qu’après l’avoir expliqué. Il trouva que si une bougie amène sur la pointe qu’elle surmonte trois ou quatre fois plus d’électricité qu’on n’en recueillerait autrement, c’est à cause du courant d’air qu’engendre la flamme, c’est à raison des communications multipliées qui s’établissent ainsi entre la pointe de métal et les molécules atmosphériques. Puisque des flammes enlèvent l’électricité à l’air beaucoup mieux que des tiges métalliques pointues, ne s’ensuit-il pas, dit Volta, que le meilleur moyen de prévenir les orages ou de les rendre peu redoutables, serait d’allumer d’énormes feux au milieu des champs, ou mieux encore, sur des lieux élevés. Après avoir réfléchi sur les grands effets du très-petit lumignon de l’électromètre, on ne voit rien de déraisonnable à supposer qu’une large flamme puisse, en peu d’instants, dépouiller de tout fluide électrique d’immenses volumes d’air et de vapeur. Volta désirait qu’on soumît cette idée à l’épreuve d’une expérience directe. Jusqu’ici ses vœux n’ont pas été entendus. Peut-être obtiendrait-on à cet égard quelques notions encourageantes, si l’on comparait les observations météorologiques des comtés de l’Angleterre que tant de hauts-fourneaux et d’usines transforment nuit et jour en océans de feu, à celles des contés agricoles environnants. Les feux paratonnerres firent sortir Volta de la gravité sévère qu’il s’était constamment imposée. Il essaya d’égayer son sujet aux dépens des érudits qui, semblables au fameux Dutens, aperçoivent toujours, mais après coup, dans quelque ancien auteur, les découvertes de leurs contemporains, Il les engage à remonter, dans ce cas, jusqu’aux temps fabuleux de la Grèce et de Rome ; il appelle leur attention sur les sacrifices à ciel ouvert, sur les flammes éclatantes des autels, sur les noires colonnes de fumée qui, du corps des victimes, s’élevaient dans les airs ; enfin, sur toutes les circonstances des cérémonies que le vulgaire croyait destinées à apaiser la colère des dieux, à désarmer le bras fulminant de Jupiter. Tout cela ne serait qu’une simple expérience de physique, dont les prêtres seuls possédaient le secret, et destinée à ramener silencieusement sur la terre l’électricité de l’air et des nuées. Les Grecs et les Romains, aux époques les plus brillantes de leur histoire, faisaient, il est vrai, les sacrifices dans des temples fermés ; mais, ajoute Volta, cette difficulté n’est pas sans réplique, puisqu’on peut dire que Pythagore, Aristote, Cicéron, Pline, Sénèque, étaient des ignorants qui, même par simple tradition, n’avaient pas les connaissances scientifiques de leurs devanciers ! La critique ne pouvait être plus incisive ; mais, pour en attendre quelque effet, il faudrait oublier qu’en cherchant dans de vieux livres les premiers rudiments vrais ou faux des grandes découvertes, les zoïles de toutes les époques se proposent bien moins d’honorer un mort que de déconsidérer un de leurs contemporains ! Presque tous les physiciens attribuent les phénomènes électriques à deux fluides de nature diverse, qui, dans certaines circonstances, vont s’accumuler séparément à la surface des corps. Cette hypothèse conduisait naturellement à rechercher de quelle source émane l’électricité atmosphérique. Le problème était important. Une expérience délicate, quoique très-simple, mit sur la voie de la solution. Dans cette expérience, un vase isolé d’où l’eau s’évaporait donna, à l’aide du condensateur de Volta, des indices manifestes d’électricité négative. Je regrette de ne pouvoir dire, avec une entière certitude, à qui appartient cette expérience capitale. Volta rapporte dans un de ses Mémoires qu’il y avait songé dès l’année 1778, mais que diverses circonstances l’ayant empêché de la tenter, ce fut à Paris seulement et dans le mois de mars 1780 qu’elle lui réussit en compagnie de quelques membres de l’Académie des sciences. D’une autre part, Lavoisier et Laplace, à la dernière ligne du Mémoire qu’ils publièrent sur le même sujet, disent seulement : Volta voulut bien assister à nos expériences et nous y être utile. Comment concilier deux versions aussi contradictoires ! Une note historique, publiée par Volta lui-même, est loin de dissiper tous les doutes. Cette note, quand on l’examine attentivement, ne dit, d’une manière expresse, ni à qui l’idée de l’expérience appartient, ni lequel des trois physiciens devina qu’elle réussirait à l’aide du condensateur. Le premier essai fait à Paris par Volta et les deux savants français réunis fut infructueux, l’état hygrométrique de l’atmosphère n’ayant pas été favorable. Peu de jours après, à la campagne de Lavoisier, les signes électriques devinrent manifestes quoiqu’on n’eût pas changé les moyens d’observation. Volta n’assistait point à la dernière épreuve. Cette circonstance a été l’origine de toutes les difficultés. Quelques physiciens, en thèse générale, considèrent comme inventeurs, sans plus ample examen, ceux qui les premiers, appelant l’expérience à leur aide, ont constaté l’existence d’un fait. D’autres ne voient qu’un mérite secondaire dans le travail, suivant eux presque matériel, que les expériences nécessitent. Ils réservent leur estime pour ceux qui les ont projetées. Ces principes sont l’un et l’autre trop exclusifs. Pascal laissa à Perrier, son beau-frère, le soin de monter sur le Puy-de-Dôme pour y observer le baromètre, et le nom de Pascal est cependant le seul qu’on associe à celui de Toricelli, en parlant des preuves de la pesanteur de l’air. Michell et Cavendish, au contraire, aux yeux des physiciens éclairés, ne partagent avec personne le mérite de leur célèbre expérience sur l’attraction des corps terrestres, quoique avant eux on eût bien souvent songé à la faire ; ici, en effet, l’exécution était tout. Le travail de Volta, de Lavoisier et de Laplace, ne rentre ni dans l’une ni dans l’autre de ces deux catégories. Je l’admettrai, si l’on veut, un homme de génie pouvait seul imaginer que l’électricité concourt à la génération des vapeurs ; mais pour faire sortir cette idée du domaine des hypothèses, il fallait créer des moyens particuliers d’observation, et même de nouveaux instruments. Ceux dont Lavoisier et Laplace se servirent étaient dus à Volta. On les construisit à Paris sous ses yeux ; il assista aux premiers essais. Des preuves aussi multipliées, d’une coopération directe, rattachent incontestablement le nom de Volta à toute théorie de l’électricité des vapeurs ; qui oserait, cependant, en l’absence d’une déclaration contraire et positive de ce grand physicien, affirmer que l’expérience ne fut pas entreprise à la suggestion des savants français ? Dans le doute, ne sera-t-il point naturel, en deçà comme au delà des Alpes, de ne plus séparer, en parlant de ces phénomènes, les noms de Volta, de Lavoisier, de Laplace ; de cesser d’y voir, ici une question de nationalité mal entendue, là un sujet d’accusations virulentes qu’on pourrait à peine excuser si aucun nuage n’obscurcissait la vérité ? Ces réflexions mettront fin, je l’espère, à un fâcheux débat que des passions haineuses s’attachaient à perpétuer ; elles montreront, en tout cas, par un nouvel exemple, combien la propriété des œuvres de l’esprit est un sujet délicat. Lorsque trois des plus beaux génies du XVIIIe siècle, déjà parvenus au faîte de la gloire, n’ont pas pu s’accorder sur la part d’invention qui revenait à chacun d’eux dans une expérience faite en commun, devra-t-on s’étonner de voir naître de tels conflits entre des débutants ? Malgré l’étendue de cette digression je ne dois pas abandonner l’expérience qui l’a amenée sans avoir signalé toute son importance, sans avoir montré qu’elle est la base d’une branche très-curieuse de la météorologie. Deux mots, au reste, me suffiront. Lorsque le vase métallique isolé dans lequel l’eau s’évapore devient électrique, c’est, dit Volta, que pour passer de l’état liquide à l’état aériforme, cette eau emprunte aux corps qu’elle touche, non-seulement de la chaleur, mais aussi de l’électricité. Le fluide électrique est donc une partie intégrante des grandes masses de vapeurs qui se forment journellement aux dépens des eaux de la mer, des lacs et des rivières. Ces vapeurs, en s’élevant, trouvent dans les hautes régions de l’atmosphère un froid qui les condense. Leur fluide électrique constituant s’y dégage, il s’y accumule, et la faible conductibilité de l’air empêche qu’il ne soit rendu à la terre, d’où il tire son origine, si ce n’est par la pluie, la neige, la grêle ou de violentes décharges. Ainsi, d’après cette théorie, le fluide électrique qui, dans un jour d’orage, promène instantanément ses éblouissantes clartés de l’orient au couchant, et du nord au midi ; qui donne lieu à des explosions si retentissantes ; qui, en se précipitant sur la terre, porte toujours avec lui la destruction, l’incendie et la mort, serait le produit de l’évaporation journalière de l’eau, la suite inévitable d’un phénomène qui se développe par des nuances tellement insensibles, que nos sens ne sauraient en saisir les progrès ! Quand on compare les effets aux causes, la nature, il faut l’avouer, présente de singuliers contrastes ! PILE VOLTAÏQUE J’arrive maintenant à l’une de ces rares époques dans lesquelles un fait capital et inattendu, fruit ordinaire de quelque heureux hasard, est fécondé par le génie, et devient la source d’une révolution scientifique. Le tableau détaillé des grands résultats qui ont été amenés par de très-petites causes ne serait pas moins piquant, peut-être, dans l’histoire des sciences que dans celle des nations. Si quelque érudit entreprend jamais de le tracer, la branche de la physique actuellement connue sous le nom de galvanisme y occupera une des premières places. On peut prouver, en effet, que l’immortelle découverte de la pile se rattache, de la manière la plus directe, à un léger rhume dont une dame bolonaise fut attaquée en 1790, et au bouillon aux grenouilles que le médecin prescrivit comme remède. Quelques-uns de ces animaux, déjà dépouillés par la cuisinière de madame Galvani, gisaient sur une table, lorsque, par hasard, on déchargea au loin une machine électrique. Les muscles, quoiqu’ils n’eussent pas été frappés par l’étincelle, éprouvèrent, au moment de sa sortie, de vives contractions. L’expérience renouvelée réussit également bien avec toute espèce d’animaux, avec l’électricité artificielle ou naturelle, positive ou négative. Ce phénomène était très-simple. S’il se fût offert à quelque physicien habile, familiarisé avec les propriétés du fluide électrique, il eût à peine excité son attention. L’extrême sensibilité de la grenouille, considérée comme électroscope, aurait été l’objet de remarques plus ou moins étendues ; mais, sans aucun doute, on se serait arrêté là. Heureusement, et par une bien rare exception, le défaut de lumières devint profitable. Galvani, très-savant anatomiste, était peu au fait de l’électricité. Les mouvements musculaires qu’il avait observés lui paraissant inexplicables, se crut transporté dans un nouveau monde. Il s’attacha donc à varier ses expériences de mille manières. C’est ainsi qu’il découvrit un fait vraiment étrange, ce fait, que les membres d’une grenouille décapitée même depuis fort longtemps éprouvent des contractions très-intenses, sans l’intervention d’aucune électricité étrangère, quand on interpose une lame métallique, ou, mieux encore, deux lames de métaux dissemblables entre un muscle et un nerf. L’étonnement du professeur de Bologne fut alors parfaitement légitime, et l’Europe entière s’y associa. Une expérience dans laquelle des jambes, des cuisses, des troncs d’animaux dépecés depuis plusieurs heures, éprouvent les plus fortes convulsions, s’élancent au loin, paraissent enfin revenir à la vie, ne pouvait pas rester longtemps isolée. En l’analysant dans tous ses détails, Galvani crut y trouver les effets d’une bouteille de Leyde. Suivant lui, les animaux étaient comme des réservoirs de fluide électrique. L’électricité positive avait son siège dans les nerfs, l’électricité négative dans les muscles. Quant à la lame métallique interposée entre ces organes, c’était simplement le conducteur par lequel s’opérait la décharge. Ces vues séduisirent le public ; les physiologistes s’en emparèrent ; l’électricité détrôna le fluide nerveux, qui alors occupait tant de place dans l’explication des phénomènes de la vie, quoique, par une étrange distraction, personne n’eût cherché à prouver son existence. On se flatta, en un mot, d’avoir saisi l’agent physique qui porte au sensorium les impressions extérieures ; qui place chez les animaux la plupart des organes aux ordres de leur intelligence ; qui engendre les mouvements des bras, des jambes, de la tête, dès que la volonté a prononcé. Hélas ! ces illusions ne furent pas de longue durée ; tout ce beau roman disparut devant les expériences sévères de Volta. Cet ingénieux physicien engendra d’abord des convulsions non plus, comme Galvani, en interposant deux métaux dissemblables entre un muscle et un nerf, mais en leur faisant toucher seulement un muscle. Dès ce moment, la bouteille de Leyde se trouvait hors de cause ; elle ne fournissait plus aucun terme de comparaison possible. L’électricité négative des muscles, l’électricité positive des nerfs, étaient de pures hypothèses sans base solide ; les phénomènes ne se rattachaient plus à rien de connu ; ils venaient, en un mot, de se couvrir d’un voile épais. Volta, toutefois, ne se découragea point. Il prétendit que, dans sa propre expérience, l’électricité était le principe des convulsions ; que le muscle y jouait un rôle tout à fait passif, et qu’il fallait le considérer simplement comme un conducteur par lequel s’opérait la décharge. Quant au fluide électrique, Volta eut la hardiesse de supposer qu’il était le produit inévitable de l’attouchement des deux métaux entre lesquels le muscle se trouvait compris : je dis des deux métaux, et non pas des deux lames, car, suivant Volta, sans une différence dans la nature des deux corps en contact, aucun développement électrique ne saurait avoir lieu. Les physiciens de tous les pays de l’Europe, et Volta lui-même, adoptèrent, à l’origine du galvanisme, les vues de l’inventeur. Ils s’accordèrent à regarder les convulsions spasmodiques des animaux morts comme l’une des plus grandes découvertes des temps modernes. Pour peu qu’on connaisse le cœur humain, on a déjà deviné qu’une théorie destinée à rattacher ces curieux phénomènes aux lois ordinaires de l’électricité, ne pouvait être admise par Galvani et par ses disciples qu’avec une extrême répugnance. En effet, l’école bolonaise en corps défendit pied à pied l’immense terrain que la prétendue électricité animale avait d’abord envahi sans obstacle. Parmi les faits nombreux que cette célèbre école apposa au physicien de Come, il en est un qui, par sa singularité, tint un moment les esprits en suspens. Je veux parler des convulsions que Galvani lui-même engendra en touchant les muscles de la grenouille avec deux lames, non pas dissemblables, comme Volta le croyait nécessaire, mais tirées toutes deux d’une seule et même plaque métallique. Cet effet, quoiqu’il ne fut pas constant, présentait en apparence une objection insurmontable contre la nouvelle théorie. Volta répondit que les lames employées par ses adversaires pouvaient être identiques quant au nom qu’elles portaient, quant à leur nature chimique, et différer cependant entre elles par d’autres circonstances, de manière à jouir de propriétés entièrement distinctes. Dans ses mains, en effet, des couples inactifs, composés de deux portions contiguës d’une même lame métallique, acquirent une certaine puissance dès qu’il eut changé la température, le degré de recuit ou le poli d’un seul des éléments. Ainsi, ce débat n’ébranla point la théorie du célèbre professeur. Il prouva seulement que le mot dissemblable, appliqué à deux éléments métalliques superposés, avait été compris, quant aux phénomènes électriques, dans un sens beaucoup trop restreint. Volta eut à soutenir un dernier et rude assaut. Cette fois, ses amis eux-mêmes le crurent vaincu sans retour. Le docteur Valli, son antagoniste, avait engendré des convulsions par le simple attouchement de deux parties de la grenouille, sans aucune intervention de ces armures métalliques qui, dans toutes les expériences analogues, avaient été, suivant notre confrère, le principe générateur de l’électricité. Les lettres de Volta laissent deviner, dans plus d’un passage, combien il fut blessé du ton d’assurance avec lequel (je rapporte ses propres expressions) les galvanistes, vieux et jeunes, se vantaient de l’avoir réduit au silence. Ce silence, en tout cas, ne fut pas de longue durée, Un examen attentif des expériences de Valli prouva bientôt à Volta qu’il fallait, pour leur réussite, cette double condition : hétérogénéité aussi grande que possible entre les organes de l’animal amenés au contact ; interposition entre ces mêmes organes d’une troisième substance. Le principe fondamental de la théorie voltaïque, loin d’être ébranlé, acquérait ainsi une plus grande généralité. Les métaux ne formaient plus une classe à part. L’analogie conduisait à admettre que deux substances dissemblables, quelle qu’en fût la nature, donnaient lieu, par leur simple attouchement, à un développement d’électricité. À partir de cette époque, les attaques des galvanistes n’eurent rien de sérieux. Leurs expériences ne se restreignirent plus aux très-petits animaux. Ils engendrèrent dans les naseaux, dans la langue, dans les yeux d’un bœuf tué depuis longtemps, d’étranges mouvements nerveux, fortifiant ainsi plus ou moins les espérances de ceux auxquels le galvanisme était apparu comme un moyen de ressusciter les morts. Quant à la théorie, ils n’apportaient aucune nouvelle lumière. En empruntant des arguments, non à la nature, mais à la grandeur des effets, les adeptes de l’école bolonaise ressemblaient fort à ce physicien qui, pour prouver que l’atmosphère n’est pas la cause de l’ascension du mercure dans le baromètre, imagina de substituer un large cylindre au tube étroit de cet instrument, et présenta ensuite comme une difficulté formidable, le nombre exact de quintaux de liquide soulevés. Volta avait frappé à mort l’électricité animale. Ses conceptions s’étaient constamment adaptées aux expériences, mal comprises, à l’aide desquelles on espérait les saper. Cependant elles n’avaient pas, disons plus, elles ne pouvaient pas avoir encore l’entier assentiment des physiciens sans prévention. Le contact de deux métaux, de deux substances dissemblables, donnait naissance à un certain agent qui, comme l’électricité, produisait des mouvements spasmodiques. Sur ce fait, point de doute ; mais l’agent en question était-il véritablement électrique ? Les preuves qu’on en donnait pouvaient-elles suffire ? Lorsqu’on dépose sur la langue, dans un certain ordre, deux métaux dissemblables, on éprouve au moment de leur contact une saveur acide. Si l’on change ces métaux respectivement de place, la saveur devient alcaline. Or, en appliquant simplement la langue au conducteur d’une machine électrique ordinaire, on sent aussi un goût acide ou alcalin, suivant que le conducteur est électrisé en plus ou en moins. Dans ce cas-ci, le phénomène est incontestablement dû à l’électricité. N’est-il pas naturel, disait Volta, de déduire l’identité des causes de la ressemblance des effets ; d’assimiler la première expérience à la seconde ; de ne voir entre elles qu’une seule différence, savoir, le mode de production du fluide qui va exciter l’organe du goût ? Personne ne contestait l’importance de ce rapprochement. Le génie pénétrant de Volta pouvait y apercevoir les bases d’une entière conviction ; le commun des physiciens devait demander des preuves plus explicites. Ces preuves, ces démonstrations incontestables devant lesquelles toute opposition s’évanouit, Volta les trouva dans une expérience capitale que je puis expliquer en peu de lignes. On applique exactement face à face, et sans intermédiaire, deux disques polis de cuivre et de zinc attachés à des manches isolants. À l’aide de ces mêmes manches, on sépare ensuite les disques d’une manière brusque ; finalement on les présente, l’un après l’autre, au condensateur ordinaire armé d’un électromètre : eh bien ! les pailles divergent à l’instant. Les moyens connus montrent d’ailleurs que les deux métaux sont dans des états électriques contraires ; que le zinc est positif et le cuivre négatif. En renouvelant plusieurs fois le contact des deux disques, leur séparation et l’attouchement de l’un d’eux avec le condensateur, Volta arriva, comme avec une machine ordinaire, à produire de vives étincelles. Après ces expériences, tout était dit quant à la théorie des phénomènes galvaniques. La production de l’électricité par le simple contact de métaux dissemblables, venait de prendre place parmi les faits les plus importants et les mieux établis des sciences physiques. Si alors on pouvait encore émettre un vœu, c’était qu’on découvrit des moyens faciles d’augmenter ce genre d’électricité. De tels moyens sont aujourd’hui dans les mains de tous les expérimentateurs, et c’est au génie de Volta qu’on en est aussi redevable. Au commencement de l’année 1800 (la date d’une aussi grande découverte ne peut être passée sous silence), à la suite de’quelques vues théoriques, l’illustre professeur imagina de former une longue colonne, en superposant successivement une rondelle de cuivre, une rondelle de zinc et une rondelle de drap mouillé avec la scrupuleuse attention de ne jamais intervertir cet ordre. Qu’attendre à priori d’une telle combinaison ? Eh bien ! je n’hésite pas à le dire, cette masse en apparence inerte, cet assemblage bizarre, cette pile de tant de couples de métaux dissemblables séparés par un peu de liquide, est, quant à la singularité, des effets, le plus merveilleux instrument que les hommes aient jamais inventé, sans en excepter le télescope et la machine à vapeur. J’échapperai ici, j’en ai la certitude, à tout reproche d’exagération, si, dans l’énumération que je vais faire des propriétés de l’appareil de Volta, on me permet de citer à la fois et les propriétés que ce savant avait reconnues, et celles dont la découverte est due à ses successeurs. À la suite du peu de mots que j’ai dits sur la composition de la pile, tout le monde aura remarqué que ses deux extrémités sont nécessairement dissemblables ; que s’il y a du zinc à la base, il se trouvera du cuivre au sommet, et réciproquement. Ces deux extrémités ont pris le nom de pôles. Supposons maintenant que deux fils métalliques soient attachés aux pôles opposés, cuivre et zinc, d’une pile voltaïque. L’appareil, dans cette forme, se prêtera aux diverses expériences que je désire signaler. Celui qui tient l’un des fils seulement n’éprouve rien, tandis qu’au moment même où il les touche tous deux, il ressent une violente commotion. C’est, comme on voit, le phénomène de la fameuse bouteille de Leyde, qui en 1740, excita à un si haut degré l’admiration de l’Europe. Mais la bouteille servait seulement une fois. Après chaque commotion, il fallait la recharger pour répéter l’expérience. La pile, au contraire, fournit à mille commotions successives. On peut donc, quant à ce genre d’effets, la comparer à la bouteille de Leyde, sous la condition d’ajouter qu’après chaque décharge elle reprend subitement d’elle-même son premier état. Si le fil qui part du pôle zinc est appuyé sur le bout de la langue, et le fil du pôle cuivre sur un autre point, on sent une saveur acide très-prononcée. Pour que cette saveur varie de nature, pour qu’elle devienne alcaline, il suffit de changer de place les deux fils. Le sens de la vue n’échappe pas à l’action de cet instrument protée. Ici le phénomène paraîtra d’autant plus intéressant que la sensation lumineuse est excitée sans qu’il soit nécessaire de toucher l’œil. Qu’on applique le bout de l’un des fils sur le front, sur les joues, sur le nez, sur le menton et même sur la gorge ; à l’instant même où l’observateur saisit l’autre fil avec la main, il aperçoit, les yeux fermés, un éclair dont la vivacité et la forme varient suivant la partie de la face que le fluide électrique vient attaquer. Des combinaisons analogues engendrent dans l’oreille des sons ou plutôt des bruits particuliers. Ce n’est pas seulement sur les organes sains que la pile agit : elle excite, elle paraît ranimer ceux dans lesquels la vie semble tout à fait éteinte. Ici, sous l’action combinée des deux fils, les muscles d’une tête de supplicié éprouvaient de si effroyables contractions, que les spectateurs fuyaient épouvantés. Là, le tronc de la victime se soulevait en partie ; ses mains s’agitaient, elles frappaient les objets voisins, elles soulevaient des poids de quelques livres. Les muscles pectoraux imitaient les mouvements respiratoires ; tous les actes de la vie enfin se reproduisaient avec tant d’exactitude, qu’il fallait se demander si l’expérimentateur ne commettait pas un acte coupable, s’il n’ajoutait pas de cruelles souffrances à celles que la loi avait infligées au criminel qu’elle venait de frapper. Les insectes, eux mêmes, soumis à ces épreuves, donnent d’intéressants résultats. Les fils de la pile, par exemple, accroissent beaucoup la lumière des vers luisants ; ils restituent le mouvement à une cigale morte ils la font chanter. Si laissant de côté les propriétés physiologiques de la pile, nous l’envisageons comme machine électrique, nous nous trouverons transportés dans cette région de la science que Nicholson et Carlisle, Hisinger et Berzelius, Davy, Œrsted et Ampère, ont cultivée d’une manière si brillante. D’abord, chacun des fils, considéré isolément, se montrera à la température ordinaire, à celle de l’air qui l’entoure. Au moment où ces fils se toucheront, ils acquerront une forte chaleur ; suffisamment fins, ils deviendront incandescents ; plus fins encore, ils se fondront tout à fait, ils couleront comme un liquide, fussent-ils de platine, c’est-à-dire du plus infusible des métaux connus. Ajoutons que, avec une pile très-forte, deux minces fils d’or ou de platine éprouvent au moment de leur contact une vaporisation complète, qu’ils disparaissent comme une vapeur légère. Des charbons adaptés aux deux extrémités de ces mêmes fils s’allument aussi dès qu’on les amène à se toucher. La lumière qu’ils répandent à la ronde est si pure, si éblouissante, si remarquable par sa blancheur, qu’on n’a pas dépassé les limites du vrai en l’appelant de la lumière solaire. Qui sait même si l’analogie ne doit pas être poussée plus loin ; si cette expérience ne résout pas un des plus grands problèmes de la philosophie naturelle ; si elle ne donne pas le secret de ce genre particulier de combustion que le soleil éprouve depuis tant de siècles, sans aucune perte sensible ni de matière, ni d’éclat ? Les charbons attachés aux deux fils de la pile deviennent, en effet, incandescents, même dans le vide le plus parfait. Rien alors ne s’incorpore à leur substance, rien ne paraît en sortir. À la fin d’une expérience de ce genre, quelque durée qu’on lui ait donnée, les charbons se retrouvent, quant à leur nature intime et à leur poids, dans l’état primitif. Tout le monde sait que le platine, l’or, le cuivre, etc., n’agissent pas d’une manière sensible sur l’aiguille aimantée. Des fils de ces divers métaux attachés aux deux pôles de la pile sont dans le même cas si on les prend isolément. Au contraire, dès le moment qu’ils se touchent, une action magnétique très-intense se développe. Il y a plus, pendant toute la durée de leur contact, ces fils sont eux-mêmes de véritables aimants, car ils se chargent de limaille de fer, car ils communiquent une aimantation permanente aux lames d’acier qu’on place dans leur voisinage. Lorsque la pile est très-forte et que les fils au lieu de se toucher sont à quelque distance, une vive lumière unit leurs extrémités. Eh bien cette lumière est magnétique ; un aimant peut l’attirer ou la repousser. Si aujourd’hui, sans y être préparés, je veux dire avec les seules connaissances de leur temps, Franklin et Coulomb m’entendaient parler d’une flamme attirable à l’aimant, un vif sentiment d’incrédulité serait certainement tout ce que je pourrais espérer de plus favorable. Les mêmes fils, légèrement éloignés, plongeons-les tous les deux dans un liquide, dans de l’eau pure, par exemple. Dès ce moment l’eau sera décomposée ; les deux éléments gazeux qui la forment se désuniront ; l’oxygène se dégagera sur la pointe même du fil aboutissant au pôle zinc ; l’hydrogène, assez loin de là, à la pointe du fil partant du pôle cuivre. En s’élevant, les bulles ne quittent pas les fils sur lesquels leur développement s’opère ; les deux gaz constituants pourront donc être recueillis dans deux vases séparés. Substituons à l’eau pure un liquide tenant en dissolution des matières salines, et ce seront alors ces matières que la pile analysera. Les acides se porteront vers le pôle zinc ; les alcalis iront incruster le fil du pôle cuivre. Ce moyen d’analyse est le plus puissant que l’on connaisse. Il a récemment enrichi la science d’une multitude d’importants résultats. C’est à la pile, par exemple, qu’on est redevable de la première décomposition d’un grand nombre d’alcalis et de terres qui jusqu’alors étaient considérés comme des substances simples ; c’est par la pile que tous ces corps sont devenus des oxydes ; que la chimie possède aujourd’hui des métaux, tels que le potassium, qui se pétrissent sous les doigts comme de la cire ; qui flottent à la surface de l’eau, car ils sont plus légers qu’elle ; qui s’y allument spontanément en répandant la plus vive lumière. Ce serait ici le lieu de faire ressortir tout ce qu’il y a de mystérieux, je dirais presque d’incompréhensible, dans les décompositions opérées par l’appareil voltaïque ; d’insister sur les dégagements séparés, complétement distincts, des deux éléments gazeux désunis d’un liquide ; sur les précipitations des principes constituants solides d’une même molécule saline, qui s’opèrent dans des points du fluide dissolvant fort distants l’un de l’autre ; sur les étranges mouvements de transport que ces divers phénomènes paraissent impliquer ; mais le temps me manque. Toutefois, avant de terminer ce tableau, je remarquerai que la pile n’agit pas seulement comme moyen d’analyse ; que si en changeant beaucoup les rapports électriques des éléments des corps, elle amène souvent leur séparation complète, sa force, délicatement ménagée, est devenue, au contraire, dans les mains d’un de nos confrères, le principe régénérateur d’un grand nombre de combinaisons dont la nature est prodigue, et que l’art jusqu’ici ne savait pas imiter. J’ajouterai encore quelques mots pour indiquer diverses modifications que la pile a subies depuis qu’elle est sortie des mains de son illustre inventeur. La pile, dans ce qui la caractérise, se compose d’un grand nombre de couples ou combinaisons binaires de métaux dissemblables. Ces métaux sont ordinairement le cuivre et le zinc. Les éléments, cuivre et zinc, de chaque couple, peuvent être soudés entre eux. Les couples se suivent dans le même ordre. Ainsi, quand le zinc est en dessous dans le premier, il faut, indispensablement qu’il soit aussi en dessous dans tous les autres. Les couples, enfin, doivent être séparés par un liquide conducteur de l’électricité. Or, qui ne voit combien il est facile de satisfaire à ces conditions, sans superposer les éléments, sans les mettre en pile ? Cette première disposition, qui, par parenthèse, est l’origine du nom que porte l’instrument, a été changée. Les couples, aujourd’hui, sont verticaux et se succèdent de manière à former, par leur ensemble, un parallélipipède horizontal. Chacun d’eux plonge dans une case renfermant un liquide qui remplace lui-même avec avantage les rondelles de carton ou de drap, seulement mouillées, qui étaient employées à l’origine. Quelques physiciens ont exécuté, sous la dénomination de piles sèches, des appareils qui, comparativement, peuvent être appelés de ce nom, sans toutefois le mériter d’une manière absolue. Les plus connues, celles du professeur Zamboni, se composent de plusieurs milliers de disques d’un papier, dont une surface est étamée, tandis que l’autre se trouve recouverte d’une couche mince d’oxyde de manganèse pulvérisé, qui est devenue adhérente par l’intermédiaire d’une colle formée de farine et de lait. Les disques, comme de raison, étant superposés dans le même ordre, leurs faces dissemblables, je veux dire les faces étain et manganèse de deux disques contigus, sont en contact. Voilà donc les deux éléments métalliques, de nature différente, qui composaient ce que nous appelions les couples dans la description de la première pile de Volta. Quant au liquide conducteur intermédiaire, ceux qui refusent aux piles de Zamboni le nom de piles sèches, le trouvent dans l’humidité que conserve toujours, en vertu de sa propriété hygrométrique, le papier interposé entre chaque lame d’étain et la couche de manganèse en poudre. Les étonnants effets que les physiciens obtiennent avec les piles voltaïques dépendent, sans doute, en partie, des améliorations notables qu’ils ont apportées dans la construction de ces appareils ; mais il faut en chercher la principale cause dans les énormes dimensions qu’ils sont parvenus à leur donner. Les couples métalliques, dans les premières piles de Volta, n’étaient guère plus larges qu’une pièce de cinq francs. Dans la pile de M. Children, chacun des éléments avait une surface de trente-deux pieds anglais carrés ! Volta, ainsi qu’on a pu le reconnaître dans l’analyse que j’ai donnée de ses idées, voyait la cause du développement d’électricité, dans le simple attouchement des deux métaux de nature différente qui composent chaque couple. Quant au liquide interposé entre eux, il remplissait seulement l’office de conducteur. Cette théorie, qui porte le nom de théorie du contact, fut attaquée, de bonne heure, par un des compatriotes de Volta, par Fabroni. Celui-ci crut entrevoir que l’oxydation des faces métalliques des couples, opérée par le liquide qui les touche, était la cause principale des phénomènes de la pile. Wollaston, quelque temps après, développa cette même opinion avec sa sagacité ordinaire. Davy l’appuya, à son tour, d’ingénieuses expériences. Aujourd’hui, enfin, cette théorie chimique de la pile règne presque sans partage parmi les physiciens. Je disais, Messieurs, tout à l’heure avec quelque timidité, que la pile est le plus merveilleux instrument qu’ait jamais créé l’intelligence humaine. Si dans l’énumération que vous venez d’entendre de ses diverses propriétés, ma voix n’avait pas été impuissante, je pourrais maintenant revenir sans scrupule sur mon assertion, et la regarder comme parfaitement établie. Suivant quelques biographes, la tête de Volta épuisée par de longs travaux, et surtout par la création de la pile, se refusa à toute nouvelle production. D’autres ont vu dans un silence obstiné de près de trente années, l’effet d’une crainte puérile, à laquelle l’illustre physicien n’aurait pas eu le courage de se soustraire, Il redoutait, dit-on, qu’en comparant ses nouvelles recherches à celles de l’électricité par contact, le public ne se hâtât d’en conclure que son intelligence s’était affaiblie. Ces deux explications sont sans doute très-ingénieuses, mais elles ont le grand défaut d’être parfaitement inutiles : la pile, en effet, est de 1800 ; or deux ingénieux Mémoires, l’un sur le Phénomène de la grêle, l’autre sur la Périodicité des orages et le froid qui les accompagne, n’ont été publiés que six et dix-sept années après ! VIE DE VOLTA. FONCTIONS QU’IL A REMPLIES. SON CARACTÈRE. – SA MORT. Messieurs, je viens de dérouler devant vous le tableau de la brillante carrière que Volta a parcourue. J’ai essayé de caractériser les grandes découvertes dont ce puissent génie a doté les sciences physiques. Il ne me reste plus, pour me conformer à l’usage, qu’à raconter brièvement les principales circonstances de sa vie publique et privée. Les pénibles fonctions dont Volta se trouva chargé presque au sortir de l’enfance, le retinrent dans sa ville natale jusqu’en 1777. Cette année, pour la première fois, il s’éloigna des rives pittoresques du lac de Come, et parcourut la Suisse. Son absence dura peu de semaines ; elle ne fut d’ailleurs marquée par aucune recherche importante. À Berne, Volta visita l’illustre Haller, qu’un usage immodéré de l’opium allait conduire au tombeau. De là il se rendit à Ferney, où tous les genres de mérite étaient assurés d’un bienveillant accueil. Notre immortel compatriote, dans le long entretien qu’il accorda au jeune professeur, parcourut les branches si nombreuses, si riches, si variées de la littérature italienne ; il passa en revue les savants, les poëtes, les sculpteurs, les peintres dont cette littérature s’honore, avec une supériorité de vues, une délicatesse de goût, une sûreté de jugement qui laissèrent dans l’esprit de Volta des traces ineffaçables. À Genève, Volta se lia d’une étroite amitié avec le célèbre historien des Alpes, l’un des hommes les plus capables d’apprécier ses découvertes. C’était un grand siècle, Messieurs, que celui où un voyageur, dans la même journée, sans perdre le Jura de vue, pouvait rendre hommage à Saussure, à Haller, à Jean-Jacques, à Voltaire. Volta rentra en Italie par Aigue-Belle, apportant à ses concitoyens le précieux tubercule dont la culture, convenablement encouragée, rendra toute véritable famine impossible. Dans la Lombardie, où d’épouvantables orages détruisent en quelques minutes les céréales répandues sur de vastes étendues de pays, une matière alimentaire qui se développe, croît et mûrit au sein de la terre, à l’abri des atteintes de la grêle, était pour la population tout entière un présent inappréciable. Volta avait écrit lui-même une relation détaillée de sa course en Suisse, mais elle était restée dans les archives lombardes. On doit sa publication récente à un usage qui, suivant toute apparence, ne sera pas adopté de si tôt dans certain pays où, sans être lapidé, un écrivain a pu appeler le mariage la plus sérieuse des choses bouffonnes. En Italie, où cet acte de notre vie est sans doute envisagé avec plus de gravité, chacun, dans sa sphère, cherche à le signaler par quelque hommage à ses concitoyens. Ce sont les noces de M. Antoine Reina, de Milan, qui, en 1827, ont fait sortir l’opuscule de Volta des cartons officiels de l’autorité, véritables catacombes où, dans tous les pays, une multitude de trésors vont s’ensevelir sans retour. Les institutions humaines sont si étranges, que le sort, le bien-être, tout l’avenir d’un des plus grands génies dont l’Italie puisse se glorifier, étaient à la merci de l’administrateur général de la Lombardie. En choisissant ce fonctionnaire, l’autorité, quand elle était difficile, exigeait, je le suppose, que certaines notions de finances se joignissent au nombre de quartiers de noblesse impérieusement prescrits par l’étiquette ; et voilà cependant l’homme qui devait décider, décider sans appel, Messieurs, si Volta méritait d’être transporté sur un plus vaste théâtre, ou bien si, relégué dans la petite école de Come, il serait toute sa vie privé des dispendieux appareils qui, certes, ne suppléent pas le génie, mais lui donnent une grande puissance. Le hasard, hâtons-nous de le reconnaître, corrigea à l’égard de Volta ce qu’une telle dépendance avait d’insensé. L’administrateur, comte de Firmian, était un ami des lettres. L’école de Pavie devint l’objet de ses soins assidus. Il y établit une chaire de physique, et, en 1779, Volta fut appelé à la remplir. Là, pendant de longues années, une multitude de jeunes gens de tous les pays se pressèrent aux leçons de l’illustre professeur ; là ils apprenaient, je ne dirai pas les détails de la science, car presque tous les livres les donnent, mais l’histoire philosophique des principales découvertes ; mais de subtiles corrélations qui échappent aux intelligences vulgaires ; mais une chose que très-peu de personnes ont le privilége de divulguer : la marche des inventeurs. Le largage de Volta était lucide, sans apprêt, inanimé quelquefois, mais toujours empreint de modestie et d’urbanité. Ces qualités, quand elles s’allient à un mérite du premier ordre, séduisent partout la jeunesse. En Italie, où les imaginations s’exaltent si aisément, elles avaient produit un véritable enthousiasme. Le désir de se parer dans le monde du titre de disciple de Volta contribua pour une large part, pendant plus d’un tiers de siècle, aux grands succès de l’université du Tésin. Le proverbial far niente des Italiens est strictement vrai quant aux exercices du corps. Ils voyagent peu, et dans des familles très-opulentes, on trouve tel Romain que les majestueuses éruptions du Vésuve n’ont jamais arraché aux frais ombrages de sa villa ; des Florentins instruits auxquels Saint-Pierre et le Colisée ne sont connus que par des gravures ; des Milanais qui toute leur vie croiront sur parole qu’a quelques lieues de distance, il existe une immense ville et des centaines de magnifiques palais bâtis au milieu des flots. Volta ne s’éloigna lui-même des rives natales du Lario, que dans des vues scientifiques. Je ne pense pas qu’en Italie ses excursions se soient étendues jusqu’à Naples et à Rome. Si en 1780 nous le voyons franchir les Apennins pour se rendre de Bologne à Florence c’est qu’il a l’espoir de trouver sur la route, dans les feux de pietra-mala l’occasion de soumettre à une épreuve décisive les idées qu’il a conçues sur l’origine du gaz inflammable natif. Si en 1782, accompagné du célèbre Scarpa, il visite les capitales de l’Allemagne, de la Hollande, de l’Angleterre, de la France, c’est pour faire connaissance avec Lichtenberg, Van-Marum, Priestley, Laplace, Lavoisier ; c’est pour enrichir le cabinet de Pavie de certains instruments de recherches et de démonstration dont les descriptions et les figures les mieux exécutées ne peuvent donner qu’une idée imparfaite. D’après l’invitation du général Bonaparte, conquérant de l’Italie, Volta revint à Paris en 1801. Il y répéta ses expériences sur l’électricité par contact, devant une commission nombreuse de l’Institut. Le premier consul voulut assister en personne à la séance dans laquelle les commissaires rendirent un compte détaillé de ces grands phénomènes. Leurs conclusions étaient à peine lues qu’il proposa de décerner à Volta une médaille en or destinée à consacrer la reconnaissance des savants français. Les usages, disons plus, les règlements académiques ne permettaient guère de donner suite à cette demande ; mais les règlements sont faits pour des circonstances ordinaires, et le professeur de Pavie venait de se placer hors de ligne. On vota donc la médaille par acclamation ; et comme Bonaparte ne faisait rien à demi, le savant voyageur reçut le même jour, sur les fonds de l’État, une somme de 2,000 écus pour ses frais de route. La fondation d’un prix de 60,000 francs en faveur de celui qui imprimerait aux sciences de l’électricité ou du magnétisme une impulsion comparable à celle que la première de ces sciences reçut des mains de Franklin et de Volta, n’est pas un signe moins caractéristique de l’enthousiasme que le grand capitaine avait éprouvé. Cette impression fut durable. Le professeur de Pavie était devenu pour Napoléon le type du génie. Aussi le vit-on, coup sur coup, décoré des croix de la Légion d’Honneur et de la Couronne de Fer ; nommé membre de la consulte italienne ; élevé à la dignité de comte et à celle de sénateur du royaume lombard. Quand l’Institut italien se présentait au palais, si Volta, par hasard, ne se trouvait pas sur les premiers rangs, les brusques questions : « Où est Volta ? serait-il malade ? pourquoi n’est-il pas venu ? » montraient avec trop d’évidence, peut-être, qu’aux yeux du souverain les autres membres, malgré tout leur savoir, n’étaient que de simples satellites de l’inventeur de la pile. « Je ne saurais consentir, disait Napoléon en 1804, à la retraite de Volta. Si ses fonctions de professeur le fatiguent, il faut les réduire. Qu’il n’ait, si l’on veut, qu’une leçon à faire par an ; mais l’université de Pavie serait frappée au cœur le jour où je permettrais qu’un nom aussi illustre disparût de la liste de ses membres ; d’ailleurs, ajoutait-il, un bon général doit mourir au champ d’honneur. » Le bon général trouva l’argument irrésistible, et la jeunesse italienne, dont il était l’idole, put jouir encore quelques années de ses admirables leçons. Newton, durant sa carrière parlementaire, ne prit, dit-on, la parole qu’une seule fois, et ce fut pour inviter l’huissier de la chambre des communes à fermer une fenêtre dont le courant d’air aurait pu enrhumer l’orateur qui discourait alors. Si les huissiers de Lyon, pendant la consulte italienne ; si les huissiers du sénat, à Milan, avaient été moins soigneux, peut-être que par bonté d’âme, Voita, ne fût-ce qu’un moment, aurait vaincu son extrême réserve ; mais l’occasion manqua, et l’illustre physicien sera inévitablement rangé dans la catégorie de ces personnages qui, timides ou indifférents, traversent pendant de longues révolutions les assemblées populaires les plus animées, sans émettre un avis, sans proférer un seul mot. On a dit que le bonheur, comme les corps matériels, se compose d’éléments insensibles. Si cette pensée de Franklin est juste, Volta fut heureux. Livré tout entier, malgré d’éminentes dignités politiques, aux travaux de cabinet, rien ne troubla sa tranquillité. Sous la loi de Solon on l’aurait même banni, car aucun des partis qui, pendant près d’un quart de siècle, agitèrent la Lombardie, ne put se vanter de le compter dans ses rangs. Le nom de l’illustre professeur ne reparaissait après la tempête, que comme une parure pour les autorités du jour. Dans l’intimité même, Volta avait la plus vive répugnance pour toute conversation relative aux affaires publiques ; il ne se faisait aucun scrupule d’y couper court dès qu’il en trouvait l’occasion par un de ces jeux de mots qu’en Italie on appelle freddure, et en France calembour. Il faut croire qu’à cet égard une longue habitude ne rend pas infaillible, car plusieurs des freddure du grand physicien, qu’on n’a pas dédaigné de citer, sont loin d’être aussi irréprochables que ses expériences. Volta s’était marié en 1794, à l’âge de quarante-neuf ans, avec mademoiselle Thérèse Peregrini. Il en a eu trois fils : deux lui ont survécu ; l’autre mourut à dix-huit ans, au moment où il faisait concevoir les plus brillantes espérances. Ce malheur est, je crois, le seul que notre philosophe ait éprouvé pendant sa longue carrière. Ses découvertes étaient sans doute trop brillantes pour n’avoir pas éveillé l’envie ; mais elle n’osa pas les attaquer, même sous son déguisement le plus habituel : jamais elle n’en contesta la nouveauté. Les discussions de priorité ont été de tout temps le supplice des inventeurs. La haine, car c’est le sentiment qui ordinairement les fait naître, n’est pas difficile dans le choix des moyens d’attaque. Quand les preuves lui manquent, le sarcasme devient son arme de prédilection et elle n’a que trop souvent le cruel avantage de le rendre incisif. On rapporte qu’Harvey, qui avait résisté avec constance aux nombreuses critiques dont sa découverte fut l’objet, perdit totalement courage lorsque certains adversaires, sous la forme d’une concession, déclarèrent qu’ils lui reconnaissaient le mérite d’avoir fait circuler la circulation du sang. Félicitons-nous, Messieurs, que Volta n’ait jamais essuyé de pareils débats ; félicitons ses compatriotes de les lui avoir épargnés. L’école bolonaise crut longtemps sans doute à l’existence d’une électricité animale. D’honorables sentiments de nationalité, lui firent désirer que la découverte de Galvani restât entière ; qu’elle ne rentrât pas, comme cas particulier, dans les grands phénomènes de l’électricité voltaïque ; et toutefois, jamais elle ne parla de ces phénomènes qu’avec admiration ; jamais une bouche italienne ne prononça le nom de l’inventeur de la pile sans l’accompagner des témoignages les moins équivoques d’estime et de profond respect ; sans l’unir à un mot bien expressif dans sa simplicité, bien doux surtout aux oreilles d’un citoyen : jamais, depuis Rovérédo jusqu’à Messine, les gens instruits n’appelèrent le physicien de Pavie que nostro Volta. J’ai dit de quelles dignités Napoléon le revêtit. Toutes les grandes académies de l’Europe l’avaient déjà appelé dans leur sein. Il était l’un des huit associés étrangers de la première classe de l’Institut. Tant d’honneurs n’éveillèrent jamais dans l’âme de Volta un mouvement d’orgueil. La petite ville de Come fut constamment son séjour favori. Les offres séduisantes et réitérées de la Russie ne purent le déterminer à échanger le beau ciel du Milanez contre les brumes de la Newa. Intelligence forte et rapide, idées grandes et justes, caractère affectueux et sincère, telles étaient les qualités dominantes de l’illustre professeur. L’ambition, la soif de l’or, l’esprit de rivalité, ne dictèrent aucune de ses actions. Chez lui l’amour de l’étude, c’est l’unique passion qu’il ait éprouvée, resta pur de toute alliance mondaine. Volta avait une taille élevée, des traits nobles et réguliers comme ceux d’une statue antique, un front large que de laborieuses méditations avaient profondément sillonné, un regard où se peignaient également le calme de l’àme et la pénétration de l’esprit. Ses manières conservèrent toujours quelques traces d’habitudes campagnardes contractées dans la jeunesse. Bien des personnes se rappellent avoir vu Volta à Paris, entrer journellement chez les boulangers, et manger ensuite dans la rue en se promenant les gros pains qu’il venait d’acheter, sans même se douter qu’on pourrait en faire la remarque. On me pardonnera, je l’espère, tant de minutieuses particularités. Fontenelle n’a-t-il pas raconté que Newton avit une épaisse chevelure, qu’il ne se servit jamais de lunettes, et qu’il ne perdit qu’une seule dent ? D’aussi grands noms justifient et anoblissent les plus petits détails ! Lorsque Volta quitta définitivement, en 1819, la charge dont il était revêtu dans l’université du Tésin il se retira à Come. À partir de cette époque, toutes ses relations avec le monde scientifique cessèrent. À peine recevait-il quelques-uns des nombreux voyageurs qui, attirés par sa grande renommée, allaient lui présenter leurs hommages. En 1823, une légère attaque d’apoplexie amena de graves symptômes. Les prompts secours de la médecine parvinrent à les dissiper. Quatre ans après, en 1827, au commencement de mars, le vénérable vieillard fut atteint d’une fièvre qui, en peu de jours, anéantit le reste de ses forces. Le 5 de ce même mois, il s’éteignit sans douleur. Il était alors âgé de quatre-vingt-deux ans et quinze jours. Come célébra les obsèques de Volta avec une grande pompe. Les professeurs et les élèves du lycée, les amis des sciences, tous les habitants éclairés de la ville et des environs, s’empressèrent d’accompagner jusqu’à leur dernière demeure les restes mortels du savant illustre, du vertueux père de famille, du citoyen charitable. Le beau monument qu’ils ont élevé à sa mémoire, près du pittoresque village de Camnago, d’où la famille de Volta était originaire, témoigne d’une manière éclatante de la sincérité de leurs regrets. Au reste, l’Italie tout entière s’associa au deuil du Milanez. De ce côté-ci des Alpes, l’impression fut beaucoup moins vive. Ceux qui ont paru s’en étonner, avaient-ils remarqué que le même jour, que presque à la même heure, la France avait perdu l’auteur de la Mécanique céleste ? Volta, depuis six ans, n’existait plus que pour sa famille. Sa vive intelligence s’était presque éteinte. Les noms d’électrophore, de condensateur, le nom même de la pile, n’avaient plus le privilège de faire battre son cœur ! Laplace, au contraire, conserva jusqu’à son dernier jour cette ardeur, cette vivacité d’esprit, cet amour passionné pour les découvertes scientifiques, qui pendant plus d’un demi-siècle le rendirent l’âme de vos réunions. Lorsque la mort le surprit à l’âge de soixante-dix-huit ans, il publiait une suite au cinquième volume de son grand ouvrage. En réfléchissant à l’immensité d’une telle perte, on reconnaîtra, je ne saurais en douter, qu’il y a eu quelque injustice à reprocher à l’Académie d’avoir, au premier moment, concentré toutes ses pensées sur le coup funeste qui venait de la frapper. Quant à moi, Messieurs, qui n’ai jamais pu me méprendre sur vos sentiments, toute ma crainte aujourd’hui est de n’avoir pas su faire ressortir au gré de vos désirs les immenses services rendus aux sciences par l’illustre professeur de Pavie. Je me flatte, en tout cas, qu’on ne l’imputera pas à un manque de conviction. Dans ces moments de douce rêverie, où, passant en revue tous les travaux contemporains, chacun, suivant ses habitudes, ses goûts, la direction de son esprit, choisit avec tant de discernement celui de ces travaux dont il voudrait de préférence être l’auteur, la Mécanique céleste et la Pile voltaïque venaient à la fois et toujours sur la même ligne s’offrir à ma pensée ! Un académicien voué à l’étude des astres ne pourrait pas donner un plus vif témoignage de l’admiration profonde que lui ont toujours inspirée les immortelles découvertes de Volta. La place d’associé étranger, que la mort de Volta laissa vacante, a été remplie par le docteur Thomas Young. Les corps académiques sont heureux, Messieurs, lorsqu’en se recrutant, ils peuvent ainsi faire succéder le génie au génie. Le 6 août 1753. On sait aujourd’hui que l’expérience ne réussit pas quand on opère sur de l’eau distillée. Cette circonstance, certainement fort curieuse quant à la théorie de l’évaporation, n’atténue en rien l’importance météorologique du travail de Lavoisier, de Volta et de Laplace, puisque l’eau des mers, des lacs et des rivières, n’est jamais parfaitement pure. En imprimant un extrait de l’éloge de Volta dans l’Annuaire du Bureau des longitudes de 1834, sous le titre : Notice historique sur la pile voltaïque, M. Arago a ajouté : « Les effets merveilleux de la pile acquièrent chaque jour plus d’extension. Quant à ses propriétés médicales, quant à la faculté qu’elle possède, dit-on, de guérir, par ses décharges, certaines maladies d’estomac et les paralysies, j’ai dû, faute de renseignements suffisamment précis, ne pas céder à l’invitation qu’on m’a faite de m’en occuper. Je dirai, toutefois, que M. Marianini, de Venise, l’un des physiciens les plus distingués de notre époque, a obtenu récemment, dans huit cas de paralysie intense, des résultats si complétement favorables, à l’aide de l’action habilement dirigée des électro-moteurs, qu’il y aurait, de la part des médecins, la négligence la plus coupable à ne pas porter leur attention sur ce moyen de soulager l’humanité souffrante. » |
Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/285 | vous voir témoin de notre bonheur. Et ce digne {{M.|de}}
Braimes, remerciez-le bien de ma part, et ma belle petite
Irène, qui lui a appris à aimer mon nom et qui venait
tous les matins lui apporter un bouquet, et votre bel
Henri, cet ange aux cheveux d’or, qui lui donnait à garder
ses colombes enfermées dans votre panier à ouvrage
pendant qu’il prenait ses leçons. Embrassez pour moi tous
ces chers enfants, qu’il a vus, qu’il a caressés, qui l’ont égayé
dans ses souffrances, et que j’aime à cause de lui et de vous.
N’est-ce pas que vous me permettrez de penser à ma
filleule et de lui faire un présent de noces qui la rende
''libre'' à jamais, et riche assez pour avoir, sans imprudence,
le droit de se marier par amour ? Je suis si heureuse d’aimer,
que je ne m’imagine pas que l’on puisse être heureux
dans ce monde sans aimer ; mais tout ce bonheur
m’inquiète. Je me demande si mon cœur pourra suffire à
une telle joie ; si ma pauvre raison, fatiguée par tant de
tourments, pourra conserver assez de force pour supporter
ces émotions violentes, et si le bonheur n’a pas sa
démence comme le malheur. Je m’efforce, quand je suis
seule, pour calmer mon esprit égaré, de me redire froidement
l’histoire de ma vie, avec cette inflexibilité de
jugement, ce pédantisme d’analyse que vous m’avez souvent
reproché.
Vous vous le rappellerez, Valentine, plus d’une fois
vous m’avez dit en riant qu’il y avait en moi deux personnes :
une jeune fille très-romanesque et un vieux philosophe
désenchanté... Eh bien ! aujourd’hui que la jeune
fille romanesque est arrivée au plus beau chapitre de son
roman, aujourd’hui qu’elle sent sa faible tête se troubler
à l’idée d’un bonheur enivrant... elle appelle le vieux philosophe
à son secours. Elle lui dit comment cette joie
l’épouvante ; elle lui demande de vouloir bien la rassurer
sur l’avenir de ce bonheur si beau, en lui expliquant qu’il
est naturel et logique, que c’est une conséquence des événements
de sa vie passée, et qu’enfin, si grand qu’il puisse
<references/> |
Les Dames vertes/VI | George Sand Les Dames vertes (1859) Calmann Lévy, 1879 (p. 175-206). ◄ Le duel Conclusion bookLes Dames vertes (1859)George SandCalmann Lévy1879ParisTConclusionSand - Les Dames vertes, 1879.djvuSand - Les Dames vertes, 1879.djvu/9175-206 Nous arrivâmes par une journée de décembre. La terre était couverte de neige et le soleil se couchait dans des nuées violettes d’un ton superbe, mais d’un aspect mélancolique. Je ne voulus pas gêner les premières effusions de cœur des deux amants, et j’engageai Bernard à prendre de l’avance sur moi aux approches du château. J’avais, d’ailleurs, besoin de me trouver seul avec mes pensées dans les premiers moments. Ce n’était pas sans une vive émotion que je revoyais ces lieux où, pendant trois jours, j’avais vécu des siècles. Je jetai la bride de mon cheval à Baptiste, qui prit le chemin des écuries, et j’entrai seul par une des petites portes du parc. Ce beau lieu, dépouillé de fleurs et de verdure, avait un plus grand caractère. Les sombres sapins secouaient leurs frimas sur ma tête, et le branchage des vieux tilleuls chargés de givre dessinait de légères arcades de cristal sur le berceau des allées. On eût dit les nefs d’une cathédrale gigantesque, offrant tous les caprices d’une architecture inconnue et fantastique. Je retrouvai le printemps dans la rotonde de la bibliothèque. On l’avait isolée des galeries contiguës, en remplissant les arcades de panneaux vitrés, afin d’en faire une espèce de serre tempérée. L’eau de la fontaine murmurait donc toujours parmi des fleurs exotiques encore plus belles que celles que j’avais vues, et cette eau courante, tandis qu’au dehors toutes les eaux dormaient enchaînées sous la glace, était agréable à voir et à entendre. J’eus quelque peine à me décider à regarder la néréide. Je la trouvai moins belle que le souvenir resté en moi de celle dont elle me rappelait la forme et les traits. Puis, peu à peu, je me mis à l’admirer et à la chérir comme on chérit un portrait qui vous retrace au moins l’ensemble et quelques traits d’une personne aimée. Ma sensibilité était depuis si longtemps contenue et surexcitée, que je fondis en larmes et restai assis et comme brisé, à la place où j’avais vu celle que je n’espérais plus revoir. Un bruit de robe de soie me fit relever la tête, et je vis devant moi une femme assez grande, très-mince, mais du port le plus gracieux, qui me regardait avec sollicitude. Je songeai un instant à l’assimiler à ma vision ; mais la nuit qui se faisait rapidement ne me permettait pas de bien distinguer sa figure, et, d’ailleurs, une femme en paniers et en falbalas ressemble si peu à une nymphe de la renaissance, que je me défendis de toute illusion et me levai pour la saluer comme une simple mortelle. Elle me salua aussi, hésita un instant à m’adresser la parole, puis enfin elle s’y décida et je tressaillis au son de sa voix qui faisait vibrer tout mon être. C’était la voix d’argent, la voix sans analogue sur la terre, de ma divinité. Aussi fus-je muet et incapable de lui répondre. Comme devant mon immortelle, j’étais enivré et hors d’état de comprendre ce qu’elle me disait. Elle parut très-embarrassée de mon silence, et je fis un effort pour sortir de cette ridicule extase. Elle me demandait si je n’étais pas M. Just Nivières. — Oui, madame, lui répondis-je enfin ; je vous supplie de me pardonner ma préoccupation. J’étais un peu indisposé, je m’étais assoupi. — Non ! reprit-elle avec une adorable douceur, vous pleuriez ! C’est ce qui m’a attirée ici, de la galerie où j’attendais le signal de l’arrivée de mon frère. — Votre frère... — Oui, votre ami, Bernard d’Aillane. — Ainsi vous êtes mademoiselle d’Aillane ? — Félicie d’Aillane, et j’ose dire votre amie aussi, bien que vous ne me connaissiez pas et que je vous voie pour la première fois. Mais l’estime que mon frère fait de vous et tout ce qu’il nous a écrit sur votre compte m’ont donné pour vous une sympathie réelle. C’est donc avec chagrin, avec inquiétude que je vous ai entendu sangloter. Mon Dieu ! j’espère que vous n’avez pas été frappé dans vos affections de famille ; si vos dignes parents, dont j’ai aussi entendu dire tant de bien, étaient dans la peine, vous ne seriez point ici ? — Grâce à Dieu, répondis-je, je suis tranquille sur le compte de toutes les personnes que j’aime, et le chagrin personnel que j’éprouvais tout à l’heure se dissipe au son de votre voix et aux douces paroles qu’elle m’adresse. Mais comment se fait-il qu’ayant une sœur telle que vous, Bernard ne m’en ait jamais parlé ? — Bernard est absorbé par une affection dont je ne suis pas jalouse et que je comprends bien, car madame d’Ionis est une tendre sœur pour moi ; mais n’êtes-vous pas venu avec lui, et comment se fait-il que je vous trouve seul ici, sans que personne soit averti de votre arrivée ? — Bernard a pris les devants... — Ah ! je comprends. Eh bien, laissons-les ensemble encore un peu ; ils ont tant de choses à se dire, et leur attachement est si noble, si fraternel, si ancien déjà ! Mais venez auprès de la cheminée de la bibliothèque, car il fait un peu frais ici. Je compris qu’elle ne trouvait pas convenable de rester dans l’obscurité avec moi, et je la suivis à regret. Je craignais de voir sa figure, car sa voix me plongeait dans une forte illusion ; comme si mon immortelle se fût pliée à m’entretenir en langue vulgaire des détails du monde des vivants. Il y avait du feu et de la lumière dans la bibliothèque et je pus alors voir ses traits, qui étaient admirablement beaux et qui me rappelaient confusément ceux que je croyais bien fixés dans ma mémoire. Mais, à mesure que je l’examinais avec autant d’attention que le respect me permettait d’en laisser paraître, je reconnus que ces trois images de la néréide, du fantôme et de mademoiselle d’Aillane se confondaient dans ma tête, sans qu’il me fût possible de les isoler pour faire à chacune la part d’admiration qui lui était due. C’était le même type, j’en étais bien certain ; mais je ne pouvais plus constater les différences, et je m’apercevais avec effroi de l’incertitude de ma mémoire quant à la sublime apparition. J’y avais trop pensé, j’avais trop cru la revoir, je ne me la représentais plus qu’à travers un nuage. Et puis, au bout de quelques instants, j’oubliais cette angoisse pour ne plus voir que mademoiselle d’Aillane, belle comme la plus pure et la plus élégante des nymphes de Diane, et aussi naïvement affectueuse avec moi qu’un enfant qui se confie à une figure sympathique. Il y avait en elle une chasteté pour ainsi dire rayonnante, un abandon de cœur adorable sans aucune pensée de coquetterie ; rien des manières toujours un peu réservées d’une fille de qualité parlant à un bourgeois. Il semblait que je fusse un parent, un ami d’enfance avec qui elle refaisait connaissance après une séparation de quelques années. Son regard limpide n’avait pas le feu concentré de celui de madame d’Ionis. C’était une lumière sereine comme celle des étoiles. Impressionnable et nerveux comme je l’étais devenu à la suite de tant de veilles exaltées, je me sentais comme rajeuni, reposé, rafraîchi délicieusement sous cette bénigne influence. Elle me parlait sans art et sans prétention, mais avec une distinction naturelle et une droiture de jugement qui trahissaient une éducation morale bien au-dessus de celle qu’on regardait alors comme suffisante pour les femmes de son rang. Elle n’avait aucun de leurs préjugés, et c’était avec une angélique bonne foi et même avec une certaine passion d’enfant généreuse qu’elle acceptait les conquêtes de l’esprit philosophique qui nous entraînait tous, à notre insu, vers une ère nouvelle. Mais, par-dessus tout, elle avait le charme irrésistible de la douceur, et je le subis d’emblée sans songer à m’en préserver, sans me souvenir que j’avais prononcé, dans le secret de mon âme, une sorte de vœu monastique qui me consacrait au culte de l’insaisissable idéal. Elle me parla avec abandon des chagrins et des joies de sa famille, du rôle que j’avais joué dans les péripéties de ces derniers temps, et de la reconnaissance qu’elle croyait me devoir pour la manière dont j’avais parlé à Bernard de l’honneur de leur père. — Vous savez donc toutes ces choses ? lui dis-je avec attendrissement. Vous devez apprécier tout ce qu’il m’en coûtait d’avoir à vous combattre ! — Je sais tout, me dit-elle, et même le duel que vous avez failli avoir avec mon frère. Hélas ! tout le tort était de son côté ; mais il est de ceux qui se relèvent meilleurs après une faute, et c’est de là que date son estime pour vous. Il tarde à mon père, que ses affaires ont retenu à Paris tous ces temps-ci, mais qui sera ici bientôt, de vous dire qu’il vous regarde désormais comme un de ses enfants. Vous l’aimerez, j’en suis sûre ; c’est un homme d’un esprit supérieur et d’un caractère à la hauteur de son esprit. Comme elle parlait ainsi, un bruit de voiture et les aboiements des chiens au dehors la firent sauter sur sa chaise. — C’est lui ! s’écria-t-elle, je parie que c’est lui qui arrive ! Venez avec moi à sa rencontre. Je la suivis, tout enivré. Elle m’avait mis le flambeau dans les mains et courait devant moi, si svelte et si souple, que nul statuaire n’eût pu concevoir un plus pur idéal de nymphe et de déesse. J’étais déjà habitué à voir cet idéal costumé à la mode de mon temps. Sa toilette, d’ailleurs, était exquise de goût et de simplicité, et je voulus voir encore un rapprochement symbolique dans la couleur de sa robe de soie changeante, qui était d’un blanc mat, à reflets vert tendre. — Voici M. Nivières, dit-elle en me montrant à son père, aussitôt qu’elle l’eut embrassé avec effusion. — Ah ! ah ! répondit-il d’un ton qui me parut singulier et qui m’eût troublé, s’il ne fût venu à moi en me tendant les deux mains avec une cordialité non moins surprenante : ne vous étonnez pas du plaisir que j’ai à vous voir ; vous êtes l’ami de mon fils, le mien par conséquent, et je sais, par lui, tout ce que vous valez. Madame d’Ionis et Bernard accouraient ; je trouvai Caroline embellie par le bonheur. Quelques moments après, nous étions tous réunis autour de la table, avec l’abbé de Lamyre, qui était arrivé dans la matinée, et la bonne Zéphirine, qui avait fermé les yeux de la douairière d’Ionis quelques semaines auparavant, et qui portait le deuil comme toutes les personnes de la maison. Les d’Aillane, n’étant parents des d’Ionis que par alliance, s’étaient dispensés d’une formalité qui, de leur part, n’eût pu sembler qu’un acte d’hypocrisie. Le souper ne fut pas bruyant. On devait s’abstenir de gaieté et d’expansion devant les domestiques, et madame d’Ionis sentait si bien les convenances de sa situation, qu’elle se contenait sans effort et maintenait ses hôtes au même diapason. Le plus difficile à rendre grave était l’abbé de Lamyre. Il ne pouvait se défendre de l’habitude de chantonner deux ou trois vers de couplet, en manière de résumé philosophique, à travers la conversation. Malgré cette sorte de contrainte, la joie et l’amour étaient dans l’air de cette maison, où personne ne pouvait raisonnablement regretter M. d’Ionis, et où l’étroitesse d’idées et la banalité de cœur de la douairière avaient laissé fort peu de vide. On y respirait un parfum d’espoir et de délicate tendresse qui me pénétrait, et dont je m’étonnais de ne pas me sentir attristé, moi qui m’étais fiancé à l’éternelle solitude. Il est vrai que, depuis ma liaison avec Bernard, je marchais à grands pas vers la guérison. Son caractère plein d’initiative m’avait arraché bon gré, mal gré, à mes habitudes de tristesse. En m’arrachant aussi mon secret, il m’avait soustrait à la funeste tendance qui me portait vers le détachement de toutes choses. — Un secret sans confident est une maladie mortelle, m’avait-il dit. Et il m’avait écouté divaguer, sans paraître s’apercevoir de ma folie : tantôt il avait semblé la partager, tantôt il m’avait adroitement présenté des doutes qui m’avaient gagné. J’en étais arrivé, la plupart du temps, à croire que, sauf l’inexplicable fait de la bague, mon imagination avait tout créé dans mes aventures fantastiques. Je trouvai chez M. d’Aillane toute la supériorité de cœur et d’esprit que ses enfants m’avaient annoncée. Il me témoignait une sympathie à laquelle je répondais de toute mon âme. On se sépara le plus tard possible. Pour moi, quand minuit sonna et que madame d’Ionis donna le signal du bonsoir général, j’eus un sentiment de douleur, comme si je retombais d’un songe délicieux dans une morne réalité. J’avais si longtemps renversé en moi la notion de la vie, prenant celle-ci pour le rêve et le rêve pour la veille, que cet effroi de me retrouver seul était, à mes propres yeux, une sorte de prodige subit, qui ébranlait tout mon être. Je n’aurais certes pas voulu encore admettre l’idée que je pouvais aimer ; mais il est certain que, sans me croire amoureux de mademoiselle d’Aillane, je sentais pour elle une amitié extraordinaire. Je n’avais cessé de la regarder à la dérobée dans les moments où elle ne m’adressait pas la parole, et plus je m’initiais à sa beauté un peu étrange de lignes, plus je me persuadais retrouver l’effet produit sur moi par le fantôme adoré ; seulement, c’était une fascination plus douce et qui me remplissait moralement d’un bien-être inouï. Cette physionomie limpide inspirait une confiance absolue et quelque chose d’ardemment tranquille comme la foi. Bernard, qui pas plus que moi n’avait envie de dormir, babilla avec moi jusqu’à deux heures du matin. Nous étions logés dans la même chambre, non plus la chambre aux dames, ni même celle où j’avais été malade, mais un joli appartement décoré, dans le goût de Boucher, des images les plus roses et les plus souriantes. Il n’avait pas plus été question de dames vertes que si l’on n’en eût jamais entendu parler. Bernard, tout en m’entretenant de sa chère Caroline, me questionna sur l’opinion que j’avais conçue de sa chère Félicie. Je ne savais d’abord comment lui répondre. Je craignais de dire trop ou trop peu. Je m’en tirai en lui demandant à mon tour pourquoi il m’avait si peu parlé d’elle. — Est-il possible, lui dis-je, que vous ne l’aimiez pas autant qu’elle vous aime ? — Je serais, répondit-il, un étrange animal si je n’adorais pas ma sœur. Mais vous étiez si préoccupé de certaines idées, que vous ne m’auriez pas seulement écouté si je vous eusse fait son éloge. Et puis, dans la situation où nous étions et où nous sommes malheureusement encore, ma sœur et moi, il ne convenait guère que j’eusse l’air de vous la proposer. — Et comment eussiez-vous pu avoir l’air de me faire un pareil honneur ? — Ah ! c’est qu’il y a une circonstance singulière dont j’ai été bien des fois sur le point de vous parler, et que vous avez certainement déjà remarquée : la ressemblance étonnante de Félicie avec la néréide de Jean Goujon, dont vous étiez épris au point de prêter ses traits à votre fantôme. — Je ne me trompais donc pas ! m’écriai-je, mademoiselle d’Aillane ressemble, en beau, à cette statue ? — En beau !... merci pour elle ! Mais vous voyez, cette ressemblance vous impressionne ; voilà pourquoi je me suis abstenu de vous la signaler d’avance. — Je comprends que vous ayez craint de me suggérer des prétentions... que je ne puis avoir ! — J’ai craint de vous rendre amoureux d’une jeune personne qui ne pouvait prétendre à vous ; voilà, mon cher ami, tout ce que j’ai craint. Tant que la situation de fortune de madame d’Ionis ne sera pas connue, nous devons nous considérer comme dans la misère. Votre père et le mien craignent que son mari n’ait tout mangé, et qu’en la nommant sa légataire universelle, il ne lui ait fait qu’une mauvaise plaisanterie. Dans ce cas, jamais nous n’accepterons la petite fortune qu’elle veut nous céder et à laquelle nos droits sont contestables, comme vous le savez de reste. Je ne l’en épouserai pas moins, puisque nous nous aimons, mais sans consentir à ce qu’elle me reconnaisse, par contrat, le moindre avoir. Alors, ma sœur, sans aucune espèce de dot, — car ma femme ne serait pas assez riche pour lui en faire une, et Félicie ne souffrira jamais qu’elle se gêne pour elle, — est résolue à se faire religieuse. — Religieuse, elle ? Jamais ! Bernard, vous ne devez jamais consentir à un pareil sacrifice ! — Pourquoi donc, mon cher ami ? dit-il avec un sentiment de tristesse et de fierté que je compris. Ma sœur a été élevée dans cette idée-là, et même elle a toujours montré le goût de la retraite. — Vous n’y songez pas ! Il est impossible qu’une personne aussi accomplie ne daigne pas consentir à faire le bonheur d’un honnête homme ; il est encore plus impossible qu’un honnête homme ne se rencontre pas pour implorer d’elle ce bonheur ! — Je ne dis pas qu’il n’en sera peut-être pas ainsi ! C’est une question que l’avenir résoudra, d’autant plus que, si madame d’Ionis reste un peu riche, je ne me ferai pas de scrupule de lui laisser doter ma sœur dans une limite modeste, mais suffisant à la modestie de ses goûts. Seulement, nous ne savons rien encore, et, dans tous les cas, j’aurais eu mauvaise grâce à vous dire : « J’ai une sœur charmante qui réalise votre idéal... » C’eût été vous dire : « Songez-y !... » c’eût été vous jeter à la tête une fille beaucoup trop fière pour consentir jamais à entrer dans une famille plus riche qu’elle, par la porte de l’exaltation d’un jeune poëte. Or, le raisonnement que j’ai fait, je le fais encore, et je vous prie bien sérieusement, mon cher ami, de ne pas trop remarquer la ressemblance de ma sœur avec la néréide. Je gardai un instant le silence ; puis, sentant malgré moi que cette recommandation me troublait plus que je ne m’y serais attendu moi-même, je lui dis avec une sincérité brusque : — Alors, mon cher Bernard, pourquoi donc m’avez-vous amené ici ? — Parce que je croyais ma sœur partie. Elle devait rejoindre, à Tours, mon père, qui lui-même ne devait venir ici que dans une quinzaine. Les événements contrarient mes prévisions ; mais je n’en suis pas moins tranquille pour ma sœur, ayant affaire à un homme tel que vous. — Êtes-vous aussi tranquille pour moi, Bernard ? lui dis-je d’un ton de reproche. — Oui, répondit-il avec un peu d’émotion. Je suis tranquille, parce que vous aurez la force d’âme de vous dire ceci : Une fille de cœur et de mérite a le droit de vouloir être recherchée par un homme dont le cœur soit libre, et elle serait peu flattée de découvrir, un jour, qu’elle n’a dû sa recherche qu’au hasard d’une ressemblance. Je compris si bien cette réponse, que je n’ajoutai plus rien et résolus de ne plus trop regarder mademoiselle d’Aillane, dans la crainte de me donner follement le change à moi-même. Je pris même la résolution de partir, pour peu que je vinsse à être trop ému de cette fatale ressemblance, et c’est ce qui m’arriva dès le lendemain. Je sentis que je devenais éperdument épris de mademoiselle d’Aillane, que le rêve de la néréide s’effaçait devant elle, et que Bernard s’en apercevait avec inquiétude. Je pris congé, prétendant que mon père ne m’avait donné que vingt-quatre heures de liberté. J’étais décidé à ouvrir mon cœur à mes parents et à leur demander l’autorisation d’offrir mon âme et ma vie à mademoiselle d’Aillane. Je le fis avec la plus grande sincérité. Le récit de mes souffrances passées fit rire mon père et pleurer ma mère. Cependant, quand j’eus assez bien dépeint cet état de désespoir où j’étais tombé par moments et qui m’avait fait envisager avec une sorte de volupté la pensée du suicide, mon père redevint sérieux, et s’écria en regardant ma mère : — Ainsi, voilà un enfant qui a été maniaque sous nos yeux, et nous ne nous en sommes pas doutés ! Et vous pensiez, ma mie, qu’il nous cachait sa flamme pour la belle d’Ionis qui est si bien vivante, tandis qu’il se consumait pour la belle d’Ionis qui est morte, si tant est qu’elle ait jamais existé ! Vraiment, il se passe d’étranges choses dans la tête des poëtes, et j’avais bien raison, dans les commencements, de me méfier de cette diablesse de poésie. Allons, grâces soient rendues à la belle d’Aillane qui ressemble à la néréide et qui nous a guéri notre insensé ! Il faut l’épouser à tout prix, et la demander bien vite avant qu’on sache si elle aura une dot ; car, si elle doit en avoir une, elle se trouvera trop grande dame pour épouser un avocat. Pourquoi diantre madame d’Ionis ne m’a-t-elle pas confié le soin de sa liquidation ? Nous saurions à quoi nous en tenir, au lieu que ce vieux procureur de Paris n’en finira pas de six mois. Est-ce qu’on travaille à Paris ? On fait de la politique et on néglige les affaires ! Dès le lendemain, mon père et moi, nous retournions à Ionis. Notre demande fut soumise à M. d’Aillane, qui commença par m’embrasser ; après quoi, il tendit la main à mon père et lui dit avec une droiture toute chevaleresque : — Oui, et merci ! Je me jetai de nouveau dans ses bras et il ajouta : — Attendez pourtant que ma fille y consente, car je veux qu’elle soit heureuse. Quant à moi, je vous la donne sans savoir si elle sera assez riche pour vous ; parce que, si elle l’est, je suis décidé à vous trouver assez noble pour elle. Vous risquez le tout pour le tout. Eh bien, mordieu ! j’en veux faire autant et ne pas rester au-dessous de l’exemple que vous me donnez. Vous n’avez pas d’ambition d’argent, vous autres ; moi, je n’ai plus de préjugés de noblesse. Nous voilà donc d’accord. J’ai votre parole et vous avez la mienne. Seulement, je tiens à ce que ma fille seule en décide : et vous allez, cher monsieur Nivières, laisser votre fils faire sa cour lui-même, car son amour est bien nouveau, et c’est à lui d’inspirer la confiance sur ce point. Quant à son caractère et à son talent, nous les connaissons, et il n’y aura pas d’objection de ce côté-là. Il me fut donc permis d’être assidu au château d’Ionis, et ce fut, relativement au passé, le plus beau temps de mon existence. J’aimais, dans les conditions normales de la vie, un être au-dessus de la région ordinaire de la vie ; un ange de bonté, de douceur, d’intelligence et de beauté idéales. Elle me fit attendre l’espérance. Elle s’exprimait librement sur son estime et sa sympathie pour moi ; mais, quand je parlais d’amour, elle montrait quelque doute. — Ne vous trompez-vous pas, disait-elle, et n’avez-vous pas aimé avant moi, et plus que moi, certaine inconnue que mon frère n’a jamais voulu me nommer ? Un jour, elle me dit : — Ne portez-vous pas là, au doigt, une certaine bague qui est pour vous un talisman, et, si je vous demandais de la jeter dans la fontaine, m’obéiriez-vous ? — Non certes ! m’écriai-je, je ne m’en séparerai jamais, puisque c’est vous qui me l’avez donnée. — Moi ! que dites-vous là ? — Oui, c’est vous ! ne me le cachez plus. C’est vous qui avez joué le rôle de la dame verte pour satisfaire madame d’Ionis, qui voulait vous faire décréter sa ruine et qui croyait trouver en moi la personne digne de foi dont son mari exigeait le témoignage. C’est vous qui, en cédant à sa fantaisie jusqu’à m’apparaître sous un aspect fantastique, m’avez tracé mon devoir conformément à la délicatesse et à la fierté de votre âme. — Eh bien, oui, c’est moi ! dit-elle ; c’est moi qui ai failli vous rendre fou et qui m’en suis cruellement repentie quand j’ai su, tardivement, combien vous aviez souffert de cette aventure romanesque. On vous avait, une première fois, éprouvé par une scène de fantasmagorie où je n’étais pour rien. Quand on vous vit si courageux, plus courageux que l’abbé de Lamyre, à qui Caroline avait joué, pour se divertir, un tour semblable, on s’imagina pouvoir vous régaler d’une apparition qui n’avait rien de bien effrayant. Je me trouvais ici secrètement, car la douairière d’Ionis ne m’y eût pas soufferte volontiers. Caroline, frappée de ma ressemblance avec la nymphe de la fontaine, s’imagina de me coiffer et de m’habiller comme elle, pour me faire rendre mon oracle, qui ne fut pas conforme à ses désirs, mais auquel vous avez religieusement obéi, sans oublier un seul instant le soin de notre honneur. Je partis le lendemain matin, et on me laissa ignorer ensuite que vous aviez été gravement malade ici, à la suite de cette apparition. Quand vous eûtes une querelle avec Bernard, j’étais à Angers, et c’est moi qui vous renvoyai la bague que je vous avais fait trouver dans votre chambre. Cette circonstance avait été inventée par madame d’Ionis, qui possédait deux bagues pareilles, fort anciennes, et qui avait tout disposé pour notre roman. C’est elle qui vous l’a reprise ensuite pendant votre fièvre, dans la crainte de vous voir trop exalté par cette apparence de réalité, et préférant vous laisser croire que vous aviez tout rêvé. — Et je ne l’ai pas cru ! jamais ! Mais comment aviez-vous repris possession de cette bague qui n’était pas à vous ? — Caroline me l’avait donnée, dit-elle en rougissant, parce que je l’avais trouvée jolie ! Puis elle se hâta d’ajouter : — Quand Bernard vous eut confessé, j’appris enfin par quels chagrins et quelles vertus vous aviez mérité de revoir la dame verte. Je résolus alors d’être votre sœur et votre amie pour réparer, par l’affection de toute ma vie, l’imprudence où je m’étais laissé entraîner et vous dédommager ainsi des peines que je vous avais causées. Je ne m’attendais guère à vous plaire autant au grand jour qu’au clair de la lune. Eh bien, puisqu’il en est ainsi, sachez que vous n’avez pas été seul malheureux, et que... — Achevez ! m’écriai-je en tombant à ses pieds. — Eh bien, eh bien..., dit-elle en rougissant encore plus et en baissant la voix, bien que nous fussions seuls auprès de la fontaine, sachez que j’avais été punie de ma témérité. J’étais, ce jour-là, une enfant bien tranquille et bien gaie. Je sus très-bien jouer mon rôle, et mes deux sœurs, Bernard et l’abbé de Lamyre, qui nous écoutaient derrière ces rochers, trouvèrent que j’y avais mis une gravité dont ils ne me croyaient pas capable. La vérité est qu’en vous voyant et en vous écoutant, je fus prise moi-même de je ne sais quel vertige. D’abord, je me figurai que j’étais réellement une morte. Destinée au cloître, je vous parlai comme séparée déjà du monde des vivants. La conviction de mon rôle me gagna. Je sentis que je m’intéressais à vous. Vous m’invoquiez avec une passion... qui me troubla jusqu’au fond de l’âme. Si vous voyiez ma figure, je voyais aussi la vôtre... et, quand je rentrai dans mon couvent, j’eus peur des vœux que je devais prononcer, je sentis qu’en jouant à m’emparer de votre liberté, j’avais livré et perdu la mienne. En me parlant ainsi, elle s’était animée. La timide pudeur du premier aveu avait fait place à la confiance enthousiaste. Elle entoura ma tête de ses beaux bras longs et souples et m’embrassa au front, en disant : — Je te l’avais bien promis que tu me reverrais ! J’étais navrée en te faisant cette promesse que je croyais trompeuse, et, pourtant, quelque chose de divin, une voix de la Providence me disait à l’oreille : « Espère, puisque tu aimes ! » Nous fûmes unis le mois suivant. La liquidation de madame d’Ionis, devenue madame d’Aillane, n’était pas terminée, quand éclata la Révolution qui mit fin à toute contestation de la part des créanciers de son mari, jusqu’à nouvel ordre. Après la Terreur, elle se retrouva dans une situation aisée, mais non opulente : j’eus donc la joie et l’orgueil d’être le seul appui de ma femme. Le beau château d’Ionis était vendu, les terres dépecées. Des paysans, égarés par un patriotisme peu éclairé, avaient brisé la fontaine, croyant que c’était la baignoire d’une reine. Un jour, on m’apporta la tête et un bras de la néréide, que j’achetai au mutilateur et que je garde précieusement. Ce que personne n’avait pu briser, c’était mon bonheur de famille ; ce qui avait traversé, ce qui traversa toujours, inaltérable et pur, les tempêtes politiques, ce fut mon amour pour la plus belle et la meilleure des femmes. fin |
Œuvres de Robespierre/Sur les principes de morale politique | Maximilien de Robespierre Œuvres de Robespierre Texte établi par recueillies et annotées par A. Vermorel, F. Cournol, 1866 (p. 294-308). ◄ Sur la Constitution Sur le rapport des idées religieuses et morales avec les principes républicains et sur les fêtes nationales ► bookŒuvres de RobespierreMaximilien de RobespierreF. Cournol1866ParisTŒuvres de Robespierre.djvuŒuvres de Robespierre.djvu/5294-308 CONVENTION. – Séance du 5 février 1794. (17 pluviôse an II de la république française.) Après avoir marché longtemps au hasard, et comme emportés par le mouvement des factions contraires, les représentants du peuple français ont enfin montré un caractère et un gouvernement : un changement subit dans la fortune de la nation annonça à l’Europe la régénération qui s’était opérée dans la représentation nationale. Mais jusqu’au moment même où je parle, il faut convenir que nous avons été plutôt guidés, dans des circonstances si orageuses, par l’amour du bien et le sentiment des besoins de la pairie que par une théorie exacte et des règles précises de conduite, que nous n’avions pas même le loisir de tracer. Il est temps de marquer nettement le but de la révolution et le terme où nous voulons arriver ; il est temps de nous rendre compte à nous-mêmes, et des obstacles qui nous en éloignent encore, et des moyens que nous devons adopter pour l’atteindre... Quel est le but où nous tendons ? La jouissance paisible de la liberté et de l’égalité, le règne de cette justice éternelle, dont les lois ont été gravées, non sur le marbre et sur la pierre, mais dans le cœur de tous les hommes, même dans celui de l’esclave qui les oublie, et du tyran qui les nie. Nous voulons un ordre de choses où toutes les passions basses et cruelles soient enchaînées, toutes les passions bienfaisantes et généreuses éveillées par les lois ; où l’ambition soit le désir de mériter la gloire et de servir la patrie ; où les distinctions ne naissent que de l’égalité même ; où le citoyen soit soumis au magistrat, le magistrat au peuple, et le peuple à la justice ; où la patrie assure le bien-être de chaque individu, et où chaque individu jouisse avec orgueil de la prospérité et de la gloire de la patrie ; où toutes les âmes s’agrandissent par la communication continuelle des sentiments républicains, et par le besoin de mériter l’estime d’un grand peuple ; où les arts soient les décorations de la liberté, qui les ennoblit ; le commerce, la source de la richesse publique, et non pas seulement de l’opulence monstrueuse de quelques maisons. Nous voulons substituer dans notre pays la morale à l’égoïsme, la probité à l’honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l’empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l’insolence, la grandeur d’âme à la vanité, l’amour de la gloire à l’amour de l’argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l’intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l’éclat, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l’homme à la petitesse des grands, un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole et misérable, c’est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles de la république à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie. Nous voulons, en un mot, remplir les vœux de la nature, accomplir les destins de l’humanité, tenir les promesses de la philosophie, absoudre la Providence du long règne du crime et de la tyrannie. Que la France, jadis illustre parmi les pays esclaves, éclipsant la gloire de tous les peuples libres qui ont existé, devienne le modèle des nations, l’effroi des oppresseurs, la consolation des opprimés, l’ornement de l’univers, et qu’en scellant notre ouvrage de notre sang, nous puissions voir au moins briller l’aurore de la félicité universelle !... Voilà notre ambition, voilà notre but. Quelle nature de gouvernement peut réaliser ces prodiges ? Le seul gouvernement démocratique ou républicain : ces deux mots sont synonymes, malgré les abus du langage vulgaire ; car l’aristocratie n’est pas plus la république que la monarchie. La démocratie n’est pas un état où le peuple, continuellement assemblé, règle par lui-même toutes les affaires publiques, encore moins celui où cent mille fractions du peuple, par des mesures isolées, précipitées et contradictoires, décideraient du sort de la société entière : un tel gouvernement n’a jamais existé, et il ne pourrait exister que pour ramener le peuple au despotisme. La démocratie est un état où le peuple, souverain, guidé par des lois qui sont son ouvrage, fait par lui-même tout ce qu’il peut bien faire, et par des délégués tout ce qu’il ne peut faire lui-même. C’est donc dans les principes du gouvernement démocratique que vous devez chercher les règles de votre conduite politique. Mais, pour fonder et pour consolider parmi nous la démocratie, pour arriver au règne paisible des lois constitutionnelles, il faut terminer la guerre de la liberté contre la tyrannie, et traverser heureusement les orages de la révolution : tel est le but du système révolutionnaire que vous avez organisé. Vous devez donc encore régler votre conduite sur les circonstances orageuses où se trouve la république, et le plan de votre administration doit être le résultat de l’esprit du gouvernement révolutionnaire combiné avec les principes généraux de la démocratie. Or, quel est le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire, c’est-à-dire le ressort essentiel qui le soutient et qui le fait mouvoir ? C’est la vertu : je parle de la vertu publique, qui opéra tant de prodiges dans la Grèce et dans Rome, et qui doit en produire de bien plus étonnants dans la France républicaine ; de cette vertu, qui n’est autre chose que l’amour de la patrie et de ses lois ! Mais comme l’essence de la république ou de la démocratie est l’égalité, il s’ensuit que l’amour de la patrie embrasse nécessairement l’amour de l’égalité. Il est vrai encore que ce sentiment sublime suppose la préférence de l’intérêt public à tous les intérêts particuliers ; d’où il résulte que l’amour de la patrie suppose encore ou produit toutes les vertus : car que sont-elles autre chose que la force de l’âme qui rend capable de ces sacrifices ? et comment l’esclave de l’avarice ou de l’ambition, par exemple, pourrait-il immoler son idole à la patrie ? Non-seulement la vertu est l’âme de la démocratie, mais elle ne peut exister que dans ce gouvernement. Dans la monarchie, je ne connais qu’un individu qui peut aimer la patrie, et qui pour cela n’a pas même besoin de vertu ; c’est le monarque : la raison en est que de tous les habitants de ses États le monarque est le seul qui ait une patrie. N’est-il pas le souverain au moins de fait ? N’est-il pas à la place du peuple ? Et qu’est-ce que la patrie, si ce n’est le pays où l’on est citoyen et membre du souverain ? Par une conséquence du même principe, dans les États aristocratiques le mot patrie ne signifie quelque chose que pour les familles patriciennes, qui ont envahi la souveraineté. Il n’est que la démocratie où l’État est véritablement la patrie de tous les individus qui le composent, et peut compter autant de défenseurs intéressés à sa cause qu’il renferme de citoyens. Voilà la source de la supériorité des peuples libres sur les autres : si Athènes et Sparte ont triomphé des tyrans de l’Asie, et les Suisses des tyrans de l’Espagne et de l’Autriche, il n’en faut point chercher d’autre cause. Mais les Français sont le premier peuple du monde qui ait établi la véritable démocratie en appelant tous les hommes à L’égalité et à la plénitude des droits du citoyen ; et c’est là, à mon avis, la véritable raison pour laquelle tous les tyrans ligués contre la république seront vaincus. Il est dès ce moment de grandes conséquences à tirer des principes que nous venons d’exposer. Puisque l’âme de la république est la vertu, l’égalité, et que votre but est de fonder, de consolider la république, il s’ensuit que la première règle de votre conduite, politique doit être de rapporter toutes vos opérations au maintien de l’égalité et au développement de la vertu ; car le premier soin du législateur doit être de fortifier le principe du gouvernement. Ainsi, tout ce qui tend à exciter l’amour de la patrie, à purifier les mœurs, à élever les âmes, à diriger les passions du cœur humain vers l’intérêt public, doit être adopté ou établi par vous ; tout ce qui tend à les concentrer dans l’abjection du mot personnel, à réveiller l’engouement pour les petites choses et le mépris des grandes, doit être rejeté ou réprimé par vous. Dans le système de la révolution française, ce qui est immoral et impolitique, ce qui est corrupteur est contre-révolutionnaire. La faiblesse, les vices, les préjugés sont le chemin de la royauté. Entraînés trop souvent peut-être par le poids de nos anciennes habitudes, autant que par la pente insensible de la faiblesse humaine, vers les idées fausses et vers les sentiments pusillanimes, nous avons bien moins à nous défendre des excès d’énergie que des excès de faiblesse : le plus grand écueil peut-être que nous ayons à éviter n’est pas la ferveur du zèle, mais plutôt la lassitude du bien et la peur de notre propre courage. Remontez donc sans cesse le ressort sacré du gouvernement républicain, au lieu de le laisser tomber. Je n’ai pas besoin de dire que je ne veux ici justifier aucun excès ; on abuse des principes les plus sacrés : c’est à la sagesse du gouvernement à consulter les circonstances, à saisir les moments, à choisir les moyens ; car la manière de préparer les grandes choses est une partie essentielle du talent de les faire, comme la sagesse est elle-même une partie de la vertu. Nous ne prétendons pas jeter la république française dans le moule de celle de Sparte ; nous ne voulons lui donner ni l’austérité ni la corruption des cloîtres. Nous venons de vous présenter dans toute sa pureté le principe moral et politique du gouvernement populaire. Vous avez donc une boussole qui peut vous diriger au milieu des orages de toutes les passions et du tourbillon des intrigues qui vous environnent ; vous avez la pierre de touche par laquelle vous pouvez essayer toutes vos lois, toutes les propositions qui vous sont faites. En la comparant sans cesse avec ce principe, vous pourrez désormais éviter l’écueil ordinaire des grandes assemblées, le danger des surprises et des mesures précipitées, incohérentes et contradictoires ; vous pourrez donner à toutes vos opérations l’ensemble, l’unité, la sagesse et la dignité qui doivent annoncer les représentants du premier peuple du monde. Ce ne sont pas les conséquences faciles du principe de la démocratie qu’il faut détailler ; c’est ce principe simple et fécond qui mérite d être lui-même développé. La vertu républicaine peut être considérée par rapport au peuple et par rapport au gouvernement ; elle est nécessaire dans l’un et dans l’autre. Quand le gouvernement seul en est privé, il reste une ressource dans celle du peuple ; mais quand le peuple lui-même est corrompu, la liberté est déjà perdue. Heureusement, la vertu est naturelle au peuple, en dépit des préjugés aristocratiques. Une nation est vraiment corrompue lorsqu’après avoir perdu par degrés son caractère et sa liberté, elle passe de la démocratie à l’aristocratie ou à la monarchie : c’est la mort du corps politique par la décrépitude. Lorsqu’après quatre cents ans de gloire, l’avarice a enfin chassé de Sparte les mœurs avec les lois de Lycurgue, Agis meurt en vain pour les rappeler ! Démosthènes a beau tonner contre Philippe, Philippe trouve dans les vices d’Athènes, dégénérée, des avocats plus éloquents que Démosthènes ! Il y a bien encore dans Athènes une population aussi nombreuse que du temps de Miltiade et d’Aristide ; mais il n’y a plus d’Athéniens. Qu’importe que Brutus ait tué le tyran ! La tyrannie vit encore dans les cœurs, et Rome n’existe plus que dans Brutus. Mais lorsque, par des efforts prodigieux de courage et de raison, un peuple brise les chaînes du despotisme pour en faire des trophées à la liberté ; lorsque par la force de son tempérament moral, il sort en quelque sorte des bras de la mort pour reprendre toute la vigueur de la jeunesse : lorsque, tour à tour sensible et fier, intrépide et docile, il ne peut être arrêté ni par les remparts inexpugnables, ni par les armées innombrables des tyrans armés contre lui, et qu’il s’arrête de lui-même devant l’image de la loi, s’il ne s’élance pas rapidement à la hauteur de ses destinées, ce ne pourrait être que la faute de ceux qui le gouvernent. D’ailleurs, on peut dire en un sens que pour aimer la justice et l’égalité le peuple n’a pas besoin d’une grande vertu ; il lui suffit de s’aimer lui-même. Mais le magistrat est obligé d’immoler son intérêt à l’intérêt du peuple, et l’orgueil du pouvoir à l’égalité : il faut que la loi parle surtout avec empire à celui qui en est l’organe ; il faut que le gouvernement pèse sur lui-même pour tenir toutes ses parties en harmonie avec elle. S’il existe un corps représentatif, une autorité première constituée par le peuple, c’est à elle de surveiller et de réprimer sans cesse tous les fonctionnaires publics. Mais qui la réprimera elle même, sinon sa propre vertu ? Plus cette source de l’ordre public est élevée, plus elle doit être pure ; il faut donc que le corps représentatif commence par soumettre dans son sein toutes les passions privées à la passion générale du bien public. Heureux les représentants, lorsque leur gloire et leur intérêt même les attachent autant que leurs devoirs à la cause de la liberté ! Déduisons de tout ceci une grande vérité : c’est que le caractère du gouvernement populaire est d’être confiant dans le peuple et sévère envers lui-même. Ici se bornerait tout le développement de notre théorie, si vous n’aviez qu’à gouverner dans le calme le vaisseau de la république ; mais la tempête gronde, et l’état de révolution où vous êtes vous impose une autre tâche... Il faut étouffer les ennemis intérieurs et extérieurs de la république, ou périr avec elle ; or, dans cette situation, la première maxime de votre politique doit être que l’on conduit le peuple par la raison, et les ennemis du peuple par la terreur. Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu, sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n’est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible ; elle est donc une émanation de la vertu ; elle est moins un principe particulier qu’une conséquence du principe de la démocratie appliqué aux plus pressants besoins de la patrie. On a dit que la terreur était le ressort du gouvernement despotique. Le vôtre ressemble-t-il donc au despotisme ? Oui, comme le glaive qui brille dans les mains des héros de la liberté ressemble à celui dont les satellites de la tyrannie sont armés. Que le despote gouverne par la terreur ses sujets abrutis, il a raison comme despote : domptez par la terreur les ennemis de la liberté, et vous aurez raison comme fondateurs de la république. Le gouvernement de la révolution est le despotisme de la liberté contre la tyrannie. La force n’est-elle faite que pour protéger le crime, et n’est-ce pas pour frapper les têtes orgueilleuses que la foudre est destinée ? La nature impose à tout être physique et moral la loi de pourvoir à sa conservation : le crime égorge l’innocence pour régner, et l’innocence se débat de toutes ses forces dans les mains du crime. Que la tyrannie règne un seul jour ; le lendemain, il ne restera plus un patriote. Jusques à quand la fureur des despotes sera-t-elle appelée justice, et la justice du peuple barbarie ou rébellion ? Comme on est tendre pour les oppresseurs, et inexorable pour les opprimés ! Rien de plus naturel ; quiconque ne hait point le crime ne peut aimer la vertu. Il faut cependant que l’un ou l’autre succombe. Indulgence pour les royalistes ! s’écrient certaines gens ; grâce pour les scélérats !... Non ! Grâce pour l’innocence, grâce pour les faibles, grâce pour les malheureux, grâce pour l’humanité ! La protection sociale n’est due qu’aux citoyens paisibles ; il n’y a de citoyens dans la république que les républicains. Les royalistes, les conspirateurs ne sont pour elle que des étrangers, où plutôt des ennemis. Cette guerre terrible que soutient la liberté contre la tyrannie n’est-elle pas indivisible ? Les ennemis du dedans ne sont-ils pas les alliés des ennemis du dehors ? Les assassins qui déchirent la patrie dans l’intérieur, les intrigants qui achètent les consciences des mandataires du peuple, les traîtres qui les vendent, les libellistes mercenaires soudoyés pour déshonorer la cause du peuple, pour tuer la vertu publique, pour attiser le feu des discordes civiles, et pour préparer la contre-révolution politique par la contre-révolution morale, tous ces gens-là sont-ils moins coupables ou moins dangereux que les tyrans qu’ils servent ? Tous ceux qui interposent leur douceur parricide entre ces scélérats et le glaive vengeur de la justice nationale ressemblent à ceux qui se jetaient entre les satellites des tyrans et les baïonnettes de nos soldats ; tous les élans de leur fausse sensibilité ne me paraissent que des soupirs échappés vers l’Angleterre et vers l’Autriche. Eh ! pour qui donc s’attendriraient-ils ? Serait-ce pour deux cent mille héros, l’élite de la nation, moissonnés par le fer des ennemis de la liberté, ou par les poignards des assassins royaux ou fédéralistes ? Non, ce n’étaient que des plébéiens, des patriotes !... Pour avoir droit à leur tendre intérêt, il faut être au moins la veuve d’un général qui a trahi vingt fois la patrie ; pour obtenir leur indulgence, il faut presque prouver qu’on a fait immoler dix mille Français, comme un général romain, pour obtenir le triomphe, devait avoir tué, je crois, dix mille ennemis. On entend de sang-froid le récit des horreurs commises par les tyrans contre les défenseurs de la liberté, nos femmes horriblement mutilées, nos enfants massacrés sur le sein de leurs mères, nos prisonniers expiant dans d’horribles tourments leur héroïsme touchant et sublime ; on appelle une horrible boucherie la punition trop lente de quelques monstres, engraissés du plus pur sang de la patrie ! On souffre avec patience la misère des citoyennes généreuses qui ont sacrifié à la plus belle des causes leurs frères, leurs enfants, leurs époux ; mais on prodigue les plus généreuses consolations aux femmes des conspirateurs ; il est reçu qu’elles peuvent impunément séduire la justice, plaider contre la liberté la cause de leurs proches et de leurs complices ; on en a fait presque une corporation privilégiée, créancière et pensionnaire du peuple. Avec quelle bonhomie nous sommes encore la dupe des mots ! Comme l’aristocratie et le modérantisme nous gouvernent encore par les maximes meurtrières qu’ils nous ont données ! L’aristocratie se défend mieux par ses intrigues, que le patriotisme par ses services. On veut gouverner les révolutions par les arguties du palais ; on traite les conspirations contre la république comme les procès entre les particuliers. La tyrannie est, et la liberté plaide ; et le code fait par les conspirateurs eux-mêmes est la loi par laquelle on les juge. Quand il s’agit du salut de la patrie, le témoignage de l’univers ne peut suppléer à la preuve testimoniale, ni l’évidence même à la preuve littérale. La lenteur des jugements équivaut à l’impunité ; l’incertitude de la peine encourage tous les coupables, et cependant on se plaint de la sévérité de la justice ! on se plaint de la détention des ennemis de la république ! On cherche ses exemples dans l’histoire des tyrans, parce qu’on ne veut pas les choisir dans celle des peuples, ni les puiser dans le génie de la liberté menacée. À Rome, quand le consul découvrit la conjuration et l’étouffa au même instant par la mort des complices de Catilina, il fut accusé d’avoir violé les formes... Par qui ? par l’ambitieux César, qui voulait grossir son parti de la horde des conjurés ; par les Pison, les Clodius, et tous les mauvais citoyens, qui redoutaient pour eux-mêmes la vertu d’un vrai Romain et la sévérité des lois. Punir les oppresseurs de l’humanité, c’est clémence ; leur pardonner, c’est barbarie. La rigueur des tyrans n’a pour principe que la rigueur : celle du gouvernement républicain part de la bienfaisance. Aussi, malheur à celui qui oserait diriger vers le peuple la terreur, qui ne doit approcher que de ses ennemis ! malheur à celui qui, confondant les erreurs inévitables du civisme avec les erreurs calculées de la perfidie, ou avec les attentats des conspirateurs, abandonne l’intrigant dangereux pour poursuivre le citoyen paisible ! Périsse le scélérat qui ose abuser du nom sacré de la liberté, ou des armes redoutables qu’elle lui a confiées, pour porter le deuil ou la mort dans le cœur des patriotes ! Cet abus a existé, on ne peut en douter ; il a été exagéré sans doute par l’aristocratie ; mais n’existât-il dans toute la république qu’un seul homme vertueux persécuté par les ennemis de la liberté, le devoir du gouvernement serait de le rechercher avec inquiétude, et de le venger avec éclat. Mais faut-il conclure de ces persécutions, suscitées aux patriotes par le zèle hypocrite des contre-révolutionnaires, qu’il faut rendre la liberté aux contre-révolutionnaires et renoncer à la sévérité ? Ces nouveaux crimes de l’aristocratie ne font qu’en démontrer la nécessité. Que prouve l’audace de nos ennemis, sinon la faiblesse avec laquelle ils ont été poursuivis ! elle est due en grande partie à la doctrine relâchée qu’on a prêchée dans ces derniers temps pour les rassurer. Si vous pouviez écouter ces conseils, vos ennemis parviendraient à leur but, et recevraient de vos propres mains le prix du dernier de leurs forfaits. Qu’il y aurait de légèreté à regarder quelques victoires remportées par le patriotisme comme la fin de tous nos dangers ! Jetez un coup d’œil sur notre véritable situation ; vous sentirez que la vigilance et l’énergie vous sont plus nécessaires que jamais. Une sourde malveillance contrarie partout les opérations du gouvernement ; la fatale influence des cours étrangères, pour être plus cachée, n’en est ni moins active ni moins funeste : on sent que le crime, intimidé, n’a fait que couvrir sa marche avec plus d’adresse. Les ennemis intérieurs du peuple français se sont divisés en deux factions, comme en deux corps d’armée. Elles marchent sous des bannières de différentes couleurs, et par des routes diverses ; mais elles marchent au même but : ce but est la désorganisation du gouvernement populaire, la ruine de la Convention, c’est-à-dire le triomphe de la tyrannie. L’une de ces deux factions nous pousse à la faiblesse, l’autre aux excès ; l’une veut changer la liberté en bacchante, l’autre en prostituée. Des intrigants subalternes, souvent même de bons citoyens abusés, se rangent de l’un ou de l’autre parti ; mais les chefs appartiennent à la cause des rois ou de l’aristocratie, et se réunissent toujours contre les patriotes. Les fripons, lors même qu’ils se font la guerre, se haïssent bien moins qu’ils ne détestent les gens de bien. La patrie est leur proie ; ils se battent pour la partager, mais ils se liguent contre ceux qui la défendent... Quoi est le remède à tous ces maux ? Nous n’en connaissons point d’autre que le développement de ce ressort général de la république, la vertu. La démocratie périt par deux excès : l’aristocratie de ceux qui gouvernent, ou le mépris du peuple pour les autorités qu’il a lui-même établies ; mépris qui fait que chaque coterie, que chaque individu attire à soi la puissance publique, et ramène le peuple, par l’excès du désordre, à l’anéantissement, ou au pouvoir d’un seul. La double tâche des modérés et des faux révolutionnaires est de nous ballotter perpétuellement entre ces deux écueils. Mais les représentants du peuple peuvent les éviter tous deux, car le gouvernement est toujours le maître d’être juste et sage, et quand il a ce caractère, il est sûr de la confiance du peuple... Nous nous bornerons aujourd’hui à vous proposer de consacrer par votre approbation formelle les vérités morales et politiques sur lesquelles doit être fondée votre administration intérieure et la stabilité de la république, comme vous avez déjà consacré les principes de votre conduite envers les peuples étrangers. Par là, vous rallierez tous les bons citoyens, vous ôterez l’espérance aux conspirateurs, vous assurerez votre marche, et vous confondrez les intrigants et les calomnies des rois ; vous honorerez votre cause et votre caractère aux yeux de tous les peuples. Donnez au peuple français ce nouveau gage de votre zèle pour protéger le patriotisme, de votre justice inflexible pour les coupables, et de votre dévoûment à la cause du peuple. Ordonnez que les principes de morale politique que nous venons de développer soient proclamés en votre nom au dedans et au dehors de la république. Les limites restreintes qui nous sont imposées nous ont obligé de faire plusieurs retranchements dans ce discours. Nous sommes pareillement obligés d’omettre, entre autre travaux importants, le Rapport sur les principes du gouvernement révolutionnaire, dans la séance du 25 décembre 1793 (5 nivôse an II de la République). Nous en extrairons seulement le passage suivant qui a pour objet d’établir une comparaison entre le gouvernement constitutionnel et le gouvernement révolutionnaire : « La théorie du gouvernement révolutionnaire est aussi neuve que la révolution qui l’a amené. Il ne faut pas la chercher dans les livres des écrivains politiques qui n’ont point prévu cette révolution, ni dans les lois des tyrans qui, contents d’abuser de leur puissance, s’occupent peu d’en rechercher la légitimité. Aussi ce mot n’est-il pour l’aristocratie qu’un sujet de terreur ou un sujet de calomnie, pour les tyrans qu’un scandale, pour bien des gens qu’une énigme ; il faut l’expliquer à tous, pour rallier au moins les bons citoyens aux principes de l’intérêt public. La fonction du gouvernement est de diriger les forces morales et physiques de la nation vers le but de son institution. Le but du gouvernement constitutionnel est de conserver la république ; celui du gouvernement révolutionnaire est de la fonder. La révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis ; la constitution est le régime de la liberté victorieuse et paisible. Le gouvernement révolutionnaire a besoin d’une activité extraordinaire, précisément parce qu’il est en guerre. Il est soumis à des règles moins uniformes et moins rigoureuses, parce que les circonstances où il se trouve sont orageuses et mobiles, et surtout parce qu’il est forcé de déployer sans cesse des ressources nouvelles et rapides pour des dangers nouveaux et pressants. Le gouvernement constitutionnel s’occupe principalement de la liberté civile, et le gouvernement révolutionnaire de la liberté publique. Sous le régime constitutionnel, il suffit presque de protéger les individus contre l’abus de la puissance publique ; sous le régime révolutionnaire, la puissance publique elle-même est obligée de se défendre contre toutes les factions qui l’attaquent. Le gouvernement révolutionnaire doit aux bons citoyens toute la protection nationale, il ne doit aux ennemis du peuple que la mort. » Ces notions suffisent pour expliquer l’origine et la nature des lois que nous appelons révolutionnaires. Ceux qui les nomment arbitraires ou tyranniques sont des sophistes stupides ou pervers qui cherchent à confondre les contraires ; ils veulent soumettre au même régime la paix et la guerre, la santé et la maladie, ou plutôt ils ne veulent que la résurrection de la tyrannie et la mort de la patrie. S’ils invoquent l’exécution littérale des adages constitutionnels, ce n’est que pour les violer impunément ; ce sont de lâches assassins qui, pour égorger sans péril la république au berceau, s’efforcent de la garrotter avec des maximes vagues dont ils savent bien se dégager eux-mêmes. » Si le gouvernement révolutionnaire doit être plus actif dans sa marche, et plus libre dans ses mouvements que le gouvernement ordinaire, en est-il moins juste et moins légitime ? Non ; il est appuyé sur la plus sainte de toutes les lois, le salut du peuple ; sur le plus irréfragable de tous les titres, la nécessité. » Il a aussi ses règles, toutes puisées dans la justice et dans l’ordre public. Il n’a rien de commun avec l’anarchie ni avec le désordre ; son but, au contraire, est de les réprimer, pour amener et pour affermir le règne des lois ; il n’a rien de commun avec l’arbitraire. Ce ne sont point les passions particulières qui doivent le diriger, mais l’intérêt public. Il doit se rapprocher des principes ordinaires, dans tous les cas où ils peuvent être rigoureusement appliqués sans compromettre la liberté publique. » |
Le Diable à Paris/Série 4/Les formules du docteur Grégoire | Adrien Decourcelle Les formules du docteur Grégoire Le Diable à Paris, J. Hetzel, 1869, Volume 4 (p. 137-138). ◄ ALPHONSE KARR. — Pantalons et corsets E. TEXIER et A. KAEMPFEN. — Les deux luxes ► collectionLes formules du docteur GrégoireAdrien DecourcelleJ. J. Grandville, Gavarni, Bertall et de nombreux collaborateursJ. Hetzel1869ParisVVolume 4Les formules du docteur GrégoireGavarni - Grandville - Le Diable à Paris, tome 4.djvuGavarni - Grandville - Le Diable à Paris, tome 4.djvu/1137-138 les formules DU DOCTEUR GRÉGOIRE. Actionnaires. — Des badauds qui regardent couler leur argent. Père adoptif. — Un homme qui veut être bien sûr qu’il n’est pas le père de son enfant. Arroser. — Substituer de la boue à de la poussière. Bachelier. — Un jeune homme qui va pouvoir enfin commencer son éducation. Banquet funéraire. — Un repas où le défunt aurait bien tort de revenir au dessert. Cocotte. — Une poule qui a des dents. Maison de confection. — Un bazar où les habits tâchent de trouver des hommes à leur taille. Critique (la). — L’art de passer pour un homme de goût à force de faire le dégoûté. Culotte. — Vêtement que mettent les hommes et que portent les femmes à Paris. Démenti. — Un soufflet en petite tenue. Député. — Un législateur qui s’est engagé d’avance à trouver que le pouvoir aura toujours tort ou toujours raison. Douanier. — Un observateur qui va au fond des choses. Échafaud. — Sommet vertigineux où l’on finit toujours par perdre la tête. Ennui. — La maladie des gens qui n’ont pas de chagrin. Enquête. — Un bain qui lave parfois un coupable, mais qui salit toujours un innocent. Étoile. — Une actrice qui commence a filer. Fille. — Le contraire d’un garçon et l’opposé d’une demoiselle. Gare. — Cri que poussent les cochers quand ils viennent de renverser quelqu’un. Grisette. — Une ouvrière qui vit aussi de son aiguille. Guillotine. — Petite lucarne donnant sur l’éternité. Habitué. — Ce n’est pas qu’il s’amuse chez vous, c’est qu’il s’ennuie ailleurs. Hirondelles. — Oiseaux de romance. Indispensable. — Tout ce qu’on n’a pas. Invitation à dîner. — Une gracieuseté sur laquelle on peut toujours compter, tant qu’on n’en a pas besoin. Jurisprudence. — La girouette du Palais. Maîtresse. — Un maître. Manant. — Votre premier ancêtre, mon gentilhomme ! Marmaille. — Les petits du voisin. Opérette. — Petite symphonie en zut. Paris. — La plus grande des petites villes. Pêcheur à la ligne. — La seule distraction des poissons. Perdue. — Une femme que tout le monde retrouve. Protecteur. — Un ange gardien qui pourvoit aux besoins d’une pauvre fille et qui veille sur son déshonneur. La Réclame. — La lyre du xixe siècle. Repartie. — La réponse qu’on aurait dû faire. Révérence. — L’art de plonger dans sa robe. Saluer. — Toutes les fois que vous voyez une duchesse sortant d’un hôtel garni à sept heures du matin, son corset sous le bras, ne la saluez pas, c’est plus poli. Soirée. — On ne saurait trop y aller, c’est si bon d’en revenir ! Tabac, fumeur. — Le plus fumé des deux n’est pas celui qu’on pense. Tricheur. — Un individu qui ne joue pas pour s’amuser. Trottoir. — Ça manque peut-être un peu de mères. Voyou. — La fleur du pavé. Vulgaire (le). — Les autres. adrien de courcelles. Les Formules du Dr Grégoire, par M. Adrien de Courcelles, publiées complètes en un joli volume à 2 francs, sont à coup sûr l’œuvre la plus parisienne de ce temps-ci. Nous empruntons une quarantaine seulement de ces formules au spirituel et très-sagace docteur ; mais c’est tout le livre que devraient connaître les lecteurs du Diable à Paris, car il est l’essence même et la quintessence de l’esprit de Paris en 1868. P.-J. Stahl. |
Œuvres de Robespierre.djvu/339 | les despotes ; ils faisaient tantôt des livres contre la cour, et tantôt des dédicaces aux rois, des discours pour les courtisans et des madrigaux pour les courtisanes ; ils étaient fiers dans leurs écrits, et rampants dans les antichambres. Cette secte propagea avec beaucoup de zèle l’opinion du matérialisme, qui prévalut parmi les grands et parmi les beaux-esprits ; on lui doit en grande partie cette espèce de philosophie pratique qui, réduisant l’égoïsme en système, regarde la société humaine comme une guerre de ruse, le succès comme la règle du juste et de l’injuste, la probité comme une affaire de goût ou de bienséance, le monde comme le patrimoine des fripons adroits. J’ai dit que ses coryphées étaient ambitieux : les agitations qui annonçaient
un grand changement dans l’ordre politique des choses avaient pu étendre leurs vues ; on a remarqué que plusieurs d’entre eux avaient des liaisons intimes avec la maison d’Orléans, et la constitution anglaise était, suivant eux, le chef-d’œuvre de la politique, le ''maximum'' du bonheur social.
Parmi ceux qui au temps dont je parle se signalèrent dans la carrière des lettres et de la philosophie, un homme, par l’élévation de son âme et par la grandeur de son caractère, se montra digne du ministère de précepteur du genre humain : il attaqua la tyrannie avec franchise ; il parla avec enthousiasme de la Divinité ; son éloquence mâle et probe peignit en traits de flamme les charmes de la vertu ; elle défendit ces dogmes consolateurs que la raison donne pour appui au cœur humain : la pureté de sa doctrine, puisée dans la nature et dans la haine profonde du vice, autant que son mépris invincible pour les sophistes intrigants qui usurpaient le nom de philosophes, lui attira la haine et la persécution de ses rivaux et de ses faux amis. Ah ! s’il avait été témoin de cette révolution, dont il fut le précurseur, et qui l’a porté au Panthéon, qui peut douter que son âme généreuse eût embrassé avec transport la
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Bouillet - Atlas universel, 1865.djvu/736 | 725
HISTOIRE D'ESPAGNE. 4 e tableau.
I er 'roi. FERDINAND I", le Grand,
Roi de Castille, 1033;
Ép. 1033, Sancie, fille d'Alphonse V, roi de Léon;
II e SANGHE II , LE Fort
Roi de Cas tille, 1065;
de Léon, 1070;
f 1072.
Êp. Blanche.
III e ALPHONSE VI (I« comme roi de Castille)
Roi de Léon, 1065 ; détrôné par son frère Sanche, 1070 ; rétabli et proclamé
roi de Léon et de Castille, 1072; t H09.
Ép. 1° 1068, Aguède, fille de Guillaume le Conquérant; f 1068? — 2° 1074, Agnès,
fille de Guillaume VI, comte de Poitiers; répudiée, 1080; mariée en secondes
noces à Hélie, comte du Maine; — 3° 1081, Constance, fille de Robert I er , duc
de Bourgogne; + 1092; — 4° 1092, Berthe, fille du marquis d'Esté; t 1095; —
5° 1096, Zaïde, fille de Mahomet- Ben-Abad", roi de Scville; reçoit au baptême
les noms de Marie- Isabelle ; f 1103; --6° 1105, Béalrix d'Esté.
IV e URRAQUE
Reine de Castille et de Léon, 1109; répudiée par son second mari, 1111; f 1126.
Ép. 1° 1090, Raymond, fils de Guillaume le Grand, comte de Bourgogne ; comte de Galice; + 1108;
IV e bis 2° 1109, ALPHONSE VII (I er comme roi d'Aragon), roi d Aragon et de Navarre; roi de Castille et de Léon, U09;f 1134.
1
V» ALPHONSE VIII (II comme roi de Castille) (Pierre-Raymond)
Né 1106; comte de Galice, 1108; roi de Galice, 1112; roi de Castille et de Léon, 1126 ; couronné empereur d'Espagne, 1135 .
t 1157.
Ép. 1° 1128, Bérangère, fille.de Raimond-Béranger III, comte de Barcelone; 1 1148;
2° 1153, Richilde, fille de Wladislas II, duc de Pologne.
VI» SANCHE III
Né vers 1131 ; roi de Castille, 1157;
t H58.
Ép. 1151, Blanche- Sancie,
fille de Garcie IV, roi de Navarre ;
f 1156.
Sancie
f 1179.
Ép. 1153, Sanche VI,
roi de Navarre ;
t 1194.
Constance - Elisabeth
f 1160.
Ép. 1154, Louis VII,
roi de France;
tU80.
VII e ALPHONSE III (IX e du nom)
le Bon et le Noble
Né, 1155; roi de Castille, 1158; t 1214.
Ép. 1170, Éléonore, duchesse d'Aquitaine, fille de Henri II, roi d'Angleterre;
tI214.
Né, U71;
régente de Castille, 1214;
proclamée reine, ab-
dique en faveur de son
fils Ferdinand, 1217;
t 1246.
Ép. 1197, Alphonse IX,
roi de Léon.
(Voy. ci-contre.)
VIII e HENRI I"
Né, 1204;
roi de Castille, 1214;
f 1217, sans post.
Ép. 1216, Mahaud,
fille de Sanche I er ,
roi de Portugal ;
répudiée, 1216.
Blanche
Reine de France ;
1 1252.
Ép. 1200, Louis VIII,
roi de France;
t 1226.
Urraque Eléonore
t 1220. Ép. 1220. Jayme I e
Ép. 1208, Alphonse II, roi d Aragon;
roi de Portugal ; t 1276.
t 1223.
I
ccxxm
<references/> |
Les Soirées de Médan/Texte entier | Émile Zola, Guy de Maupassant, J.-K. Huysmans, Henry Céard, Léon Hennique, Paul Alexis. Les Soirées de Médan Les Soirées de Médan, Charpentier, 1880 (p. —). collectionLes Soirées de MédanÉmile Zola, Guy de Maupassant, J.-K. Huysmans, Henry Céard, Léon Hennique, Paul Alexis.Charpentier1880ParisTLes Soirées de Médan.djvuLes Soirées de Médan.djvu/1— ÉMILE ZOLA GUY DE MAUPASSANT — J. K. HUYSMANS — HENRY CÉARD LÉON HENNIQUE PAUL ALEXIS LES SOIRÉES DE MÉDAN PARIS G. CHARPENTIER, ÉDITEUR 13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, 13 1880 Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 13, rue de grenelle-saint-germain, Paris à 3 fr. 50 le volume Léon HENNIQUE LA DÉVOUÉE Troisième édition J. K. HUYSMANS LES SŒURS VATARD Cinquième édition Paul ALEXIS LA FIN DE LUCIE PELLEGRIN Deuxième édition SOUS PRESSE Léon Hennique. L’accident de M. Hébert 1 vol. J. K. Huysmans. Un bon ménage 1 vol. Paul Alexis. Madame Cœuriot 1 vol. Guy de Maupassant. Des Vers 1 vol. Henry Céard. Une belle journée 1 vol. Paris. — Imp. E. Capionont et V. Renault, rue des Poitevins, 6. LES SOIRÉES DE MÉDAN IL A ÉTÉ TIRÉ Cinquante exemplaires numérotés sur papier de Hollande. Prix : 7 fr. Dix exemplaires numérotés sur papier de Chine. Prix : 12 fr. PARIS. — IMPRIMERIE ÉMILE MARTINET, RUE MIGNON, 2 ÉMILE ZOLA GUY DE MAUPASSANT — J. K. HUYSMANS — HENRY CÉARD LÉON HENNIQUE — PAUL ALEXIS LES SOIRÉES DE MÉDAN PARIS G. CHARPENTIER, ÉDITEUR 13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, 13 1880 Tous droits réservés Les nouvelles qui suivent ont été publiées, les unes en France, les autres à l’étranger. Elles nous ont paru procéder d’une idée unique, avoir une même philosophie : nous les réunissons. Nous nous attendons à toutes les attaques, à la mauvaise foi et à l’ignorance dont la critique courante nous a déjà donné tant de preuves. Notre seul souci a été d’affirmer publiquement nos véritables amitiés et, en même temps, nos tendances littéraires. Médan, 1er mars 1880. L’ATTAQUE DU MOULIN PAR ÉMILE ZOLA Le moulin du père Merlier, par cette belle soirée d’été, était en grande fête. Dans la cour, on avait mis trois tables, placées bout à bout, et qui attendaient les convives. Tout le pays savait qu’on devait fiancer, ce jour-là, la fille Merlier, Françoise, avec Dominique, un garçon qu’on accusait de fainéantise, mais que les femmes, à trois lieues à la ronde, regardaient avec des yeux luisants, tant il avait bon air. Ce moulin du père Merlier était une vraie gaieté. Il se trouvait juste au milieu de Rocreuse, à l’endroit où la grand’route fait un coude. Le village n’a qu’une rue, deux files de masures, une file à chaque bord de la route ; mais là, au coude, des prés s’élargissent, de grands arbres, qui suivent le cours de la Morelle, couvrent le fond de la vallée d’ombrages magnifiques. Il n’y a pas, dans toute la Lorraine, un coin de nature plus adorable. À droite et à gauche, des bois épais, des futaies séculaires montent des pentes douces, emplissent l’horizon d’une mer de verdure ; tandis que, vers le midi, la plaine s’étend, d’une fertilité merveilleuse, déroulant à l’infini des pièces de terre coupées de haies vives. Mais ce qui fait surtout le charme de Rocreuse, c’est la fraîcheur de ce trou de verdure, aux journées les plus chaudes de juillet et d’août. La Morelle descend des bois de Gagny, et il semble qu’elle prenne le froid des feuillages sous lesquels elle coule pendant des lieues ; elle apporte les bruits murmurants, l’ombre glacée et recueillie des forêts. Et elle n’est point la seule fraîcheur : toutes sortes d’eaux courantes chantent sous les bois ; à chaque pas, des sources jaillissent ; on sent, lorsqu’on suit les étroits sentiers, comme des lacs souterrains qui percent sous la mousse et profitent des moindres fentes, au pied des arbres, entre les roches, pour s’épancher en fontaines cristallines. Les voix chuchotantes de ces ruisseaux s’élèvent si nombreuses et si hautes, qu’elles couvrent le chant des bouvreuils. On se croirait dans quelque parc enchanté, avec des cascades tombant de toutes parts. En bas, les prairies sont trempées. Des marronniers gigantesques font des ombres noires. Au bord des prés, de longs rideaux de peupliers alignent leurs tentures bruissantes. Il y a deux avenues d’énormes platanes qui montent, à travers champs, vers l’ancien château de Gagny, aujourd’hui en ruines. Dans cette terre continuellement arrosée, les herbes grandissent démesurément. C’est comme un fond de parterre entre les deux coteaux boisés, mais de parterre naturel, dont les prairies sont les pelouses, et dont les arbres géants dessinent les colossales corbeilles. Quand le soleil, à midi, tombe d’aplomb, les ombres bleuissent, les herbes allumées dorment dans la chaleur, tandis qu’un frisson glacé passe sous les feuillages. Et c’était là que le moulin du père Merlier égayait de son tic-tac un coin de verdures folles. La bâtisse, faite de plâtre et de planches, semblait vieille comme le monde. Elle trempait à moitié dans la Morelle, qui arrondit à cet endroit un clair bassin. Une écluse était ménagée, la chute tombait de quelques mètres sur la roue du moulin, qui craquait en tournant, avec la toux asthmatique d’une fidèle servante vieillie dans la maison. Quand on conseillait au père Merlier de la changer, il hochait la tête en disant qu’une jeune roue serait plus paresseuse et ne connaîtrait pas si bien le travail ; et il raccommodait l’ancienne avec tout ce qui lui tombait sous la main, des douves de tonneau, des ferrures rouillées, du zinc, du plomb. La roue en paraissait plus gaie, avec son profil devenu étrange, tout empanachée d’herbes et de mousses. Lorsque l’eau la battait de son flot d’argent, elle se couvrait de perles, on voyait passer son étrange carcasse sous une parure éclatante de colliers de nacre. La partie du moulin qui trempait ainsi dans la Morelle, avait l’air d’une arche barbare, échouée là. Une bonne moitié du logis était bâtie sur des pieux. L’eau entrait sous le plancher, il y avait des trous, bien connus dans le pays pour les anguilles et les écrevisses énormes qu’on y prenait. En dessous de la chute, le bassin était limpide comme un miroir, et lorsque la roue ne le troublait pas de son écume, on apercevait des bandes de gros poissons qui nageaient avec des lenteurs d’escadre. Un escalier rompu descendait à la rivière, près d’un pieu où était amarrée une barque. Une galerie de bois passait au-dessus de la roue. Des fenêtres s’ouvraient, percées irrégulièrement. C’était un pêle-mêle d’encoignures, de petites murailles, de constructions ajoutées après coup, de poutres et de toitures qui donnaient au moulin un aspect d’ancienne citadelle démantelée. Mais des lierres avaient poussé, toutes sortes de plantes grimpantes bouchaient les crevasses trop grandes et mettaient un manteau vert à la vieille demeure. Les demoiselles qui passaient, dessinaient sur leurs albums le moulin du père Merlier. Du côté de la route, la maison était plus solide. Un portail en pierre s’ouvrait sur la grande cour, que bordaient à droite et à gauche des hangars et des écuries. Près d’un puits, un orme immense couvrait de son ombre la moitié de la cour. Au fond, la maison alignait les quatre fenêtres de son premier étage, surmonté d’un colombier. La seule coquetterie du père Merlier était de faire badigeonner cette façade tous les dix ans. Elle venait justement d’être blanchie, et elle éblouissait le village, lorsque le soleil l’allumait, au milieu du jour. Depuis vingt ans, le père Merlier était maire de Rocreuse. On l’estimait pour la fortune qu’il avait su faire. On lui donnait quelque chose comme quatre-vingt mille francs, amassés sou à sou. Quand il avait épousé Madeleine Guillard, qui lui apportait en dot le moulin, il ne possédait guère que ses deux bras. Mais Madeleine ne s’était jamais repentie de son choix, tant il avait su mener gaillardement les affaires du ménage. Aujourd’hui, la femme était défunte, il restait veuf avec sa fille Françoise. Sans doute, il aurait pu se reposer, laisser la roue du moulin dormir dans la mousse ; mais il se serait trop ennuyé, et la maison lui aurait semblé morte. Il travaillait toujours, pour le plaisir. Le père Merlier était alors un grand vieillard, à longue figure silencieuse, qui ne riait jamais, mais qui était tout de même très gai en dedans. On l’avait choisi pour maire, à cause de son argent, et aussi pour le bel air qu’il savait prendre, lorsqu’il faisait un mariage. Françoise Merlier venait d’avoir dix-huit ans. Elle ne passait pas pour une des belles filles du pays, parce qu’elle était chétive. Jusqu’à quinze ans, elle avait même été laide. On ne pouvait pas comprendre, à Rocreuse, comment la fille du père et de la mère Merlier, tous deux si bien plantés, poussait mal et d’un air de regret. Mais à quinze ans, tout en restant délicate, elle prit une petite figure, la plus jolie du monde. Elle avait des cheveux noirs, des yeux noirs, et elle était toute rose avec ça ; une bouche qui riait toujours, des trous dans les joues, un front clair où il y avait comme une couronne de soleil. Quoique chétive pour le pays, elle n’était pas maigre, loin de là ; on voulait dire simplement qu’elle n’aurait pas pu lever un sac de blé ; mais elle devenait toute potelée avec l’âge, elle devait finir par être ronde et friande comme une caille. Seulement, les longs silences de son père l’avaient rendue raisonnable très jeune. Si elle riait toujours, c’était pour faire plaisir aux autres. Au fond, elle était sérieuse. Naturellement, tout le pays la courtisait, plus encore pour ses écus que pour sa gentillesse. Et elle avait fini par faire un choix, qui venait de scandaliser la contrée. De l’autre côté de la Morelle, vivait un grand garçon, que l’on nommait Dominique Penquer. Il n’était pas de Rocreuse. Dix ans auparavant, il était arrivé de Belgique, pour hériter d’un oncle, qui possédait un petit bien, sur la lisière même de la forêt de Gagny, juste en face du moulin, à quelques portées de fusil. Il venait pour vendre ce bien, disait-il, et retourner chez lui. Mais le pays le charma, paraît-il, car il n’en bougea plus. On le vit cultiver son bout de champ, récolter quelques légumes dont il vivait. Il pêchait, il chassait ; plusieurs fois, les gardes faillirent le prendre et lui dresser des procès-verbaux. Cette existence libre, dont les paysans ne s’expliquaient pas bien les ressources, avait fini par lui donner un mauvais renom. on le traitait vaguement de braconnier. En tout cas, il était paresseux, car on le trouvait souvent endormi dans l’herbe, à des heures où il aurait dû travailler. La masure qu’il habitait, sous les derniers arbres de la forêt, ne semblait pas non plus la demeure d’un honnête garçon. Il aurait eu un commerce avec les loups des ruines de Gagny, que cela n’aurait point surpris les vieilles femmes. Pourtant, les jeunes filles, parfois, se hasardaient à le défendre, car il était superbe, cet homme louche, souple et grand comme un peuplier, très blanc de peau, avec une barbe et des cheveux blonds qui semblaient de l’or au soleil. Or, un beau matin, Françoise avait déclaré au père Merlier qu’elle aimait Dominique et que jamais elle ne consentirait à épouser un autre garçon. On pense quel coup de massue le père Merlier reçut, ce jour-là ! Il ne dit rien, selon son habitude. Il avait son visage réfléchi ; seulement, sa gaieté intérieure ne luisait plus dans ses yeux. On se bouda pendant une semaine. Françoise, elle aussi, était toute grave. Ce qui tourmentait le père Merlier, c’était de savoir comment ce gredin de braconnier avait bien pu ensorceler sa fille. Jamais Dominique n’était venu au moulin. Le meunier guetta et il aperçut le galant, de l’autre côté de la Morelle, couché dans l’herbe et feignant de dormir. Françoise, de sa chambre, pouvait le voir. La chose était claire, ils avaient dû s’aimer, en se faisant les doux yeux par-dessus la roue du moulin. Cependant, huit autres jours s’écoulèrent. Françoise devenait de plus en plus grave. Le père Merlier ne disait toujours rien. Puis, un soir, silencieusement, il amena lui-même Dominique. Françoise, justement, mettait la table. Elle ne parut pas étonnée, elle se contenta d’ajouter un couvert ; seulement, les petits trous de ses joues venaient de se creuser de nouveau, et son rire avait reparu. Le matin, le père Merlier était allé trouver Dominique dans sa masure, sur la lisière du bois. Là, les deux hommes avaient causé pendant trois heures, les portes et les fenêtres fermées. Jamais personne n’a su ce qu’ils avaient pu se dire. Ce qu’il y a de certain, c’est que le père Merlier en sortant traitait déjà Dominique comme son fils. Sans doute, le vieillard avait trouvé le garçon qu’il était allé chercher, un brave garçon, dans ce paresseux qui se couchait sur l’herbe pour se faire aimer des filles. Tout Rocreuse clabauda. Les femmes, sur les portes, ne tarissaient pas au sujet de la folie du père Merlier, qui introduisait ainsi chez lui un garnement. Il laissa dire. Peut-être s’était-il souvenu de son propre mariage. Lui non plus ne possédait pas un sou vaillant, lorsqu’il avait épousé Madeleine et son moulin ; cela pourtant ne l’avait point empêché de faire un bon mari. D’ailleurs, Dominique coupa court aux cancans, en se mettant si rudement à la besogne, que le pays en fut émerveillé. Justement le garçon du moulin était tombé au sort, et jamais Dominique ne voulut qu’on en engageât un autre. Il porta les sacs, conduisit la charrette, se battit avec la vieille roue, quand elle se faisait prier pour tourner, tout cela d’un tel cœur, qu’on venait le voir par plaisir. Le père Merlier avait son rire silencieux. Il était très fier d’avoir deviné ce garçon. Il n’y a rien comme l’amour pour donner du courage aux jeunes gens. Au milieu de toute cette grosse besogne, Françoise et Dominique s’adoraient. Ils ne se parlaient guère, mais ils se regardaient avec une douceur souriante. Jusque-là, le père Merlier n’avait pas dit un seul mot au sujet du mariage ; et tous deux respectaient ce silence, attendant la volonté du vieillard. Enfin, un jour, vers le milieu de juillet, il avait fait mettre trois tables dans la cour, sous le grand orme, en invitant ses amis de Rocreuse à venir le soir boire un coup avec lui. Quand la cour fut pleine et que tout le monde eut le verre en main, le père Merlier leva le sien très haut en disant : — C’est pour avoir le plaisir de vous annoncer que Françoise épousera ce gaillard-là dans un mois, le jour de la Saint-Louis. Alors, on trinqua bruyamment. Tout le monde riait. Mais le père Merlier, haussant la voix, dit encore : — Dominique, embrasse ta promise. Ça se doit. Et ils s’embrassèrent, très rouges pendant que l’assistance riait plus fort. Ce fut une vraie fête. On vida un petit tonneau. Puis, quand il n’y eut là que les amis intimes, on causa d’une façon calme. La nuit était tombée, une nuit étoilée et très claire. Dominique et Françoise, assis sur un banc, l’un près de l’autre, ne disaient rien. Un vieux paysan parlait de la guerre que l’empereur avait déclarée à la Prusse. Tous les gars du village étaient déjà partis. La veille, des troupes avaient encore passé. On allait se cogner dur. — Bah ! dit le père Merlier avec l’égoïsme d’un homme heureux, Dominique est étranger, il ne partira pas... Et si les Prussiens venaient, il serait là pour défendre sa femme. Cette idée que les Prussiens pouvaient venir parut une bonne plaisanterie. On allait leur flanquer une raclée soignée, et ce serait vite fini. — Je les ai déjà vus, je les ai déjà vus, répéta d’une voix sourde le vieux paysan. Il y eut un silence. Puis, on trinqua une fois encore. Françoise et Dominique n’avaient rien entendu ; ils s’étaient pris doucement la main, derrière le banc, sans qu’on pût les voir, et cela leur semblait si bon, qu’ils restaient là, les yeux perdus au fond des ténèbres. Quelle nuit tiède et superbe ! Le village s’endormait aux deux bords de la route blanche, dans une tranquillité d’enfant. On n’entendait plus, de loin en loin, que le chant de quelque coq éveillé trop tôt. Des grands bois voisins, descendaient de longues haleines qui passaient sur les toitures comme des caresses. Les prairies, avec leurs ombrages noirs, prenaient une majesté mystérieuse et recueillie, tandis que toutes les sources, toutes les eaux courantes qui jaillissaient dans l’ombre, semblaient être la respiration fraîche et rythmée de la campagne endormie. Par instants, la vieille roue du moulin, ensommeillée, paraissait rêver comme ces vieux chiens de garde qui aboient en ronflant ; elle avait des craquements, elle causait toute seule, bercée par la chute de la Morelle, dont la nappe rendait le son musical et continu d’un tuyau d’orgues. Jamais une paix plus large n’était descendue sur un coin plus heureux de nature. Un mois plus tard, jour pour jour, juste la veille de la Saint-Louis, Rocreuse était dans l’épouvante. Les Prussiens avaient battu l’empereur et s’avançaient à marches forcées vers le village. Depuis une semaine, des gens qui passaient sur la route annonçaient les Prussiens : « Ils sont à Lormière, ils sont à Novelles » ; et, à entendre dire qu’ils se rapprochaient si vite, Rocreuse, chaque matin, croyait les voir descendre par les bois de Gagny. Ils ne venaient point cependant, cela effrayait davantage. Bien sûr qu’ils tomberaient sur le village pendant la nuit et qu’ils égorgeraient tout le monde. La nuit précédente, un peu avant le jour, il y avait eu une alerte. Les habitants s’étaient réveillés, en entendant un grand bruit d’hommes sur la route. Les femmes déjà se jetaient à genoux et faisaient des signes de croix, lorsqu’on avait reconnu des pantalons rouges, en entr’ouvrant prudemment les fenêtres. C’était un détachement français. Le capitaine avait tout de suite demandé le maire du pays, et il était resté au moulin, après avoir causé avec le père Merlier. Le soleil se levait gaiement, ce jour-là. Il ferait chaud, à midi. Sur les bois, une clarté blonde flottait, tandis que dans les fonds, au-dessus des prairies, montaient des vapeurs blanches. Le village, propre et joli, s’éveillait dans la fraîcheur, et la campagne, avec sa rivière et ses fontaines, avait des grâces mouillées de bouquet. Mais cette belle journée ne faisait rire personne. On venait de voir le capitaine tourner autour du moulin, regarder les maisons voisines, passer de l’autre côté de la Morelle, et de là, étudier le pays avec une lorgnette ; le père Merlier, qui l’accompagnait, semblait donner des explications. Puis, le capitaine avait posté des soldats derrière des murs, derrière des arbres, dans des trous. Le gros du détachement campait dans la cour du moulin. On allait donc se battre ? Et quand le père Merlier revint, on l’interrogea. Il fit un long signe de tête, sans parler. Oui, on allait se battre. Françoise et Dominique étaient là, dans la cour, qui le regardaient. Il finit par ôter sa pipe de la bouche, et dit cette simple phrase : — Ah ! mes pauvres petits, ce n’est pas demain que je vous marierai ! Dominique, les lèvres serrées, avec un pli de colère au front, se haussait parfois, restait les yeux fixés sur les bois de Gagny, comme s’il eût voulu voir arriver les Prussiens. Françoise, très pâle, sérieuse, allait et venait, fournissant aux soldats ce dont ils avaient besoin. Ils faisaient la soupe dans un coin de la cour, et plaisantaient, en attendant de manger. Cependant, le capitaine paraissait ravi. Il avait visité les chambres et la grande salle du moulin donnant sur la rivière. Maintenant, assis près du puits, il causait avec le père Merlier. — Vous avez là une vraie forteresse, disait-il. Nous tiendrons bien jusqu’à ce soir... Les bandits sont en retard. Ils devraient être ici. Le meunier restait grave. Il voyait son moulin flamber comme une torche. Mais il ne se plaignait pas, jugeant cela inutile. Il ouvrit seulement la bouche, pour dire : — Vous devriez faire cacher la barque derrière la roue. Il y a là un trou où elle tient... Peut-être qu’elle pourra servir. Le capitaine donna un ordre. Ce capitaine était un bel homme d’une quarantaine d’années, grand et de figure aimable. La vue de Françoise et de Dominique semblait le réjouir. Il s’occupait d’eux, comme s’il avait oublié la lutte prochaine. Il suivait Françoise des yeux, et son air disait clairement qu’il la trouvait charmante. Puis, se tournant vers Dominique : — Vous n’êtes donc pas à l’armée, mon garçon ? lui demanda-t-il brusquement. — Je suis étranger, répondit le jeune homme. Le capitaine parut goûter médiocrement cette raison. Il cligna les yeux et sourit. Françoise était plus agréable à fréquenter que le canon. Alors, en le voyant sourire, Dominique ajouta : — Je suis étranger, mais je loge une balle dans une pomme, à cinq cents mètres... Tenez, mon fusil de chasse est là, derrière vous. — Il pourra vous servir, répliqua simplement le capitaine. Françoise s’était approchée, un peu tremblante. Et, sans se soucier du monde qui était là, Dominique prit et serra dans les siennes les deux mains qu’elle lui tendait, comme pour se mettre sous sa protection. Le capitaine avait souri de nouveau, mais il n’ajouta pas une parole. Il demeurait assis, son épée entre les jambes, les yeux perdus, paraissant rêver. Il était déjà dix heures. La chaleur devenait très forte. Un lourd silence se faisait. Dans la cour, à l’ombre des hangars, les soldats s’étaient mis à manger la soupe. Aucun bruit ne venait du village, dont les habitants avaient tous barricadé leurs maisons, portes et fenêtres. Un chien, resté seul sur la route, hurlait. Des bois et des prairies voisines, pâmés par la chaleur, sortait une voix lointaine, prolongée, faite de tous les souffles épars. Un coucou chanta. Puis, le silence s’élargit encore. Et, dans cet air endormi, brusquement, un coup de feu éclata. Le capitaine se leva vivement, les soldats lâchèrent leurs assiettes de soupe, encore à moitié pleines. En quelques secondes, tous furent à leur poste de combat ; de bas en haut, le moulin se trouvait occupé. Cependant, le capitaine, qui s’était porté sur la route, n’avait rien vu ; à droite, à gauche, la route s’étendait, vide et toute blanche. Un deuxième coup de feu se fit entendre, et toujours rien, pas une ombre. Mais, en se retournant, il aperçut du côté de Gagny, entre deux arbres, un léger flocon de fumée qui s’envolait, pareil à un fil de la vierge. Le bois restait profond et doux. — Les gredins se sont jetés dans la forêt, murmura-t-il. Ils nous savent ici. Alors, la fusillade continua, de plus en plus nourrie, entre les soldats français, postés autour du moulin, et les Prussiens, cachés derrière les arbres. Les balles sifflaient au-dessus de la Morelle, sans causer de pertes ni d’un côté ni de l’autre. Les coups étaient irréguliers, partaient de chaque buisson ; et l’on n’apercevait toujours que les petites fumées, balancées mollement par le vent. Cela dura près de deux heures. L’officier chantonnait d’un air indifférent. Françoise et Dominique, qui étaient restés dans la cour, se haussaient et regardaient par-dessus une muraille basse. Ils s’intéressaient surtout à un petit soldat, posté au bord de la Morelle, derrière la carcasse d’un vieux bateau ; il était à plat ventre, guettait, lâchait son coup de feu, puis se laissait glisser dans un fossé, un peu en arrière, pour recharger son fusil ; et ses mouvements étaient si drôles, si rusés, si souples, qu’on se laissait aller à sourire en le voyant. Il dut apercevoir quelque tête de Prussien, car il se leva vivement et épaula ; mais, avant qu’il eût tiré, il jeta un cri, tourna sur lui-même et roula dans le fossé, où ses jambes eurent un instant le roidissement convulsif des pattes d’un poulet qu’on égorge. Le petit soldat venait de recevoir une balle en pleine poitrine. C’était le premier mort. Instinctivement, Françoise avait saisi la main de Dominique et la lui serrait, dans une crispation nerveuse. — Ne restez pas là, dit le capitaine. Les balles viennent jusqu’ici. En effet, un petit coup sec s’était fait entendre dans le vieil orme, et un bout de branche tombait en se balançant. Mais les deux jeunes gens ne bougèrent pas, cloués par l’anxiété du spectacle. À la lisière du bois, un Prussien était brusquement sorti de derrière un arbre comme d’une coulisse, battant l’air de ses bras et tombant à la renverse. Et rien ne bougea plus, les deux morts semblaient dormir au grand soleil, on ne voyait toujours personne dans la campagne alourdie. Le pétillement de la fusillade lui-même cessa. Seule, la Morelle chuchotait avec son bruit clair. Le père Merlier regarda le capitaine d’un air de surprise, comme pour lui demander si c’était fini. — Voilà le grand coup, murmura celui-ci. Méfiez-vous. Ne restez pas là. Il n’avait pas achevé qu’une décharge effroyable eut lieu. Le grand orme fut comme fauché, une volée de feuilles tournoya. Les Prussiens avaient heureusement tiré trop haut. Dominique entraîna, emporta presque Françoise, tandis que le père Merlier les suivait en criant : — Mettez-vous dans le petit caveau, les murs sont solides. Mais ils ne l’écoutèrent pas, ils entrèrent dans la grande salle, où une dizaine de soldats attendaient en silence, les volets fermés, guettant par des fentes. Le capitaine était resté seul dans la cour, accroupi derrière la petite muraille, pendant que des décharges furieuses continuaient. Au-dehors, les soldats qu’il avait postés, ne cédaient le terrain que pied à pied. Pourtant, ils rentraient un à un en rampant, quand l’ennemi les avait délogés de leurs cachettes. Leur consigne était de gagner du temps, de ne point se montrer, pour que les Prussiens ne pussent savoir quelles forces ils avaient devant eux. Une heure encore s’écoula. Et, comme un sergent arrivait, disant qu’il n’y avait plus dehors que deux ou trois hommes, l’officier tira sa montre, en murmurant : — Deux heures et demie... Allons, il faut tenir quatre heures. Il fit fermer le grand portail de la cour, et tout fut préparé pour une résistance énergique. Comme les Prussiens se trouvaient de l’autre côté de la Morelle, un assaut immédiat n’était pas à craindre. Il y avait bien un pont à deux kilomètres, mais ils ignoraient sans doute son existence, et il était peu croyable qu’ils tenteraient de passer à gué la rivière. L’officier fit donc simplement surveiller la route. Tout l’effort allait porter du côté de la campagne. La fusillade de nouveau avait cessé. Le moulin semblait mort sous le grand soleil. Pas un volet n’était ouvert, aucun bruit ne sortait de l’intérieur. Peu à peu, cependant, des Prussiens se montraient à la lisière du bois de Gagny. Ils allongeaient la tête, s’enhardissaient. Dans le moulin, plusieurs soldats épaulaient déjà ; mais le capitaine cria : — Non, non, attendez... Laissez-les s’approcher. Ils y mirent beaucoup de prudence, regardant le moulin d’un air méfiant. Cette vieille demeure, silencieuse et morne, avec ses rideaux de lierre, les inquiétait. Pourtant, ils avançaient. Quand ils furent une cinquantaine dans la prairie, en face, l’officier dit un seul mot : — Allez ! Un déchirement se fit entendre, des coups isolés suivirent. Françoise, agitée d’un tremblement, avait porté malgré elle les mains à ses oreilles. Dominique, derrière les soldats, regardait ; et, quand la fumée se fut un peu dissipée, il aperçut trois Prussiens étendus sur le dos, au milieu du pré. Les autres s’étaient jetés derrière les saules et les peupliers. Et le siège commença. Pendant plus d’une heure, le moulin fut criblé de balles. Elles en fouettaient les vieux murs comme une grêle. Lorsqu’elles frappaient sur de la pierre, on les entendait s’écraser et retomber à l’eau. Dans le bois, elles s’enfonçaient avec un bruit sourd. Parfois, un craquement annonçait que la roue venait d’être touchée. Les soldats, à l’intérieur, ménageaient leurs coups, ne tiraient que lorsqu’ils pouvaient viser. De temps à autre, le capitaine consultait sa montre. Et, comme une balle fendait un volet et allait se loger dans le plafond : — Quatre heures, murmura-t-il. Nous ne tiendrons jamais. Peu à peu, en effet, cette fusillade terrible ébranlait le vieux moulin. Un volet tomba à l’eau, troué comme une dentelle, et il fallut le remplacer par un matelas. Le père Merlier, à chaque instant, s’exposait pour constater les avaries de sa pauvre roue, dont les craquements lui allaient au cœur. Elle était bien finie, cette fois ; jamais il ne pourrait la raccommoder. Dominique avait supplié Françoise de se retirer, mais elle voulait rester avec lui ; elle s’était assise derrière une grande armoire de chêne, qui la protégeait. Une balle pourtant arriva dans l’armoire, dont les flancs rendirent un son grave. Alors, Dominique se plaça devant Françoise. Il n’avait pas encore tiré, il tenait son fusil à la main, ne pouvant approcher des fenêtres dont les soldats tenaient toute la largeur. À chaque décharge, le plancher tressaillait. — Attention ! attention ! cria tout d’un coup le capitaine. Il venait de voir sortir du bois toute une masse sombre. Aussitôt s’ouvrit un formidable feu de peloton. Ce fut comme une trombe qui passa sur le moulin. Un autre volet partit, et par l’ouverture béante de la fenêtre, les balles entrèrent. Deux soldats roulèrent sur le carreau. L’un ne remua plus ; on le poussa contre le mur, parce qu’il encombrait. L’autre se tordit en demandant qu’on l’achevât ; mais on ne l’écoutait point, les balles entraient toujours, chacun se garait et tâchait de trouver une meurtrière pour riposter. Un troisième soldat fut blessé ; celui-là ne dit pas une parole, il se laissa couler au bord d’une table, avec des yeux fixes et hagards. En face de ces morts, Françoise, prise d’horreur, avait repoussé machinalement sa chaise, pour s’asseoir à terre, contre le mur ; elle se croyait là plus petite et moins en danger. Cependant, on était allé prendre tous les matelas de la maison, on avait rebouché à moitié la fenêtre. La salle s’emplissait de débris, d’armes rompues, de meubles éventrés. — Cinq heures, dit le capitaine. Tenez bon... Ils vont chercher à passer l’eau. À ce moment, Françoise poussa un cri. Une balle, qui avait ricoché, venait de lui effleurer le front. Quelques gouttes de sang parurent. Dominique la regarda ; puis, s’approchant de la fenêtre, il lâcha son premier coup de feu, et il ne s’arrêta plus. Il chargeait, tirait, sans s’occuper de ce qui se passait près de lui ; de temps à autre seulement, il jetait un coup d’œil sur Françoise. D’ailleurs, il ne se pressait pas, visait avec soin. Les Prussiens, longeant les peupliers, tentaient le passage de la Morelle, comme le capitaine l’avait prévu ; mais, dès qu’un d’entre eux se hasardait, il tombait frappé à la tête par une balle de Dominique. Le capitaine, qui suivait ce jeu, était émerveillé. Il complimenta le jeune homme, en lui disant qu’il serait heureux d’avoir beaucoup de tireurs de sa force. Dominique ne l’entendait pas. Une balle lui entama l’épaule, une autre lui contusionna le bras. Et il tirait toujours. Il y eut deux nouveaux morts. Les matelas, déchiquetés, ne bouchaient plus les fenêtres. Une dernière décharge semblait devoir emporter le moulin. La position n’était plus tenable. Cependant, l’officier répétait : — Tenez bon... Encore une demi-heure. Maintenant, il comptait les minutes. Il avait promis à ses chefs d’arrêter l’ennemi là jusqu’au soir, et il n’aurait pas reculé d’une semelle avant l’heure qu’il avait fixée pour la retraite. Il gardait son air aimable, souriait à Françoise, afin de la rassurer. Lui-même venait de ramasser le fusil d’un soldat mort et faisait le coup de feu. Il n’y avait plus que quatre soldats dans la salle. Les Prussiens se montraient en masse sur l’autre bord de la Morelle, et il était évident qu’ils allaient passer la rivière d’un moment à l’autre. Quelques minutes s’écoulèrent encore. Le capitaine s’entêtait, ne voulait pas donner l’ordre de la retraite, lorsqu’un sergent accourut, en disant : — Ils sont sur la route, ils vont nous prendre par derrière. Les Prussiens devaient avoir trouvé le pont. Le capitaine tira sa montre. — Encore cinq minutes, dit-il. Ils ne seront pas ici avant cinq minutes. Puis, à six heures précises, il consentit enfin à faire sortir ses hommes par une petite porte qui donnait sur une ruelle. De là, ils se jetèrent dans un fossé, ils gagnèrent la forêt de Sauval. Le capitaine avait, avant de partir, salué très poliment le père Merlier, en s’excusant. Et il avait même ajouté : — Amusez-les... Nous reviendrons. Cependant, Dominique était resté seul dans la salle. Il tirait toujours, n’entendant rien, ne comprenant rien. Il n’éprouvait que le besoin de défendre Françoise. Les soldats étaient partis, sans qu’il s’en doutât le moins du monde. Il visait et tuait son homme à chaque coup. Brusquement, il y eut un grand bruit. Les Prussiens, par derrière, venaient d’envahir la cour. Il lâcha un dernier coup, et ils tombèrent sur lui, comme son fusil fumait encore. Quatre hommes le tenaient. D’autres vociféraient autour de lui, dans une langue effroyable. Ils faillirent l’égorger tout de suite. Françoise s’était jetée en avant, suppliante. Mais un officier entra et se fit remettre le prisonnier. Après quelques phrases qu’il échangea en allemand avec les soldats, il se tourna vers Dominique et lui dit rudement, en très bon français : — Vous serez fusillé dans deux heures. C’était une règle posée par l’état-major allemand : tout Français n’appartenant pas à l’armée régulière et pris les armes à la main, devait être fusillé. Les compagnies franches elles-mêmes n’étaient pas reconnues comme belligérantes. En faisant ainsi de terribles exemples sur les paysans qui défendaient leurs foyers, les Allemands voulaient empêcher la levée en masse, qu’ils redoutaient. L’officier, un homme grand et sec, d’une cinquantaine d’années, fit subir à Dominique un bref interrogatoire. Bien qu’il parlât le français très purement, il avait une raideur toute prussienne. — Vous êtes de ce pays ? — Non, je suis Belge. — Pourquoi avez-vous pris les armes ?... Tout ceci ne doit pas vous regarder. Dominique ne répondit pas. À ce moment, l’officier aperçut Françoise debout et très pâle, qui écoutait ; sur son front blanc, sa légère blessure mettait une barre rouge. Il regarda les jeunes gens l’un après l’autre, parut comprendre, et se contenta d’ajouter : — Vous ne niez pas avoir tiré ? — J’ai tiré tant que j’ai pu, répondit tranquillement Dominique. Cet aveu était inutile, car il était noir de poudre, couvert de sueur, taché de quelques gouttes de sang qui avaient coulé de l’éraflure de son épaule. — C’est bien, répéta l’officier. Vous serez fusillé dans deux heures. Françoise ne cria pas. Elle joignit les mains et les éleva dans un geste de muet désespoir. L’officier remarqua ce geste. Deux soldats avaient emmené Dominique dans une pièce voisine, où ils devaient le garder à vue. La jeune fille était tombée sur une chaise, les jambes brisées ; elle ne pouvait pleurer, elle étouffait. Cependant, l’officier l’examinait toujours. Il finit par lui adresser la parole : — Ce garçon est votre frère ? demanda-t-il. Elle dit non de la tête. Il resta raide, sans un sourire. Puis, au bout d’un silence : — Il habite le pays depuis longtemps ? Elle dit oui, d’un nouveau signe. — Alors il doit très bien connaître les bois voisins ? Cette fois, elle parla. — Oui, monsieur, dit-elle en le regardant avec quelque surprise. Il n’ajouta rien et tourna sur ses talons, en demandant qu’on lui amenât le maire du village. Mais Françoise s’était levée, une légère rougeur au visage, croyant avoir saisi le but de ses questions et reprise d’espoir. Ce fut elle-même qui courut pour trouver son père. Le père Merlier, dès que les coups de feu avaient cessé, était vivement descendu par la galerie de bois, pour visiter sa roue. Il adorait sa fille, il avait une solide amitié pour Dominique, son futur gendre ; mais sa roue tenait aussi une large place dans son cœur. Puisque les deux petits, comme il les appelait, étaient sortis sains et saufs de la bagarre, il songeait à son autre tendresse, qui avait singulièrement souffert, celle-là. Et, penché sur la grande carcasse de bois, il en étudiait les blessures d’un air navré. Cinq palettes étaient en miettes, la charpente centrale était criblée. Il fourrait les doigts dans les trous des balles, pour en mesurer la profondeur ; il réfléchissait à la façon dont il pourrait réparer toutes ces avaries. Françoise le trouva qui bouchait déjà des fentes avec des débris et de la mousse. — Père, dit-elle, ils vous demandent. Et elle pleura enfin, en lui contant ce qu’elle venait d’entendre. Le père Merlier hocha la tête. On ne fusillait pas les gens comme ça. Il fallait voir. Et il rentra dans le moulin, de son air silencieux et paisible. Quand l’officier lui eut demandé des vivres pour ses hommes, il répondit que les gens de Rocreuse n’étaient pas habitués à être brutalisés, et qu’on n’obtiendrait rien d’eux si l’on employait la violence. Il se chargeait de tout, mais à la condition qu’on le laissât agir seul. L’officier parut se fâcher d’abord de ce ton tranquille ; puis, il céda, devant les paroles brèves et nettes du vieillard. Même il le rappela, pour lui demander : — Ces bois-là, en face, comment les nommez-vous ? — Les bois de Sauval. — Et quelle est leur étendue ? Le meunier le regarda fixement. — Je ne sais pas, répondit-il. Et il s’éloigna. Une heure plus tard, la contribution de guerre en vivres et en argent, réclamée par l’officier, était dans la cour du moulin. La nuit venait, Françoise suivait avec anxiété les mouvements des soldats. Elle ne s’éloignait pas de la pièce dans laquelle était enfermé Dominique. Vers sept heures, elle eut une émotion poignante ; elle vit l’officier entrer chez le prisonnier, et, pendant un quart d’heure, elle entendit leurs voix qui s’élevaient. Un instant, l’officier reparut sur le seuil pour donner un ordre en allemand, qu’elle ne comprit pas ; mais, lorsque douze hommes furent venus se ranger dans la cour, le fusil au bras, un tremblement la saisit, elle se sentit mourir. C’en était donc fait ; l’exécution allait avoir lieu. Les douze hommes restèrent là dix minutes, la voix de Dominique continuait à s’élever sur un ton de refus violent. Enfin, l’officier sortit, en fermant brutalement la porte et en disant : — C’est bien, réfléchissez... Je vous donne jusqu’à demain matin. Et, d’un geste, il fit rompre les rangs aux douze hommes. Françoise restait hébétée. Le père Merlier, qui avait continué de fumer sa pipe, en regardant le peloton d’un air simplement curieux, vint la prendre par le bras, avec une douceur paternelle. Il l’emmena dans sa chambre. — Tiens-toi tranquille, lui dit-il, tâche de dormir... Demain, il fera jour, et nous verrons. En se retirant, il l’enferma par prudence. Il avait pour principe que les femmes ne sont bonnes à rien, et qu’elles gâtent tout, lorsqu’elles s’occupent d’une affaire sérieuse. Cependant, Françoise ne se coucha pas. Elle demeura longtemps assise sur son lit, écoutant les rumeurs de la maison. Les soldats allemands, campés dans la cour, chantaient et riaient ; ils durent manger et boire jusqu’à onze heures, car le tapage ne cessa pas un instant. Dans le moulin même, des pas lourds résonnaient de temps à autre, sans doute des sentinelles qu’on relevait. Mais, ce qui l’intéressait surtout, c’étaient les bruits qu’elle pouvait saisir dans la pièce qui se trouvait sous sa chambre. Plusieurs fois elle se coucha par terre, elle appliqua son oreille contre le plancher. Cette pièce était justement celle où l’on avait enfermé Dominique. Il devait marcher du mur à la fenêtre, car elle entendit longtemps la cadence régulière de sa promenade ; puis, il se fit un grand silence, il s’était sans doute assis. D’ailleurs, les rumeurs cessaient, tout s’endormait. Quand la maison lui parut s’assoupir, elle ouvrit sa fenêtre le plus doucement possible, elle s’accouda. Au-dehors, la nuit avait une sérénité tiède. Le mince croissant de la lune, qui se couchait derrière les bois de Sauval, éclairait la campagne d’une lueur de veilleuse. L’ombre allongée des grands arbres barrait de noir les prairies, tandis que l’herbe, aux endroits découverts, prenait une douceur de velours verdâtre. Mais Françoise ne s’arrêtait guère au charme mystérieux de la nuit. Elle étudiait la campagne, cherchant les sentinelles que les Allemands avaient dû poster de ce côté. Elle voyait parfaitement leurs ombres s’échelonner le long de la Morelle. Une seule se trouvait devant le moulin, de l’autre côté de la rivière, près d’un saule dont les branches trempaient dans l’eau. Françoise la distinguait parfaitement. C’était un grand garçon qui se tenait immobile, la face tournée vers le ciel, de l’air rêveur d’un berger. Alors, quand elle eut ainsi inspecté les lieux avec soin, elle revint s’asseoir sur son lit. Elle y resta une heure, profondément absorbée. Puis elle écouta de nouveau : la maison n’avait plus un souffle. Elle retourna à la fenêtre, jeta un coup d’œil ; mais sans doute une des cornes de la lune qui apparaissait encore derrière les arbres, lui parut gênante, car elle se remit à attendre. Enfin, l’heure lui sembla venue. La nuit était toute noire, elle n’apercevait plus la sentinelle en face, la campagne s’étalait comme une mare d’encre. Elle tendit l’oreille un instant et se décida. Il y avait là, passant près de la fenêtre, une échelle de fer, des barres scellées dans le mur, qui montait de la roue au grenier, et qui servait autrefois aux meuniers pour visiter certains rouages ; puis, le mécanisme avait été modifié, depuis longtemps l’échelle disparaissait sous les lierres épais qui couvraient ce côté du moulin. Françoise, bravement, enjamba la balustrade de sa fenêtre, saisit une des barres de fer et se trouva dans le vide. Elle commença à descendre. Ses jupons l’embarrassaient beaucoup. Brusquement, une pierre se détacha de la muraille et tomba dans la Morelle avec un rejaillissement sonore. Elle s’était arrêtée, glacée d’un frisson. Mais elle comprit que la chute d’eau, de son ronflement continu, couvrait à distance tous les bruits qu’elle pouvait faire, et elle descendit alors plus hardiment, tâtant le lierre du pied, s’assurant des échelons. Lorsqu’elle fut à la hauteur de la chambre qui servait de prison à Dominique, elle s’arrêta. Une difficulté imprévue faillit lui faire perdre tout son courage : la fenêtre de la pièce du bas n’était pas régulièrement percée au-dessous de la fenêtre de sa chambre, elle s’écartait de l’échelle, et lorsqu’elle allongea la main, elle ne rencontra que la muraille. Lui faudrait-il donc remonter, sans pousser son projet jusqu’au bout ? Ses bras se lassaient, le murmure de la Morelle, au-dessous d’elle, commençait à lui donner des vertiges. Alors, elle arracha du mur de petits fragments de plâtre et les lança dans la fenêtre de Dominique. Il n’entendait pas, peut-être dormait-il. Elle émietta encore la muraille, elle s’écorchait les doigts. Et elle était à bout de force, elle se sentait tomber à la renverse, lorsque Dominique ouvrit enfin doucement. — C’est moi, murmura-t-elle. Prends-moi vite, je tombe. C’était la première fois qu’elle le tutoyait. Il la saisit, en se penchant, et l’apporta dans la chambre. Là, elle eut une crise de larmes, étouffant ses sanglots, pour qu’on ne l’entendît pas. Puis, par un effort suprême, elle se calma. — Vous êtes gardé ? demanda-t-elle à voix basse. Dominique, encore stupéfait de la voir ainsi, fit un simple signe, en montrant sa porte. De l’autre côté, on entendait un ronflement ; la sentinelle, cédant au sommeil, avait dû se coucher par terre, contre la porte, en se disant que, de cette façon, le prisonnier ne pouvait bouger. — Il faut fuir, reprit-elle vivement. Je suis venue pour vous supplier de fuir et pour vous dire adieu. Mais lui ne paraissait pas l’entendre. Il répétait : — Comment, c’est vous, c’est vous... Oh ! que vous m’avez fait peur ! Vous pouviez vous tuer. Il lui prit les mains, il les baisa. — Que je vous aime, Françoise !... Vous êtes aussi courageuse que bonne. Je n’avais qu’une crainte, c’était de mourir sans vous avoir revue... Mais vous êtes là, et maintenant ils peuvent me fusiller. Quand j’aurai passé un quart d’heure avec vous, je serai prêt. Peu à peu, il l’avait attirée à lui, et elle appuyait sa tête sur son épaule. Le danger les rapprochait. Ils oubliaient tout dans cette étreinte. — Ah ! Françoise, reprit Dominique d’une voix caressante, c’est aujourd’hui la Saint-Louis, le jour si longtemps attendu de notre mariage. Rien n’a pu nous séparer, puisque nous voilà tous les deux seuls, fidèles au rendez-vous... N’est-ce pas ? c’est à cette heure le matin des noces. — Oui, oui, répéta-t-elle, le matin des noces. Ils échangèrent un baiser en frissonnant. Mais, tout d’un coup, elle se dégagea, la terrible réalité se dressait devant elle. — Il faut fuir, il faut fuir, bégaya-t-elle. Ne perdons pas une minute. Et comme il tendait les bras dans l’ombre pour la reprendre, elle le tutoya de nouveau : — Oh ! je t’en prie, écoute-moi... Si tu meurs, je mourrai. Dans une heure, il fera jour. Je veux que tu partes tout de suite. Alors, rapidement, elle expliqua son plan. L’échelle de fer descendait jusqu’à la roue ; là, il pourrait s’aider des palettes et entrer dans la barque qui se trouvait dans un enfoncement. Il lui serait facile ensuite de gagner l’autre bord de la rivière et de s’échapper. — Mais il doit y avoir des sentinelles ? dit-il. — Une seule, en face, au pied du premier saule. — Et si elle m’aperçoit, si elle veut crier ? Françoise frissonna. Elle lui mit dans la main un couteau qu’elle avait descendu. Il y eut un silence. — Et votre père, et vous ? reprit Dominique. Mais non, je ne puis fuir... Quand je ne serai plus là, ces soldats vous massacreront peut-être... Vous ne les connaissez pas. Ils m’ont proposé de me faire grâce, si je consentais à les guider dans la forêt de Sauval. Lorsqu’ils ne me trouveront plus, ils sont capables de tout. La jeune fille ne s’arrêta pas à discuter. Elle répondit simplement à toutes les raisons qu’il donnait : — Par amour pour moi, fuyez... Si vous m’aimez, Dominique, ne restez pas ici une minute de plus. Puis, elle promit de remonter dans sa chambre. On ne saurait pas qu’elle l’avait aidé. Elle finit par le prendre dans ses bras, par l’embrasser, pour le convaincre, avec un élan de passion extraordinaire. Lui, était vaincu. Il ne posa plus qu’une question. — Jurez-moi que votre père connaît votre démarche et qu’il me conseille la fuite ? — C’est mon père qui m’a envoyée, répondit hardiment Françoise. Elle mentait. Dans ce moment, elle n’avait qu’un besoin immense, le savoir en sûreté, échapper à cette abominable pensée que le soleil allait être le signal de sa mort. Quand il serait loin, tous les malheurs pouvaient fondre sur elle ; cela lui paraîtrait doux, du moment où il vivrait. L’égoïsme de sa tendresse le voulait vivant, avant toutes choses. — C’est bien, dit Dominique, je ferai comme il vous plaira. Alors, ils ne parlèrent plus. Dominique alla rouvrir la fenêtre. Mais, brusquement, un bruit les glaça. La porte fut ébranlée, et ils crurent qu’on l’ouvrait. Évidemment, une ronde avait entendu leurs voix. Et tous deux debout, serrés l’un contre l’autre, attendaient dans une angoisse indicible. La porte fut de nouveau secouée ; mais elle ne s’ouvrit pas. Ils eurent chacun un soupir étouffé ; ils venaient de comprendre, ce devait être le soldat couché en travers du seuil, qui s’était retourné. En effet, le silence se fit, les ronflements recommencèrent. Dominique voulut absolument que Françoise remontât d’abord chez elle. Il la prit dans ses bras, il lui dit un muet adieu. Puis, il l’aida à saisir l’échelle et se cramponna à son tour. Mais il refusa de descendre un seul échelon avant de la savoir dans sa chambre. Quand Françoise fut rentrée, elle laissa tomber d’une voix légère comme un souffle : — Au revoir, je t’aime ! Elle resta accoudée, elle tâcha de suivre Dominique. La nuit était toujours très noire. Elle chercha la sentinelle et ne l’aperçut pas ; seul, le saule faisait une tache pâle, au milieu des ténèbres. Pendant un instant, elle entendit le frôlement du corps de Dominique le long du lierre. Ensuite la roue craqua, et il y eut un léger clapotement qui lui annonça que le jeune homme venait de trouver la barque. Une minute plus tard, en effet, elle distingua la silhouette sombre de la barque sur la nappe grise de la Morelle. Alors, une angoisse terrible la reprit à la gorge. À chaque instant, elle croyait entendre le cri d’alarme de la sentinelle ; les moindres bruits, épars dans l’ombre, lui semblaient des pas précipités de soldats, des froissements d’armes, des bruits de fusils qu’on armait. Pourtant, les secondes s’écoulaient, la campagne gardait sa paix souveraine. Dominique devait aborder à l’autre rive. Françoise ne voyait plus rien. Le silence était majestueux. Et elle entendit un piétinement, un cri rauque, la chute sourde d’un corps. Puis, le silence se fit plus profond. Alors, comme si elle eût senti la mort passer, elle resta toute froide, en face de l’épaisse nuit. Dès le petit jour, des éclats de voix ébranlèrent le moulin. Le père Merlier était venu ouvrir la porte de Françoise. Elle descendit dans la cour, pâle et très calme. Mais là, elle ne put réprimer un frisson, en face du cadavre d’un soldat Prussien, qui était allongé près du puits, sur un manteau étalé. Autour du corps, des soldats gesticulaient, criaient sur un ton de fureur. Plusieurs d’entre eux montraient les poings au village. Cependant, l’officier venait de faire appeler le père Merlier, comme maire de la commune. — Voici, lui dit-il d’une voix étranglée par la colère, un de nos hommes que l’on a trouvé assassiné sur le bord de la rivière... Il nous faut un exemple éclatant, et je compte que vous allez nous aider à découvrir le meurtrier. — Tout ce que vous voudrez, répondit le meunier avec son flegme. Seulement, ce ne sera pas commode. L’officier s’était baissé pour écarter un pan du manteau, qui cachait la figure du mort. Alors apparut une horrible blessure. La sentinelle avait été frappée à la gorge, et l’arme était restée dans la plaie. C’était un couteau de cuisine à manche noir. — Regardez ce couteau, dit l’officier au père Merlier, peut-être nous aidera-t-il dans nos recherches. Le vieillard avait eu un tressaillement. Mais il se remit aussitôt, il répondit, sans qu’un muscle de sa face bougeât : — Tout le monde a des couteaux pareils, dans nos campagnes... Peut-être que votre homme s’ennuyait de se battre et qu’il se sera fait son affaire lui-même. Ça se voit. — Taisez-vous ! cria furieusement l’officier. Je ne sais ce qui me retient de mettre le feu aux quatre coins du village. La colère heureusement l’empêchait de remarquer la profonde altération du visage de Françoise. Elle avait dû s’asseoir sur le banc de pierre, près du puits. Malgré elle, ses regards ne quittaient plus ce cadavre, étendu à terre, presque à ses pieds. C’était un grand et beau garçon, qui ressemblait à Dominique, avec des cheveux blonds et des yeux bleus. Cette ressemblance lui retournait le cœur. Elle pensait que le mort avait peut-être laissé là-bas, en Allemagne, quelque amoureuse qui allait pleurer. Et elle reconnaissait son couteau dans la gorge du mort. Elle l’avait tué. Cependant, l’officier parlait de frapper Rocreuse de mesures terribles, lorsque des soldats accoururent. On venait de s’apercevoir seulement de l’évasion de Dominique. Cela causa une agitation extrême. L’officier se rendit sur les lieux, regarda par la fenêtre laissée ouverte, comprit tout, et revint exaspéré. Le père Merlier parut très contrarié de la fuite de Dominique. — L’imbécile ! murmura-t-il, il gâte tout. Françoise qui l’entendit, fut prise d’angoisse. Son père, d’ailleurs, ne soupçonnait pas sa complicité. Il hocha la tête, en lui disant à demi-voix : — À présent, nous voilà propres ! — C’est ce gredin ! c’est ce gredin ! criait l’officier. Il aura gagné les bois... Mais il faut qu’on nous le retrouve, ou le village paiera pour lui. Et, s’adressant au meunier : — Voyons, vous devez savoir où il se cache ? Le père Merlier eut son rire silencieux, en montrant la large étendue des coteaux boisés. — Comment voulez-vous trouver un homme là-dedans ? dit-il. — Oh ! il doit y avoir des trous que vous connaissez. Je vais vous donner dix hommes. Vous les guiderez. — Je veux bien. Seulement, il nous faudra huit jours pour battre tous les bois des environs. La tranquillité du vieillard enrageait l’officier. Il comprenait en effet le ridicule de cette battue. Ce fut alors qu’il aperçut sur le banc Françoise pâle et tremblante. L’attitude anxieuse de la jeune fille le frappa. Il se tut un instant, examinant tour à tour le meunier et Françoise. — Est-ce que cet homme, finit-il par demander brutalement au vieillard, n’est pas l’amant de votre fille ? Le père Merlier devint livide, et l’on put croire qu’il allait se jeter sur l’officier pour l’étrangler. Il se raidit, il ne répondit pas. Françoise avait mis son visage entre ses mains. — Oui, c’est cela, continua le Prussien, vous ou votre fille l’avez aidé à fuir. Vous êtes son complice... Une dernière fois, voulez-vous nous le livrer ? Le meunier ne répondit pas. Il s’était détourné, regardant au loin d’un air indifférent, comme si l’officier ne s’adressait pas à lui. Cela mit le comble à la colère de ce dernier. — Eh bien ! déclara-t-il, vous allez être fusillé à sa place. Et il commanda une fois encore le peloton d’exécution. Le père Merlier garda son flegme. Il eut à peine un léger haussement d’épaules, tout ce drame lui semblait d’un goût médiocre. Sans doute il ne croyait pas qu’on fusillât un homme si aisément. Puis, quand le peloton fut là, il dit avec gravité : — Alors, c’est sérieux ?... Je veux bien. S’il vous en faut un absolument, moi autant qu’un autre. Mais Françoise s’était levée, affolée, bégayant : — Grâce, monsieur, ne faites pas du mal à mon père. Tuez-moi à sa place... C’est moi qui ai aidé Dominique à fuir. Moi seule suis coupable. — Tais-toi, fillette, s’écria le père Merlier. Pourquoi mens-tu ?... Elle a passé la nuit enfermée dans sa chambre, monsieur. Elle ment, je vous assure. — Non, je ne mens pas, reprit ardemment la jeune fille. Je suis descendue par la fenêtre, j’ai poussé Dominique à s’enfuir... C’est la vérité, la seule vérité... Le vieillard était devenu très pâle. Il voyait bien dans ses yeux qu’elle ne mentait pas, et cette histoire l’épouvantait. Ah ! ces enfants, avec leurs cœurs, comme ils gâtaient tout ! Alors, il se fâcha. — Elle est folle, ne l’écoutez pas. Elle vous raconte des histoires stupides... Allons, finissons-en. Elle voulut protester encore. Elle s’agenouilla, elle joignit les mains. L’officier, tranquillement, assistait à cette lutte douloureuse. — Mon Dieu ! finit-il par dire, je prends votre père, parce que je ne tiens plus l’autre... Tâchez de retrouver l’autre, et votre père sera libre. Un moment, elle le regarda, les yeux agrandis par l’atrocité de cette proposition. — C’est horrible, murmura-t-elle. Où voulez-vous que je retrouve Dominique, à cette heure ? Il est parti, je ne sais plus. — Enfin, choisissez. Lui ou votre père. — Oh ! mon Dieu ! est-ce que je puis choisir ? Mais je saurais où est Dominique, que je ne pourrais pas choisir !... C’est mon cœur que vous coupez... J’aimerais mieux mourir tout de suite. Oui, ce serait plus tôt fait. Tuez-moi, je vous en prie, tuez-moi... Cette scène de désespoir et de larmes finissait par impatienter l’officier. Il s’écria : — En voilà assez ! Je veux être bon, je consens à vous donner deux heures... Si, dans deux heures, votre amoureux n’est pas là, votre père payera pour lui. Et il fit conduire le père Merlier dans la chambre qui avait servi de prison à Dominique. Le vieux demanda du tabac et se mit à fumer. Sur son visage impassible on ne lisait aucune émotion. Seulement, quand il fut seul, tout en fumant, il pleura deux grosses larmes qui coulèrent lentement sur ses joues. Sa pauvre et chère enfant, comme elle souffrait ! Françoise était restée au milieu de la cour. Des soldats prussiens passaient en riant. Certains lui jetaient des mots, des plaisanteries qu’elle ne comprenait pas. Elle regardait la porte par laquelle son père venait de disparaître. Et, d’un geste lent, elle portait la main à son front, comme pour l’empêcher d’éclater. L’officier tourna sur ses talons, en répétant : — Vous avez deux heures. Tâchez de les utiliser. Elle avait deux heures. Cette phrase bourdonnait dans sa tête. Alors, machinalement, elle sortit de la cour, elle marcha devant elle. Où aller ? Que faire ? Elle n’essayait même pas de prendre un parti, parce qu’elle sentait bien l’inutilité de ses efforts. Pourtant, elle aurait voulu voir Dominique. Ils se seraient entendus tous les deux, ils auraient peut-être trouvé un expédient. Et, au milieu de la confusion de ses pensées, elle descendit au bord de la Morelle, qu’elle traversa en dessous de l’écluse, à un endroit où il y avait de grosses pierres. Ses pieds la conduisirent sous le premier saule, au coin de la prairie. Comme elle se baissait, elle aperçut une mare de sang qui la fit pâlir. C’était bien là. Et elle suivit les traces de Dominique dans l’herbe foulée ; il avait dû courir, on voyait une ligne de grands pas coupant la prairie de biais. Puis, au-delà, elle perdit ces traces. Mais, dans un pré voisin, elle crut les retrouver. Cela la conduisit à la lisière de la forêt, où toute indication s’effaçait. Françoise s’enfonça quand même sous les arbres. Cela la soulageait d’être seule. Elle s’assit un instant. Puis, en songeant que l’heure s’écoulait, elle se remit debout. Depuis combien de temps avait-elle quitté le moulin ? Cinq minutes ? une demi-heure ? Elle n’avait plus conscience du temps. Peut-être Dominique était-il allé se cacher dans un taillis qu’elle connaissait, et où ils avaient, une après-midi, mangé des noisettes ensemble. Elle se rendit au taillis, le visita. Un merle seul s’envola, en sifflant sa phrase douce et triste. Alors, elle pensa qu’il s’était réfugié dans un creux de roches, où il se mettait parfois à l’affût ; mais le creux de roches était vide. À quoi bon le chercher ? elle ne le trouverait pas ; et peu à peu le désir de le découvrir la passionnait, elle marchait plus vite. L’idée qu’il avait dû monter dans un arbre lui vint brusquement. Elle avança dès lors, les yeux levés, et pour qu’il la sût près de lui, elle l’appelait tous les quinze à vingt pas. Des coucous répondaient, un souffle qui passait dans les branches lui faisait croire qu’il était là et qu’il descendait. Une fois même, elle s’imagina le voir ; elle s’arrêta, étranglée, avec l’envie de fuir. Qu’allait-elle lui dire ? Venait-elle donc pour l’emmener et le faire fusiller ? Oh ! non, elle ne parlerait point de ces choses. Elle lui crierait de se sauver, de ne pas rester dans les environs. Puis, la pensée de son père qui l’attendait, lui causa une douleur aiguë. Elle tomba sur le gazon, en pleurant, en répétant tout haut : — Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi suis-je là ! Elle était folle d’être venue. Et comme prise de peur, elle courut, elle chercha à sortir de la forêt. Trois fois, elle se trompa, et elle croyait qu’elle ne retrouverait plus le moulin, lorsqu’elle déboucha dans une prairie, juste en face de Rocreuse. Dès qu’elle aperçut le village, elle s’arrêta. Est-ce qu’elle allait rentrer seule ? Elle restait debout, quand une voix l’appela doucement : — Françoise ! Françoise ! Et elle vit Dominique qui levait la tête, au bord d’un fossé. Juste Dieu ! elle l’avait trouvé ! Le ciel voulait donc sa mort ? Elle retint un cri, elle se laissa glisser dans le fossé. — Tu me cherchais ? demanda-t-il. — Oui, répondit-elle, la tête bourdonnante, ne sachant ce qu’elle disait. — Ah ! que se passe-t-il ? Elle baissa les yeux, elle balbutia : — Mais, rien, j’étais inquiète, je désirais te voir. Alors, tranquillisé, il lui expliqua qu’il n’avait pas voulu s’éloigner. Il craignait pour eux. Ces gredins de Prussiens étaient très capables de se venger sur les femmes et sur les vieillards. Enfin, tout allait bien, et il ajouta en riant : — La noce sera pour dans huit jours, voilà tout. Puis, comme elle restait bouleversée, il redevint grave. — Mais, qu’as-tu ? Tu me caches quelque chose. — Non, je te jure. J’ai couru pour venir. Il l’embrassa, en disant que c’était imprudent pour elle et pour lui de causer davantage ; et il voulut remonter le fossé, afin de rentrer dans la forêt. Elle le retint. Elle tremblait. — Écoute, tu ferais peut-être bien tout de même de rester là... Personne ne te cherche, tu ne crains rien. — Françoise, tu me caches quelque chose, répéta-t-il. De nouveau, elle jura qu’elle ne lui cachait rien. Seulement, elle aimait mieux le savoir près d’elle. Et elle bégaya encore d’autres raisons. Elle lui parut si singulière, que maintenant lui-même aurait refusé de s’éloigner. D’ailleurs, il croyait au retour des Français. On avait vu des troupes du côté de Sauval. — Ah ! qu’ils se pressent, qu’ils soient ici le plus tôt possible ! murmura-t-elle avec ferveur. À ce moment, onze heures sonnèrent au clocher de Rocreuse. Les coups arrivaient, clairs et distincts. Elle se leva, effarée ; il y avait deux heures qu’elle avait quitté le moulin. — Écoute, dit-elle rapidement, si nous avons besoin de toi, je monterai dans ma chambre et j’agiterai mon mouchoir. Et elle partit en courant, pendant que Dominique, très inquiet, s’allongeait au bord du fossé, pour surveiller le moulin. Comme elle allait rentrer dans Rocreuse, Françoise rencontra un vieux mendiant, le père Bontemps, qui connaissait tout le pays. Il la salua, il venait de voir le meunier au milieu des Prussiens ; puis, en faisant des signes de croix et en marmottant des mots entrecoupés, il continua sa route. — Les deux heures sont passées, dit l’officier quand Françoise parut. Le père Merlier était là, assis sur le banc, près du puits. Il fumait toujours. La jeune fille, de nouveau, supplia, pleura, s’agenouilla. Elle voulait gagner du temps. L’espoir de voir revenir les Français avait grandi en elle, et tandis qu’elle se lamentait, elle croyait entendre au loin les pas cadencés d’une armée. Oh ! s’ils avaient paru, s’ils les avaient tous délivrés ! — Écoutez, monsieur, une heure, encore une heure... Vous pouvez bien nous accorder une heure ! Mais l’officier restait inflexible. Il ordonna même à deux hommes de s’emparer d’elle et de l’emmener, pour qu’on procédât à l’exécution du vieux tranquillement. Alors, un combat affreux se passa dans le cœur de Françoise. Elle ne pouvait laisser ainsi assassiner son père. Non, non, elle mourrait plutôt avec Dominique ; et elle s’élançait vers sa chambre, lorsque Dominique lui-même entra dans la cour. L’officier et les soldats poussèrent un cri de triomphe. Mais lui, comme s’il n’y avait eu là que Françoise, s’avança vers elle, tranquille, un peu sévère. — C’est mal, dit-il. Pourquoi ne m’avez-vous pas ramené ? Il a fallu que le père Bontemps me contât les choses... Enfin, me voilà. Il était trois heures. De grands nuages noirs avaient lentement empli le ciel, la queue de quelque orage voisin. Ce ciel jaune, ces haillons cuivrés changeaient la vallée de Rocreuse, si gaie au soleil, en un coupe-gorge plein d’une ombre louche. L’officier prussien s’était contenté de faire enfermer Dominique, sans se prononcer sur le sort qu’il lui réservait. Depuis midi, Françoise agonisait dans une angoisse abominable. Elle ne voulait pas quitter la cour, malgré les instances de son père. Elle attendait les Français. Mais les heures s’écoulaient, la nuit allait venir, et elle souffrait d’autant plus, que tout ce temps gagné ne paraissait pas devoir changer l’affreux dénouement. Cependant, vers trois heures, les Prussiens firent leurs préparatifs de départ. Depuis un instant, l’officier s’était, comme la veille, enfermé avec Dominique. Françoise avait compris que la vie du jeune homme se décidait. Alors, elle joignit les mains, elle pria. Le père Merlier, à côté d’elle, gardait son attitude muette et rigide de vieux paysan, qui ne lutte pas contre la fatalité des faits. — Oh ! mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! balbutiait Françoise, ils vont le tuer... Le meunier l’attira près de lui et la prit sur ses genoux comme un enfant. À ce moment, l’officier sortait, tandis que, derrière lui, deux hommes amenaient Dominique. — Jamais, jamais ! criait ce dernier. Je suis prêt à mourir. — Réfléchissez bien, reprit l’officier. Ce service que vous me refusez, un autre nous le rendra. Je vous offre la vie, je suis généreux... Il s’agit simplement de nous conduire à Montredon, à travers bois. Il doit y avoir des sentiers. Dominique ne répondait plus. — Alors, vous vous entêtez ? — Tuez-moi, et finissons-en, répondit-il. Françoise, les mains jointes, le suppliait de loin. Elle oubliait tout, elle lui aurait conseillé une lâcheté. Mais le père Merlier lui saisit les mains, pour que les Prussiens ne vissent pas son geste de femme affolée. — Il a raison, murmura-t-il, il vaut mieux mourir. Le peloton d’exécution était là. L’officier attendait une faiblesse de Dominique. Il comptait toujours le décider. Il y eut un silence. Au loin, on entendait de violents coups de tonnerre. Une chaleur lourde écrasait la campagne. Et ce fut dans ce silence qu’un cri retentit : — Les Français ! Les Français ! C’étaient eux, en effet. Sur la route de Sauval, à la lisière du bois, on distinguait la ligne des pantalons rouges. Ce fut, dans le moulin, une agitation extraordinaire. Les soldats prussiens couraient, avec des exclamations gutturales. D’ailleurs, pas un coup de feu n’avait encore été tiré. — Les Français ! les Français ! cria Françoise en battant des mains. Elle était comme folle. Elle venait de s’échapper de l’étreinte de son père, et elle riait, les bras en l’air. Enfin, ils arrivaient donc, et ils arrivaient à temps, puisque Dominique était encore là, debout ! Un feu de peloton terrible qui éclata comme un coup de foudre à ses oreilles, la fit se retourner. L’officier venait de murmurer : — Avant tout, réglons cette affaire. Et, poussant lui-même Dominique contre le mur d’un hangar, il avait commandé le feu. Quand Françoise se tourna, Dominique était par terre, la poitrine trouée de douze balles. Elle ne pleura pas, elle resta stupide. Ses yeux devinrent fixes, et elle alla s’asseoir sous le hangar, à quelques pas du corps. Elle le regardait, elle avait par moments un geste vague et enfantin de la main. Les Prussiens s’étaient emparés du père Merlier comme d’un otage. Ce fut un beau combat. Rapidement, l’officier avait posté ses hommes, comprenant qu’il ne pouvait battre en retraite, sans se faire écraser. Autant valait-il vendre chèrement sa vie. Maintenant, c’étaient les Prussiens qui défendaient le moulin, et les Français qui l’attaquaient. La fusillade commença avec une violence inouïe. Pendant une demi-heure, elle ne cessa pas. Puis, un éclat sourd se fit entendre, et un boulet cassa une maîtresse branche de l’orme séculaire. Les Français avaient du canon. Une batterie, dressée juste au-dessus du fossé, dans lequel s’était caché Dominique, balayait la grande rue de Rocreuse. La lutte, désormais, ne pouvait être longue. Ah ! le pauvre moulin ! Des boulets le perçaient de part en part. Une moitié de la toiture fut enlevée. Deux murs s’écroulèrent. Mais c’était surtout du côté de la Morelle que le désastre devint lamentable. Les lierres, arrachés des murailles ébranlées, pendaient comme des guenilles ; la rivière emportait des débris de toutes sortes, et l’on voyait, par une brèche, la chambre de Françoise, avec son lit, dont les rideaux blancs étaient soigneusement tirés. Coup sur coup, la vieille roue reçut deux boulets, et elle eut un gémissement suprême : les palettes furent charriées dans le courant, la carcasse s’écrasa. C’était l’âme du gai moulin qui venait de s’exhaler. Puis, les Français donnèrent l’assaut. Il y eut un furieux combat à l’arme blanche. Sous le ciel couleur de rouille, le coupe-gorge de la vallée s’emplissait de morts. Les larges prairies semblaient farouches, avec leurs grands arbres isolés, leurs rideaux de peupliers qui les tachaient d’ombre. À droite et à gauche, les forêts étaient comme les murailles d’un cirque qui enfermaient les combattants, tandis que les sources, les fontaines et les eaux courantes prenaient des bruits de sanglots, dans la panique de la campagne. Sous le hangar, Françoise n’avait pas bougé, accroupie en face du corps de Dominique. Le père Merlier venait d’être tué raide par une balle perdue. Alors, comme les Prussiens étaient exterminés et que le moulin brûlait, le capitaine français entra le premier dans la cour. Depuis le commencement de la campagne, c’était l’unique succès qu’il remportait. Aussi, tout enflammé, grandissant sa haute taille, riait-il de son air aimable de beau cavalier. Et, apercevant Françoise imbécile entre les cadavres de son mari et de son père, au milieu des mines fumantes du moulin, il la salua galamment de son épée, en criant : — Victoire ! victoire ! BOULE DE SUIF PAR GUY DE MAUPASSANT Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d’armée en déroute avaient traversé la ville. Ce n’était point de la troupe, mais des hordes débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes en guenilles, et ils avançaient d’une allure molle, sans drapeau, sans régiment. Tous semblaient accablés, éreintés, incapables d’une pensée ou d’une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue sitôt qu’ils s’arrêtaient. On voyait surtout des mobilisés, gens pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil ; des petits moblots alertes, faciles à l’épouvante et prompts à l’enthousiasme, prêts à l’attaque comme à la fuite ; puis, au milieu d’eux, quelques culottes rouges, débris d’une division moulue dans une grande bataille ; des artilleurs sombres alignés avec ces fantassins divers ; et, parfois, le casque brillant d’un dragon au pied pesant qui suivait avec peine la marche plus légère des lignards. Des légions de francs-tireurs aux appellations héroïques : « les Vengeurs de la Défaite — les Citoyens de la Tombe — les Partageurs de la Mort » — passaient à leur tour, avec des airs de bandits. Leurs chefs, anciens commerçants en draps ou en graines, ex-marchands de suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommés officiers pour leurs écus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d’armes, de flanelle et de galons, parlaient d’une voix retentissante, discutaient plans de campagne, et prétendaient soutenir seuls la France agonisante sur leurs épaules de fanfarons ; mais ils redoutaient parfois leurs propres soldats, gens de sac et de corde, souvent braves à outrance, pillards et débauchés. Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on. La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances très prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres sentinelles, et se préparant au combat quand un petit lapin remuait sous des broussailles, était rentrée dans ses foyers. Ses armes, ses uniformes, tout son attirail meurtrier dont elle épouvantait naguère les bornes des routes nationales à trois lieues à la ronde avaient subitement disparu. Les derniers soldats français venaient enfin de traverser la Seine pour gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard ; et, marchant après tous, le général désespéré, ne pouvant rien tenter avec ces loques disparates, éperdu lui-même dans la grande débâcle d’un peuple habitué à vaincre et désastreusement battu malgré sa bravoure légendaire, s’en allait à pied, entre deux officiers d’ordonnance. Puis un calme profond, une attente épouvantée et silencieuse avaient plané sur la cité. Beaucoup de bourgeois bedonnants, émasculés par le commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu’on ne considérât comme une arme leurs broches à rôtir ou leurs grands couteaux de cuisine. La vie semblait arrêtée ; les boutiques étaient closes, la rue muette. Quelquefois un habitant, intimidé par ce silence, filait rapidement le long des murs. L’angoisse de l’attente faisait désirer la venue de l’ennemi. Dans l’après-midi du jour qui suivit le départ des troupes françaises, quelques uhlans, sortis on ne sait d’où, traversèrent la ville avec célérité. Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la côte Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les avant-gardes des trois corps, juste au même moment, se joignirent sur la place de l’Hôtel de Ville ; et, par toutes les rues voisines, l’armée allemande arrivait, déroulant ses bataillons qui faisaient sonner les pavés sous leur pas dur et rythmé. Des commandements criés d’une voix inconnue et gutturale montaient le long des maisons qui semblaient mortes et désertes, tandis que, derrière les volets fermés, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maîtres de la cité, des fortunes et des vies de par le « droit de guerre ». Les habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l’affolement que donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car la même sensation reparaît chaque fois que l’ordre établi des choses est renversé, que la sécurité n’existe plus, que tout ce que protégeaient les lois des hommes ou celles de la nature se trouve à la merci d’une brutalité inconsciente et féroce. Le tremblement de terre écrasant sous les maisons croulantes un peuple entier ; le fleuve débordé qui roule les paysans noyés avec les cadavres des bœufs et les poutres arrachées aux toits, ou l’armée glorieuse massacrant ceux qui se défendent, emmenant les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au son du canon, sont autant de fléaux effrayants qui déconcertent toute croyance à la justice éternelle, toute la confiance qu’on nous enseigne en la protection du ciel et la raison de l’homme. Mais à chaque porte des petits détachements frappaient, puis disparaissaient dans les maisons. C’était l’occupation après l’invasion. Le devoir commençait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les vainqueurs. Au bout de quelque temps, une fois la première terreur disparue, un calme nouveau s’établit. Dans beaucoup de familles l’officier prussien mangeait à table. Il était parfois bien élevé, et, par politesse, plaignait la France, disait sa répugnance en prenant part à cette guerre. On lui était reconnaissant de ce sentiment ; puis on pouvait, un jour ou l’autre, avoir besoin de sa protection. En le ménageant on obtiendrait peut-être quelques hommes de moins à nourrir. Et pourquoi blesser quelqu’un dont on dépendait tout à fait ? Agir ainsi serait moins de la bravoure que de la témérité. — Et la témérité n’est plus un défaut des bourgeois de Rouen, comme au temps des défenses héroïques où s’illustra leur cité. — On se disait enfin, raison suprême tirée de l’urbanité française, qu’il demeurait bien permis d’être poli dans son intérieur pourvu qu’on ne se montrât pas familier en public, avec le soldat étranger. Au dehors on ne se connaissait plus, mais dans la maison on causait volontiers, et l’Allemand demeurait plus longtemps, chaque soir, à se chauffer au foyer commun. La ville même reprenait peu à peu de son aspect ordinaire. Les Français ne sortaient guère encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui traînaient avec arrogance leurs grands outils de mort sur le pavé, ne semblaient pas avoir pour les simples citoyens énormément plus de mépris que les officiers de chasseurs, qui, l’année d’avant, buvaient aux mêmes cafés. Il y avait cependant quelque chose dans l’air, quelque chose de subtil et d’inconnu, une atmosphère étrangère intolérable, comme une odeur répandue, l’odeur de l’invasion. Elle emplissait les demeures et les places publiques, changeait le goût des aliments, donnait l’impression d’être en voyage, très loin, chez des tribus barbares et dangereuses. Les vainqueurs exigeaient de l’argent, beaucoup d’argent. Les habitants payaient toujours ; ils étaient riches d’ailleurs. Mais plus un négociant normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute parcelle de sa fortune qu’il voit passer aux mains d’un autre. Cependant, à deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de la rivière, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les pêcheurs ramenaient souvent du fond de l’eau quelque cadavre d’Allemand gonflé dans son uniforme, tué d’un coup de couteau ou de savate, la tête écrasée par une pierre, ou jeté à l’eau d’une poussée du haut d’un pont. Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et légitimes, héroïsmes inconnus, attaques muettes, plus périlleuses que les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire. Car la haine de l’Étranger arme toujours quelques Intrépides prêts à mourir pour une Idée. Enfin, comme les envahisseurs, bien qu’assujétissant la ville à leur inflexible discipline, n’avaient accompli aucune des horreurs que la renommée leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale, on s’enhardit, et le besoin du négoce travailla de nouveau le cœur des commerçants du pays. Quelques-uns avaient de gros intérêts engagés au Havre que l’armée française occupait, et ils voulurent tenter de gagner ce port en allant par terre à Dieppe où ils s’embarqueraient. On employa l’influence des officiers allemands dont on avait fait la connaissance, et une autorisation de départ fut obtenue du général en chef. Donc, une grande diligence à quatre chevaux ayant été retenue pour ce voyage, et dix personnes s’étant fait inscrire chez le voiturier, on résolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour éviter tout rassemblement. Depuis quelque temps déjà la gelée avait durci la terre, et le lundi, vers trois heures, de gros nuages noirs venant du Nord apportèrent la neige qui tomba sans interruption pendant toute la soirée et toute la nuit. À quatre heures et demie du matin les voyageurs se réunirent dans la cour de l’Hôtel de Normandie, où l’on devait monter en voiture. Ils étaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froid sous leurs couvertures. On se voyait mal dans l’obscurité ; et l’entassement des lourds vêtements d’hiver faisait ressembler tous ces corps à des curés obèses avec leurs longues soutanes. Mais deux hommes se reconnurent, un troisième les aborda, ils causèrent : — « J’emmène ma femme, » — dit l’un. — « J’en fais autant. » — « Et moi aussi. » — Le premier ajouta : — « Nous ne reviendrons pas à Rouen, et si les Prussiens approchent du Havre nous gagnerons l’Angleterre. » — Tous avaient les mêmes projets, étant de complexion semblable. Cependant on n’attelait pas la voiture. Une petite lanterne que portait un valet d’écurie sortait de temps à autre d’une porte obscure pour disparaître immédiatement dans une autre. Des pieds de chevaux frappaient la terre, amortis par le fumier des litières ; et une voix d’homme parlant aux bêtes et jurant s’entendait au fond du bâtiment. Un léger murmure de grelots annonça qu’on maniait les harnais ; ce murmure devint bientôt un frémissement clair et continu, rythmé par le mouvement de l’animal, s’arrêtant parfois, puis reprenant dans une brusque secousse qu’accompagnait le bruit mat d’un sabot ferré battant le sol. La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois gelés s’étaient tus ; ils demeuraient immobiles et roidis. Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en descendant vers la terre ; il effaçait les formes, poudrait les choses d’une mousse de glace ; et l’on n’entendait plus dans le grand silence de la ville calme et ensevelie sous l’hiver que ce froissement vague innommable et flottant de la neige qui tombe, plutôt sensation que bruit, entremêlement d’atomes légers qui semblaient emplir l’espace, couvrir le monde. L’homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d’une corde un cheval triste qui ne venait pas volontiers. Il le plaça contre le timon, attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais, car il ne pouvait se servir que d’une main, l’autre portant sa lumière. Comme il allait chercher la seconde bête, il remarqua tous ces voyageurs immobiles, déjà blancs de neige, et leur dit : — « Pourquoi ne montez-vous pas dans la voiture, vous serez à l’abri, au moins. » Ils n’y avaient pas songé, sans doute, et ils se précipitèrent. Les trois hommes installèrent leurs femmes dans le fond, montèrent ensuite ; puis les autres formes indécises et voilées prirent à leur tour les dernières places sans échanger une parole. Le plancher était couvert de paille où les pieds s’enfoncèrent. Les dames du fond, ayant apporté des petites chaufferettes en cuivre avec un charbon chimique, allumèrent ces appareils, et, pendant quelque temps, à voix basse, elles en énumérèrent les avantages, se répétant des choses qu’elles savaient déjà depuis longtemps. Enfin, la diligence étant attelée avec six chevaux au lieu de quatre à cause du tirage plus pénible, une voix du dehors demanda : — « Tout le monde est-il monté ? » — Une voix du dedans répondit : — « Oui. » — On partit. La voiture avançait lentement, lentement, à tout petits pas. Les roues s’enfonçaient dans la neige ; le coffre entier geignait avec des craquements sourds ; les bêtes glissaient, soufflaient, fumaient ; et le fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les côtés, se nouant et se déroulant comme un serpent mince, et cinglant brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort plus violent. Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons légers qu’un voyageur, Rouennais pur sang, avait comparés à une pluie de coton, ne tombaient plus. Une lueur sale filtrait à travers de gros nuages obscurs et lourds qui rendaient plus éclatante la blancheur de la campagne où apparaissaient tantôt une ligne de grands arbres vêtus de givre, tantôt une chaumière avec un capuchon de neige. Dans la voiture, on se regardait curieusement, à la triste clarté de cette aurore. Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l’un de l’autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue Grand-Pont. Ancien commis d’un patron ruiné dans les affaires Loiseau avait acheté le fonds et fait fortune. Il vendait à très bon marché de très mauvais vin aux petits débitants des campagnes, et passait parmi ses connaissances et ses amis pour un fripon madré, un vrai Normand plein de ruses et de jovialité. Sa réputation de filou était si bien établie, qu’un soir, à la préfecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant et fin, une gloire locale, ayant proposé aux dames qu’il voyait un peu somnolentes de faire une partie de « Loiseau vole », le mot lui-même vola à travers les salons du préfet, puis, gagnant ceux de la ville, avait fait rire pendant un mois toutes les mâchoires de la province. Loiseau était en outre célèbre par ses farces de toute nature, ses plaisanteries bonnes ou mauvaises ; et personne ne pouvait parler de lui sans ajouter immédiatement : — « Il est impayable, ce Loiseau. » De taille exiguë, il présentait un ventre en ballon surmonté d’une face rougeaude entre deux favoris grisonnants. Sa femme, grande, forte, résolue, avec la voix haute et la décision rapide, était l’ordre et l’arithmétique de la maison de commerce qu’il animait par son activité joyeuse. À côté d’eux se tenait, plus digne, appartenant à une caste supérieure, M. Carré-Lamadon, homme considérable, posé dans les cotons, propriétaire de trois filatures, officier de la Légion d’honneur, et membre du Conseil général. Il était resté tout le temps de l’Empire chef de l’opposition bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement à la cause qu’il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre expression. Mme Carré-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyés à Rouen en garnison. Elle faisait vis-à-vis à son époux, toute petite, toute mignonne, toute jolie, pelotonnée dans ses fourrures, et regardait d’un œil navré l’intérieur lamentable de la voiture. Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Bréville, portaient un des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte, vieux gentilhomme de grande tournure, s’efforçait d’accentuer, par les artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roy Henri IV qui, suivant une légende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse une dame de Bréville dont le mari, pour ce fait, était devenu comte et gouverneur de province. Collègue de M. Carré-Lamadon au Conseil général, le comte Hubert représentait le parti orléaniste dans le département. L’histoire de son mariage avec la fille d’un petit armateur de Nantes était toujours demeurée mystérieuse. Mais comme la comtesse avait grand air, recevait mieux que personne, passait même pour avoir été aimée par un des fils de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fête, et son salon demeurait le premier du pays, le seul où se conservât la vieille galanterie, et dont l’entrée fût difficile. La fortune des Bréville, toute en biens fonds, atteignait, disait-on, cinq cent mille livres de revenu. Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le côté de la société rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la Religion et des Principes. Par un hasard étrange toutes les femmes se trouvaient sur le même banc ; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes sœurs qui égrenaient de longs chapelets en marmottant des Pater et des Ave. L’une était vieille avec une face défoncée par la petite vérole comme si elle eût reçu à bout portant une bordée de mitraille en pleine figure. L’autre, très chétive, avait une tête jolie et maladive sur une poitrine de phthisique rongée par cette foi dévorante qui fait les martyrs et les illuminés. En face des deux religieuses un homme et une femme attiraient les regards de tous. L’homme, bien connu, était Cornudet le démoc, la terreur des gens respectables. Depuis vingt ans il trempait sa grande barbe rousse dans les bocks de tous les cafés démocratiques. Il avait mangé avec les frères et amis une assez belle fortune qu’il tenait de son père ancien confiseur, et il attendait impatiemment la République pour obtenir enfin la place méritée par tant de consommations révolutionnaires. Au quatre septembre, par suite d’une farce peut-être, il s’était cru nommé préfet, mais quand il voulut entrer en fonctions, les garçons de bureau, demeurés seuls maîtres de la place, refusèrent de le reconnaître, ce qui le contraignit à la retraite. Fort bon garçon du reste, inoffensif et serviable, il s’était occupé avec une ardeur incomparable d’organiser la défense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous les jeunes arbres des forêts voisines, semé des pièges sur toutes les routes, et, à l’approche de l’ennemi, satisfait de ses préparatifs, il s’était vivement replié vers la ville. Il pensait maintenant se rendre plus utile au Havre où de nouveaux retranchements allaient être nécessaires. La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre par son embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de suif. Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses ; avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, un bouton de pivoine prêt à fleurir ; et là dedans s’ouvraient, en haut, deux yeux noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre dedans ; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser, meublée de quenottes luisantes et microscopiques. Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables. Aussitôt qu’elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les femmes honnêtes, et les mots de « prostituée », de « honte publique » furent chuchotés si haut qu’elle leva la tête. Alors elle promena sur ses voisins un regard tellement provoquant et hardi qu’un grand silence aussitôt régna, et tout le monde baissa les yeux à l’exception de Loiseau, qui la guettait d’un air émoustillé. Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames que la présence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs dignités d’épouses en face de cette vendue sans vergogne ; car l’amour légal le prend toujours de haut avec son libre confrère. Les trois hommes aussi, rapprochés par un instinct de conservateurs à l’aspect de Cornudet, parlaient argent d’un certain ton dédaigneux pour les pauvres. Le comte Hubert disait les dégâts que lui avaient fait subir les Prussiens, les pertes qui résulteraient du bétail volé et des récoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix fois millionnaire que ces ravages gêneraient à peine une année. M. Carré-Lamadon, fort éprouvé dans l’industrie cotonnière, avait eu soin d’envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif qu’il se ménageait à toute occasion. Quant à Loiseau, il s’était arrangé pour vendre à l’Intendance française tous les vins communs qui lui restaient en cave, de sorte que l’État lui devait une somme formidable qu’il comptait bien toucher au Havre. Et tous les trois se jetaient des coups d’œil rapides et amicaux. Bien que de conditions différentes, ils se sentaient frères par l’argent, de la grande franc-maçonnerie de ceux qui possèdent, qui font sonner de l’or en mettant la main dans la poche de leur culotte. La voiture allait si lentement qu’à dix heures du matin on n’avait pas fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des côtes à pied. On commençait à s’inquiéter, car on devait déjeuner à Tôtes et l’on désespérait maintenant d’y parvenir avant la nuit. Chacun guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence sombra dans un amoncellement de neige, et il fallut deux heures pour la dégager. L’appétit grandissait, troublait les esprits ; et aucune gargote, aucun marchand de vin ne se montraient, l’approche des Prussiens et le passage des troupes françaises affamées ayant effrayé toutes les industries. Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du chemin, mais ils n’y trouvèrent pas même de pain, car le paysan défiant cachait ses réserves dans la crainte d’être pillé par les soldats qui, n’ayant rien à se mettre sous la dent, prenaient par force ce qu’ils découvraient. Vers une heure de l’après-midi, Loiseau annonça que décidément il se sentait un rude creux dans l’estomac. Tout le monde souffrait comme lui depuis longtemps ; et le violent besoin de manger, augmentant toujours, avait tué les conversations. De temps en temps, quelqu’un bâillait ; un autre presque aussitôt l’imitait ; et chacun, à tour de rôle, suivant son caractère, son savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou modestement en portant vite sa main devant le trou béant d’où sortait une vapeur. Boule de suif, à plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait quelque chose sous ses jupons. Elle hésitait une seconde, regardait ses voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures étaient pâles et crispées. Loiseau affirma qu’il payerait mille francs un jambonneau. Sa femme fit un geste comme pour protester ; puis elle se calma. Elle souffrait toujours en entendant parler d’argent gaspillé, et ne comprenait même pas les plaisanteries sur ce sujet. — « Le fait est que je ne me sens pas bien, dit le comte, comment n’ai-je pas songé à apporter des provisions. » — Chacun se faisait le même reproche. Cependant Cornudet avait une gourde pleine de rhum ; il en offrit ; on refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu’il rendit la gourde, il remercia : « C’est bon tout de même, ça réchauffe, et ça trompe l’appétit. » — L’alcool le mit en belle humeur et il proposa de faire comme sur le petit navire de la chanson : de manger le plus gras des voyageurs. Cette allusion indirecte à Boule de suif choqua les gens bien élevés. On ne répondit pas ; Cornudet seul eut un sourire. Les deux bonnes sœurs avaient cessé de marmotter leur rosaire, et, les mains enfoncées dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles, baissant obstinément les yeux, offrant sans doute au Ciel la souffrance qu’il leur envoyait. Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au milieu d’une plaine interminable, sans un seul village en vue, Boule de suif se baissant vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d’une serviette blanche. Elle en sortit d’abord une petite assiette de faïence, une fine timbale en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, tout découpés, avaient confi sous leur gelée ; et l’on apercevait encore dans le panier d’autres bonnes choses enveloppées, des pâtés, des fruits, des friandises, les provisions préparées pour un voyage de trois jours afin de ne point toucher à la cuisine des auberges. Quatre goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle prit une aile de poulet et, délicatement, se mit à la manger avec un de ces petits pains qu’on appelle « Régence » en Normandie. Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis l’odeur se répandit, élargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante avec une contraction douloureuse de la mâchoire sous les oreilles. Le mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme une envie de la tuer, ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa timbale, son panier et ses provisions. Mais Loiseau dévorait des yeux la terrine de poulet. Il dit : — « À la bonne heure, madame a eu plus de précaution que nous. Il y a des personnes qui savent toujours penser à tout. » — Elle leva la tête vers lui : — « Si vous en désirez, monsieur ? C’est dur de jeûner depuis le matin. » — Il salua : — « Ma foi, franchement, je ne refuse pas, je n’en peux plus. À la guerre comme à la guerre, n’est-ce pas, madame ? » — Et, jetant un regard circulaire, il ajouta : — « Dans des moments comme celui-ci on est bien aise de trouver des gens qui vous obligent. » — Il avait un journal qu’il étendit pour ne point tacher son pantalon, et sur la pointe d’un couteau toujours logé dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelée, la dépeça des dents, puis la mâcha avec une satisfaction si évidente qu’il y eut dans la voiture un grand soupir de détresse. Mais Boule de suif, d’une voix humble et douce proposa aux bonnes sœurs de partager sa collation. Elles acceptèrent toutes les deux instantanément, et, sans lever les yeux, se mirent à manger très vite après avoir balbutié des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus les offres de sa voisine, et l’on forma avec les religieuses une sorte de table en développant des journaux sur les genoux. Les bouches s’ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, mastiquaient, engloutissaient férocement. Loiseau, dans son coin, travaillait dur, et, à voix basse, il engageait sa femme à l’imiter. Elle résista longtemps, puis, après une crispation qui lui parcourut les entrailles, elle céda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda à leur « charmante compagne » si elle lui permettait d’offrir un petit morceau à Mme Loiseau. Elle dit : — « Mais oui, certainement, monsieur, » avec un sourire aimable, et tendit la terrine. Un embarras se produisit lorsqu’on eut débouché la première bouteille de bordeaux : il n’y avait qu’une timbale. On se la passa après l’avoir essuyée. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses lèvres à la place humide encore des lèvres de sa voisine. Alors, entourés de gens qui mangeaient, suffoqués par les émanations des nourritures, le comte et la comtesse de Bréville, ainsi que M. et Mme Carré-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardé le nom de Tantale. Tout d’un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir qui fit retourner les têtes ; elle était aussi blanche que la neige du dehors ; ses yeux se fermèrent, son front tomba ; elle avait perdu connaissance. Son mari, affolé, implorait le secours de tout le monde. Chacun perdait l’esprit, quand la plus âgée des bonnes sœurs, soutenant la tête de la malade, glissa entre ses lèvres la timbale de Boule de suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, ouvrit les yeux, sourit et déclara d’une voix mourante qu’elle se sentait fort bien maintenant. Mais afin que cela ne se renouvelât plus, la religieuse la contraignit à boire un plein verre de bordeaux, et elle ajouta : — « C’est la faim, pas autre chose. » Alors Boule de suif, rougissante et embarrassée, balbutia en regardant les quatre voyageurs restés à jeun : — « Mon Dieu, si j’osais offrir à ces messieurs et à ces dames... » Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole : — « Eh parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frère et doit s’aider. Allons, mesdames, pas de cérémonie, acceptez, que diable ! Savons-nous si nous trouverons seulement une maison où passer la nuit ? Du train dont nous allons nous ne serons pas à Tôtes avant demain midi. » — On hésitait, personne n’osant assumer la responsabilité du « oui ». Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille intimidée, et prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit : — « Nous acceptons avec reconnaissance, madame. » Le premier pas seul coûtait. Une fois le Rubicon passé on s’en donna carrément. Le panier fut vidé. Il contenait encore un pâté de foies gras, un pâté de mauviettes, un morceau de langue fumée, des poires de Crassane, un pavé de Pont-l’Évêque, des petits-fours et une tasse pleine de cornichons et d’oignons au vinaigre : Boule de suif, comme toutes les femmes, adorant les crudités. On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc on causa, avec réserve d’abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on s’abandonna davantage. Mesdames de Bréville et Carré-Lamadon, qui avaient un grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec délicatesse. La comtesse surtout montra cette condescendance aimable des très nobles dames qu’aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme Loiseau, qui avait une âme de gendarme, resta revêche, parlant peu et mangeant beaucoup. On s’entretint de la guerre naturellement. On raconta des faits horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Français ; et tous ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les histoires personnelles commencèrent bientôt ; et Boule de suif raconta, avec une émotion vraie, avec cette chaleur de parole qu’ont parfois les filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait quitté Rouen : — « J’ai cru d’abord que je pourrais rester, disait-elle. J’avais ma maison pleine de provisions, et j’aimais mieux nourrir quelques soldats que m’expatrier je ne sais où. Mais quand je les ai vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi ! Ils m’ont tourné le sang de colère ; et j’ai pleuré de honte toute la journée. Oh ! si j’étais un homme, allez ! Je les regardais de ma fenêtre, ces gros porcs avec leur casque à pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m’empêcher de leur jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi ; alors j’ai sauté à la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles à étrangler que d’autres ! Et je l’aurais terminé, celui-là, si l’on ne m’avait pas tirée par les cheveux. Il a fallu me cacher après ça. Enfin, quand j’ai trouvé une occasion, je suis partie, et me voici. » On la félicita beaucoup. Elle grandissait dans l’estime de ses compagnons qui ne s’étaient pas montrés si crânes ; et Cornudet, en l’écoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d’apôtre ; de même un prêtre entend un dévot louer Dieu, car les démocrates à longue barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont celui de la religion. Il parla à son tour d’un ton doctrinaire, avec l’emphase apprise dans les proclamations qu’on collait chaque jour aux murs, et il finit par un morceau d’éloquence où il étrillait magistralement cette « crapule de Badinguet ». Mais Boule de suif aussitôt se fâcha, car elle était bonapartiste. Elle devenait plus rouge qu’une guigne, et, bégayant d’indignation. — « J’aurais bien voulu vous voir à sa place, vous autres. Ça aurait été du propre, ah oui ! C’est vous qui l’avez trahi, cet homme ! On n’aurait plus qu’à quitter la France si l’on était gouverné par des polissons comme vous ! ». — Cornudet impassible gardait un sourire dédaigneux et supérieur, mais on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s’interposa et calma, non sans peine, la fille exaspérée, en proclamant avec autorité que toutes les opinions sincères étaient respectables. Cependant la comtesse et la manufacturière, qui avaient dans l’âme la haine irraisonnée des gens comme il faut pour la République, et cette instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les gouvernements à panache et despotiques, se sentaient, malgré elles, attirées vers cette prostituée pleine de dignité, dont les sentiments ressemblaient si fort aux leurs. Le panier était vide. À dix on l’avait tari sans peine, en regrettant qu’il ne fût pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un peu refroidie néanmoins depuis qu’on avait fini de manger. La nuit tombait, l’obscurité peu à peu devint profonde, et le froid, plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de suif, malgré sa graisse. Alors Mme de Bréville lui proposa sa chaufferette dont le charbon depuis le matin avait été plusieurs fois renouvelé, et l’autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds gelés. Mmes Carré-Lamadon et Loiseau donnèrent les leurs aux religieuses. Le cocher avait allumé ses lanternes. Elles éclairaient d’une lueur vive un nuage de buée au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des deux côtés de la route, la neige qui semblait se dérouler sous le reflet mobile des lumières. On ne distinguait plus rien dans la voiture ; mais tout à coup un mouvement se fit entre Boule de suif et Cornudet ; et Loiseau, dont l’œil fouillait l’ombre, crut voir l’homme à la grande barbe s’écarter vivement comme s’il eût reçu quelque bon coup lancé sans bruit. Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C’était Tôtes. On avait marché onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos laissées en quatre fois aux chevaux pour manger l’avoine et souffler, faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l’Hôtel du Commerce on s’arrêta. La portière s’ouvrit ! Un bruit bien connu fit tressaillir tous les voyageurs ; c’étaient les heurts d’un fourreau de sabre sur le sol. Aussitôt la voix d’un Allemand cria quelque chose. Bien que la diligence fût immobile personne ne descendait, comme si l’on se fût attendu à être massacré à la sortie. Alors le conducteur apparut tenant à la main une de ses lanternes qui éclaira subitement jusqu’au fond de la voiture les deux rangs de têtes effarées, dont les bouches étaient ouvertes et les yeux écarquillés de surprise et d’épouvante. À côté du cocher se tenait, en pleine lumière, un officier allemand, un grand jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son uniforme comme une fille en son corset, et portant sur le côté sa casquette plate et cirée qui le faisait ressembler au chasseur d’un hôtel anglais. Sa moustache démesurée, à longs poils droits, s’amincissant indéfiniment de chaque côté et terminée par un seul fil blond si mince qu’on n’en apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, tirant la joue, imprimait aux lèvres un pli tombant. Il invita en français d’Alsacien les voyageurs à sortir, disant d’un ton raide : — « Foulez-fous tescentre, messieurs et tames ? » Les deux bonnes sœurs obéirent les premières avec une docilité de saintes filles habituées à toutes les soumissions. Le comte et la comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis de Loiseau poussant devant lui sa grande moitié. Celui-ci, en mettant pied à terre, dit à l’officier : — « Bonjour monsieur », par un sentiment de prudence bien plus que de politesse. L’autre, insolent comme les gens tout-puissants, le regarda sans répondre. Boule de suif et Cornudet, bien que près de la portière, descendirent les derniers, graves et hautains devant l’ennemi. La grosse fille tâchait de se dominer et d’être calme : le démoc tourmentait d’une main tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussâtre. Ils voulaient garder de la dignité, comprenant qu’en ces rencontres-là chacun représente un peu son pays ; et pareillement révoltés par la souplesse de leurs compagnons, elle, tâchait de se montrer plus fière que ses voisines les femmes honnêtes, tandis que lui, sentant bien qu’il devait l’exemple, continuait en toute son attitude sa mission de résistance commencée au défoncement des routes. On entra dans la vaste cuisine de l’auberge, et l’Allemand, s’étant fait présenter l’autorisation de départ signée par le général en chef et où étaient mentionnés les noms, le signalement et la profession de chaque voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux renseignements écrits. Puis il dit brusquement : — « C’est pien », et il disparut. Alors on respira. On avait faim encore ; le souper fut commandé. Une demi-heure était nécessaire pour l’apprêter ; et, pendant que deux servantes avaient l’air de s’en occuper, on alla visiter les chambres. Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte vitrée marquée d’un numéro parlant. Enfin on allait se mettre à table, quand le patron de l’auberge parut lui-même. C’était un ancien marchand de chevaux, un gros homme asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des chants de glaires dans le larynx. Son père lui avait transmis le nom de Follenvie. Il demanda : — « Mademoiselle Élisabeth Rousset ? » Boule de suif tressaillit, se retourna : — « C’est moi. — Mademoiselle, l’officier prussien veut vous parler immédiatement. — À moi ? — Oui, si vous êtes bien mademoiselle Élisabeth Rousset. » Elle se troubla, réfléchit une seconde, puis déclara carrément : — « C’est possible, mais je n’irai pas. » Un mouvement se fit autour d’elle ; chacun discutait, cherchait la cause de cet ordre. Le comte s’approcha : — « Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des difficultés considérables, non seulement pour vous, mais même pour tous vos compagnons. Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les plus forts. Cette démarche assurément ne peut présenter aucun danger ; c’est sans doute pour quelque formalité oubliée. » Tout le monde se joignit à lui, on la pria, on la pressa, on la sermonna, et l’on finit par la convaincre ; car tous redoutaient les complications qui pourraient résulter d’un coup de tête. Elle dit enfin : — « C’est pour vous que je le fais, bien sûr ! » La comtesse lui prit la main : — « Et nous vous en remercions. » Elle sortit. On l’attendit pour se mettre à table. Chacun se désolait de n’avoir pas été demandé à la place de cette fille violente et irascible, et préparait mentalement des platitudes pour le cas où on l’appellerait à son tour. Mais au bout de dix minutes elle reparut, soufflant, rouge à suffoquer, exaspérée. Elle balbutiait : — « Oh la canaille ! la canaille ! » Tous s’empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien ; et comme le comte insistait, elle répondit avec une grande dignité : — « Non, cela ne vous regarde pas, je ne peux pas parler. » Alors on s’assit autour d’une haute soupière d’où sortait un parfum de choux. Malgré cette alerte, le souper fut gai. Le cidre était bon, le ménage Loiseau et les bonnes sœurs en prirent, par économie. Les autres demandèrent du vin ; Cornudet réclama de la bière. Il avait une façon particulière de déboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de le considérer en penchant le verre, qu’il élevait ensuite entre la lampe et son œil pour bien apprécier la couleur. Quand il buvait, sa grande barbe, qui avait gardé la nuance de son breuvage aimé, semblait tressaillir de tendresse ; ses yeux louchaient pour ne point perdre de vue sa chope, et il avait l’air de remplir l’unique fonction pour laquelle il était né. On eût dit qu’il établissait en son esprit un rapprochement et comme une affinité entre les deux grandes passions qui occupaient toute sa vie : le Pale Ale et la Révolution ; et assurément il ne pouvait déguster l’un sans songer à l’autre. M. et Mme Follenvie dînaient tout au bout de la table. L’homme, râlant comme une locomotive crevée, avait trop de tirage dans la poitrine pour pouvoir parler en mangeant ; mais la femme ne se taisait jamais. Elle raconta toutes ses impressions à l’arrivée des Prussiens, ce qu’ils faisaient, ce qu’ils disaient, les exécrant d’abord parce qu’ils lui coûtaient de l’argent, et, ensuite, parce qu’elle avait deux fils à l’armée. Elle s’adressait surtout à la comtesse, flattée de causer avec une dame de qualité. Puis elle baissait la voix pour dire des choses délicates, et son mari, de temps en temps, l’interrompait : — « Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie ». — Mais elle n’en tenait aucun compte, et continuait : — « Oui, madame, ces gens-là, ça ne fait que manger des pommes de terre et du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas croire qu’ils sont propres. — Oh non ! — Ils ordurent partout, sauf le respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l’exercice pendant des heures et des jours ; ils sont là tous dans un champ : — et marche en avant, et marche en arrière, et tourne par-ci, et tourne par-là. — S’ils cultivaient la terre au moins, ou s’ils travaillaient aux routes dans leur pays ! — Mais non, madame, ces militaires ça n’est profitable à personne ! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n’apprendre rien qu’à massacrer ! — Je ne suis qu’une vieille femme sans éducation, c’est vrai, mais en les voyant qui s’esquintent le tempérament à piétiner du matin au soir, je me dis : — Quand il y a des gens qui font tant de découvertes pour être utiles, faut il que d’autres se donnent tant de mal pour être nuisibles. Vraiment, n’est-ce pas une abomination de tuer des gens, qu’ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien Polonais, ou bien Français ? — Si l’on se revenge sur quelqu’un qui vous a fait tort, c’est mal, puisqu’on vous condamne ; mais quand on extermine nos garçons comme du gibier, avec des fusils, c’est donc bien, puisqu’on donne des décorations à celui qui en détruit le plus ? — Non, voyez-vous, je ne comprendrai jamais ça ! » Cornudet éleva la voix : — « La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible ; c’est un devoir sacré quand on défend la patrie. » La vieille femme baissa la tête : — « Oui, quand on se défend, c’est autre chose ; mais si l’on ne devrait pas plutôt tuer tous les rois qui font ça pour leur plaisir ? » L’œil de Cornudet s’enflamma : — « Bravo, citoyenne ! » dit-il. M. Carré-Lamadon réfléchissait profondément. Bien qu’il fût fanatique des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait songer à l’opulence qu’apporteraient dans un pays tant de bras inoccupés et par conséquent ruineux, tant de forces qu’on entretient improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu’il faudra des siècles pour achever. Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l’aubergiste. Le gros homme riait, toussait, crachait ; son énorme ventre sautillait de joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis. Le souper à peine achevé, comme on était brisé de fatigue, ou se coucha. Cependant Loiseau, qui avait observé les choses, fit mettre au lit son épouse, puis colla tantôt son oreille et tantôt son œil au trou de la serrure, pour tâcher de découvrir ce qu’il appelait : « les mystères du corridor ». Au bout d’une heure environ, il entendit un frôlement, regarda bien vite, et aperçut Boule de suif qui paraissait plus replète encore sous un peignoir de cachemire bleu, bordé de dentelles blanches. Elle tenait un bougeoir à la main et se dirigeait vers le gros numéro tout au fond du couloir. Mais une porte, à côté, s’entr’ouvrit, et, quand elle revint, au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles, la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s’arrêtèrent. Boule de suif semblait défendre l’entrée de sa chambre avec énergie. Loiseau, malheureusement, n’entendait pas les paroles, mais à la fin, comme ils élevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait avec vivacité. Il disait : — « Voyons, vous êtes bête, qu’est-ce que ça vous fait ? » Elle avait l’air indignée et répondit : — « Non, mon cher, il y a des moments où ces choses-là ne se font pas ; et puis, ici, ce serait une honte. » Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle s’emporta, élevant encore le ton : — « Pourquoi ? Vous ne comprenez pas pourquoi ? Quand il y a des Prussiens dans la maison, dans la chambre à côté peut-être ? » Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point caresser près de l’ennemi, dut réveiller en son cœur sa dignité défaillante, car, après l’avoir seulement embrassée, il regagna sa porte à pas de loup. Loiseau, très allumé, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure carcasse de sa compagne qu’il réveilla d’un baiser en murmurant : — « M’aimes-tu, chérie ? » Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientôt s’éleva quelque part, dans une direction indéterminée qui pouvait être la cave aussi bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, régulier, un bruit sourd et prolongé, avec des tremblements de chaudière sous pression. M. Follenvie dormait. Comme on avait décidé qu’on partirait à huit heures le lendemain, tout le monde se trouva dans la cuisine ; mais la voiture, dont la bâche avait un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les écuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les hommes se résolurent à battre le pays et ils sortirent. Ils se trouvèrent sur la place, avec l’église au fond et, des deux côtés, des maisons basses où l’on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu’ils virent épluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique du coiffeur. Un autre, barbu jusqu’aux yeux, embrassait un mioche qui pleurait et le berçait sur ses genoux pour tâcher de l’apaiser ; et les grosses paysannes dont les hommes étaient à « l’armée de la guerre », indiquaient par signes à leurs vainqueurs obéissants le travail qu’il fallait entreprendre : fendre du bois, tremper la soupe, moudre le café ; un d’eux même lavait le linge de son hôtesse, une aïeule tout impotente. Le comte, étonné, interrogea le bedeau qui sortait du presbytère. Le vieux rat d’église lui répondit : — « Oh ! ceux-là ne sont pas méchants ; c’est pas des Prussiens à ce qu’on dit. Ils sont de plus loin ; je ne sais pas bien d’où ; et ils ont tous laissé une femme et des enfants au pays ; ça ne les amuse pas, la guerre, allez ! Je suis sûr qu’on pleure bien aussi là-bas après les hommes ; et ça fournira une fameuse misère chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n’est pas trop malheureux pour le moment, parce qu’ils ne font pas de mal et qu’ils travaillent comme s’ils étaient dans leurs maisons. Voyez-vous, monsieur, entre pauvres gens, faut bien qu’on s’aide... C’est les grands qui font la guerre. » Cornudet, indigné de l’entente cordiale établie entre les vainqueurs et les vaincus, se retira, préférant s’enfermer dans l’auberge. Loiseau eut un mot pour rire : — « Ils repeuplent. » M. Carré-Lamadon eut un mot grave : — « Ils réparent. » Mais on ne trouvait pas le cocher. À la fin on le découvrit dans le café du village, attablé fraternellement avec l’ordonnance de l’officier. Le comte l’interpella : — « Ne vous avait-on pas donné l’ordre d’atteler pour huit heures ? — Ah bien oui, mais on m’en a donné un autre depuis. — Lequel ? — De ne pas atteler du tout. — Qui vous a donné cet ordre ? — Ma foi ! le commandant prussien. — Pourquoi ? — Je n’en sais rien. Allez lui demander. On me défend d’atteler, moi je n’attelle pas. — Voilà. — C’est lui-même qui vous a dit cela ? — Non, monsieur, c’est l’aubergiste qui m’a donné l’ordre de sa part. — Quand ça ? — Hier soir, comme j’allais me coucher. » Les trois hommes rentrèrent fort inquiets. On demanda M. Follenvie, mais la servante répondit que monsieur, à cause de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait même formellement défendu de le réveiller plus tôt, excepté en cas d’incendie. On voulut voir l’officier, mais cela était impossible absolument, bien qu’il logeât dans l’auberge, M. Follenvie seul était autorisé à lui parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes remontèrent dans leurs chambres, et des futilités les occupèrent. Cornudet s’installa sous la haute cheminée de la cuisine où flambait un grand feu. Il se fit apporter là une des petites tables du café, une canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les démocrates d’une considération presque égale à la sienne, comme si elle avait servi la patrie en servant à Cornudet. C’était une superbe pipe en écume admirablement culottée, aussi noire que les dents de son maître, mais parfumée, recourbée, luisante, familière à sa main, et complétant sa physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantôt fixés sur la flamme du foyer, tantôt sur la mousse qui couronnait sa chope ; et chaque fois qu’il avait bu, il passait d’un air satisfait ses longs doigts maigres dans ses longs cheveux gras pendant qu’il humait sa moustache frangée d’écume. Loiseau, sous prétexte de se dégourdir les jambes, alla placer du vin aux débitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent à causer politique. Ils prévoyaient l’avenir de la France. L’un croyait aux d’Orléans, l’autre à un sauveur inconnu, un héros qui se révélerait quand tout serait désespéré : un du Guesclin, une Jeanne d’Arc peut-être ? ou un autre Napoléon Ier ? Ah ! si le prince impérial n’était pas si jeune ! Cornudet, les écoutant, souriait en homme qui sait le mot des destinées. Sa pipe embaumait la cuisine. Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l’interrogea bien vite ; mais il ne put que répéter deux ou trois fois, sans une variante, ces paroles : — L’officier m’a dit comme ça : « Monsieur Follenvie, vous défendrez qu’on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux pas qu’ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ça suffit. » Alors on voulut voir l’officier. Le comte lui envoya sa carte où M. Carré-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit répondre qu’il admettrait ces deux hommes à lui parler quand il aurait déjeuné, c’est-à-dire vers une heure. Les dames reparurent et l’on mangea quelque peu, malgré l’inquiétude. Boule de suif semblait malade et prodigieusement troublée. On achevait le café quand l’ordonnance vint chercher ces messieurs. Loiseau se joignit aux deux premiers ; mais comme on essayait d’entraîner Cornudet pour donner plus de solennité à leur démarche, il déclara fièrement qu’il entendait n’avoir jamais aucun rapport avec les Allemands ; et il se remit dans sa cheminée, demandant une autre canette. Les trois hommes montèrent et furent introduits dans la plus belle chambre de l’auberge où l’officier les reçut, étendu dans un fauteuil, les pieds sur la cheminée, fumant une longue pipe de porcelaine, et enveloppé par une robe de chambre flamboyante, dérobée sans doute dans la demeure abandonnée de quelques bourgeois de mauvais goût. Il ne se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il présentait un magnifique échantillon de la goujaterie naturelle au militaire victorieux. Au bout de quelques instants il dit enfin : — « Qu’est-ce que fous foulez ? » Le comte prit la parole : — « Nous désirons partir, monsieur. — Non. — Oserai-je vous demander la cause de ce refus ? — Parce que che ne feux pas. — Je vous ferai respectueusement observer, monsieur, que votre général en chef nous a délivré une permission de départ pour gagner Dieppe ; et je ne pense pas que nous ayons rien fait pour mériter vos rigueurs. — Che ne feux pas... foilà tout... Fous poufez tescentre. » S’étant inclinés tous les trois ils se retirèrent. L’après-midi fut lamentable. On ne comprenait rien à ce caprice d’Allemand ; et les idées les plus singulières troublaient les têtes. Tout le monde se tenait dans la cuisine et l’on discutait sans fin, imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-être les garder comme otages — mais dans quel but ? — ou les emmener prisonniers ? ou, plutôt, leur demander une rançon considérable ? À cette pensée une panique les affola. Les plus riches étaient les plus épouvantés, se voyant déjà contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs pleins d’or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient la cervelle pour découvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs richesses, se faire passer pour pauvres, très pauvres. Loiseau enleva sa chaîne de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta les appréhensions. La lampe fut allumée, et comme on avait encore deux heures avant le dîner, Mme Loiseau proposa une partie de trente et un. Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-même, ayant éteint sa pipe par politesse, y prit part. Le comte battit les cartes — donna — Boule de suif avait trente et un d’emblée ; et bientôt l’intérêt de la partie apaisa la crainte qui hantait les esprits. Mais Cornudet s’aperçut que le ménage Loiseau s’entendait pour tricher. Comme on allait se mettre à table, M. Follenvie reparut ; et de sa voix graillonnante il prononça : « L’officier prussien fait demander à Mlle Élisabeth Rousset si elle n’a pas encore changé d’avis. » Boule de suif resta debout, toute pâle ; puis devenant subitement cramoisie, elle eut un tel étouffement de colère qu’elle ne pouvait plus parler. Enfin elle éclata : — « Vous lui direz à cette crapule, à ce saligaud, à cette charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai ; vous entendez bien, jamais, jamais, jamais ». Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de suif fut entourée, interrogée, sollicitée par tout le monde de dévoiler le mystère de sa visite. Elle résista d’abord ; mais l’exaspération l’emporta bientôt : — « Ce qu’il veut ?... ce qu’il veut ?... Il veut coucher avec moi ! » cria-t-elle. Personne ne se choqua du mot, tant l’indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en la reposant violemment sur la table. C’était une clameur de réprobation contre ce soudard ignoble, un souffle de colère, une union de tous pour la résistance, comme si l’on eût demandé à chacun une partie du sacrifice exigé d’elle. Le comte déclara avec dégoût que ces gens-là se conduisaient à la façon des anciens barbares. Les femmes surtout témoignèrent à Boule de suif une commisération énergique et caressante. Les bonnes sœurs, qui ne se montraient qu’aux repas, avaient baissé la tête et ne disaient rien. On dîna néanmoins lorsque la première fureur fut apaisée ; mais on parla peu, on songeait. Les dames se retirèrent de bonne heure ; et les hommes, tout en fumant, organisèrent un écarté auquel fut convié M. Follenvie qu’on avait l’intention d’interroger habilement sur les moyens à employer pour vaincre la résistance de l’officier. Mais il ne songeait qu’à ses cartes, sans rien écouter, sans rien répondre ; et il répétait sans cesse : « Au jeu, messieurs, au jeu. » Son attention était si tendue qu’il en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d’orgue dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de l’asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu’aux enrouements aigus des jeunes coqs essayant de chanter. Il refusa même de monter quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle était « du matin », toujours levée avec le soleil, tandis que son homme était « du soir », toujours prêt à passer la nuit avec des amis. Il lui cria : « Tu placeras mon lait de poule devant le feu, » et se remit à sa partie. Quand on vit bien qu’on n’en pourrait rien tirer on déclara qu’il était temps de s’en aller, et chacun gagna son lit. On se leva encore d’assez bonne heure le lendemain, avec un espoir indéterminé, un désir plus grand de s’en aller, une terreur du jour à passer dans cette horrible petite auberge. Hélas ! les chevaux restaient à l’écurie, le cocher demeurait invisible. On alla, par désœuvrement, tourner autour de la voiture. Le déjeuner fut bien triste ; et il s’était produit comme un refroidissement vis-à-vis de Boule de suif, car la nuit, qui porte conseil, avait un peu modifié les jugements. On en voulait presque à cette fille, maintenant, de n’avoir pas été trouver secrètement le Prussien, afin de ménager, au réveil, une bonne surprise à ses compagnons. Quoi de plus simple ? Qui l’eût su d’ailleurs ? Elle aurait pu sauver les apparences en faisant dire à l’officier qu’elle prenait en pitié leur détresse. Pour elle ça avait si peu d’importance ! Mais personne n’avouait encore ces pensées. Dans l’après-midi, comme on s’ennuyait à périr, le comte proposa de faire une promenade aux alentours du village. Chacun s’enveloppa avec soin et la petite société partit, à l’exception de Cornudet, qui préférait rester près du feu, et des bonnes sœurs, qui passaient leurs journées dans l’église ou chez le curé. Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez et les oreilles ; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas était une souffrance ; et lorsque la campagne se découvrit, elle leur apparut si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitée que tout le monde aussitôt retourna, l’âme glacée et le cœur serré. Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un peu derrière. Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout à coup si cette « garce-là » allait les faire rester longtemps encore dans un pareil endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu’on ne pouvait exiger d’une femme un sacrifice aussi pénible, et qu’il devait venir d’elle-même. M. Carré-Lamadon remarqua que si les Français faisaient, comme il en était question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir lieu qu’à Tôtes. Cette réflexion rendit les deux autres soucieux. — « Si l’on se sauvait à pied, » — dit Loiseau. Le comte haussa les épaules : — « Y songez-vous, dans cette neige ? avec nos femmes ? Et puis nous serions tout de suite poursuivis, rattrapés en dix minutes, et ramenés prisonniers à la merci des soldats. » — C’était vrai ; on se tut. Les dames parlaient toilette ; mais une certaine contrainte semblait les désunir. Tout à coup, au bout de la rue, l’officier parut. Sur la neige qui fermait l’horizon il profilait sa grande taille de guêpe en uniforme, et marchait, les genoux écartés, de ce mouvement particulier aux militaires qui s’efforcent de ne point maculer leurs bottes soigneusement cirées. Il s’inclina en passant près des dames, et regarda dédaigneusement les hommes qui eurent, du reste, la dignité de ne point se découvrir, bien que Loiseau ébauchât un geste pour retirer sa coiffure. Boule de suif était devenue rouge jusqu’aux oreilles ; et les trois femmes mariées ressentaient une grande humiliation d’être ainsi rencontrées par ce soldat, dans la compagnie de cette fille qu’il avait si cavalièrement traitée. Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme Carré-Lamadon, qui avait connu beaucoup d’officiers et qui les jugeait en connaisseur, trouvait celui-là pas mal du tout ; elle regrettait même qu’il ne fût pas Français, parce qu’il ferait un fort joli hussard dont toutes les femmes assurément raffoleraient. Une fois rentrés, on ne sut plus que faire. Des paroles aigres furent même échangées à propos de choses insignifiantes. Le dîner silencieux dura peu, et chacun monta se coucher, espérant dormir pour tuer le temps. On descendit le lendemain avec des visages fatigués et des cœurs exaspérés. Les femmes parlaient à peine à Boule de suif. Une cloche tinta. C’était pour un baptême. La grosse fille avait un enfant élevé chez des paysans d’Yvetot. Elle ne le voyait pas une fois l’an, et n’y songeait jamais ; mais la pensée de celui qu’on allait baptiser lui jeta au cœur une tendresse subite et violente pour le sien, et elle voulut absolument assister à la cérémonie. Aussitôt qu’elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on rapprocha les chaises, car on sentait bien qu’à la fin il fallait décider quelque chose. Loiseau eut une inspiration : il était d’avis de proposer à l’officier de garder Boule de suif toute seule, et de laisser partir les autres. M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il redescendit presque aussitôt. L’Allemand, qui connaissait la nature humaine, l’avait mis à la porte. Il prétendait retenir tout le monde tant que son désir ne serait pas satisfait. Alors le tempérament populacier de Mme Loiseau éclata : — « Nous n’allons pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c’est son métier, à cette gueuse, de faire ça avec tous les hommes, je trouve qu’elle n’a pas le droit de refuser l’un plutôt que l’autre. Je vous demande un peu, ça a pris tout ce qu’elle a trouvé dans Rouen, même des cochers ! oui, madame, le cocher de la préfecture ! Je le sais bien, moi, il achète son vin à la maison. Et aujourd’hui qu’il s’agit de nous tirer d’embarras, elle fait la mijaurée, cette morveuse !... Moi, je trouve qu’il se conduit très bien, cet officier. Il est peut-être privé depuis longtemps ; et nous étions là trois qu’il aurait sans doute préférées. Mais non, il se contente de celle à tout le monde. Il respecte les femmes mariées. Songez donc, il est le maître. Il n’avait qu’à dire : « Je veux, » et il pouvait nous prendre de force avec ses soldats. » Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme Carré-Lamadon brillaient, et elle était un peu pâle, comme si elle se sentait déjà prise de force par l’officier. Les hommes, qui discutaient à l’écart, se rapprochèrent. Loiseau, furibond, voulait livrer « cette misérable » pieds et poings liés à l’ennemi. Mais le comte, issu de trois générations d’ambassadeurs, et doué d’un physique de diplomate, était partisan de l’habileté : — « Il faudrait la décider », — dit-il. Alors on conspira. Les femmes se serrèrent, le ton de la voix fut baissé, et la discussion devint générale, chacun donnant son avis. C’était fort convenable du reste. Ces dames surtout trouvaient des délicatesses de tournures, des subtilités d’expression charmantes, pour dire les choses les plus scabreuses. Un étranger n’aurait rien compris tant les précautions du langage étaient observées. Mais la légère tranche de pudeur dont est bardée toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles s’épanouissaient dans cette aventure polissonne, s’amusaient follement au fond, se sentant dans leur élément, tripotant de l’amour avec la sensualité d’un cuisinier gourmand qui prépare le souper d’un autre. La gaieté revenait d’elle-même, tant l’histoire leur semblait drôle à la fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquées, mais si bien dites qu’elles faisaient sourire. À son tour Loiseau lâcha quelques grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point ; et la pensée brutalement exprimée par sa femme dominait tous les esprits : « Puisque c’est son métier à cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-là plus qu’un autre ? » La gentille Mme Carré-Lamadon semblait même penser qu’à sa place elle refuserait celui-là moins qu’un autre. On prépara longuement le blocus, comme pour une forteresse investie. Chacun convint du rôle qu’il jouerait, des arguments dont il s’appuierait, des manœuvres qu’il devrait exécuter. On régla le plan des attaques, les ruses à employer, et les surprises de l’assaut, pour forcer cette citadelle vivante à recevoir l’ennemi dans la place. Cornudet cependant restait à l’écart, complètement étranger à cette affaire. Une attention si profonde tendait les esprits, qu’on n’entendit point rentrer Boule de suif. Mais le comte souffla un léger : « Chut » qui fit relever tous les yeux. Elle était là. On se tut brusquement et un certain embarras empêcha d’abord de lui parler. La comtesse, plus assouplie que les autres aux duplicités des salons, l’interrogea : — « Était-ce amusant, ce baptème ? » La grosse fille, encore émue, raconta tout, et les figures, et les attitudes, et l’aspect même de l’église. Elle ajouta : — « C’est si bon de prier quelquefois. » Cependant, jusqu’au déjeuner, ces dames se contentèrent d’être aimables avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilité à leurs conseils. Aussitôt à table, on commença les approches. Ce fut d’abord une conversation vague sur le dévouement. On cita des exemples anciens : Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrèce avec Sextus, Cléopâtre faisant passer par sa couche tous les généraux ennemis, et les y réduisant à des servilités d’esclave. Alors se déroula une histoire fantaisiste, éclose dans l’imagination de ces millionnaires ignorants, où les citoyennes de Rome allaient endormir à Capoue Annibal entre leurs bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. On cita toutes les femmes qui ont arrêté des conquérants, fait de leur corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont vaincu par leurs caresses héroïques des êtres hideux ou détestés, et sacrifié leur chasteté, à la vengeance et au dévouement. On parla même en termes voilés de cette Anglaise de grande famille qui s’était laissé inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la transmettre à Bonaparte sauvé miraculeusement, par une faiblesse subite, à l’heure du rendez-vous fatal. Et tout cela s’était raconté d’une façon convenable et modérée, où parfois éclatait un enthousiasme voulu propre à exciter l’émulation. On aurait pu croire, à la fin, que le seul rôle de la femme, ici-bas, était un perpétuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux caprices des soldatesques. Les deux bonnes sœurs ne semblaient point entendre, perdues en des pensées profondes. Boule de suif ne disait rien. Pendant toute l’après-midi on la laissa réfléchir. Mais au lieu de l’appeler « madame » comme on avait fait jusque-là, on lui disait simplement « mademoiselle », sans que personne sût bien pourquoi, comme si l’on avait voulu la faire descendre d’un degré dans l’estime qu’elle avait escaladée, lui faire sentir sa situation honteuse. Au moment où l’on servit le potage, M. Follenvie reparut, répétant sa phrase de la veille : — « L’officier prussien fait demander à Mlle Élisabeth Rousset si elle n’a point encore changé d’avis. » Boule de suif répondit sèchement : — « Non, monsieur. » Mais au dîner la coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se battait les flancs pour découvrir des exemples nouveaux et ne trouvait rien, quand la comtesse, sans préméditation peut-être, éprouvant un vague besoin de rendre hommage à la Religion, interrogea la plus âgée des bonnes sœurs sur les grands faits de la vie des saints. Or beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes à nos yeux ; mais l’Église absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C’était un argument puissant ; la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes tacites, de ces complaisances voilées, où excelle quiconque porte un habit ecclésiastique, soit simplement par l’effet d’une inintelligence heureuse, d’une secourable bêtise, la vieille religieuse apporta à la conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra hardie, verbeuse, violente. Celle-là n’était pas troublée par les tâtonnements de la casuistique ; sa doctrine semblait une barre de fer ; sa foi n’hésitait jamais ; sa conscience n’avait point de scrupules. Elle trouvait tout simple le sacrifice d’Abraham, car elle aurait immédiatement tué père et mère sur un ordre venu d’en haut ; et rien, à son avis, ne pouvait déplaire au Seigneur quand l’intention était louable. La comtesse, mettant à profit l’autorité sacrée de sa complice inattendue, lui fit faire comme une paraphrase édifiante de cet axiome de morale : « La fin justifie les moyens. » Elle l’interrogeait. — « Alors, ma sœur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et pardonne le fait quand le motif est pur. — Qui pourrait en douter, madame ? Une action blâmable en soi devient souvent méritoire par la pensée qui l’inspire. » Et elles continuaient ainsi, démêlant les volontés de Dieu, prévoyant ses décisions, le faisant s’intéresser à des choses qui, vraiment, ne le regardaient guère. Tout cela était enveloppé, habile, discret. Mais chaque parole de la sainte fille en cornette faisait brèche dans la résistance indignée de la courtisane. Puis, la conversation se détournant un peu, la femme aux chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa supérieure, d’elle-même, et de sa mignonne voisine la chère sœur Saint-Nicéphore. On les avait demandées au Havre pour soigner dans les hôpitaux des centaines de soldats atteints de la petite vérole. Elle les dépeignit, ces misérables, détailla leur maladie. Et tandis qu’elles étaient arrêtées en route par les caprices de ce Prussien, un grand nombre de Français pouvaient mourir qu’elles auraient sauvés peut-être ! C’était sa spécialité, à elle, de soigner les militaires ; elle avait été en Crimée, en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se révéla tout à coup une de ces religieuses à tambours et à trompettes qui semblent faites pour suivre les camps, ramasser des blessés dans les remous des batailles, et, mieux qu’un chef, dompter d’un mot les grands soudards indisciplinés ; une vraie bonne sœur Ran-tan-plan dont la figure ravagée, crevée de trous sans nombre, paraissait une image des dévastations de la guerre. Personne ne dit rien après elle, tant l’effet semblait excellent. Aussitôt le repas terminé on remonta bien vite dans les chambres pour ne descendre, le lendemain, qu’assez tard dans la matinée. Le déjeuner fut tranquille. On donnait à la graine semée la veille le temps de germer et de pousser ses fruits. La comtesse proposa de faire une promenade dans l’après-midi, alors le comte, comme il était convenu, prit le bras de Boule de suif, et demeura derrière les autres, avec elle. Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dédaigneux, que les hommes posés emploient avec les filles, l’appelant : « ma chère enfant », la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilité indiscutée. Il pénétra tout de suite au vif de la question : — « Donc, vous préférez nous laisser ici, exposés comme vous-même à toutes les violences qui suivraient un échec des troupes prussiennes, plutôt que de consentir à une de ces complaisances que vous avez eues si souvent en votre si vie. » Boule de suif ne répondit rien. Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. Il sut rester « monsieur le comte », tout en se montrant galant quand il le fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu’elle leur rendrait, parla de leur reconnaissance ; puis soudain, la tutoyant gaiement : — « Et tu sais, ma chère, il pourrait se vanter d’avoir goûté d’une jolie fille comme il n’en trouvera pas beaucoup dans son pays. » Boule de suif ne répondit pas et rejoignit la société. Aussitôt rentrée, elle monta chez elle et ne reparut plus. L’inquiétude était extrême. Qu’allait-elle faire ? Si elle résistait, quel embarras ! L’heure du dîner sonna ; on l’attendit en vain. M. Follenvie, entrant alors, annonça que Mlle Rousset se sentait indisposée, et qu’on pouvait se mettre à table. Tout le monde dressa l’oreille. Le comte s’approcha de l’aubergiste, et, tout bas : — « Ça y est ? » — « Oui. » — Par convenance, il ne dit rien à ses compagnons, mais il leur fit seulement un léger signe de la tête. Aussitôt un grand soupir de soulagement sortit de toutes les poitrines, une allégresse parut sur les visages. Loiseau cria : — « Saperlipopette ! je paye du champagne si l’on en trouve dans l’établissement ; » — et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque le patron revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun était devenu subitement communicatif et bruyant ; une joie égrillarde emplissait les cœurs. Le comte parut s’apercevoir que Mme Carré-Lamadon était charmante, le manufacturier fit des compliments à la comtesse. La conversation fut vive, enjouée, pleine de traits. Tout à coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, hurla : — « Silence ! » — Tout le monde se tut, surpris, presque effrayé déjà. Alors il tendit l’oreille en faisant « Chut » des deux mains, leva les yeux vers le plafond, écouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle : — « Rassurez-vous, tout va bien. » On hésitait à comprendre, mais bientôt un sourire passa. Au bout d’un quart d’heure il recommença la même farce, la renouvela souvent dans la soirée ; et il faisait semblant d’interpeller quelqu’un à l’étage au-dessus, en lui donnant des conseils à double sens puisés dans son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air triste pour soupirer : — « Pauvre fille ; » — ou bien il murmurait entre ses dents d’un air rageur : — « Gueux de Prussien, va ! » — Quelquefois, au moment où l’on n’y songeait plus, il poussait d’une voix vibrante plusieurs : — « Assez ! assez ! » — et ajoutait, comme se parlant à lui-même : — « Pourvu que nous la revoyions ; qu’il ne l’en fasse pas mourir, le misérable ! » Bien que ces plaisanteries fussent d’un goût déplorable, elles amusaient et ne blessaient personne, car l’indignation dépend des milieux comme le reste, et l’atmosphère qui s’était peu à peu créée autour d’eux était chargée de pensées grivoises. Au dessert, les femmes elles-mêmes firent des allusions spirituelles et discrètes. Les regards luisaient ; on avait bu beaucoup. Le comte, qui conservait même en ses écarts sa grande apparence de gravité, trouva une comparaison fort goûtée sur la fin des hivernages au pôle et la joie des naufragés qui voient s’ouvrir une route vers le sud. Loiseau, lancé, se leva, un verre de champagne à la main : — « Je bois à notre délivrance ! » — Tout le monde fut debout ; on l’acclamait. Les deux bonnes sœurs, elles-mêmes, sollicitées par ces dames, consentirent à tremper leurs lèvres dans ce vin mousseux dont elles n’avaient jamais goûté. Elles déclarèrent que cela ressemblait à la limonade gazeuse, mais que c’était plus fin cependant. Loiseau résuma la situation. — « C’est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu’on pourrait pincer un quadrille. » Cornudet n’avait pas dit un mot, pas fait un geste ; il paraissait même plongé dans des pensées très graves, et tirait parfois, d’un geste furieux, sa grande barbe qu’il semblait vouloir allonger encore. Enfin, vers minuit, comme on allait se séparer, Loiseau qui titubait, lui tapa soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant : — « Vous n’êtes pas farce, vous, ce soir ; vous ne dites rien, citoyen ? » — Mais Cornudet releva brusquement la tête, et parcourant la société d’un regard luisant et terrible : — « Je vous dis à tous que vous venez de faire une infamie ! » — Il se leva, gagna la porte, répéta encore une fois : « Une infamie ! » et disparut. Cela jeta un froid d’abord. Loiseau interloqué restait bête ; mais il reprit son aplomb, puis, tout à coup, se tordit en répétant : — « Ils sont trop verts, mon vieux, ils sont trop verts. » — Comme on ne comprenait pas, il raconta les : « mystères du corridor ». Alors il y eut une reprise de gaieté formidable. Ces dames s’amusaient comme des folles. Le comte et M. Carré-Lamadon pleuraient à force de rire. Ils ne pouvaient croire. — « Comment ! vous êtes sûr ? Il voulait... — Je vous dis que je l’ai vu. — Et, elle a refusé... — Parce que le Prussien était dans la chambre à côté. — Pas possible ? — Je vous le jure. » Le comte étouffait. L’industriel se comprimait le ventre à deux mains. Loiseau continuait : « Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drôle, mais pas du tout. » Et tous les trois repartaient, malades, essoufflés, toussant. On se sépara là-dessus. Mais Mme Loiseau, qui était de la nature des horties, fit remarquer à son mari, au moment où ils se couchaient, que « cette chipie » de petite Carré-Lamadon avait ri jaune toute la soirée : — « Tu sais, les femmes, quand ça en tient pour l’uniforme, qu’il soit Français ou bien Prussien ça leur est, ma foi, bien égal. Si ce n’est pas une pitié, Seigneur Dieu ! » Et toute la nuit, dans l’obscurité du corridor coururent comme des frémissements, des bruits légers, à peine sensibles, pareils à des souffles, des effleurements de pieds nus, d’imperceptibles craquements. Et l’on ne dormit que très tard, assurément, car des filets de lumière glissèrent longtemps sous les portes. Le champagne a de ces effets-là ; il trouble, dit-on, le sommeil. Le lendemain, un clair soleil d’hiver rendait la neige éblouissante. La diligence, attelée enfin, attendait devant la porte, tandis qu’une armée de pigeons blancs, rengorgés dans leurs plumes épaisses, avec un œil rose, taché, au milieu, d’un point noir, se promenaient gravement entre les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin fumant qu’ils éparpillaient. Le cocher, enveloppé dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le siège, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des provisions pour le reste du voyage. On n’attendait plus que Boule de suif. Elle parut. Elle semblait un peu troublée, honteuse ; et elle s’avança timidement vers ses compagnons, qui, tous, d’un même mouvement, se détournèrent comme s’ils ne l’avaient pas aperçue. Le comte prit avec dignité le bras de sa femme et l’éloigna de ce contact impur. La grosse fille s’arrêta, stupéfaite ; alors, ramassant tout son courage, elle aborda la femme du manufacturier d’un : « bonjour, madame » humblement murmuré. L’autre fit de la tête seule un petit salut impertinent qu’elle accompagna d’un regard de vertu outragée. Tout le monde semblait affairé, et l’on se tenait loin d’elle comme si elle eût apporté une infection dans ses jupes. Puis on se précipita vers la voiture où elle arriva seule, la dernière, et reprit en silence la place qu’elle avait occupée pendant la première partie de la route. On semblait ne pas la voir, ne pas la connaître ; mais Mme Loiseau, la considérant de loin avec indignation, dit à mi-voix à son mari : — « Heureusement que je ne suis pas à côté d’elle. » La lourde voiture s’ébranla, et le voyage recommença. On ne parla point d’abord. Boule de suif n’osait pas lever les yeux. Elle se sentait en même temps indignée contre tous ses voisins, et humiliée d’avoir cédé, souillée par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l’avait hypocritement jetée. Mais la comtesse, se tournant vers Mme Carré-Lamadon, rompit bientôt ce pénible silence. — « Vous connaissez, je crois, Mme d’Étrelles ? — Oui, c’est une de mes amies. — Quelle charmante femme ! — Ravissante ! Une vraie nature d’élite, fort instruite d’ailleurs, et artiste jusqu’au bout des doigts ; elle chante à ravir et dessine dans la perfection. » Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des vitres un mot parfois jaillissait : « Coupon — échéance — prime — à terme. » Loiseau, qui avait chipé le vieux jeu de cartes de l’auberge engraissé par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyées, attaqua un bésigue avec sa femme. Les bonnes sœurs prirent à leur ceinture le long rosaire qui pendait, firent ensemble le signe de la croix, et tout à coup leurs lèvres se mirent à remuer vivement, se hâtant de plus en plus, précipitant leur vague murmure comme pour une course d’oremus ; et de temps en temps elles baisaient une médaille, se signaient de nouveau, puis recommençaient leur marmottement rapide et continu. Cornudet songeait, immobile. Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes : — « Il fait faim », dit-il. Alors sa femme atteignit un paquet ficelé d’où elle fit sortir un morceau de veau froid. Elle le découpa proprement par tranches minces et fermes, et tous deux se mirent à manger. — « Si nous en faisions autant, » — dit la comtesse. On y consentit et elle déballa les provisions préparées pour les deux ménages. C’était, dans un de ces vases allongés dont le couvercle porte un lièvre en faïence, pour indiquer qu’un lièvre en pâté gît au-dessous, une charcuterie succulente, où de blanches rivières de lard traversaient la chair brune du gibier, mêlée à d’autres viandes hachées fin. Un beau carré de gruyère, apporté dans un journal, gardait imprimé : « faits divers » sur sa pâte onctueuse. Les deux bonnes sœurs développèrent un rond de saucisson qui sentait l’ail ; et Cornudet, plongeant les deux mains en même temps dans les vastes poches de son paletot sac, tira de l’une quatre œufs durs et de l’autre le crouton d’un pain. Il détacha la coque, la jeta sous ses pieds dans la paille et se mit à mordre à même les œufs, faisant tomber sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, là dedans, des étoiles. Boule de suif, dans la hâte et l’effarement de son lever, n’avait pu songer à rien ; et elle regardait, exaspérée, suffoquant de rage, tous ces gens qui mangeaient placidement. Une colère tumultueuse la crispa d’abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot d’injures qui lui montait aux lèvres ; mais elle ne pouvait pas parler tant l’exaspération l’étranglait. Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle se sentait noyée dans le mépris de ces gredins honnêtes qui l’avaient sacrifiée d’abord, rejetée ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea à son grand panier tout plein de bonnes choses qu’ils avaient goulûment dévorées, à ses deux poulets luisants de gelée, à ses pâtés, à ses poires, à ses quatre bouteilles de bordeaux ; et sa fureur tombant soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prête à pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de ses paupières, et bientôt deux grosses larmes se détachant des yeux roulèrent lentement sur ses joues. D’autres les suivirent plus rapides, coulant comme les gouttes d’eau qui filtrent d’une roche, et tombant régulièrement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant qu’on ne la verrait pas. Mais la comtesse s’en aperçut et prévint son mari d’un signe. Il haussa les épaules comme pour dire : « Que voulez-vous, ce n’est pas ma faute. » Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura : — « Elle pleure sa honte. » Les deux bonnes sœurs s’étaient remises à prier après avoir roulé dans un papier le reste de leur saucisson. Alors Cornudet, qui digérait ses œufs, étendit ses longues jambes sous la banquette d’en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit à siffloter la Marseillaise. Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurément, ne plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux, agacés, et avaient l’air prêts à hurler comme des chiens qui entendent un orgue de barbarie. Il s’en aperçut, ne s’arrêta plus. Parfois même il fredonnait les paroles : Amour sacré de la patrie, Conduis, soutiens, nos bras vengeurs, Liberté, liberté chérie, Combats avec tes défenseurs ! On fuyait plus vite, la neige étant plus dure ; et jusqu’à Dieppe, pendant les longues heures mornes du voyage, à travers les cahots du chemin, par la nuit tombante, puis dans l’obsurité profonde de la voiture, il continua, avec une obstination féroce, son sifflement vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exaspérés à suivre le chant d’un bout à l’autre, à se rappeler chaque parole qu’ils appliquaient sur chaque mesure. Et Boule de suif pleurait toujours ; et parfois un sanglot qu’elle n’avait pu retenir passait, entre deux couplets, dans les ténèbres. SAC AU DOS PAR J. K. HUYSMANS Aussitôt que j’eus achevé mes études, mes parents jugèrent utile de me faire comparoir devant une table habillée de drap vert et surmontée de bustes de vieux messieurs qui s’inquiétèrent de savoir si j’avais appris assez de langue morte pour être promu au grade de bachelier. L’épreuve fut satisfaisante. — Un dîner où tout l’arrière-ban de ma famille fut convoqué, célébra mes succès, s’inquiéta de mon avenir, et résolut enfin que je ferais mon droit. Je passai tant bien que mal le premier examen et je mangeai l’argent de mes inscriptions de deuxième année avec une blonde qui prétendait avoir de l’affection pour moi, à certaines heures. Je fréquentai assidûment le quartier latin et j’y appris beaucoup de choses, entre autres à m’intéresser à des étudiants qui crachaient, tous les soirs, dans des bocks, leurs idées sur la politique, puis à goûter aux œuvres de Georges Sand et de Heine, d’Edgard Quinet et d’Henri Mürger. La puberté de la sottise m’était venue. Cela dura bien un an ; je mûrissais peu à peu, les luttes électorales de la fin de l’Empire me laissèrent froid ; je n’étais le fils ni d’un sénateur ni d’un proscrit, je n’avais qu’à suivre sous n’importe quel régime les traditions de médiocrité et de misère depuis longtemps adoptées par ma famille. Le droit ne me plaisait guère. Je pensais que le Code avait été mal rédigé exprès pour fournir à certaines gens l’occasion d’ergoter, à perte de vue, sur ses moindres mots ; aujourd’hui encore, il me semble qu’une phrase clairement écrite ne peut raisonnablement comporter des interprétations aussi diverses. Je me sondais, cherchant un état que je pusse embrasser sans trop de dégoût, quand feu l’Empereur m’en trouva un ; il me fit soldat de par la maladresse de sa politique. La guerre avec la Prusse éclata. À vrai dire, je ne compris pas les motifs qui rendaient nécessaires ces boucheries d’armées. Je n’éprouvais ni le besoin de tuer les autres, ni celui de me faire tuer par eux. Quoi qu’il en fût, incorporé dans la garde mobile de la Seine, je reçus l’ordre, après être allé chercher une vêture et des godillots, de passer chez un perruquier et de me trouver à sept heures du soir à la caserne de la rue de Lourcine. Je fus exact au rendez-vous. Après l’appel des noms, une partie du régiment se jeta sur les portes et emplit la rue. Alors la chaussée houla et les zincs furent pleins. Pressés les uns contre les autres, des ouvriers en sarrau, des ouvrières en haillons, des soldats sanglés et guêtrés, sans armes, scandaient, avec le cliquetis des verres, la Marseillaise qu’ils s’époumonaient à chanter faux. Coiffés de képis d’une profondeur incroyable et ornés de visières d’aveugles et de cocardes tricolores en fer-blanc, affublés d’une jaquette d’un bleu noir avec col et parements garance, culottes d’un pantalon bleu de lin traversé d’une bande rouge, les mobiles de la Seine hurlaient à la lune avant que d’aller faire la conquête de la Prusse. C’était un hourvari assourdissant chez les mastroquets, un vacarme de verres, de bidons, de cris, coupé, ça et là, par le grincement des fenêtres que le vent battait. Soudain un roulement de tambour couvrit toutes ces clameurs. Une nouvelle colonne sortait de la caserne ; alors ce fut une noce, une godaille indescriptible. Ceux des soldats qui buvaient dans les boutiques s’élancèrent dehors, suivis de leurs parents et de leurs amis qui se disputaient l’honneur de porter leur sac ; les rangs étaient rompus, c’était un pêle-mêle de militaires et de bourgeois ; des mères pleuraient, des pères plus calmes suaient le vin, des enfants sautaient de joie et braillaient, de toute leur voix aiguë, des chansons patriotiques ! On traversa tout Paris à la débandade, à la lueur des éclairs qui flagellaient de blancs zigzags les nuages en tumulte. La chaleur était écrasante, le sac était lourd, on buvait à chaque coin de rue, on arriva enfin à la gare d’Aubervilliers. Il y eut un moment de silence rompu par des bruits de sanglots, dominés encore par une hurlée de Marseillaise, puis on nous empila comme des bestiaux dans des wagons. « Bonsoir, Jules ! à bientôt ! sois raisonnable ! écris-moi surtout ! » — On se serra la main une dernière fois, le train siffla, nous avions quitté la gare. Nous étions bien une pelletée de cinquante hommes dans la boîte qui nous roulait. Quelques-uns pleuraient à grosses gouttes, hués par d’autres qui, soûls perdus, plantaient des chandelles allumées dans leur pain de munition et gueulaient à tue-tête : « À bas Badinguet et vive Rochefort ! » Plusieurs, à l’écart dans un coin, regardaient, silencieux et mornes, le plancher qui trépidait dans la poussière. Tout à coup le convoi fait halte, — je descends. — Nuit complète, — minuit vingt-cinq minutes. De tous côtés, s’étendent des champs, et au loin, éclairés par les feux saccadés des éclairs, une maisonnette, un arbre, dessinent leur silhouette sur un ciel gonflé d’orage. On n’entend que le grondement de la machine dont les gerbes d’étincelles filant du tuyau s’éparpillent comme un bouquet d’artifice le long du train. Tout le monde descend, remonte jusqu’à la locomotive qui grandit dans la nuit et devient immense. L’arrêt dura bien deux heures. Les disques flambaient rouges, le mécanicien attendait qu’ils tournassent. Ils redevinrent blancs ; nous remontons dans les wagons, mais un homme qui arrive en courant et en agitant une lanterne, dit quelques mots au conducteur qui recule tout de suite jusqu’à une voie de garage où nous reprenons notre immobilité. Nous ne savions, ni les uns ni les autres, où nous étions. Je redescends de voiture et, assis sur un talus, je grignotais un morceau de pain et buvais un coup, quand un vacarme d’ouragan souffla au loin, s’approcha, hurlant et crachant des flammes, et un interminable train d’artillerie passa à toute vapeur, charriant des chevaux, des hommes, des canons dont les cous de bronze étincelaient dans un tumulte de lumières. Cinq minutes après, nous reprîmes notre marche lente, interrompue par des haltes de plus en plus longues. Le jour finit par se lever et, penché à la portière du wagon, fatigué par les secousses de la nuit, je regarde la campagne qui nous environne : une enfilade de plaines crayeuses et fermant l’horizon, une bande d’un vert pâle comme celui des turquoises malades, un pays plat, triste, grêle, la Champagne pouilleuse ! Peu à peu le soleil s’allume, nous roulions toujours ; nous finîmes pourtant bien par arriver ! Partis le soir à huit heures, nous étions rendus le lendemain à trois heures de l’après-midi à Châlons. Deux mobiles étaient restés en route, l’un qui avait piqué une tête du haut d’un wagon dans une rivière ; l’autre qui s’était brisé la tête au rebord d’un pont. Le reste, après avoir pillé les cahutes et les jardins rencontrés sur la route, aux stations du train, bâillait, les lèvres bouffies de vin et les yeux gros, ou bien jouait, se jetant d’un bout de la voiture à l’autre des tiges d’arbustes et des cages à poulets qu’ils avaient volés. Le débarquement s’opéra avec le même ordre que le départ. Rien n’était prêt : ni cantine, ni paille, ni manteaux, ni armes, rien, absolument rien. Des tentes seulement pleines de fumier et de poux, quittées à l’instant par des troupes parties à la frontière. Trois jours durant, nous vécûmes au hasard de Mourmelon, mangeant un cervelas un jour, buvant un bol de café au lait un autre, exploités à outrance par les habitants, couchant n’importe comment, sans paille et sans couverture. Tout cela n’était vraiment pas fait pour nous engager à prendre goût au métier qu’on nous infligeait. Une fois installées, les compagnies se scindèrent ; les ouvriers s’en furent dans les tentes habitées par leurs semblables, et les bourgeois firent de même. La tente où je me trouvais n’était pas mal composée, car nous étions parvenus à expulser, à la force des litres, deux gaillards dont la puanteur de pieds native s’aggravait d’une incurie prolongée et volontaire. Un jour ou deux s’écoulent ; on nous faisait monter la garde avec des piquets, nous buvions beaucoup d’eau-de-vie, et les claquedents de Mourmelon étaient sans cesse pleins, quand subitement Canrobert nous passe en revue sur le front de bandière. Je le vois encore, sur un grand cheval, courbé en deux sur la selle, les cheveux au vent, les moustaches cirées dans un visage blême. Une révolte éclate. Privés de tout, et mal convaincus par ce maréchal que nous ne manquions de rien, nous beuglâmes en chœur, lorsqu’il parla de réprimer par la force nos plaintes : « Ran, plan, plan ! cent mille hommes par terre, à Paris ! à Paris ! » Canrobert devint livide et il cria, en plantant son cheval au milieu de nous : Chapeau bas devant un maréchal de France ! De nouvelles huées partirent des rangs ; alors tournant bride, suivi de son état-major en déroute, il nous menaça du doigt, sifflant entre ses dents serrées : Vous me le payerez cher, messieurs les Parisiens ! Deux jours après cet épisode, l’eau glaciale du camp me rendit tellement malade que je dus entrer d’urgence à l’hôpital. Je boucle mon sac après la visite du médecin, et sous la garde d’un caporal me voilà parti clopin-clopant, traînant la jambe et suant sous mon harnais. L’hôpital regorgeait de monde, on me renvoie. Je vais alors à l’une des ambulances les plus voisines, un lit restait vide, je suis admis. Je dépose enfin mon sac, et en attendant que le major m’interdise de bouger, je vais me promener dans le petit jardin qui relie le corps des bâtiments. Soudain surgit d’une porte un homme à la barbe hérissée et aux yeux glauques. Il plante ses mains dans les poches d’une longue robe couleur de cachou et me crie du plus loin qu’il m’aperçoit : — Eh ! l’homme ! qu’est-ce que vous foutez là ? Je m’approche, je lui explique le motif qui m’amène. Il secoue les bras et hurle : — Rentrez ! vous n’aurez le droit de vous promener dans le jardin que lorsqu’on vous aura donné un costume. Je rentre dans la salle, un infirmier arrive et m’apporte une capote, un pantalon, des savates et un bonnet. Je me regarde ainsi fagoté dans ma petite glace. Quelle figure et quel accoutrement, bon Dieu ! avec mes yeux culottés et mon teint hâve, avec mes cheveux coupés ras et mon nez dont les bosses luisent, avec ma grande robe gris-souris, ma culotte d’un roux pisseux, mes savates immenses et sans talons, mon bonnet de coton gigantesque, je suis prodigieusement laid. Je ne puis m’empêcher de rire. Je tourne la tête du côté de mon voisin de lit, un grand garçon au type juif, qui crayonne mon portrait sur un calepin. Nous devenons tout de suite amis ; je lui dis m’appeler Eugène Lejantel, il me répond se nommer Francis Émonot. Nous connaissons l’un et l’autre tel et tel peintre, nous entamons des discussions d’esthétique et oublions nos infortunes. Le soir arrive, on nous distribue un plat de bouilli perlé de noir par quelques lentilles, on nous verse à pleins verres du coco clairet et je me déshabille, ravi de m’étendre dans un lit sans garder mes hardes et mes bottes. Le lendemain matin je suis réveillé vers six heures par un grand fracas de porte et par des éclats de voix. Je me mets sur mon séant, je me frotte les yeux et j’aperçois le monsieur de la veille, toujours vêtu de sa houppelande couleur de cachou, qui s’avance majestueux, suivi d’un cortège d’infirmiers. C’était le major. À peine entré, il roule de droite à gauche et de gauche à droite ses yeux d’un vert morne, enfonce ses mains dans ses poches et braille : — Numéro 1, montre ta jambe... ta sale jambe. Eh ! elle va mal, cette jambe, cette plaie coule comme une fontaine ; lotion d’eau blanche, charpie, demi-ration, bonne tisane de réglisse. — Numéro 2, montre ta gorge... ta sale gorge. Elle va de plus en plus mal cette gorge ; on lui coupera demain les amygdales. — Mais, docteur... — Eh ! je ne te demande rien, à toi ; si tu dis un mot, je te fous à la diète. — Mais enfin... — Vous fouterez cet homme à la diète. Écrivez : diète, gargarisme, bonne tisane de réglisse. Il passa ainsi la revue des malades, prescrivant à tous, vénériens et blessés, fiévreux et dysentériques, sa bonne tisane de réglisse. Il arriva devant moi, me dévisagea, m’arracha les couvertures, me bourra le ventre de coups de poing, m’ordonna de l’eau albuminée, l’inévitable tisane et sortit, reniflant et traînant les pieds. La vie était difficile avec les gens qui nous entouraient. Nous étions vingt et un dans la chambrée. À ma gauche couchait mon ami, le peintre, à ma droite un grand diable de clairon, grêlé comme un dé à coudre et jaune comme un verre de bile. Il cumulait deux professions, celle de savetier pendant le jour et celle de souteneur de filles pendant la nuit. C’était, au demeurant, un garçon cocasse, qui gambadait sur la tête, sur les mains, vous racontant le plus naïvement du monde la façon dont il activait à coups de souliers le travail de ses marmites, ou bien qui entonnait d’une voix touchante des chansons sentimentales : Je n’ai gardé dans mon malheur-heur, Que l’amitié d’une hirondelle ! Je conquis ses bonnes grâces en lui donnant vingt sous pour acheter un litre, et bien nous prit de n’être pas mal avec lui, car le reste de la chambrée, composée en partie de procureurs de la rue Maubuée, était fort disposé à nous chercher noise. Un soir, entre autres, le 15 août, Francis Émonot menaça de gifler deux hommes qui lui avaient pris une serviette. Ce fut un charivari formidable dans le dortoir. Les injures pleuvaient, nous étions traités de « roule-en-cul et de duchesses ». Étant deux contre dix-neuf, nous avions la chance de recevoir une soigneuse raclée quand le clairon intervint, prit à part les plus acharnés, les amadoua et fit rendre l’objet volé. Pour fêter la réconciliation qui suivit cette scène, Francis et moi nous donnâmes trois francs chacun, et il fut entendu que le clairon, avec l’aide de ses camarades, tâcherait de se faufiler au dehors de l’ambulance et rapporterait de la viande et du vin. La lumière avait disparu à la fenêtre du major, le pharmacien éteignit enfin la sienne, nous rampons en dehors du fourré, examinons les alentours, prévenons les hommes qui se glissent le long des murs, ne rencontrent pas de sentinelles sur leur route, se font la courte-échelle et sautent dans la campagne. Une heure après ils étaient de retour, chargés de victuailles ; ils nous les passent, rentrent avec nous dans le dortoir ; nous supprimons les deux veilleuses, allumons des bouts de bougie par terre, et autour de mon lit, en chemise, nous formons le cercle. Nous avions absorbé trois ou quatre litres et dépecé la bonne moitié d’un gigotin, quand un énorme bruit de bottes se fait entendre ; je souffle les bouts de bougie à coups de savate, chacun se sauve sous les lits. La porte s’ouvre, le major paraît, pousse un formidable Nom de Dieu ! trébuche dans l’obscurité, sort et revient avec un falot et l’inévitable cortège des infirmiers. Je profite du moment de répit pour faire disparaître les reliefs du festin ; le major traverse au pas accéléré le dortoir, sacrant, menaçant de nous faire tous empoigner et coller au bloc. Nous nous tordons de rire sous nos couvertures, des fanfares éclatent à l’autre bout du dortoir. Le major nous met tous à la diète, puis il s’en va, nous prévenant que nous connaîtrons dans quelques instants le bois dont il se chauffe. Une fois parti nous nous esclaffons à qui mieux mieux ; des roulements, des fusées de rire grondent et pétillent ; le clairon fait la roue dans le dortoir, un de ses amis lui fait vis-à-vis, un troisième saute sur sa couche comme sur un tremplin et bondit et rebondit, les bras flottants, la chemise envolée ; son voisin entame un cancan triomphal ; le major rentre brusquement, ordonne à quatre lignards qu’il amène d’empoigner les danseurs et nous annonce qu’il va rédiger un rapport et l’envoyer à qui de droit. Le calme est enfin rétabli ; le lendemain nous faisons acheter des mangeailles par les infirmiers. Les jours s’écoulent sans autres incidents. Nous commencions à crever d’ennui dans cette ambulance, quand à cinq heures, un jour, le médecin se précipite dans la salle, nous ordonne de reprendre nos vêtements de troupier et de boucler nos sacs. Nous apprenons, dix minutes après, que les Prussiens marchent sur Châlons. Une morne stupeur règne dans la chambrée. Jusque-là nous ne nous doutions pas des événements qui se passaient. Nous avions appris la trop célèbre victoire de Sarrebrück, nous ne nous attendions pas aux revers qui nous accablaient. Le major examine chaque homme ; aucun n’est guéri, tout le monde a été trop longtemps gorgé d’eau de réglisse et privé de soins. Il renvoie néanmoins dans leurs corps les moins malades et il ordonne aux autres de coucher tout habillés et le sac prêt. Francis et moi nous étions au nombre de ces derniers. La journée se passe, la nuit se passe, rien, mais j’ai toujours la colique et je souffre ; enfin vers neuf heures du matin apparaît une longue file de cacolets conduits par des tringlots. Nous grimpons à deux sur l’appareil. Francis et moi nous étions hissés sur le même mulet, seulement, comme le peintre était très gras et moi très maigre, le système bascula ; je montai dans les airs tandis qu’il descendait en bas sous la panse de la bête qui, tirée par devant poussée par derrière, gigotta et rua furieusement. Nous courions dans un tourbillon de poussière, aveuglés, ahuris, secoués, nous cramponnant à la barre du cacolet, fermant les yeux, riant et geignant. Nous arrivâmes à Châlons plus morts que vifs ; nous tombâmes comme un bétail harassé sur le sable, puis on nous empila dans des wagons et nous quittâmes la ville pour aller où ?... personne ne le savait. Il faisait nuit ; nous volions sur les rails. Les malades étaient sortis des wagons et se promenaient sur les plates-formes. La machine siffle, ralentit son vol et s’arrête dans une gare, celle de Reims, je suppose, mais je ne pourrais l’affirmer. Nous mourions de faim, l’Intendance n’avait oublié qu’une chose : nous donner un pain pour la route. Je descends et j’aperçois un buffet ouvert. J’y cours, mais d’autres m’avaient devancé. On se battait alors que j’y arrivai. Les uns s’emparaient de bouteilles, les autres de viandes, ceux-ci de pain, ceux-là de cigares. Affolé, furieux, le restaurateur défendait sa boutique à coups de broc. Poussé par leurs camarades qui venaient en bande, le premier rang des mobiles se rue sur le comptoir qui s’abat, entraînant dans sa chute le patron du buffet et ses garçons. Ce fut alors un pillage réglé ; tout y passa, depuis les allumettes jusqu’aux cure-dents. Pendant ce temps une cloche sonne et le train part. Aucun de nous ne se dérange, et, tandis qu’assis sur la chaussée, j’explique au peintre que ses bronches travaillent, la contexture du sonnet, le train recule sur ses rails pour nous chercher. Nous remontons dans nos compartiments, et nous passons la revue du butin conquis. À vrai dire, les mets étaient peu variés : de la charcuterie, et rien que de la charcuterie ! Nous avions six rouelles de cervelas à l’ail, une langue écarlate, deux saucissons, une superbe tranche de mortadelle, une tranche au liséré d’argent, aux chairs d’un rouge sombre marbrées de blanc, quatre litres de vin, une demi-bouteille de cognac et des bouts de bougie. Nous fichâmes les lumignons dans le col de nos gourdes qui se balancèrent, retenues aux parois du wagon par des ficelles. C’était, par instants, quand le train sautait sur les aiguilles des embranchements, une pluie de gouttes chaudes qui se figeaient presque aussitôt en de larges plaques, mais nos habits en avaient vu bien d’autres ! Nous commençâmes immédiatement le repas qu’interrompaient les allées et venues de ceux des mobiles qui, courant sur les marchepieds, tout le long du train, venaient frapper au carreau et nous demandaient à boire. Nous chantions à tue-tête, nous buvions, nous trinquions ; jamais malades ne firent autant de bruit et ne gambadèrent ainsi sur un train en marche ! On eût dit d’une Cour des Miracles roulante ; les estropiés sautaient à pieds joints, ceux dont les intestins brûlaient les arrosaient de lampées de cognac, les borgnes ouvraient les yeux, les fiévreux cabriolaient, les gorges malades beuglaient et pintaient, c’était inouï ! Cette turbulence finit cependant par se calmer. Je profite de cet apaisement pour passer le nez à la fenêtre. Il n’y avait pas une étoile, pas même un bout de lune, le ciel et la terre ne semblaient faire qu’un, et dans cette intensité d’un noir d’encre clignotaient comme des yeux de couleurs différentes des lanternes attachées à la tôle des disques. Le mécanicien jetait ses coups de sifflet, la machine fumait et vomissait sans relâche des flammèches. Je referme le carreau et je regarde mes compagnons. Les uns ronflaient ; les autres, gênés par les cahots du coffre, ronchonnaient et juraient, se retournant sans cesse, cherchant une place pour étendre leurs jambes, pour caler leur tête qui vacillait à chaque secousse. À force de les regarder, je commençais à m’assoupir, quand l’arrêt complet du train me réveilla. Nous étions dans une gare, et le bureau du chef flamboyait comme un feu de forge dans la sombreur de la nuit. J’avais une jambe engourdie, je frissonnais de froid, je descends pour me réchauffer un peu. Je me promène de long en large sur la chaussée, je vais regarder la machine que l’on dételle et que l’on remplace par une autre, et, longeant le bureau, j’écoute la sonnerie et le tic-tac du télégraphe. L’employé, me tournant le dos, était un peu penché sur la droite, de sorte que, du point où j’étais placé, je ne voyais que le derrière de sa tête et le bout de son nez qui brillait, rose et perlé de sueur, tandis que le reste de la figure disparaissait dans l’ombre que projetait l’abat-jour d’un bec de gaz. On m’invite à remonter en voiture, et je retrouve mes camarades tels que je les ai laissés. Cette fois, je m’endors pour tout de bon. Depuis combien de temps mon sommeil durait-il ? Je ne sais, quand un grand cri me réveille : Paris ! Paris ! Je me précipite à la portière. Au loin, sur une bande d’or pâle se détachent, en noir, des tuyaux de fabriques et d’usines. Nous étions à Saint-Denis ; la nouvelle court de wagon en wagon. Tout le monde est sur pied. La machine accélère le pas. La gare du Nord se dessine au loin, nous y arrivons, nous descendons, nous nous jetons sur les portes, une partie d’entre nous parvient à s’échapper, l’autre est arrêtée par les employés du chemin de fer et par les troupes, on nous fait remonter de force dans un train qui chauffe, et nous revoilà partis Dieu sait pour où ! Nous roulons derechef, toute la journée. Je suis las de regarder ces ribambelles de maisons et d’arbres qui filent devant mes yeux, et puis j’ai toujours la colique et je souffre. Vers quatre heures de l’après-midi, la machine ralentit son essor et s’arrête dans un débarcadère où nous attendait un vieux général autour duquel s’ébattait une volée de jeunes gens, coiffés de képis roses, culottés de rouge et chaussés de bottes à éperons jaunes. Le général nous passe en revue et nous divise en deux escouades ; l’une part pour le séminaire, l’autre est dirigée sur l’hôpital. Nous sommes, paraît-il, à Arras. Francis et moi, nous faisions partie de la première escouade. On nous hisse sur des charrettes bourrées de paille, et nous arrivons devant un grand bâtiment qui farde et semble vouloir s’abattre dans la rue. Nous montons au deuxième étage, dans une pièce qui contient une trentaine de lits ; chacun déboucle son sac, se peigne et s’assied. Un médecin arrive. — Qu’avez vous ? dit-il au premier. — Un anthrax. — Ah ! Et vous ? — Une dysenterie. — Ah ! Et vous ? — Un bubon. — Mais alors vous n’avez pas été blessés pendant la guerre ? — Pas le moins du monde. — Eh bien ! vous pouvez reprendre vos sacs. L’archevêque ne donne les lits des séminaristes qu’aux blessés. Je remets dans mon sac les bibelots que j’en avais tirés, et nous repartons, cahin, caha, pour l’hospice de la ville. Il n’y avait plus de place. En vain les sœurs s’ingénient à rapprocher les lits de fer, les salles sont pleines. Fatigué de toutes ces lenteurs, j’empoigne un matelas, Francis en prend un autre, et nous allons nous étendre dans le jardin, sur une grande pelouse. Le lendemain matin, je cause avec le directeur, un homme affable et charmant. Je lui demande pour le peintre et pour moi la permission de sortir dans la ville. Il y consent, la porte s’ouvre, nous sommes libres ! nous allons enfin déjeuner ! manger de la vraie viande, boire du vrai vin ! Ah ! nous n’hésitons pas, nous allons au plus bel hôtel de la ville. On nous sert un succulent repas. Il y a des fleurs sur la table, de magnifiques bouquets de roses et de fuchsias qui s’épanouissent dans des cornets de verre ! Le garçon nous apporte une entrecôte qui saigne dans un lac de beurre ; le soleil se met de la fête, fait étinceler les couverts et les lames des couteaux, blute sa poudre d’or au travers des carafes, et, lutinant le pomard qui se balance doucement dans les verres, pique d’une étoile sanglante la nappe damassée. Ô sainte joie des bâfres ! j’ai la bouche pleine, et Francis est soûl ! Le fumet des rôtis se mêle au parfum des fleurs, la pourpre des vins lutte d’éclat avec la rougeur des roses, le garçon qui nous sert a l’air d’un idiot, nous, nous avons l’air de goinfres, ça nous est bien égal. Nous nous empiffrons rôtis sur rôtis, nous nous ingurgitons bordeaux sur bourgogne, chartreuse sur cognac. Au diable les vinasses et les trois-six que nous buvons depuis notre départ de Paris ! au diable ces ratas sans nom, ces gargotailles inconnues dont nous nous sommes si maigrement gavés depuis près d’un mois ! Nous sommes méconnaissables ; nos mines de faméliques rougeoient comme des trognes, nous braillons, le nez en l’air, nous allons à la dérive ! Nous parcourons ainsi toute la ville. Le soir arrive, il faut pourtant rentrer ! La sœur qui surveillait la salle des vieux nous dit avec sa petite voix flûtée : « Messieurs les militaires, vous avez eu bien froid la nuit dernière, mais vous allez avoir un bon lit. » Et elle nous emmène dans une grande salle où fignolent au plafond trois veilleuses mal allumées. J’ai un lit blanc, je m’enfonce avec délices dans les draps qui sentent encore la bonne odeur de la lessive. On n’entend plus que le souffle ou le ronflement des dormeurs. J’ai bien chaud, mes yeux se ferment, je ne sais plus où je suis, quand un gloussement prolongé me réveille. J’ouvre un œil et j’aperçois, au pied de mon lit, un individu qui me contemple. Je me dresse sur mon séant. J’ai devant moi un vieillard, long, sec, l’œil hagard, les lèvres bavant dans une barbe pas faite. Je lui demande ce qu’il me veut. — Pas de réponse. — Je lui crie : « Allez-vous-en, laissez-moi dormir ! » Il me montre le poing. Je le soupçonne d’être un aliéné ; je roule une serviette au bout de laquelle je tortille sournoisement un nœud ; il avance d’un pas, je saute sur le parquet, je pare le coup de poing qu’il m’envoie, et lui assène en riposte, sur l’œil gauche, un coup de serviette à toute volée. Il en voit trente-six chandelles, se rue sur moi ; je me recule et lui décoche un vigoureux coup de pied dans l’estomac. Il culbute, entraîne dans sa chute une chaise qui rebondit ; le dortoir est réveillé ; Francis accourt en chemise pour me prêter mainforte, la sœur arrive, les infirmiers s’élancent sur le fou qu’ils fessent et parviennent à grand’peine à recoucher. L’aspect du dortoir était éminemment cocasse. Aux lueurs d’un rose vague qu’épandaient autour d’elles les veilleuses mourantes, avait succédé le flamboiement de trois lanternes. Le plafond noir avec ses ronds de lumière qui dansaient au-dessus des mèches en combustion éclatait maintenant avec ses teintes de plâtre fraîchement crépi. Les malades, une réunion de Guignols hors d’âge, avaient empoigné le morceau de bois qui pendait au bout d’une ficelle au dessus de leurs lits, s’y cramponnaient d’une main, et faisaient de l’autre des gestes terrifiés. À cette vue, ma colère tombe, je me tords de rire, le peintre suffoque, il n’y a que la sœur qui garde son sérieux et arrive, à force de menaces et de prières, à rétablir l’ordre dans la chambrée. La nuit s’achève tant bien que mal ; le matin, à six heures, un roulement de tambour nous réunit, le directeur fait l’appel des hommes. Nous partons pour Rouen. Arrivés dans cette ville, un officier dit au malheureux qui nous conduisait que l’hospice était plein et ne pouvait nous loger. En attendant, nous avons une heure d’arrêt. Je jette mon sac dans un coin de la gare, et bien que mon ventre grouille, nous voilà partis, Francis et moi, errant à l’aventure, nous extasiant devant l’église de Saint-Ouen, nous ébahissant devant les vieilles maisons. Nous admirons tant et tant, que l’heure s’était écoulée depuis longtemps avant même que nous eussions songé à retrouver la gare. « Il y a beau temps que vos camarades sont partis, nous dit un employé du chemin de fer ; ils sont à Évreux ! » Diable ! le premier train ne part plus qu’à neuf heures. — Allons dîner ! — Quand nous arrivâmes à Évreux, la pleine nuit était venue. Nous ne pouvions nous présenter à pareille heure dans un hospice, nous aurions eu l’air de malfaiteurs. La nuit est superbe, nous traversons la ville, et nous nous trouvons en rase campagne. C’était le temps de la fenaison, les gerbes étaient en tas. Nous avisons une petite meule dans un champ, nous y creusons deux niches confortables, et je ne sais si c’est l’odeur troublante de notre couche ou le parfum pénétrant des bois qui nous émeuvent, mais nous éprouvons le besoin de parler de nos amours défuntes. Le thème était inépuisable ! Peu à peu, cependant, les paroles deviennent plus rares, les enthousiasmes s’affaiblissent, nous nous endormons. « Sacrebleu ! crie mon voisin qui s’étire, quelle heure peut-il bien être ? » Je me réveille à mon tour. Le soleil ne va pas tarder à se lever, car le grand rideau bleu se galonne à l’horizon de franges roses. Quelle misère ! il va falloir aller frapper à la porte de l’hospice, dormir dans des salles imprégnées de cette senteur fade sur laquelle revient comme une ritournelle obstinée, l’âcre fleur de la poudre d’iodoforme ! Nous reprenons tout tristes le chemin de l’hôpital. On nous ouvre, mais hélas ! un seul de nous est admis, Francis, — et moi on m’envoie au lycée. La vie n’était plus possible, je méditais une évasion, quand un jour l’interne de service descend dans la cour. Je lui montre ma carte d’étudiant en droit ; il connaît Paris, le quartier Latin. Je lui explique ma situation. « Il faut absolument, lui dis-je, ou que Francis vienne au lycée, ou que j’aille le rejoindre à l’hôpital. » Il réfléchit, et le soir, arrivant près de mon lit, me glisse ces mots dans l’oreille : « Dites, demain matin, que vous souffrez davantage. » Le lendemain, en effet, vers sept heures, le médecin fait son entrée ; un brave et excellent homme, qui n’avait que deux défauts : celui de puer des dents et celui de vouloir se débarrasser de ses malades, coûte que coûte. Tous les matins, la scène suivante avait lieu : « Ah ! ah ! le gaillard, criait-il, quelle mine il a ! bon teint, pas de fièvre ; levez-vous et allez prendre une bonne tasse de café ; mais pas de bêtises, vous savez, ne courez pas après les jupes ; je vais vous signer votre exeat, vous retournerez demain à votre régiment. » Malades ou pas malades, il en renvoyait trois par jour. Ce matin-là, il s’arrête devant moi et dit : « Ah ! saperlotte, mon garçon, vous avez meilleure mine ! » Je me récrie, jamais je n’ai tant souffert ! Il me tâte le ventre. « Mais ça va mieux, murmure-t-il, le ventre est moins dur. » — Je proteste. — Il semble étonné, l’interne lui dit alors tout bas : « Il faudrait peut-être lui donner un lavement, et nous n’avons ici ni seringue ni clysopompe ; si nous l’envoyions à l’hôpital ? — Tiens, mais c’est une idée, » dit le brave homme, enchanté de se débarrasser de moi, et séance tenante, il signe mon billet d’admission ; je boucle radieux mon sac, et sous la garde d’un servant du lycée, je fais mon entrée à l’hôpital. Je retrouve Francis ! Par une chance incroyable, le corridor Saint-Vincent où il couche, faute de place dans les salles, contient un lit vide près du sien ! Nous sommes enfin réunis ! En sus de nos deux lits, cinq grabats longent à la queue leu leu les murs enduits de jaune. Ils ont pour habitants un soldat de la ligne, deux artilleurs, un dragon et un hussard. Le reste de l’hôpital se compose de quelques vieillards fêlés et gâteux, de quelques jeunes hommes, rachitiques ou bancroches, et d’un grand nombre de soldats, épaves de l’armée de Mac-Mahon, qui, après avoir roulé d’ambulances en ambulances, étaient venus échouer sur cette berge. Francis et moi, nous sommes les seuls qui portions l’uniforme de la mobile de la Seine ; nos voisins de lit étaient d’assez gentils garçons, plus insignifiants, à vrai dire, les uns que les autres ; c’étaient, pour la plupart, des fils de paysans ou de fermiers rappelés sous les drapeaux lors de la déclaration de guerre. Tandis que j’enlève ma veste, arrive une sœur, si frêle, si jolie, que je ne puis me lasser de la regarder ; les beaux grands yeux ! les longs cils blonds ! les jolies dents ! — Elle me demande pourquoi j’ai quitté le lycée ; je lui explique en des phrases nébuleuses comment l’absence d’une pompe foulante m’a fait renvoyer du collège. Elle sourit doucement et me dit : « Oh ! monsieur le militaire, vous auriez pu nommer la chose par son nom, nous sommes habituées à tout. » Je crois bien qu’elle devait être habituée à tout, la malheureuse, car les soldats ne se gênaient guère pour se livrer à d’indiscrètes propretés devant elle. Jamais d’ailleurs je ne la vis rougir ; elle passait entre eux, muette, les yeux baissés, semblait ne pas entendre les grossières facéties qui se débitaient autour d’elle. Dieu ! m’a-t-elle gâté ! Je la vois encore, le matin, alors que le soleil cassait sur les dalles l’ombre des barreaux de fenêtres, s’avancer lentement, au fond du corridor, les grandes ailes de son bonnet battant sur son visage. Elle arrivait près de mon lit avec une assiette qui fumait et sur le bord de laquelle luisait son ongle bien taillé. « La soupe est un peu claire ce matin, disait-elle, avec son joli sourire, je vous apporte du chocolat ; mangez vite pendant qu’il est chaud ! » Malgré les soins qu’elle me prodiguait, je m’ennuyais à mourir dans cet hôpital. Mon ami et moi nous étions arrivés à ce degré d’abrutissement qui vous jette sur un lit, s’essayant à tuer, dans une somnolence de bête, les longues heures des insupportables journées. Les seules distractions qui nous fussent offertes, consistaient en un déjeuner et un diner composés de bœuf bouilli, de pastèque, de pruneaux et d’un doigt de vin, le tout en insuffisante quantité pour nourrir un homme. Grâce à ma simple politesse vis-à-vis des sœurs et aux étiquettes de pharmacie que j’écrivais pour elles, j’obtenais heureusement une côtelette de temps à autre et une poire cueillie dans le verger de l’hôpital. J’étais donc, en somme, le moins à plaindre de tous les soldats entassés pêle-mêle dans les salles, mais, les premiers jours, je ne parvenais même point à avaler ma pitance le matin. C’était l’heure de la visite et le docteur choisissait ce moment pour faire ses opérations. Le second jour après mon arrivée, il fendit une cuisse du haut en bas ; j’entendis un cri déchirant ; je fermai les yeux, pas assez cependant pour que je ne visse une pluie rouge s’éparpiller en larges gouttes sur son tablier. Ce matin-là, je ne pus manger. Peu à peu, cependant, je finis par m’aguerrir ; bientôt, je me contentai de détourner la tête et de préserver ma soupe. En attendant, la situation devenait intolérable. Nous avions essayé, mais en vain, de nous procurer des journaux et des livres, nous en étions réduits à nous déguiser, à mettre pour rire la veste du hussard ; mais cette gaieté puérile s’éteignait vite et nous nous étirions, toutes les vingt minutes, échangeant quelques mots, nous renfonçant la tête dans le traversin. Il n’y avait pas grande conversation à tirer de nos camarades. Les deux artilleurs et le hussard étaient trop malades pour causer. Le dragon jurait des Nom de Dieu sans parler, se levait à tout instant, enveloppé dans son grand manteau blanc et allait aux latrines dont il rapportait l’ordure gâchée par ses pieds nus. L’hôpital manquait de thomas ; quelques-uns des plus malades avaient cependant sous leur lit une vieille casserole que les convalescents faisaient sauter comme des cuisinières, offrant, par plaisanterie, le ragoût aux sœurs. Restait donc seulement le soldat de la ligne : un malheureux garçon épicier, père d’un enfant, rappelé sous les drapeaux, battu constamment par la fièvre, grelottant sous ses couvertures. Assis en tailleurs sur nos lits, nous l’écoutions raconter la bataille où il s’était trouvé. Jeté près de Frœschwiller, dans une plaine entourée de bois, il avait vu des lueurs rouges filer dans des bouquets de fumée blanche, et il avait baissé la tête, tremblant, ahuri par la canonnade, effaré par le sifflet des balles. Il avait marché, mêlé aux régiments, dans de la terre grasse, ne voyant aucun Prussien, ne sachant où il était, entendant à ses côtés des gémissements traversés par des cris brefs, puis les rangs des soldats placés devant lui s’étaient tout à coup retournés et dans la bousculade d’une fuite, il avait été, sans savoir comment, jeté par terre. Il s’était relevé, s’était sauvé, abandonnant son fusil et son sac, et à la fin, épuisé par les marches forcées subies depuis huit jours, exténué par la peur et affaibli par la faim, il s’était assis dans un fossé. Il était resté là, hébété, inerte, assourdi par le vacarme des obus, résolu à ne plus se défendre, à ne plus bouger ; puis il avait songé à sa femme, et pleurant, se demandant ce qu’il avait fait pour qu’on le fît ainsi souffrir, il avait ramassé, sans savoir pourquoi une feuille d’arbre qu’il avait gardée et à laquelle il tenait, car il nous la montrait souvent, séchée et ratatinée dans le fond de ses poches. Un officier était passé, sur ces entrefaites, le revolver au poing, l’avait traité de lâche et menacé de lui casser la tête s’il ne marchait pas. Il avait dit « J’aime mieux ça, ah ! que ça finisse ! » Mais l’officier, au moment où il le secouait pour le remettre sur ses jambes, s’était étalé, giclant le sang par la nuque. Alors, la peur l’avait repris, il s’était enfui et avait pu rejoindre une lointaine route, inondée de fuyards, noire de troupes, sillonnée d’attelages dont les chevaux emportés crevaient et broyaient les rangs. On était enfin parvenu à se mettre à l’abri. Le cri de trahison s’élevait des groupes. De vieux soldats paraissaient résolus encore, mais les recrues se refusaient à continuer. « Qu’ils aillent se faire tuer, » disaient-ils, en désignant les officiers, c’est leur métier à eux ! « Moi, j’ai des enfants, c’est pas l’État qui les nourrira si je suis mort ! » Et l’on enviait le sort des gens un peu blessés et des malades qui pouvaient se réfugier dans les ambulances. « Ah ! ce qu’on a peur et puis ce qu’on garde dans l’oreille la voix des gens qui appellent leur mère et demandent à boire, » ajoutait-il, tout frissonnant. Il se taisait, et regardant le corridor d’un air ravi, il reprenait : « C’est égal, je suis bien heureux d’être ici ; et puis, comme cela, ma femme peut m’écrire, » et il tirait de sa culotte des lettres, disant avec satisfaction : « Le petit a écrit, voyez, » et il montrait au bas du papier, sous l’écriture pénible de sa femme, des bâtons formant une phrase dictée où il y avait des « J’embrasse papa » dans des pâtés d’encre. Nous écoutâmes vingt fois au moins cette histoire, et nous dûmes subir pendant de mortelles heures les rabâchages de cet homme enchanté de posséder un fils. Nous finissions par nous boucher les oreilles et par tâcher de dormir pour ne plus l’entendre. Cette déplorable vie menaçait de se prolonger, quand un matin Francis qui, contrairement à son habitude, avait rôdé toute la journée de la veille dans la cour, me dit : « Eh ! Eugène, viens-tu respirer un peu l’air des champs ? » Je dresse l’oreille. « Il y a un préau réservé aux fous, poursuit-il ; ce préau est vide ; en grimpant sur le toit des cabanons, et c’est facile, grâce aux grilles qui garnissent les fenêtres, nous atteignons la crête du mur, nous sautons et nous tombons dans la campagne. À deux pas de ce mur s’ouvre l’une des portes d’Évreux. Qu’en dis-tu ? — Je dis... je dis que je suis tout disposé à sortir ; mais comment ferons-nous pour rentrer ? — Je n’en sais rien ; partons d’abord, nous aviserons ensuite. Lève-toi, on va servir la soupe, nous sautons sur le mur après. » Je me lève. L’hôpital manquait d’eau, de sorte que j’en étais réduit à me débarbouiller avec de l’eau de Seltz que la sœur m’avait fait avoir. Je prends mon siphon, je vise le peintre qui crie feu, je presse la détente, la décharge lui arrive en pleine figure ; je me pose à mon tour devant lui, je reçois le jet dans la barbe, je me frotte le nez avec la mousse, je m’essuie. Nous sommes prêts, nous descendons. Le préau est désert ; nous escaladons le mur. Francis prend son élan et saute. Je suis assis à califourchon sur la crête, je jette un regard rapide autour de moi ; en bas, un fossé et de l’herbe ; à droite, une des portes de la ville ; au loin, une forêt qui moutonne et enlève ses déchirures d’or rouge sur une bande de bleu pâle. Je suis debout ; j’entends du bruit dans la cour, je saute ; nous rasons les murailles, nous sommes dans Évreux ! — Si nous mangions ? — Adopté. Chemin faisant, à la recherche d’un gîte, nous apercevons deux petites femmes qui tortillent des hanches ; nous les suivons et leur offrons à déjeuner ; elles refusent ; nous insistons, elles répondent non plus mollement ; nous insistons encore, elles disent oui. Nous allons chez elles, avec un pâté, des bouteilles, des œufs, un poulet froid. Ça nous parait drôle de nous trouver dans une chambre claire, tendue de papier moucheté de fleurs lilas et feuillé de vert ; il y a, aux croisées, des rideaux en damas groseille, une glace sur la cheminée, une gravure représentant un Christ embêté par des Pharisiens, six chaises en merisier, une table ronde avec une toile cirée montrant les rois de France, un lit pourvu d’un édredon de percale rose. Nous dressons la table, nous regardons d’un œil goulu les filles qui tournent autour ; le couvert est long à mettre, car nous les arrêtons au passage pour les embrasser ; elles sont laides et bêtes, du reste. Mais, qu’est-ce que ça nous fait ? il y a si longtemps que nous n’avons flairé de la bouche de femme ! Je découpe le poulet, les bouchons sautent, nous buvons comme des chantres et bâfrons comme des ogres. Le café fume dans les tasses, nous le dorons avec du cognac ; ma tristesse s’envole, le punch s’allume, les flammes bleues du kirsch voltigent dans le saladier qui crépite, les filles rigolent, les cheveux dans les yeux et les seins fouillés ; soudain quatre coups sonnent lentement au cadran de l’église. Il est quatre heures. Et l’hôpital, Seigneur Dieu ! nous l’avions oublié ! Je deviens pâle, Francis me regarde avec effroi, nous nous arrachons des bras de nos hôtesses, nous sortons au plus vite. « Comment rentrer ? dit le peintre. — Hélas ! nous n’avons pas le choix ; nous arriverons à grand-peine pour l’heure de la soupe. À la grâce de Dieu, filons par la grande porte ! » Nous arrivons, nous sonnons ; la sœur concierge vient nous ouvrir et reste ébahie. Nous la saluons, et je dis assez haut pour être entendu d’elle : « Sais-tu, dis-donc, qu’ils ne sont pas aimables à l’Intendance, le gros surtout nous a reçus plus ou moins poliment... » La sœur ne souffle mot ; nous courons au galop vers la chambrée ; il était temps, j’entendais la voix de sœur Angèle qui distribuait les rations. Je me couche au plus vite sur mon lit, je dissimule avec la main un suçon que ma belle m’a posé le long du cou ; la sœur me regarde, trouve à mes yeux un éclat inaccoutumé et me dit avec intérêt : « Souffrez-vous davantage ? » Je la rassure et lui réponds : « Au contraire, je vais mieux, ma sœur, mais cette oisiveté et cet emprisonnement me tuent. » Quand je lui exprimais l’effroyable ennui que j’éprouvais, perdu dans cette troupe, au fond d’une province, loin des miens, elle ne répondait pas, mais ses lèvres se serraient, ses yeux prenaient une indéfinissable expression de mélancolie et de pitié. Un jour pourtant elle m’avait dit d’un ton sec : « Oh ! la liberté ne vous vaudrait rien. » faisant allusion à une conversation qu’elle avait surprise entre Francis et moi, discutant sur les joyeux appas des Parisiennes ; puis elle s’était adoucie et avait ajouté avec sa petite moue charmante : « Vous n’êtes vraiment pas sérieux, monsieur le militaire. » Le lendemain matin nous convenons, le peintre et moi, qu’aussitôt la soupe avalée, nous escaladerons de nouveau les murs. À l’heure dite, nous rôdons autour du préau, la porte est fermée ! « Bast, tant pis ! dit Francis, en avant ! » et il se dirige vers la grande porte de l’hôpital. Je le suis. La sœur tourière nous demande où nous allons. « À l’Intendance. » La porte s’ouvre, nous sommes dehors. Arrivés sur la grande place de la ville, en face de l’église, j’avise, tandis que nous contemplions les sculptures du porche, un gros monsieur, une face de lune rouge hérissée de moustaches blanches, qui nous regardait avec étonnement. Nous le dévisageons à notre tour, effrontément, et nous poursuivons notre route. Francis mourait de soif, nous entrons dans un café, et, tout en dégustant ma demi-tasse, je jette les yeux sur le journal du pays, et j’y trouve un nom qui me fait rêver. Je ne connaissais pas, à vrai dire, la personne qui le portait, mais ce nom rappelait en moi des souvenirs effacés depuis longtemps. Je me rappelais que l’un de mes amis avait un parent haut placé dans la ville d’Évreux. « Il faut absolument que je le voie, » dis-je au peintre ; je demande son adresse au cafetier, il l’ignore ; je sors et je vais chez tous les boulangers et chez tous les pharmaciens que je rencontre. Tout le monde mange du pain et boit des potions ; il est impossible que l’un de ces industriels ne connaisse pas l’adresse de M. de Fréchêde. Je la trouve, en effet ; j’époussette ma vareuse, j’achète une cravate noire, des gants et je vais sonner doucement, rue Chartraine, à la grille d’un hôtel qui dresse ses façades de brique et ses toitures d’ardoise dans le fouillis ensoleillé d’un parc. Un domestique m’introduit. M. de Fréchêde est absent, mais Madame est là. J’attends, pendant quelques secondes, dans un salon ; la portière se soulève et une vieille dame paraît. Elle a l’air si affable que je suis rassuré. Je lui explique, en quelques mots, qui je suis. — Monsieur, me dit-elle, avec un bon sourire, j’ai beaucoup entendu parler de votre famille ; je crois même avoir vu chez Mme Lezant, madame votre mère, lors de mon dernier voyage à Paris ; vous êtes ici le bienvenu. » Nous causons longuement ; moi, un peu gêné, dissimulant avec mon képi, le suçon de mon cou ; elle, cherchant à me faire accepter de l’argent que je refuse. « Voyons, me dit-elle enfin, je désire de tout mon cœur vous être utile ; que puis-je faire ? » Je lui réponds : « Mon Dieu ! madame, si vous pouviez obtenir qu’on me renvoie à Paris, vous me rendriez un grand service ; les communications vont être prochainement interceptées, si j’en crois les journaux ; on parle d’un nouveau coup d’État ou du renversement de l’Empire ; j’ai grand besoin de retrouver ma mère, et surtout de ne pas me laisser faire prisonnier ici, si les Prussiens y viennent. » Sur ces entrefaites rentre M. de Fréchêde. Il est mis, en deux mots, au courant de la situation. « Si vous voulez venir avec moi chez le médecin de l’hospice, me dit-il, nous n’avons pas de temps à perdre. » — Chez le médecin ! bon Dieu ! et comment lui expliquer ma sortie de l’hôpital ? Je n’ose souffler mot ; je suis mon protecteur, me demandant comment tout cela va finir. Nous arrivons, le docteur me regarde d’un air stupéfait. Je ne lui laisse pas le temps d’ouvrir la bouche, et je lui débite avec une prodigieuse volubilité un chapelet de jérémiades sur ma triste position. M. de Fréchêde prend à son tour la parole et lui demande, en ma faveur, un congé de convalescence de deux mois. « Monsieur est, en effet, assez malade, dit le médecin, pour avoir droit à deux mois de repos ; si mes collègues et si le général partagent ma manière de voir, votre protégé pourra, sous peu de jours, retourner à Paris. — C’est bien, réplique M. de Fréchêde ; je vous remercie, docteur ; je parlerai ce soir même au général. » Nous sommes dans la rue, je pousse un soupir de soulagement, je serre la main de l’excellent homme qui veut bien s’intéresser à moi, je cours à la recherche de Francis. Nous n’avons que bien juste le temps de rentrer, nous arrivons à la grille de l’hôpital ; Francis sonne, je salue la sœur. Elle m’arrête : « Ne m’avez-vous pas dit, ce matin, que vous alliez à l’Intendance ? — Mais certainement, ma sœur. — Eh bien ! le général sort d’ici. Allez voir le directeur et la sœur Angèle, ils vous attendent ; vous leur expliquerez, sans doute, le but de vos visites à l’Intendance. » Nous remontons, tout penauds, l’escalier du dortoir. Sœur Angèle est là qui m’attend et qui me dit : « Jamais je n’aurais cru pareille chose ; vous avez couru par toute la ville, hier et aujourd’hui, et Dieu sait la vie que vous avez menée ! — Oh ! par exemple, » m’écriai-je. Elle me regarda si fixement que je ne soufflai plus mot. — Toujours est-il, poursuivit-elle, que le général vous a rencontré aujourd’hui même sur la Grand’-Place. J’ai nié que vous fussiez sortis, et je vous ai cherchés par tout l’hôpital. Le général avait raison, vous n’étiez pas ici. Il m’a demandé vos noms ; j’ai donné celui de l’un d’entre vous, j’ai refusé de livrer l’autre, et j’ai eu tort, bien certainement, car vous ne le méritez pas ! — Oh ! combien je vous remercie, ma sœur !... » Mais sœur Angèle ne m’écoutait pas, elle était indignée de ma conduite ! Je n’avais qu’un parti à prendre, me taire et recevoir l’averse sans même tenter de me mettre à l’abri. Pendant ce temps, Francis était appelé chez le directeur, et comme, je ne sais pourquoi, on le soupçonnait de me débaucher, et qu’il était d’ailleurs, à cause de ses gouailleries, au plus mal avec le médecin et avec les sœurs, il lui fut annoncé qu’il partirait le lendemain pour rejoindre son corps. « Les drôlesses chez lesquelles nous avons déjeuné hier sont des filles en carte qui nous ont vendus, m’affirmait-il, furieux. C’est le directeur lui-même qui me l’a dit. » Tandis que nous maudissions ces coquines et que nous déplorions notre uniforme qui nous faisait si facilement reconnaître, le bruit court que l’Empereur est prisonnier et que la République est proclamée à Paris ; je donne 1 franc à un vieillard qui pouvait sortir et qui me rapporte un numéro du Gaulois. La nouvelle est vraie. L’hôpital exulte. « Enfoncé Badingue ! c’est pas trop tôt, v’là la guerre qui est enfin finie ! » Le lendemain matin, Francis et moi nous nous embrassons, et il part. « À bientôt, me crie-t-il en fermant la grille, et rendez-vous à Paris ! » Oh ! les journées qui suivirent ce jour-là ! quelles souffrances ! quel abandon ! Impossible de sortir de l’hôpital ; une sentinelle se promenait, en mon honneur, de long en large, devant la porte. J’eus cependant le courage de ne pas m’essayer à dormir ; je me promenai comme une bête encagée, dans le préau. Je rôdais ainsi douze heures durant. Je connaissais ma prison dans ses moindres coins. Je savais les endroits où les pariétaires et la mousse poussaient, les pans de muraille qui fléchissaient en se lézardant. Le dégoût de mon corridor, de mon grabat aplati comme une galette, de mon geigneux, de mon linge pourri de crasse, m’était venu. Je vivais, isolé, ne parlant à personne, battant à coups de pieds les cailloux de la cour, errant comme une âme en peine sous les arcades badigeonnées d’ocre jaune ainsi que les salles, revenant à la grille d’entrée surmontée d’un drapeau, montant au premier où était ma couche, descendant au bas où la cuisine étincelait, mettant les éclairs de son cuivre rouge dans la nudité blafarde de la pièce. Je me rongeais les poings d’impatience, regardant, à certaines heures, les allées et venues des civils et des soldats mêlés, passant et repassant à tous les étages, emplissant les galeries de leur marche lente. Je n’avais plus la force de me soustraire aux poursuites des sœurs, qui nous rabattaient le dimanche dans la chapelle. Je devenais monomane ; une idée fixe me hantait : fuir au plus vite cette lamentable geôle. Avec cela, des ennuis d’argent m’opprimaient. Ma mère m’avait adressé cent francs à Dunkerque, où je devais me trouver, paraît-il. Cet argent ne revenait point. Je vis le moment où je n’aurais plus un sou pour acheter du tabac ou du papier. En attendant, les jours se suivaient. Les de Préchêde semblaient m’avoir oublié et j’attribuais leur silence à mes escapades, qu’ils avaient sans doute apprises. Bientôt à toutes ces angoisses vinrent s’ajouter d’horribles douleurs : mal soignées et exaspérées par les prétantaines que j’avais courues, mes entrailles flambaient. Je souffris tellement que j’en vins à craindre de ne plus pouvoir supporter le voyage. Je dissimulais mes souffrances, craignant que le médecin ne me forçât à demeurer plus longtemps à l’hôpital. Je gardai le lit quelques jours ; puis, comme je sentais mes forces diminuer, je voulus me lever quand même et je descendis dans la cour. Sœur Angèle ne me parlait plus, et le soir, alors qu’elle faisait sa ronde dans les corridors et les chambrées, se détournant pour ne point voir le point de feu des pipes qui scintillait dans l’ombre, elle passait devant moi, indifférente, froide, détournant les yeux. Une matinée, cependant, comme je me traînais dans la cour et m’affaissais sur tous les bancs, elle me vit si changé, si pâle, qu’elle ne put se défendre d’un mouvement de compassion. Le soir, après qu’elle eut terminé sa visite des dortoirs, je m’étais accoudé sur mon traversin et, les yeux grands ouverts, je regardais les traînées bleuâtres que la lune jetait par les fenêtres du couloir, quand la porte du fond s’ouvrit de nouveau, et j’aperçus, tantôt baignée de vapeurs d’argent, tantôt sombre et comme vêtue d’un crêpe noir, selon qu’elle passait devant les croisées ou devant les murs, sœur Angèle qui venait à moi. Elle souriait doucement. « Demain matin, me dit-elle, vous passerez la visite des médecins. J’ai vu Mme de Fréchêde aujourd’hui, il est probable que vous partirez dans deux ou trois jours pour Paris. » Je fais un saut dans mon lit, ma figure s’éclaire, je voudrais pouvoir sauter et chanter ; jamais je ne fus plus heureux. Le matin se lève, je m’habille et inquiet cependant, je me dirige vers la salle où siège une réunion d’officiers et de médecins. Un à un, les soldats étalaient des torses creusés de trous ou bouquetés de poils. Le général se grattait un ongle, le colonel de la gendarmerie s’éventait avec un papier, les praticiens causaient en palpant les hommes. Mon tour arrive enfin : on m’examine des pieds à la tête, on me pèse sur le ventre qui est gonflé et tendu comme un ballon, et, à l’unanimité des voix, le conseil m’accorde un congé de convalescence de soixante jours. Je vais enfin revoir ma mère ! retrouver mes bibelots, mes livres ! Je ne sens plus ce fer rouge qui me brûle les entrailles, je saute comme un cabri ! J’annonce à ma famille la bonne nouvelle. Ma mère m’écrit lettres sur lettres, s’étonnant que je n’arrive point. Hélas ! mon congé doit être visé à la Division de Rouen. Il revient après cinq jours ; je suis en règle, je vais trouver sœur Angèle, je la prie de m’obtenir, avant l’heure fixée pour mon départ, une permission de sortie afin d’aller remercier les de Fréchêde qui ont été si bons pour moi. Elle va trouver le directeur et me la rapporte ; je cours chez ces braves gens, qui me forcent à accepter un foulard et cinquante francs pour la route ; je vais chercher ma feuille à l’Intendance, je rentre à l’hospice, je n’ai plus que quelques minutes à moi. Je me mets en quête de sœur Angèle que je trouve dans le jardin, et je lui dis, tout ému : « Ô chère sœur, je pars ; comment pourrai-je jamais m’acquitter envers vous ? » Je lui prends la main qu’elle veut retirer, et je la porte à mes lèvres. Elle devient rouge. « Adieu ! murmure-t-elle, et me menaçant du doigt, elle ajoute gaiement : soyez sage, et surtout ne faites pas de mauvaises rencontres en route ! — Oh ! ne craignez rien, ma sœur, je vous le promets ! » L’heure sonne, la porte s’ouvre, je me précipite vers la gare, je saute dans un wagon, le train s’ébranle, j’ai quitté Évreux. La voiture est à moitié pleine, mais j’occupe heureusement l’une des encoignures. Je mets le nez à la fenêtre, je vois quelques arbres écimés, quelques bouts de collines qui serpentent au loin et un pont enjambant une grande mare qui scintille au soleil comme un éclat de vitre. Tout cela n’est pas bien joyeux. Je me renfonce dans mon coin, regardant parfois les fils du télégraphe qui règlent l’outremer de leurs lignes noires, quand le train s’arrête, les voyageurs qui m’entourent descendent, la portière se ferme, puis s’ouvre à nouveau et livre passage à une jeune femme. Tandis qu’elle s’assied et défripe sa robe, j’entrevois sa figure sous l’envolée du voile. Elle est charmante, avec ses yeux pleins de bleu de ciel, ses lèvres tachées de pourpre, ses dents blanches, ses cheveux couleur de maïs mûr. J’engage la conversation ; elle s’appelle Reine et brode des fleurs : nous causons en amis. Soudain elle devient pâle et va s’évanouir ; j’ouvre les lucarnes, je lui tends un flacon de sels que j’ai emporté, lors de mon départ de Paris, à tout hasard ; elle me remercie, ce ne sera rien, dit-elle, et elle s’appuie sur mon sac pour tâcher de dormir. Heureusement que nous sommes seuls dans le compartiment, mais la barrière de bois qui sépare, en tranches égales, la caisse de la voiture ne s’élève qu’à mi-corps, et l’on voit et surtout on entend les clameurs et les gros rires des paysans et des paysannes. Je les aurais battus de bon cœur, ces imbéciles qui troublaient son sommeil ! Je me contentai d’écouter les médiocres aperçus qu’ils échangeaient sur la politique. J’en ai vite assez ; je me bouche les oreilles ; j’essaye, moi aussi, de dormir ; mais cette phrase qui a été dite par le chef de la dernière station : « Vous n’arriverez pas à Paris, la voie est coupée à Mantes, » revient dans toutes mes rêveries comme un refrain entêté. J’ouvre les yeux, ma voisine se réveille elle aussi ; je ne veux pas lui faire partager mes craintes : nous causons à voix basse, elle m’apprend qu’elle va rejoindre sa mère à Sèvres. Mais, lui dis-je, le train n’entrera guère dans Paris avant onze heures du soir, vous n’aurez jamais le temps de regagner l’embarcadère de la rive gauche. — Comment faire, dit-elle, si mon frère n’est pas en bas, à l’arrivée ? » Ô misère, je suis sale comme un peigne et mon ventre brûle ! je ne puis songer à l’emmener dans mon logement de garçon, et puis, je veux avant tout aller chez ma mère. Que faire ? Je regarde Reine avec angoisse, je prends sa main ; à ce moment, le train change de voie, la secousse la jette en avant, nos lèvres sont proches, elles se touchent, j’appuie les miennes bien vite, elle devient rouge. Seigneur Dieu ! sa bouche remue imperceptiblement, elle me rend mon baiser ; un long frisson me court sur l’échine, au contact de ces braises ardentes je me sens défaillir : Ah ! sœur Angèle, sœur Angèle, on ne peut se refaire ! Et le train rugit et roule sans ralentir sa marche, nous filons à toute vapeur sur Mantes ; mes craintes sont vaines, la voie est libre. Reine ferme à demi ses yeux, sa tête tombe sur mon épaule, ses petits frisons s’emmêlent dans ma barbe et me chatouillent les lèvres, je soutiens sa taille qui ploie et je la berce. Paris n’est pas loin, nous passons devant les docks à marchandises, devant les rotondes où grondent, dans une vapeur rouge, les machines en chauffe ; le train s’arrête, on prend les billets. Tout bien réfléchi, je conduirai d’abord Reine dans mon logement de garçon. Pourvu que son frère ne l’attende pas à l’arrivée ! Nous descendons des voitures, son frère est là. Dans cinq jours, me dit-elle, dans un baiser, et le bel oiseau s’envole ! Cinq jours après j’étais dans mon lit atrocement malade, et les Prussiens occupaient Sèvres. Jamais plus depuis je ne l’ai revue. J’ai le cœur serré, je pousse un gros soupir ; ce n’est pourtant pas le moment d’être triste ! Je cahote maintenant dans un fiacre, je reconnais mon quartier, j’arrive devant la maison de ma mère, je grimpe les escaliers, quatre à quatre, je sonne précipitamment, la bonne ouvre. C’est monsieur ! et elle court prévenir ma mère qui s’élance à ma rencontre, devient pâle, m’embrasse, me regarde des pieds à la tête, s’éloigne un peu, me regarde encore et m’embrasse de nouveau. Pendant ce temps, la bonne a dévalisé le buffet. Vous devez avoir faim, monsieur Eugène ? — Je crois bien que j’ai faim ! je dévore tout ce qu’on me donne, j’avale de grands verres de vin ; à vrai dire, je ne sais ce que je mange et ce que je bois ! Je retourne enfin chez moi pour me coucher ! — Je retrouve mon logement tel que je l’ai laissé. Je le parcours, radieux, puis je m’assieds sur le divan et je reste là, extasié, béat, m’emplissant les yeux de la vue de mes bibelots et de mes livres. Je me déshabille pourtant, je me nettoie à grande eau, songeant que pour la première fois depuis des mois, je vais entrer dans un lit propre avec des pieds blancs et des ongles faits. Je saute sur le sommier qui bondit, je m’enfouis la tête dans la plume, mes yeux se ferment, je vogue à pleines voiles dans le pays du rêve. Il me semble voir Francis qui allume sa vaste pipe de bois, sœur Angèle qui me considère avec sa petite moue, puis Reine s’avance vers moi, je me réveille en sursaut je me traite d’imbécile et me renfonce dans les oreillers, mais les douleurs d’entrailles un moment domptées se réveillent maintenant que les nerfs sont moins tendus et je me frotte doucement le ventre, pensant que toute l’horreur de la dysenterie qu’on traîne dans des lieux où tout le monde opère, sans pudeur, ensemble, n’est enfin plus ! Je suis chez moi, dans des cabinets à moi ! et je me dis qu’il faut avoir vécu dans la promiscuité des hospices et des camps pour apprécier la valeur d’une cuvette d’eau, pour savourer la solitude des endroits où l’on met culotte bas, à l’aise. LA SAIGNÉE PAR HENRY CÉARD Dix heures du matin, un jour de la fin d’octobre, à Paris, pendant le siège. La veille, on s’est battu avec acharnement, là-bas, du côté de Saint-Denis, dans la boue. Les nouvelles sont mauvaises, les dépêches télégraphiques obscures, et dans les affiches blanches que vient de faire poser le gouvernement, on sent je ne sais quelle indécision, je ne sais quels mensonges. Les phrases sont confuses, ne disent rien. Sous l’apparente confiance des proclamations, on devine l’aveu involontaire d’un insuccès, la confession d’un désastre. Dans le brouillard, sous les crêpes mous d’un ciel en deuil, les marchands de journaux, comme de coutume, sont passés, criant les escarmouches, annonçant les rencontres, et leurs voix montent sinistrement le long des maisons noyées de brume. Encore une reculade, encore une défaite. Des canons sans gargousses, des renforts qui ne viennent pas, des avant-postes qu’on abandonne, des positions qu’on s’étonne d’avoir emportées et qu’on n’a pas l’air de s’être soucié de garder : demandez la prise du Bourget par les Prussiens : cinq centimes, un sou. Et les femmes que la maigre espérance de 250 grammes de viande pour deux jours met en queue, les pieds dans l’eau, à la porte encombrée des boucheries ; les gardes nationaux qui rentrent des remparts, courbaturés, crachant noir, les yeux cernés par une nuit d’insomnie et de faction montée, tout ce qui passe dans la rue achète et dévore le laconique renseignement du rapport officiel : les francs-tireurs repoussés, le village définitivement au pouvoir de l’ennemi qui s’y fortifie, un bataillon de mobiles des Batignolles fait prisonnier, tout entier. Les journaux donnent d’autres détails plus circonstanciés, et leurs récits particuliers aggravent le récit atténué des états-majors. Les troupes se sont bien battues, mais elles n’étaient pas assez nombreuses. Les régiments engagés n’ont pas été soutenus par les réserves, et le feu de l’ennemi les a décimés. On ne donne pas le chiffre des morts, pas davantage le chiffre des blessés, mais l’un et l’autre, on estime qu’il est considérable. D’effrayants racontars circulent. La défense est désormais impossible. On parle de capitulation. Dans les carrefours des gens soi-disant bien renseignés affirment que la nuit dernière M. Thiers est entré à Paris, porteur de propositions de paix. De bouche en bouche un mot court, un mot de désespérance et d’accusation : « Nous sommes trahis », et Paris tout entier le répète avec un accent farouche, au milieu du brouillard qui s’accroît. L’émotion a gagné le général en chef. Des rapports de police lui ont appris tout à l’heure que là-haut, dans les faubourgs, l’émeute menace, et que les tambours parcourent les rues, battant la générale, de Belleville à Montmartre. Il a réuni ses officiers, tous sont là, ils écoutent. Avec lui, ils sont d’accord que tout a été fait de ce qu’on pouvait faire, ils jugent aussi que des discours suffiraient sans doute à calmer l’effervescence de la population. On propose d’afficher une nouvelle proclamation, et longtemps, dans la grande salle des séances, à l’hôtel de l’état-major, une plume a grincé, courant sur le papier. Au dehors, l’obscurité augmente. De lointaines clameurs, des sonneries de clairon que domine le retentissant : Aux armes citoyens du refrain de la Marseillaise, traversent l’air plein d’humidité, et battant un instant les carreaux tremblants dans leur rainure de mastic, viennent mourir au milieu de la salle pleine d’ombre. L’homme chamarré qui vient d’écrire, relève la tête. Il demande une lampe, et haussant l’abat-jour, il tousse légèrement, parle de sa responsabilité personnelle. Puis, prenant une à une les feuilles de son manuscrit qu’il numérote avec soin, il dit : — Ainsi messieurs, voici ce que je propose de faire afficher dans Paris. Le général s’accoude, et lentement, détaillant ses phrases, soignant ses intonations, détachant les mots comme un acteur, il lit un long discours dans lequel il explique les sages raisons de ses temporisations, exalte ses retards, énumère les difficultés sans nombre, les chances possibles de la résistance. Quand il parle d’espoir, de succès définitif, de triomphe futur, un léger sourire d’ironie plisse sa lèvre moustachue. Devant lui, autour d’une grande table, l’état-major, par politesse ou reste inconscient de discipline, écoute, s’étudie à prendre de grands airs attentifs. Mais des mains distraites jouent avec des képis, des dragonnes de sabre, tourmentent sur les poitrines les rubans des décorations, la tresse d’or des aiguillettes, ou bien tournent et retournent sans fin, sur le tapis de drap vert, les plumes d’oie éparses et comme en déroute autour d’un gros encrier. Quelques-uns auxquels la patience échappe tordent rudement leur barbiche et, tour à tour, croisent et décroisent leurs jambes bottées dont les éperons mettent au milieu du silence un petit cri d’acier, le bruissement aigu d’une coccinelle. Dans un coin, debout, l’air railleur, le calepin à la main comme s’il prenait des notes, un jeune officier de mobiles croque au galop la charge de cette scène. La proclamation est longue, interminablement. De temps en temps, le lecteur reprend haleine, et alors, malgré les fenêtres closes, les clameurs du dehors entrent plus violentes. Sur la place, des attelages roulent, des clairons sonnent, des commandements s’entre-croisent, une symphonie de cris et de piétinements s’élève hurlante, tandis que là-bas, les lointaines canonnades des forts lui font une basse formidable, continue. Un instant l’état-major semble prêter l’oreille, puis la lecture reprend somnolente et morne, berçant d’une torpeur vague ces gens en uniforme qui s’efforcent de donner de la gravité à leur ennui, de l’expression et de l’intelligence à leurs visages de chiens battus. Bientôt, le général s’interrompt brusquement. Les vociférations montent plus terribles et comme portées par un vent de haine. Dix mille voix exaspérées hurlent à l’unisson, et à travers les notes braillantes de la Marseillaise, sur l’air des Lampions, un cri est répété, un cri de prière et de menace : La sortie ! la sortie ! Un officier se lève, d’un geste impatienté ouvre la fenêtre, et fait deux pas sur le balcon. Alors, au-dessous de lui, de toute la place de l’Hôtel-de-Ville bondée de képis, hérissée de baïonnettes dont les pointes d’acier étincèlent vaguement en trouant le brouillard, et débordent à droite dans la rue de Rivoli ; en face, dans l’avenue Victoria où les arbres dépouillés mettent de fantastiques silhouettes ; à gauche, sur les quais bourrés de monde jusqu’aux parapets, un hurrah ironique éclate suivi d’une marée d’insultes. Certains, prenant l’officier pour le général en chef, l’injurient, et, l’interpelant avec des tutoiements, l’invitent à cacher « cette binette-là ». Dans la confusion, des voix rauques sont entendues qui demandent des armes ; d’autres veulent aller en avant, réclament la sortie en masse ; d’autres, croyant à un discours, hurlent pour imposer silence. Quelques-uns, répètent « Délégués, Délégués », proposent d’envoyer une députation qui s’entendrait avec le gouvernement, tandis que des enthousiastes agitent fiévreusement leurs képis, et crient : « bravo », de toutes leurs forces, au hasard, sans savoir pourquoi. Le calme n’arrive pas à se rétablir, et, comme l’officier, un peu pâle, se retire sans rien dire, un cri unique, plus menaçant et plus fort, déchire l’air brumeux, résumant toutes les colères et toutes les fièvres de la foule : « Capitulards ! Capitulards ! » — Ces bons escargots de rempart, dit l’officier en fermant la fenêtre, il faudra qu’on finisse par leur faire une saignée, autrement, ils ne seront jamais contents. Et, ramenant entre ses jambes le sabre qui lui bat au côté, il se rassied tranquillement. Autour de lui un sourire court, le mot est trouvé très spirituel. Le général même l’approuve d’un signe de tête, puis, il remonte la lampe qui fume, hausse la mèche, et ânonnant entre ses dents la dernière phrase, celle où il a dû s’interrompre, il se dispose à reprendre sa lecture. Soudain des petits coups discrets sont frappés à la porte, un murmure de voix est entendu, comme la vague querelle d’un importun qu’un huissier refuse de laisser entrer. Bientôt, les coups recommencent, l’état-major écoute : « Aux armes, citoyens, formez vos bataillons, chante la foule sur la place avec un accent de désespoir que n’assourdissent ni les boiseries, ni les tentures ; « Marchons, marchons, qu’un sang impur abreuve nos sillons », et dans l’éclat suprême que les voix prennent, sur les dernières notes du refrain, la porte s’est ouverte, curieusement : — Peut-on entrer ? Entre-t-on ? Bah ! tant pis, j’entre. Alors, des talons de bottines résonnent sur le parquet au milieu d’un froufrou de jupons empesés, et une femme fait irruption dans la salle, souriante. Son chapeau noir, de forme très simple, est orné d’une cocarde en rubans tricolores, et sous un voile de tulle blanc, très serré sur le nez, les traits de sa figure s’atténuent, la font paraître jeune. Elle est de haute taille, et marche d’un pas hardi, vêtue d’un grand manteau de fourrure qui porte au bras gauche l’insigne de la convention de Genève : la croix des ambulances, rouge sur un fond blanc. — Salut, mon général. Et, portant à son front sa main droite finement gantée, elle imite le salut militaire, gravement. Puis, plus familière : — Bonjour, vous tous, la coterie. Alors, marchant autour de la table, gracieuse et délurée, elle fait aux uns un simple salut, aux autres elle donne de grandes poignées de main hommasses, suivant les connaissances, les sympathies, les amitiés. Et, à l’extrémité de la manche où blondit un bout de fourrure fauve, le petit gant de Suède jaune va, vient, se démène, quitte une main, en reprend une autre, disparaît tout entier dans la peau rude d’un gros gant d’ordonnance, réapparaît, puis disparaît à nouveau sous de grosses et galantes moustaches qui l’effleurent d’un baiser cérémonieux, tandis que, derrière lui, la robe remuée met une traînée d’odeur voluptueuse et d’élégance provocatrice. — Hein ? Vous ne trouvez pas ? Comme c’est ennuyeux ce siège ? Je sors des ambulances. Ah ! mes enfants, vous n’avez pas l’idée de ce que ça sent mauvais là-dedans ! Vous permettez, n’est-ce pas ? Sans attendre la réponse, elle envoie d’un geste son chapeau sur un fauteuil. Sa chevelure apparaît alors coiffée comme pour un bal, une étonnante chevelure d’un roux faux jusqu’à l’extravagance qui tire-bouchonne sur son dos, et frise sur son front, avec des entortillements de copeaux d’acajou. Puis, la face blanche de poudre de riz, les lèvres rouges de fard, les yeux avivés par le khol, de son vêtement tombé, elle jaillit en robe de soie noire, pleine de volants et décolletée. Dans la large échancrure d’un corsage où s’attache aussi une cocarde de rubans aux couleurs nationales, les seins se montrent maintenus haut par le corset, veinés de bleu sous la dentelle, et du creux de sa poitrine nue, de ses bras qui passent nus au bout des manches où la croix de Genève éclate encore rouge et blanche au milieu des ruchés, des effilés et des dentelles, un fumet de femme mûre se dégage et de chair amoureuse délicieusement faisandée. — Eh bien, hein ? Quoi de neuf ? Toujours rien ? Et apercevant la proclamation sur la table : — Ah ! mais si, j’aurais dû m’en douter ! Des bavardages toujours ! Qu’est-ce que vous leur racontez encore aux Parisiens ? Vrai, il faut qu’ils aient bon caractère. Leur en faites-vous assez gober de ces blagues ! Voyons voir la nouvelle tartine ? Penchée sur la table, le corps plié en deux, dans la féline attitude d’un sphinx, elle commence à lire. Au loin, le canon, par salves lentes, gronde à courts intervalles. L’émeute essoufflée, tait ses clameurs, étouffe ses chants, semble reprendre haleine. Mais aux incessants bruits de pas, aux commandements nombreux qui retentissent, au frissonnement humain qui s’agite sous les fenêtres dans l’humidité du brouillard, on devine que la foule augmente démesurément. De tous les coins de Paris en angoisse, de Montmartre impatient à Montrouge exaspéré, de Bercy qui gronde aux Ternes qui s’encolèrent, le populaire s’est mis en marche derrière le rappel des tambours, et recevant sans relâche des renforts, l’insurrection grandissante n’attend plus pour éclater que le commandement d’un chef, un mot d’ordre, ou simplement un hasard. L’élégante femme lit toujours, puis soudain, lasse de tourner les feuillets qui s’accumulent : — Et patati et patata. Et cætera pantoufle ! D’un geste de gaminerie elle jette tous les papiers, les fait voler en l’air, et elle chantonne le refrain de la chanson à la mode : C’est le sire de Fich-ton-khan Qui s’en va-t-en guerre. L’état-major stupéfait regarde. Le général interdit tord fiévreusement sa moustache : il est si interloqué qu’il ne trouve pas une parole. Autour de la table, sous la lueur charbonnante de la lampe, tout le monde se tait, accablé par cette débauche d’inconvenance. — Eh bien quoi ? c’est pour tout ça que vous êtes réunis ? Merci, là vrai, si vous vous croyez rigolos. Tenez, voulez-vous que je vous dise, vous vous courbaturez à faire semblant de prendre au sérieux des choses qui vous embêtent. Suffit, en place, repos ! Rompez les rangs ! Et prenant sur la table, au hasard, un képi galonné qui traîne, elle s’en coiffe audacieusement, et d’une voix grave de président, déclare la séance levée. Le général en chef bondit ; il est tout pâle d’humiliation. Il marche vers l’envahissante visiteuse, les poings fermés, avec une colère blanche. Elle se recule, tourne autour de la table et lui rit au nez d’un rire clair, communicatif, qui commence à gagner l’état-major sérieux. — M’attrapera, m’attrapera pas ! — Madame, dit le général d’une voix couroucée, madame. — Oh ! va, tu peux m’appeler Huberte, ces messieurs ont beau être là, ils ne nous gênent pas. — Madame, répète le général. Il va la saisir. Déjà ses mains, qu’agitent un frisson de colère, un besoin de brutalité, ont effleuré le bras qui porte le brassard de Genève, rouge sur un fond blanc, quand d’un brusque mouvement d’épaules elle lui échappe, et se retranchant derrière un fauteuil comme derrière une barricade : — Messieurs, crie-t-elle, messieurs, je vous en prie, laissez-nous seuls ; vous ne voyez donc pas, il a envie de me faire une scène. Et s’adressant au général : — Allons, vas-y, mon ami, vas-y. Les officiers consultent du regard leur chef qui tremble sous ses décorations, puis se lèvent, sortent silencieusement, et par la porte ouverte, dominant le cliquetis des éperons, le bondissement métallique des sabres sonnant sur les marches de l’escalier, la Marseillaise, chantée à plein gosier par les voix du dehors, dans une reprise formidable, emplit d’une bouffée de colère la salle déserte, où les jupons de la jeune femme bruissent, tout raides d’empois. Elle s’est approchée du général, et les lèvres tendues, avec un mouvement du torse qui l’offre tout entière, elle essaye de l’embrasser. Il la repousse durement. Elle devient intolérable à la fin. Toujours elle se mêle de tout. Qu’est-ce qu’elle est venue faire au milieu du conseil ? Le compromettre, n’est-ce pas ? Exprès. Quel respect voulait-elle qu’il inspirât maintenant ? Ses officiers allaient rire de lui, il n’aurait plus d’influence sur ses subordonnés. Un jour ou l’autre, elle entendait, il faudrait bien que ces plaisanteries finissent, il y était décidé. — Toi, fit-elle avec un mouvement de tête étonné et incrédule, toi, décidé ? — Oui, elle tombait là, comme une bombe, au milieu des délibérations les plus graves, dérangeant tout, bousculant tout. Passe encore quand, dans l’intimité, elle l’assommait de conseils stratégiques et prétendait lui imposer d’invraisemblables plans de campagne. Personne n’en savait rien. Mais là, devant tout le monde, venir s’afficher ! Ah ! il avait eu bien tort de lui passer si complaisamment tous ses caprices. Il parle en essayant de mettre des sévérités dans sa voix. Au fond, il a beau s’irriter et s’en défendre, il trouve la situation comique et l’idée d’une fantaisie adorable. Cette diablesse de Mme de Pahauën, on ne sait vraiment pas quelle folie lui coule dans les veines. Est-elle amusante cette guenon-là ! Sans doute il ne demandait pas mieux que de lui pardonner encore cette escapade ; mais vraiment, avec certains membres du conseil, elle s’est montrée d’une familiarité ! Ça lui déplaît, ça, et il ne le souffrira plus. Elle a compris, n’est-ce pas ? Mme de Pahauën part d’un grand éclat de rire qui la secoue du haut en bas, fait bondir ses seins dans son corset, agite sa chaîne de montre et remue jusqu’à la dentelle de son jupon. — Est-ce que tu serais jaloux, par hasard ? Il ne répond pas, mais son attitude est telle que son silence a l’air d’un acquiescement. — Toi ? Ah ! mon pauvre ami. Eh bien, il ne te manquait plus que cela, tu les as tous, maintenant, les ridicules. — Ridicule ! Qui ? Lui ? Il était ridicule, et pourquoi, s’il vous plait ? Ce mot-là, il ne voulait pas l’entendre, même de la bouche d’une femme. Ridicule ! Quel ridicule avait-il ? Où ? Pourquoi ? Comment ? Il était un brave officier, tout le monde le savait, les journaux même qui l’attaquaient n’avaient jamais mis sa valeur en doute. Les généraux inspecteurs l’avaient souvent constatée dans leurs rapports particuliers ; il avait des notes superbes, des états de service magnifiques, et, vaniteusement, une à une, il citait ses campagnes, montrait ses décorations, énumérait ses citations à l’ordre du jour. L’armée tout entière le respectait ; il avait publié sur les questions militaires des livres fort remarqués, étant bon écrivain. Et elle prétendait qu’il passait pour ridicule ! Ce mot, il le répétait sans cesse, il revenait obstinément comme une obsession, servait de conclusion à tous ses raisonnements. Ridicule ! Mais Mme de Pahauën, d’une voix flûtée, en femme qui sait ce qu’elle dit, et dont l’opinion personnelle est soutenue de l’avis général : — Ah ! mon Dieu oui, ridicule ! quand tu diras. Il fit un geste d’emportement et de dénégation suprême. — Mais voyou, tu ne vois donc rien ? tu ne lis donc rien ? tu n’entends donc rien ? Alors, avec une taquinerie cruelle, avec des mouvements de main qui coupaient l’air, sèchement, et appuyaient ses affirmations, elle lui rappela ses impuissances, elle exagéra sa mauvaise chance, ses échecs qu’elle aggravait, en les mettant férocement sur le compte de son incapacité et de sa prétention. Elle lui dit toutes les misères qu’il se défendait de prendre au sérieux : les combattants sans ordres, l’armée sans organisation, les batailles livrées au hasard et finissant en défaites, toujours, les équipages en retard, les munitions qui manquaient, les ponts trop courts. Elle lui montra Paris où toutes les bonnes volontés en armes étaient immobilisées par son hésitation, paralysées par ses défiances, et la garde nationale inutile derrière des fortifications où elle mourait d’ennui dans l’impatience et le désœuvrement. Les accusations défilaient serrées et terribles, un réquisitoire indigné et moqueur qu’elle détaillait avec une petite voix aigre-douce, tranquillement. À mesure qu’elle parlait, comme si elle se lassait elle-même, elle avait abandonné ses gestes d’autorité, et ses doigts, dégantés, jouaient avec ses bagues qu’elle faisait passer de l’une à l’autre main, avec un petit travail de dextérité très délicat. Elle en vint à lui reprocher la mort des soldats tombés dans les escarmouches, les combats sérieux qu’elle qualifia de boucheries organisées, les pauvres mobiles qu’elle voyait dans les hôpitaux saigner dans les pansements et crier sous l’acier des opérations. Même, elle l’accusa comme d’un crime personnel de la mort d’un jeune capitaine d’état-major, tué lors de la dernière affaire. Elle le connaissait, ils s’étaient rencontrés, très souvent, dans le monde. — Un de tes amants, sans doute ? Jusque-là il n’avait rien dit, baissant la tête, rageant au dedans de lui devant ces récriminations brutales, dont, intimement, il sentait la justesse. — Quand ce serait, répondit-elle, effrontément. — Au fait, ça ne l’étonnait pas ! avec qui n’avait-elle pas couché ? Son lit était une vraie guérite dont on relevait les sentinelles toutes les heures. Alors éclatant en mots furieux, donnant libre cours à l’amertume de son cœur, un à un, il lui nommait ses amants. Il y en avait de toutes les armes : des cavaliers, des fantassins, des artilleurs, et jusqu’à des soldats de la mobile. Il citait les corps, les grades, d’une voix dépitée, avec emportement, car il mettait de la hiérarchie dans l’amour, et se croyait compromis non pas tant par ses infidélités que parce qu’elle les avait commises avec des inférieurs. Très calme, Mme de Pahauën écoutait cet orageux défilé d’accusations, et doucement, comme par distraction, elle s’éventait le bas des jambes avec ses jupes qu’elle remuait. De temps en temps, une date lui arrachait un grand éclat de rire narquois. Elle avait imaginé de répondre : « Présent ! » à chaque nom qui passait, et à certains, son visage vicieux s’illuminait. Sans doute ils évoquaient des luxures compliquées, dont le souvenir même lui causait un ravissement. Le général s’était arrêté, haletant, avec la sourde colère de l’homme dont la puissance est méconnue, la force inutile. Elle se moquait de lui, cette femme ! Ne pouvant se résigner à la battre, il était obligé de subir ses sarcasmes, lui, qui pour une simple désobéissance pouvait faire fusiller un homme et décimer un régiment ! Et afin de résister au besoin de brutalité qui le prenait, il crispait les poings pour ne pas la gifler grossièrement, sur les deux joues, comme on corrige l’impertinence d’une gamine mal élevée. Maintenant, c’était elle qui parlait, c’était elle qui, dans une confession ironique, lui jetait des noms au hasard, pêle-mêle. Même, pour ajouter à son exaspération, elle exagérait, s’attribuait des amants qu’elle n’avait jamais eus, des tendresses auxquelles elle n’avait jamais pensé, et, prenant un temps, avec une négligence préméditée, elle affecta même d’avoir cédé à un membre du gouvernement. Clairement, elle le lui désigna, sachant qu’il était son ennemi mortel. — Lui ! cria-t-il avec un accent indigné, lui ! — Un peu, mon neveu. Renversée dans son fauteuil, elle se passa la langue sur les lèvres et balança sa tête avec un air de profonde satisfaction, en femme qui savoure à nouveau une ancienne bonne fortune. — Lui ! répétait-il avec égarement, lui ! — Eh bien, oui, et puis après ? En ce moment une clameur plus haute domina toutes les clameurs de la matinée. Dix mille voix d’un enrouement formidable ébranlèrent la salle, confondues dans un cri unique et prolongé. Des portraits de généraux en tremblèrent sur les murs, dans leurs cadres ; les girandoles de cristal des lustres s’entrechoquèrent et rendirent un tintement d’harmonica, tandis que les boiseries des portes, comme sous une poussée invisible, craquaient. Et cependant, au milieu du vacarme, des mots très distincts étaient entendus, toujours répétés : « À bas ! à bas ! Démission ! démission ! » Mme de Pahauën eut un grand geste de mépris. Étendant magistralement la main vers la fenêtre, désignant vaguement le populaire qui grondait en bas, dans le brouillard, avec un port de tête hautain et un dédaigneux plissement de lèvres qui lui venait d’un début fait jadis sur une scène théâtrale de dernier ordre : — Ainsi, dit-elle, ton autorité, la voilà ; ni le peuple, ni les femmes... Il ne la laissa pas achever. Esprit indécis, aux résolutions lentes, il n’agissait jamais que sous la pression immédiate des faits. Effrayé de la brutalité soudaine de la réalité, comme un homme brusquement tiré de son sommeil, de la tranquillité de ses hypothèses et du calme de ses rêveries, il sursautait à des décisions emportées et à des actes violents. — Vous partirez demain, madame, dit-il, avec un accent d’autorité. Sa voix n’avait plus de colère, elle était rassérénée, et il parlait d’un ton de commandement, le verbe tranchant, d’une sécheresse hautaine qui d’avance faisait taire la réplique sur les lèvres du contradicteur. — Vous me chassez, alors ? — Parfaitement. — Et j’irai ? — Où vous voudrez, peu m’importe. Il ajouta : — L’important, c’est que vous partiez. Elle le regarda fixement, dans les yeux, pour s’assurer qu’il disait bien vrai, pour voir s’il ne restait pas au dedans de lui quelque chose d’un désir ou d’un regret qu’elle pourrait exploiter. Ses yeux étaient calmes, sans une lueur. Cependant elle voulut essayer d’une dernière câlinerie, d’une de ces caresses qui, aux heures de leurs anciennes querelles, faisaient tomber les rancunes, étouffaient les récriminations, mais il la prévint. — Assez, n’est-ce pas ! Je ne veux pas de vos simagrées. Néammoins elle se rapprochait avec des ondulations de chatte, les lèvres tendues et comme frémissantes d’une promesse de luxure. Penchée sur lui, elle essaya de l’embrasser. Mais d’un geste brusque il la repoussa. — C’est moi le maître ! ici. Ce qui est dit est dit, foutez-moi la paix ! Ah ! c’était ainsi ! Secouée d’un continu frisson de colère, humiliée, elle mit son chapeau, avec des lenteurs calculées où le général trouvait encore des exaspérations. Ensuite, elle passa son manteau, mais ne trouvant pas la manche gauche, sans rien dire, elle s’approcha de lui, et, tout en maugréant, il dut l’aider à finir de s’habiller. Puis elle se ganta, longuement, sans se presser, avec des hochements de tête, appuyant une série de raisonnements muets et de rancunes qu’elle remuait en elle-même : le plan aigu, le complot mesquin et méchant d’une vengeance de femme. Comme elle n’arrivait pas à boutonner le gant droit, elle lui tendit la main. Dans l’ouverture de la manche, un peu de peau se montrait, d’un rose appétissant. Il la repoussait, inquiet de ce coin de nudité, détournant la tête comme devant une tentation trop forte. — Allons, travaille, fit-elle d’un ton indifférent. Tu vois bien moi, je ne peux pas. » Il dut se résigner à la complaisance, et un instant ses mains peinèrent, cassant leurs ongles dans le gros effort qu’elles faisaient pour accrocher les délicats boutons toujours fuyant sous la peau des boutonnières. Quand il eut fini. — Ainsi on s’en va ? dit Mme de Pahauën. Vous me chassez ? Il répéta : — Je vous chasse, certainement. — Eh bien, soit, on s’en va. Mais tu sais, mon petit, j’irai là. Elle avait marché vers la table, et du doigt, sur une carte déployée, au milieu des teintes plates, du compliqué fouillis des hachures et des lignes figurant les collines, les routes et les chemins de fer, elle indiqua Versailles, et elle répétait avec un ton de menace. — J’irai là, là, — À votre aise. Comme il n’avait pas l’air de s’indigner, elle appuya pour se donner la satisfaction de lui causer un dernier mouvement de colère. D’un mot suprême, elle insulta son patriotisme, ravala son habileté. — Oui, chez les Prussiens. Ils sont plus malins que toi. En voilà des gens forts, au moins ! Tandis que toi et tes généraux, tiens, veux-tu que je te dise, vous me faites suer. Puis, s’inclinant dans une gracieuse révérence, ainsi qu’elle avait coutume de faire quand elle sortait de visite : — Allons, au revoir, cher. Bonne chance. Néanmoins, cédant à un intime besoin d’ironie, elle lui demanda : — Hein ? tu n’as rien à faire dire. — À qui ? — À ces messieurs, là-bas. Mais déjà il n’écoutait plus. Derrière elle, il venait de fermer la porte, et tout seul, il respirait à pleins poumons, avec cette satisfaction que laissent après eux les ouvrages malaisés et les résolutions difficiles à exécuter. Maintenant que Mme de Pahauën était partie, maintenant qu’il s’était enfin trouvé le courage de rompre avec elle, il renaissait à des libertés, à des volontés qu’elle avait annihilées, par l’ensorcèlement de sa grâce, qu’elle avait amollies par la tendresse de son sourire. Un moment cependant, comme pour se défendre contre lui-même au cas où l’envie la prendrait de remonter l’escalier et de venir implorer son pardon, il ferma la serrure à double tour. Alors, dans la solitude, il se sentit redevenir fort. Il regarda sur les meubles : rien d’elle n’y restait plus. Il avait eu peur d’y rencontrer un nœud de ruban défait, une voilette oubliée, quelque chose d’un de ces ajustements féminins qui suffisent quelquefois pour raviver les désirs et réveiller les convoitises. Les fauteuils, vides, tendaient uniformément autour de la salle leurs sièges nus, leurs bras où des clous de cuivre fixaient l’étoffe verte de la moleskine. Seul, un léger parfum d’opopanax échappé des dessous secrets de la toilette de Mme de Pahauën, traînait dans l’air lourd. Alors pour échapper à l’obsession de cet arôme aimé, le général ouvrit une fenêtre. La place, en bas, lui apparut avec son moutonnement de têtes, ses remuements d’émeute, ses baïonnettes serrées qu’un pâle rayon de soleil accrochait et qui luisaient au milieu des menaces et des poings tendus vers lui, de toutes parts. Et il resta là quelques instants, grisé par son impopularité, jouissant des injures, heureux dans sa vanité de pouvoir ainsi bouleverser un monde, exaspérer toute une ville ; des fiertés lui venaient en songeant que bon gré mal gré, ces fureurs-là, il saurait les faire taire, et qu’il n’avait qu’un mot à dire, un ordre à donner, pour faire obéir ces révoltes et contraindre ces indisciplines. Il se retourna, flairant l’appartement. La délicate et troublante odeur de femme avait fui. La lampe point remontée charbonnait, dégageant une âcre senteur de mèche rance et d’huile chauffée. En ce moment, un craquement se fit entendre pareil au bruit d’une grande pièce de soie qu’on déchirerait d’un bout à l’autre. Par-dessus les clameurs, serrée et crépitante, une fusillade éclata. Des balles ricochèrent sur les pierres de la façade qui s’effritaient en éclats secs, et tombaient comme des écailles, en bas, dans une fumée épaisse striée de flammes rouges, ça et là. Aussi calme que s’il eût été à la parade, le général ferma la fenêtre. Il tournait le bouton doré de la crémone, quand, auprès de lui, des morceaux de vitre dégringolèrent, sonnant à ses pieds, sur le parquet. Une balle traversant le carreau avait été se loger dans le mur en face, et un des portraits dans son cadre d’or montrait son uniforme percé d’un trou noir, en plein dans la poitrine. Alors, passant le bras à travers le châssis vide, le général montra le poing à la foule. — À nous deux, maintenant. La voix résonna brutale dans le grand salon désolé. Au loin, le canon des forts, par salves désespérées, tonnait sans discontinuer. Le lendemain, l’émeute vaincue, les chefs emprisonnés, les journaux supprimés, Mme de Pahauën arrêtée, était conduite sous bonne escorte au delà des lignes françaises. Le général demeurait triste. Il accueillit sans satisfaction l’officier d’ordonnance qui vint lui annoncer l’exécution de ses ordres. Et malgré lui, à travers les routes défoncées, les villages occupés, le navrant paysage de ruine que l’invasion mettait autour de Paris, son esprit suivait obstinément l’élégante femme aux cheveux roux, dont la possession l’avait tant charmé. Maintenant, la colère passée, son départ le peinait. Il considérait que, volontairement, il avait amoindri son prestige et diminué sa toute-puissance. Quelque chose lui manquait qui gâtait son succès. Jadis, mis à l’écart par les soupçons de l’Empire, boudeur, dans sa retraite irritée d’écrivain et de soldat, il avait fiellé des articles nombreux contre les turpitudes et les hontes du règne, mais cependant jamais il n’avait pu se défendre d’un moment d’émotion et d’une minute d’envie, quand les journaux apportaient jusqu’à lui les échos des grandes fêtes de Compiègne, les récits des grandes débauches de Saint-Cloud. Ses désirs de jouissance le rongeaient dans l’austérité vaniteuse de son exil. Souvent même, dans les heures troubles que connaissent les plus forts, il avait senti vaciller sa conscience, faiblir son honnêteté. Plus d’une fois il avait songé à faire sa soumission, décidé intérieurement par ces sophistiques raisons qui déterminent les lâchetés, convaincu qu’au milieu de l’excès des platitudes ambiantes, sa platitude, à lui, passerait inaperçue. Mais il avait été soutenu par son orgueil. Son ambition aussi l’avait empêché de tomber à des complaisances et à des servilités. Il s’était dit, que ceux-là seuls sont les maîtres un jour qui se raidissent dans une attitude et savent prendre, parmi les courants des hommes et les momentanés entraînements des faits, une position immobile et méprisante. Puis, par nature, les médiocrités lui répugnaient : il n’aurait trouvé aucun plaisir dans l’accomplissement des vilenies vulgaires. Se vendre, quoi ? lui aussi ! mais tout le monde s’était vendu, et avec une science de corruption qu’il ne fallait pas espérer pouvoir dépasser. Du reste, il aurait rougi d’être un plagiaire de bassesse, et si des capitulations lui semblaient désirables, c’étaient celles qui mettent leur auteur dans une apothéose et l’immortalisent par la grandeur de leur gloire ou la profondeur de leur infamie. Il se croyait né pour les avenirs éclatants, taillé pour les immenses célébrités, musclé pour les efforts considérables, et renfonçant ses besoins de domination, luttant contre ses appétits, il avait attendu, honnête par calcul, incorruptible par volonté. Si bien que le peuple, sans rien deviner de ses impatiences et de ses fièvres sourdes, l’admirait comme un martyr, et lui soupçonnant des capacités excessives ainsi que des talents méconnus, s’apprêtait à le saluer comme une puissance. La chute de l’Empire, du jour au lendemain, l’avait fait sauter à une situation qui dépassait ses rêves. C’était entre ses mains que Paris, tremblant de l’approche des Prussiens, uniformément vainqueurs depuis un mois, remettait toute la puissance presque. De son obscurité lointaine, il montait bruyamment au poste de dictateur, et dès le début, les obéissances se faisaient faciles pour ce maître volontaire en qui se confiaient toutes les espérances de la patrie, désespérément. On ne lui demandait rien, sinon d’agir vite : les bonnes volontés, d’avance, souscrivaient à tout ce qu’il pourrait commander, pourvu que les ordres fussent brefs, les décisions rapides, les résultats sensibles, immédiats. Or, comme il arrive à tous les théoriciens dont la brusquerie des faits contrarie toujours la lenteur savante des combinaisons, il ne sut pas tirer le parti convenable des éléments nerveux qu’il trouvait autour de lui. Aux impatiences, aux grands élans de la foule, il opposait ses temporisations, et immobilisait par la sécheresse de ses calculs, les vibrants enthousiasmes qui ne demandaient qu’à marcher. Continuant dans son commandement militaire la pratique d’inertie à laquelle il devait la réussite de sa vie, il restait sans agir, dans Paris assiégé, attendant du hasard la chance d’une bonne fortune, comptant sur des secours du dehors, incapable de rien improviser, jugeant les situations nouvelles avec des idées préconçues et des points de vue anciens. Toute son autorité, il l’employait non pas à exciter les ardeurs ; au contraire, il la dépensait fiévreusement à maintenir les initiatives et à empêcher les audaces. Correct, précis, mais savant sans profondeur, intelligent sans élévation, et tenace jusqu’à la sottise, il se détendait seulement dans l’intimité avec Mme de Pahauën, dont les remuements, les gentillesses, les gamineries d’écureuil échappé, fouettaient ses sens lassés par la fatigue de plusieurs campagnes, contrastaient le plus avec la mathématique lourdeur de son cerveau. Mme de Pahauën avait été mariée, plusieurs fois, à des individus dont aucun ne lui avait laissé son nom. Dans la galanterie du monde impérial, dont elle avait fait l’éclat, les mieux renseignés affirmaient que le nom qu’elle portait n’était qu’un nom de guerre, ramassé dans un roman, ou trouvé parmi les personnages secondaires d’un drame du boulevard. Ses maris n’avaient guère été que des passants, lesquels n’encombraient guère son lit, et si peu gênants qu’ils ne dérangeaient même pas son état civil de fantaisie. C’étaient ordinairement des Durand, des Bernard, des Dumont employés de ministère aux figures louches, aux appétits voraces. Vieillards tout en vices, ou jeunes gens tout en ambitions, ils consentaient à la tirer enceinte des bras de son amant (un haut personnage qui s’engageait à les protéger), la voyaient quelque temps après la célébration du mariage, et puis une séparation à l’amiable survenait. Un jour, les deux époux s’en allaient chacun de son côté, et ne s’occupaient plus l’un de l’autre. L’employé donnait son nom à l’enfant, obtenait dans son bureau des gratifications nombreuses, des avancements rapides, et vieillissait décoré, ayant aux lèvres des phrases sur l’honnêteté, la bonne conduite, le travail qui mène à tout, le savoir qui élève et qui distingue. Pendant ce temps, Mme de Pahauën, indifférente et libre, courait les bals, les réceptions, était de tous les petits couchers, de tous les grands soupers. Amazone, les jours de chasse, elle galopait le voile au vent dans les taillis de Compiègne pleins des abois des chiens, du roulement des voitures et des fanfares des piqueurs. Dans les tableaux vivants, son maillot de soie couleur de chair, inondé de lumières oxhydriques, elle étalait la largeur de ses hanches, l’ampleur de sa gorge, et des talons jusqu’au sourire, la grasse et provocante impudeur de son corps de statue. Dame de charité, on avait l’occasion de la voir, les jours de vente au profit des pauvres, offrir volontiers tout ce que sa toilette laissait passer de peau aux baisers des messieurs dont ses complaisances vidaient les porte-monnaies. Puis, subitement, elle disparaissait. Ses meilleures amies disaient qu’elle s’enterrait ; d’autres prétendaient qu’elle tombait à de grandes dévotions, et qu’elle allait suivre, dans des couvents bien famés, des retraites très austères. La vérité était qu’elle s’enfermait, par caprice de débauche blasée, avec des petits jeunes gens que son plaisir était de dépraver. Alors on la rencontrait promenant dans les églises un deuil mensonger et luxueux. Toujours accompagnée d’une bonne, elle rentrait dans une petite maison des Batignolles ou de Passy, et les fruitières, les concierges, toutes les commères qui s’asseyent sur le pas de leurs portes et surveillent le va-et-vient de la rue, avaient de hautes et profondes pitiés pour une pauvre jeune femme si subitement devenue veuve. Ses générosités servaient à dissimuler les écarts secrets de sa conduite, empêchaient les soupçons, au besoin même, faisaient taire les médisances. Quelquefois, quand les doutes devenaient trop forts, les affirmations trop précises, brusquement, elle donnait congé et déménageait à temps, ce qui empêchait les inductions de s’affermir et les preuves de se contrôler. Alors, elle partait, laissant encore derrière elle une suffisante odeur de sainteté, avec une longue traînée de bonnes œuvres. C’était son plaisir de duper le public, en cachant des vices excessifs et des raffinements qui allaient jusqu’à la bestialité, sous l’apparence d’une petite existence de bourgeoise vertueuse et tranquille, puis de reprendre en s’affichant avec un amant le tumulte d’une vie affolée. La cour pendant ses absences se désolait. Elle seule jetait une gaieté envahissante dans ce monde d’aventuriers, toujours inquiet, au milieu de ses fêtes, comme des escrocs qui, en mangeant le produit de leur vol, tremblent à tout moment d’entendre frapper à la porte et de voir entrer le commissaire. Toutes les folies étaient les siennes. Son vice même prenait des grandeurs tellement il s’étalait sous la flamme des lustres, sans pudeur et sans hypocrisie. Certaines de ses excentricités étaient demeurées célèbres : un soir, dans un souper, elle était sortie absolument nue d’un pâté colossal dont la croûte gigantesque s’arrondissait sur la table ; la première elle avait pris ces bains de champagne qu’imitèrent depuis les cabotines en quête de fantaisie, à court d’imagination, et la démocratie ne lui avait jamais pardonné d’avoir, au théâtre, un soir de première représentation, pour mieux passer dans le premier rang des fauteuils de balcon, jeté effrontément son paquet empesé de jupons par-dessus la balustrade et d’avoir gagné sa place, marchant, devant les spectateurs, les jambes à l’air, les cuisses à nu. Quand Paris avait été investi, elle était restée, par curiosité. Elle n’avait pu résister au désir de voir de près ce spectacle nouveau pour elle, une ville de deux cent mille âmes, enveloppée, affamée, réduite à ses propres ressources. Volontiers, elle avait accepté les difficultés probables de la vie du siège, afin de contempler ce drame extraordinaire, espérant des situations neuves qui égayeraient un peu son ennui de belle corrompue blasée. Dans les premiers jours du mois de septembre, tandis que ses amies, profitant des dernières voies laissées libres, emballaient leurs robes et se bousculaient aux guichets des gares encombrées pour aller attendre, soit à l’étranger, soit dans une province écartée, la fin des événements, elle, payant de sa personne, était bravement entrée dans ce personnel d’ambulances recruté spécialement parmi les femmes désœuvrées, et parmi celles-là surtout qui désiraient conserver leurs chevaux : les autres, ceux du reste de la population, étant réquisitionnés pour les canons, les transports, la boucherie. Et la jolie, et coquette, et souriante ambulancière qu’elle était ! La souffrance, la mort, tout ce qui hurle et pue, tout ce qui suinte et salit dans les salles où les combats entassaient les blessés, où la dysenterie couchait les malades, tout cela n’était pour elle qu’un prétexte à élégances. Avec quelle joie, le matin, elle se contemplait dans la glace, décolletée, avec une toilette de ville si provoquante qu’elle ressemblait à une toilette de bal. Comme jadis elle s’habillait pour le spectacle d’une première représentation, elle s’habillait, se faisait désirable pour le spectacle de la mort, promenait autour des lits empuantis et criants dans l’angoisse des agonies, l’éclair de ses diamants, le froufrou de ses dentelles, et les soldats expiraient, remerciant avec des paroles confuses et des balbutiements les tendresses de cette infirmière extraordinaire qui mettait dans leurs derniers moments toute la séduction d’une femme, tous les petits soins d’une garde-malade dévouée. Elle adoucissait les agonies, encourageait les convalescences. Point bégueule, elle retrouvait au milieu de ces hommes ces familiarités que les femmes du peuple ont naturellement pour les malades. Elle les appelait, « mon vieux, ma vieille », gourmandait leurs défaillances avec des mots crus, des épiphonèmes gras où perçaient de grosses bienveillances ; et les douleurs des pansements disparaissaient, emportées qu’elles étaient par les paroles canaillement câlines de son bagou d’ancienne modiste farceuse. Fille des faubourgs, dans ce milieu d’ouvriers récemment enrôlés, elle respirait comme un relent de son air natal apporté là, par hasard, dans les vêtements, les habitudes, les conversations ; elle renaissait à sa vie d’ouvrière lâchée, se frottant aux hommes dans la promenade des nocturnes faubourgs ou les quadrilles des bastringues populaciers, et, très à l’aise, elle traitait d’égale à égal. Elle leur payait des liqueurs, du tabac, trinquait, fumait les cigarettes qu’ils lui offraient, volontiers. Même elle les tutoyait comme des camarades. Souvent aussi sa sympathie les suivait au delà de l’hôpital, les accompagnait après leur guérison, dans les tranchées des ouvrages avancés, dans les grand’gardes qui surveillaient l’ennemi. Plus d’une fois, les officiers supérieurs avaient eu l’occasion de voir arriver dans leurs baraquements et dans leurs bivouacs une voiture qui levait toutes les consignes. Le cocher disait un mot, et quand la sentinelle hésitait, par la portière, une petite main frémissante et bien gantée tendait un laisser-passer devant lequel tombaient les résistances et reculaient les disciplines. Mme de Pahauën descendait : un instant, entre elle et l’état-major, c’était un échange de saluts, de politesses. Elle minaudait, sans doute faisait à la faveur de son sourire des demandes impossibles, car les fronts des militaires se ridaient d’impatience soudainement rembrunis et des mains coupaient l’air, sèchement, tandis que les képis, sur les têtes, remuaient de gauche à droite avec des insistances de refus. Mais la même petite main fouillait dans les poches de la robe, en tirait un mince portefeuille d’où un petit papier sortait et où il rentrait aussitôt. Alors les difficultés semblaient aplanies, la discussion continuait plus calme et comme indifférente, jusqu’au moment où, amené par un planton envoyé exprès, quelque simple soldat, ou chasseur à pied ou mobile, arrivait très gêné, et rougissant un peu sous la visière de son képi, saluait ses chefs. Mme de Pahauën lui sautait au cou, l’appelait son fils, l’embrassait avec un débordement de maternité, une exagération de tendresse. Un instant après, au milieu des fusillades, des crachements de mitrailleuses, du tintamarre meurtrier des avant-postes qu’on attaque, la voiture levant toujours les consignes d’un mot de son cocher, d’un geste de sa propriétaire, emportait vers Paris Mme de Pahauën, dont les jambes, sous la couverture, serraient d’une étreinte passionnée le pantalon d’ordonnance de son amant momentané. Derrière eux, dans l’état-major, des conversations s’élevaient, pleines de blâmes, lourdes de craintes. Les officiers parlaient de Mme de Pahauën, en faisant précéder son nom, du la, de cet article par lequel s’exhalent les mépris pour les filles bien en vue et les courtisanes trop célèbres. Ils l’appelaient la Pahauën, tout étonnés au dedans d’eux par cette étrange et obscure puissance de la femme dont les sourires faisaient obéir les plus forts, et dont la grâce pouvait, au gré de son caprice, détruire les gouvernements et ruiner les villes. Dans l’accablement de leur stupéfaction, ils n’arrivaient pas à comprendre comment le général en chef avait pu s’acoquiner avec ces jupons désordonnés dont les dentelles, autour d’eux, apportaient invinciblement une menace de désastre. Et c’était justement à cause de la frénésie de sa gaieté et de l’exubérance de sa fantaisie que le général avait choisi Mme de Pahauën. Avec ses envolées, ses gamineries sensuelles, ses bavardages de perruche lâchée, elle le délassait au milieu de la gravité de ses occupations, lui faisait oublier le poids de ses responsabilités. Et maintenant qu’elle est partie, négligeant les affaires urgentes, laissant s’accumuler devant lui les dépêches télégraphiques auxquelles il ne daigne pas faire une réponse, triste et grave, il songe. Il revoit les premiers jours de sa liaison, la douceur des premières rencontres, les attendrissements de sa lune de miel dans la ville en armes, leurs promenades dans ce Paris debout et frémissant sous les premières bordées du canon des forts. Le hasard avait fait la présentation. Un jour, dans son cabinet, elle l’était venue trouver, brusquant les domestiques avec un bon mot, forçant les portes avec un sourire. Oh ! mon Dieu, oui, elle devenait solliciteuse. Mais ce qu’elle demandait ce n’était pas pour elle. Non, elle n’avait besoin de rien, seulement, une de ses amies redoutait les extrémités d’un long investissement. Elle avait un bébé, il fallait des soins, du lait, alors elle avait songé à demander un sauf-conduit pour aller à la campagne, vivre paisiblement. Une femme, voyons, ce n’est pas très utile dans une ville où l’on se bat. Mais elle ne connaissait personne. Comment faire ? Mme de Pahauën s’était dévouée, et le général n’avait pas su se défendre de l’ensorcellement qui montait de cette femme. Sur le bureau, elle avait pris une feuille de papier, l’avait poussée devant lui, et trempant une plume dans l’encre, la lui avait mise entre les doigts. Et pendant que, sous son regard, il rédigeait le précieux laisser-passer, de sa poitrine penchée qui frôlait un peu son uniforme des effluves sortaient qui l’envahissaient tout entier, il ne savait quelle chaude émanation de désir, si intense et si pénétrante que sa main tremblait, traçant sur le papier des lignes incorrectes. Avec son parfum, avec sa parole, elle entrait en lui par tous les pores. Une fascination se dégageait d’elle qui le remuait au plus profond de sa sensualité ; elle prenait possession de tout son être, s’imposait à sa chair. Il n’ignorait point son histoire, ses aventures, en quelles grandes folies elle s’était dépensée dans la cour impériale. Alors une vanité s’éveillait qui faisait taire toutes les sagesses de l’homme : l’ambitieux paraissait, et c’était une âpre et délicieuse joie pour ce dictateur et pour ce tout-puissant, d’ajouter cette femme à sa domination, de joindre au pouvoir suprême une débauche qu’il jugeait considérable, et de compléter ses rêves en mordant à même dans ce vivant restant d’empire. Facilement Mme de Pahauën se rendait à ses sollicitations de vieux militaire amoureux. Par une complication savante, elle cédait, irritant encore ses désirs par des stratagèmes de fausse pudeur, et puis un beau jour devenait sa maîtresse, brusquement, comme si elle s’abandonnait. À partir de ce moment, cet homme qui tenait dans sa main la destinée de toute une ville, qui pouvait décider du succès et changer la face de l’histoire, hautain et superbe pour tout le monde, était secrètement manié par la capricieuse et fantaisiste main d’une femme. Et il ne savait au juste quel plaisir était le plus grand, ou celui de donner des ordres à l’armée qui ne pouvait discuter ses décisions, ou d’obéir lui-même à cette déréglée petite cervelle de Mme de Pahauën, qui, dans le siège, ne voyait qu’un prétexte à amusement, et trouvait une satisfaction à faire joujou avec la guerre. Partout elle l’accompagnait. Il était rare qu’on vît passer le général tout seul. Derrière lui, à une légère distance, un coupé discret s’avançait toujours, où ses cheveux rouges éclatant comme une énorme fleur sur les capitonnages de soie mauve, une femme sortait de l’engoncement de ses fourrures et passait, de temps en temps, à la portière une tête curieuse et des yeux interrogateurs. On la rencontrait dans tous les retranchements, partout où l’on remuait de la terre, partout où le génie essayait d’élever des redoutes et d’improviser une défense. On la connaissait, et, à la longue, des légendes se racontaient à son sujet. Du Moulin-Sacquet au Mont-Valérien, de Bobigny à Bagneux, les imaginations militaires déréglées par de vieux souvenirs de romans-feuilletons, s’ingéniaient à la comparer à quelque héroïne des temps passés, à quelque Jeanne d’Arc ou Jeanne Hachette, venue au milieu des camps pour exciter les courages et assurer la victoire. Les journaux aussi parlèrent de Mme de Pahauën. Ils évoquèrent autour de son désœuvrement les souvenirs des femmes romaines, les dévouements des épouses de Lacédémone ; un poète l’appela : l’Ange des avant-postes, et bien qu’au fond, les moins clairvoyants lui soupçonnassent quelque liaison amoureuse, bien que les sceptiques ne dissimulassent guère qu’elle étalait simplement une honte éclatante, son laisser-aller, sa bonhommie, sa blague avec les soldats, les rations de vin qu’elle faisait distribuer par-ci par-là, en supplément, lui gagnaient tous les cœurs. Des vivats souvent accompagnaient sa voiture au départ, et la mode de l’époque étant à l’exaltation des individus nés dans les provinces envahies, la garde nationale, se mêlant au concert de bénédictions qui montait des avant-postes et des forts, l’admirait comme une grande dame alsacienne. On en causait le long des remparts. La plupart ne doutaient pas qu’au jour de la bataille elle irait au feu, carrément, comme un homme. Du reste, il n’y avait pas à contester son tempérament guerrier et ses qualités militaires. On avait pu la voir, un jour, grimpant hardiment le long des talus des bastions, sans demander le bras de personne, et près des pièces de canon qui tendaient leur cou de bronze dans la fente gazonnée des embrasures, longuement, elle s’était fait expliquer par les servants les détails de la manœuvre, avait paru s’intéresser vivement aux ailettes de zinc des obus, à la mathématique de la trajectoire. Un jour même elle avait poussé la bonne grâce jusqu’à jouer au bouchon. Une heure tout entière, ses jupons ramenés entre ses jambes de façon à former culotte et à ne pas gêner ses mouvements, elle fit la partie avec une escouade de gardes nationaux. Autour d’elle les postes voisins quittant leurs baraquements s’étaient groupés, la pipe à la bouche, émerveillés de la générosité avec laquelle elle jouait vingt francs contre deux sous, à tous les coups. Par diplomatie, pour accroître sa popularité, elle avait eu la malice de perdre, et le soir, avec l’argent de son enjeu, tant de bouteilles furent bues dans les cantines, tant de toasts furent portés en son honneur, des voix avinées répétèrent si bruyamment les paroles de patriotique encouragement qu’elle avait prononcées tout en jetant ses palets, que Mme de Pahauën, universellement, fut reconnue comme une sorte de divinité. Les courtes intelligences populaires, toujours portées à la glorification et au symbolisme, voyaient en elle on ne savait quel personnage extraordinaire incarnant dans la ville en armes la gaieté française résistant à tous les échecs, triomphant de tous les désastres, répondant ironiquement aux éclats d’obus par des éclats de rire. Maintenant cette prostitution glorieuse contrebalançait l’influence morale du képi même de M. Victor Hugo. Aussi, les jours qui suivirent le départ de Mme de Pahauën, les bastions s’attristèrent. Il y avait moins d’entrain le long des remparts, et les gardes nationaux, en sentinelle, bâillaient, regardant désespérément si le chemin désert à perte de vue n’allait pas leur ramener la voiture armoriée d’où descendait autrefois l’élégante femme, au sourire de laquelle ils présentaient les armes, galamment, comme à une puissance. Seuls des caissons défilaient, le sinistre va-et-vient des ambulances. Ou bien encore c’étaient des canons, des convois cahotants, tirés avec lenteur par l’agonie trébuchante des rosses maigres, invraisemblablement. Certains jours la tristesse désolée du chemin de ronde s’animait du brouhaha de nombreux bataillons en marche, du tumulte des sorties projetées. Les soldats passaient, bien alignés, suivis par des adieux. Il y avait dans l’air des claquements de baisers, des souhaits de victoire, et les régiments marchaient avec plus d’entrain, comme si un peu d’espérance leur revenait au cœur. Puis les mêmes efforts donnaient les mêmes résultats, toujours. Des coups de canon étaient entendus, longtemps, très loin. Des dépêches télégraphiques arrivaient, lentes, contradictoires ; l’angoisse à mesure envahissait Paris où l’ombre tombait comme une tenture de deuil. Puis, aux clartés vacillantes des lampes de pétrole installées pour remplacer le gaz, les troupes rentraient, débandées, avec une défaite de plus et des canons de moins, tandis que derrière elles, à cheval, un peu en avant de son état-major, le général, pensif sous les galons de son képi, passait, désirant follement le retour de Mme de Pahauën, comme si son écervelée maîtresse pouvait, dans les plis de sa robe et les fossettes de ses joues, lui rapporter son énergie d’homme, exilée avec la gaieté de la courtisane, comme si ses baisers avaient dû consolider ce pouvoir qu’il sentait vaciller à mesure sous les sanglantes ironies de Paris quotidiennement vaincu. À Versailles, Mme de Pahauën n’avait rien retrouvé de sa vie envolée des belles époques de l’Empire. Son récent prestige de maîtresse favorite disparaissait également. Sans autorité, presque sans argent, elle menait une existence maussade, vexée au plus profond de sa vanité d’être confondue avec la masse des femmes entretenues que la peur d’un bombardement, ou simplement un naturel espoir de gain facile avaient attirées au milieu des Prussiens. Son arrivée avait été plus que modestie humble. Tout d’abord, elle avait été désorientée parmi le brouhaha guerrier de cette ville si majestueusement morte, à laquelle l’invasion donnait un mouvement extraordinaire et comme une résurrection d’un instant. Avenue de Saint-Cloud, dans un petit hôtel meublé plein d’officiers en casque, d’ordonnances au langage rude, aux éperons sonnant continuellement sur les marches des escaliers, elle avait eu assez de peine à se procurer une chambre étroite, avec un mesquin cabinet de toilette, où elle faisait coucher sa femme de chambre qui rechignait. La propriétaire, profitant de l’occasion, et tirant un lucratif parti des malheurs de ses compatriotes, lui avait loué ce campement un prix exagéré : 30 francs par jour, sans compter les frais journaliers du service. Et la bonne dame, sanglée dans son corset, éplorée sous son bonnet à larges rubans roses, avec des larmoiements d’usurier et des clignements d’yeux d’entremetteuse, lui avait fait remarquer qu’elle consentait à des concessions inouïes. Elle ne lui en faisait pas un reproche, mais là, vraiment, une location à ce prix-là, elle y perdait. Heureusement pour Mme de Pahauën qu’elle était Française, sans quoi, elle n’aurait jamais conclu un marché à ce prix qu’elle considérait comme tout à fait dérisoire. Songez donc, une chambre au troisième, à peine, car l’entresol n’était pas très haut, avec vue sur la rue, encore. Un officier prussien qui désirait y habiter en avait offert une somme double. Mais, il faut bien s’entraider les uns les autres, n’est-ce pas ? Elle, elle tenait pour le dévouement mutuel. Du reste, au rez-de-chaussée de sa maison, elle avait ouvert une petite boutique où elle débitait du vin, des liqueurs ; et vendant du champagne frelaté, des eaux-de-vie avariées qu’elle baptisait audacieusement du nom de cognac et de fine champagne, Mme Worimann, Alsacienne, rattrapait sur les ennemis qui venaient boire en sa maison, les soi-disant pertes qu’elle éprouvait, en logeant à des prix excessifs les Français ou Françaises, Parisiens ou Parisiennes que le bonheur d’un sauf-conduit amenait à Versailles, cherchant un exil commode où l’on mangerait du pain blanc à l’abri des obus, sans cependant être trop loin des curiosités et des nouvelles de Paris assiégé. À ces industries de logeuse en garni et de débitante de liqueurs, Mme Worimann, secrètement, joignait une profession dont les seuls revenus dépassaient de plus du triple les revenus déjà exagérés de ses commerces officiels. Ex-sage-femme qui s’était séparée de son mari et avait vendu sa maison avec son enseigne de fer-blanc peint, figurant un nourrisson qu’une dame bien mise découvrait dans un carré de choux et de roses trémières, après un procès en avortement, d’où elle était sortie acquittée faute de preuves suffisantes, Juliette Worimann, lors de l’arrivée des Prussiens, conçut immédiatement l’idée d’exploiter les vices de l’invasion. Après trois ans passés dans l’inaction, la conduite régulière et une hypocrite dévotion qui la menait tous les dimanches, à l’église Saint-Louis, écouter des messes, subir des sermons et faire brûler des cierges, l’ancienne matrone, au milieu du désordre de la guerre et de la détente de la surveillance policière, se reprenait à ce métier d’entremetteuse où jadis elle avait trouvé les plus clairs bénéfices de sa maison d’accouchement. Avec les Prussiens, elle n’avait à craindre ni procureurs, ni poursuites, ni cour d’assises. Dégagée de préjugés, profitant de la profonde connaissance de cette langue allemande qu’elle avait parlée, longtemps à Strasbourg, dans sa jeunesse, elle fournissait aux officiers bien rentés, le logement, la nourriture et l’amour. Ainsi, familière avec les généraux, complaisante avec les états-majors, elle avait échappé aux réquisitions que les Prussiens imposaient aux habitants. Protégée, à cause des services particuliers qu’elle rendait par son industrie, dans le désastre général, elle amassait des rentes. Pour elle, le Prussien n’était plus un ennemi qu’on hait, un exploiteur dont on se défend : c’était un client qu’on accueille avec un sourire, un consommateur qui rapporte et qu’on tâche de retenir avec des bonnes grâces. Intimement, Mme Worimann souhaitait la perpétuité de l’invasion. Douce avec tout le monde, affable par nécessité, répandue en bonnes paroles, elle n’avait de dureté que pour ce Paris lointain dont les incessantes canonnades lui faisaient craindre une sortie victorieuse. Alors, c’étaient les Prussiens chassés, Versailles redevenant français, son commerce tué pour toujours. Aussi, elle affectait de ne pas croire à l’efficacité de la résistance, et tremblant pour son intérêt, elle donnait le change en accusant journellement le gouvernement de faire massacrer les gens sans raison. — À quoi tout cela servait-il ? je vous demande un peu ? Sur le pas de sa porte, quand des blessés faits prisonniers passaient saignants, mutilés, criant dans les cahots des voitures d’ambulance, Mme Worimann exhalait des pitiés si bruyantes, plaignait tellement les pauvres enfants « envoyés à la boucherie », ou « sacrifiés pour une cause perdue », que, dans le quartier, sa réputation en profitait. Assurément, comme femme, c’était une pas grand-chose, on en tombait d’accord, oui, mais aussi, elle avait un cœur d’or. Cela était également indiscutable. Puis elle rentrait, et ces mêmes tendresses, elle les prodiguait aux consommateurs bavarois, saxons ou poméraniens, commercialement. Les mêmes circonstances qui avaient été favorables à Mme Worimann, rendaient désastreuse la position de Mme de Pahauën. Les femmes n’étaient pas rares sur la place, à Versailles, et la notoriété qu’elle pouvait apporter dans sa prostitution, la célébrité qu’elle avait à Paris, cessaient là, dans cette ville où les officiers ne savaient rien de la splendeur de ses relations antérieures, ignoraient tout de ses excentricités et de la fantaisie de ses caprices. Pour la première fois, Mme de Pahauën s’aperçut qu’elle vieillissait. Autour d’elle, à la promenade, les désirs ne parlaient pas bien haut. En vain quand elle rentrait, elle interrogeait sa femme de chambre : ni lettres d’amour, ni envois de bouquets. Personne n’était venu. Ils ne venaient pas davantage les billets poétiques et parfumés dissimulant la concupiscence secrète qu’ils expriment sous des formules de politesse et sous des exagérations du sentiment. Tous les matins, son lot d’hommages lui manquait, et le soir, elle restait seule au coin de son feu maigre, sans cour d’adorateurs, sans conversations d’amis, tandis qu’au loin les canons tonnaient, et qu’elle écoutait leurs décharges qui sonnaient dans la nuit, lugubrement d’accord avec ses pensées. Rien, pas même la lettre brutale, offrant de l’argent, sèche comme un calcul et brève comme un prospectus. La vie se faisait dure à Mme de Pahauën. L’argent qu’elle avait emporté avec elle diminuait vite, et quand il serait épuisé, comment et où s’en procurer ? Jamais elle n’avait fait d’économies, elle n’avait de compte chez aucun banquier. Elle dut s’adresser à Mme Worimann. Celle-ci se montra bienveillante, et tout en l’exploitant et en lui prêtant à des taux invraisemblables, profita de l’occasion pour lui donner quelques conseils. — Pardieu, elle en avait connu d’autres, et des grandes dames encore, qui s’étaient trouvées dans des embarras aussi grands, et même plus. Eh bien ! elles s’en étaient tirées. L’important, par exemple, était de ne pas manquer d’initiative ou alors, si soi-même on n’osait pas d’ailleurs, elle comprenait ça, il y a des fois où la chose est assez difficile, eh bien ! on s’adressait à une personne de confiance qui se chargeait de... Et, dans une fin de phrase où elle essayait de dissimuler avec des mots délicats l’énormité de sa proposition, elle offrit ses services. Du reste, elle demandait pardon à madame, mais au fond, elle avait lieu d’être flattée, madame avait été remarquée l’autre jour par un officier supérieur. — Quel officier ? demanda Mme de Pahauën, je n’entends rien à ce que vous voulez dire. Expliquez-vous, voyons ? — Un de ceux qui sont auprès de l’empereur Guillaume. Ils ont un nom. Ma foi je ne sais plus comment. — Eh bien, ce monsieur, que veut-il ? Alors Mme Worimann croyant d’avance au consentement de Mme de Pahauën, la voix basse, les yeux brillants, lui apprit ce qu’on désirait d’elle, et le prix qu’on était décidé à mettre pour la possession de sa personne. Pour la première fois, Mme de Pahauën eut conscience de son infamie, sa vie tout entière à ces mots lui apparut méprisable et turpide. Tout le décor de luxe, l’apothéose de féerie dans lequel elle avait trôné, triomphante, accumulant les impudicités et compliquant les débauches, d’un coup, s’écroula. Dans une évocation soudaine, elle se revit passant au milieu des salles des Tuileries. Les orchestres, cachés, chantaient sous des fleurs ; on dansait et il y avait d’un bout à l’autre, sous l’éclatante lumière des lustres, des ondoiements d’épaules blanches où ruisselaient des diamants. Des généraux, des diplomates, dont les noms jetés par les valets à l’entrée des salons, sonnaient majestueux et célèbres par-dessus tous les autres, inspirant le respect aux gens même qui les prononçaient, s’empressaient autour d’elle, briguant la faveur d’un regard, heureux de pouvoir être admis à ramasser son éventail ; et ceux-là considéraient dans la suite avoir été l’objet d’une distinction suprême, qu’elle avait autorisés à faire, avec elle, un tour de valse, par hasard. On la consultait pour la conduite du cotillon, elle réglait les figures ; et quand l’envie lui en prenait, elle avait des inventions prodigieuses qui bouleversaient le bal et dont les retentissements étaient si lointains que des ministres même, dans la suite, en demeuraient ébranlés. Elle s’apercevait encore rayonnant dans les feux d’artifice, chantée dans tous les Te Deum, et autour d’elle, comme autour de l’incarnation féerique de la corruption et du détraquement d’une époque, les chants des prêtres montaient, mêlant leurs hosannas aux flammes de Bengale. Puis, quand l’Empire croulait, par la toute-puissance de son sexe et l’omnipotence de sa dépravation, elle dominait encore ! Trois mois durant, elle avait été maîtresse de Paris, et jamais d’un bout à l’autre de la ville enserrée dans ses bastions, il n’y avait eu une volonté contre sa volonté. Elle avait commandé aux généraux, fait ployer les disciplines, et que de fois des ordres avaient été donnés qui obéissaient à ses caprices. C’était sa fantaisie qui tout à l’heure avait fait livrer des batailles ; quand il lui avait plu, elle avait fait de la gaieté ; quand il lui avait plu aussi, elle avait fait de la mort. Et maintenant voilà qu’on osait lui offrir le lit d’un Prussien, voici que la misère venait qui allait la forcer à toutes les soumissions. Alors elle se révolta. Elle consentait bien à être la courtisane éclatante que maudissaient les Juvénals, et qui, malgré tout, sent l’admiration des badauds soulevée autour d’elle avec la poussière de sa voiture, quand elle passe si majestueusement insolente que le doute vient aux honnêtes gens et qu’un désir mauvais gonfle le cœur des humbles. Mais quoi donc, maintenant, elle tombait à ce point qu’on la prenait pour une prostituée vulgaire et qu’on offrait de son sourire et de sa chair un prix déterminé, elle qui, jadis, sur la promesse d’un baiser, avait ruiné des familles et amené la faillite de banquiers ! Il lui sembla comprendre. Assurément quelque chose d’épouvantable s’était passé, quelque chose dont sa tête écervelée ne s’était pas rendu compte. Si elle était déchue ainsi, un cataclysme terrible avait certainement frappé autour d’elle, quelque part. Dans ses malheurs personnels, elle eut la notion d’infortunes générales : elle entrevit la misère de la catastrophe commune, et dans la déroute de son opulence elle devina des infinis de désastres, d’irréparables immensités de ruines. Ainsi, c’était donc ça l’invasion, c’était donc ça la guerre ! D’un bout à l’autre de la France, Mme de Pahauën rêva de femmes comme elle, abandonnées, sans le sou, s’endettant dans la nudité sale des chambres d’hôtel, au milieu du marchandage des luxures et du trafic des entremetteuses. La patrie envahie lui apparut comme un endroit de désolation où les courtisanes même n’avaient plus la liberté de leurs corps et le choix de leurs amants. La douleur lui donna un peu d’intelligence. Un élan d’enthousiasme patriotique lui fit soudainement admirer ceux-là qu’elle n’avait pas remarqués d’abord, ces soldats improvisés, armés au hasard, et qui luttaient désespérément. Le spectacle qu’elle avait contemplé avec le laisser-aller d’une belle dame, s’éventant bien à l’aise dans sa loge, lui apparut alors dans toute l’horreur de son développement, dans toute la grandeur de son humanité féroce. Elle seule, jusqu’à présent, n’avait point souffert de la souffrance générale. Elle était passée souriante au milieu des morts, et des pudeurs lui vinrent pour cette insouciance et cette tranquillité dans lesquelles elle avait vécu si longtemps. Elle sentit qu’à son tour l’heure du sacrifice était venue ; elle aussi voulut se dévouer comme la femme de Paris, qu’elle revoyait maintenant grelottant à la porte des boucheries, sur les boulevards, où tombaient des obus ; comme celles-là qui, dans les défenses de ville, prenaient un fusil et faisaient le coup de feu. Alors, oubliant sa misère, ses poches vides, son train de maison réduit, sa femme de chambre grognant et réclamant sans cesse l’arriéré de ses gages, Mme de Pahauën repoussa avec dédain les offres de Mme Worimann. Elle, se vendre aux Prussiens ? Allons donc, jamais ! Mme Worimann insistant, elle éclata en injures, lui reprocha le métier qu’elle faisait : une Alsacienne ! — Il ne fallait pas être Française pour consentir à de pareils trafics. — Ainsi vous refusez ! Pourquoi ? Mme de Pahauën prit un grand air de dignité. Et tandis que tout se mélangeait en elle, son amour pour Paris, ses exagérations de femme et ses gestes anciens appris quand elle jouait les grandes dames sur les planches d’un petit théâtre, elle répondit : — Parce que je suis Parisienne, parbleu ! et que les Parisiennes ne font pas comme vous, des lâchetés. Et tournant brusquement les talons, elle sortit. Derrière elle les portes claquaient. Mme Worimann, qui la regardait s’en aller d’un air de douce pitié, répétait : — Ce n’est point la peine de faire tant d’embarras. Tu y viendras, ma petite, tu y viendras, et peut-être encore plus tôt que tu ne crois. En attendant, elle crut de sa dignité de ne plus échanger un mot avec sa locataire. Des journées se passèrent, des journées, encore des journées. La vie de Mme de Pahauën s’écoulait morne et désolée. Maintenant elle était seule, sa femme de chambre l’avait quittée après une grande dispute. Elle éprouvait ce surcroît de tristesse d’être obligée de faire son ménage elle-même. Par vengeance, Mme Worimann refusait de l’aider, et tous les matins elle traînait dans sa chambre, en peignoir, les cheveux dénoués, s’y reprenant à deux ou trois fois pour faire son lit. Les matelas à remuer fatiguaient ses reins peu habitués aux fatigues domestiques ; elle avait des maladresses constantes, et les précautions continuelles qu’elle prenait pour ne point salir la blancheur de ses mains, les gants qu’elle mettait pour les préserver, la rendaient si malhabile qu’elle cassait tous les menus objets fragiles auxquels elle touchait. Son élégance même l’abandonnait. Jadis, elle avait été la vivante figure de la mode. Sur son dos, les toilettes doublaient de grâce, sur sa tête les chapeaux prenaient des imprévus de coquetterie. Maintenant, les costumes luxueux, les coiffures délicatement étranges dont elle avait fait la fortune et amené le succès, semblaient avoir perdu toute leur jeunesse et toute leur fraîcheur. Les rubans flottaient mous, sans éclat, avec des cassures de rubans fanés ; les traînes sur les trottoirs ondulaient avec un froufrou mélancolique et fatigué, et les failles, les satins, les cachemires, tout le coûteux falbala apporté avec soin dans le papier de soie des malles, semblait, sous le ciel de Versailles, le déballage misérable d’une maison de confection vendue après faillite. En même temps que sa toilette, Mme de Pahauën vieillissait : son âge apparaissait avec ses rides. Là, dans sa chambre d’hôtel, elle n’avait plus ces crayons, ces dentifrices, ces fards, ces poudres de riz, cette pharmacie d’ingrédients avec lesquels, tous les matins, une heure et demie durant, elle rechampissait ses charmes et consolidait sa beauté. Depuis longtemps le carmin dont elle se teignait les lèvres diminuait dans sa boîte, et, quotidiennement, elle l’économisait, faisant des prodiges d’invention pour se conserver longtemps encore le peu qui restait, épouvantée du jour de plus en plus proche où sa bouche éclaterait dans toute l’horreur de sa flétrissure, et où son sourire, derrière des lèvres gercées, découvrirait des dents jaunissantes et point poncées. Pourtant, c’était aujourd’hui son unique satisfaction : s’habiller. Désœuvrée, rongée d’ennui, perdue d’inquiétudes, dérangée par des remords vagues, elle essayait de combattre la persistance de ses spleens par des ajustements de toilettes compliquées. Longuement elle se tenait devant sa glace étroite, un peu haussée sur la pointe de ses bottines, afin de se voir par-dessus le globe de verre dominant la pendule sur la cheminée. Par une recherche de coiffure, par un nœud de rubans, par un bijou retrouvé, elle essayait de revivre cette existence d’autrefois et de ressusciter pendant une demi-journée ce passé de luxe dont le souvenir la hantait. Puis, quand elle était prête, pimpante et correcte des bottines au chapeau, elle ne pouvait rester dans sa chambre. Tourmentée du besoin de sortir, du désir de se montrer, elle se promenait à pied, seule. Alors dans la ville sinistre, aux fenêtres fermées, dans les rues où les habitants cédaient le pas aux uniformes et aux casques, tandis que les bourgeois ne mettaient le pied dehors que pour les courses indispensables, la toilette de Mme Pahauën prenait d’indéfinissables intensités de tristesse. Sa grâce devenait lugubre à faire pleurer, sa prétention tournait à l’épouvante. Les rares Versaillais qu’elle rencontrait se retournaient, riant sur son passage. Des quolibets suivaient le murmure empesé des jupons sales frissonnants sous la robe, l’incohérence malheureuse et savante de cette mise tapageuse. Des gouailleurs la comparaient au décrochez-moi ça des filles de maisons publiques, les jours de sortie. Et, à la vérité, c’était une chose comique et navrante que ce spectre de femme à la beauté fuyante, aux cheveux rouges redevenant noirs par suite du manque de la teinture périodique, qui, au milieu de la Prusse, au milieu de l’armée ennemie triomphante, semblait le spectre des élégances mondaines et comme le fantôme des splendeurs de Paris. Bientôt Mme de Pahauën dut renoncer à ces promenades d’où elle revenait insultée, bernée comme une fille. Elle enferma ses robes dans ses malles, et calfeutrée dans sa chambre, vêtue d’un simple peignoir, désespérée, elle attendit. Qui sait ? peut-être un jour la fortune des armes lui serait-elle favorable, peut-être à la fin, Paris vainqueur lui ouvrirait-il ses portes ? Et prise d’un accès de dévotion, elle pria, demandant à Dieu avec ferveur de donner aux Français une victoire qui lui rendrait sa tranquillité à elle, ses domestiques, son hôtel, et son train de maison, et son luxe ancien. Mais la victoire était lente à venir pour les armes françaises. Chaque combat livré n’amenait que des défaites. Mme de Pahauën, navrée jusques au fond du cœur, frémissait de colère, quand, sous ses fenêtres, les Allemands défilaient avec des hurrahs répétés, célébrant leurs succès. L’hiver s’allongeait désespérément rude. Là bas, Paris, tenace dans la défaite, luttait toujours, et les nuits étaient pleines du sourd grondement de ses canons acharnés. Oh ! comme elle l’aimait maintenant ce Paris lointain et terrible. C’était vers lui que convergeaient toutes ses espérances, et les dernières joies de la vieille courtisane étaient quand il emplissait l’horizon du fracas de ses forts et du tonnerre de ses remparts. À chaque bordée elle s’imaginait qu’un chemin allait s’ouvrir tout large, par lequel elle pourrait rentrer, et dans le craquement des mitrailleuses et les détonations stridentes des feux de peloton, elle imaginait des luttes définitives qui allaient décider de la France et changer la face des choses. La nuit venait, mettait sur ces journées d’angoisse la tristesse de ses ténèbres, la monotonie de sa neige, et rien n’arrivait. Dans la rue, les clairons prussiens sonnaient toujours la mélodie mélancolisante de la retraite, invariablement. Des régiments passaient, jouant les singulières et sourdes batteries de tambours qu’accompagne l’aigre chanson des fifres, et jamais au grand jamais dans la ville solennelle et morne, dans les longues avenues, dans les échos endormis du château tout rempli de statues des héros de la gloire française, figées sur leurs socles dans leur immobilité de marbre, jamais au grand jamais il ne semblait que les clairons aimés retentiraient encore, jouant la Casquette au père Bugeaud. Et pourtant, des cancans apportés dans la chambre de Mme de Pahauën avec le coup de plumeau du garçon d’hôtel, avec les kilos de charbon de terre du charbonnier du coin, avec les rares visites que lui faisaient les femmes entretenues, ses voisines, ne représentaient pas les forces ennemies comme bien considérables. Le bruit courait que leurs fortifications étaient souvent dérisoires, leurs retranchements si inexpugnables, simulés. À peine avaient-ils quelques batteries sérieuses, vraiment garnies de pièces à longues portées et largement approvisionnées de munitions. Le reste se composait de tuyaux de poêle, de tuyaux d’égout, dont l’ouverture braquée sur Paris, au loin, dans les verres des lorgnettes, donnait l’illusion de gueules de pièces de siège. On citait les endroits, en même temps aussi les gens qui s’étaient aperçus de ce stratagème. On les nommait à voix basse, les ennemis étant très soupçonneux. Peut-être les récits exagéraient-ils la faiblesse des défenses improvisées, on en était généralement d’accord ; mais assurément tout n’était pas faux dans ce qu’on racontait. Ces histoires, souvent répétées, entretenaient les illusions de Mme de Pahauën. Certaines nuits même elle pouvait croire que son rêve de délivrance allait se réaliser. Paris crachait de toutes ses bouches à feu, et Versailles s’allumait, tout entier, d’une grande lueur. Dans les rues, des estafettes couraient, autour des troupes pesamment massées, des commandements s’échangeaient. Les fenêtres des maisons s’éclairaient, et tandis que les troupes s’éloignaient dans la ville soudainement abandonnée et pleine de silence, les questions commençaient. Les Prussiens, vigoureusement attaqués à l’improviste, n’allaient pas pouvoir se défendre, c’était la sortie, la sortie en masse, la sortie victorieuse. D’enthousiastes espérances s’échauffaient en bonnet de nuit sur le pas des portes, chacun tendait l’oreille, interprétant tous les bruits dans un sens favorable. Le fracas des caissons, roulant là-bas dans les ténèbres, était pris pour celui des bagages du roi Guillaume qu’on emmenait pour les sauver du désastre certain et les ravir à la capture. On regardait le château, aucune lumière n’y brillait, et dans l’accès d’optimisme qui secouait la population, chacun concluait nécessairement que l’état-major allemand, saisi de peur, s’était enfui. Mme de Pahauën était belle, surtout dans ces circonstances où l’imagination débordait. Fille du peuple, nourrie de la lecture des romans-feuilletons, l’esprit hanté par ces conceptions saugrenues qui se déroulent dans la folie de l’absurde et se dénouent avec des complications extraordinaires, elle avait des affirmations bouleversantes qu’elle débitait avec un imperturbable aplomb. Ainsi, elle donnait comme certain que le château de Versailles était miné. Les Parisiens attendaient seulement le moment favorable : une étincelle électrique, et v’lan le roi Guillaume, avec son état-major, sautait en l’air, d’un seul coup. Elle était sûre, également, que des souterrains passant sous la Seine, passant aussi sous les collines conduisaient d’Auteuil à la place d’Armes. Il n’y avait pas à en douter, la sortie devait s’exécuter de ce côté-là. Les Français marcheraient à couvert, et l’on rirait bien, tout à l’heure, quand tambours battants et clairons sonnants, ils déboucheraient au milieu de Versailles délivré, en plein. Elle disait ces niaiseries sérieusement ; elle-même y croyait éperdument. Elle prétendait même entendre sous la terre des pas sourds, cadencés comme ceux des bataillons en marche. Et les plus sceptiques écoutaient, ébranlés par l’autorité de sa confiance. Oui, il leur semblait qu’on percevait quelque chose d’inusité. Souvent ce n’était que le tapage d’un cheval à l’attache dont les fers grattaient le pavé, dans une écurie voisine. Parfois c’était moins encore : le murmure du vent dans les arbres des avenues s’enfonçant dans la nuit. Le plus ordinairement ils n’entendaient rien, sinon ces imaginaires sonorités que les vives espérances font bourdonner dans les oreilles attentives. Le matin se levait, mettait ses clartés malades le long des maisons anxieuses, et les Versaillais, les yeux tout brouillés d’une nuit d’insomnie, le corps courbaturé par l’espérance continue de cette délivrance qui n’arrivait pas, voyaient rentrer les troupes ennemies. Elles chantaient bien en rang, comme si elles fussent revenues d’une inspection ou d’une revue. L’attaque des assiégés était repoussée encore une fois, et Mme de Pahauën tout en larmes, pleurant sur elle-même, tout en ayant l’air de pleurer sur la France, écoutait par-dessus la cadence des bottes marchant ensemble, rhytmiquement, les canons essoufflés qui, dans le bleu livide d’une aurore d’hiver, tiraient à longs intervalles. Et leurs salves semblaient sonner le glas funèbre de Paris à l’agonie. Paris, c’était maintenant l’obsession permanente de Mme de Pahauën. Elle le sentait à l’horizon, elle avait pour la ville immense les tendresses que, dans l’éloignement, on éprouve pour les personnes gravement malades. Un jour même, elle n’y tint plus, elle voulut le revoir, se mit en marche. Longtemps elle erra, repoussée par les sentinelles, chassée par toutes les consignes. Elle allait, errant sur les collines, à travers les bois dépouillés, glissant sur les restes de neige sans parvenir à apercevoir ce Paris colossal qui semblait se refuser. Pourtant, un instant, sur les hauteurs qui dominent Meudon, elle s’arrêta. À travers l’entre-croisement des branches qui mettaient sur le ciel des dessins fins et déliés comme des traits d’eau-forte, dans une courte échappée, la ville lui apparut. Il était quatre heures du soir, la nuit était déjà venue. L’ombre autour s’épaississait, et Paris, confondu avec les ténèbres, n’était qu’un tas énorme d’obscurité. Mme de Pahauën tressaillit. À peine si elle le reconnaissait, dans cette masse noire étagée, là-bas, au fond du grand trou creusé entre les collines. Ce n’était plus le Paris illuminé et féerique, qui, le soir des promenades d’été, était aperçu à l’horizon, débordant de lumière et de vie, poussant vers le ciel plein d’étoiles le souffle de ses poumons, le murmure de ses rues, et dont les innombrables becs de gaz semblaient mettre sur la terre le reflet de tous les astres du firmament. Maintenant la buée rouge qui flottait au-dessus de lui avait disparu. L’activité paraissait avoir abandonné cette ville sans gaz, qui gisait dans le pli du vallon, avec les refroidissements sinistres d’un astre à jamais éteint. À peine, si deci delà, dans les profondeurs de son horizon d’ombre, une pauvre clarté oscillait, lointaine, tremblante, et cette rare lumière faisait songer Mme de Pahauën. Malgré elle, elle la comparait à ces bougies qu’on allume pieusement au chevet des morts. Tout à coup, sous ses pieds le sol trembla, secoué par des détonations successives : les oreilles lui tintèrent douloureusement. À sa droite, à sa gauche, une lueur immense courut, l’amphithéâtre des collines s’alluma des lueurs d’un immense incendie, un épouvantable fracas de mitraille éclata, des projectiles sifflèrent. Dans Paris, soudainement éclairé, des obus éclataient de place en place. C’était le bombardement. Les bordées se suivaient, calmes, réglées, mathématiques, tandis que là-bas, Paris, dans une immobilité cataleptique, ne ripostait pas. Rien ! Pas un coup de fusil aux avant-postes, pas un coup de canon aux bastions. Si bien que, dans les intervalles de silence, on entendait comme des écroulements de maisons, distinctement. Alors, madame de Pahauën se trouva lâche. Elle eut honte d’avoir fui la ville désolée, elle se reprocha d’être à l’abri, pendant que ses concitoyens souffraient, maigris par la famine, décimés par les combats, nuit et jour. L’effroi augmentant l’intensité de ses sensations, elle s’imagina que chaque coup portait, et que, dans cette ombre funéraire, toute décharge ruinait un quartier, tout éclat de bombe faisait un mort. Paris lui apparut alors comme une ville de massacre et de décombres, et son spectre la hantait comme un remords. Elle détourna la tête, et faisant un effort pour s’arracher du sol où la clouait l’épouvante, mettant de temps en temps la main devant ses yeux comme pour échapper à l’obsession sinistre de cette vision, à travers champs, elle courut jusqu’à Versailles. Maintenant, son parti était pris : coûte que coûte, elle irait à Paris. Il lui fallait sa place au milieu des misères ; elle voulait sa part de souffrance, demandait son morceau de danger. Et puis, si tout était fini, si Paris devait crouler et avec lui l’Empire, vingt ans de corruption, elle se figura qu’elle manquait au dénoûment. Comme les cabotines, à la scène finale, au milieu des jets de lumière électrique et des flammes de Bengale du dernier acte d’une féerie, il lui sembla qu’elle devait réapparaître et tenir son emploi dans cette funéraire apothéose. Elle songea aussi qu’elle pourrait exaspérer les résistances, fouetter les colères, animer enfin cette défense somnolente et lui souffler des audaces. Oui, elle irait. Elle dirait de combien peu de troupes disposait l’ennemi. Elle dénoncerait ses forces dispersées, ses armements insuffisants, ses fortifications fictives, la pauvreté de son corps d’investissement, et qui sait ? peut-être arriverait-elle à secouer les torpeurs et à décider les hésitations. Le bombardement entendu au loin continuait, correct, effroyable. Paris se taisait toujours, résigné. Alors elle rêva de choses immenses : les forts tonnant à sa parole, l’armée marchant sous son impulsion, et le souvenir romanesque de ses lectures se mêlant à l’exaltation de ses nerfs, elle s’imaginait qu’un jour elle tiendrait sa place, dans l’histoire, à côté des héroïnes célèbres dont le courage et la volonté avaient affranchi des peuples et délivré des patries. Résolue à tout, dans sa fièvre de patriotisme, de retour à Versailles, elle alla trouver Mme Worimann. Elle se fit humble, travailla par de doucereuses paroles à rentrer dans les bonnes grâces de l’entremetteuse, puis, brusquement, comme gênée par ses bassesses, elle lui déclara qu’elle acceptait. — Quoi ? qu’est-ce que vous acceptez ? demanda hypocritement Mme Worimann. — Ce que vous m’avez proposé l’autre jour, vous savez. Mme Worimann fit un geste qui signifiait : je savais bien que vous y viendriez. — Seulement, continua Mme de Pahauën, je mets une condition expresse. Vous m’entendez. Le lendemain j’exige que les moyens me soient facilités pour rentrer à Paris. Autrement, il n’y a rien de fait. Longtemps, Mme de Pahauën attendit la réponse. Deux jours passés, et elle était encore là, dans sa chambre, marchant à grands pas, tremblant que cet officier de l’entourage de l’empereur Guillaume n’eût changé d’avis et ne la refusât, à cette heure. La glace lui jeta son visage. Elle se trouva laide, et s’avoua à elle-même qu’elle n’était plus guère désirable. Alors la vieille courtisane s’ingénia. Elle employa tous les artifices pour rétablir, ne fût-ce qu’un jour, sa croulante beauté. Ses pots de fard grattés jusqu’au fond rendirent à son visage une jeunesse momentanée, le rose revint aux lèvres avec un peu de pommade. Un bout de crayon retrouvé dessina l’arc fuyant des sourcils, un rien de khol bleuit à nouveau sous la paupière ravivant les flammes éteintes de l’œil, et Mme de Pahauën, la célèbre et l’adorable, ressuscita, parce qu’elle le voulait. Quand Mme Worimann entra dans sa chambre, à peine si elle reconnut sa locataire. — Jésus Dieu ! s’écria-t-elle, comme... Mme de Pahauën lui coupa la parole, et d’une voix brève. — Eh bien ? — C’est entendu. — Tout ? Absolument tout. — Absolument tout. Puis, après avoir scrupuleusement indiqué l’heure et l’endroit : — Vous n’avez plus besoin de rien ? — De rien. — Alors, adieu, madame. Mme de Pahauën s’étira, étendit les bras comme une femme qui échappe enfin à une longue courbature, et poussant un soupir de satisfaction. — Enfin ! Maintenant nous allons donc rire. En bas, Mme Worimann, devant sa caisse, venait d’ouvrir son porte-monnaie. Elle prenait un à un les thalers qui lui avaient été comptés pour prix de sa proxénétique intervention, et, tandis qu’elle les contemplait longuement, des éclairs de cupidité satisfaite s’allumaient dans les yeux louches de l’entremetteuse. C’est le cent-douzième jour du siège. Le matin, des affiches ont été posées encore ; le rationnement de la viande a été réduit de nouveau, et le pain tout noir, quand on le coupe, met sous le couteau des hérissements de brosse, quand on le mange, sous la dent, des craquements de caillou. Maintenant, les boulangers sont remplacés par des chimistes : d’empiriques préparations suppléent à la farine qui manque. Dans les greniers vides, on balaye avec soin les épluchures de céréales, les débris d’avoine, les grains de blé fermentés et salis, et cette pâte-là se vend très cher qui contient encore quelques vestiges des matières avec lesquelles le pain se confectionne ordinairement. La viande de cheval est devenue mauvaise. On la prend où l’on peut, dans les écuries de plus en plus désertes : l’équarrisseur aujourd’hui fournit la boucherie, et sur la table, la viande échauffée, coupée sur la carcasse des rosses maladives et affamées, fait monter au nez des convives un âcre et pestilentiel fumet qui lève le cœur, empêche l’appétit. De grandes dépenses se font. À prix d’or on se dispute chez les marchands les dernières boîtes de viandes conservées, on s’arrache les comestibles très rares qu’improvise l’ingéniosité des estomacs affamés. Les chiens, les chats, les rats sont achetés avec répugnance, apprêtés sans beurre, mangés avec dégoût, et les gastrites, de tous les côtés, s’aggravent. Plus de lait. Les nouveau-nés sucent péniblement des biberons rapidement séchés. De temps en temps, dans les rues, un bataillon qui passe, sur un commandement, se met au port d’armes, et des bières d’enfants défilent, couvertes d’un drap blanc. Et le même honneur se rend souvent, sur le même boulevard, pendant une marche d’une demi-heure. Les statistiques constatent que les maladies augmentent, et avec elles le nombre des décès, incessamment : les rues sont pleines de femmes en deuil, de gardes nationaux un crêpe au képi. Guère de famille qui n’ait son mort : toutes ont leurs angoisses. La nuit, le bombardement jette sur des coins entiers de la ville le déchirement de ses obus, l’épouvante de sa tuerie anonyme ; le jour, on guette en vain dans les profondeurs neigeuses du ciel le vol espéré d’un pigeon voyageur apportant sous ses ailes l’annonce, au moins d’une victoire lointaine, un renseignement, même vague, sur ce que deviennent les parents là-bas, dans la province qu’on s’imagine dévastée, en proie à toutes les horreurs. Mais les ballons s’en vont emportant de jour en jour des lettres éternellement sans réponse. Le froid, le givre, les balles prussiennes terriblement adroites rendent toujours plus rares les rentrées des ramiers au colombier, et la soif de nouvelles est si grande, l’anxiété telle, qu’on achète des journaux, trois, quatre même, en vingt-quatre heures. Tous se répètent, et pourtant, quand un marchand passe criant : — Demandez les dernières nouvelles, les détails précis sur la sortie, — des têtes apparaissent aux fenêtres des maisons ensuairées de brume, des appels retentissent, des femmes, des enfants descendent, donnent leur sou, et, debout dans la rue, lisent la feuille imprimée, fiévreusement. La feuille redit ce qu’a conté la feuille précédente, reproduit les mêmes renseignements, copie les mêmes dépêches, et cependant, tout à l’heure encore, on se pressera à la porte des mairies, quêtant sous le grillage en fer où l’on colle les placards administratifs, l’aumône d’on ne sait quoi d’officiel qui serait une nouvelle. L’espoir a tellement abandonné les cœurs, qu’on ne compte plus sur l’annonce d’un succès : on demande seulement un changement d’ennui. L’enthousiasme s’abat, les élans faiblissent, la ville apathique fait machinalement son métier militaire. À la longue la garde nationale s’est lassée de cette dépense de bonne volonté et d’efforts qui toujours ont été inutiles. Paris cependant continue à résister par la toute-puissance de la force d’inertie. Une agitation quasi somnambulesque emplit les rues : les clairons sonnent, les gardes se montent, on relève les sentinelles, les canons tonnent, mais sans résultat, sans intérêt, automatiquement et par habitude. L’abandon, la courbature morale de la ville ont gagné jusqu’au général en chef. Ses proclamations jadis si nombreuses sont devenues plus rares ; jadis si verbeuses, si dogmatiquement prolixes, elles sont devenues brèves et concises, extraordinairement. Sa stratégie, du reste, n’agit pas plus que sa plume. Il ne tente plus rien, il attend. La misère de ses dernières sorties a aiguillonné contre lui l’ironie de la population et il s’en venge. Il impute à tout le monde, à toutes choses, la fréquence de ses insuccès. Des fureurs hiérarchiques le secouent, hantent son cerveau, mènent sa main ; sa colère s’exhale contre ces boutiquiers et ces citadins qui se permettent d’apprécier les actes d’un militaire, d’un général. Il vient de signer le rapport quotidien, le renseignement officiel qui sera communiqué à tous les journaux ; il y est dit : « Des obus sont tombés au Point-du-Jour, des civils seulement ont été atteints, » et il s’applaudit, il trouve l’ironie finement cruelle. De temps en temps, dans la déroute de ses stratagèmes, convaincu de son impuissance, un vieux reste de dévotion lui revient. Il éprouve le besoin de croire en Dieu : il voudrait qu’elles fussent encore possible ces grandes victoires des Gédéons intervenant avec des poteries qui repoussaient l’ennemi, ces grands renforts de Samsons faisant, d’un coup de poing, crouler les villes sur les assiégeants, et vaguement, se laissant aller à d’invraisemblables légendes, il rêve de triomphants libérateurs, comme ceux-là qui apparaissent soudainement dans les batailles des époques bibliques. Il espère la vision de Constantin, le labarum sacré entrevu dans les nuages promettant la victoire, et se souvenant d’Attila que les histoires représentent comme s’éloignant de Paris sur les prières d’une bergère, à tout hasard il a recours à sainte Geneviève et vient de songer à faire une neuvaine. Autour de lui, les dépêches télégraphiques s’accumulent, toujours mauvaises ; il en manie distraitement le papier bleu, il se demande si vraiment il serait prudent d’en donner communication au public. Déjà la veille, par un homme qui a réussi à traverser les lignes prussiennes, des détails lui sont arrivés, lamentables. Il ne les a pas divulgués. Et il reste là, abattu, ployant sous le chagrin de ses propres défaites, accablé aussi sous les désastres de province. Maintenant le doute même n’est plus permis : c’est la capitulation à courte échéance. Longtemps il se défend, le mot seul effarouche tout son passé de dignité militaire, et cependant les vivres sont épuisés, les troupes diminuées de tous les morts et de tous les blessés de cinq mois de combats. Il y a bien la garde nationale. Involontairement, il sourit, plein du dédain des soldats de profession contre les soldats improvisés. Alors l’idée de capitulation réapparaît dans son esprit, et à mesure, le mot, insensiblement, se fait accepter. Après tout, il a fait tout ce qu’il était possible de faire : il n’a pas contrevenu aux lois qui déterminent la conduite d’un officier général commandant une place forte. Non, n’est-ce pas ? Il n’aura pas la gloire, soit ; mais au moins, son honneur est sauf. Il délibère en lui-même, s’accuse mollement, et, s’absolvant, décide qu’il a fait son devoir. Alors il se résigne. Pourtant, par un suprême excès de conscience, il veut s’assurer si une sortie héroïque, désordonnée, est véritablement impraticable. Qui sait ? peut-être par une attaque à l’improviste pourrait-on forcer cette ligne d’investissement trop vaste pour n’avoir pas de points faibles. Alors il fait seller son cheval. Escorté d’un piquet de cavaliers qui mettent derrière lui la silhouette maigre de leurs chevaux, et comme le vivant spectre de la famine et du désastre, lentement il monte l’avenue des Champs-Élysées. Déjà le rond-point est dépassé. Le chemin, devant eux, jusqu’à l’Arc de Triomphe, s’étend boueux et morne. Des deux côtés, des maisons fermées, des hôtels abandonnés, par-ci par-là la tache blanche d’une enseigne de calicot sur lequel on lit le mot Ambulance. Le général se retourne, et derrière lui, jusqu’aux Tuileries, l’avenue, toujours aussi déserte, s’allonge dans la monotonie et la boue, serrée entre les arbres dépouillés, comme un sentier de forêt creusé de fondrières et raviné de trous. Sur le macadam défoncé, sur la chaussée mal entretenue où défilait jadis, dans les belles après-dînées mondaines, tout ce que Paris luxueux avait de galanterie, d’amour et de sourire, seul, un fourgon d’ambulance est aperçu. Des blessés y sont étendus gémissant à chaque cahot des roues, et le général, qui continue sa marche, les salue avec le geste classique de Napoléon Ier disant dans les vieilles estampes : « Honneur au courage malheureux. » Soudainement, à mesure qu’il approche de l’Arc de Triomphe, qui là-haut ouvre au bout de l’avenue son arche gigantesque, l’idée de l’ambulance qu’il vient de rencontrer se mêle à son vague souvenir des femmes élégantes que l’heure du bois lui avait si souvent montrées dans leurs voitures, en cet endroit, sous l’Empire. Peu à peu, les formes indécises flottant dans son esprit deviennent plus certaines, elles prennent un corps, et devant ses yeux Mme de Pahauën, mondaine et ambulancière, se lève avec toutes ses grâces et ravit son souvenir avec l’étalage de toutes ses séductions. Ah ! maintenant, comme il regrette sa colère d’il y a trois mois, l’excès de son emportement, la brusquerie rancunière avec laquelle il l’a poussée à l’exil, sans réflexion ! À cette heure désespérée où ses dernières ambitions de gloire agonisent, où tout ce qu’il avait souhaité se dérobe à l’étreinte de sa main rêveuse, où dans l’écrasement de la patrie il ne considère plus que la misérable déconfiture de sa vanité, au moins si Mme de Pahauën était là, sa présence lui tiendrait lieu de consolation. Avec elle dans les bras, il oublierait la pauvreté de ses entreprises, l’éternelle médiocrité du nom qu’il va laisser à l’histoire. Eh ! qu’importe, que tout échappe et que tout croule, si au milieu de l’effondrement universel et du deuil de tout un peuple, fuyant dans les débauches et l’enivrement sensuel le mépris qui s’accroît et la honte qui vient, il pouvait s’abîmer dans la jouissance d’un désir charnel réalisé, et si cette nudité de Mme de Pahauën il lui était permis aujourd’hui de la voir et d’y toucher encore ! En chemise, la chair à la fois disparue et montrée sous les découpures fines des dentelles, dans les déshabillés sans cesse provocants des anciennes nuits galantes, la désirée image de sa maîtresse le poursuit. Elle est auprès de lui, quand il pose le pied à terre, remettant à un dragon la bride de son cheval ; elle monte avec lui, pas à pas dans l’obscurité de l’escalier pratiqué dans l’Arc de Triomphe, avec lui, elle est sur le sommet, auprès du poste télégraphique, dont la sonnette d’appel, à tout instant, retentit. Et Paris tout entier, sous leurs pieds se déploie emprisonné dans un incessant cercle de fumée. Les canons des forts tonnent sans discontinuer, et là bas, plus loin encore que la ceinture des bastions, plus loin que l’enceinte reculée des ouvrages avancés, sur les collines, les canons prussiens qui répondent furieusement, arrondissent jusqu’à l’horizon un cercle de fumée où l’autre est enveloppé. Une lunette à la main, le général regarde avec nonchalance ce spectacle monotone pour son œil de soldat. Il va, vient, de long en large, sur la vaste plate-forme, braquant sa vue une fois sur Gennevilliers, une fois sur Meudon, au hasard, puis revient au Mont-Valérien dont les pièces de marine, plus près, emplissent l’air d’un tintamarre plus fort, et tout ce grand remue-ménage l’excède comme une chose inutile. Même il s’en désintéresse, et machinal, regarde l’employé du télégraphe transmettre les ordres qu’il envoie, par habitude. L’appareil Morse fonctionne : il s’amuse au claquement sec du manipulateur, aux rouages d’horlogerie mettant en marche la bande de papier bleu où s’inscrivent les dépêches. Tout à coup, tout s’arrête, ses ordres sont transmis, collationnés, et il reste là surpris de la prompte fin de son plaisir. Mais la sonnette tinte à nouveau : une vis est levée, le papier se déroule, et sans savoir pourquoi, comme s’il se doutait qu’un bonheur est là, annoncé dans ces traits irrégulièrement longs et courts, il essaye de lire, le cou tendu, ne comprend rien à ces signes qui l’irritent par leurs hiéroglyphes, interroge l’employé. — Eh bien ? — Du pont de Sèvres, un parlementaire vient d’arriver aux avant-postes demandant une suspension d’armes d’une demi-heure pour faciliter la rentrée à Paris de Mme de P... L’homme se penche,... épèle, hésite : « Madame... madame de Panavan, de Ponarvon. — Madame de Pahauën ! s’écrie le général, et il répète à plusieurs reprises « Pahauën, Pahauën, » comme pour se convaincre lui-même de la réalité de ce qu’il dit. — Accordé, oui, oui ; je sais ce dont il s’agit. Donnez en même temps l’ordre de conduire cette dame à l’hôtel de l’état-major. Et comme s’il craignait d’en avoir trop dit, et d’avoir, par sa vivacité de parole, trahi la chaleur de sa passion, il ajoute cette phrase hypocrite : — C’est là que je l’interrogerai, donnant ainsi à croire qu’il s’agit des intérêts de la patrie, et qu’il s’en préoccupe. Tac, tac, tac, le manipulateur fonctionne ; s’il osait cependant, il forcerait l’employé à travailler plus vite. Tac, tac, tac, la dépêche s’en va peu à peu avec un petit bruit saccadé, et le général s’impatiente : jamais le télégraphe ne lui a paru si lent. Au loin le canon tonne toujours. Soudain les grondements diminuent à droite, diminuent à gauche. Les fumées qui s’envolent découvrent les collines, Meudon, Clamart, Sèvres, et dans le ciel un moment rasséréné le clocher de Saint-Cloud, seul, debout au milieu des ruines du village, lève sa pyramide blanche. Au-dessus du Mont-Valérien quelques rares flocons se traînent encore, tandis que le bruit des détonations décroît et meurt au loin dans les profondeurs des échos, en sourdine. Alors pendant que les deux peuples qui, depuis six mois, s’acharnent l’un sur l’autre, et se mitraillent, et se battent, et s’écharpent, dans un effrayant spectacle qui tient l’Europe attentive, s’arrêtent un moment, pendant que la France et la Prusse, enragées dans la destruction et inventives dans la mort, suspendent leurs colères et font faire silence à leur haine, Mme de Pahauën, debout, dans un bateau, avec une apothéotique allure, traverse la Seine ensanglantée. Elle sourit aux rameurs pliés sur les avirons. Des officiers, sur la rive devenue allemande, lui font avec la main des signes d’adieu amicaux ; des officiers sur la rive française l’appellent avec des gestes d’intime familiarité, et dans l’immense désastre des rives ruinées, elle passe, affirmant ainsi au milieu des tueries la toute-puissance invincible de sa chair, le triomphe insolent de son sexe. Longtemps le général, avec sa lorgnette, a suivi dans le lointain quelque chose de noir qui marche et qui doit être l’embarcation ramenant à ses désirs la Pahauën et sa luxure. Un instant, il ne voit plus rien, puis la même tache noire réapparaît, gagnant lentement la rive opposée. Elle y touche, maintenant elle se confond avec la ligne sombre de la rive, et soudain des drapeaux blancs qui flottaient des deux côtés, de place en place, sont abattus, des sonneries de clairons éclatent si furieuses que le bruit en arrive jusqu’à ses oreilles. — Commencez le feu ! commencez le feu ! chantent de toutes parts les embouchures de cuivre, et de nouveau des cercles concentriques de fumées s’élèvent, devant, derrière partout, masquant les collines. Le clocher de Saint-Cloud s’enfonce à nouveau dans une nuée d’ouragan, et la canonnade recommençante roule avec un retentissement si épouvantable, qu’elle donne la sensation d’un tremblement de terre. L’armistice est fini, Mme de Pahauën est à Paris. Derrière elle, le sang coule à nouveau, les maisons croulent, les ruines s’accumulent. Qu’importe, Mme de Pahauën est à Paris. Le général, brusquement, est descendu. Il a repris son cheval au bas de l’Arc de Triomphe, et à franc étrier il a gagné l’hôtel de l’état-major, essoufflant à sa suite les squelettes galopants des rosses que chevauchent, sinistres dans leurs grands manteaux, d’affamés squelettes de dragons. Il attend. Pris d’impatience, il marche de long en large, tâchant d’user son anxiété dans l’effort d’un mouvement continu. Mme de Pahauën est lente à venir. Il ne peut pas se figurer que, du pont de Sèvres au milieu de Paris, la route soit aussi longue. Il s’inquiète, se reproche des négligences. Peut-être ses ordres donnés là-haut, du sommet de l’Arc de Triomphe, n’ont-ils pas été assez précis. Déjà il songe à en expédier d’autres qui les expliqueraient, d’autres encore qui en précipiteraient l’exécution, quand tout à coup la porte s’ouvre, et Mme de Pahauën, congédiant sur le seuil l’officier qui l’amène, paraît. Avec elle, tout le tintamarre de la ville bombardée et bombardant entre comme une escorte de colère. Le général s’est précipité les bras en avant, tendus par la passion, et il l’appelle tendrement de son prénom : — Huberte ! Mais Mme de Pahauën est très grave. Debout dans une robe noire, majestueuse et menaçante, elle repousse les lèvres qui s’approchent, les baisers qui s’offrent, et les tendresses, et les étreintes. C’est à son tour de refuser le général. Durement, avec des mots cruels où passe toute l’égoïste rancune de son séjour à Versailles, elle lui demande ce qu’il fait, pourquoi il ne se bat pas. Pour un peu, elle l’accuserait de n’être pas venu la délivrer, là-bas, dans son internement de la maison meublée de l’avenue de Saint-Cloud, et elle se plaint amèrement de son inaction, comme elle se plaindrait d’un rendez-vous auquel il aurait manqué. Oui, certes, il serait venu la chercher s’il avait eu du cœur. — Ah ! pourtant, tu aurais bien dû t’en douter de ce qu’on s’embête là-bas ? Et lui ne trouvant pas de raison à donner, se contente de répéter : — Huberte, Huberte ! avec les airs de supplication d’un enfant demandant un jouet qu’on ne veut pas lui rendre. Mais elle continue : — Avec ça que la chose était difficile. Il suffisait de vouloir, voilà tout. L’investissement n’était pas tellement serré qu’on ne pût pas le rompre. Elle le savait bien, elle, elle les avait vues ces fameuses fortifications prussiennes. Ah ça, est-ce qu’il coupait là dedans ? Des canons, des canons, mais c’étaient des tuyaux de poêle. Comment ! il n’avait donc pas deviné ? À quoi lui servait sa lunette ? Non vraiment, on n’était pas myope à ce point. Eh bien ! vrai, si tu savais ce qu’ils se moquent de toi, là-bas, les Kaiserliks ! Et prise d’une de ces crises d’éloquence qui sortent parfois de la bouche des femmes passionnées, elle vide devant lui tout ce qu’elle sait, tout ce qu’elle croit savoir sur la position stratégique des Prussiens. Avec une parole endiablée, pleine de trouvailles de mots et de bonheurs d’épithètes, elle répète les cancans, les faux renseignements, tous les racontars niais, toutes les inventions saugrenues, tous les invraisemblables détails qu’elle a ramassés à Versailles sur le palier, dans les conversations avec le garçon d’hôtel, Mme Worimann, la laitière, le charbonnier. À l’entendre, les Prussiens manquent de tout, de vivres, de munitions, même de patience. L’investissement les gêne autant que les Parisiens, même plus. Un jour de combat et ils n’auront plus de cartouches. Un semblant d’échec, seulement, et ils se révolteront contre leurs chefs, demanderont à retourner dans leur pays. C’est la sotte opinion qu’elle a entendu formuler très souvent, et elle la réédite avec une telle sincérité que la solidité de sa bêtise jette des doutes dans l’esprit du général. Peut-être dit-elle vrai ? et sans oser la contredire, désespérant en outre d’obtenir d’elle des renseignements définitifs, il répète câlinement : — Huberte, Huberte ! Mais elle l’imite, fait la charge de sa parole et la parodie de sa tendresse : — Huberte, Huberte ! Il n’y a pas d’Huberte qui tienne. Et tu te laisses bombarder, là, tu cuis dans ton jus, nom d’un chien ! sans te retourner ! Et elle évoque devant lui la misère des quartiers qu’elle a traversés tout à l’heure, Auteuil saccagé, les pans de murailles écroulés montrant les intérieurs des maisons effondrées, et poussant plus loin avec d’outrageantes apostrophes, elle multiplie les faits : le moindre détail remarqué sur la route, grossi par sa torrentueuse faconde, devient une accusation terrible sous laquelle il baisse la tête. Pourtant il essaye de se défendre, invoque les difficultés de sa situation, sa responsabilité devant l’histoire. — L’histoire ! dit-elle, si tu continues comme tu as commencé, tu en auras une chouette de place dans l’histoire, je m’en moque ! Et elle rit longuement avec une insistance d’ironie. Alors, soudainement les vieilles ambitions se réveillent dans l’apathique personne du général. Maintenant que le hasard lui a fait reconquérir Mme de Pahauën, pourquoi n’essayerait-il pas de reconquérir à force de volonté la gloire qui s’en va. Qui sait ? peut-être il y a-t-il du vrai dans toutes ces choses qu’elle raconte. Sans doute, oui, on peut encore trouer les lignes ennemies, et il parle d’activités suprêmes, de sortie en masse, d’efforts irrésistibles. Déjà, il se voit vainqueur, dictant aux Prussiens les conditions de la paix, au pinacle de ses rêves et de ses désirs, acclamé, planant au milieu des admirations humaines et, par-dessus tout, couchant avec Mme de Pahauën. Comme elle s’est radoucie, il lui explique ses projets et son plan définitif. Il emploiera la garde nationale, jusqu’au dernier homme, tous les bataillons donneront. Il s’accuse, peut-être est-ce là une troupe excellente dont il a eu tort de ne pas employer plus tôt le dévouement et la bonne volonté. La sortie sera formidable, et déjà, selon son habitude, il médite une proclamation pour exciter les courages et ranimer les vivacités de Paris assoupi. À part lui, il songe au mot de cet officier, ce mot qui l’a fait sourire, il y a cinq mois : — Ces bons escargots de rempart, il faudra leur faire une saignée. Eh bien ! cette saignée, il est décidé à la pratiquer, largement. Qu’importe si la fortune s’acharne à se montrer contraire : on ne pourra lui reprocher d’avoir négligé quelque chose des moyens à sa disposition. Si la ville doit capituler, au moins, son honneur à lui sera sauf. — Tu le veux, dit-il, soit, on se battra. Alors, Mme de Pahauën lui saute au cou avec la reconnaissance câline d’un enfant qui voit céder à ses caprices. — Seulement tu sais, je veux être bien placée, tu me chercheras un bon endroit, pour que je puisse regarder ça, à l’abri. Tout en parlant, elle l’embrasse, et leurs baisers, répétés, sonnent dans l’appartement silencieux. Huit jours après, la sortie avait lieu, à tâtons, par le brouillard. Le soir, après toute une journée d’angoisses et d’attente, à la lueur rapide d’allumettes, sur les murs des mairies, on lisait des dépêches précises annonçant l’insuccès définitif, la reddition inévitable. En même temps, elles demandaient des renforts, des hommes, des chevaux, des voitures, pour tâcher d’arracher à la boue où ils gisaient, les morts et les blessés de la garde nationale écharpée, qui là haut, dans les bois, saignait à pleines veines. L’AFFAIRE DU GRAND 7 PAR LÉON HENRIQUE « Ran, plan,... plan, plan, plan ! fit la chambrée debout en demi-cercle, autour d’un troupier à genoux, dont la tête reposait sur les cuisses d’un camarade, et elle se tut. — Attention ! Sauvageot, dit le caporal Verdier, un grand blond à barbe rousse. La main du troupier, largement ouverte sur ses reins, eut un léger tremblement ; on devait déjà lui avoir administré de solides claques. Et comme il attendait, très anxieux, un soldat qui entrait fendit le groupe, leva le poing avec tranquillité, le laissa retomber. Un coup sec retentit. — Aïe !... Sacré nom de nom,... s’il y a du bon sens ! bredouilla Sauvageot furieux. On éclata de rire. « Ce Sauvageot ! quel mollasson !... Gueuler comme ça pour un méchant revers de tampon !... Ah ! fantassin de malheur ! Non, il n’était pas possible de rencontrer une pareille andouille... Chacun son tour, d’ailleurs ; se gênait-il pour taper sur les autres, lui ?... Alors, quoi ? Gare la couverte !... Les mains de Sauvageot, des mains ?... jamais de la vie, des pelles à four ! » Sauvageot s’était relevé. L’œil navré, les moustaches pendantes, un reste de colère sur les joues, il paraissait considérablement stupide. — Voyons, quel est le Prussien qui t’a poivré la pince ? finit par demander le caporal Verdier. — C’est Faguelin. En chœur, la chambrée poussa un hurlement de joie, se répétant : « Faguelin ! Faguelin ! » Quelqu’un cria : « Ohé ! Faguelin !... As-tu vu Faguelin ? » Maintenant le regard ahuri de Sauvageot se promenait sur toutes les figures. Plusieurs fois déjà, au milieu du tapage, il avait murmuré : « Comment ! ce n’est pas Faguelin ? » Et il renouvelait sa question, lorsqu’on le rejeta entre les genoux du camarade béatement occupé à sourire sur le bout d’un châlit. — Attention ! cria de nouveau Verdier, que ton postérieur ouvre l’œil ! » Cette fois, un long et maigre soldat s’approcha. Il avait quitté un de ses godillots, et marchait dans une vareuse trop large, en boitant, un pied nu, la bouche sournoise. Il levait son godillot, des mains de tous côtés l’encourageaient, mais brusquement le caporal Verdier cria : — Fixe ! Il venait d’apercevoir le lieutenant de semaine dans l’embrasure de la porte, et derrière lui, les longues moustaches frisées du sergent-major en tournée de service. Les hommes s’étaient précipités au pied des lits, et ils attendaient, la mine sérieuse. On entendait grésiller la chandelle en train de se consumer sous le plafond, à un des angles de la planche à pain. Sa longue flamme jaune inondait de lueurs dansantes et affadies les murs blanchis à la chaux, les piles d’effets bien pliés au-dessus de la grande étagère en sapin, les sacs de toile goudronnée dont quelques-uns traînaient sur des lits, pareils à des bêtes éventrées. Calés dans leur râtelier, les fusils alignés dormaient dans une ombre trouble, sans un éclair. — Verdier, vous pouvez commencer l’appel, dit le lieutenant. C’était un jeune homme pâle, presque imberbe, avec des bottes qui lui montaient aux genoux. Quand il avança vers le milieu de la chambre, son sabre contre ses mollets, produisit un cliquetis clair. — Pruvost ! cria le caporal. — ...sent, répondit Pruvost. — Lefèvre ! — Présent. — Gaillardin ! — ...sent ! » L’appel continua. Aussitôt nommés, les hommes répondaient, et dans le calme de la pièce, la dissemblance des voix était très sensible. — Joliot ! cria Verdier... Joliot ! répéta-t-il. Personne ne broncha. Joliot était absent. Le lieutenant demanda : — Personne ne l’a vu ?... On ne sait pas où il est ? La chambrée se taisant, il se tourna vers le sergent-major. — Marquez Joliot manquant. Puis, quand le petit bruit aigre du crayon sur le papier eut cessé, au moment de sortir, le lieutenant se retourna. — Les Prussiens sont à vingt lieues d’ici, annonça-t-il ; le commandant de place compte que chacun fera son devoir. On ne crut point à la nouvelle. Alors, au milieu du silence froid qui l’accueillit, l’extinction des feux éclata bruyamment dans la cour de la caserne. Depuis l’invasion, elle avait lieu à huit heures et demie. Ce fut comme un avertissement sonore et tranquille qui parla d’abord. Deux notes se répétèrent trois fois, continuées par une phrase mélancolique, saisissante. Le clairon les avait chantées aux longues soirées d’août, maintenant elles appartenaient à l’obscurité hâve des crépuscules de l’automne. L’avertissement recommença, puis la même phrase triste, et elle s’éteignit en gémissant. À la porte, le lieutenant s’était arrêté. « Tiens ! disait-il, une aurore boréale ! Regardez donc, Briottet. — Oh ! superbe, mon lieutenant, superbe ! avait répondu le sergent-major. La porte fermée, un murmure s’était éloigné en s’affaiblissant. Deux minutes après, toute la chambrée accourait se ranger dans la cour, former un tas presque paisible où la blancheur de quelques chemises détonnait. — Bagasse ! fit un Marseillais. Les camarades se contentèrent de regarder. Devant eux, en face du vide régulier produit par trois immenses corps de logis ouverts, du côté du nord, comme une gueule, dans le ciel, une nappe incandescente s’avançait imperceptiblement sur la ville, plus loin que la grille de la caserne, plus loin que la place d’armes énorme, déserte et déjà toute rose. La nappe paraissait s’enlever en longueur d’une rue droite pour se fondre avec la lividité de l’atmosphère. Mille tourbillons floconneux commençaient à s’élargir. L’horizon, étranglé au loin, à l’endroit où une seconde rue coupait la première, jaillissait si rouge et si plein de lumière intense qu’il ressemblait au crachat furieux d’une formidable pièce de canon. Plusieurs cheminées, la crête de certains toits s’étaient allumées de reflets mordorés. Un chien, dans une clôture éloignée, hurlait à la mort ; et devant la grille de la caserne, la baïonnette d’une sentinelle qui se promenait lentement, l’arme au bras, lançait par instants un éclair brusque aussitôt éteint. — Il y a du sang dans l’air, dit un soldat ; on doit se battre quelque part. — Non, c’est le bon Dieu qui saigne du nez, répliqua un camarade. — Bah ! c’est peut-être un incendie, fit remarquer Sauvageot. — Ça,... un incendie ? On hua Sauvageot. Le caporal Verdier se mit en colère : — Chut donc ! sacrés margougnats, vous allez me faire fourrer au bloc. Au fond d’une seconde cour, derrière la façade principale de la caserne, pour la deuxième fois, l’extinction des feux sonna. La distance voilait le chant du clairon, ne lui donnait qu’un accent lamentable, que la sonorité d’une chose jetée hors du ciel flamboyant, comme une ordure. Les vitres de la caserne s’allumaient, déjà pleines de miroitements vagues. Cependant, à quelque distance du groupe formé par les soldats, le plus loin possible du caporal, deux intimes avaient entamé une causerie. — Bon ! tu as rencontré Joliot... — Tout comme je revenais de porter la soupe à la prison. — Pourquoi qu’il n’est pas rentré ? — Il a reçu de l’argent du pays. — Ah ! le lapin. — Il voulait m’amener casser une croûte avec lui chez la mère Mathis. — Tu as reniflé ? — Merci, je sors du clou... Ce qu’on s’y fait vieux ! — T’es pas un homme. Il y eut un silence, puis l’admirateur de Joliot reprit : — Où va-t-il coucher ?... Tu ne sais pas ? — Tiens ! au 7, parbleu ! — Ah ! le lapin. La conversation se termina par un rire cassé. Mais comme l’extinction des feux sonnait pour la troisième fois, toujours plus loin, avec un bruit pareil à celui d’une trompette d’enfant, le caporal Verdier dit : — Hop ! les rigolos, allons taper de l’œil. Et l’on s’en retourna. La chandelle achevait de se consumer sur la planche à pain ; Verdier l’éteignit tout à fait. On ne sait quelle lourdeur somnolait dans l’ombre. Personne n’avait envie de parler. Seul, le bruissement des uniformes qu’on ôtait, le tapage des godillots tombant avec des chocs divers sur le plancher gênaient l’obscurité du silence. Tout à coup, Sauvageot s’écria : — Malheur de malheur ! est-ce que la guerre ne va pas bientôt finir ?... À quoi ça sert-il ?... On était si tranquille ! Mais au milieu du craquement des châlits sous les corps fatigués, un troupier lâcha un pet. — Cours après, Sauvageot. Celui-ci ne se troubla point ; la voix encore plus convaincue, il reprit : — Oui, la guerre... À quoi ça sert-il ? Et il allait continuer ses jérémiades, lorsque Verdier commanda : — Silence ! Au bout d’un quart d’heure, chacun dormait, tandis que les ronflements du grand soldat maigre alternaient avec ceux du caporal. Petit à petit, une clarté rousse entra par la fenêtre ; terne d’abord, bientôt éclatante elle glissa vers le lit le plus rapproché, le marqua d’une tache sanguinolente. C’était l’aurore boréale qui envahissait la nuit au-dessus de la caserne. Distinctement, parmi les lueurs du ciel, sur le repos de la maigre ville, l’horloge de l’église paroissiale tintait onze fois, et le cadran de la caserne parlait encore, quand un troupier ouvrit la porte de la chambrée, fit quelques pas, s’abattit sur les genoux dans le coup de lumière épars autour de lui. Ses bras cherchèrent un soutien, puis il tomba sur le flanc comme un bœuf assommé. Sauvageot se réveilla. — Heu ! fit-il. Mais rendu à lui-même par un effort de volonté, il demanda : — C’est toi, Joliot ?... Si tu causais au moins, bougre de soulaud ? Rien ne lui répondant, il se leva tel quel, en bon camarade, s’approcha de l’individu, essaya de l’emporter, finit par l’allonger sur le dos. Or, pendant qu’il considérait Joliot dont le visage penché vers la fenêtre recevait en plein le reflet de l’aurore nocturne, son regard à moitié endormi devint fixe, et il se pencha, une sueur aux tempes, murmurant : — Nom de Dieu !... Nom de Dieu ! En effet, Joliot gisait, la mâchoire inférieure fracassée, la face barbouillée de sang et de poudre. Il avait un trou, un peu à gauche, sous la bouche, et un filet tiède lui coulait dans le cou, avait maculé sa veste d’uniforme, produisant sur le collet, près des premiers boutons, une coagulation brillante. — Hé ! vous autres ! cria Sauvageot. Sa voix retentit, pareille à un glas. — Au secours ! — Hein ?... Quoi ? balbutiait-on, réveillé en sursaut. — Joliot !... Joliot est mort. — Mort ?... Mort ?... Mort ? » Ce fut comme un écho qui répondit de tous les coins de la chambrée. On se précipita, en chemise. — Pruvost, allume ! cria Verdier. En deux temps et trois mouvements, Joliot fut couché sur son lit. Il ne bougeait pas plus qu’une poutre. Une voix demanda : — Si on allait chercher le major ? — C’est ça,... dépêche-toi. Mais Pruvost n’arrivait pas à mettre la main sur les chandelles. Dans les intervalles qui coupaient les exclamations, les bouts de phrases échangés, la bousculade inévitable, on l’entendait farfouiller les effets du caporal, sur l’étagère. Poussé par ses tâtonnements, un quart dégringola. — Je ne sens rien, murmurait-il,... rien. Verdier fut obligé de s’en mêler. Il trouva deux chandelles. Alors personne n’eut d’allumettes. Sauvageot finit cependant par en dénicher une. Tout à coup, un soldat cria : — Il respire. On avait allumé les deux chandelles, et une procession commença : chacun venait coller son oreille à la poitrine de Joliot. — C’est vrai !... il respire, disait-on en se relevant. Et la chambrée ne se lassait pas d’être attentive. Sauvageot fut le premier qui parla de déboutonner le blessé, de lui laver la figure ; mais on ne s’empressa point tout d’abord, parce qu’on se répétait, les yeux dans les yeux, avec des froncements de sourcils, assez tranquillement néanmoins : — Où diable ! Joliot s’est-il fait arranger comme ça ? — Les Prussiens, peut-être... insinua un conscrit. On l’envoya dinguer. Comme si les corps de garde auraient laissé passer quelqu’un aux portes de la ville !... Et puis, les Prussiens,... de la blague ! toujours annoncés, jamais en vue... Des filous qui se dérangeaient, ceux-là ! oui,... mais pas pour trois mille hommes de garnison, dans un trou. À présent, le blessé semblait dormir, pâle et les traits tirés, l’air jeune tout de même, avec son visage bien débarbouillé, ses moustaches naissantes qui lui dessinaient une ombre sur la lèvre supérieure. Un filet de sang continuait à lui couler du menton, allait en s’élargissant au contact de sa peau humide. Autour de lui, une inquiétude planait, et malgré l’inutilité de la question, on en arrivait sans cesse à se demander : — Mais où diable ! Joliot s’est-il fait arranger comme ça ? Cela devenait un refrain, le refrain d’une chanson derrière laquelle des colères sourdes ne demandaient qu’à s’embusquer. — On lui a chapardé son sabre, dit Verdier... Pourvu qu’il se soit défendu ! — Oh ! il doit y avoir quelqu’un de salé à cette heure, répliqua Sauvageot. Et l’on éprouva le besoin de s’expliquer l’événement. Chacun inventait une histoire, la commentait, cherchait des probabilités. Selon les uns, Joliot avait dû se battre avec des artilleurs. Rien d’étonnant, on ne s’aimait guère ; le caboulot de la mère Mathis avait vu plus d’une dispute. Selon les autres, Joliot devait avoir été blessé sur les bastions, par une sentinelle trop empressée à suivre la consigne. Néanmoins, l’opinion de Verdier prévalut : Joliot avait eu affaire à des bourgeois, sa blessure sentant le revolver, la poudre qui la noircissait indiquant un coup tiré à bout portant. Et il ajoutait : — D’ailleurs depuis la guerre, tous ces salops ont une telle veinette qu’ils se baladent avec des pistolets plein leurs poches. — N’empêche ! fit Sauvageot, il faudra voir... Gare aux arsouilles qui ont fait les malins ! Il ne sera pas dit qu’on aura touché comme ça au bataillon. Les visages se rembrunirent ; et brusquement l’esprit de corps envahit ces gens énervés par le malheur d’un camarade, bon garçon, loustic aimable, étendu là, mourant, dans un uniforme que tous portaient. Des fureurs se mirent à gronder, et elles s’amassèrent au milieu de certains silences, dans l’attente impatientée de ce chirurgien-major qui n’arrivait pas. On allait jeter un coup d’œil sur Joliot, et l’on revenait en murmurant : — Non, il ne sera pas dit qu’on aura touché comme ça au bataillon. Une recrudescence d’affection montait pour Joliot avec les colères. On s’empressa de nouveau. Des mains tremblantes, suivies par des regards fiévreux, lotionnèrent les tempes et le front du blessé, étanchèrent maternellement son sang, lui firent un oreiller d’une capote. Ah ! on ne pensait guère à dormir... Et tout en s’agitant, chacun avait enfourché son pantalon, remis ses godillots, passé ses bretelles, ficelé ses guêtres, inconsciemment s’était habillé, non pas pour le plaisir de traîner ainsi vêtu le long des lits, mais afin d’être prêt à quelque chose. Une vague entente, des lambeaux de projets se croisaient, cherchaient à prendre forme dans les caboches brutales. Mille réflexions se bousculaient l’une l’autre. L’air était plein d’électricité. À tout instant il fallait de l’eau fraîche pour laver le menton de Joliot ; Lefèvre empoignait la cruche en grès, courait dans la cour, et l’on entendait pisser le robinet de la fontaine. Soudain, au moment où l’on s’y attendait le moins, le blessé remua, ouvrit la bouche ; un râle sifflant lui gonflait la gorge. Verdier sauta sur son bidon : « Comment n’avait-on pas encore pensé à ranimer Joliot avec un peu d’eau-de-vie ! » Au bout de trois minutes, celui-ci promena vers le plafond un regard si éteint, si incolore, qu’il semblait voilé par une peau fine. — L’œil est mauvais, murmura un grand diable qui n’en finissait plus. Le major ferait bien d’arriver. Cependant Joliot paraissait ne rien voir. Les bras et les jambes lourds, il était comme pétrifié. Sauvageot lui prit une main, essaya de la réchauffer. Le regard du blessé, lentement, semblait vouloir s’éclairer, mais sa gorge continuait à siffler. « Joliot !... Joliot !... Comment ça va-t-il ? s’acharnait-on à répéter autour de lui... Mieux, hein ? » On voulait à toute force qu’il allât mieux. Et de grosses larmes commencèrent à lui couler des yeux, glissèrent sur ses joues vers ses oreilles. Sa bouche grimaçait avec une contraction douloureuse. — Tonnerre de Dieu ! lâcha un troupier ; et bousculant presque les camarades, il s’approcha de Joliot, lui souleva un peu la tête, criant comme un acteur sûr d’un effet : — Joliot, m’entends-tu ?... Dis, m’entends-tu ? Joliot le regarda. Ce fut pour éclater en sanglots qui s’échappaient dans un hoquet terrible. Un flot de sang lui couvrit le menton. Alors s’éparpilla comme un concert où des voix de colère se mêlaient à des voix compatissantes. Tout le monde à la fois cherchait à le consoler : « Ne pleure donc pas... Le major va venir... Pauvre vieux ! Pauvre vieux ! sois tranquille, on te vengera... As-tu encore soif ?... Tâche de parler, de nous dire qui t’a roulé ainsi ? » Joliot mâcha deux ou trois lambeaux de phrase, au milieu de l’attention anxieuse, mais aucun éclaircissement ne jaillissait. On s’emporta : « Dire qu’on n’arriverait pas à savoir ! Nom de nom, de nom de Dieu ! » Et des jurons se croisèrent au-dessus du corps étendu comme des balles sur l’immobilité d’un cadavre, dans un coin de champ de bataille. — Allons, taisez-vous ! finit par crier Verdier... Si chacun s’en mêle, du flan !... Laissez-moi l’interroger. — Joliot, commença-t-il, te sens-tu la force de me répondre ? Joliot répondit : « Oui, » faiblement. On entendait le souffle des respirations. Trente figures s’étaient penchées, une flamme dans les prunelles. — Où as-tu été blessé ? continua Verdier, en appuyant sur chaque syllabe. — Au 7. — Oh ! fit-on, avec un ensemble stupéfait. — Par qui ? — Par... La révélation de Joliot se perdit dans un soupir... « Ah ça, est-ce que, décidément, on n’allait rien apprendre ? » Mais on se tut encore, Verdier renouvelait la question. Et cette fois Joliot répondit : — Par le patron. Un tonnerre d’imprécations gronda. On ne pouvait plus rester en place. L’homme qui tenait la chandelle, auprès du lit, la lança de toutes ses forces contre la muraille. La chambrée ne fut plus éclairée que par la seconde chandelle dont la flamme fumeuse se balançait gravement au-dessus de la planche à pain. Un vacarme de gros souliers courait sur le plancher. Plusieurs soldats enfilaient leur vareuse, tandis qu’un groupe s’était formé où l’on gesticulait, où chacun lançait sa phrase sans écouter celle du voisin, tout cela dominé par Sauvageot qui gueulait tantôt sur un timbre, tantôt sur un autre : — Est-ce qu’on va nous tuer dans les bouzins, à présent ? Des chambrées les plus proches, attirés par le tapage, des camarades survinrent, s’informèrent. On leur montrait Joliot tordu en des ruades folles, et on leur racontait la chose. En un clin d’œil, la grande pièce blanchie à la chaux fut pleine de monde. On ne pouvait plus s’y remuer. Sans cesse, le brouhaha augmentait. Mais ce fut une bien autre histoire quand Joliot, tout à fait revenu à lui-même, lâche comme un moutard, dans les premiers spasmes de son agonie se mit à crier : — Maman ! maman ! Le chirurgien n’arrivait toujours pas. Le long du mur ombreux, les fusils continuaient à dormir. À cette heure, plus de deux cents hommes se pressaient autour du moribond. Un des châlits supportait jusqu’à dix individus ; et les conversations s’étaient exaspérées à force de tournoyer dans le même ordre d’idées, dans le même cercle étroit. D’une voix retentissante, tout à coup Verdier annonça : — Joliot est mort. Les deux cents hommes entendirent et ils s’effarèrent. En effet, Joliot venait de mourir, et il gisait le regard effrayant, la bouche ouverte. Alors, au milieu du large silence nerveux, quelqu’un, on n’a jamais su qui, cria : — Aux armes ! Une foule de soldats dans la cour n’avaient pu entrer, mais la mort et l’aventure de Joliot les avaient enflammés comme une traînée de poudre ; et tous, même les sergents, à l’envi, sous l’aurore boréale, autour du mort, sous la clarté fauve, hurlaient à qui mieux mieux : « Aux armes ! aux armes ! » Les gens de la chambrée avaient sauté sur leurs fusils, bouclaient leurs ceinturons, prenaient des cartouches. Les camarades se répandirent à leur tour, furieusement. La bagarre s’accentuait ; et comme la mort de Joliot continuait à faire du chemin, l’immense caserne était pleine d’un bourdonnement houleux. Les premiers qui débouchèrent sur la place d’armes, une trentaine d’hommes à peu près, entraînèrent à leur suite la sentinelle de la grille. D’ailleurs, elle faisait partie de la chambrée du soldat mort. L’habitude de la discipline était cause que l’escouade, malgré tout, marchait sans un cri, presque en bon ordre. Une atmosphère jaune tombait de l’aurore en fusion, traversant des vapeurs transparentes, un peu au-dessus de la solitude des toits. Mille nuées d’or, les unes bordées de cuivre, les autres étendues en une placidité compacte, d’autres encore gonflées, prêtes à s’éventrer, avaient accaparé le ciel. La grande place sablonneuse scintillait avec un rutilement pâle. On avait l’air d’avancer sur des cendres, au fond d’un gigantesque foyer plat, dans un encaissement de fournaise prête à s’éteindre. Les ailes de la caserne et les maisons bâties autour de la place semblaient avoir été chauffées à blanc. Assez loin, dominant un mur, une rangée de jeunes arbres, grâce à ses menues branches, à ses dernières feuilles, donnait l’illusion d’une envolée de sauterelles. Par deux rues visibles, dont la plus large fuyait jusqu’aux remparts, on n’apercevait aucun passant attardé. Une impasse s’enfonçait dans la ville, pareille à une trouée exécutée au fer rouge. Mais le bourdonnement de ruche en émoi continuait à s’exhaler de la caserne, et sous la splendeur du phénomène, il parlait comme un encouragement. La poignée d’hommes avançait toujours ; on s’arrêta pour charger les fusils, puis rapidement cette fois, on se dirigea vers un des angles de la place, du côté où, à la suite d’une rangée de baraques mal crépies, plus loin qu’un petit pont jeté sur la saleté d’un ruisseau, on apercevait une maison de forme sage, debout, avec un aspect tranquille d’honorabilité. Et il s’en échappait des bruits pareils à un clapotement d’eau sur de la boue. Quand on ne fut plus qu’à une trentaine de pas de la maison, le clapotement s’expliqua. Il provenait d’un misérable piano échoué par hasard dans une chambre où languissait à cette heure une lumière brouillée. On tapait sur l’instrument une valse à tour de bras, mais lui, édenté, poussif, accablé par les nuits sans repos, par la stupidité des attouchements poisseux, chevrotait en vieille catin. Cependant, à travers la rougeur douce des rideaux tirés, on voyait tournoyer des ombres. Certes, dans cette chambre chaude, pleine de rires enroués, on devait ignorer le meurtre commis sur Joliot. Ce fut Verdier qui tira la chaîne de la sonnette. Celle-ci chanta joyeusement. Un guichet s’ouvrit et une voix demanda : — Qu’est-ce que vous voulez ? — Entrer, Joséphin. — Ah ! c’est vous, monsieur Verdier ?... Impossible ! il est trop tard. Sous la poussée robuste des trente hommes, la serrure céda et la porte alla frapper rudement un pan de mur. Le piano jouait toujours sa même valse ; on continuait à danser. Les soldats pénétrèrent dans une cour, mais à la vue de leurs armes, Joséphin déguerpit, s’élança vers un escalier béant. — Feu ! cria Sauvageot, et il lui lança son coup de fusil. Joséphin accéléra sa fuite, mais une dizaine de coups de feu éclatèrent encore dans une clarté vibrante, se suivant les uns les autres. Enlevé des marches, Joséphin tomba en arrière sur les épaules. C’était un pauvre boscot, garçon de la maison, à qui ces mêmes soldats, en temps ordinaire, par bon cœur, payaient des tournées à bouche-que-veux-tu. Le piano avait cessé son tapage canaille ; aucune fenêtre ne s’ouvrait. Pourtant, au fond du trou noir de l’escalier, quelqu’un se mit à crier : — Qui est là ? Une fusillade partit de nouveau, lui faisant une réponse terrible. Des portes se fermèrent, s’ouvrirent au milieu d’un tapage de cris qui s’éloigna. Les soldats se précipitèrent. Au même instant, un charivari commençait sur la place d’armes, et une grêle de balles venait s’attaquer au toit de la maison. Les ardoises pleuvaient dans la cour. Des camarades arrivèrent au pas gymnastique. À la suite du premier emballement, une fois chez eux, ils avaient hésité un instant, sacré, juré sans trop se dépêcher, mais au crépitement des coups de feu amis, ils avaient tous quitté les chambres, brandissant leurs armes, hurlant et sautant comme des sauvages. Une longue file de pantalons garance partait de la caserne, courait vers le 7, où elle s’engouffrait sous la porte ouverte, entraînée par une force irrésistible. Et à tout moment, parmi le fracas déchaîné, zébrant la lueur factice, malgré les heurts de la course, des canons de fusils s’élevaient, soufflaient dans la même direction une mince flamme rouge. On rechargeait, et l’on n’avait pas perdu son temps. Des fumées blanchâtres, au-dessus du ruban d’hommes, restaient d’abord suspendues à la même place, puis elles montaient, tachant les clartés du ciel. Quant au grand 7, il paraissait calme sous son toit neuf à peine crevé ça et là, où la nuit flambante se mirait comme dans une pièce d’eau. Mais bientôt la file qui l’envahissait s’arrêta, et elle eut un mouvement de recul. La maison bondée de monde rendait gorge. Un sourd murmure s’éleva, dominé par un cri : « C’est plein ! c’est plein ! » Il remonta jusqu’à la grille de la caserne. Alors on se tassa ; tous hurlaient : « À mort ! » Un clairon sonna la charge. Une clameur lui répondit, clameur de rage et d’impuissance concentrées ! La foule ondulait, hachée de lames brillantes ; elle parut s’assoupir, puis une fusillade l’embrasa encore, s’acharnant de nouveau contre le toit de la maison. Une partie de la place était déserte ; l’autre avait des bouillonnements de cloaque, et le tumulte faisait un lourd ensemble monotone derrière la chanson sèche de la fusillade. Par la rue qui filait vers les remparts, tout à coup une rumeur se joignit à celle de la place. Les artilleurs venaient d’apprendre l’assassinat de Joliot, et ils accouraient à leur tour. Leurs souliers claquaient sur les pavés. Surpris par une acclamation rude, les fantassins ne tardèrent pas à se retourner ; le renfort débouchait sur la place. Une salve de mousquetons ébranla l’air, continuée par le ronflement des chassepots ; mais celle-ci fut tirée pour le plaisir, histoire de se serrer la main entre uniformes, de se réconcilier militairement. Monté à poil, un gros cheval blanc trottait devant l’artillerie. Le clairon sonna de nouveau la charge ; on l’entendit à peine. Un peu partout, à cette heure, des fenêtres se décidaient à s’ouvrir, des gens montraient le bout de leur nez, mais ils le retiraient vivement, parce que des soldats s’offraient la plaisanterie de les coucher en joue. Petit à petit un sentiment de gaieté sinistre se mêlait aux fureurs de la foule ennuyée de rester là sans agir, et de longs éclats de rire s’échangeaient, des noms se criaient à tue-tête pendant qu’on fraternisait. Le besoin de boire quelque chose commençait à turlupiner tout le monde, et on se le disait, le gosier sec. À un coin de la place, trois officiers très embêtés se consultaient loin de leurs hommes. Cependant, au premier étage du grand 7, on se donnait un mal énorme. D’ailleurs, la maison était drôlement bâtie : un interminable couloir flanqué de chambres à droite et à gauche, de maigres chambres où, sur des couchettes en sapin passé à l’acajou, depuis une dizaine d’années, plus d’un régiment avait déversé le trop-plein de ses amours et de ses soulographies. À présent, les soldats démolissaient tout. Le flot d’hommes avait envahi toutes les chambres, grouillait, à peine éclairé par quelques bougies trouvées dans un tiroir. Il arrachait les rideaux, broyait les meubles, déchirait les pauvres nippes suspendues aux garde-robes, saccageait le linge, fouillait les placards, volait l’argent et les bijoux. Dans une espèce de cabinet honorifiquement appelé salon jaune, parce qu’il servait à messieurs les sous-officiers, Sauvageot se livrait à des actes de vandalisme. Il avait fini par ouvrir une fenêtre sur une petite cour, et par là jetait ce que les camarades lui envoyaient, répétant sans se fatiguer : pour la noblesse !... pour le clergé ! On ne riait pas. Une musique d’enfer montait du rez-de-chaussée où l’on tapait contre la muraille pour les briser ; les moindres ustensiles de cuisine. Le toit de la maison craquait, retentissait comme si d’énergiques bâtons le châtiaient. Quand des balles frappaient la gouttière, celle-ci résonnait avec un bruit lent de gong fêlé. Une pluie d’ardoises et de gravats tombait sur les têtes dans la cour, soulevait des blasphèmes. Aucune perquisition n’ayant encore abouti, les nerfs s’agaçaient de plus en plus. Où donc pouvait s’être caché le meurtrier de Joliot ?... Avait-il décampé avec ses femmes ? — Une puanteur d’épicerie s’exhalait de la foule. Soudain, au fond d’une chambre, une voix terrifiée cria : — Bon ! voilà qu’on nous tire dessus. — Comment ça ? — Je viens d’entendre siffler une balle ; elle doit être dans le mur, là-bas. Les camarades se fâchèrent : Bougrement rosses tout de même les gens de la place ! Quel tas de chameaux !... Malheur ! L’endroit n’étant pas bon, il s’agissait de filer. On essaya, mais la poussée du couloir barrait les portes. Les chambres étaient prisonnières. Un hourvari infernal successivement les parcourut ; et cela ressembla au rugissement des fauves dans les ménageries, quand ils se répondent de cage en cage. Il ne troubla rien ; déjà un piétinement lourd avait envahi le deuxième étage de la maison. Là, comme précédemment, on s’acharnait à des fouilles, on pillait les taudis, on volait avec joie ; mais il fallut s’arrêter : une porte fermée empêchait qu’on s’aventurât plus loin. — Eh bien, quoi ? se demanda-t-on, quoi ?... On n’avance plus ? Puis des cris éclatèrent : — Ne poussez donc pas, nom de Dieu !... Ne poussez pas, on étouffe. Verdier, collé contre la porte, en compagnie du grand soldat qui n’en finissait plus, se débattait comme un beau diable. On devait l’entendre jurer de la cour. — Enfonce la cambuse,... mais enfonce donc la cambuse ! disait-on. Lui, ne pouvait seulement pas remuer les bras. Alors : — Oh ! hisse !... oh ! hisse ! firent les soldats derrière son dos. — Oh ! hisse ! répétèrent les autres jusqu’à l’escalier en s’efforçant de marcher en avant. La porte bâilla. Un grincement aigre déchirait le parquet, tandis qu’un lit roulait par petites secousses. — Oh ! hisse ! faisaient les soldats. Des meubles dégringolèrent. — Oh ! hisse ! Le grincement traînait toujours. La porte entr’ouverte permettait d’apercevoir un bout de barricade en désordre, un pan de mur éclairé, très rouge. — Oh ! hisse ! La porte s’arrêta net, mais homme par homme, rien n’empêchait plus d’entrer. Verdier pris d’hésitation ne se précipita point ; alors le grand soldat, courbé en deux, lui passa sous le nez tout en armant son chassepot, mais à peine dans la chambre il poussa un cri. Une femme à genoux sur une commode, derrière la porte, lui avait asséné un coup de chandelier, et fiévreuse, elle grondait : — L’as-tu reçu, voyou ? Le troupier à demi étourdi la coucha en joue, mais gêné par les chaises autour de lui, maladroitement, il la manqua. Presque aussitôt elle fut debout sur le marbre de la commode, très petite, le corps chétif, la crinière pommadée, une vraie toupie à soldats. Un costume fantaisiste de cantinière, sali, bariolé, trop court, lui donnait un aspect extravagant d’oiseau des îles éclaboussé. Elle avait des bottines en satin cramoisi, à boutons d’or, et des bas noirs sabrés de vert. Au-dessus d’un nez en lame de couteau, ses yeux brillaient dans une couche de fard bleu. Une rumeur triste s’élevait du corridor. Personne n’osait braver le danger hasardeux couru par le grand troupier. Le silence de la chambre entre-close était effrayant. Devant une fenêtre dont les rideaux blancs paraissaient jaunes à cause de l’aurore boréale, comme si un large foyer menaçait de les incendier, sept femmes étaient rangées le long d’un canapé tendu de velours vert, serrées les unes contre les autres, épouvantées, dans le clinquant de leurs coiffures et de leurs sales oripeaux. Par un sentiment de terreur folle, on avait allumé toutes les bougies des flambeaux de la cheminée. Un placard bâillait. Le papier rouge de la chambre était croisillé d’or. Deux nudités, sur les murs, montraient des chairs blafardes au milieu d’un fouillis de draperies blanches. — Mais entrez donc, vous autres ! cria le grand soldat aux camarades. Ceux-ci se décidèrent. Un par un, prudemment, ils se faufilaient, s’embarrassaient parmi les meubles épars. — Vite ! changeons de flingot, dit tout à coup le grand soldat, sans se retourner. Un voisin lui passa son fusil. Alors il ajusta la petite brune sur la commode. Celle-ci le regardait, ne croyant pas qu’il allait tirer, mais le coup partit, et elle tomba sur un fauteuil, avec un choc mou. Les autres, le long du canapé, ne se lamentèrent pas, seulement elles se serrèrent davantage, les yeux troubles d’une résignation abrutie. À présent, il y avait bien une vingtaine de lignards échelonnés parmi le désordre. — Où est le patron ? demanda Verdier aux femmes. Elles ne répondirent point. — Où est le patron ? recommença Verdier, la voix plus dure. — Le patron ? dit une grosse blonde échevelée, toute flasque et nue dans un peignoir de gaze noire. — Oui, le patron. — Je ne sais pas, fit-elle, la poitrine molle, l’œil sans regard, en balançant la tête. — Tu ne sais pas ?... Eh bien, attrape. Il la fusilla. Des coups de feu partirent de tous côtés sur le misérable groupe, le froissèrent, le couchèrent sur le parquet, dans son coin, en un tas où des jupes et des chemises retroussées permirent d’apercevoir les roseurs mortes de ces pauvres corps à trente sous. On avait obéi à la passion cruelle du moment, à cette envie qui force les gens armés à vouloir se servir de leurs armes. Cependant, toutes les femmes n’avaient pas été tuées ; il en restait une, si vieille et l’air si respectable, qu’elle aurait pu être la mère du plus âgé des hommes survenus là, dans cette chambre. Elle était tombée à genoux, avait croisé ses mains dans une attitude suppliante, semblait s’être choisi une place, derrière l’hécatombe, afin d’être épargnée ; et elle sanglotait, la poitrine soulevée par un gloussement ridicule. D’un coup de baïonnette, le grand troupier la culbuta sur les reins. Trois fois elle se releva, aussitôt rejetée. Son sang lui coulait du ventre jusqu’aux chevilles, mais elle s’acharnait à vivre ; et pour la quatrième fois, elle venait de se relever devant le placard béant, lorsqu’un nouvel assaut l’y précipita, l’obligeant à crever pliée en deux, les jambes en l’air, dans une posture obscène. Le massacre accompli, on resta tout bête. Quelques hommes se contentèrent de jeter un lent regard sur le grenier désert. Décidément, le chef de la maison avait disparu. Une griserie lourde achevait de gagner ce monde suffisamment chauffé pour toutes les besognes, pour tous les tumultes. Les fusils tremblaient dans les mains. Lasse d’inaction, la foule du couloir résolut de s’amuser un peu. On se dégagea le mieux possible, et au risque d’accidents, on cribla les plafonds de balles. Du plâtre tombait, chacun baissait la tête, essayait de se garer, lâchait des rires, tandis qu’une épaisse fumée tourbillonnait. La chambre des fusillées s’était emplie ; néanmoins on pouvait s’y retourner. Des vapeurs de poudre planaient au-dessus des képis. Un cercle entourait les martyres, les couvait d’un œil excité, jouant à se pousser sur elles, comme des galopins autour d’une flaque de boue. On ne sait quel étrange et joyeux vacarme s’échappait de la cour. Des soldats ouvrirent plusieurs fenêtres, émus par une curiosité jalouse. Ils furent stupéfaits. Une centaine de camarades étaient là, en train de s’achever, soûls comme des grives, heureux, incapables de gestes, chahutant du képi dans un frémissement clair de baïonnettes. Un vague remous s’était établi au milieu duquel des bouteilles erraient de main en main, s’arrêtaient à des bouches. Le soupirail de la cave, tout noir, lançait mille refrains de caserne. L’énorme coulée du ciel s’était transformée en une nappe vaporeuse d’un rouge que des chauve-souris traversaient de leur vol effarouché. Des coups de feu éclataient encore sur la place par bordées sonores, faisant rêver aux dernières périodes des feux d’artifices, à l’heure où les pétards s’enflamment parmi les nuages de Bengale, devant la balourdise des foules. Quelque chose comme une respiration, au loin, derrière le grouillement d’hommes et de fusils, animait les maisons. Par les rues, des troupeaux d’habitants arrivaient sans cesse, piétinaient, se renseignaient auprès des soldats. La fusillade ne concernant en rien une tentative des Prussiens sur la ville, le reste leur était bien égal. Néanmoins, au hasard du moment, une conversation ne tarda pas à s’établir entre certains enragés de la cour et les troupiers penchés aux fenêtres du 7, les uns sur le dos des autres, sous une fumée lente qui s’évaporait. — Eh bien ! l’avez-vous crevé ? — Qui ? — Le patron. — Jamais !... Pas plus de patron que sur la main... Filé, le patron !... Un malin ! — Et les pucelles ? — Oh ! celles-là... Brusquement, les gens de la fenêtre s’interrompirent. « Tiens !... une bataille !... Kiss ! kiss ! hardi ! hardi ! » Mais les encouragements cessèrent, quelqu’un avait murmuré : bon sens, un officier ! En effet, sauvegardé par ses galons, énergique et robuste, le lieutenant qui avait fait l’appel dans la chambrée de Joliot, avait fini par se faufiler jusqu’à l’entrée de la cave. Et il tenait un ivrogne à la gorge, criant : — Misérable ! misérable !... Vous êtes tous des misérables ! Le soldat râlait, tirait la langue, se débattait, pendant qu’une dizaine d’hommes autour de lui s’interposaient de la voix. Un peu plus loin, les pochards continuaient à s’amuser comme si rien de grave ne s’était passé à côté d’eux, jouissant de leur bombance, s’époumonant pour le plaisir. Contre la porte d’entrée, un gaillard, sans cause raisonnable, simplement parce qu’il était soûl, poussait des cris de paon, voulait mettre le feu aux quatre coins de la ville, parlait d’incendier les magasins à fourrage, tout le bataclan, et l’on commençait à l’écouter sérieusement, quand un coup de feu partit soudain d’une fenêtre, frappa l’officier du haut en bas, lui troua le crâne. On le vit rester un instant debout, balbutier : « Cochons !... Oh ! les cochons !... Mourir comme ça ! » Du sang lui coulait sur la figure, puis lentement il s’affaissa, blême, jusqu’à la minute où il disparut dans un ouragan d’épaules, lui et son suprême regret de ne pas être tué à l’ennemi. La fusillade roulait toujours à travers la maison. Une atmosphère de meurtre, un souffle de destruction échauffaient les têtes. Des artilleurs lâchèrent tous les chevaux du train, et ceux-ci parcoururent la ville en troupe hennissante, tantôt battant les pavés dans un tourbillon d’étincelles, tantôt bouleversant la place d’armes où ils apportaient l’affolement de leur libre galop. De tous côtés, les clairons sonnaient ; les trompettes groupés devant la grille de la caserne s’entouraient de fanfares joyeuses. Des cabarets s’étaient ouverts et des cohues les avaient envahis. La ville appartenait aux soldats ; on avait déserté les postes, abandonné les guérites, ouvert la prison. Chassés par les sinistres fumisteries de la garnison en goguette, les habitants regagnaient leurs lits, se demandant : Comment tout cela va-t-il finir ? De rares coups de fusil éclataient encore, au hasard des fonds de giberne. C’est alors que les officiers se séparèrent. Ils s’étaient rejoints chez le commandant de place, une heure auparavant. — Que faut-il faire ? avaient-ils demandé. — Rien, avait répondu celui-ci. Nous avons besoin du troupier. Et comme on échangeait des poignées de main, au moment de se quitter, sous l’aurore dont il ne restait plus qu’une longue tache pâle, en face de la consternation générale, il eut un petit rire sarcastique dans ses moustaches blanches. — Vous ne savez pas, dit-il ?... Eh bien ! laissons passer une huitaine de jours, vous verrez qui regrettera l’affaire de cette nuit... Plus bêtes que des enfants tous ces clampins-là !... Ils ont brisé leur joujou. APRÈS LA BATAILLE PAR PAUL ALEXIS On se battait encore, très loin maintenant, sur l’autre versant du plateau, à deux ou trois lieues. Le jour touchait à sa fin, sans que la canonnade se ralentît. Un brouillard glacé se levant du fond de la vallée voisine assourdissait les coups. Un fantassin français se traînait sur la grande route départementale, seul, blessé au pied gauche. Une balle lui avait labouré le talon, heureusement sans fracturer l’os, et elle était ressortie. Obligé d’arracher son soulier, il avait pansé la plaie comme il avait pu, avec un pan de sa chemise déchiré en bandes. Il avançait très lentement, se servant de son fusil comme d’une canne, appuyant le moins possible son pied malade contre le sol durci et rendu glissant par la gelée. Les linges du pansement étaient tout rouges, imbibés de sang comme une éponge. Non seulement sa souffrance physique était très grande ; mais, avec la mobilité de sa physionomie, à certains longs frissons qui le secouaient tout entier, on était sûr que ce petit corps grêle et chétif, à organisation nerveuse, éprouvait toute sensation, agréable ou pénible, physique ou morale, d’une façon excessive. Un mince cache-nez, noir, de laine très fine, était noué autour de son cou. Bleuies par le froid, ses jolies mains qui, à l’ordinaire, étaient sans doute très blanches, avaient des engelures aux doigts comme celles d’un enfant. Bien qu’il eût vingt-huit ans sonnés, il n’en paraissait pas vingt. Il portait sa moustache naissante. De rares poils de barbe blonde, qu’il n’avait pas dû raser depuis trois mois, couvraient un menton un peu long, au bas des joues blêmes, pâlies encore par la perte de sang. Sa capote, son pantalon rouge, la guêtre et le soulier chaussant son pied resté valide, tout cela se trouvait trop large. Malgré ces délicates apparences, le jeune blessé n’avait pas jeté son sac, dont le poids écrasait ses chétives épaules. Et tant bien que mal, sautant sur un pied plutôt qu’il ne marchait, s’arrêtant tous les deux ou trois sauts pour ramasser à nouveau ses forces, il avançait toujours. Mais il arriva un moment où, malgré l’énergie de sa volonté, il lui fut impossible d’aller plus loin. Il n’eut que le temps de gagner au bord de la route une borne, au pied de laquelle il laissa choir son sac et il s’assit sur le sac. Maintenant la nuit était noire, le brouillard plus épais. Le dos appuyé à la borne, il écouta. Plus rien. Pas un bruit humain ; pas même un aboiement lointain de chien, ni un cri de chouette ; à se croire au fond d’un désert, et d’un désert ne contenant pas une bête vivante ! Il appliqua l’oreille contre le sol. Alors, tout là-bas, quelque part au fond du brouillard, un très lointain grondement. Le canon tonnait encore. Qu’est-ce que ça lui faisait, maintenant, que la bataille continuât et que l’armée française fût, ou non, victorieuse : lui, pourtant, un engagé volontaire par enthousiasme patriotique ! Il s’appliquait à consolider de son mieux le bandage improvisé de sa blessure. Puis, n’ayant rien pris depuis de longues heures, il se souvint qu’il devait avoir un reste de biscuit dans une poche de sa capote. Et il grignotait mélancoliquement son biscuit dur. Sa soif était ardente. Rien à boire ! Il portait bien une petite gourde en bandoulière : elle se trouvait vide. Il la déboucha pourtant, la porta à ses lèvres : une seule goutte d’eau-de-vie lui arriva sur la langue. Il se mit à réfléchir sur sa position. Il ne savait même pas où il se trouvait. Tant de marches et de contre-marches, depuis quinze jours que son détachement avait rejoint l’armée de Chanzy et faisait campagne, l’avaient complètement désorienté. Ses idées, d’ailleurs, depuis qu’il s’était réveillé de son évanouissement au milieu d’un champ de betteraves, manquaient de netteté. Combien de temps était-il resté évanoui : dix minutes ? trois heures ? une journée entière ? Il ne savait pas. Tout ce qu’il se rappelait était ceci. Son bataillon avait passé une nuit entière dans un petit chemin creux, les hommes couchés à plat ventre, tout habillés. Défense de se servir du campement, même d’allumer une cigarette. Tout cela pour ne pas donner l’éveil aux avant-postes bavarois qu’il s’agissait de surprendre. Un peu avant l’aurore, une batterie de six pièces était arrivée dans le chemin creux, et son bataillon s’était porté à quinze cents mètres. Là, quelques minutes de halte derrière un rideau de peupliers ; puis, une centaine de ses camarades et lui, avaient dû s’avancer en tirailleurs contre un long mur de clôture crénelé par les Allemands. Ce mur, il eût été si simple de le raser avec quelques coups de canon. Mais la batterie du chemin creux, probablement, ne devait pas s’engager sans ordres supérieurs. Il avait donc fallu marcher bêtement, à poitrine découverte, contre un mur crénelé. Comme le cœur lui battait ! Sa première affaire ! Le moment attendu avec impatience depuis quatre mortels mois passés dans les camps d’instruction, mal équipé, mal nourri, mal commandé, fatigué par des exercices insipides. Il ne faisait pas bien jour. Pas un coup de fusil encore ! Pas une sentinelle ennemie ! Qui sait ? on allait peut-être surprendre une fois ceux qui nous avaient si souvent surpris nous-mêmes. Ne disait-on pas merveilles du jeune général en chef ? Cette aurore glacée ne serait-elle point par hasard l’aurore d’une grande victoire. Lui, n’aurait pas peur, ferait son devoir comme les autres. S’il allait avoir peur, pourtant ? Ce doute importun, humiliant, le secouait dans sa marche d’un tremblement nerveux. Aussi, maintenant, c’était de l’impatience, un furieux désir qu’elle ne se fît pas attendre plus longtemps cette première décharge qui le fixerait sur sa bravoure, qui le ferait tomber évanoui de lâcheté nerveuse, ou qui le transporterait de la surexcitation des héros. Voilà qu’ils étaient arrivés à quarante pas du mur crénelé. Qu’attendaient-ils pour tirer, les enfants de ce peuple flegmatique et lent ? Il se sentait presque tenté de leur crier : « Faites donc feu, sacrés imbéciles ! » Pour un rien, il aurait déchargé lui-même son chassepot en l’air afin de leur donner l’éveil. Puis, tout à coup, un énervant vacarme l’avait assourdi ; et, lui-même, au hasard, il avait fait feu dans la fumée ; puis, instinctivement, il s’était jeté à plat ventre. À partir de ce moment, ses souvenirs devenaient confus, se réduisaient à peu de chose. L’agaçant assourdissement des détonations avait continué. Dans la fumée de plus en plus épaisse, des balles sifflaient, quelquefois tout près de son oreille, puis s’enfonçaient dans la terre, hachant les betteraves, comme des grêlons poussés par un grand vent. Tout ce qu’il savait, c’est que les cent autres tirailleurs, ses camarades, étaient tous couchés comme lui, sains et saufs ou morts. Ce qu’il apercevait encore, au milieu de la brume de sa mémoire, mais alors nettement, c’était l’effrayant et inoubliable changement à vue du visage d’un soldat nègre, à quatre pas de lui, devenu blanc tout à coup, affreusement blanc, pendant une minute, tandis que la cervelle coulait hors du crâne décalotté, et recouvrait la chevelure crépue. Alors, lui, à côté du cadavre du nègre, s’était fait petit, n’avait plus remué, s’efforçant de se garantir le crâne avec la crosse de son chassepot. Le reste n’était plus que ressouvenances vagues : l’espèce de coup de fouet qu’il avait cru recevoir au talon, la perte de son sang, une lourdeur de toute la jambe gauche, la sensation de son pied baignant dans un liquide d’abord tiède, puis glacé, tout se confondait encore dans sa tête comme les imaginations brouillées d’un cauchemar. Il n’était pas bien sûr d’avoir tenté un moment de se remettre sur ses jambes, puis, d’être retombé. Comme aussi, une secousse du sol ébranlé par de la cavalerie, des sabots de chevaux battant l’air à côté de son visage, peut-être le passage d’un escadron entier au-dessus de son corps : tout cela était possible ! Ces choses, et probablement d’autres encore, avaient pu se passer de l’autre côté du pesant voile noir qui lui était descendu sur les yeux, qui l’avait enveloppé d’anéantissement. Enfin, il venait de s’éveiller, seul dans le brouillard glacé, dans la nuit tombante, dans l’immensité de la campagne devenue subitement déserte et silencieuse. Il frissonnait de froid, de peur. Une tentative pour se relever n’aboutit qu’à une douleur aigüe au pied gauche. Retombé assis sur son sac, il s’accouda de nouveau sur la borne, découragé, très faible. Dans quelques instants, si l’on ne le secourait pas, il perdrait encore connaissance. Un dernier espoir : que quelqu’un, Français ou Prussien, ami ou ennemi, passât bientôt sur la route. Et il tendait l’oreille. Rien ! Alors, rassemblant le peu de force qui lui restait, d’une voix traînante et plaintive, il appela : — Au secours !... Quelqu’un, de grâce ! Quelqu’un ! Au secours !... Il se reposa un moment, recommença à plusieurs reprises ; et, entre chaque appel, il écoutait. Personne ! Un terrifiant silence ! Alors des larmes, de grosses larmes, lui envahirent les yeux, puis coulèrent silencieusement le long de ses joues d’enfant. Tout à coup, comme si une ressource suprême à laquelle il n’avait pas encore songé, se présentait subitement à lui, ses larmes ne coulèrent plus. Et il se mit à faire le signe de la croix. Maintenant ses lèvres remuaient et murmuraient tout bas quelque chose, des prières, des prières ferventes. Mais ces prières étaient en latin. Il pria ainsi longtemps, les mains jointes, remuant par habitude le pouce et l’index de la main droite, comme si ses doigts eussent égrené un chapelet. Il baisait de temps en temps avec dévotion un scapulaire et une petite médaille pendus à son cou par un cordon noir, qu’il venait de retirer de dessous sa tunique. Son képi, ôté par respect, était déposé à terre. Au sommet de sa nuque, blanchissait une large plaque ronde où la chair se voyait, les cheveux n’ayant pas repoussé : celui qui implorait ainsi des secours célestes, avait porté tonsure. Ce fut alors qu’un lointain roulement arriva à ses oreilles. Grand Dieu ! ses supplications seraient-elles miraculeusement exaucées ? Défaillant d’espoir, il se pencha du côté d’où venait le bruit. Plus de doute : un roulement de voiture ! Déjà, distinctement, le grincement des essieux, des bruits de sabots de cheval ! Mais il n’apercevait encore rien. Pourvu, au moins, que ce fût bien sur la route au bord de laquelle il était assis ! Un moment il n’entendit plus aucun bruit ; et il trembla de tous ses membres. Si la voiture, arrivée à destination, ne devait pas aller plus loin, ou s’était détournée dans quelque chemin de traverse ! Coup sur coup, quatre ou cinq signes de croix : cette fois, de la lâcheté pure ! Que faire alors ? Appeler : mais était-ce prudent ? Des cris pouvaient effrayer celui qui conduisait, le décider à prendre une autre route. Puis, il entendit de nouveau. Le cheval avançait au trot sur la route, passerait bientôt devant lui. Si l’on allait ne pas s’arrêter, maintenant, un coup de fouet au cheval pour toute réponse aux gémissements de l’éclopé. — Non ! je me coucherai en travers ! Que les roues, alors, me passent plutôt sur le corps !... Et le désespoir lui donna la force de se traîner jusqu’au milieu de la route. Un grand chariot à quatre roues, recouvert d’une toile goudronnée tendue autour de trois cerceaux en bois, arrivait sur lui au petit trot, n’était plus qu’à quelques pas. Essoufflé, épuisé, le blessé voulait appeler ; il n’arriva qu’à pousser quelques plaintes inarticulées. Pas de lanterne allumée ! il pouvait être écrasé. Heureusement, le cheval eut peur et s’arrêta net, recula même un peu. — Qui est là ? s’écria une voix de femme. Et le bruit d’un revolver qu’on armait, se fit entendre. — Au secours !... Pitié ! Je suis blessé !... Il ne put en dire davantage. Ses yeux se fermèrent, et sa tête retomba contre la boue gelée de la route. Quand il rouvrit les yeux, quelques instants après, une vive clarté l’aveugla. La femme venait d’allumer une lanterne, et, du bord de la charrette, penchée vers lui, elle le regardait. — Qui êtes-vous ? répétait-elle. Que faites-vous là, au milieu de la route ? Sa voix chaude, musicale, un peu basse, étranglée par une violente émotion qu’elle s’efforçait de dissimuler, révélait une grande jeunesse. Très garantie contre le froid, empaquetée dans une énorme pelisse brune de paysanne sous laquelle elle devait porter un second manteau, elle avait mis le capuchon. On ne voyait rien de son visage. Sa main droite ne lâchait pas le revolver tout armé. Elle se méfiait. Des tentations lui venaient : éteindre tout à coup sa lanterne, faire faire un détour au cheval afin de ne pas écraser cette larve humaine gémissante qui obstruait la route, s’éloigner très vite. Mais, cela, ce serait fuir, avoir peur sous prétexte de prudence, être lâche. D’une voix distraite, indifférente, elle interrogeait encore le jeune homme : depuis quand était-il atteint ? où souffrait-il ? Et, pendant les réponses de l’autre, un combat se livrait en elle. Tout à coup elle se retourna vers l’arrière du chariot. Le regard qu’elle jeta, là, sous la bâche tendue autour des cerceaux, un de ces regards par lesquels d’ordinaire on consulte quelqu’un, parut la décider. Pourtant il n’y avait personne. La jeune femme voyageait seule. — Attendez, dit-elle, je vais descendre. Malgré sa grande faiblesse, le blessé se rendit bien compte de ceci : la jeune femme, en s’approchant de lui, gardait un tremblement nerveux. Elle avait conservé sa lanterne à la main. De l’autre main, elle lui présenta une bouteille toute débouchée. Il but avidement. C’était du rhum. — Merci, dit-il. Cela va déjà mieux. Elle lui tendait de nouveau la bouteille. — Tenez ! encore !... Elle se penchait vers lui, et son capuchon se souleva. Elle lui parut merveilleusement belle. Il n’en finissait plus de boire ; il était troublé. Elle s’impatienta : — Voyons ! vite ! je n’ai pas le temps... Alors, il la regarda avec inquiétude. — Gardez la bouteille... J’ai aussi du pain que je vais vous laisser... Et maintenant, tâchez de vous ôter du milieu de la route... je vous donnerai la couverture du cheval... vous pourrez attendre le jour. Elle disait tout d’une voix sèche, hachée, impérative, n’admettant pas de réplique. Une grande dame commande ainsi à ses domestiques. Lui, se sentait humilié, comme s’il eût reçu une aumône. Le cœur déjà plein de reconnaissance pour celle qui le secourait, il eût voulu lui baiser la main ; et pourtant il lui prenait des envies de pleurer. La rougeur au front, réconforté par le rhum, mais surtout stimulé par la honte, il se mit debout. Le sac était resté à terre. Elle le ramassa, le porta elle-même jusqu’à la borne. — Là, vous ne risquerez plus au moins d’être écrasé. Et elle éleva sa lanterne. Le malheureux s’avançait clopin-clopant. Elle n’osa plus lui dire « dépêchez-vous ! » Elle fit même quelques pas à sa rencontre, élevant toujours la lanterne. Ses regards rencontrèrent ceux du blessé ; elle s’aperçut qu’il avait les yeux pleins de larmes. Elle remarqua aussi sa grande jeunesse. Un commencement d’intérêt naissait en elle. Elle lui adressa de nouvelles questions : — Comment vous appelez-vous ? — Gabriel... Gabriel Marty. — De quel pays êtes-vous ? — De Vitré. Tiens ! de Vitré ! et elle, de Rennes ! Un Breton comme elle, presque un compatriote. Elle le regarda plus attentivement. La distinction de ce visage maigre, souffreteux, frappa la jeune femme. Elle se retourna vers le chariot. Un combat de nouveau se livrait en elle. En des circonstances ordinaires, elle aurait transporté ce garçon quelque part : dans une ambulance, ou jusqu’à la première auberge. — Je ne puis pas !... je ne puis pas !... En prononçant ces « Je ne puis pas », sa voix s’était attristée. Elle devait être sous le coup d’une grande douleur. Et Gabriel Marty, distrait un moment de son angoisse personnelle, retenait son souffle. — Vous allez voir vous-même que je ne peux pas !... Et s’étant approchée de l’arrière du chariot, elle souleva brusquement un coin de la toile goudronnée. — Regardez ! À la lueur de la lanterne, apparut une caisse en bois blanc, recouverte d’une étoffe noire. — Il y a là le corps du baron de Plémoran, ancien zouave pontifical, mort sur le champ de bataille... Elle fut obligée de s’interrompre quelques secondes, comme pour retrouver sa voix, puis elle ajouta : — C’était mon mari... Je l’ai enseveli ce matin... On se battait... Personne ne voulait le transporter : alors j’ai acheté à un paysan ce cheval et cette charrette... Ne trouvant rien à dire, Gabriel Marty enleva son képi, tomba à genoux, fit un signe de croix, et se mit à prier. Un quart d’heure après, la charrette filait sur la route, au petit trot du cheval. La veuve du baron de Plémoran conduisait. Et, derrière elle, le jeune soldat étendu dans la charrette sur de la paille, dormait déjà profondément, à côté du cercueil. Le cheval était un lourd mais solide cheval de labour. Pour lui faire garder le trot, la jeune femme le fouettait à chaque instant. La route, défoncée et presque détruite par les allées et venues de plusieurs corps d’armée, devenait à chaque instant très difficile. La jeune femme s’en tirait en personne ayant beaucoup monté à cheval. Il pouvait être neuf heures du soir. Une montée très raide et très longue se présenta. Il ne s’agissait plus d’aller au trot. Elle quitta le fouet, tint les guides plus lâches, laissa le cheval aller à sa guise. Maintenant, elle se livrait tout entière à ses réflexions. Sans se rendre compte du pourquoi, elle se sentait devenue très calme. Son corps n’éprouvait plus cette agaçante trépidation nerveuse qui, une heure auparavant, la secouait malgré elle. Puis elle se dit que c’était peut-être à la présence du blessé qu’elle devait sa présente tranquillité. N’y a-t-il pas des moments où la compagnie d’un enfant au maillot, même d’un animal, suffit pour réconforter ? Qui sait, le lendemain, on amputerait peut-être ce garçon. Dans vingt-quatre heures, il serait peut-être mort comme M. de Plémoran. Eh bien ! c’est ainsi qu’il le lui fallait ! Valide, bien portant, bien armé, prêt à lui prêter main forte, elle n’en aurait plus voulu. Pourquoi ? Parce que, maintenant qu’elle avait tant fait que d’être héroïque, elle ne voulait pas « qu’on lui gâtât son héroïsme. » Aussi, son plan était-il arrêté. Tant que le jeune soldat ne remuerait pas davantage, continuerait à ne pas être gênant, elle le voiturerait, jusqu’à ce que, le jour venu, elle pût le laisser dans une auberge ou dans quelque ferme hospitalière. Elle donnerait même de l’argent pour que le malheureux ne manquât de rien, fût soigné convenablement. Puis, elle continuerait son voyage, jusqu’à ce qu’elle atteignît la prochaine gare de chemin de fer. Si la voie était coupée, elle irait plus loin. Dût-elle faire encore cent kilomètres seule, au milieu de cette contrée où plusieurs corps d’armée se battaient depuis quinze jours, elle finirait bien par trouver un train qui la ramènerait en Basse-Bretagne, à Plémoran, elle et les restes de son mari. Qu’avait-elle à craindre, après tout ? On respecte généralement les morts. Que le hasard de son voyage funèbre lui fît traverser un détachement armé, le pis qu’il pût lui arriver était qu’on fouillât le chariot : Allemands ou Français, corps réguliers ou uhlans, ou francs-tireurs, se découvriraient devant un cercueil et la laisseraient passer librement, en lui présentant les armes. Pas d’autre danger, en somme, que celui des maraudeurs isolés, traînards, déserteurs ou paysans avides ! Elle avait entendu parler de cette écume malfaisante que deux armées en campagne soulèvent toujours à leur suite ; de ces corbeaux humains qui, le lendemain d’une affaire, s’abattent sur le champ de bataille pour détrousser les cadavres, qui achèvent les blessés afin de les fouiller plus à l’aise. Contre ces lâches, quelle que fût leur nationalité, elle avait un revolver. Sa main droite s’enfonça dans la grande poche de sa pelisse, pour le palper : il y était toujours ! Elle se sentit très rassurée. Puis, le cours de ses pensées changea. Ce n’était plus elle qui courait ainsi la nuit, seule, sur les grands chemins ! Mais, une autre, une femme extraordinaire, qu’elle avait quelquefois rêvée, vivant d’une vie qu’elle n’avait jamais vécue. Et l’incroyable de l’aventure, l’invraisemblance de cette réalité, la faisait par moments rire d’un vague rire intérieur. Cette femme extraordinaire, tout enfant, ne lui était-elle pas apparue dans les quatre-vingts pièces délabrées du château de Plémoran. Son oncle, lui, le vieux marquis, à l’humeur taciturne, passait encore, malgré son âge, des trois jours de suite à la chasse, restait des mois entiers sans lui parler. Démesurément grande, sèche et anguleuse, laide et mal habillée, sa tante, quand elle n’était pas à prier dans la chapelle au fond du parc, lui faisait réciter son catéchisme, l’épouvantait sur les supplices de la damnation éternelle, ou lui expliquait des recettes pour conserver les pommes. Son cousin germain, de quinze ans plus âgé qu’elle, « Monsieur Trivulce », mauvais comme une gale et égoïste comme un fils unique, bien que déjà fiancé à « Mademoiselle Édith », ne se souciait pas plus d’elle que d’une de ces pauvresses en haillons qu’il mettait en fuite à coups de pierre, lorsqu’il les apercevait glanant quelques branches de bois mort. Un des grands amusements de « Monsieur Trivulce » pendant les récréations que lui laissait l’abbé son précepteur, ne consistait-il pas à pousser, à pincer ou à battre celle qui devait devenir sa femme. Il l’eût peut-être estropiée pour la vie sans la protection de sa nourrice, à elle, bonne Bretonne, née à Plémoran, ne sachant ni lire ni écrire : une imagination naïvement poétique qui lui racontait toute sorte de légendes. De ces légendes, sucées en bas âge comme un lait héroïque et merveilleux, des portraits de famille, quelques-uns noirs de la poussière de plusieurs siècles, accrochés dans les immenses galeries, des vieilles tapisseries seigneuriales usées jusqu’à la trame, de l’atmosphère même, sombre et rance, de ce séjour peu récréatif, « Mademoiselle Édith » avait évoqué une idéale créature. Forcée de vivre en dedans, portée à la rêverie par la contrée elle-même, par ce ciel couvert, par ces grands bois, par les coups sourds de l’Océan non loin de là martelant la falaise, par le vent s’engouffrant dans les vieilles croisées disjointes et mugissant à travers les interminables corridors, elle fût morte sans cette compagne invisible qui semblait grandir et se modifier en même temps qu’elle. D’abord, son enfance sans jeux avait longtemps joué avec cette petite sœur du rêve. Puis, vers quatorze ans, lorsqu’elle se cachait pour lire des romans de chevalerie dérobés dans la bibliothèque, la petite sœur s’était changée en une belle châtelaine héroïque, inspirant de nobles passions, aimée par de purs chevaliers qui tombaient mortellement frappés en baisant une mèche de cheveux. La beauté de la belle châtelaine héroïque était faite de cent traits divers empruntés à toutes les Plémoran de plusieurs siècles accrochées dans la galerie des portraits : l’élégante sveltesse de sa taille descendait de la raideur hiératique de telle contemporaine de Philippe-Auguste ; elle possédait les grands yeux cerclés de bistre de celle-ci, qui avaient fait sensation à la cour de Louis XIII ; et le teint de lis et de rose de celle-là, relevé par une mouche, comme on en portait sous la Régence, et le noble port de tête de cette autre, et le nez, un peu busqué, de toute cette rangée ; enfin, de cette dernière, l’adorable cou de cygne impitoyablement tranché un jour par le couperet du docteur Guillotin. Aussi, de quatorze à dix-neuf ans, la belle vie ! Trivulce, son éducation terminée, vivait à Paris à sa guise, en attendant l’heure de son mariage arrêté d’avance avec sa cousine germaine. Le marquis, les jambes percluses, ne bougeait de son grand fauteuil, parlait peu, n’admettait d’autres soins ni d’autre compagnie que celle d’un vieux serviteur septuagénaire. Sa tante avait joint à ses stations dans la chapelle l’élevage des perruches et des petits chiens. Alors elle avait joui de la plus grande liberté. Quelles chevauchées folles dans les profondeurs des bois ou le long de la falaise, escortée seulement de loin par deux gardes-chasse. Elle aimait aussi passionnément la lecture. La nuit surtout, quand tout dormait depuis longtemps dans le château : elle, blottie dans son large lit à colonnes, la grande lampe sur la table de nuit ! Le vent avait beau mugir par les fentes des portes avec des plaintes d’âme en peine. Les douces heures rapides, où l’immobilité du corps rendait sa pensée plus ailée ! La vivante et féconde solitude, peuplée d’intenses visions ! Que de fois, ayant enfin soufflé sa bougie, elle avait dû tirer les lourds rideaux de son lit, afin de ne pas voir la lumière du jour naissant. Il est vrai qu’elle ne se réveillait alors qu’au premier coup de cloche sonnant le déjeuner et qu’elle descendait en retard, les yeux battus, très pâle. Mais sa tante, qui n’avait jamais fini de bichonner sa petite meute, descendait plus tard qu’elle. À la longue, la bibliothèque entière y avait passé. Dans un vieux Robinson Crusoë, dont il manquait des pages, l’empreinte du pied de « Vendredi » l’avait fait palpiter. Elle avait lu deux fois tout Walter Scott, et une histoire des Croisades interminable, et des romans moyen-âge ; puis, des récits de voyages merveilleux, la conquête du Mexique par Fernand Cortez. Atala, René, et les Natchez avaient noyé son esprit dans une brume poétique, au milieu de laquelle, subitement, un coup de clarté : la lecture d’un volume dépareillé de la Comédie humaine ! Ensuite, elle s’était jetée sur le théâtre : rien compris à un Shakspeare traduit par Ducis ! Racine l’avait ennuyée ! mais elle avait fait des trouvailles d’émotion dans Corneille. Molière l’avait fait rire sans la passionner, à un âge où, ne sachant rien de la vie, elle ne comprenait pas les dessous cruels de ce rire. De même elle avait avalé, sans se l’assimiler, Diderot, les cent volumes des œuvres complètes de Voltaire, des livres de chimie et d’histoire naturelle, le Dictionnaire philosophique. Puis un jour qu’assommée par des livres qui n’étaient pas à sa portée, n’ayant plus rien à lire et assoiffée de nouveau, elle bouleversait de fond en comble la bibliothèque, le hasard lui avait révélé l’existence d’un « secret ». Elle n’avait eu qu’à presser un imperceptible bouton simulant une nodosité naturelle du bois, et un panneau avait basculé, découvrant une cavité cachée. Elle était tombée sur une vingtaine de volumes pornographiques. Celui qu’elle ouvrait au hasard, un roman du marquis de Sade, ne lui apprenait rien, tant était grande alors son innocence. Elle en feuilletait plusieurs autres, sans y comprendre un mot. Puis, elle ouvrait Gamiani, par le vicomte Alcide de T..., avec gravures. À la vue de ces gravures, elle devenait tout de suite très rouge. Une brûlure subite lui courait le long de l’épine dorsale. Et elle se tournait du côté de la porte, inquiète, indécise. Une domestique, ses chambres achevées, balayait la galerie précédant la bibliothèque. Sa tante allait passer pour se rendre à la chapelle. On pouvait entrer ! Alors, refermant précipitamment la cachette, Édith s’enfuyait au bout du parc, au fond d’un bosquet touffu où nul autre qu’elle n’était venu depuis dix ans. Là, sûre de n’être pas dérangée, au pied d’un vieux faune en pierre, mutilé, lutinant une nymphe sans bras, elle avait regardé de nouveau les gravures. Puis elle avait ouvert un autre volume : Daphnis et Chloë. Celui-là, elle le dévorait d’un bout à l’autre sans en sauter une ligne. L’inoubliable après-midi ! Depuis trois semaines, elle venait d’avoir dix-neuf ans. En juin ! Il faisait chaud. Autour d’elle, dans la profondeur des charmilles, de doux frottements d’ailes palpitaient avec un bruit de caresse invisible. La joue embrasée et le front en sueur, suffoquée, elle cessait parfois de lire. Deux papillons blancs voletaient lentement l’un autour de l’autre, puis finissaient par ne faire qu’un seul papillon blanc. Le soir, à table, elle n’avait pas mangé. Alors, pendant deux longues années, de dix-neuf à vingt et un ans, elle s’était sentie tout autre. Cette sœur du rêve, cette créature imaginaire qui, dans son enfance, avait partagé ses jeux, puis qui avait grandi en même temps qu’elle, qui s’était embellie des beautés éparses de toute une race et des ressouvenirs adorables de ses lectures, où donc s’était-elle retirée ? Était-elle retombée dans le néant ? Ou bien, retenue au loin par une puissance supérieure, gémissait-elle en secret, le cœur gros, les yeux noyés de larmes éternelles ? Car il n’était pas possible que l’apparition immaculée, la touchante compagne de ses années chastes, se fût changée en bête. Et c’était vraiment une bête qui l’avait hantée nuit et jour pendant ces deux ans : une bête lâchée et impudique, chevauchant des voluptés immondes, rêvant un assouvissement irréalisable. Pas de répit ! Aussi bien les jours, dans le solennel ennui du vieux château, que les nuits, ses nuits brûlées, où l’aurore finissait par la surprendre n’ayant pas fermé l’œil, mordant de rage son oreiller ! La belle saison faisait-elle palpiter la campagne d’un frisson de vie, elle partait de grand matin à pied ou à cheval, toute à son idée fixe, espérant vaguement se contenter au milieu du rut général des êtres. Mais elle rentrait exaspérée, dans un état à faire pitié, montait droit à sa chambre, s’y enfermait à clef, arrachait sa robe ou son amazone, dégrafait son corset et se jetait la face contre son lit, étouffant, ouvrant les bras dans le vide à un être inconnu, puis les tordant de désespoir, retenant des appels rauques. Sur la route nationale, dans une voiture de bohémiens, n’avait-elle pas vu une fille de son âge, aux cheveux crépus, toute dépoitraillée, dormir, en tenant embrassée la taille du beau mâle qui conduisait. À travers une haie, elle avait écouté les petits cris d’une paysanne, renversée par un valet de ferme dans l’herbe fauchée et ne résistant au gars qui lui relevait les jupes, que par des « Finis, Pierre... j’appelle !... je me fâche !... » bien faibles. Devant ses yeux, la fille de la ferme avait aidé le taureau à saillir une vache. Deux mésanges sur une branche s’étaient accouplées. Et elle n’était ni la mésange, ni la vache, ni la paysanne, ni la bohémienne. Jusqu’aux émanations des fleurs printanières qui empoisonnaient l’air d’un irritant parfum d’amour. Elle était devenue très maigre. Un grand cercle bleu lui avait entouré les yeux ; elle était tombée malade. Un médecin mandé de la ville lui avait ordonné du fer. Sa tante faisait brûler des cierges à la chapelle. La nourrice, qui ne savait ni lire ni écrire, marmottait entre ses dents : « Il faudrait la marier. » Puis la bête cynique qui l’avait hantée pendant ces années malsaines, s’était anéantie à son tour. Du jour où elle avait épousé Trivulce, revenu de Paris pour la circonstance, tout était mort en elle. Rien qu’à la façon dont celui qu’elle revoyait après cinq ans, avait déposé sur son front le premier baiser de fiancé, elle s’était sentie écrasée d’un immense désespoir. Le mariage s’était pourtant consommé sans qu’Édith osât proférer une plainte, s’ouvrir à son oncle ni à sa tante, risquer une objection. Dans l’église de Plémoran, sous son voile de mariée, au moment de devenir la femme de ce cousin qui la battait dans son enfance, resté tyrannique et sot, un étouffement lui avait serré la gorge. Elle avait subitement manqué d’air, comme si, tombée dans une fosse, elle s’était senti sceller une pierre tombale sur la tête. Enfin, au bout de quinze mois, voilà qu’en cette fosse étouffante du mariage, par une fissure inespérée, un peu d’air et de jour avait pénétré. La guerre ayant éclaté, après nos premières défaites, Trivulce était revenu un soir de chez un voisin, M. de Kérazel, en disant : « Grandes nouvelles ! vous ne savez pas : Cathelineau arme des volontaires... Kérazel en est... Et de la Ferté !... Et de Kéralu !... Et de Quiberon !... » Elle l’avait regardé avec plus d’intérêt qu’à l’ordinaire. « Moi, je pars demain, » avait-il ajouté simplement. À la bonne heure ! Elle avait reconnu là un Plémoran, elle qui en était ! Et elle lui avait tendu la main avec une sympathie qu’elle ne lui avait jamais montrée. Le lendemain, il était parti. Aujourd’hui, elle le ramenait, mort, couché dans cette caisse de bois blanc... Et Édith tourna la tête vers l’arrière de la charrette. La grande montée était gravie, elle fouetta son cheval. En avançant plus vite, la charrette ressautait fort chaque fois que les roues rencontraient quelque pierre. Il arrivait que, la pierre étant très haute, la charrette sonnait tout entière avec un grincement de dislocation. Et, chaque fois, Édith était machinalement tentée de se retourner pour s’assurer que la charrette contenait toujours le lugubre fardeau. Maintenant, il lui semblait presque qu’elle avait aimé le baron. Elle ne se souvenait plus de l’infernale malice avec laquelle monsieur Trivulce, aux heures de récréation, se vengeait sur elle de l’ennui d’avoir traduit Plutarque et de s’être promené avec son abbé au milieu du « jardin des racines grecques ». Elle oubliait les quinze ans que son mari comptait de plus qu’elle, le profond égoïsme du fils unique, le terre-à-terre d’une âme basse, l’indifférence blasée du viveur parisien d’un moment, qui ne se consolait pas d’être rivé à la province par la médiocrité de sa fortune. Ce triste personnage, au détestable caractère, avait fait son devoir en s’engageant, et était mort sur le champ de bataille, comme un Plémoran doit mourir : elle ne pensait plus qu’à ce mérite ! Le reste n’existait plus. Même, elle qui était née aussi Plémoran, se disait avec mélancolie que le nom venait de s’éteindre à jamais, puisqu’il n’existait pas d’autre branche et qu’elle n’avait pas d’enfant. Elle n’était donc point éloignée de se croire profondément malheureuse. Sans le soutien de la pensée qu’elle accomplissait un grand devoir, qu’elle devait elle-même se montrer digne de sa race, peut-être, les nerfs aidant, eût-elle fondu en larmes sincères. Tout à coup, malgré elle, Édith tressaillit. Un long soupir, là, derrière son dos, et le remuement d’un corps qui se retournait ! Gabriel Marty, qu’elle avait complètement oublié, venait de remuer. Il s’était mis sur le côté gauche, le derrière et les pieds portant contre le cercueil. Dans cette position nouvelle, il ronflait, très fort, comme quelqu’un harassé de fatigue. Et ce ronflement mit hors d’elle madame de Plémoran. Ce ronflement l’empêchait de suivre le fil de ses pensées. Maintenant elle regrettait de s’être chargée du blessé. Elle n’avait écouté que la compassion, elle s’était décidée bien vite ! Les personnes chez qui le premier mouvement est celui du cœur, doivent se défier du premier mouvement. Elle réfléchissait trop tard ! Si elle rencontrait des Prussiens, la présence dans sa charrette de ce soldat français en uniforme et armé de son fusil, pouvait lui devenir très préjudiciable. Aussi, à la première habitation qu’elle rencontrerait, elle se débarrasserait du blessé ; même, si elle croisait sur la route quelque voiture, elle entrerait en pourparlers pour s’en débarrasser tout de suite, avec de l’argent. En attendant, bien que la route montât de nouveau, elle rouait de coups le cheval pour le faire galoper, afin que le bruit des roues couvrît ce ronflement qui l’agaçait. Vers minuit et demi, Gabriel Marty se réveilla. Il se sentait mieux. Les quelques gorgées de rhum avalées, quatre ou cinq heures de profond sommeil, lui avaient rendu quelque force. Désenflammée par le repos, sa blessure au pied le faisait moins souffrir. Ce sentiment de bien-être fut traversé à peine par le ressouvenir qu’il se trouvait étendu à côté d’un cadavre. Que lui importait, après tout, que derrière cette planche il y eût un homme mort ! La draperie noire n’offusquait même plus ses regards ; elle avait fini par glisser entre le cercueil et le fond de la charrette. Cet homme, il ne l’avait jamais vu ! D’ailleurs, depuis quelques jours, la mort était chose commune autour de lui : et celle d’autrui laisse froid, vous remplit même d’une involontaire satisfaction égoïste, lorsqu’on se dit que cela aurait pu être soi. Le cercueil n’était déjà plus qu’une caisse de bois blanc ordinaire, grossièrement faite. Néanmoins, il fit un machinal signe de croix, remua un peu les lèvres en murmurant bien bas le De profundis ; puis, ayant cherché sous sa tunique son scapulaire, il le baisa. Et il tourna le dos à M. de Plémoran. La jeune femme, elle, ne s’était aperçue de rien. Assise sur le banc, à l’avant de la charrette, elle conduisait toujours. Il n’aurait eu qu’à tendre le bras pour la toucher, mais la nuit était si noire qu’il ne distinguait qu’imparfaitement sa silhouette. De temps en temps, une grosse toux l’agitait tout entière sous sa pelisse : elle s’était enrhumée. — « Pourvu que cette admirable et courageuse personne, se disait-il, n’attrape point une maladie ! » S’il l’eût osé, lui qui maintenant avait retrouvé sa chaleur, il se serait dépouillé de sa capote pour la lui étendre sur les pieds, et il lui eût passé autour du cou son cache-nez de laine. Puis, les pensées de Gabriel devinrent vagues. Ses longs cils baissés finirent par se rejoindre. Il retomba dans un demi-sommeil. Il se sentait enfoncé dans une grande douceur. Une félicité inconnue envahissait tout son être et il s’y abandonnait. Tout lui venait de la présence de cette jeune femme dont il n’avait qu’un moment entrevu les traits. Elle lui avait sauvé la vie ! Son âme, dans une effusion de reconnaissance, s’élançait continuellement vers elle. Et il sentait qu’elle était là tout près, à sa portée : d’un geste, il aurait pu lui enlacer la taille. Même, une tentation le prenait : allonger sournoisement un bras sur la paille, porter sans bruit la main près du bas de ses jupes, les lui effleurer du bout des doigts. Il savait que ce contact lui procurerait la volupté d’une caresse. Cette volupté, il en avait soif ! Il cédait déjà ! Mais, dans l’engourdissement du demi-sommeil, son bras n’étant pas prêt à exécuter tout de suite sa volonté, l’abbé Marty eut le temps de se souvenir qu’il était prêtre. La femme, cela lui était défendu ! Il ne devait pas y toucher, même en pensée ! Jusqu’ici une terreur sainte et mystérieuse l’avait préservé de son contact. Mais il n’avait pas toujours été prêtre ! Tandis qu’en remontant à ses plus lointaines années, la femme était déjà la précoce, et instinctive, et unique préoccupation de sa vie. Tout enfant, à Vitré, en sortant des vêpres avec sa pieuse mère, sous les ormes séculaires de la place, autour de la gothique basilique, arrivait une vieille amie, veuve, toujours accompagnée de sa fille, une grande et forte fille de vingt-cinq ans qui ne trouvait pas à se marier. Celle-ci se baissait chaque fois pour embrasser le petit Gabriel. Et le petit Gabriel ne restait-il pas une grande minute pendu au cou de la belle fille, lui mangeant la couleur des joues, l’étreignant de ses jambes de jeune chat voluptueux ! Son père était huissier au tribunal. Grandi dans le cabinet de l’huissier, au milieu des significations de jugements, protêts et saisies, liasses de papier timbré jauni d’où s’exhalait l’odeur de la poussière, du renfermé et du moisi, jointe à un parfum écœurant de chicane, Gabriel avait passé toute son enfance dans une pièce triste dont l’unique fenêtre, aux vitres poussiéreuses, donnait dans une ruelle. La ruelle était étroite, et personne n’y venait, excepté les samedi, dimanche et lundi, où, des hommes en blouse, titubants, entraient et sortaient, habitués d’une sorte de cabaret borgne, tapi en un rez-de-chaussée du fond de la ruelle. Des éclats de voix avinées, jurons, disputes et chants bachiques, montaient ces jours-là. Et des hoquets vineux, des vomissements, se mêlaient au gargouillement des eaux de cuisine, vidées dans les plombs, à chaque étage. Mais, à une fenêtre d’en face, à l’étage supérieur, dans un encadrement de volubilis et de capucines grimpant le long de quatre ficelles, une jeune fille travaillait. À chaque instant, la voix sèche et brutale d’une mère la gourmandait : « Maria ! Maria ! » Pourtant Maria ne perdait pas une minute, cousait du matin au soir. On entendait continuellement le petit bruit de son aiguille ou de ses ciseaux. Seulement, les après-midis où la mère s’en allait au lavoir, un paquet de linge sur la tête, Maria prenait un peu de bon temps, se mettait à regarder dans la ruelle. Alors, lui, voyait apparaître son front éclatant de blancheur, ses abondants cheveux roux toujours en désordre. Parfois, elle s’amusait à cracher dans la ruelle ; elle essayait d’atteindre quelque chat en lui lançant une petite motte de terre prise dans la caisse aux volubilis. De clairs éclats de rire défaisaient soudain le fichu bleu croisé sur sa poitrine. Quelquefois aussi son regard plongeait dans le cabinet de l’huissier. Alors, lui, devenait rouge, baissait tout de suite le nez dans ses paperasses. Et ce qui lui semblait très doux, à dix ans, pendant que, petit clerc, il recopiait les paperasses, c’était de se dire que cette Maria, âgée pourtant du double de son âge, travaillait à côté de lui. Quelquefois, l’après-midi, Maria se mettait à chanter quelque romance langoureuse, dont elle recommençait éternellement les couplets, d’une voix traînante et monotone. Et le père de Gabriel était alors au tribunal ! Et un reflet de soleil couchant entrait par la fenêtre ouverte, venait jaunir la vieille étude obscure ! Il ne comprenait pas bien encore le sens des mots : « Amant... maîtresse... amour... » dont étaient remplies les romances de Maria. Pourtant, ces soirs-là, à peine était-il couché, et sa mère avait-elle emporté la lumière, qu’il revoyait par la pensée la fenêtre aux capucines et aux volubilis. La tête dépeignée de Maria apparaissait ! Et voilà qu’elle venait de se glisser dans sa chambre ! Elle était là maintenant, à côté de lui, dans son lit ; il la tenait embrassée, et lui disait bien bas : « Je t’aime ! je t’aime ! » jusqu’à ce qu’il fût endormi. Parfois, il le lui disait encore pendant son sommeil. Puis, brusquement, à partir d’un certain jour, Maria avait cessé de chanter. Plus la même : répondant à sa mère quand celle-ci la grondait ! fondant tout à coup en larmes ! l’œil cerné d’un cercle sombre ! Un matin, qu’il la regardait à la dérobée arrosant ses volubilis, ne lui avait-il pas semblé voir une grosse larme tomber dans la caisse en bois. Elle avait à coup sûr quelque chose. Puis un soir, de sa chambre, dont la fenêtre donnait à côté de celle du cabinet, il avait entendu une scène violente : « Salope ! Garce ! criait le père de Maria. Enceinte ! et sans vouloir nous dire de qui, encore !... Tiens, garce ! Tiens, salope ! » Et chaque injure était un coup différent. Il entendait distinctement le bruit mat de la tête de la pauvre fille cognée aux meubles. Jusqu’au jour, Maria avait hurlé de douleur. Et, depuis lors, il ne l’avait plus aperçue entre les volubilis. Elle avait quitté ses parents. Et lui, trouvant le cabinet de l’huissier triste comme un tombeau, avait signifié à son père qu’il ne serait jamais huissier. Sa mère ayant toujours rêvé d’avoir un fils prêtre, il s’était fait prêtre. Prêtre, il n’avait jamais été débarrassé de l’idée fixe de la femme. D’abord, pendant ses six années de petit séminaire, il s’était longtemps souvenu de cette Maria. En classe, pendant qu’on leur expliquait l’Epitome historiæ sacræ, sa pensée s’envolait vers elle : « Que fait-elle maintenant ?... S’est-elle mariée avec celui qui l’a rendue enceinte ?... Est-elle retournée chez ses parents ?... Est-elle devenue une courtisane ? » Et, dans son gros dictionnaire français-latin, il se mettait à chercher les mots : courtisane, fille de joie, prostituée. À l’étude, ses voisins, cachés par leurs pupitres grands ouverts, se livraient entre eux à des pratiques obscènes. Lui, s’enfonçant le visage dans les mains, fermant les yeux, se bouchant les oreilles, pensait à la fenêtre encadrée de capucines et de volubilis : Maria lui avait protégé sa pureté ! À la chapelle, quand l’orgue-harmonium accompagnait des cantiques, ne s’imaginait-il pas entendre un écho lointain de sa voix très douce. Elle ressemblait vaguement à une vierge aux cheveux jaunes, peinte sur les vitraux au-dessus de l’autel. Un jour, il lui faisait des vers, cette fameuse pièce d’alexandrins, surprise par son professeur d’histoire ecclésiastique, qui l’avait lue devant toute la classe, en le comblant d’éloges malgré la pauvreté des rimes. Puis, en avançant en âge, une gaze impalpable avait insensiblement recouvert le souvenir de Maria. Ses cheveux, ses traits, sa voix, son nom même, tout s’était peu à peu enfoncé dans une brume. Mais il restait pourtant quelque chose d’elle au fond de son ardente piété du grand séminaire. Il avait voulu aimer Dieu de toutes les forces avec lesquelles il eût aimé une femme. Au lieu de la femme, Dieu : mystère pour mystère. Telle avait été « sa vocation ». Et il s’était lié par des vœux éternels. Mais au fond de l’enthousiasme du renoncement, pour calmer les révoltes fatales de la chair, ne s’était-il pas toujours promis que ces bonheurs lui seraient rendus au centuple dans un monde supérieur. Même en plein exercice de son divin ministère, pendant trois ans, disant sa messe, consacrant l’hostie, donnant l’absolution, il n’avait pu s’empêcher de croire que ces voluptés, il les retrouverait un jour spiritualisées, exemptes des troubles de la satiété. La confession surtout ! C’est là, dans la paix et le demi-jour de ce tribunal d’indulgence, qu’il avait continué d’aimer la femme. À travers le grillage léger, avait-il entendu chuchotter de mystérieuses confidences ! Les adorables heures ! D’une main de chirurgien spirituel autorisée à soulever les derniers voiles, il avait mis à nu la femme, toute la femme. Celle-ci lui avait apporté les troubles, instinctifs, d’une virginale innocence s’ignorant encore elle-même ; celle-là, les dernières résistances d’un cœur déjà possédé par la passion ; cette autre, le contre-coup des premières désillusions, les remords prématurés d’une contrition prête à glisser dans les rechutes ; cette autre, l’âge critique des désenchantements définitifs ; cette dernière, les aberrations d’un recommencement sénile ayant changé d’objet : mesquineries du bigotisme, enfantillages et radotages, pâles étincelles d’une flamme mourante. Et, toutes, il les avait également aimées d’un sacerdotal amour : leur facilitant les aveux, devinant ce qu’elles ne disaient pas, indulgent pour les égarées, vibrant à toutes leurs douleurs, pleurant avec elles sur leurs misères. Et, dans elles toutes, ce qu’il avait aimé alors, — chastement, croyait-il, chrétiennement, c’est-à-dire du même amour dont Notre Seigneur Jésus-Christ, lui, avait aimé Madeleine, — n’était-ce pas encore ce qu’il avait aimé, autrefois, avec la violence naïve de l’instinct : un être unique, abstrait, la plus adorable créature de Dieu : la femme ! Mais s’il n’avait jamais aimé la femme que comme Notre Seigneur Jésus-Christ et à travers la grille du confessionnal, n’était-elle pas monstrueuse l’injustice qui, au bout de trois ans de sacerdoce, lui avait interdit l’entrée de ce confessionnal ? Oh ! la jalousie de certains collègues de villages voisins, auxquels il avait enlevé involontairement des pénitentes de marque ! Les dénonciations à l’archevêché de Rennes ! Les lettres anonymes ! Appelé cinq fois en huit jours au palais épiscopal, il n’avait pas été sympathique au grand vicaire. Privé de son poste, la messe lui étant interdite pour six mois, il s’était d’abord incliné chrétiennement. Jusqu’au coup de tête de son engagement, ayant lu dans le journal, un soir, le récit des premiers désastres. Et, maintenant, blessé, sur le point de mourir de froid et d’inanition, il venait d’être sauvé miraculeusement par une jeune femme. Édith était prise à ce moment d’une quinte de toux. — Il fait très froid, pensa-t-il de nouveau. Elle va prendre une fluxion poitrine. Ce serait ma faute ! Son passé de prêtre ne lui défendait pas de la faire mettre à sa place sous la toile goudronnée, tandis que lui conduirait à son tour. Il se sentait tout à fait fort ! Mais comment adresser la proposition à cette baronne, qui, sur la route, lui avait parlé comme à un domestique. Dans sa timidité, il commença par changer deux ou trois fois de position dans la paille, en s’adressant à demi-voix à lui même, un : « Allons ! je n’ai pas trop mal dormi. » Puis, il s’assit, le dos appuyé au cercueil. Madame de Plémoran tourna la tête de son côté : — Avez-vous besoin de quelque chose ? J’ai du pain... de la viande froide. Gabriel Marty refusa. Il n’avait besoin de rien pour le moment. Il mangerait plus tard, quand madame mangerait elle-même. — Ne vous occupez pas de moi, dit-elle sèchement. Et sans s’arrêter à sa résistance, elle lui donna de ses provisions. Gabriel mangea docilement, le cœur gros. Il but encore du rhum. Puis, de ce ton obséquieux que prend un prêtre de campagne invité à la table du « château », voilà qu’il se confondait en remerciements, en excuses sur l’embarras qu’il causait. Même, l’habitude lui soufflait cette phrase : « J’appellerai sur vous, madame, toutes les bénédictions du Dieu tout-puissant. » Mais une réflexion soudaine arrêta la phrase au bord de ses lèvres, et la modifia en un simple : « Matin et soir, dans mes prières, je ne vous oublierai pas. » Édith l’écoutait, un peu étonnée. Il s’exprimait bien, pour un simple soldat ! Il avait de la religion ; un Breton véritable ! Puis, comme la gratitude du soldat tirait en longueur, elle crut y couper court, en disant : — Tout ça n’est rien... Vous êtes un brave garçon... Elle venait de reprendre les guides. — Vous pouvez vous rendormir, ajouta-t-elle. Et elle donna un petit coup de fouet au cheval. Déjà, retrouvant le fil interrompu de ses pensées, elle se remettait à calculer les conséquences de son veuvage. Voyons ! elle arrivait à Plémoran : quel accueil recevait-elle de son oncle et de sa tante, c’est-à-dire de son beau-père et de sa belle-mère ? Quelle contenance garder devant leur désespoir, elle qui n’avait pas approuvé leur opposition à ce que leur fils unique s’engageât ? Comment amortir autant que possible le coup ? Prévenir par dépêche... Non ! plutôt par une lettre... Mais voilà que le soldat ne s’était pas recouché sur sa paille. Et il osait lui parler encore, l’importun ! C’était un vrai manque de tact, presque de l’insolence. S’imaginait-il donc qu’elle allait passer la nuit à faire avec lui la conversation ? Le malheureux la prenait peut-être pour son égale ! — Allons ! Allons ! Assez ! fit-elle d’un ton coupant. Taisons-nous ! Et elle ne tournait même pas la tête vers lui, pour lui dire cela. Tout le sang de Gabriel s’était glacé. Sans le vouloir, il lui avait donc été désagréable. Et ce n’était pas à coup sûr le sens des paroles : toute sorte de circonlocutions humbles pour lui offrir de braver à sa place le froid. Elle n’avait même pas entendu ! Quelle femme était-ce donc ? Et, près d’elle, comme il se sentait, lui, petit, mesquin, indigne et misérable ! Il se recoucha docilement sur la paille, comme un chien. Du côté d’Édith, après les brusqueries de l’emportement, déjà un retour de bonté naturelle. « J’ai peut-être trop rudoyé ce garçon. Après tout, il a l’air bien élevé ; plutôt timide et retenu qu’audacieux. » Mais, d’où vient qu’il ne soufflait plus mot. Un sourire passa même sur les lèvres d’Édith. À une aussi brusque incartade, le malheureux cherchait évidemment quelque chose à répondre. Eh bien ! à son aise ! Il fallait lui donner le temps de trouver, à ce garçon intéressant : elle se souvenait maintenant de ses traits entrevus à la lueur de la lanterne. Un nouveau sourire ! « Ah ! cà, vais-je m’occuper tout le temps de lui ! » Puis, son front se rembrunit : elle était retournée en pensée à Plémoran. Elle en revint bien vite. « Que fait pourtant mon blessé ? » Et elle écouta. « Se serait-il endormi ? » Alors, comme elle n’entendait même plus respirer Gabriel, un vague sentiment de peur... Non, pourtant ! on ne mourait pas aussi vite ! Mais il était prudent d’y voir clair. Elle ne connaissait pas cet homme, après tout ! Il y avait de ces caractères sournois et susceptibles, parmi les Bretons ! Qui sait si celui-ci ne se disposait pas à la frapper par derrière de quelque mauvais coup ? Elle avait déjà lâché les guides, saisi la lanterne, et elle en projetait la clarté dans la direction de Gabriel. Leurs regards se croisèrent. Elle remarqua tout de suite le bouleversement de son visage. — Qu’avez-vous donc ? s’écria-t-elle. Gabriel détournait la tête. — Souffririez-vous davantage de votre blessure ? Il fit signe que non. Toujours la lanterne à la main, Édith se rapprochait. Puis : — C’est peut-être moi... Je vous aurai fait de la peine... Sa voix était devenue très douce. — Je vois que c’est moi ! Il ne faut pas m’en vouloir, vous savez... Nous ne sommes pas dans des circonstances ordinaires. Elle lui tendit la main. Il ne se retournait même pas. — Voyez ! je suis là... Je viens vous tendre la main, vous demander pardon... Cette main, Gabriel la pressait. Et, incapable de dire un mot, se contenant pour ne pas sangloter, il la porta à ses lèvres. Édith la lui abandonnait, avec la sérénité d’une conscience qui vient de réparer un tort. Maintenant, au contraire, elle se sentait pleine d’abnégation, d’humilité chrétienne. Lors de l’enrôlement de M. de Plémoran, n’avait-elle pas songé à partir, elle aussi, comme ambulancière ? L’étrange ambulancière qu’elle eût fait, si, sous la croix de Genève, elle ne s’était pas dépouillée de ses fiertés de fille noble. « À la guerre, comme à la guerre. » Rien que pour voir, elle allait jouer un peu à la sœur de Charité. Elle voulut absolument lui panser sa blessure. Gabriel résistait. Il ne souffrait plus, sa parole d’honneur ! Ce n’était vraiment pas la peine : le bandage de son pied était très suffisant. Pour sûr, la balle était sortie : rien que du repos suffirait à le guérir. Mais elle, ne voulait pas « se payer de mots ». La vue, en tout cas, ne pouvait lui faire de mal, et elle tenait à voir ! Elle fit valoir à plusieurs reprises l’argument : « Si la gangrène allait s’y mettre... » Pourtant tout restait inutile ; le Breton s’entêta. Mille morts plutôt que d’écœurer la jeune femme par l’étalage de ses loques rougies, de sa plaie à vif, de son pied souillé de boue et de sang ! La certitude que tout cela sentait mauvais, lui était particulièrement intolérable. Alors, cette lutte de retenue et de zèle charitable menaçant de s’éterniser, Édith s’emporta : — Je veux... entendez-vous bien ?... Je... veux ! » Voyons ! était-elle la maîtresse, sur sa charrette, oui ou non ? Lui, n’avait qu’à ne pas y monter, tantôt. Elle ajouta même sèchement : — Si vous ne cédiez pas, il ne vous resterait qu’à descendre... Un long regard d’effroi, de soumission tendre, fut la réponse de Gabriel. La lanterne, pendue maintenant à un clou à crochet contre une des parois de la charrette, ne les éclairait que d’une clarté douteuse. Édith releva la bougie davantage. Puis, agenouillée sur la paille, à côté de son blessé, elle était en train de tirer d’un énorme sac de voyage une éponge, des bandes de toile, diverses fioles : arnica, eau-de-vie camphrée, etc., toute une petite pharmacie emportée de Plémoran par précaution. Mais, où déposer son attirail ? Une large caisse en bois blanc ne se trouvait-elle pas là, devant ses mains, comme tout exprès ? Sans balancer, elle étala sa pharmacie sur le cercueil, qui lui fut aussi commode qu’une table. Même, à un ressaut de la charrette, un peu de l’eau qu’elle avait versée sur l’éponge dans un grand plat, se répandit. Et, entre les planches mal jointes, quelques gouttes de cette eau durent asperger les restes du zouave pontifical. Mais Édith, qui venait de se débarrasser de la pelisse et de relever jusqu’au coude les manches de son manteau de velours noir bordé de fourrures, ne pensait qu’à ses préparatifs. Il y avait encore de l’enfant en elle. Elle mettait de l’amour-propre à vouloir paraître très expérimentée. — Allez, vous n’avez rien à craindre ! je ne vous ferai aucun mal... J’ai la main très douce. Et, tout en déroulant ses bandes avec la dextérité d’un interne d’hôpital, elle se mit à lui raconter qu’autrefois, à Plémoran, elle avait soigné la fille d’un de ses fermiers qui avait fait une chute atroce devant elle. Puis, quand tout fut prêt, elle arrêta le cheval, afin de ne pas être gênée par les trépidations de la charrette en marche. — Là ! fit-elle. Maintenant, vous, il faut que vous vous étendiez de tout votre long sur la paille... Gabriel essayait d’une dernière résistance. — Il le faut ! répéta-t-elle d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Je dois avoir toutes mes aises... Vous, vous n’avez pas besoin de voir... Elle devenait pourtant très pâle à mesure qu’elle retirait délicatement les haillons boueux et sanglants. Mais quand la déchirure produite par la balle fut à nu, elle se pencha résolûment, et regarda de très près, une seconde bougie qu’elle venait d’allumer à la main. À la lueur de la bougie, Gabriel, étendu, voyait en plein le visage d’Édith. Elle fronçait les sourcils. Une ride profonde, de haut en bas, lui coupait le front en deux. Et elle gardait le silence, tandis que le blessé, à qui l’air faisait éprouver une vive cuisson, tremblait de tout le corps avec des gémissements étouffés. Puis, gravement, sérieusement, avec la tranquille certitude d’un professeur de clinique se prononçant devant les élèves à la visite du matin : — Rien à craindre, mon ami !... Ce ne sera rien... Gabriel éprouvait maintenant un bien-être. Sur sa blessure, la douceur de ces bandes de vieille toile souple, enduites de cérat, qu’elle achevait de lui appliquer légèrement. Et elle l’avait appelé son ami ! — Merci... Merci... balbutiait-il, suffoqué de reconnaissance. Il était agenouillé devant elle, sur la paille. Il eût voulu prononcer des phrases, des mots ; mais rien ne sortait que ces « merci ». Alors, il eut la ressource des larmes. Il pleura longtemps, prosterné devant Édith. Et il se trouvait soulagé de pleurer. En même temps que cette pluie chaude jaillissait de ses yeux et lui baignait le visage, quelque chose de tiède aussi, d’extraordinairement doux, se répandait en lui, l’inondait d’une félicité inconnue. Et elle, à côté de lui sur la paille, le laissait pleurer, tout en remarquant qu’il avait de beaux yeux, expressifs. Pour la première fois, elle le regardait avec attention, détaillant ses traits à la lueur de la lanterne. « C’est presque un enfant, pensait-elle ; il est vraiment tout jeune, plus jeune que je ne le croyais. » Et, presque aussitôt, toujours à elle-même : « Ses cheveux noirs coupés court sont admirablement plantés... Tiens ! de belles lèvres rouges, fraîches !... » Tout à coup, au milieu de la satisfaction de ces découvertes, le front de la jeune femme s’assombrit. Un regard aigu fouillant au fond de son passé ! une comparaison rapide ! et l’amertume de se dire : « Jamais un homme comme celui-ci ne m’a tenu dans ses bras. » Alors, elle se souvint qu’elle retournait s’enterrer à Plémoran, pour toujours ; et elle s’aperçut que le cheval était encore arrêté au milieu de la route. Édith reprit les guides, fit repartir le cheval. Puis elle accepta l’offre de Gabriel qui voulait conduire à son tour, lui qui avait déjà dormi. Elle quitta donc le banc et vint s’asseoir à l’intérieur de la charrette, sur la paille, à la place du jeune homme. La toile goudronnée tendue autour des cerceaux garantissait Édith. Elle avait moins froid. Mais elle se trouvait tout près du cercueil. Et sa pensée se glissa avec horreur entre les quatre planches où chaque ressaut secouait un corps inerte. Maintenant il lui semblait que ce voyage funèbre devenait interminable. Elle regarda l’heure à sa montre. À peine deux heures et demie ! Encore quatre grandes heures de nuit à passer. Le jour venu, seraient-ils encore loin de Blois ? À Blois, si on lui avait dit vrai, elle devait trouver un train, elle passerait par Tours et Angers. Une fois en Bretagne... Là, tant d’ennuis en perspective, un tel bloc de devoirs cruels et de corvées insipides, que, pour s’empêcher d’y penser, elle se mit à faire parler Gabriel sur les premières choses venues : Son régiment avait-il beaucoup souffert ? Son père et sa mère vivaient-ils encore ? Il était de Vitré ! La magnifique vue sur toute la vallée, de la place de l’église ! N’avait-il jamais eu de sœur ? Et, pour faire passer le décousu et l’in-à propos de la conversation, elle feignait de s’intéresser à ces choses. Sa voix arrivait à des inflexions d’intimité caressante. Gabriel se sentait très heureux. Pourquoi, maintenant, de la part de cette femme, tant de familiarité affectueuse ? Gabriel ne cherchait pas à savoir. Même, passé ! avenir ! rien n’existait déjà plus pour lui. Rien que l’envahissante volupté de l’heure présente qu’il eût voulu éternelle. Sur son banc, une langueur l’envahissait. Ses réponses étaient courtes. Les guides, qu’il tenait toujours, lui semblaient très lourdes. Pour un rien, il les eût lâchées, et ses yeux se seraient fermés, et il se serait laissé choir à côté de la jeune femme. Elle, s’alanguissait à son tour. Les paroles devenaient rares. Puis, la conversation tomba tout à fait. Édith crut avoir sommeil, s’étendit de son long sur la paille, prit ses dispositions pour dormir. Elle était sur le côté droit, les pieds dans une couverture, à l’avant de la charrette, la tête un peu exhaussée et touchant presque le cercueil. Et elle fermait les yeux depuis un moment, cherchant à s’assoupir, lorsque tout à coup la lanterne, dont la bougie avait brûlé jusqu’au bout, s’éteignit. Ils se trouvaient tous les deux au fond d’une obscurité profonde. Gabriel, toujours sur le banc, les guides à la main, ne distinguait même plus la route. Le cheval continuait d’avancer, machinalement. Alors Gabriel, n’entendant plus remuer la jeune femme, crut qu’elle dormait ; il osa s’étendre avec précaution parallèlement à elle, le plus loin possible. Mais, ni l’un ni l’autre ne dormaient, et, dans leur immobilité, ils eurent peu à peu très froid ; ils se rapprochèrent. Dans la nuit profonde, par le grand froid, sans s’être parlé, voilà qu’ils se trouvaient presque dans les bras l’un de l’autre. Alors, tout à coup, tous les deux à la fois, ils se serrèrent éperdument, et leurs lèvres qui se cherchaient, se rencontrèrent. C’était plus fort qu’eux ! Maintenant ils se dévoraient de caresses. Vers cinq heures du matin, Gabriel, qui dormait en tenant Édith endormie dans ses bras, se réveilla en sursaut, à moitié étourdi. La charrette s’étant presque renversée dans une ornière profonde, sa tête avait cogné contre le cercueil. Mais la charrette se redressa ; Gabriel se rendormit aussitôt, tenant plus étroitement Édith qui ne s’était pas éveillée. Le brouillard se dissipait à l’approche de l’aube. Et le cheval continuait d’avancer lentement, sans s’effrayer de la lueur rouge de cinq villages en flammes qui ensanglantaient l’horizon. La guerre achevée, l’abbé Marty rentra en grâce auprès de son évêque. Il s’était bien conduit sur le champ de bataille ! il boitait encore ! on lui donna une cure de village. Édith de Plémoran s’est remariée avec un agent de change. |
Landes - Contes et légendes annamites, 1886.djvu/40 |
Il voulait chercher un moyen de se faire roi, mais il réfléchit et se dit : « Je suis vieux et je n’ai pas de fils. » Là-dessus, il résolut de donner la couronne à son gendre. Il retourna donc en Chine, ordonna à son gendre d’exhumer le corps de son père et de le briûler, afin d’en porter les cendres dans l’Annam, dans un lieu où se trouvait la gueule du dragon. <ref follow=p39> — Le dragon azuré et le tigre blanc, représentants eux-mêmes les principes mâle et femelle de la nature, sont pour ainsi dire universellement présents dans la constitution géologique de notre globe. La situation des différentes parties de leurs corps est indiquée à l’œil du devin par les sinuosités des montagnes et des rivières ; certaines influences astronomiques, la respiration de la nature (''khi''), les accidents du terrain, viennent favoriser ou combattre l’action de ces éléments primordiaux. [In devin exercé reconnaît en tous lieux le corps et les membres du dragon et jusqu’aux veines de son corps, partant de son cœur sous la forme de chaînes de collines. En général, il y a accumulation de force vitale auprès de la poitrine du dragon, tandis qu’aux extrémités l’énergie du souffle de la nature est à peu près épuisée. Mais, même au cœur du dragon, des influences contraires, les vents soufflant librement, un cours d’eau coulant en ligne droite vers la plaine ouverte peuvent disperser le fluide propice et en détruire l’effet. Les meilleurs sites sont ceux où le dragon et le tigre sont enchevêtrés, tout proche du point de jonction de leurs corps. L’on doit avoir soin de laisser le dragon à gauche, le tigre à droite de l’édifice à construire. <br /> Les Chinois, et d’après eux les Annamites, croient que les âmes des morts restent, dans leur partie matérielle, attachées pour un temps à la tombe, tandis que la partie céleste et éthérée de ces âmes aime à errer autour des demeures de leurs descendants. Ils en concluent que la fortune des vivants dépend, dans une large mesure, de la situation favorable des tombes des ancêtres. Si une tombe est ainsi placée que la partie animale de l’esprit du mort soit à l’aise, libre de toute entrave, l’ancêtre se sentira bien disposé envers ses descendants, pourra veiller sans cesse sur eux et les combler de toutes les prospérités. Tout Chinois prend donc le plus grand soin de placer les tombeaux de ses parents dans une telle situation qu’aucune étoile ou planète dans le ciel, aucun élément terrestre, aucun souffle, aucune subtile influence de la nature, aucune configuration funeste des montagnes et des vallées ne puisse troubler le profond repos du mort et menacer ainsi la fortune de la famille. Cette situation peut être telle qu’une longue suite d’honneurs et l’empire même deviennent son patrimoine. ({{sc|Eitel}}. ''Feng shui or the rudiments of natural science in China, passim''.) <br /> ''Huyêt''. Littéralement : caverne, trou souterrain, tombeau, désigne en termes de géomancie l’emplacement favorable à l’érection d’un tombeau.</ref>
<references/> |
Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 27.djvu/538 | {{numérotation|{{sm|REVUE DES DEUX MONDES.}}|532}}
du second million consenti avait été soldée le '24 mars ; on ne se
croyait pas quitte de toute réquisition, mais on fut satisfait de
passer les journées du 25 et du 20 sans avoir à discuter avec les
délégués aux finances. L'embellie ne dura pas longtemps. Le 27,
dans la soirée, le marquis de Plœuc reçut la lettre suivante :
« Monsieur le gouverneur de la Banque de France, nos services
ne pouvant être définitivement organisés avant le 29 mars, il est
de la plus haute importance que notre service des finances ne soit
pas interrompu demain mardi. En conséquence nous vous prions
de vouloir bien tenir à notre disposition pour demain mardi la
somme de 500,000 francs qui nous est indispensable. Le, remboursement de cette avance pourrait s'effectuer dans un bref délai,
grâce aux ressources dont nous allons disposer. Agréez l'assurance de notre considération la plus distinguée. Les délégués aux
finances : Fr. lourde, E. Varlin. — Nous attendons une réponse à
cette lettre avant dix heures du matin, la somme demandée devant
servir aux besoins de notre caisse à partir de onze heures du matin. »
— Ce fut la répétition exacte de ce que déjà nous avons raconté.
M. Mignot alla au ministère des finances s'informer à quel usage
les 500,000 francs « empruntés » devaient servir. — A la solde
de la garde nationale, pour le compte de la ville de Paris. — Après
approbation du conseil des régens, la somme est mise à la disposition des délégués; elle fut touchée par le caissier, G. Durand, le
28 mars, le jour même où, sur la place de l'Hôtel de Ville, au milieu
des étendards rouges déployés, à travers les cris, les chants du
départ, les marseillaises et toutes les farandoles révolutionnaires
usitées en pareils cas, on acclamait la commune, qui s'installait officiellement après quelques discours que l'on n'entendit pas. Il faut
croire que l'installation du nouveau gouvernement n'avait pas fait
rentrer beaucoup de monnaie divisionnaire à Paris, car le citoyen
Durand insista près de M. Mignot pour qu'une bonne partie des
500,000 francs fût payée en billets de 5 francs émis en vertu
d'une décision du conseil général de la Banque, en date du 1er décembre 1870.
Le soir même, le marquis de Plœuc, lisant dans un journal
le nom des membres de la commune, remarqua celui de Charles
Beslay, car il connaissait le personnage. M. de Plœuc est de
Quimper, Charles Beslay était de Dinan; Bretons tous deux, ils
étaient « pays ». Au moment où Paris allait être investi, lorsqu'on
y eut attiré les gardes mobiles de la vieille Armorique qui savaient
bien peu le français, on avait formé un comité breton, afin de
fournir à ces jeunes gens les secours matériels et moraux dont ils
se sentiraient privés au milieu d'une population presque étrangère.
<references/> |
Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 41.djvu/656 | ainsi « le maître de tout ce qui se trouverait entre lui et l’autorité suprême. » A ces trois mémoires, en était joint un quatrième qui porte un titre inachevé : ''Recherches de''... Dans ce mémoire, Fénelon recherche en effet ce qu’il peut y avoir de fondé dans les accusations dont le duc d’Orléans a été l’objet. Il ne les adopte ni ne les repousse, mais voudrait qu’on les examinât en grand secret. Il n’est point partisan d’une procédure publique, mais il voudrait « qu’on fît une recherche très secrète pour assurer la vie du Roi et du jeune prince. » Il voudrait également qu’on examinât en grand secret « le chimiste de ce prince et le détail des drogues qu’il a composées. » Il donne même ce singulier conseil « d’en prendre et d’en faire des expériences sur des criminels condamnés à mort<ref>''Œuvres complètes de Fénelon''. Édition de Saint-Sulpice, t. VII, p. 189-194. </ref>. »
Suivant toute probabilité, Chevreuse ne fît aucun usage de ces mémoires qui lui furent envoyés. Il est probable également que ces soupçons, conçus dans un premier moment d’horreur, s’évanouirent dans l’esprit de Fénelon. Sans quoi il serait assez difficile de comprendre qu’il eût, dès l’année suivante, engagé, avec un prince « accusé de la plus noire scélératesse, » une correspondance philosophique où il s’efforçait de lui démontrer les vérités de la religion. C’est en effet au duc d’Orléans que sont adressées au moins trois des lettres cataloguées dans les diverses éditions des ''Œuvres de Fénelon'' sous la rubrique : ''Lettres sur divers sujets de morale et de religion''. Comment s’engagea cette correspondance ? A quels mobiles obéit Fénelon ? Nous l’ignorons. Saint-Simon, qui se vante d’avoir négocié un rapprochement entre l’archevêque de Cambrai et le duc d’Orléans, y avait peut-être réussi. Peut-être, tout détaché qu’il fût de toute ambition personnelle, Fénelon crut-il que l’intérêt public lui commandait de s’assurer à l’avance quelque influence sur un prince auquel son rang et son mérite ne pouvaient manquer d’assigner un rôle considérable. Saint-Simon n’hésite pas à dire que le duc d’Orléans, devenu régent, n’eût pas manqué d’appeler Fénelon aux affaires. On en peut douter, comme on peut se demander si Fénelon eût accepté. Mais Fénelon ministre du Régent, au lieu de Dubois ! « Cela fait rêver, » comme disait Mme de Sévigne.
Il était dans la destinée de Fénelon de ne voir se réaliser
<references/> |
Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 41.djvu/668 | bâton garni d’un crêpe. Le maître d’hôtel ordinaire et les autres maîtres d’hôtel le suivaient. Chacun remit son bâton entre les mains d’un des hérauts d’armes qui se tenaient à l’entrée du caveau. Le roi d’armes continua :
« Monsieur le marquis d’O, qui faites la fonction de premier écuyer de Madame la Dauphine<ref>Dangeau, étant malade, était suppléé dans ses fonctions de chevalier d’honneur par Tessé que d’O suppléait dans les fonctions de premier écuyer. </ref>, apportez son manteau à la Royale. » Le marquis d’O apporta le manteau.
« Monsieur le maréchal de Tessé, qui faites la fonction de chevalier d’honneur de Madame la Dauphine, apportez la couronne. » Tessé déposa la couronne, puis, se tournant vers ceux qui l’avaient précédé, il dit à haute voix : « Madame la Dauphine est morte. Messieurs les officiers, vous pouvez vous pourvoir. Nous n’avons plus de charges. » « Après quoy le roy d’armes répéta deux fois à haute voix : « Très haut, très puissant et très excellent prince, Monseigneur Louis Dauphin, et très haute, très puissante, très vertueuse princesse Marie-Adélaïde de Savoie sont morts. Priez Dieu pour leurs âmes<ref>''Mercure de France'', avril 1712, ''passim''. </ref>. »
La cérémonie, qui avait duré six heures, était terminée. La foule émue s’écoula lentement, et personne ne doutait que les deux cercueils confiés au caveau qui, depuis Hugues Capet, recevait la dépouille des princes de la maison de France, n’y dussent demeurer environnés d’honneurs et de respect : ''donec veniat immutatio'', jusqu’au jour du changement, comme disent les inscriptions de nos vieilles cathédrales.
Le lendemain de cette cérémonie, Beauvilliers, fatigué, triste, atteint déjà du mal qui devait, avant deux ans, le conduire au tombeau, vit entrer à Versailles, dans son appartement, Saint-Simon qui, l’embrassant, lui dit : « Vous venez donc d’enterrer la France. » « Il en convint avec moi, ajoute Saint-Simon. Hélas ! s’il étoit au monde, combien plus en seroit-il persuadé aujourd’hui<ref>Saint-Simon. Édition Chéruel de 1857, t. X, p. 190. Nous rappelons que Saint Simon écrivit ses Mémoires dans les dernières années de sa vie. </ref> ! »
Avaient-ils tous deux raison ? Ceux-là chez qui le
<references/> |
Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IX.djvu/160 | et sciences propagées, lumière allumée sur tous les sommets, aide à toutes les misères, promulgation de tous les principes, la Convention le faisait, ayant dans les entrailles cette hydre, la Vendée, et sur les épaules ce tas de tigres, les rois.
{{center|{{sc|x}}}}
Lieu immense. Tous les types humains, inhumains et surhumains étaient là. Amas épique d’antagonismes. Guillotin évitant David, Bazire insultant Chabot, Guadet raillant Saint-Just, Vergniaud dédaignant Danton, Louvet attaquant Robespierre, Buzot dénonçant Égalité, Chambon flétrissant Pache, tous exécrant Marat. Et que de noms encore il faudrait enregistrer ! Armonville, dit Bonnet-Rouge, parce qu’il ne siégeait qu’en bonnet phrygien, ami de Robespierre, et voulant, « après {{roi|Louis|XVI}}, guillotiner Robespierre » par goût de l’équilibre ; Massieu, collègue et ménechme de ce bon Lamourette, évêque fait pour laisser son nom à un baiser ; Lehardy du Morbihan stigmatisant les prêtres de Bretagne ; Barère, l’homme des majorités, qui présidait quand {{roi|Louis|XVI}} parut à la barre, et qui était à Paméla ce que Louvet était à Lodoïska ; l’oratorien Daunou qui disait : ''Gagnons du temps'' ; Dubois de Crancé à l’oreille de qui se penchait Marat ; le marquis de Chateauneuf, Laclos, Hérault de Séchelles qui reculait devant Henriot criant : ''Canonniers, à vos pièces !'' Julien, qui comparait la Montagne aux Thermopyles ; Gamon, qui voulait une tribune publique réservée uniquement aux femmes ; Laloy, qui décerna les honneurs de la séance à l’évêque Gobel venant à la Convention déposer la mitre et coiffer le bonnet rouge ; Lecomte, qui s’écriait : ''C’est donc à qui se déprêtrisera !'' Féraud, dont Boissy-d’Anglas saluera la tête, laissant à l’histoire cette question : — Boissy-d’Anglas a-t-il salué la tête, c’est-à-dire la victime, ou la pique, c’est-à-dire les assassins ? — Les deux frères Duprat, l’un montagnard, l’autre girondin, qui se haïssaient comme les deux frères Chénier.
Il s’est dit à cette tribune de ces vertigineuses paroles qui ont, quelquefois, à l’insu même de celui qui les prononce, l’accent fatidique des révolutions, et à la suite desquelles les faits matériels paraissent avoir brusquement on ne sait quoi de mécontent et de passionné, comme s’ils avaient mal pris les choses qu’on vient d’entendre ; ce qui se passe semble courroucé de ce qui se dit ; les catastrophes surviennent furieuses et comme exaspérées par les paroles des hommes. Ainsi une voix dans la montagne suffit pour détacher l’avalanche. Un mot
de trop peut être suivi d’un écroulement. Si l’on n’avait pas parlé, cela ne serait pas arrivé. On dirait parfois que les événements sont irascibles.
<references/> |
Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/755 | {{tiret|reli|gion.}} Quiconque sort du cadre catholique n’entre dans aucun autre culte.
Cet état de choses n’est point naturel, et il contribue étrangement en
France à l’inertie et à la déperdition du sentiment religieux.
Une autre conséquence, c’est que la philosophie et la science perdent
parmi nous, dans la position qui leur est faite vis-à-vis de l’église, quelque
chose de leur sérénité et de l’impartialité qui ne devrait jamais cesser de
les animer. La philosophie et la science n’ont point à traiter les religions
en ennemies, leur domaine est distinct de celui des religions ; leur œuvre
naturelle est différente de l’œuvre religieuse, et elles ne seraient ni la
science ni la philosophie, si elles méconnaissaient l’existence indestructible
des sentimens et des faits religieux au sein de l’humanité, et si elles
avaient la prétention de retirer à ces sentimens et à ces faits la liberté de
leurs développemens. Cependant, grâce aux contradictions de notre organisation
des églises, il est incontestable qu’en France le travail philosophique
et scientifique présente toujours, en opposition à la religion, un
caractère violent, agressif, révolutionnaire. Quand sortirons-nous de cette
fausse et douloureuse position ? Nous ne le savons ; mais précisément parce
que nous n’en sommes point sortis, nous devons défendre sans fléchir dans
la personne des écrivains et des membres du haut enseignement attaqués
par la réaction religieuse les droits de la science et de la liberté.
Nous sommes encore sous l’impression du procès qui vient d’être jugé à
Aix, et de l’arrêt de la cour prononçant au civil qui a suivi le verdict du
jury. Personne n’ignore que des faits qui n’ont point donné lieu à une condamnation
au criminel peuvent justement soumettre leurs auteurs à des
réparations civiles. La cour d’Aix, dans l’arrêt qu’elle vient de rendre à la
suite du procès Armand, a entendu observer cette distinction, consacrée
par la jurisprudence ; mais la conscience publique répugne à une telle distinction
dans un procès où l’existence des actes imputés à l’accusé entraînait
sa culpabilité, et où le verdict du jury, déclarant l’innocence, niait
implicitement la participation de l’accusé aux faits qui étaient la base de
l’accusation. Entre un verdict et un arrêt qui paraissent contradictoires, la
conscience publique a été, pour ainsi dire, déchirée. De telles anomalies
sont faites pour troubler parmi nous la notion du juste. Il n’est pas bon
que de tels conflits se produisent entre l’autorité souveraine du jury et
les organes les plus élevés de la justice. Le dangereux problème posé par
la cour d’Aix sera résolu sans doute par la cour de cassation ; mais quand
on voudra mettre la main à la réforme de notre procédure criminelle et à
la réorganisation de la magistrature en France, on aura de curieux enseignemens
à chercher dans les dossiers et les débats de l’affaire Armand.
Les lettres viennent de faire une perte cruelle. M. Ampère est mort subitement
à Pau dimanche 27 mars. Nous ne pouvons consacrer ici qu’une
parole de douloureux regret à cet éminent collaborateur, dont les lecteurs
de la Revue ressentiront aussi vivement que nous la perte soudaine. M. {{tiret|Am|père}}
<references/> |
Jan - Catalogue des tableaux, dessins, bas-reliefs et statues exposés dans les galeries du musée de la ville de Rennes, 1876.djvu | |Type=book
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|Auteur=[[Auteur:Jules Jan|Jules Jan]]
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|Editeur=Imprimerie Alphonse Leroy fils
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Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/348 | d’Héraclite, de Pythagore et de Platon. Or l’âme grecque manifestée en ces grandes individualités ne s’explique ni par le sol, ni par la race, ni par le moment, mais par les inspirations surhumaines qui vinrent la soulever. La Grèce décadente, qu’on nous donne trop souvent pour la vraie, n’est que celle des derniers temps, surface et poussière de son génie en décomposition. Comme tous les grands peuples, la Grèce eut dans sa période préhistorique une révélation religieuse adaptée à sa nature et à sa mission, révélation qui a laissé sa trace dans sa légende et dans ses institutions, source de lumière et de vie qui alimente ses chefs-d’œuvre et ne tarit qu’après les avoir enfantés. En un mot, ''derrière la Grèce qu’on voit, il y a une Grèce qu’on ne voit pas''. Seule celle-ci explique la première, car ce fut elle qui la créa et l’organisa. Son secret se dérobe à nous dans ses Mystères, que défendaient le serment du silence et la peine de mort édictée par l’Aréopage contre ceux qui le violaient. Cependant les fragmens orphiques, les allusions de Platon, les traités de Plutarque<ref> Spécialement les quatre traités sur ''Isis et Osiris, Sur le El du temple de Delphes, Sur ce que la Pythie ne rend plus maintenant ses oracles en vers'', sur ''les Sanctuaires dont les oracles ont cessé''. </ref>, les indiscrétions des philosophes d’Alexandrie, les polémiques des Pères de l’Église, la topographie des ruines d Eleusis et leurs inscriptions caractéristiques nous permettent de nous faire une idée de l’essence et de la symbolique de cette religion secrète<ref> La meilleure description des Mystères d’Eleusis, j’entends non de l’initiation personnelle donnée aux élèves des Eumolpides mais des fêtes célébrées annuellement au sanctuaire, se trouve dans ''la Symbolique de Kreuser'', traduite et augmentée par Guigniaut sous ce titre ''les Religions de l’antiquité''. — Voyez aussi le très remarquable travail de M. Foucart : ''Recherches sur l’origine et la nature des Mystères d’Eleusis, Mémoires'' de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, XXXV, 2{{e}} partie, publié à part chez Klincksteck, 1895, et l’excellente étude sur ''les Fouilles d’Eleusis'', par M. Ch. Diehl dans ses ''Excursions archéologiques''. — On trouve de vivantes descriptions de Delphes et d’Eleusis dans le récent et gracieux livre de M. André Beaunier, ''le Sourire d’Athéna''. </ref>.
Entrons donc hardiment dans la pénombre des deux sanctuaires les plus vénérés de la Grèce, à Delphes et à Eleusis. Là nous apparaîtront deux divinités qui furent les deux pôles opposés de l’âme grecque et qui nous en donnent la clef, Apollon et Dionysos.
Apollon, le Dieu Dorien par excellence, inspirateur de la sagesse et de la divination, maître de l’individualité consciente et disciplinée, est le verbe solaire de Zeus conçu comme le
<references/> |
Géhin - Gérardmer à travers les âges.djvu/27 | ces mots : ''cercles, cercles'' qui figurent dans ce chant ; ''cercle'' rappelle l’image ronde du soleil : « Phébus, tu faisais paître les bœufs qui ''courbent'' en marchant leurs pieds à forme de ''croissants''... Ô soleil ! dont les rapides coursiers répandent ''circulairement'' la lumière ! »
L’auteur termine en ajoutant : « C’est toujours par une forme ronde que l’on rappelle la forme du soleil ; si on le fête, c’est en rond que l’on danse ; si on le chante, c’est sa ''forme circulaire'' que l’on évoque. »
Une autre tradition, plus vivace que celle de Charlemagne, attribue à Gérard d’Alsace la fondation de Gérardmer. Il aurait établi sur les bords de La Jamagne une tour destinée à perpétuer le souvenir de son passage, et les restes de cette prétendue tour auraient été trouvés en rebâtissant la chapelle du Calvaire.
L’existence de cette tour est si peu authentique qu’on peut en faire une légende comme celle de la Pierre-Charlemagne, d’autant plus que les chroniqueurs de l’époque ne parlent pas de Gérardmer dans leurs récits.
Richer, moine de Senones, auteur du XIII{{e}} siècle, raconte que : « L’an du Seigneur 1056, un certain personnage du nom de Bilon, serviteur du duc Gérard, construisit une chapelle en l’honneur de saint Barthélémy, dans une forêt de la Vosges, qu’on appelle Longe-mer<ref>Chronique de {{sc|Richer}}, manuscrit de la bibliothèque publique de Nancy, f{{e|o}} X-V{{e|o}}. Voici le texte latin : ''{{lang|la|Anno Domini m{{e|o}} lvj{{e|o}} quidam Bilonus, Gerardi ducis servus, in saltu Vosagi qui Longum mare dicitur, locuns et capellam in honore beati Bartholomei privus edificavit}}''.
</ref>. »
Ce récit fut développé par d’autres chroniqueurs, notamment Jean Herquel ou Herculanus, et Jean Ruyr, chanoines de Saint-Dié.
Jean Herquel, dans son ''Histoire de Saint-Dié'' reproduite par Dom Calmet<ref>T. VII, pr. col., clxxv.
</ref>, dit, à la date 1057 :
<blockquote>Par le même temps, Bilon, serviteur de Gérard, duc de Lorraine,
<references/> |
Laprade - Œuvres poétiques, Les Symphonies, 1878.djvu/85 | <poem>
:::::Mes souvenirs d’enfant et le toit de mes pères,
:::::Mon vieux clocher, ma vigne et mes vergers prospères.
:::::J’habite en paix leur ombre, et jamais je n’appris
:::::Des hommes nos pareils la haine et le mépris.
:::::Ami de ces forêts, frère des vieux érables
:::::J’aime nos bois sacrés bien moins que mes semblables,
:::::Et quoique sur ces monts, tout l’été, sans ennuis,
:::::Je sache vivre seul bien des jours, bien des nuits,
:::::C’est un bonheur plus grand, dès qu’arrive l’automne,
:::::De rentrer dans le bourg que le pampre festonne.
:::::Là, par mes compagnons, dans leur franche gaîté,
:::::Du pâtre et du troupeau le retour est fêté ;
:::::La table fume, et l’âtre est tout rouge de braise,
:::::Et, le verre à la main, tous les soirs, à notre aise,
:::::Nous chantons ; le vin vieux, à défaut de soleil,
:::::Pendant les noirs hivers tient les cœurs en éveil.
:::::Ainsi chaque saison, qu’un Dieu bon nous ramène,
:::::Nous apporte un plaisir aussi bien qu’une peine.
:::::Ah ! j’ai trop éprouvé quel partage inégal,
:::::En mesurant nos jours, grossit la part du mal !
:::::Les hommes sont mauvais, et les destins sont pires,
:::::Mais la nature, au moins, n’a pas de faux sourires ;
:::::Vois-tu le vague ennui sur son front répandu ?
:::::Moi, je n’y cherche pas l’espoir que j’ai perdu ;
:::::Mais, à défaut d’une onde où je me désaltère,
:::::Le désert à ma soif offre une ivresse austère,
:::::Et, plongé dans son sein par l’inconnu rempli,
:::::J’y respire à longs traits le vertige et l’oubli.</poem>
<references/> |
Verne - Un billet de loterie - suivi de Frritt-Flacc, 1886.djvu/112 | {{nr|106|{{sc|un billet de loterie.}}|}}
{{Séparateur|l}}écouta encore si la pauvre fille n’appelait pas sa mère ou son frère, et il rentra dans sa chambre.
Ce billet était un billet de la loterie des Écoles de Christiania, loterie très populaire alors en Norvège. Gros lot : cent mille marks<ref>Environ cent mille francs.</ref>. Valeur totalisée des autres lots : quatre-vingt-dix mille marks. Nombre des billets émis : un million – tous placés actuellement.
Le billet de Ole Kamp portait le numéro 9672. Mais, maintenant, que ce numéro fût bon ou mauvais, que le jeune marin eût ou non quelque secrète raison d’y avoir confiance, il ne serait plus là au moment du tirage de cette loterie, qui devait s’effectuer le 15 juillet prochain, c’est-à-dire dans vingt-huit jours. Hulda, suivant sa dernière recommandation, devrait se présenter à sa place et répondre pour lui !
Sylvius Hog, à la clarté de son chandelier de terre, relisait attentivement les lignes écrites au dos du billet, comme s’il eût voulu y découvrir quelque sens caché.
Ces lignes avaient été tracées à l’encre. Il était manifeste que la main de Ole n’avait pas tremblé pendant qu’il les écrivait. Cela prouvait que le maître du ''Viken'' avait tout son sang-froid au moment du naufrage. Il se trouvait ainsi dans des conditions à pouvoir profiter d’un moyen de salut quelconque, un espar flottant, une planche en dérive, si tout n’avait pas été englouti dans le gouffre où sombrait le navire.
Le plus souvent, ces documents, recueillis en mer, font à peu près connaître l’endroit où s’est accomplie la catastrophe. Sur celui-ci, il n’y avait pas une latitude, pas une longitude, rien qui indiquât quelles étaient les terres les plus rapprochées, continent ou îles. Il fallait en conclure que le capitaine ni personne de l’équipage ne savait où se trouvait alors le ''Viken''. Entraîné, sans doute, par une de ces tempêtes auxquelles on ne peut résister, il avait dû être rejeté hors de sa route, et, l’état du ciel ne permettant pas d’obtenir une observation solaire, la position n’avait pu être relevée depuis quelques jours. Dès lors, il était probable qu’on ne saurait jamais en quels
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Johann David Wyss - Le Robinson suisse (1861).djvu/32 | {{nr|18|{{sc|le robinson suisse.}}|}}{{tiret2|de|mandait}} pardon de sa faute au bon Dieu et à moi. Je l’embrassai, et nous partîmes après nous être recommandés à la divine providence. La séparation fut douloureuse, et déjà nous étions assez loin que nous entendions encore les tristes adieux de ceux que nous avions quittés.
La rivière présentait des deux côtés des bords si escarpés, qu’il nous fallut la remonter longtemps par un passage étroit avant de pouvoir trouver un gué. Enfin, ayant atteint l’autre rive, nous nous mîmes à suivre le rivage de la mer. Tout à coup, derrière nous, dans les hautes herbes, un grand bruit se fit entendre. Je frémis intérieurement en pensant que ce pouvait être un tigre ou une autre bête féroce attirée par notre présence. Fritz, calme, immobile, arma son fusil et attendit... Il fit bien de ne pas lâcher son coup ; il aurait tué... notre pauvre Turc, que nous avions oublié au moment du départ, et qui, maintenant, nous rejoignait. Vous pensez qu’il reçut un bon accueil et force caresses. Je louai Fritz de son sang-froid.
Nous continuâmes notre route, regardant de tous côtés, examinant même le sable du rivage pour voir si nous ne découvririons pas les traces de nos malheureux compagnons ; Fritz voulait tirer quelques coups de fusil pour se faire entendre d’eux, s’ils se trouvaient dans ces parages. Je lui dis : « Ton idée est bonne ; malheureusement tu courrais risque, en même temps, d’être entendu des bêtes féroces et des sauvages, qui viendraient à nous pour nous tuer.
{{sc|fritz}}. — Au surplus, mon père, pourquoi courir à la recherche de ces matelots, qui nous ont abandonnés si indignement dans le navire ?
{{sc|moi}}. — Pour plusieurs bonnes raisons, mon fils. D’abord il ne faut pas rendre le mal pour le mal ; ensuite, ces hommes nous seraient utiles dans l’île ; enfin, et c’est la raison principale, s’ils ont échappé au naufrage, n’ayant pas emporté, comme nous, beaucoup de choses du navire, ils meurent peut-être de faim !
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Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 10.djvu/536 | de camp le capitaine de Saint-Preux tombaient mortellement frappés tous deux. Cette mort brillante sur le champ de bataille semblait avoir été en quelque sorte pressentie par le valeureux commandant de la 1re brigade. Il répondait en effet quelques instans auparavant, au capitaine Garcin, envoyé par le général de Cissey, pour le presser d’arriver sur la ligne de feu avec ses régimens : « J’accours ; on va toujours vite quand on va à la mort ! » Son aide de camp, le capitaine de Saint-Preux, camarade de jeunesse du capitaine Garcin, lui avait, lui aussi, déjà manifesté peu auparavant, dans une rencontre amicale, les plus noirs pressentimens ! Tous les deux recevaient simultanément la palme du martyre, en offrant ensemble leur vie pour la Patrie ! Singulier phénomène que les gens de guerre constatent parfois, tout en allant au sacrifice, avec insouciance, hardiment, sans peur ni reproche !
Mais reprenons la suite du combat.
Le général de Cissey et son état-major, l’épée à la main, en tête de la division, poussaient l’adversaire, la baïonnette dans les reins et achevaient sa déroute complète ; nos drapeaux victorieux étaient plantés sur les positions ennemies ; le drapeau du 16{{e}} poméranien, ainsi que divers trophées, tombaient entre nos mains.
Pour tâcher de sauver leur infanterie, en pleine déroute vers Mars-la-Tour, les Allemands lancèrent sur la division de Cissey leurs escadrons disponibles, qui, avec beaucoup de bravoure, exécutèrent sur nous la charge de la mort. Notre infanterie, pleine de sang-froid, formant rapidement des carrés, laisse arriver cette cavalerie, la fusille, de face, sur les lianes et à revers : elle l’anéantit si complètement, que pas un seul des cavaliers engagés n’échappe au désastre ; tous sont tués, blessés ou faits prisonniers.
Nous étions entièrement maîtres du champ de bataille.
Ah ! il eut fallu alors faire occuper tout de suite Mars-la-Tour, avec tout le 4{{e}} corps et une réserve ; nous aurions ainsi intercepté la route de Paris et empêché les Allemands de garder ce point important en se renforçant pendant la nuit.
Mais le haut commandement n’a pas dirigé cette bataille du 16.
Nous n’avons pas vu le général en chef ; pas un officier de son état-major n’est venu voir ce qui se passait de notre côté,
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Anonyme - L’entrée d’Espagne, tome 1.djvu/42 | {{Numérotation|{{sc|iv. — l’auteur et l’œuvre}}||{{sc|xxxv}}}}Padouan : nous ne le connaissons que par l’''Entrée d’Espagne''.
C’est de l’œuvre qu’il nous faut tirer tout ce que
nous voudrions savoir de l’auteur, de sa personne, de
sa culture, de ses procédés littéraires, de ses sources
d’information. Les résultats de cette enquête nous permettront
de fixer tout de suite le caractère de l’œuvre
elle-même et d’en marquer la place dans l’ambiance littéraire
qui l’a faite éclore. Nous verrons plus tard s’il est
possible de lui assigner une date rigoureusement précise,
et quelle action elle a exercée sur l’évolution de la
littérature chevaleresque de l’Italie.
Je qe sui mis a dir del neveu Charleman
Mon nom vos non dirai, mai sui Patavian,
De la citez qe fist Antenor le Troian<ref>''Entrée d’Espagne'', 10973-5.</ref>.
</poem>
Ainsi s’exprime notre auteur en ce qui concerne sa
personnalité. Ce nom qu’il n’a pas voulu dire, pouvons-nous
nous le procurer par ailleurs ? M. Stengel<ref>''Z. f. rom. Phil.'', V, 175. </ref> est porté
à attribuer à notre Padouan le nom de ''Minochio'' qui
figure dans l’inventaire de Francesco Gonzaga, où le
n° 56 est ainsi intitulé : ''{{lang|la|Liber Introitus Yspanie secundum}}''
''{{lang|la|Minochium}}''. Comme je l’ai déjà fait remarquer, ce n° 56
est le premier volume d’un exemplaire de l’''Entrée d’Espagne''
qui en formait quatre et qui comprenait à la
fois l’œuvre du Padouan et celle de son continuateur,
Nicolas de Vérone. Or les deux exemplaires qui ne contenaient
que la partie composée par le Padouan (n{{e|os}} 53
et 57) sont enregistrés comme anonymes. Il est peu
vraisemblable que ce nom ignoré, d’après la volonté
même de celui qui le portait, ait pu arriver à la connaissance
soit du scribe qui a exécuté le n° 56, soit du
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Anonyme - L’entrée d’Espagne, tome 1.djvu/55 | {{Numérotation|{{sc|introduction}}|{{sc|xlviii}}}}Italie, où on en a rédigé une version en vers connue
sous le nom de ''Karleto'' et que nous a seul conservé le
n° XIII des manuscrits français de Venise<ref>M. Pio Rajna a fait, en 1873, une étude approfondie du ''Karleto''
(voir ''Romania'', II, 270). Récemment, M. Chichmaref a dédié à ce
même savant une édition, encore inachevée, de ce poème : ''{{lang|it|Di alcune}}''
''{{lang|it|Enfances dell’epopea francese}}''. I. {{lang|it|''Il ''Karleto'' del cod. fr. XIII della Bibl.''}}
''{{lang|it|Marciana}}'' (Pietroburgo, 1910). À son tour, M. Reinhold vient
d’éditer le ''Karleto'' dans la ''Z. f. Phil.'', XXXVII, 27-56, 143-76
et 287-312. </ref> ; quant au
texte primitif de la chanson de geste française, il ne
nous est parvenu qu’à l’état fragmentaire<ref>Voir l’édition donnée par G. Paris, ''Romania'', IV, 315 et ss. </ref>. L’''Entrée''
''d’Espagne'' contient trois allusions aux « enfances » de
Charlemagne : l’une, assez développée, mentionne son
duel contre Braibant et contre Gallion et son couronnement
à Rome en la compagnie du fidèle Morand
(vv. 11303 et ss.) ; les trois autres rappellent son exil
de France et son retour (vv. 93-4), son duel contre
Braibant (v. 1938) et ses amours avec Galiaine (11806).
La forme ''Braibant'' est d’accord avec celle qu’emploie
le ''Karleto'' (dans le fragment publié par G. Paris et
ailleurs, le païen s’appelle ''Braimant'') ; mais le nom de
''Galiaine'', fille de Galafre, ne figure pas dans le ''Karleto'',
qui le remplace par celui de ''Belissant''. Quant à ''Gallion'',
neveu de Braibant tué par Charlemagne, d’après notre
auteur, son nom ne se retrouve dans aucun autre récit
conservé. Le ''Karleto'' mentionne bien la mort de deux
neveux de Braibant tués par le futur empereur, mais
il ne leur donne pas de noms (éd. Chichmaref, vv. 864
et 1257) ; il raconte aussi un duel entre Karleto et
''Floriant'' ou ''Florial'', autre neveu de Braibant, mais
ce neveu est blessé et non tué (''ibid''., vv. 888-934). En
revanche, l’auteur du roman franco-italien d’''Aquilon de''
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Boiste - Dictionnaire universel, 1851.djvu/17 | X AVIS SUR L’USAGE DE CE DICTIONNAIRE.
matière d’une chose (fil de fer), la relation (parent,
ami de...), la propriété (le livre de Louis), les qualités
personnelles, l’état (homme de bien, de lettres),
la destination (cour de justice, etc.) ; la cause (mourir
de douleur) ; précède les adverbes et les prépositions,
de près, de loin, de là, d’hier ; est adverbial avec
un subst. : de travers, de côté, de concert, de vue,
etc. ; lie les verbes (finir de lire), les adjectifs et leurs
relatifs (il est difficile de... ; couvert de plaies ; comblé
de biens) ; désigne l’action (penser avant de parler ;
il a résolu de dire).— par, adv. par l’autorité, au
nom de de ce que, de cela, etc., commence des phrases
(de ce que vous dites, etc.).
POUR, prépos. Pro. À cause ; ou en considération
de (il l’a fait-vous seul) ; en faveur de en échange
de, au lieu de (donne —tel prix ; l’orles diamants ;
mettre de l’étain-de l’argent) ; à ou en la place de
(s’offrir-un autre) ; au lieu de (jouez-moi) ; par
rapport à ; afin de ; contre (— la fièvre ; haine—) ;
moyennant un prix, en échange de (donner-un diamant
) ; eu égard à, par rapport à (habit froid-la
saison) ; comme, de même que (laisser— mort ; prendre
— valable) ; en qualité de ; pendant (-deux heures)
; de quoi (— satisfaire) ; —, quelque, (vi, inus.) ;
quant à ; marque l’origine, la cause, le parti, l’engagement,
l’intérêt (—le roi, etc.) ; le motif, la cause
finale, la destination (—la santé) ; la convenance
(faits l’un-l’autre) ; la suffisance (il y en a-tous) ;
l’état, le rapport, la liaison, la disposition (trop
faible-marcher) ; l’échange, le troc, la comparaison
(homme-homme), s. m. le-et le contre,
l’avantage et le désavantage, etc ; les opinions contraires,
l’affirmative ou la négative. —, parce que,
amphib. ; marque aussi le but, l’intention, la volonté.
l’heure, adv présentement, RR.-lors, adv. alors.
— que, conj. marque la cause, le motif (il était trop
féroce on l’aimât), — peu que, si peu que (peu
que vous parliez, que vous tardiez, etc.) ; ainsi
dire, adv. pour s’exprimer ainsi.
SUR, prép. Super, marque la situation d’une chose
à l’égard de celle qui la soutient, sa position au-dessus
d’une autre... (— terre)...
Quelques Lexicographes ont négligé de donner les verbes pronominaux, personnels-, réfléchis et réciproques : cette omission est réparée.
XII. Exemples de verbes personnels, pronominaux et réciproques, etc.
ENTENDRE, v. a. — du, e, p. Audire... (s’—), v.
pers. et récipr. (avec), agir de concert... être d’accord.
... se comprendre, (s’—), v. pers. (re m’entends
bien, je sais ce que je veux dire)... , etc.
ÔTER. v. a. Tollere... (s’—), v. pers... se retirer,
se retrancher ce que l’on avait, propre et fig... v.
pron. être, pouvoir être ôté... v. récipr. se ravir,
s’enlever mutuellement.
Plusieurs auteurs ont fait des observations critiques sur les principales éditions du Dictionnaire de l’Académie : celles qui sont bien fondées ont été recueillies.
Trois éditions du Dictionnaire de l’Académie ont été publiées avec de nombreux changements ; l’Auteur en a fait également l’Extrait, le rapprochement et
la comparaison entre elles et avec les éditions antérieures de l’Académie ; il en a désigné les additions et les variantes par ces signes : A. pour celle de 1798 ;
AL. pour celle de 1801, du nom de M. Laveaux, éditeur, et Ac. 1835 pour la dernière.
Tous les autres Dictionnaires de la Langue ont été l’objet d’un travail pareil, en commençant par les plus considérables ou les plus estimés, ceux de TRÉVOUX
et FERRAUD ; puis ceux de RICHELET, RESTAUT, GATTEL, WAILI.Y, etc., etc. L’Auteur a fait ainsi une abondante récolte de Mots, d’Acceptions, de Définitions,
et surtout de variantes d’Orthographe. Ce rapprochement établit une critique générale, en opposant des majorités à des minorités, ou à des autorités isolées
XIII. Exemples de critique.
ACQUÊT, S. m... part. V.
AMBOUTIR, v. a. -ti, e, p. faire bomber... AL. C.
R. G. v. CO. Emb-. G.
INDÉFENDU, e, adj. sans défense. R. G. Cnus.)
MAGASINER, V. a. -né, e. p. Mettre en magasin.
G. C. RR. mieux Emma-, G.
PENSIONNAT, S. m. pension (gasconnisme, admis), c.
POSTURE, s.f. Status (fam.) se mettre en-de
faire, (vicieux) [Desfontaines.]
TENTATIF, ive, adj. R. G. C. barbar. popul.
VENDREDI, S. m. 5e jour de la semaine ; 6e férie ;
6e jour de la semaine, R. G. C.
Le VOCABULAIRE, le GLOSSAIRE FRANÇAIS, les DICTIONNAIRES DU VIEUX LANGAGE, ont été également extraits. Ces anciens Dictionnaires fournissent l’explication
de beaucoup de mots employés par des Auteurs, tels que POINTILLE, MAROT, MONTAGNE, BRANTOME, dont la lecture est encore recherchée, surtout
par les étrangers, qui s’attachent moins que nous au style et plus à la pensée ou aux images. Pour ne négliger aucune source, le même travail a été fait sur les
Dictionnaires étrangers de COTGRAVE, BOYER, ALBERTI, SCHWAN, etc., etc. ; et c’est principalement dans ces ouvrages qu’on a recueilli un très-grand nombre
de mots anciens ou extraordinaires, dont l’explication est nécessaire pour ceux qui lisent nos vieux Auteurs ou les Écrivains étrangers qui ont écrit en français.
Il est un grand nombre de ces mots que leur énergie peut faire regretter. Plusieurs autres, rejetés par la Langue française, ont été recueillis par les Langues
étrangères qui les conservent encore.
XIV. Exemples de mots du vieux langage.
ABELISER, V. a. -se, e, p. charmer, enchanter
quelqu’un ; se plaindre. Adolorer. [Perceval.]
ADOLER, V. a. -le, e, ip. (vi.) chagriner, affliger.
DÉSAPPOINTER, v. a. rayer du rôle des officiers ou
soldats appointés ; ôter, couper les points de fil qui
fixent les plis d’une étoffe. —, manquer de parole à
quelqu’un ; frustrer ses espérances ; c. contrarier, tromper
dans l’attente, -le, e, p. adj. (fig.) être —, dérouté,
trompé, contrarie ; au propre, ne trouver
personne au rendez-vous. Voy. Appointer. [Amyot.
Montaigne.] (vi. adopté par les Anglais, repris et
très-usité.)
ÉTRIVER, v. n. lutter. [Amyot.]
CRISSEMENT, s. m. sifflement d’une flèche, (vi.)
MATRASSÉ, e. adj. (soldat—), moulu de coups. Henri le-Grand.]
NON-SENS, .s. m. sing. et pl. phrase qui n’offre aucun
sens, quand il s’agit de traduction, ce mot diffère
de contre-sens. AL. —, absence de jugement, ses
effets. [Voltaire.] (repris de l’anglais.)
PHAÉTONISER, v. n. hasarder ; se risquer. [Cholieres.
PIÉÇA, adv. (de), il y a long-temps, (vi.) [Tressan.]
RAPIÈCEMENT, S. m. action de rapiécer, son effet.
Montaigne.]
RÉDIVIVE, s. et adj. 2 g. qui renaît (vampire —).
REPENTI, S. m. repentir, v. -ti, e, s. repentantCorneille.] ; (vieux, mais bon.) [Voltaire.]
SÉDER, v. a. apaiser, dissiper. [Rabelais.]
SERPENTÉ, e, adj. (salut, inclination—), (fig.)
d’hypocrite, de séducteur, de courtisan. [Montaigne.]
SOULOIR, v. n. avoir coutume, (vi.) [Amyot.] mieux
que souler.
TITUBANT, e, adj. chancelant. [Montaigne.]
TRÉMEUR, s. f. -mor. terreur, frayeur, crainte,
anxiété. [Sévigné.]
Après avoir donné toute l’extension possible aux définitions des mots, aux acceptions dans lesquelles ils peuvent être pris, l’Auteur a pensé que les exemples
d’emploi de ces mots par les meilleurs Écrivains, dans l’expression de leurs pensées les plus saillantes, aideraient le Lecteur à saisir les nuances de leur signification ;
en outre, il a cru que ces modèles d’Elocution, choisis dans les Ouvrages des grands Maîtres de la Littérature, seconderaient merveilleusement les
étrangers qui veulent apprendre notre Langue, en les mettant en rapport avec ces génies sublimes de qui elle tire tout son lustre, et qui lui ont mérité sa
presque universalité.
XV. Exemples de pensées et maximes.
DIEU, s. m. Deus. le premier, le souverain être,
par qui les autres existent, qui a ciéé, qui gouverne
tout1 1 Le plus grand ennemi de l’humanité fut
celui qui osa dire : Il n’y a point de Dieu.
FAIRE. v. a. fait, e, p. Facere influer fortement
sur le caractère... , 2 ; se dit absolument ;
... etc.. 2Le gouvernement fait les hommes. Montesquieu.] 5 Faites bien, et laissez Dieu faire
le reste.
MIXTE, adj. a g. Mixtus... se dit fig La
monarchie mixte ou tempérée est le chef-d’oeuvre de
MANUEL DE NÉOLOGIE.
Les nouveaux Dictionnaires, entre autres celui de NÉOLOGIE, le MANUEL LEXIQUE, ont fourni quelques-uns des mots dont la Langue s’est véritablement
enrichie depuis deux siècles. L’Auteur a recueilli en outre ces mots dans les bons livres publiés depuis quelques années ; il s’est appuyé des secours de la critique
et de I étymologie pour distinguer les produits de la NÉOLOGIE, qui est l’art de créer des mots nouveaux, des produits du NÉOLOGISME, qui est l’abus de cet art
Plusieurs personnes, atteintes de ce que l’on pourrait appeler la NÉOPHOSIE, l’horreur des nouveautés, rejettent les créations de la NÉOLOGIE qu’elles art.
fondent avec le NÉOLOGISME : pour détruire ce préjugé nuisible à la Langue, il suffit de quelques réflexions. Horace autorise le renouvellement d’anciens mots
et la création de mots nouveaux ; il loue Pindare comme un poète " pleur d’un bouillant délire, et de termes nouveaux inventeur admiré " [LA HARPE traduct. ]
L’opinion d’Horace est appuyée sur la nature même des langues, qui ne peuvent rester stationnaires. Les créations de la NÉOLOGIE, admissibles lorsqu’elles
complètent les familles de mots, ont l’avantage de rajeunir le style, de lui donner du relief, et surtout de fixer l’attention du lecteur en lui présentant des
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Chateaubriand - Œuvres complètes - Génie du christianisme, 1828.djvu/260 | portés à regarder comme une fiction un bonheur qui, semblable au nôtre, serait mêlé de changements et de larmes.
D’après ces considérations sur l’usage du merveilleux chrétien dans la poésie, on peut du moins douter que le merveilleux du paganisme ait sur le premier un avantage aussi grand qu’on l’a généralement supposé. On oppose toujours Milton avec ses défauts à Homère avec ses beautés ; mais supposons que le chantre d’Eden fût né en France sous le siècle de Louis XIV, et qu’à la grandeur naturelle de son génie il eût joint le goût de Racine et de Boileau : nous demandons quel fût devenu alors le Paradis perdu, et si le merveilleux de ce poème n’eut pas égalé celui de l’Iliade et de l’Odyssée. Si nous jugions la mythologie d’après la Pharsale, ou même d’après l’Enéide, en aurions-nous la brillante idée que nous en a laissée le père des Grâces, l’inventeur de la ceinture de Vénus ? Quand nous aurons sur un sujet chrétien un ouvrage aussi parfait dans son genre que les ouvrages d’Homère, nous pourrons nous décider en faveur du merveilleux de la fable, ou du merveilleux de notre religion ; jusque alors il sera permis de douter de la vérité de ce précepte de Boileau :
De la foi d’un chrétien les mystères terribles
D’ornements égayés ne sont point susceptibles.
Art poét., ch. III.
Au reste, nous pouvions nous dispenser de faire lutter le christianisme avec la mythologie sous le seul rapport du merveilleux. Nous ne sommes entré dans cette étude que par surabondance de moyens, et pour montrer les ressources de notre cause. Nous pouvions trancher la question d’une manière simple et péremptoire ; car fût-il certain, comme il est douteux, que le christianisme ne pût fournir un merveilleux aussi riche que celui de la fable, encore est-il vrai qu’il y a une certaine poésie de l’âme, une sorte d’imagination du cœur, dont on ne trouve aucune trace dans la mythologie. Or, les beautés touchantes qui émanent de cette source feraient seules une ample compensation pour les ingénieux mensonges de l’antiquité.
Tout est machine et ressort, tout est extérieur, tout est fait pour les yeux dans les tableaux du paganisme ; tout est sentiment et pensée, tout est intérieur, tout est créé pour l’âme dans les peintures de la religion chrétienne. Quel charme de méditation ! quelle profondeur de rêverie ! Il y a plus d’enchantement dans une de ces larmes que le christianisme fait répandre au fidèle que dans toutes les riantes erreurs de la mythologie. Avec une Notre-Dame des Douleurs, une Mère de Pitié, quelque saint obscur, patron de l’aveugle et de l’orphelin, un
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Conscience - Le Lion de Flandre, 1871.djvu/261 | {{tiret2|sol|dats}} avaient sauté de leur lit, et, en un clin d’œil, il y
en eut plus de cinquante habillés et armés. Leur
nombre augmenta rapidement, les cris des Flamands
avaient bien mieux éveillé les endormis que l’appel
de la sentinelle.
Jean Breydel se trouvait dans le château avec une
trentaine de ses compagnons à peine, quand une
foule de gentilshommes et de soldats tombèrent sur
eux. Au commencement, beaucoup de bouchers
tombèrent, car ils n’avaient pas de cottes de mailles,
et les flèches des Français pénétraient sans résistance
dans leur corps. Mais cela ne dura pas longtemps ;
quelques instants après tous les Flamands furent
dans les murs.
— Voyez mes frères, cria Breydel, je commence
la tuerie. Suivez-moi.
Comme une charrue qui se creuse elle-même un
sillon dans la terre, ainsi Breydel se fit un chemin
à travers les Français. Chaque coup de sa hache
coûtait la vie à un ennemi, et le sang de ses victimes
ruisselait par torrents sur son pourpoint. Les autres Flamands, aussi furieux que lui, tombèrent de
tous côtés sur les soldats, et leurs cris de triomphe
étouffèrent les cris d’agonie des Français mourants<ref>Breydel revint à Bruges, raconta cela aux bouchers et à ses autres amis : ceux-ci, au nombre de sept cents, bien armés, se rendirent à Male où ils tuèrent le châtelain avec beau coup d’autres. (''Annales de Bruges''.)</ref>.
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Histoire du Bouddha Sâkya-Mouni (Summer)/Préface | Mary Summer Histoire du Bouddha Sâkya-Mouni Ernest Leroux, 1874 (Bibliothèque orientale elzévirienne, II, p. v-xii). Ouvrages consultés pour l’Histoire du Bouddha Sâkya-Mouni ► Préface bookHistoire du Bouddha Sâkya-MouniMary SummerErnest Leroux1874ParisTBibliothèque orientale elzévirienne, IIPréfaceMary Summer - Histoire du Bouddha Sakya-Mouni, 1874.djvuMary Summer - Histoire du Bouddha Sakya-Mouni, 1874.djvu/3v-xii Il ne faut pas remonter bien haut pour trouver le moment où l’étude du Bouddhisme commence à s’appuyer sur des bases solides. Suivant, en cela, les destinées du Brahmanisme qui l’a précédé, le Bouddhisme n’a pu être étudié sérieusement que depuis les quarante dernières années qui viennent de s’écouler. C’est dans cet intervalle que les bibliothèques de l’Europe se sont enrichies des livres sanskrits, pâlis, tibétains, chinois, mongols, etc., qui composent la littérature sacrée des Bouddhistes. Mais si la possession de ces livres était déjà un grand avantage, encore fallait-il, pour en profiter, comprendre les langues dans lesquelles ces livres sont écrits. Le temps nécessaire pour apprendre l’une ou l’autre de ces langues a été la cause de la lenteur des progrès. Si les études bouddhiques se sont considérablement développées en Angleterre, en Allemagne, en Russie et en Danemark, la France n’est pas restée en arrière. En nommant ici Abel Rémusat, Eugène Burnouf, Stanislas Julien, Barthélemy Saint-Hilaire, P. Bigandet, etc., notre pays peut réclamer la meilleure part des travaux qui ont eu pour objet Sâkya-Mouni et sa doctrine. Remarquons, en même temps, que, dès la fin du xviie siècle, deux voyageurs français appelaient l’attention sur la religion du Bouddha, et qu’au xviiie, quand l’Europe ne pensait guère au Bouddhisme, de Guignes publiait, en 1759 et 1773, trois mémoires sur la religion de Fo (Bouddha), composés d’après les livres chinois. Au commencement du xixe siècle, le cercle des études bouddhiques s’agrandit. Les Recherches Asiatiques publiées à Calcutta ; le Journal de la Société Asiatique du Bengale, qui leur succède ; les Transactions de la Société Asiatique de Londres, remplacées depuis par le Journal de la Société Asiatique de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, s’enrichissent de mémoires signés par J. Prinsep, H.-T. Colebrooke, H.-H. Wilson, F. Turnour, B.-H. Hodgson, Csoma de Koros, etc. En France, le Journal Asiatique de Paris compte parmi ses rédacteurs les orientalistes français dont nous parlions tout à l’heure ; mais ce sont les deux derniers ouvrages de l’illustre indianiste Eugène Burnouf qui ont jeté le plus de lumière sur l’histoire et la doctrine de Sâkya-Mouni. L’Introduction à l’histoire du Bouddhisme indien et la traduction du Lotus de la bonne Loi, avec les vingt et un mémoires qui l’accompagnent, resteront toujours les meilleurs guides pour étudier tout ce qui se rapporte à la religion bouddhique et à son histoire. Écrits il y a plus de vingt ans, ces deux ouvrages n’ont pas vieilli, parce que le temps n’a pas de prise sur ce qui est puisé aux véritables sources. Quand les Européens n’avaient pas encore entre les mains les livres indiens qui contiennent la biographie de Sâkya-Mouni, l’imagination de quelques savants s’était livrée aux conjectures les plus inattendues. L’un, en voyant, sur les statues du Bouddha, des cheveux grossièrement bouclés, avait cru pouvoir en inférer que le personnage avait les cheveux crépus et qu’il appartenait à la race nègre. Le portugais Ribeyro, dans son histoire de Ceylan, incline à croire que le Bouddha est le même que saint Thomas, l’apôtre des Indes. De La Loubère, dans la relation de son voyage à Siam, ne voit, dans le Bouddha, que l’esprit du ciel, et aussi Mercure, dieu des sciences et des arts. Le P. Paulin de Saint-Barthélemy, reprenant cette idée, après avoir dit que le soleil, la lune, les éléments et les phénomènes de la nature étaient les dieux des Hindous, nie que le Bouddha appartienne à l’espèce humaine, et raille tout savant qui en ferait le fils d’un roi et le législateur sacré d’un grand nombre de peuples. Cette thèse qui, on le voit, n’est pas nouvelle, et à laquelle Abel Rémusat, Eugène Burnouf, Lassen, Barthélemy Saint-Hilaire, Alexandre Cunningham, Schiefner, etc., ne semblent pas avoir accordé grande attention, est, aujourd’hui, reprise avec ardeur, par une jeune école d’orientalistes qui s’inspirent de la science allemande, laquelle, depuis quelques années, remue, de fond en comble, l’étude de la mythologie comparée. Saint Clément d’Alexandrie, au iie siècle de notre ère, regarde le Bouddha comme un homme divinisé, car il dit : « Parmi les Indiens, il y en a qui obéissent aux préceptes de Boutta, qu’ils honorent comme un dieu, à cause de sa vertu insigne. » Ce n’est pas ici le lieu de discuter les questions qui appartiennent à la critique scientifique ; nous dirons seulement quelques mots d’un sujet de controverse qui a déjà produit plusieurs livres : c’est la prétention de retrouver la Bible dans l’Inde, et les origines du christianisme dans le Bouddhisme. Selon nous, et cela suffit pour rendre toute comparaison bien difficile, deux abîmes séparent le Brahmanisme et le Bouddhisme de l’Ancien et du Nouveau Testament. C’est, premièrement, la doctrine de la transmigration produite par la loi du mérite et du démérite, loi commune aux Brahmanes et aux Bouddhistes, et qui force à renaître indéfiniment, pour être puni des mauvaises actions et récompensé des bonnes, jusqu’à ce qu’enfin, quand il ne reste plus que des bonnes actions, on arrive à la délivrance finale. C’est, ensuite, qu’au lieu d’être le fils du Dieu unique, éternel et tout-puissant, qui descend sur la terre pour sauver les hommes, le Bouddha est justement tout le contraire. Sâkya-Mouni, après avoir, sous l’influence de ses actions bonnes ou mauvaises, passé par toutes les conditions de l’homme et de l’animal, est arrivé enfin, par ses vertus, à la sphère où se trouve le ciel Touchita, la moins élevée des sept sphères célestes. S’il descend de là sur la terre, pour devenir un homme et apporter la loi du salut, c’est qu’en restant dieu il serait impuissant à sauver les créatures, la condition d’homme étant la seule où l’on puisse devenir un Bouddha parfait et accompli. Le Bouddhisme met ainsi la condition humaine au-dessus de toutes les autres ; et, en cela, il n’y a pas exclusion du Dieu tout-puissant, créateur de toutes choses, que le Bouddha ne semble pas connaître, et dont on ne peut dire qu’il le nie, car il n’en parle jamais. Dans la loi de Sâkya-Mouni, pas plus que dans celle des Bouddhas qu’on suppose avoir existé avant lui, on ne trouve rien de semblable à ce que nous entendons par la fin du monde ; Sâkya, au contraire, annonce lui-même que d’autres Bouddhas viendront après lui pour venir en aide aux créatures ; et, comme la série de ces Bouddhas sera interminable, ce monde qui, suivant les Bouddhistes, n’a pas eu de commencement, n’aura pas davantage de fin, et continuera, pendant l’éternité, à tourner dans le cercle de la transmigration. Ces divergences capitales entre les doctrines du Bouddhisme et celles du Christianisme ne sont pas les seules. Il serait facile d’en présenter bien d’autres très-remarquables. Nous avons voulu, par ce qui précède, mettre en garde contre des comparaisons qui, au premier aspect, peuvent séduire, mais qu’un examen attentif a bientôt réduites à néant. Avant l’histoire du Bouddha Sâkya-Mouni que contient ce volume, il n’existait, en français, aucune biographie complète du fondateur du Bouddhisme. Mme Mary Summer a pensé, avec raison, que le fondateur d’une religion, qui compte plus de trois cents millions de sectateurs, méritait que le récit des événements de sa vie fût mis à la portée de tous les lecteurs français, au lieu de rester confiné dans le domaine de la science. Elle s’est heureusement acquittée de cette tâche, à laquelle l’avait bien préparée son Mémoire sur les Religieuses bouddhistes, accueilli favorablement par tous ceux qui aiment les ouvrages à la fois instructifs et intéressants. Paris, ce 10 Décembre 1873. PH.-ÉD. FOUCAUX. Auteur de « The life of Gaudama, the Budha of the Burmese. » Mgr Bigandet est évêque de Birmanie pour les Missions étrangères de France. Il est français, et, si son livre est écrit dans une autre langue que celle de son pays, c’est que le premier travail d’où est sorti ce livre, a été d’abord inséré dans un recueil anglais : « The Journal of the Indian Archipelago » » Quand Mgr Bigandet a publié la seconde édition de la vie de Gaudama, qu’il n’avait pas le loisir de traduire en français, il a continué à se servir de l’anglais qu’il parle et écrit comme sa propre langue. Nous le regrettons d’autant plus, que l’histoire qu’il a écrite du Bouddha est la plus complète qui ait été publiée jusqu’à présent. Nicolas Gervaise, dans son Histoire naturelle et politique du royaume de Siam, in-4o. Paris, 1688. — De La Loubère, Du Royaume de Siam, 2 vol. in-12. Paris, 1691. Dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. XL. Traduction française, p. 113. Paris, 1701, in-12. « Du Royaume de Siam », t. I, p. 534-37. Ce qui est vrai, surtout pour la période Védique. — V. Viaggio alle Indie orientale, da Fra Paolo da san Bartolomeo. Roma, 1796. « Le Bouddhisme, ses dogmes, son histoire et sa littérature » par V. Vassilief, traduit du Russe par G.-A. La Comme, p. 128. |
Tolstoi - La Pensée de l’humanité.djvu/312 | plus libre de péchés, de tentations et de superstitions, sache que ce succès n’est dû qu’au travail de ta pensée.
5. Voici ce que Confucius dit de l’importance de la pensée :
La vraie doctrine donne aux hommes le bien suprême : la régénération et la faculté de séjourner dans cet état. Pour obtenir ce bien suprême, il faut que la vie du peuple entier soit bien organisée. Et pour cela, il faut que la famille soit bien organisée ; et pour que la famille soit bien organisée, il faut qu’une bonne organisation préside à ta propre vie ; et pour cela, il faut que ton cœur soit amélioré ; et pour améliorer ton cœur, il faut que tu aies des pensées claires et justes.
VIII. — '''Seule la faculté de penser distingue l’homme de la bête.'''
1. L’homme se distingue de la bête uniquement parce qu’il possède la faculté de penser. Les uns augmentent cette faculté, les autres ne se soucient pas de cela. Ces gens-là semblent vouloir renoncer à ce qui les distingue de la bête. Sagesse-orientale.
2. Comparé à la nature qui l’environne, l’homme n’est qu’un faible roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte, suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ceux qui le tuent,
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Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 3.djvu/268 | {{nr|262|REVUE DES DEUX MONDES.|}}quatre frères, Hilperik, partit en grande hâte pour Braine, et força les gardiens de ce domaine royal à lui remettre les clefs du trésor. Maître de toutes les richesses que son père avait accumulées, il commença par en distribuer une partie aux chefs de bande et aux guerriers qui avaient leurs logemens, soit à Braine, soit dans le voisinage. Tous lui jurèrent fidélité, en plaçant leurs mains entre les siennes, le saluèrent par acclamation du titre de ''Koning''<ref> Roi, dans le dialecte des Franks. {{Abréviation|Voy.|Voyez}} mes ''Lettres sur l’Histoire de France'', troisième édition, lettre{{lié}}{{rom-maj|ix|9}}, page 151. </ref>, et promirent de le suivre partout où il les conduirait. Alors, se mettant à leur tête, il marcha droit sur Paris, ancien séjour de {{roi|Chlodowig|ier}}, et plus tard capitale du royaume de son fils aîné, Hildebert. Peut-être Hilperik attachait-il quelque idée de prééminence à la possession d’une ville habitée jadis par le conquérant de la Gaule ; peut-être n’avait-il d’autre envie que celle de s’approprier le palais impérial, dont les bâtimens et les jardins couvraient, sur une vaste étendue, la rive gauche de la Seine. Cette supposition n’a rien d’improbable, car les vues ambitieuses des rois franks n’allaient guère au-delà de la perspective d’un gain immédiat et personnel ; et d’ailleurs, tout en conservant une forte teinte de la barbarie germanique, des passions effrénées et une âme impitoyable, Hilperik avait pris quelques-uns des goûts de la civilisation romaine. Il aimait à bâtir, se plaisait aux spectacles donnés dans des cirques de bois, et, par-dessus tout, avait la prétention d’être grammairien, théologien et poète. Ses vers latins, où les règles du mètre et de la prosodie étaient rarement observées, trouvaient des admirateurs parmi les évêques et les nobles Gaulois qui applaudissaient en tremblant, et s’écriaient que l’illustre fils des Sicambres l’emportait en beau langage sur les enfans de Romulus, et que le fleuve du Wahal en remontrait au Tibre<ref name=p268><poem class="verse">
Admirande mihi nimiùm rex, cujus opimè
{{em}}Prælia robur agit, carmina lima polit.</poem>
(Venantii Fortunati carmina, {{abr|lib.|librum}}{{lié}}{{rom-maj|ix|9}}, {{Abréviation|pag.|page}}{{lié}}580.)
{{il|0.5em}}
Cùm sis progenitus clarâ de gente Sycamber,
{{em}}Floret in eloquio lingua latina tuo. ({{ibid.|cap}} {{Abréviation|pag.|page}}{{lié}}560.)
</poem>
{{lang|la|Erat enim gulæ deditus, cujus deus venter fuit, nullumque se asserebat}}</ref> !
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Credo (abbé Moreau) | Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Credo. Abbé Moreau Credo La Liturgie du dimanche. Sagnier et Bray, Paris, 1852. (pp. 492-493) Je crois en un seul Dieu, Père tout-puissant, qui a fait le ciel et la terre, et toutes les choses visibles et invisibles. Et en un seul Seigneur Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, et né du Père avant tous les siècles ; Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu ; qui n’a pas été fait, mais engendré, consubstantiel au Père, par qui tout a été fait ; qui est descendu des cieux pour nous autres hommes et pour notre salut ; qui s’est incarné en prenant un corps dans le sein de la Vierge Marie, par l’opération du Saint-Esprit ; qui s’est fait homme ; qui a été crucifié pour nous sous Ponce Pilate ; qui a souffert, et qui a été mis au tombeau ; qui est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures ; qui est monté au ciel, où il est assis à la droite du Père ; qui viendra de nouveau plein de gloire pour juger les vivants et les morts, et dont le règne n’aura point de fin. Je crois au Saint-Esprit, qui est aussi Seigneur, et qui donne la vie ; qui procède du Père et du Fils ; qui est adoré et glorifié conjointement avec le Père et le Fils ; qui a parlé par les Prophètes. Je crois l’Église, qui est Une, Sainte, Catholique et Apostolique. Je confesse un Baptême pour la rémission des péchés. J’attends la Résurrection des morts, et la vie du siècle à venir. Ainsi soit-il. |
Le Roman comique | Jacques Offenbach Livret de Hector Crémieux et Ludovic Halévy Le Roman comique 1862 Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre des Bouffes-Parisiens le 10 décembre 1861 Distribution de la pièce Personnages de la tragédie Le premier acte à Paris ; le deuxième acte au Mans ; le troisième acte au château de la Baguenaudière, près du Mans. L’action vers le milieu du dix-septième siècle. Une place publique à Paris : à droite, l’hôtel de la Baguenaudière ; au premier, fenêtre avec balcon ; à gauche, l’auberge du Soleil d’or ; devant la porte de l’auberge, des tables où des archers sont assis jouant et buvant. LA BAGUENAUDIÈRE, Ouvriers, Fleuristes, Archers. CHŒUR D’OUVRIERS, travaillant. –––––––––Vite, dépêchons, –––––––––Clouons, déclouons ; –––––––––Ne négligeons rien, –––––––––On nous paîra bien. CHŒUR DE SOLDATS, jouant, attablés devant le cabaret. –––––––––Nous autres gaîment –––––––––Jouons notre argent, –––––––––Et du cabaret –––––––––Buvons le clairet ! CHŒUR DE JEUNES FILLES, apportant des lieurs. –––––––Voyez, voyez nos bouquets, –––––––Qu’ils sont jolis et coquets ! –––––––Nous avons à pleines mains ––––––Cueilli les fleurs de nos jardins. LA BAGUENAUDIÈRE. ––––––Parfait, parfait ! c’est ravissant ! ––––––Portez-les dans l’appartement. REPRISE DES DEUX CHŒURS. –––––––––Vite, dépêchons, etc. –––––––––Nous autres gaîment, etc. LES OUVRIERS, à La Baguenaudière. ––––––Seigneur, tout est prêt et bien prêt ! LA BAGUENAUDIÈRE, ravi. –––––––––––Tout est prêt ! LES OUVRIERS. ––––––Seigneur, tout est fait et bien fait ! LA BAGUENAUDIÈRE. ––––––Ah ! mon Dieu, que je suis ému ! ––––––Le grand jour est enfin venu ! ––––––Je vais marier ma pupille ; ––––––La chose était fort difficile ! ––––––Ah ! mon Dieu, que suis ému ! ––––––Le grand jour est enfin venu ! ––––––J’ai su, pour la charmante enfant, ––––––Trouver un époux surprenant, ––––––C’est un gentilhomme étonnant, ––––––Rempli d’esprit et de talent ––––––C’est un admirable parti ; ––––––On n’est pas plus noble que lui ; ––––––On n’est pas plus riche que lui ; ––––––Et si je me démène ainsi, ––––––C’est que je l’attends aujourd’hui. ––––––Pour le recevoir dignement, ––––––J’ai fait décorer brillament ––––––Et meubler magnifiquement ––––––Mon plus immense appartemment. ––––––Ah ! mon Dieu, que je suis ému ! etc. CHŒUR. ––––––Ah mon Dieu ! comme il est ému ! etc. Les Mêmes, L’EXEMPT. L’EXEMPT. ––––––Place ! place ! je cherche ici ––––––Monsieur de La Baguenaudière. LA BAGUENAUDIÈRE. ––––––Eh ! monsieur l’exempt, me voici. L’EXEMPT. ––––––Seigneur, c’est une grave affaire ! LA BAGUENAUDIÈRE. ––––––Non, non, pas d’affaire aujourd’hui. L’EXEMPT. ––––Monsieur le prévôt, vous allez comprendre ! LA BAGUENAUDIÈRE. ––––––Non, non, je ne veux rien entendre ! ––––––Point de tracas, et point d’ennui. L’EXEMPT, montrant un pli. ––––––––C’est un ordre du roi !... LA BAGUENAUDIÈRE. ––––––Ah diable ! alors donne-le-moi ! (Il lit.) ––––––« Ordre à tous les gens de police ––––––De se mettre en quête à l’instant ! ––––––D’arrêter immédiatement ––––––Et de livrer à la justice, ––––––Le jeune Gaston de Charmelles. ––––––Reconnu coupable d’avoir ––––––Occis en duel, certain soir, ––––––Feu monsieur le baron des Trente-Six Tourelles. ––––––Cette prise est très-importante ; ––––––Ordre à monsieur le grand prévôt ––––––De s’y consacrer aussitôt, ––––––Et toute autre affaire cessante. » (Après la lecture.) ––––––Un pareil ordre en ce moment, ––––––––––C’est désolant ! ––––––––––Je perds la tête ! ––––––––––Que d’incidents ! ––––––––––Et, pour ma fête, ––––––––––Quel contretemps, ! ––––––––C’est vraiment désolant ! ––––––––––C’est renversant ! –––––––––––Consternant ! ––––––––––Je perds la tête, etc. TOUS. ––––––––––Il perd la tête, etc. LA BAGUENAUDIÈRE, à l’exempt. ––––––Tu vas aller et vite, vite, ––––––Porter cet ordre à l’Aubépin, ––––––Pour qu’il se mette à la poursuite ––––––De ce formidable assassin. L’EXEMPT. ––––––Oui, seigneur, j’y cours à l’instant, ––––––Comptez sur mon empressement ! LA BAGUENAUDIÈRE, aux ouvriers. ––––––Et vous autres partez aussi ; ––––––Mais, à la nuit, soyez ici ––––––Pour l’ovation qu’il faut faire ––––––Au noble La Ragotinière. CHŒUR. ––––––––––Nous serons tous ––––––––––Au rendez-vous ! LA BAGUENAUDIÈRE. ––––––––––C’est entendu ! TOUS. ––––––––––C’est convenu ! LA BAGUENAUDIÈRE. ––––––––––Je perds la tête, etc. TOUS. ––––––––––Il perd la tête, etc. (Les ouvriers, les archers et les fleuristes se retirent après l’introduction.) LA BAGUENAUDIÈRE, reste seul. Oui, allez tous... Quelle journée ! Des fêtes ici pour mes amis de Paris, des fêtes au château de la Baguenaudière, auxquelles, depuis plus d’un mois, j’ai convoqué toute la noblesse du Maine et de l’Anjou, et le grand gobeletier lui-même, le parrain de ma pupille ; huit jours de réjouissance ! Ce n’est pas trop pour fêter l’union des trois cents quartiers de La Baguenaudière, avec les quatre cent cinquante du haut marquis de la Ragotinière ! Oh l quel rêve ! Et cet ordre du roi ! Vite, courons moi-même donner des ordres ! (A deux laquais qui attendent ses ordres.) Attachez-vous à mes pas, attachez-vous à mes pas ! (Il sort, suivi des deux laquais.) LA RANCUNE. Il parait à la fenêtre, à moitié habillé. Ah çà ! est-ce que vous n’aurez pas bientôt fini ?... Eh bien, plus personne ! plus un mot ! plus un souffle ! Voilà de ces choses qui arrivent constamment dans la vie : on dort, on est réveillé ; on se lève, on se met à la fenêtre ; on s’écrie : Ah çà ! est-ce que vous n’aurez pas bientôt fini ? Plus personne ! plus un mot ! plus un souffle ! Allons, mettons bravement mon pourpoint groseille des Alpes, et commençons gaiement cette nouvelle journée. Il fait beau, (Il donne une note perçante.) la voix est bonne, j’ai dormi douze heures, j’ai déjà faim, j’ai déjà soif ; tout va bien, tout va bien ! Mais que font les camarades ? Quel calme, quel calme extraordinaire ! (On entend au même instant un effroyable tapage, dans lequel dominent des cris aigus poussés par la Caverne.) LA RANCUNE, puis LA CAVERNE, LE GRACIEUX, L’OLIVE. LA CAVERNE, dans l’auberge. Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! LA RANCUNE, à sa fenêtre. Ça, c’est le réveil de la Caverne, je reconnais sa voix enchanteresse ! LA CAVERNE, toujours dans l’auberge. Qui va là ? A l’aide ! Sortez, téméraire ! sortez ! Je saurai défendre mon honneur ! LA RANCUNE, disparaissant de sa fenêtre. L’honneur de la Caverne en danger ? Je veux voir ça de près ! LA CAVERNE, sort éperdue de l’auberge. Audacieux ! audacieux ! L’OLIVE, la suit, une valise à la main. – le Gracieux suit l’Olive, la Rancune suit le Gracieux. Mais, puisque je vous dis que c’est moi, moi, l’Olive ! LE GRACIEUX. Mais, puisque c’est lui, lui, l’Olive ! LA RANCUNE, entrant en scène. Mais, puisque c’est lui, lui, l’Olive ! LA CAVERNE. Non, non, ce n’était pas l’Olive, c’était un jeune homme, un tout jeune homme ! L’OLIVE, criant. Je vous répète que c’était moi ; j’allais chercher ma valise qui était dans ma chambre, ma valise que voilà ! LA CAVERNE. Non, non, je ne crois pas à votre valise ; je vous dis que c’était un beau jeune homme ! LA RANCUNE. Tu l’aimes donc bien pour le voir partout, même sous la perruque de l’Olive ? LA CAVERNE. Que voulez-vous dire ? LA RANCUNE. Que vous nous faites tous rougir, petite affolée que vous êtes, par vos fantaisies sentimentales ! (Montrant Destin, qui sort de l’auberge.) Et que voilà cette tête charmante qui te poursuit dans ton sommeil, qui te poursuit à ton réveil ! LA CAVERNE, bas. Destin ! LA RANCUNE, à la Caverne. J’ai vu le cœur humain dans son moindre repli, Tu n’aurais pas crié, va, si c’eut été lui ! (On rit.) Les Mêmes, DESTIN. DESTIN. Qu’y a-t-il ? (A part.) J’ai cru que c’était déjà les archers ! (Haut.) Bonjour, la Caverne ! bonjour camarades ! Pourquoi ce bruit, tout à l’heure, dans l’auberge ? LA RANCUNE. C’est la Caverne qui a eu un cauchemar. Ah ! la pauvre femme est bien malade ! DESTIN. Malade ? LA CAVERNE. Mais nullement, la Rancune plaisante !... LA RANCUNE. La Rancune ne plaisante jamais ! la Caverne est malade, et très-malade ! Elle pâlit, elle maigrit, elle languit. (Prenant les mains de la caverne.) Je te plains, amie ! je te plains ! LA CAVERNE. Vous êtes bien bon ! LA RANCUNE. J’ai passé par là, à Angoulême, en 1628, l’année du siège de La Rochelle ! Mon Dieu que j’ai souffert ! Je n’osais me déclarer ; je passais les nuits sous sa fenêtre ; et rien qu’à sa vue, des frissons extraordinaires me secouaient des pieds à la tête ! Que j’ai souffert ! (Reprenant les mains de la Caverne.) Je te plains, amie, je te plains ! DESTIN, riant. Ah çà ! est-ce que la Caverne ?... LA CAVERNE. La Rancune ne sait ce qu’il dit... (Entrée des comédiens sortant de l’auberge.) Voilà nos camarades ! Les Mêmes, L’OLIVE, LE GRACIEUX, OLIVETTE, ANGÉLIQUE, ISABELLE, MARINETTE. TOUS. Eh bien, est-ce que nous ne répétons pas ? LA RANCUNE. Répéter ? Nous ne pouvons répéter sans la Ressource et sans l’Étoile ? L’OLIVE. La Ressource est sorti de grand matin ; il va revenir. LE GRACIEUX. Quant à l’Étoile, c’est une grande dame qui ne loge pas à l’auberge, et qui en prend fort à son aise. LA RANCUNE. Je ne crois pas à la vertu de l’Étoile ! LA CAVERNE. Oh ! d’abord, à la vertu de quelle femme croyez-vous ? LA RANCUNE. Je vous prie, la Caverne, de ne pas me faire une réputation de vieux sceptique ; seulement, je me demande comment l’Étoile peut mener grand train et joyeuse vie, avec vingt écus par mois, qu’on ne lui paye pas ! LA CAVERNE. On ne sait pas ce qu’une femme peut faire avec beaucoup d’ordre ! LA RANCUNE. Et avec beaucoup de désordre, donc ? DESTIN, regardant dans la rue à droite. Voici la Ressource... notre directeur. LA CAVERNE. Ciel ! comme il court ! L’OLIVE. Il parait bien agité ! Les Mêmes, LA RESSOURCE. LA RESSOURCE. ––––––Ah ! mes enfants, soutenez-moi, ––––––Je suis perdu ! TOUS. ––––––Je suis perdu ! Pourquoi ? pourquoi ? LA RESSOURCE. ––––––C’est un affreux événement ; ––––––Tout est fini ! TOUS. ––––––Tout est fini ! Comment ? comment ? LA RESSOURCE. ––––––J’en ai les esprits tout troublés, ––––––C’est renversant ! TOUS. ––––––C’est renversant ! Parlez ! parlez ! LA RESSOURCE. ––––––Non, non, je n’en reviendrai pas ! ––––––Hélas ! hélas ! TOUS. ––––––Hélas ! hélas ! Hélas ! hélas ! LA RESSOURCE. –––––––––––C’est horrible ! –––––––––––C’est terrible ! –––––––––Même à raconter. –––––––––––C’est l’histoire –––––––––––La plus noire –––––––––Qu’on puisse écouter. –––––––––––Très-tranquille, –––––––––––Par la ville, –––––––––Je prenais le frais ! –––––––––––Lorsque passe –––––––––––Sur la place –––––––––Où je me trouvais... REPRISE. ––––––Oh ! mes enfants ! etc. TOUS, à la Ressource. Ah çà ! mais qu’y Qu’avez-vous ? LA RESSOURCE. Ce qu’il y a ? Eh bien, l’Étoile... TOUS. Eh bien, l’Étoile ?... LA RESSOURCE. Notre première chanteuse, l’Étoile, a disparu ! LE GRACIEUX. Elle est partie ? LA RESSOURCE. Complètement partie, sans nous donner congé ! LA RANCUNE. Étoile, elle a filé, comme file une étoile ! L’espace d’un matin... LA RESSOURCE, à la Rancune, l’interrompant. Je t’admire, toi, avec ton calme ; mais je suis perdu ! J’avais une troupe et je n’en ai plus ! TOUS. Et nous ? LA RESSOURCE. Les rôles de l’Étoile, ces adorables ingénuités, qui les jouera ? LA CAVERNE. Eh ! mais ne suis-je pas là ? TOUS, reculant avec épouvante. Horreur ! LA RESSOURCE. Ne plaisantons pas, la Caverne, il y va de notre fortune. ANGÉLIQUE. Mais ne peut-on retrouver l’Étoile ? LA RESSOURCE. Je vous dis qu’elle a été enlevée en poste ce matin ! LA RANCUNE. Par qui ? LA RESSOURCE. Par un prince russe ! TOUS. Qu’est-ce que c’est que ça, un prince russe ? LA RESSOURCE. C’est précisément la question que j’ai adressée à l’exempt. Il m’a répondu que, depuis quelques années, les jeunes gens riches d’un pays lointain, qui s’appelle la Russie, prenaient l’habitude de venir en France constituer des dots aux jeunes filles les plus vertueuses. LA RANCUNE. Très-curieux, très-curieux ! DESTIN. Le malheur n’est pas si grand ; d’ici à quelques jours, vous trouverez facilement à Paris une autre comédienne. LA RESSOURCE. D’ici à quelques jours ! Mais c’est ce soir même qu’il me la faut ! TOUS. Ce soir même ! LA RESSOURCE. Il faut qu’avant la nuit nous soyons tous en route ! TOUS. En route ? LA RESSOURCE. Sans cela, mes enfants, nous manquons une affaire superbe, une affaire étonnante que j’ai traitée ce matin, une représentation en province chez un riche seigneur, qui donne des réjouissances à propos de je ne sais quelle fête de famille. L’OLIVE. Où ? LA RESSOURCE. Je n’ai pas besoin de vous le dire... pour que Dominique nous vole l’affaire. Qu’il vous suffise de savoir que cette représentation me permettra de payer tous les appointements en retard ! TOUS. Tous les appointements ? LA RANCUNE. Tous les appointements ?... N’exagérons rien ; paye-moi seulement les miens. LA RESSOURCE. J’ai dit tous les appointements... Si nous manquons cette affaire, que devenir ?... La caisse est vide !... Il faudra nous remettre au régime du pain, de l’eau et des radis noirs ! LA RANCUNE. Les radis noirs ! O la Ressource, te souviens-tu du jour où je suis venu à toi, pour la première fois ? C’était à Angoulême, en 1628, l’année du siège de La Rochelle ; j’étais jeune, nain, tendre, blond, mélancolique, plein d’illusions et d’aspirations idéales ; ô la Ressource ! ô les radis noirs ! qu’avez-vous fait de ma jeunesse ? LA CAVERNE. Et de la mienne ? O la Ressource, te souviens-tu, pauvre enfant abandonnée... ignorant sa famille... mais sentant dans son cœur les battements d’un sang noble et généreux... LA RESSOURCE. Bon !... la voilà partie sur le chapitre de sa noble famille. LA CAVERNE. Vous verrez qu’un jour je la retrouverai ; et alors... LA RESSOURCE. Soit, soit !... les illusions et la famille se retrouvent quelquefois ; les bonnes affaires, jamais !... TOUS. Il a raison ! LA RESSOURCE. Mettons-nous tous en campagne ; et cherchons chacun de notre côté la comédienne qui nous manque ; peut-être pourra-t-on en retrouver les traces ? TOUS, moins Destin. Oui, oui, allons ! LA RESSOURCE. Viens avec nous, la Rancune ! DESTIN, vivement. Allez ; la Rancune et moi, nous allons, explorer un autre quartier ! LA RESSOURCE. Soit ! Rendez-vous ici dans une heure, et que le ciel nous protège ! (Aux autres.) Venez, vous autres ! (Ils sortent.) DESTIN, LA RANCUNE. LA RANCUNE, regardant Destin. Je le trouve superbe avec son : Nous allons explorer un autre quartier ! Holà du cabaret ! une bouteille, deux verres et des dés. (On apporte sur une table, devant l’auberge, ce que la Rancune a demandé.) Je m’en vais explorer le fond de mon verre. Car là, tout s’éclaircit, tout est pur et sans voile, Qui sait ? je vais peut-être y retrouver l’Étoile. DESTIN. Il s’agit bien de cette mijaurée ; j’ai voulu te retenir ici, rien de plus. LA RANCUNE. Pour me dire ?... DESTIN. Pour te dire que je suis perdu ! LA RANCUNE. Perdu ! vous, Gaston ? DESTIN. Oui, ce secret que je t’avais confié, ce duel au sujet d’une femme que j’aime et qu’un insolent avait osé... LA RANCUNE. Oui, je sais, et vous l’avez bravement... DESTIN. Eh bien, la mort de mon adversaire, tout est découvert, et les archers de la prévôté sont à mes trousses. LA RANCUNE. Qui vous a appris cela ? DESTIN. Notre aubergiste, qui m’a conté la chose tout à l’heure, sans savoir à qui il la contait ! LA RANCUNE. Qu’allez-vous faire ? DESTIN. Il faut avant tout que je quitte cette auberge. LA RANCUNE. Parce que ? DESTIN. Parce qu’elle est le rendez-vous ? (Lui montrant la rue à droite.) de ces archers que tu vois venir sous la conduite d’un certain l’Aubépin, qui a ordre de m’arrêter. Partons ! LA RANCUNE. Il n’est plus temps, ils nous ont vus. Buvons et jouons ! (Ils boivent et se mettent à jouer.) J’ai mon plan. Les Mêmes, L’AUBÉPIN, ARCHERS. L’AUBÉPIN. I ––––Il n’est pas dans toute la prévôté, ––––Sergent plus fin, sergent plus redouté. –––––––––Tremblez, tremblez tous, ––––––––Maraudeurs et filous, ––––––––Et fuyez devant nous ! ––––––––Garde à vous ! garde à vous ! –––––––––Votre grand effroi, ––––––––––––C’est moi ! –––––––––Tremblez devant moi ! –––––––––Tremblez, pâlissez, –––––––––Et disparaissez ! LES ARCHERS. –––––––––Oui, votre ennemi ––––––––––––C’est lui ! –––––––––Tremblez devant lui ! –––––––––Trembles, pâlissez, –––––––––Et disparaissez ! II ––––Dormez en paix, dormez dans vos maisons, ––––Braves bourgeois, j’ai l’œil sur vos balcons ; –––––––––Je veille sur vous ––––––––Intéressants époux, ––––––––En criant aux filous : ––––––––Garde à vous, garde à vous ! –––––––––Votre grand effroi, ––––––––––––C’est moi ! etc. LES ARCHERS. –––––––––Oui, votre ennemi, ––––––––––––C’est lui ! etc. L’AUBÉPIN, aux archers. Halte ! front ! LA RANCUNE, bas à Destin. Nous prenons nos petites dispositions stratégiques. (L’aubépin parle bas aux archers qui vont se placer au fond, et cernent l’auberge.) L’AUBÉPIN. Voici l’auberge ; ces comédiens sont là ! (Regardant Destin et La Rancune.) Ces gens-là font peut-être partie de la troupe, il faudrait les faire parler. Allons, il s’agit de déployer une finesse extraordinaire ! LA RANCUNE. Six. DESTIN. Huit. (Bas.) Il s’approche ! LA RANCUNE, bas. Laisse-le venir et dis comme moi. (Haut.) Cinq. DESTIN. Neuf. L’AUBÉPIN. Ah ! ah ! il me semble que nous jouons aux dés ! LA RANCUNE, mystérieusement. Nous ne jouons pas ! DESTIN, de même. Nous faisons semblant ! Chut ! LA RANCUNE, de même. Chut ! L’AUBÉPIN. Et pourquoi cela, chut, chut ! LA RANCUNE. Parce que... DESTIN. Parce que... L’AUBÉPIN. Parce que, quoi ? LA RANCUNE. Parce que, s’il était ici. DESTIN. Oui, s’il était ici. LA RANCUNE. S’il vous voyait ! L’AUBÉPIN. Qui ça ? qui ça ? DESTIN. Lui. L’AUBÉPIN. Qui lui ? LA RANCUNE. Celui que vous cherchez. L’AUBÉPIN. Mais, mais, je ne cherche personne. LA RANCUNE, lui tapant sur le ventre. Ce farceur de l’Aubépin ! DESTIN, de même. Ce farceur de l’Aubépin ! LA RANCUNE, de même. Il dissimule avec nous ! DESTIN, de même Oui, avec nous ! L’AUBÉPIN, se fichant. Eh, eh, eh ! vous me chatouillez ! LA RANCUNE. Est-ce que nous ne le cherchons pas aussi ? L’AUBÉPIN, vivement. L’assassin ? DESTIN. Oui, l’assassin ; mais, silence ! LA RANCUNE. Silence ! L’AUBÉPIN. Ah ! vous le cherchez ? LA RANCUNE. Oui, je suis le cousin du baron des Trente-Six Tourelles, l’infortunée victime, et j’ai juré de le venger dans le sang ! L’AUBÉPIN, montrant Destin. Et lui ? LA RANCUNE. Lui, c’est un autre cousin, du côté maternel. L’AUBÉPIN. Du côté de la baronne ? Fort bien ; j’ai compris ! Je suis d’une finesse remarquable ! LA RANCUNE, à part. Il est d’une bêtise remarquable ! L’AUBÉPIN, qui n’a entendu que le mot remarquable. Oui, remarquable, le capitaine l’a dit ! LA RANCUNE. Et si le capitaine l’a dit ? L’AUBÉPIN. Eh bien, il est ici, n’est-ce pas, le duelliste ? LA RANCUNE. Oui. DESTIN. Non. L’AUBÉPIN. Oui, non ; il faudrait s’entendre ! N’a-t-il pas été vu, il y a quelques jours, dans cette auberge ? LA RANCUNE. C’est-à-dire, qu’un jeune homme est venu un soir, à minuit... DESTIN, continuant. Pâle, défait, tremblant ; les dents lui claquaient comme ça ! LA RANCUNE. Il tremblait de tous ses membres, comme ça ! L’AUBÉPIN. Les yeux lui sortaient-ils de la tête, comme ça ? LA RANCUNE ET DESTIN. Oui, oui, exactement ! DESTIN. Il avait une épée ! L’AUBÉPIN. Une épée... LA RANCUNE. Tachée de sang. L’AUBÉPIN. Tachée de sang ! C’était lui ! (A part.) Je suis d’une finesse remarquable ! LA RANCUNE, à part. Il est d’une bêtise remarquable. L’AUBÉPIN, qui n’entend toujours que le mot remarquable. Oui, remarquable. LA RANCUNE. Le capitaine l’a dit. L’AUBÉPIN. Mais, continuez, continuez ! LA RANCUNE. Eh bien, cette manière de se présenter à minuit, une épée tachée de sang à la main, n’ayant pas paru bien naturelle au chef de la troupe, il a mis poliment le jeune homme à la porte. L’AUBÉPIN. Sait-on où il est allé ? DESTIN. Oui. LA RANCUNE. Non. L’AUBÉPIN. Encore oui et non. DESTIN. On a des indices ; on croit savoir qu’il s’est engagé dans la troupe de maître Dominique ! L’AUBÉPIN. Il y a donc une autre troupe de comédiens dans la ville ? Et où le trouver ce maître Dominique ? DESTIN, cherchant. Où le trouver ? A l’hôtel du petit Cheval bleu. LA RANCUNE. Oui, oui, sur le quai, près du Châtelet. L’AUBÉPIN. Il y a un hôtel sur le quai, près du Châtelet ? LA RANCUNE. Oui, un petit hôtel et un petit cheval bleu qui se balance après une petite tringle. L’AUBÉPIN. Après une petite tringle ! LA RANCUNE. Quand il fait du vent. L’AUBÉPIN. Quand il fait du vent ! J’y cours, j’y cours ! LA RANCUNE, le poussant dehors. Courez-y, courez-y ! (A part.) Nous voilà sauvés ! L’AUBÉPIN, à part, revenant sur ses pas. Un petit hôtel qui se balance après un petit cheval bleu, dans une tringle, quand il fait du vent... tout ça n’est pas clair. (A la Rancune.) Vous allez venir avec nous, puisque vous connaissez ce petit Cheval bleu ! LA RANCUNE. Ce serait avec le plus grand plaisir ; mais j’ai un rendez-vous, j’attends mon tailleur, à qui j’ai promis de l’argent. L’AUBÉPIN, le saisissant violemment. Ah ! vous tergiversez ! LA RANCUNE, se dégageant. Est-ce que j’ai refusé d’y aller au petit Cheval bleu ? Est-ce que je n’ai pas intérêt comme vous à y aller, moi, le cousin du baron ? Seulement, j’attends mon tailleur ; je lui ai promis de l’argent ; et, quand on n’en a pas, c’est sacré ! (Bas à Destin.) Est-ce qu’il existe votre petit Cheval bleu ? DESTIN, bas. Pas du tout ! LA RANCUNE, à part. Ah diable ! L’AUBÉPIN, appelant ses archers. Empoignez-moi ce gaillard-là ! LA RANCUNE. Ah ! c’est ainsi ? Ah ! vous voulez aller au petit Cheval bleu ! L’AUBÉPIN. Oui. LA RANCUNE. C’est votre idée fixe ? L’AUBÉPIN. Invariable. LA RANCUNE. Eh bien, au petit Cheval bleu ! (A part.) Ils n’en reviendront pas ! (Haut.) Au petit Cheval bleu ! au petit Cheval bleu ! TOUS, sortent en répétant. Au petit Cheval bleu ! DESTIN, seul. Les voilà partis ! Quelle course ! Pauvre la Rancune ! Comment va-t-il se tirer de là ? O Léonore ! ma chère Léonore ! Faudra-t-il donc te quitter, après avoir tout fait pour arriver jusqu’à toi ?... DESTIN, LÉONORE. LÉONORE, au balcon de Gaston ! DESTIN. C’est elle ! LÉONORE, lui jetant un billet. Je ne puis sortir en ce moment. Tenez, prenez vite et lisez. (Elle rentre.) DESTIN, seul et lisant. « Mon tuteur vient de m’annoncer qu’un certain marquis de La Ragotinière arrivait aujourd’hui à Paris pour m’épouser. J’ai vu le portrait de ce mari qu’on veut m’imposer ; il est affreux. Je n’aime et n’aimerai jamais que vous. Vous m’avez proposé de fuir ; j’accepte. Je suivrai votre fortune. Vous vous êtes fait comédien, je me ferai comédienne. Soyez sous mon balcon, ce soir, à la nuit tombante, et je partirai. » (Après la lettre.) Ah ! parbleu ! quand je l’aurai enlevée, il faudra bien que son tuteur me la donne ! Maintenant, il s’agit de quitter Paris sans retard. Il faut prévenir la Ressource. DESTIN, L’OLIVE, LE GRACIEUX, LA RESSOURCE. (Ces trois derniers rentrent très-accablés.) DESTIN. Eh bien, quelles nouvelles de notre chanteuse ?... LA RESSOURCE. Mauvaises ! DESTIN. Tant mieux ! L’OLIVE. On ne l’a pas retrouvée ! LE GRACIEUX. Impossible d’en découvrir une autre ! DESTIN. Tant mieux ! tant mieux ! LA RESSOURCE. Comment, tant mieux, tant mieux ! Mais tu veux donc notre ruine ? DESTIN. Non pas ; car moi, j’ai trouvé ! LES TROIS COMÉDIENS. Toi ? DESTIN. Oui, j’ai trouvé, et je viens d’engager une adorable comédienne. TOUS. Mais qui est-elle ? DESTIN. C’est... c’est... ma cousine. LA RESSOURCE. Sa cousine ! DESTIN. Oui ! Et, dans une heure, je vous la présenterai. LE GRACIEUX. Est-ce possible ? DESTIN. Fiez-vous à moi ! Vite, rentrons à l’auberge, rassemblons les camarades, attelons la voiture, et, à la nuit, en route ! LA RESSOURCE. Avec une Étoile ! DESTIN. Avec une Étoile ! Et, croyez-moi, une Étoile autrement brillante que celle qui a filé ! LA RESSOURCE. Je te connais, petit, et je te crois ! Ah ! tu n’as pas volé ton nom de Destin ! Tu es notre Providence ! Allons, allons, et le départ dans une heure ! Les Mêmes, LA RANCUNE, rentrant éperdu. LA RANCUNE. Le départ ! pas dans une heure, pas dans une heure, tout de suite ! tout de suite ! TOUS. Mais qu’y a-t-il donc ? LA RANCUNE. Tout à l’heure, nous allions au Petit Cheval bleu ! Nous allions traverser la Seine en face du Petit-Louvre dans un bateau, un petit bateau... avec le sergent et ses quatre hommes. Crac ! j’ai fait tout chavirer, et voilà les archers dans l’eau ! Moi, je m’enfuis ; ils me poursuivent ; vite, vite, partons ! TOUS, moins Destin. Il est fou ! DESTIN. Non, je vous expliquerai ; mais venez, venez ! (On entend au dehors la marche de l’entrée de La Ragotinière.) LA RANCUNE. C’est la musique des archers ! ce sont les archers ! Oh ! ces hommes ! ils ont plus d’une corde à leur arc ! Aux paquets ! aux paquets ! (Ils rentrent dans l’auberge.) LA RAGOTINIERE, précédé et suivi de ses LAQUAIS ; il est dans une chaise à porteurs. FINALE. CHŒUR DES LAQUAIS. ––––––––Place au noble marquis ––––––––De La Ragotinière, ––––––––Qui se rend au logis ––––––––Des La Baguenaudière. LA RAGOTINIÈRE, passant sa tête à la portière de sa chaise. ––––––Arrêtez-vous ! Bonjour, c’est moi ! ––––––Eh quoi ! personne ! Sur ma foi ; ––––––Le baron devrait être ici, ––––––Car je suis plus noble que lui ! ––––––Il doit faire les premiers pas, ––––––Et chez lui je n’entrerai pas ! (A ses gens.) ––––––Oui, le baron est dans son tort, ––––––Je m’en retourne en Périgord. REPRISE DU CHŒUR. ––––––––Place au noble marquis ––––––––De La Ragotinière ; ––––––––N’allons pas au logis ––––––––Des La Baguenaudière. Les Mêmes, LA BAGUENAUDIÈRE. (La Baguenaudière entrant effaré et bousculant le cortège.) LA BAGUENAUDIÈRE. ––––––––––Est-il ici ? ––––––––––Ah ! le voici ! ––––––Marquis, je suis désespéré ! LA RAGOTINIÈRE, sortant de sa chaise. ––––––Vous voici, tout est réparé ! LA BAGUENAUDIÈRE. ––––––Que je suis heureux de vous voir, ––––––Et ravi de vous recevoir ! LA RAGOTINIÈRE. ––––––Croyez bien que de mon côté, ––––––Cher baron, je suis enchanté ! LA BAGUENAUDIÈRE. ––––Mais au milieu de tout ce domestique, ––––On est très-mal sur la place publique. LA RAGOTINIÈRE. ––––––––––C’est mon avis. LA BAGUENAUDIÈRE. ––––––Entrons tous deux dans mon logis ; ––D’autant plus que je fais une réflexion ––Qui pourra bien avoir votre approbation. I ––––––Chaque fois que j’ai voyagé... CHŒUR. ––––––Chaque fois qu’il a voyagé... LA BAGUENAUDIÈRE. ––––––En arrivant, j’ai bien mangé. CHŒUR. ––––––En arrivant, il a mangé. LA BAGUENAUDIÈRE. ––––––Oui, c’est un principe important, ––––––Il faut le suivre exactement. ––––––––––Car, en voyage, ––––––––––Il est très-sage, ––––––––––Il est très-bon ––––––––––Prendre un bouillon. ––––––Venez donc prendre le bouillon ––––––Qui vous est offert sans façon ! CHŒUR. ––––––Allez donc prendre le bouillon ––––––Qui vous est offert sans façon ! LA RAGOTINIÈRE. II ––––––De mon côté, depuis longtemps... CHŒUR. ––––––De son côté, depuis longtemps... LA RAGOTINIÈRE. ––––––J’avais les mêmes sentiments. CHŒUR. ––––––Il a les mêmes sentiments. LA RAGOTINIÈRE. ––––––J’adhère avec effusion ––––––A votre proposition ! ––––––––––Car, en voyage, ––––––––––Il est très-sage, ––––––––––Il est très-bon ––––––––––Prendre un bouillon ––––––Qui vous est offert sans façon ! ––––––Allons donc prendre le bouillon ––––––Qui nous est offert sans façon ! CHŒUR. ––––––Allez donc prendre, etc. (La Baguenaudière, La Ragotinière, les valets et les porteurs entrent dans l’hôtel. La nuit est venue. Entre Destin.) DESTIN, LÉONORE, puis les Comédiens, puis L’AUBÉPIN, puis LA BAGUENAUDIÈRE, LA RAGOTINIÈRE et tout le Monde. DESTIN, appelant sous la fenêtre. ––Léonor ! Léonor ! LÉONORE, paraissant au balcon. ––Léonor ! Léonor ! Je suis là ! DESTIN. ––Léonor ! Léonor ! Je suis là ! Je t’attends ! LÉONORE. –––––––Il faut partir ! DESTIN. –––––––Il faut partir ! Il est temps ! (Léonore descend par une échelle que Destin applique contre le balcon. Pendant ce temps, les comédiens entrent avec leurs paquets et des lanternes.) CHŒUR DES COMÉDIENS. –––––Allons, partons, faisons nos paquets ! –––––Allons, partons, tous nous voici prêts ! –––––––Tous ensemble, au clair de la lune, –––––––Riches d’espoir et sans le sou, –––––––Allons gaîment chercher fortune, ––––––Allons la chercher... Dieu sait où ! ––––––Allons, partons, etc. LA RESSOURCE. ––––––Où donc est Destin ? DESTIN. ––––––Où donc est Destin ? Me voici ! LA CAVERNE. –––––––––Et ta demoiselle, ––––––––––Où donc est-elle ? DESTIN, montrant Léonore. ––––––––––Elle est ici ! ––––––––––––C’est elle ! TOUS. ––––––Salut à l’Étoile nouvelle ! REPRISE DU CHŒUR. –––––Allons, parlons, faisons nos paquets, etc. (On entend au dehors la marche du sergent.) LA RESSOURCE. –––––Alerte ! alerte ! le sergent ! LA RANCUNE. ––––––Ah diable ! rentrons vivement ! (Ils rentrent en courant dans la cour de l’auberge et en ferment la porte. Entrée du sergent et de ses archers, se dirigeant vers l’auberge.) L’AUBÉPIN. ––––Non, jamais, dans toute la prévôté, ––––Jamais sergent n’avait tant barbotté ! –––––––––Gare ! ventrebleu ! ––––––––A l’homme au cheval bleu ! ––––––––Qu’il prenne garde à lui, –––––––––––Me voici ! (Les archers, s’approchant de l’auberge, et frappant contre la porte.) ––––Pan, pan, pan, pan, ouvrez au nom du roi ! ––––Pan, pan, pan, pan, c’est l’Aubépin ! c’est moi ! LA BAGUENAUDIÈRE, appelant dans l’hôtel. ––––Léonor ! Léonor ! LA BAGUENAUDIÈRE, paraissant au balcon. ––––Léonor ! Léonor ! Où donc est-elle ? LE BARON, paraissant à son tour. ––––Léonore ! LA RAGOTINIÈRE, voyant l’échelle. ––––Léonore ! Ah ! grand Dieu ! LA BAGUENAUDIÈRE. ––––Léonore ! Ah ! grand Dieu ! Qu’est-ce donc ? LA RAGOTINIÈRE. ––––––––Ici, sous le balcon, ––––––––Regardez cette échelle ! LA BAGUENAUDIÈRE. ––––––Ah ! quel affreux événement ! ––––––C’est un rapt ! un enlèvement ! LA RAGOTINIÈRE ET LA BAGUENAUDIÈRE. ––––––A l’aide ! à l’aide ! CHŒUR DE GENS DU PEUPLE, entrant. ––––––A l’aide ! à l’aide ! Que nous veut-on ? ––––––Ici que se passe-t-il donc ? ––––––Et que veut monsieur le baron ? (La Baguenaudière et La Ragotinière sortent désespérés de l’hôtel.) LA BAGUENAUDIÈRE ET LA RAGOTINIÈRE. –––––––––––C’est désolant, –––––––––––C’est renversant ! TOUS. –––––––––––Mais encore ? LA BAGUENAUDIÈRE. ––––––On vient d’enlever Léonore ! TOUS. –––––––––––Léonore ! L’AUBÉPIN. ––––––Qu’est-ce que c’est que Léonore ? LA RAGOTINIÈRE. ––––––C’est sa pupille, et j’arrivais ––––––De ma province tout exprès, ––––––Afin d’épouser Léonore ! TOUS. –––––––––––Léonore ! LA BAGUENAUDIÈRE. ––––––Sergent, dans mon égarement, ––––––Je compte sur ton dévouement ; ––––––Il faut retrouver Léonore ! TOUS. –––––––––––Léonore ! LA RAGOTINIÈRE. ––––––Vois mon trouble et mon désespoir, ––––––Vite en campagne dès ce soir. LA BAGUENAUDIÈRE. ––––––Mais en même temps, souviens-toi, ––––––Souviens-toi de l’ordre du roi ; ––––––L’ordre du roi ! mon ordre à moi ! ––––––Pour les deux, je compte sur toi ! L’AUBÉPIN. ––––––L’ordre du roi ! son ordre à lui. ––––––Ah ! quel affreux brouillamini ! ––––––Quel jour que la nuit d’aujourd’hui ! ––––––––––––Allons ! ––––––––––––Partons ! CHŒUR DES COMÉDIENS, qui défilent au fond du théâtre. –––––Allons, partons, faisons nos paquets, etc. LA BAGUENAUDIÈRE, aux archers. ––––––Et vous aurez cent louis d’or, ––––––Si vous retrouvez Léonor. CHŒUR. ––––––Cent louis d’or ! cent louis d’or ! ––––––Cherchons toujours, cherchons encore, ––––––Car nous aurons cent louis d’or ! ––––––Si nous retrouvons Léonore ! TOUS. –––––––––––Léonore ! Au Mans, à l’hôtel du Lion d’argent : grande salle d’auberge de province ; haute cheminée à droite, bahuts, vieille vaisselle ; volailles accrochées au mur ; grande porte au fond ; au-dessus et à droite de la porte, escalier praticable ; à gauche, au premier plan, contre le mur, la huche à farine. Les Comédiens, moins DESTIN et L’ÉTOILE. INTRODUCTION. CHŒUR. ––––––––––Pan, pan, pan, pan ! –––––––Faisons tous un bataclan –––––––A lui crever le tympan, –––––––––––Pan, pan, pan ! LA RANCUNE. –––––––Holà ! tavernier du diable ! OLIVETTE. –––––––Gargotier trois fois pendable ! LA RESSOURCE. –––––––Il n’est pas dans tout le Mans, LA CAVERNE. –––––––D’hôteliers plus négligents ! TOUS. –––––––––––Pan, pan, pan, etc. (Entre l’aubergiste.) L’AUBERGISTE. ––––––Pourquoi ce vacarme effroyable ? ––––––Pourquoi ce bruit épouvantable ? ––––––Que voulez-vous ? Expliquons-nous ! ––––––Expliquons-nous ! Que voulez-vous ? LA RESSOURCE. ––––Nous demandons qu’on nous serve à l’instant ––––––––Un dîner succulent ; ––––––––Un dîner merveilleux ––––––––Arrosé de vin vieux ! L’AUBERGISTE. ––A vos vœux, messeigneurs, je suis prêt à souscrire, ––Et pour vous satisfaire un mot va me suffire. ––––––––A moi tous mes garçons ––––––––Et tous mes marmitons ! (Marche des marmitons, qui descendent avec les plats.) CHŒUR DES COMÉDIENS. ––––––Recueillons-nous, faisons silence ; ––––––Instant suprême et solennel ! ––––––Il faut juger de la science ––––––De ce fameux maure d’hôtel. PREMIER MARMITON. –––––––Voici d’abord un chapon, ––––––C’est une fort aimable chose ! –––––––Voici d’abord un chapon ; ––––––Puisse-t-il vous paraître bon ! –––––––––––Car, au Mans, –––––––Vous le savez, je suppose ; –––––––––––Car, au Mans –––––––Les chapons sont excellents ! TOUS. –––––––––––Car, au Mans, etc. DEUXIÈME MARMITON. –––––––Vous connaissez bien le nom ––––––De ce qui sur ce plat repose ; –––––––Vous connaissez bien ce nom, ––––––C’est une poularde au cresson. –––––––––––Car, au Mans, –––––––Vous le savez, je suppose ; –––––––––––Car, au Mans, –––––––On en vend énormément ! TOUS. –––––––––––Car, au Mans, etc. TROISIÈME MARMITON. –––––––Quant à ça, c’est un paon ––––––Dont le plumage était tout rose ; –––––––Vous jugez qu’un tel paon ––––––Est un plat de distinction. –––––––––––Car, au Mans, –––––––Vous le pensez, je suppose ; –––––––––––Car, au Mans –––––––On en mange rarement. TOUS. –––––––––––Car, au Mans, etc. (Tout le monde s’assied, et l’on n’entend plus que le bruit des fourchettes.) LA RANCUNE. Voilà ce qui s’appelle un joli premier coup de fourchette !... Et quand on pense qui au milieu de ce gala, la Caverne seule... LA CAVERNE. Voyons, qu’a-t-elle encore fuit, la Caverne ? LA RANCUNE. Pourquoi ne manges-tu pas quand nous mangeons tous de si bon appétit ? LA RESSOURCE. Parce qu’il n’est pas là, lui ; parce qu’elle n’est pas là, elle... LA RANCUNE. Et que, lorsque ni lui ni elle ne sont pas là, c’est qu’elle et lui sont ensemble. LA CAVERNE. Qui, lui ? qui, elle ? LA RESSOURCE. Destin et l’Étoile, pardieu !... LA RANCUNE. Prenez garde, la Caverne, la jalousie est mauvaise conseillère ; vous avez l’air méchant, et vous finirez par un coup de tragédie ; et puis vous aimez trop les jeunes premiers, et je suis jaloux. LA CAVERNE. Et de quel droit ? LA RANCUNE. De quel droit ? Ah ! tu ne te souviens pas ? Ce n’est pas si loin de nous, cependant : c’était à Angoulême, en 1628, l’année du siège de La Rochelle ; nous traversions un bois, la Caverne et moi. LA CAVERNE, violemment. Ça n’est pas vrai ! LA RANCUNE. Quoi ! nous n’avons pas traversé un bois ? LA CAVERNE. Si ! mais pas dans les conditions que tu vas dire ! LA RANCUNE. Un démenti ? Oh ! c’est affreux ! c’est humiliant ! Cette femme-là, voyez-vous, ce n’est pas une femme, c’est un abîme ! Elle ne connaît pas sa famille... Eh bien, je vais lui dire, moi, de qui elle descend ! C’est d’Aspasie, c’est de Laïs, c’est de Phryné, et, pour remonter plus loin encore, puisqu’elle tient à être noble, c’est de Lucrèce Borgia ! Je vais vous raconter son histoire ! TOUS. L’histoire ! l’histoire ! Raconte ! raconte ! LA CAVERNE, très-agitée. Je proteste d’avance ! LA RESSOURCE. Dis donc, es-tu sûre que tout le monde puisse entendre tette histoire-là ? LA RANCUNE. Si l’anecdote est croustillante, on peut faire sortir les hommes. TOUS. L’histoire ! l’histoire ! LA RANCUNE. C’était donc à Angoulême, en 1628, l’année du... Les Mêmes, DESTIN, L’ÉTOILE. DESTIN. Pardon, mes amis ! L’ÉTOILE. Nous nous sommes fait attendre ! L’OLIVE, montrant son assiette pleine. Nous vous attendions patiemment, vous voyez. LA RESSOURCE. Et la Rancune nous contait... OLIVETTE. Oui, va donc, la Rancune... L’histoire ! LA RANCUNE. Oh ! oui, tu voudrais bien la fin, toi ; mais, maintenant... je suis... Enfin, je ne peux pas devant... L’ÉTOILE. Nous vous gênons, mes amis ? LA RANCUNE. Non, vous ne nous gênez pas ; seulement, vous avez une manière de nous regarder qui nous arrête quand nous allons dire des choses bêtes, et puis, ce la Ressource est d’une inconvenance !... LA RESSOURCE. Bon ! voilà que c’est moi ! LA RANCUNE, à Destin et à l’Étoile. Allons, venez là, près de moi. LA CAVERNE, à part. Toujours à côté l’un de l’autre ! Oh ! serpent de la jalousie, tu me mords le cœur ! L’OLIVE. Ça ne nous empêche pas de bien vous aimer, allez ! LA RESSOURCE, à l’Étoile. Et de boire de grand cœur à débuts. TOUS, buvant. Oui, aux débuts de l’Étoile. LA RANCUNE, à la Caverne. Bois donc, la Caverne ! bois donc ! LA CAVERNE. Je bois, je bois. Les Mêmes, LA RAGOTINIÈRE, L’AUBERGISTE. L’AUBERGISTE. Par ici ! par ici, monsieur ! LA RAGOTINIÈRE, très-simplement vêtu, et dans un profond accablement. J’aurais dû prendre à gauche, je l’aurais certainement retrouvée. LA RANCUNE, à demi-voix. Oh ! le drôle de petit bonhomme ! En quoi est-il ? L’ÉTOILE, bas à Destin. Il me semble que je connais cette figure. DESTIN, de même. Cette figure ? Quelle idée ! LA RAGOTINIÈRE. Peut-être M. de La Baguenaudière aura-t-il été plus heureux de son côté ? Nous avons rendez-vous ici, au Mans, pour nous rendre de là à son château... Attendons. (Il s’assied.) L’AUBERGISTE, à La Ragotinière. Monsieur désire dîner ? LA RAGOTINIÈRE. Oui. L’AUBERGISTE, très-rapidement. Nous avons poulardes, oies, dindons, canards, côtelettes, gigots, haricots, pois verts, salade, artichauts, poires, pommes, raisin... LA RAGOTINIÈRE, interrompant. Non, non, je ne mange rien de tout cela ; j’en ai mangé, mais je n’en mange plus. Ma physionomie ravagée devrait vous le dire. L’AUBERGISTE, étonné. Pardon ! je n’avais pas remarqué... Et que prend monsieur ? LA RAGOTINIÈRE. Du pain, du sel et de l’eau. L’AUBERGISTE. Et puis ? LA RAGOTINIÈRE. C’est tout. L’AUBERGISTE, très-étonné. Ah ! c’est bien, on va servir monsieur. (Il va à un bahut et rapporte à La Ragotinière du pain du sel et de l’eau. Il le sert à une petite table, placée à une extrémité du théâtre. La grande table des comédiens est de l’autre côté.) LA RANCUNE, aux comédiens qui ont écouté sans mot dire la scène précédente. Il est singulier que ce régime-là ne l’ait pas fait maigrir. LA RAGOTINIÈRE, à l’aubergiste, lui montrant les comédiens. Quels sont ces gens-là ? L’AUBERGISTE. Des comédiens de campagne de passage au Mans. LA RAGOTINIÈRE. Ah ! merci. (A part.) Elle ne peut être parmi eux. Une fille qui a trois cent dix-neuf quartiers de noblesse n’irait pas se commettre avec des comédiens de campagne. LA RANCUNE, aux comédiens. Je voudrais bien entrer en relations avec ce petit original-là ; sa dînette m’encourage. LA RAGOTINIÈRE, poursuivant sa pensée à part, tout en mangeant son pain saupoudré de sel. Elle ne peut être parmi eux ; mais ils ont pu la rencontrer. Il faut que je les fasse causer. (Son regard rencontre celui de la Rancune ; celui-ci se lève et le salue de sa place. — La Ragotinière lui rend son salut, puis tous deux se rassoient.) LA RANCUNE, se relevant et resaluant. Monsieur m’a fait l’honneur de m’appeler ? LA RAGOTINIÈRE. Moi, monsieur ? je n’appelle plus ; j’ai appelé, mais je n’appelle plus. LA RANCUNE. Ah ! (Il se rassied, puis se relève.) Monsieur, cette fois, m’a regardé ?... LA RAGOTINIÈRE, se levant également. Nullement, monsieur ; jadis, j’ai regardé, mais je ne regarde plus ; seulement, je ne peux empêcher mon œil navré d’errer machinalement de côté et d’autre. LA RANCUNE. C’est une affaire entre lui et vous. (A part.) Ça ne mord pas, ça ne mord pas ! OLIVETTE, qui s’est levée à son tour. Monsieur ne parait pas voyager pour son plaisir ? LA RAGOTINIÈRE. Non. (Tous les comédiens et les comédiennes se lèvent un à un, et s’approchent de La Ragotinière.) L’OLIVE. Monsieur est malade ? LA RAGOTINIÈRE. Oui. ANGÉLIQUE. Est-ce la tête ? LA RAGOTINIÈRE. Non ! MARINETTE. L’estomac, peut-être ? LA RAGOTINIÈRE. Non, c’est le cœur. TOUS LES COMÉDIENS, rangés autour de La Ragotinière. Ah ! c’est le cœur. LA RANCUNE. Il faut se secouer dans ces crises-là, et ne pas rester seul avec sa douleur. Ah ! voilà ! c’est que vous restez seul avec votre douleur. LA RAGOTINIÈRE. Je la promène depuis huit jours. LA RANCUNE. Elle doit être bien fatiguée... Venez donc l’asseoir à notre table. LA RAGOTINIÈRE. Non, il y a des femmes à votre table. LA RANCUNE. Ce sont de bons garçons ! LA RAGOTINIÈRE. J’ai juré de fuir la société des femmes jusqu’à ce que je l’aie retrouvée. TOUS. Qui ça ? LA RAGOTINIÈRE. Celle que j’aime. L’OLIVE. Vous avez perdu celle que vous aimez. DESTIN. Elle s’est enfuie ? LA RAGOTINIÈRE. Non pas, elle a été enlevée. DESTIN, à l’Étoile, à part. Enlevée ! LA CAVERNE, qui les regarde, à part. Qu’ont-ils donc ? LA RANCUNE. Il y a longtemps de cela ? LA RAGOTINIÈRE. Huit jours à peine. DESTIN, bas à l’Étoile. Mon Dieu ! serait-ce lui ? L’ÉTOILE, bas à Destin. Oui, je le reconnais maintenant... ce portrait que j’ai vu à Paris ; c’est lui ! DESTIN, de même. Courage alors, et bonne contenance ! LA CAVERNE, à part. Il y a quelque chose là-dessous ! (Haut.) Et comment est-elle faite, celle que vous avez égarée. LA RESSOURCE. Grande ou petite ? LA CAVERNE. Brune ou blonde ? LA RAGOTINIÈRE, regardant la Caverne. Elle est très-bien, cette demoiselle ! C’est comme ça que je me représentais Léonore. L’OLIVE. C’est notre forte chanteuse et danseuse... Elle fait aussi des armes. LA RAGOTINIÈRE, revenant à la question de la Caverne. Je crois qu’elle est brune. TOUS. Comment, vous croyez !... LA RAGOTINIÈRE. Je ne l’ai jamais vue. ANGÉLIQUE. Et vous l’aimez ? LA RAGOTINIÈRE. A la folie ! TOUS. Très-curieux, très-curieux ! LA RAGOTINIÈRE. Parce qu’elle avait trois cent dix-neuf quartiers, que j’en ai trois cent quarante et un, et qu’à nous deux cela fait six cent soixante. Ah ! c’était un beau rêve... et je l’épousais chat en poche ! Hélas ! OLIVETTE. Mais avec ces renseignements-là, comment la reconnaîtrez-vous ? LA RAGOTINIÈRE. Mais comment la reconnaîtront les archers qui sont sur mes pas à la recherche des fugitifs ? L’ÉTOILE, bas. Des archers. DESTIN, bas. Silence ! LA RAGOTINIÈRE. Vous n’avez donc jamais vu de tableaux ? Une fille enlevée, cela se reconnaît facilement. Elle doit se débattre entre les mains de son ravisseur et s’écrier... Laissez-moi, misérable, laissez-moi ! Je suis fiancée à un noble marquis. TOUS, saluant. Marquis ? LA RANCUNE. Ah ! vous êtes marquis ? LA RAGOTINIÈRE. Oui. LA CAVERNE. Et riche ? LA RAGOTINIÈRE. Ississime !... Oui... mais qu’importe ? TOUS, saluant plus bas. Ississime ! LA RANCUNE, bas à son voisin. Comment, ce qu’il importe ? Mais ce bonhomme-là me fait l’effet d’une jolie ferme à exploiter. Et puis, ce que je trouve en lui de plus étonnant, ce sont ses bottes ; elles m’éblouissent... quelles bottes ! LA RESSOURCE. Eh bien, monsieur le marquis, c’est votre bonne fortune qui vous a conduit parmi nous. Seul, avec cette mine ténébreuse, jamais vous ne pourrez retrouver celle que vous cherchez, on se défiera de vous. LA RANCUNE. Tandis que si vous vous mêlez à notre troupe... L’ÉTOILE, à part. Oh ! mon Dieu ! DESTIN, à part. Que va-t-il lui proposer ? LA RESSOURCE. Sous le costume et les allures d’un comédien de campagne, on trouve toutes les portes ouvertes... et, avec notre aide, vous pourrez peut-être, avant huit jours, conduire à votre château votre noble fiancée ! TOUS. C’est évident ! c’est évident ! LA RAGOTINIÈRE, ébranlé. Vous me rendez le courage. DESTIN, à part. Ciel ! il va accepter ! LA RANCUNE. Allons, décidez-vous ; soyez des nôtres ! (A part.) Il est laid, il est bête, il n’aura aucun talent ; nous pouvons le prendre... Il nous fera pas de tort. L’OLIVE. Vous oublierez votre chagrin. LA RESSOURCE. Et vous saurez ce que c’est que le Roman comique. LA RAGOTINIERE. Le Roman comique ? LA RESSOURCE. Eh oui... le Roman comique, le roman des comédiens... Allons, mes enfants, chantez-lui notre ronde favorite, et ce noble seigneur ne pourra plus nous quitter. L’ÉTOILE, bas à Destin. Que faire ? DESTIN, bas à l’Étoile. Chanter ! Il faut le dépister. (Haut.) De grand cœur, camarades ! L’AUBERGISTE. Oh ! bonheur !... ils vont chanter ! TOUS. Oui, nous allons chanter... Du vin ! du vin ! (Entrent des garçons avec des brocs de vins.) RONDE. L’ÉTOILE. I ––––––Comédien, est-il sur terre ––––––––Un état plus charmant ? CHŒUR. ––––––Comédien, est-il sur terre, etc. DESTIN. ––––––Joyeux métier, douce misère, ––––––––Qu’on traverse en riant. CHŒUR. ––––––Joyeux métier, douce misère, etc. L’ÉTOILE. –––––––Car la mauvaise fortune –––––––N’atteint pas les amoureux ; –––––––Chacun choisit sa chacune, –––––––Et les cœurs vont deux à deux. ––––––Et vive le roman comique, –––––––Le roman de la gaîté, ––––––––Le roman enchanté, –––––––Le roman des amoureux ! ––––––––––Roman magique, ––––––––Roman merveilleux ! II DESTIN. ––––––Parfois on manque de cuisine, –––––––Faute de cuisinier. TOUS. ––––––Parfois on manque de cuisine, etc. DESTIN. ––––––Mais lorsque par hasard on dîne, –––––––C’est pour un mois entier. CHŒUR. ––––––Mais lorsque par hasard on dîne, etc. DESTIN. –––––––Le matin, on rapetasse –––––––Son vieux manteau déchiré ; –––––––Mais le soir on se prélasse –––––––Sur un trône en bois doré. ––––––Et vive le roman comique, etc. LA RAGOTINIÈRE. Messieurs, je suis transporté... Cette chanson... ce vin... ces femmes... Foulons aux pieds les préjugés ! Je suis des vôtres, et je prends, pour vous suivre, le beau nom de Ragotin Ier. LA RANCUNE. Vive Ragotin Ier ! TOUS. Vive Ragotin ! En triomphe, en triomphe ! (On porte Ragotin en triomphe, et toute la troupe défile sur la reprise de la ronde.) LA CAVERNE, à part. Destin a parlé bas à la Rancune... Oh ! je saurai... (Elle sort à droite. — Ils sortent tous par le fond, excepté Destin, l’Étoile et la Rancune.) DESTIN, L’ETOILE, LA RANCUNE. LA RANCUNE. Eh bien ? DESTIN. Eh bien, tu as fait là une belle besogne ! LA RANCUNE. Moi ? DESTIN. Sais-tu quel est celui que tu viens de faire engager dans notre troupe ? LA RANCUNE. Non. L’ÉTOILE. Eh bien ! c’est l’homme que j’ai fui. DESTIN. Celui que son tuteur voulait lui faire épouser. LA RANCUNE. Comment ! le marquis ? L’enlèvement qu’il racontait... c’était... Ah ! je vous ai mis là dans une jolie position. DESTIN. Que faire à présent ? L’ÉTOILE. Et cet homme, tout à l’heure, a parlé de soldats qui te cherchent. J’ai peur, Destin, j’ai peur ! DESTIN. Léonore, chère Léonore, ne crains rien ! L’ÉTOILE. Ce n’est pas pour moi que je tremble, c’est pour toi ; je connais les lois sur le duel. LA CAVERNE, à droite, montrant sa tête, à part. Un duel ! DESTIN. Ah ! qu’avons-nous fait, Léonore ? J’ai été bien coupable ! Je n’aurais pas dû t’exposer à de pareils dangers. Vois-tu l’idée que je pourrais te laisser, seule, sans défense. DESTIN. Mais que faire, la Rancune ? que faire ?... Un conseil... LA RANCUNE. Je ne sais pas, moi !... Il faut qu’elle retourne à Paris, qu’elle aille se jeter aux pieds de son tuteur, qu’elle lui dise que ce n’est pas sa faute, qu’elle était distraite quand on l’a enlevée... que... que... ça ne compte pas !... que sais-je ?... L’ÉTOILE. Te quitter, au moment où un danger te menace ?... Non... non ! C’est maintenant, plus que jamais, que je veux rester auprès de toi. LA RANCUNE. Brave petit cœur !... Ah ! si j’avais été aimé comme ça à Angoulême, en 1628, l’année du siège de La Rochelle... Eh bien, non, vous êtes trop gentils, vous ne nous quitterez pas ! DESTIN. Que dis-tu ? Tu as donc un moyen ?... LA RANCUNE. Vous allez commencer par vous éclipser tous les deux ; moi, je surveillerai le Ragotin, je me charge de le décourager, et, dès que je l’aurai fait déguerpir, vous pourrez revenir parmi nous ; vous pourrez nous rejoindre au château, où nous allons jouer la comédie. DESTIN. Où est ce château ?... La Ressource ne nous l’a jamais dit. LA RANCUNE. La Ressource nous le dira. L’ÉTOILE. Mais, fuir, comment ? Si nous rencontrions... LA RANCUNE. Les archers ?... Eh bien, vous êtes courageuse, je ne suis pas inquiète de vous, et d’ailleurs j’ai mon plan pour qu’on ne vous reconnaisse pas. Je vous substitue l’un à l’autre : vous, l’Étoile, remontez dans votre chambre, allez ! toi, Destin, prends tes paquets, tes hardes, et viens nous retrouver chez l’Étoile. Tu as confiance en moi, n’est-ce pas ? DESTIN. Allons, obéissons ! (L’Étoile et la Rancune montent regretter ; Destin se dirige vers la porte de droite, et trouve sur le seuil la Caverne, qui l’arrête.) DESTIN, LA CAVERNE. DUO. LA CAVERNE. ––Non, tu ne fuiras pas, car j’ai tout entendu, ––––––Et mon cœur en est confondu. ––Tu donnes pour cousine, âme deux fois traîtresse, ––Celle qui m’enleva ton cœur et ta tendresse, ––––––Celle qui n’est que ta maîtresse ! DESTIN. ––Ma maîtresse ! ah ! pardieu ! vous perdez l’esprit ! ––C’est un mot, devant moi, qu’un homme n’eût pas dit ! LA CAVERNE. ––Eh bien, si j’ai menti, prouve-le-moi, perfide ! DESTIN. ––Te le prouver, comment ? LA CAVERNE. ––Te le prouver, comment ? En m’offrant dans ton cœur ––––––La place qui doit être vide ; ––––––––En rendant le bonheur ––––––A mon âme chaste et candide ! DESTIN. ––La peste de la femme et de sa folle ardeur ! LA CAVERNE. ––Tu ne me réponds pas ? DESTIN. ––Tu ne me réponds pas ? C’est que... LA CAVERNE. ––Tu ne me réponds pas ? C’est que... C’est que ?... DESTIN. ––Tu ne me réponds pas ? C’est que... C’est que ?... Comment lui dire ? LA CAVERNE. ––Eh bien ? DESTIN. ––Eh bien ? Eh bien, écoute un fabliau très-vieux, –––––––Dont le bon sens merveilleux ––––––Est tout à fait propre à t’instruire : I ––––––L’Automne, un jour, dit à l’Été : ––––––––« Pourquoi fuir quand j’arrive ? ––––––Est-ce donc pour l’éternité ––––––––Qu’il faut qu’on se poursuive ? ––––––Nous pourrions bien, en vérité, ––––––Changer cela. Que vous en semble ? ––––––Je crois que l’Automne et l’Été ––––––Pourraient fort bien s’entendre ensemble. » II ––––––L’Été lui dit : « Nous n’avons pas ––––––––Les mêmes goûts, madame. ––––––Votre brouillard et vos frimas ––––––––Refroidiraient ma flamme. ––––––Laissez-moi vivre avec Printemps ; ––––––Son âme à la mienne ressemble. ––––––Le bonhomme Hiver vous attend, ––––––Vous vous entendrez mieux ensemble. » LA CAVERNE. ––––––––Quoi, l’Hiver ? DESTIN. ––––––––Quoi, l’Hiver ? Oui l’Hiver. LA CAVERNE, à part. –––––––––––C’est bien clair. DESTIN. ––––––Avec l’Automne doit s’entendre. LA CAVERNE. ––––––Je ne puis plus ne pas comprendre. ENSEMBLE. LA CAVERNE. –––––––––Ah ! crains ma colère ! –––––––––A nous deux la guerre ! –––––––––Autant je t’aimais, –––––––––Autant je te hais ! DESTIN. –––––––––La bonne colère –––––––––Et la bonne guerre ! –––––––––Quel emportement –––––––––Quel air effrayant ! LA CAVERNE. ––––Je ne te retiens plus, tu peux partir ! DESTIN, à part. ––Elle a compris, tant mieux ! c’était mon seul désir. LA CAVERNE. ––Tout est mort entre nous, va-t’en, va-t’en, va-t’en ! DESTIN, à part. ––C’est tout ce que je veux, car l’Étoile m’attend ! LA CAVERNE. –––––––––Ah ! mon sang bouillonne ! ––––––––S’entendre appeler l’Automne ! DESTIN. –––––Adieu donc ! LA CAVERNE. –––––Adieu donc ! A bientôt ! Tu sauras ––Pour l’avoir refusé ce que pèse mon bras ! REPRISE DE L’ENSEMBLE. DESTIN. –––––––––La bonne colère, etc. LA CAVERNE. –––––––––Ah ! crains ma colère, etc. (Après le duo, le Destin sort en riant. La Caverne tombe exaspérée sur une chaise à droite, et s’accoude sur la table, la tête dans ses mains.) LA CAVERNE, L’AUBÉPIN. LA CAVERNE, tournant le dos à l’Aubépin. Automne, Automne ! Oh ! je me vengerai ! je me vengerai ! L’AUBÉPIN. Je suis dans la place ; toutes les issues sont gardées, personne ne peut sortir ; ils sont pris, car ils sont ici. L’assassin du baron, le faux cousin et l’homme au petit Cheval bleu, arrêtés du même coup ! Quel triomphe ! (Il voit la Caverne et l’examine de loin par derrière.) Une femme !... C’est là une tête de comédienne, faisons-la causer ; je suis d’une finesse remarquable pour faire causer les comédiennes. (Saluant.) Madame... madame !... LA CAVERNE, à elle-même et sans entendre. O Hermione ! ô Cléopâtre ! ô toutes les princesses offensées de mon répertoire, soufflez-moi ma vengeance ! L’AUBÉPIN, à part. Oh ! la drôle de voix ! et puis les singuliers contours ! Est-ce bien une femme, cela ? LA CAVERNE, de même. Comment faire ? comment faire ? L’AUBÉPIN, de même. Il faut se méfier avec ces gens-là ; ils savent revêtir tous les costumes. Ça ne ressemble pas du tout à une femme... Si c’était un homme déguisé ! Mon homme, peut-être ! Ça en a tout à fait l’air. (Saluant de nouveau.) Madame... madame... (A part.) Elle ne répond pas au féminin. LA CAVERNE, se retournant. Un sergent ! c’est le ciel qui me l’envoie... Je tiens ma vengeance !... Sergent !... L’AUBÉPIN, à part. Cette démarche... Oh ! quelle idée !... Je vais bien me convaincre. (Il se met en garde, et de la main pousse une botte à la Caverne. Celle-ci tombe en garde rapidement et pare tous les coups.) LA CAVERNE, à part. Qu’est-ce qui lui prend ?... Mais je fais des armes aussi... moi ! L’AUBÉPIN, à part. Comme elle tombe en garde !... C’est un homme... c’est un homme ! (Il pousse une seconde botte à la Caverne, qui la pare, et qui, à son tour, lui en envoie une qui l’atteint en pleine poitrine.) LA CAVERNE. Touché ! L’AUBÉPIN. Suprême indice ! c’est un homme ! Bien tiré... mon gentilhomme. LA CAVERNE. Mon gentilhomme ! L’AUBÉPIN. Est-ce avec cette botte-là que vous avez tué le baron des Trente-Six Tourelles ? LA CAVERNE. En duel, n’est-ce pas ? L’AUBÉPIN. Vous savez donc qu’il y a eu un duel ? LA CAVERNE. Oui, je le sais. L’AUBÉPIN. Parbleu ! je le crois bien... Eh bien, au nom du roi, je vous arrête. LA CAVERNE. Moi ? L’AUBÉPIN. Voilà l’ordre et le signalement... Comte Gaston de Charmelles... vingt ans... Vous paraissez davantage... mais ça ne fait rien, c’est votre déguisement qui vous vieillit !... LA CAVERNE. Comment, mon déguisement ? L’AUBÉPIN, continuant de lire le signalement. Bouche ordinaire... nez ordinaire... teint ordinaire... taille ordinaire... cheveux ordinaire... pied ordinaire... main ordinaire... C’est bien vous... Rien en vous n’est extraordinaire. Je vous arrête ! LA CAVERNE. Mais je suis une comédienne ! L’AUBÉPIN. A d’autres ! LA CAVERNE. Je m’appelle la Caverne ! L’AUBÉPIN. La caverne... de brigands, peut-être ?... LA CAVERNE. Mais je suis femme... tout ce qu’il y a de plus femme ! L’AUBÉPIN, l’interrompant. Le capitaine me mettrait aux arrêts, si je croyais ça ! Je n’entends plus rien ; il me faut mon duelliste et l’homme au Petit Cheval bleu, et Léonore ! Je tiens mon duelliste, et d’un. N’essayez pas de me faire patauger ; je ne pataugerai plus ! Voilà huit jours que je patauge. (Destin et l’Étoile paraissent tous deux au haut de l’escalier ; Destin a le costume de l’Étoile, l’Étoile celui de Destin. Ils descendent lentement en écoutant les dernières phrases de cette scène.) LA CAVERNE. Mais, sergent... L’AUBÉPIN. Oui, huit jours ! sans compter le barbotage... Oh ! celui-là, l’homme au pourpoint groseille, si je le repince !... Allons... LA CAVERNE. Attendez !... Et si je vous disais que je connais le véritable assassin ? L’AUBÉPIN. Parbleu, je le sais... LA CAVERNE. Si je vous le livrais ?... L’AUBÉPIN. Vraiment ! un autre que vous ? (A part.) Vite, verbalisons. DESTIN. Je suis perdu ! LA CAVERNE. Oh ! ma vengeance ! L’AUBÉPIN. Eh bien... c’est ? LA CAVERNE. C’est... Les Mêmes, DESTIN. QUATUOR. L’ÉTOILE, au sergent. ––––––C’est moi ! L’AUBÉPIN. ––––––C’est moi ! Qui vous ? LA CAVERNE, à part. ––––––C’est moi ! Qui vous ? Que signifie ? DESTIN, bas. –––Que fais-tu ? L’ÉTOILE. –––Que fais-tu ? Tais-toi, je te sauve la vie. (Au sergent.) I ––––––Vous cherchez quel est le coupable ? ––––––Le coupable, eh bien, le voici ! –––––––––Triste et misérable –––––––––Le remords l’accable ! ––––––Point de pitié, point de merci ! ––––––Il s’offre à vous, frappez sur lui ! ENSEMBLE. DESTIN, à l’Étoile. ––––––––Non, non, c’est impossible ––––––––Je repousse vraiment ––––––––En ce moment terrible, ––––––––Ce noble dévouement. LA CAVERNE, à part. ––––––––O ciel ! est-ce possible ! ––––––––La courageuse enfant ! ––––––––Peut-on être insensible ––––––––A tant de dévouement ! L’AUBÉPIN. ––––––––O ciel ! est-ce possible ! ––––––––C’est vraiment surprenant ! ––––––––Eh quoi, ce crime horrible ––––––––Commis par un enfant ! LA CAVERNE, à part. ––––––C’est vraiment une noble ruse ! ––––––Mais ce n’est pas moi qu’on abuse ! LA CAVERNE. –––––Mais, malgré tout, je veux me venger L’AUBÉPIN. –––––––On veut me faire patauger ! L’ÉTOILE, à la Caverne. II ––––––Laissez-moi, je vous en supplie, ––––––Laissez-moi me perdre pour lui ! –––––––––Permettez qu’il fuie ! –––––––––Sauvez-lui la vie ! ––––––Si vraiment vous l’aimez aussi, ––––Frappez sur moi, grâce, grâce pour lui ! REPRISE DE L’ENSEMBLE. Les Mêmes, LA RANCUNE, au haut de l’escalier. LA RANCUNE, à part. Le sergent !... Pauvre enfant !... ils n’ont pas eu le temps de fuir ! L’AUBÉPIN. Tout ça n’est pas clair ! Je croirais plutôt que c’est une femme, (Montrant la Caverne.) et que voilà mon homme. Ça me fait bien l’effet de l’histoire du petit Cheval bleu, ça, mon compère !... LA RANCUNE, à part. Sacrifions-nous... opérons une diversion ? LA CAVERNE. Quel petit Cheval bleu ? LA RANCUNE, criant d’en haut. Mon petit Cheval bleu ! Parbleu, mon petit Cheval bleu ! L’AUBÉPIN, se retournant. Mon homme ! Pourpoint groseille !... Cheval bleu... Ah !... gredin ! on voulait m’égarer... C’est lui qui... Je t’attraperai ; ne bougez pas, vous autres ! (Il monte l’escalier quatre à quatre. La Rancune se sauve.) LA CAVERNE, très-émue, à Destin et l’Étoile. Oh ! vous m’avez émue ! vous m’avez rappelé mes jeunes années ! Oh ! c’est bon les larmes ! c’est la rosée du cœur ! Fuyez, fuyez ! (On entend du bruit.) Non !... Le sergent, attendez. L’AUBÉPIN, dans la coulisse. A l’aide !... au secours ! (La Rancune reparaît poursuivi par le sergent. Ils traversent le théâtre.) L’AUBÉPIN, tout en courant. Ne bougez pas, vous autres ! LA CAVERNE. Maintenant, fuyez ! Adieu... soyez heureux ! A vous le bonheur !... à moi... le sacrifice et les larmes. ! Allez, allez... DESTIN ET L’ÉTOILE. Merci ! merci !... (Ils sortent. La Rancune reparaît par le fond, il prend dans la huche un sac de farine, en jette le contenu à la figure de l’Aubépin et se sauve par la fenêtre.) L’AUBÉPIN, couvert de farine. LA CAVERNE. Gredin ! J’allais l’attraper... Oh ! mais toutes les issues sont gardées, personne ne peut fuir, et quant à vous, mon bonhomme ?... LA CAVERNE. Mon bonhomme... Oh ! que ce masculin m’agace. L’AUBÉPIN. Je ne vous lâche plus ! Il m’en faut un !... LA CAVERNE. Moi ? Où me menez-vous donc ? L’AUBÉPIN. En prison, jusqu’à l’arrivée de M. de La Baguenaudière. Vous me direz qui est l’homme au petit Cheval bleu... l’homme au pourpoint groseille... Car l’un de vous deux est certainement le coupable... Allons, mon gaillard... LA CAVERNE. Mon gaillard !... Oh ! ce masculin ! ce masculin !... (Elle se débat.) L’AUBÉPIN, l’entraînant. Allons ! en route ! (Ils sortent en se bousculant ; au même moment on voit la Rancune tomber de la cheminée. Il est pâle et défait.) LA RANCUNE, tombant de la cheminée. Ouf !... Quelle équipée ! (Il va à la porte.) Enfin, il est parti... La maison est cernée, mais les enfants sont en sûreté ; à l’aube, je les ferai filer, et au besoin je file avec eux. En attendant, je ne rentre pas dans ma chambre... je couche ici. Il s’agit de s’installer un lit. (Roulant la huche.) Voilà mon affaire... le sergent à l’œil sur mon pourpoint groseille des Alpes. (Il retire de la huche deux sacs.) Oh ! deux sacs !... deux sacs !... deux sacs de noix ! cela me fera d’excellents matelas ! Si ce l’Aubépin me rencontre, je ne donne pas deux sous de moi. (Il ôte son pourpoint.) Il a du chat tigre dans la figure... (Il va au buffet.) Ah ! j’oubliais... de l’eau pour la nuit. (Il se couche.) La ! maintenant, bonsoir ! (On frappe.) Le sergent ! ne bougeons pas !... RAGOTIN, dehors. Par tous les saints du paradis, ouvrez donc ! LA RANCUNE. C’est la voix de Ragotin... Entrez ! Que diable vient-il faire à pareille heure ? LA RANCUNE, RAGOTIN. RAGOTIN. C’est moi !... Figurez-vous que les camarades... LA RANCUNE. Qu’est-ce que vous avez fait de vos moustaches ? RAGOTIN. Ils me les ont coupées, parce qu’il parait qu’un comédien ne doit pas en avoir ; et puis ils m’ont coiffé d’un bonnet de coton ; et puis ils ont pris des chandelles, il ont dansé autour de moi, en chantant : Bonsoir, Ragotin !... et puis, et puis, ils m’ont laissé tout seul. Alors je suis rentré à l’auberge ; il y a une heure que je cours dans les corridors, et puis voilà. LA RANCUNE, à part. Cet homme a toujours ses magnifiques bottes ! des bottes neuves ! Comme on doit se sauver avec ça ! Si je pouvais lui prendre non-seulement ses... mais encore ses... Quelle idée ! (Haut.) Monsieur le marquis, je serais trop honoré si vous vouliez accepter la moitié de mon lit. RAGOTIN. Quoi ! vous consentiriez ? LA RANCUNE. Comment donc !... Prenez l’oreiller qui est dans le coin. RAGOTIN, prend une chaise à droite, en fait un oreiller. Ma foi, ce n’est pas de refus. (Il ôte son pourpoint.) Ce petit vin de Roquefinette, ces chansons, ce changement d’existence : tout cela m’a brisé... (Il fait mine de se coucher.) LA RANCUNE, à part. Est-ce qu’il va coucher avec ses bottes ? (Haut.) Monsieur le marquis, vos bottes ! RAGOTIN. C’est juste ! (Ils les ôte, et va les mettre dans un coin.) LA RANCUNE, à part. Elles sont à moi.., je les vois là-bas ! Elles brillent comme un phare. (Haut.) Monsieur le marquis ! RAGOTIN. Ne m’appelez donc pas monsieur le marquis ! Entre nous, appelez-moi donc tout simplement monseigneur. LA RANCUNE. Monseigneur préfère-t-il la ruelle ? RAGOTIN. Où prenez-vous la ruelle ? LA RANCUNE. Où vous voudrez... RAGOTIN. C’était une facétie. (Il laisse tomber son bonnet de coton.) LA RANCUNE, partageant le bonnet. Quand il y en a pour un, il y en a pour deux. RAGOTIN, se couchant. Aie ! aie ! que c’est dur ! (Les noix craquent.) LA RANCUNE. Ce sont les noix ! Le tout est de faire son trou... RAGOTIN, mettant sa tête sur les chaises qui servent d’oreiller. Ça n’est pas commode, les chaises. LA RANCUNE. On voit bien que ça n’est pas fait pour la tête. RAGOTIN ; les noix craquent toujours. Oh ! la ! la ! Enfin ça se tasse, ça se tasse ! LA RANCUNE. Ça se casse ! ce sont les noix ! Ah ! nous allons très-bien dormir. RAGOTIN. Oui, il nous reste peu de temps. Il faut qu’au petit jour je me mette en route pour courir après ma Léonore ! LA RANCUNE, à part. Et moi, pour éviter ce bon l’Aubépin ! RAGOTIN. Faut-il souffler la chandelle ? LA RANCUNE. Oui, s’il vous plait ; maintenant, donnez-moi à boire ! RAGOTIN. Vous buvez de l’eau... la nuit ? (Il lui passe la cruche.) LA RANCUNE. Oui... oui... c’est une revanche... je n’en bois jamais le jour. Merci ! (Il lui dépose la cruche sur l’estomac.) RAGOTIN. Aie ! aie ! LA RANCUNE. Vous avez voulu la ruelle... Voici le grand moment... Il s’assoupit. (Regardant les bottes.) Je les vois là-bas, ces bottes, avec les éperons qui brillent ! Des éperons ! cela indique un cheval. Il faudra que je lui prenne aussi son cheval ! Et, sous ses habits, je m’enfuis sans danger. Il dort !... Dort-il ?... Je vais m’en assurer ! (Appelant.) Monsieur ! monsieur ! monsieur ! (Ragolin se réveille en sursaut.) Il ne dormait pas, voyez-vous ça... RAGOTIN, se réveillant. Quoi ? qu’est-ce ? Je ne dors pas !... Ah ! c’est vous ! LA RANCUNE. Oui ! j’ai soif ! RAGOTIN. Encore ! LA RANCUNE. J’ai le larynx en feu ! RAGOTIN, à moitié endormi. C’est une véritable maladie que vous avez là ! (Il lui donne le pot à l’eau.) LA RANCUNE. Ne m’en parlez pas ! Ça m’a souvent bien gêné. Avec vous, ça m’est égal ; mais, vous comprenez, il y a des circonstances... Je crois que le voici qui s’endort sérieusement. (On entend ronfler Ragotin.) Oui, le voilà parti ; je vais donc les avoir ces hottes ! (Il met le pot à l’eau sur la table et se lève.) Mon cœur bat ; les voici ; je les tiens ! LA RAGOTINIÈRE, rêvant. Un La Ragotinière comédien !... Léonore !... LA RANCUNE. Est-ce qui il rêve que je lui prends ses bottes ? Où les cacher ? Eh ! parbleu ! je vais les mettre... Les mettre ! Mais si elles allaient ne pas m’aller ? Ce serait à douter de la Providence... Non, elles m’iront. (Il essaye de les mettre.) RAGOTIN, continuant de parler. Pardon, mon aïeul !... Oh ! je les vois tous, Gontran de La Ragotinière surtout, Gontran le sévère ! Son portrait est dans la salle du château, avec une cuirasse et de grandes bottes jaunes ! LA RANCUNE. Ils ont donc toujours eu des bottes, dans cette famille-là. (Il a mis les bottes.) Ah ! elles me vont ! Ah ! que c’est donc bon de marcher dans les bottes d’un autre ! RAGOTIN, s’agitant de plut en plus. Gontran ! Gontran ! ne me maudis pas ! LA RANCUNE. Recouchons-nous, et attendons le petit jour ! (Il se recouche avec les bottes. Les éperons frappent le mollet de Ragotin.) RAGOTIN, se réveillant. A raide ! au meurtre ! LA RANCUNE. Voulez-vous vous taire ! (Il lui donne, sans le vouloir, un nouveau coup d’éperon.) RAGOTIN. On me donne des coups de poignard dans les jambes ! Oh ! mes mollets ! LA RANCUNE, continuant. Mais vous rêvez ! (Pensant aux éperons.) Oh ! ce sont les éperons ! RAGOTIN. Au secours ! au meurtre ! LA RANCUNE. Veux-tu te taire ! RAGOTIN. Non ! non ! LA RANCUNE, lui mettant la tête sous un oreiller. Tiens ! tiens ! RAGOTIN. J’étouffe ! j’étouffe ! (Bataille entre la Rancune et Ragotin. Le lit se détraque ; ils tombent tous deux. Les comédiens et les marmitons arrivent au bruit. Le jour vient. Pendant le chœur qui suit, la Rancune se jette sur les habits de Ragotin, et ce dernier, machinalement et tout ahuri, met le pourpoint groseille de la Rancune.) Les Mêmes, tous les comédiens. FINALE. LES COMÉDIENS. ––––––Quel vacarme épouvantable ! ––––––Le feu prend-il à ta maison ? ––––––Ah ! quel est ce bruit effroyable. ––––––Et qui donc assassine-t-on ? LA RAGOTINIÈRE. ––––––Quel cauchemar, ô mes amis ! ––––––La mauvaise nuit que j’ai faite ! LA RANCUNE. ––––––C’est le vin de Roquefinette –––––––Qui vous avait étourdis. Les Mêmes, L’AUBEPIN, les Soldats, en dehors. L’AUBÉPIN. ––––Au nom du roi, qu’on ouvre cette porte ! LES COMÉDIENS. ––––––––––Au nom du roi ! (Ils ouvrent ; entrent les soldats, la Caverne et l’Aubépin.) L’AUBÉPIN. ––––Au nom du roi, que personne ne sorte ! (La Caverne lui désigne Ragotin, qu’elle ne voit que de dos, à Ragotin.) ––––––Je vous arrête, suivez-moi LA CAVERNE, étonnée de voir Ragotin sous les habits de la Rancune. – Parlé à part. Ce n’est pas la Rancune. LA RANCUNE, lui mettant la main sur la bouche. — Parlé. Malheureuse !... tu voulais... RAGOTIN, stupéfait. –––––––––Moi ! L’AUBÉPIN, à Ragotin. –––––––––Moi ! Vous, ventrebleu ! ––––––––L’homme au pourpoint groseille, ––––––––L’homme au petit Cheval bleu ! RAGOTIN. ––––Quel cheval bleu ? Je ne sais si je veille ! L’AUBÉPIN. ––––––Vous êtes convaincu d’avoir ––––––Occis en duel, certain soir, ––Feu monsieur le baron des Trente-Six Tourelles. RAGOTIN. –––––––Moi ! L’AUBÉPIN. –––––––Moi ! Les preuves sont formelles, –––––––Monsieur Gaston de Charmettes. TOUS, avec diverses expressions. ––––––––Quoi ! Gaston de Charmettes ! L’AUBÉPIN, à Ragotin. ––––––Çà, suivez-moi ! RAGOTIN. ––––––Çà, suivez-moi ! Nous verrons bien ––––––––––Triple vaurien, ––––––Si, sans pudeur et sans effroi, ––––––Tu porteras la main sur moi ! L’AUBÉPIN. ––––––Tu vas le voir... à moi ! à moi ! TOUS. ––––––––––Tenez-le bien, ––––––––––Le vaurien ! Les Mêmes, L’OLIVE. La scène qui suit est parlée. LA RESSOURCE. Malheureux, taisez-vous ! voici monsieur le baron de La Baguenaudière ! L’ÉTOILE à Destin. Mon tuteur ! Il va me reconnaître ! RAGOTIN. Le baron ! Il va me reconnaître ! Je suis sauvé ! L’ÉTOILE à Destin. Je suis perdue ! DESTIN à l’Étoile. Non, cache-toi ! Je me charge du reste ! (L’Étoile se cache dans la masse des comédiens, et, au moment où entre la Baguenaudière, Destin enfonce jusque sur les épaules de Ragotin un immense chapeau. Le sergent met la main sur le chapeau et contient Ragotin qui se débat.) Les Mêmes, LA BAGUENAUDIÈRE. LA BAGUENAUDIÈRE, au sergent. Ah ! vous voici ! Quelles nouvelles ? L’AUBÉPIN. Nous tenons le coupable ! LA BAGUENAUDIÈRE. Lequel ? L’AUBÉPIN. L’assassin du baron. LA BAGUENAUDIÈRE. Et ma pupille ? Et son ravisseur ? L’AUBÉPIN. Pas de nouvelles ! LA BAGUENAUDIÈRE, à part. C’est affreux ! Les fêtes du mariage, que je n’ai pu décommander, elles sont toutes prêtes, et pas de mariés ! Ah ! c’est affreux ! (A L’Aubépin.) Et où est-elle, votre capture ? L’AUBÉPIN. Sous ce chapeau ! RAGOTIN, se débattant et d’une voix étouffée. Hon ! hon ! hon ! LA BAGUENAUDIÈRE, reculant. Ah ! le vilain cri d’assassin !... Tenez-le bien, et menez-le à mon château, où j’instruirai son affaire. LA RESSOURCE. Et nous, seigneur, que faites-vous de nous ? LA BAGUENAUDIÈRE. Comment, vous êtes encore ici, vous... avec votre troupe, quand tout le monde vous attend au château de La Baguenaudière ? DESTIN ET L’ÉTOILE, à part. Hein ! que dit-il ? LA BAGUENAUDIÈRE. Ça n’a pas de nom ! Des comédiens qui vont faire attendre toute la noblesse du Maine et de l’Anjou !... Sergent ! vous connaissez la route, conduisez-moi vite tous ces gaillards-là dans mon domaine, et donnez des ordres en mon absence pour qu’on hâte les préparatifs. (A part.) Moi, pendant ce temps, je ferai faire les dernières recherches pour retrouver... Ah ! c’est affreux !... (Haut.) Allez, vous m’avez entendu ? Mes chevaux ! mes chevaux ! (Il sort rapidement.) Les Mêmes, moins LA BAGUENAUDIÈRE. DESTIN, bas à la Ressource. Comment, c’est chez cet imbécile que nous allons jouer la comédie ! LA RESSOURCE. Eh bien, oui. L’ÉTOILE. Mais, c’est impossible ! LA RESSOURCE. Impossible ! pourquoi ? LA RANCUNE. Parce que l’Étoile... LA RESSOURCE. Eh bien ? DESTIN. L’Étoile est sa pupille. LA RESSOURCE. Ah ! mon Dieu ! LE SERGENT. En route, allons ! FINALE. L’AUBÉPIN. ––––––––Vous m’avez entendu ? LA RESSOURCE, à part. ––––––––Oui, trop bien entendu. L’AUBÉPIN. ––––––––Tout est bien convenu. ––––––––Allons, allons, presto ––––––––Exécutons presto –––––––––L’ordre du prévôt, ––––––––Et tous, vers son château, –––––––––Marchons subito LES ARCHERS. ––––––––Exécutez presto, etc. L’ÉTOILE ET DESTIN, à part. ––––––Hélas ! tout va se découvrir, ––Et nous sommes perdus s’il nous force à partir ! RAGOTIN ET L’AUBÉPIN. ––––––––––Partons, partons ! L’ÉTOILE ET DESTIN, aux comédiens. ––––––––––Restons, restons L’AUBÉPIN ET LES ARCHERS. ––––––––Exécutons presto, etc. L’ÉTOILE, aux comédiens. ––Voyez notre embarras. DESTIN, aux comédiens. ––Voyez notre embarras. Faites-lui résistance. L’ÉTOILE, aux comédiens. ––L’Étoile met en vous sa dernière espérance. L’AUBÉPIN. ––––Ah çà ! m’obéit-on ? TOUS LES COMÉDIENS. ––––Ah çà ! m’obéit-on ? Nous n’irons pas ! L’AUBÉPIN. ––––––––Pardieu ! l’affaire est bonne ! ––Je ne manque jamais aux ordres qu’on me donne ! ––On m’a dit : « Conduis-les ! » et je vous conduirai, ––––––––De bon ou de mauvais gré. RAGOTIN. –––––––La patience m’abandonne. ––––––––Partirons-nous bientôt ? L’AUBÉPIN. –––Oui, bientôt nous serons tous chez le prévôt. LA RANCUNE, bas, à Destin et à l’Étoile. ––––––La résistance est inutile. LA RESSOURCE, de même. ––––––––Nous trouverons là-bas ––––––––Quelque moyen habile ––––––––De sortir d’embarras. L’AUBÉPIN. ––Exécutons, exécutons, exécutons presto –––––––––L’ordre du prévôt, –––––––––Et, vers son château, –––––––––Courons subito ! TOUS. ––––––––Exécutons presto, etc. Les jardins du château de la Baguenaudière. Au fond, un kiosque. LA BAGUENAUDIÈRE. La scène est vide. La Baguenaudière entrant, essoufflé. Je viens de commettre un acte effrayant d’audace. Je trompe la noblesse du Maine et de l’Anjou. Je trompe le grand gobeletier lui-même, le parrain de Léonore... C’est épouvantable, mais c’est ingénieux... Tous mes invités étaient là, qui arrivaient... qui arrivaient... Il fallait sauver l’honneur des La Baguenaudière. J’ai fait venir le chef des comédiens. Je lui ai dit, sans trop me compromettre, que, pour des raisons qui... qu’enfin, par de certains motifs, ma pupille n’étant pas arrivée... que la noblesse, le grand gobeletier, ne pouvaient attendre... et qu’il fallait me tirer de là ! Il a eu une idée gigantesque. Ma pupille n’est jamais venue ici, son parrain lui-même ne la connaît pas ! Un ou deux invités au plus, peut-être, l’ont vue, mais bien jeune ! Et, d’ailleurs, avec un voile épais, toutes les mariées se ressemblent. Bref, il se charge de faire figurer la mariée par une personne sûre, une personne de la troupe. Dame ! c’est épouvantable, mais c’est ingénieux. Ah ! le voici ! LA BAGUENAUDIERE, LA RESSOURCE. LA RESSOURCE. Ah ! monsieur le baron... admirable... admirable !... LA BAGUENAUDIERE. Ah ! vous avez pu ? LA RESSOURCE. Le meilleure comédienne de la troupe... une femme qui connaît son métier... (A part.) C’est la Caverne, et pour qu’elle joue mieux son rôle, je lui ai dit qu’on avait retrouvé sa famille. Elle croit qu’elle est la pupille du baron !... Elle s’est trouvée mal de joie. LA BAGUENAUDIÈRE. Mais vous savez, il faut de la distinction. LA RESSOURCE. Elle en a. LA BAGUENAUDIÈRE. De la noblesse ! LA RESSOURCE. Elle en aura. LA BAGUENAUDIÈRE. De la jeunesse ! LA RESSOURCE, à part. Elle en a eu. LA BAGUENAUDIÈRE. Nous sommes sauvés ! Je n’attends plus que le marquis de La Ragotinière, pour lui expliquer... Il comprendra. LES MÊMES, L’AUBÉPIN. L’AUBÉPIN. Monsieur le prévôt ! monsieur le prévôt ! LA BAGUENAUDIÈRE. Eh bien ? L’AUBÉPIN. Pas de nouvelles du marquis. LA BAGUENAUDIÈRE. Que dis-tu ? L’AUBÉPIN. Les quatre sergents que vous avez envoyés aux quatre points cardinaux viennent de revenir. Rien ! rien ! rien ! rien ! LA BAGUENAUDIÈRE, à part. Mon Dieu ! mon Dieu ! mon embarras recommence ! Alors, maintenant que j’ai la mariée, je n’ai plus l’époux ! L’AUBÉPIN. Et puis, monsieur le prévôt, je voulais vous demander ce que je dois faire de mon prisonnier. Il est dans les caves du château ; il se plaint de la fraîcheur. LA BAGUENAUDIÈRE. Il s’agit bien de cela ? Laissez-moi ! (A la Ressource.) Maître la Ressource, attendez... un mot encore... LA RESSOURCE. Monsieur le baron m’a fait l’honneur de me rappeler ? LA BAGUENAUDIÈRE, bas. Oui ; écoutez... Vous êtes honnête et intelligent, deux qualités rarement unies. Eh bien, je vais vous traiter en ami. Je vais tout vous dire ! Mais si jamais... vous parliez, je vous ferais rouer en place de Grève ! LA RESSOURCE. Je me tairai, je me tairai ! LA BAGUENAUDIÈRE, bas. Ce n’est pas seulement ma pupille, qui me manque, c’est aussi... LA RESSOURCE. Aussi quoi ? LA BAGUENAUDIÈRE. Le futur ! LA RESSOURCE. Le futur ? Ah çà ! mais vous manquez de tout ? LA BAGUENAUDIÈRE. Oui, pour des raisons qui... que... L’AUBÉPIN, revenant au baron. Monsieur le baron, c’est pour le prisonnier !... LA BAGUENAUDIÈRE, l’interrompant. Laissez-moi donc tranquille !... Promenez-vous, promenez-vous ! LA RESSOURCE. Ah !... Et il vous faudrait aussi un futur provisoire ? LA BAGUENAUDIÈRE. Oui. LA RESSOURCE. Diable !... nous n’avons guère dans la troupe d’homme de confiance à qui l’on puisse... LA BAGUENAUDIÈRE. Et puis, une chose plus délicate encore. C’est qu’il y a ici, parmi les invités, des gens qui le connaissent, le futur !... LA RESSOURCE. Ah !... Aïe ! aïe ! LA BAGUENAUDIÈRE. Et avec ça, il a une tête... Tenez... voici son portrait, qu’il m’a envoyé à Paris. (Il tire un petit médaillon.) LA RESSOURCE, à part. Le marquis !... Comment, Ragotin serait le ?... Ah ! c’est providentiel. LA BAGUENAUDIÈRE. Quoi donc ? LA RESSOURCE, appelant l’Aubépin, qui se trouve au fond. Sergent, à qui ressemble ceci ? L’AUBÉPIN. Ceci ?... Mais au prisonnier, à l’assassin ! LA BAGUENAUDIÈRE. Comment, le futur ressemble à l’assassin ? L’AUBÉPIN. C’est son portrait... trait pour trait. LA RESSOURCE. Oh ! trait pour trait... Il n’a pas de moustaches ? LA BAGUENAUDIÈRE, après avoir renvoyé le sergent. Je tremble de vous comprendre !... Un assassin... le faire passer pour... LA RESSOURCE. Qui sait que c’est un assassin ? Pour compléter l’illusion, je le grimerai, je l’arrangerai, je lui ferai une tête tout à fait semblable à celle-ci. LA BAGUENAUDIÈRE, bas, à la Rancune. Mais c’est impossible ! parce que ce misérable parlera. LA RESSOURCE. C’est, au contraire, le seul homme qui puisse avoir intérêt à ne jamais trahir ce secret de famille. LA BAGUENAUDIÈRE. Comment ? LA RESSOURCE. Mais, en échange de son silence, vous lui offrez sa grâce, à ce Gaston de Charmelles ? (A. part ) Je tiens peut-être le salut de Destin. LA BAGUENAUDIÈRE. Mais je ne puis ! Le roi seul... LA RESSOURCE. Soit ! mais vous pouvez le laisser échapper. LA BAGUENAUDIÈRE, à la Ressource. Vous croyez ?... Dites-lui que ce soir, après la fête... LA RESSOURCE. Il ne me croira pas... Quelques lignes de votre main... LA BAGUENAUDIÈRE. Soit !... Je m’embourbe davantage à chaque pas... LA RESSOURCE, à part. C’est ce que je demande. LA BAGUENAUDIÈRE. Mais aux grands maux les grands remèdes. (Au sergent.) Votre dos. (Il écrit sur le dos de l’Aubépin.) Sergent, vous allez obéir en tout à ce comédien ; il vous dira ce que vous devez faire du prisonnier. L’AUBÉPIN. A vos ordres, monsieur le prévôt !... LA BAGUENAUDIÈRE. Tenez, voici l’écrit. Allez, et pour les costumes, vous prendrez dans ma garde-robe. LA RESSOURCE. Oui, oui, je vais arranger tout cela, monsieur le prévôt. (A part.) Allons, allons, ça va bien pour les enfants. (Sortent la Ressource et l’Aubépin.) LA BAGUENAUDIÈRE, UN VALET, puis les Invités et LA CAVERNE. UN VALET, qui est entré à la fin de la scène précédente. Seigneur, voici tous vos invités, et il est l’heure fixée pour la comédie. LA BAGUENAUDIÈRE. C’est bien, c’est bien ! Disposez tout et introduisez !... Quand je pense que je vais présenter à toute la noblesse du Maine et de l’Anjou une comédienne et un assassin !... Ah ! Léonore ! Léonore !... Enfin !... LA BAGUENAUDIÈRE, les Invités, et, parmi eux, LE GRAND GOBELETIER, puis LA CAVERNE, en mariée, entourée D’OLIVETTE, D’ANGÉLIQUE, D’ISABELLE et de MARINETTE, en demoiselles d’honneur. LES INVITÉS. ––––––Quelle grande hospitalité ––––––Quelle fête aimable et princière ! ––––––Monsieur de La Baguenaudière ––––––En tous lieux doit être cité ––––––Pour sa grande hospitalité ! LA BAGUENAUDIÈRE. ––––––Monsieur le grand gobeletier, ––Ce m’est un grand honneur que de vous festoyer. LE GRAND GOBELETIER. ––––––Tout l’honneur est de mon côté. LA BAGUENAUDIÈRE, s’inclinant. ––––––Vous me raillez, en vérité. CHŒUR. ––––––Quelle grande hospitalité, etc. M. DE SANTARAC. ––Verrons-nous pas bientôt la reine de la fête ? LA BAGUENAUDIÈRE. ––––––En ce moment elle s’apprête. LE GRAND GOBELETIER. ––––Elle a dû bien grandir, j’en suis certain, ––––Depuis le jour où je fus son parrain. LA BAGUENAUDIÈRE. ––Énormément. Au reste, elle ne peut tarder. ––Et, tenez, la voici ! (A part.) ––Et, tenez, la voici ! Je n’ose regarder. (Entre la Caverne.) LES QUATRE JEUNES FILLES. –––––––Place à ce joyeux cortège, –––––––A la jeune épouse en fleur, –––––––Dont le vêtement de neige –––––––N’est pas plus blanc que le cœur. LA CAVERNE. I ––––––––De la blanche couronne –––––––Son front charmant est paré ; ––––––––Car son tuteur lui donne –––––––Un jeune époux adoré. ––––––––Tout prend un air de fête ––––––––Pour chanter son bonheur. ––––––––Pourquoi donc la pauvrette ––––––––A-t-elle si grand’peur ? CHŒUR. ––––––––Pourquoi donc, etc. II ––––––––La pauvre jeune fille, –––––––Elle a bien longtemps gémi, ––––––––Ignorant sa famille, ––––––––Et n’ayant pas d’appui ! ––––––––Aujourd’hui, rien n’arrête ––––––––Les élans de son cœur. ––––––––Pourquoi donc la pauvrette ––––––––A-t-elle si grand’ peur ? CHŒUR. ––––––––Pourquoi donc, etc. LA CAVERNE, se jetant dans les bras de La Baguenaudière. Me voici donc dans le château de mes ancêtres ! Quelle émotion ! Oh ! mon tuteur, mon cher tuteur ! LA BAGUENAUDIÈRE, à part. Eh bien, eh bien ! Elle prend son rôle bien au sérieux ! LA CAVERNE, bas. Oh ! quelle joie de se revoir après une si longue séparation ! La Ressource m’a tout dit, et je sais maintenant quels liens nous unissent ! LA BAGUENAUDIÈRE, à part. Qu’est-ce qu’elle dit, qu’est-ce qu’elle dit ? LE GRAND GOBELETIER. Charmante, charmante !... et affectueuse ! LA BAGUENAUDIÈRE. Oui, pauvre enfant ! elle est bien émue ! LE GRAND GOBELETIER. Cela estoit fort naturel. Ma chère damoiselle, je m’esbats et me gaudis de restrouver en une si forte personne l’enfant que j’eus la liesse de tenir sur les fonds baptismaux. LA CAVERNE. Ah ! vous êtes mon parrain ?... Bonjour, mon parrain ! (Elle l’embrasse.) Ah ! que c’est donc bon de trouver tous ses parents comme ça... en un jour, après une si longue séparation ! LE GRAND GOBELETIER. En effet, il y a de cela quelques lustres ! LA CAVERNE. Oh ! je vous conterai tout cela ! LA BAGUENAUDIÈRE. Hum ! hum ! (A part.) Que diantre a bien pu lui dire cet imbécile pour qu’elle fasse toutes ces phrases-là ? M. DE SANTARAC, au grand gobeletier. Charmante ! Mais, ne la trouvez-vous pas un peu mûre ? LE GRAND GOBELETIER. C’est l’esmotion, mon cher Santarac. Les grandes esmotions altèrent les traits, désorganisent le système intérieur, souventes fois même elles nous vieillissent. M. DE SANTARAC. Mais, le futur ?... LA BAGUENAUDIÈRE. Le futur ?... Mais... mais... il ne peut tarder. UN VALET, annonçant. Monsieur le marquis ! LA CAVERNE. Mon Dieu ! je vais donc enfin savoir... LA BAGUENAUDIÈRE, précipitamment, à la Caverne. Baissez votre voile, baissez votre voile ! Les Mêmes, LE MARQUIS, L’AUBÉPIN. LE MARQUIS, entrant précipitamment, suivi de aubépin. Ah ! enfin, c’est moi ! (A part.) On a reconnu mon innocence, et la Ressource m’a dit que, si je ne révélais rien ce qui s’est passé, on me rendrait ma fiancée, et que le baron ignorerait que je me suis fait comédien. LA BAGUENAUDIÈRE, à part. Dieu ! qu’il est ressemblant ! Comme il l’a bien grimé ! LA RAGOTINIÈRE. Enfin, nous voici réunis, cher baron ! LA BAGUENAUDIÈRE. Cher ami ! L’AUBÉPIN, bas au marquis. Chut, vous ! pas d’imprudence ! Les invités vous regardent ! LA RAGOTINIÈRE, bas. Oh ! n’ayez crainte : La Ressource m’a dit... LA BAGUENAUDIÈRE, bas, au marquis. Allez, allez, allez ! Saluez ! LA RAGOTINIÈRE, à part. Comme si je ne savais pas me conduire dans le monde ! LA BAGUENAUDIÈRE. Pendant que La Ragotinière fait le tour de l’assistance, l’Aubépin le suit de tout près. Qu’il est ressemblant ! qu’il est ressemblant !... S’il avait les moustaches.... LA RAGOTINIÈRE, bas. Eh bien, et ma future, elle est donc ici ? LA BAGUENAUDIÈRE, bas, au marquis. Oui, à ma gauche, sous ce voile. Je vais vous la présenter... la pupille, voici votre futur. (La Caverne ôte son voile.) LA RAGOTINIÈRE, très-ému. Enfin, je vais donc voir ma Léonore, chère Léonore ! (La regardant, à part.) Ciel ! la Caverne ! LA CAVERNE. Que vois-je ? Le marquis ! Ah ! je ne me mésallie donc pas ! LA RAGOTINIÈRE, bas à La Baguenaudière. C’est la Caverne ! LA BAGUENAUDIÈRE, bas. Pas d’étonnement ! les invités vous, regardent. L’AUBÉPIN, bas. Pas d’étonnement ! les invités vous regardent. LA RAGOTINIÈRE, à part. Pas d’étonnement ! Voilà une heure que l’on me dit de ne n’étonner de rien, et pourtant il y a de quoi... L’AUBÉPIN, bas. Qu’est-ce que ça vous fait... celle-là ou une autre ? LA RAGOTINIÈRE, éclatant. Qu’est-ce qu’il dit ? Il est fou ! LA BAGUENAUDIÈRE, reculant, à part. Sergent, sergent, surveillez-le ! L’AUBÉPIN, bas, au marquis. Prenez donc garde !... Les invités ! LA RAGOTINIÈRE, bas. Les invités... oui... oui... Ah çà ! la Rancune ne m’avait pas dit que tout ça m’arriverait. (A part, pendant que La Baguenaudière s’est mêlé aux autres invités avec la Caverne.) La Caverne, c’était Léonore. Elle avait été enlevée par ces... comédiens !... C’est cela. Eh bien, mon cœur ne m’avait pas trompé... il me semblait hier que je la devinais. (A la Caverne.) Vous avez donc été enlevée ? LA CAVERNE. A l’âge de trois ans... LA RAGOTINIÈRE, à part. Comment... à trois ans !... et il y a quinze jours... encore... Elle a donc passé sa vie à se faire enlever, ma fiancée ! LA CAVERNE. Monsieur le marquis, c’était donc à vous que j’étais destinée dés l’enfance ? LA RAGOTINIÈRE. Il parait... Oui, à moi, qui vous avais distinguée hier... quand je ne vous savais pas noble, et qui vais vous adorer, maintenant que je vous sais de haute naissance. LE GRAND GOBELETIER. Ils paroissent bien s’aismer ! LA BAGUENAUDIÈRE. Ah ! c’est un couple tout à fait assorti. (A part et regardant le marquis et la Caverne.) Que d’angoisses ! que d’angoisses ! Les Mêmes, LA RESSOURCE. LA RESSOURCE. Seigneurs, nous sommes prêts... Peut-on commencer ? LA BAGUENAUDIÈRE. A l’instant ! à l’instant ! (Aux invités.) Mesdames et messieurs, voici l’heure du spectacle. Si vous voulez prendre place. (Les invités prennent place. La Ressource est resté en scène, disposant tout pour le spectacle. Il fait un signe. Le kiosque, qui est au fond du théâtre, s’avance et se transforme en une seconde scène, masquée par les rideaux ; de chaque côté de la scène, des loges dans lesquelles les invités prennent place.) LA RAGOTINIÈRE, bas à La Baguenaudière. Je vais me mettre à côté de vous, et vous allez m’expliquer... LA BAGUENAUDIÈRE, bas. Mais vous m’ennuyez ! Vous parlez trop ! Je ne vous expliquerai rien du tout... LA RAGOTINIÈRE, éclatant. Mais cependant, je veux savoir pourquoi la Cav... LA BAGUENAUDIÈRE, effrayé. Sergent ! sergent ! L’AUBÉPIN, au marquis. Bougez pas ! LA BAGUENAUDIÈRE, bas. Mettez-vous tout seul, là-bas. L’AUBÉPIN, bas. Songez que vous êtes encore sous ma garde. LA RAGOTINIÈRE, à part. Quel drôle de garçon d’honneur on m’a donné. L’AUBÉPIN, bas. On nous regarde. Venez... venez... (Il l’entraîne et le fait entrer de force dans la loge.) LA BAGUENAUDIÈRE. Ici, ma pupille... dans ma loge, à côté de moi... LA CAVERNE. Mon Dieu ! Tout cela n’est pas un rêve... (Ils s’assoient.) LA BAGUENAUDIÈRE, à la Ressource. Vous, tenez-vous là, derrière moi... Si j’avais quelques ordres à.... LA RESSOURCE. A merveille, monsieur le baron ! (A part.) Voilà le grand moment !... Gare la tempête !... Pourvu que les pauvres enfants arrivent au port... Qu’est-ce qu’il va dire, quand il verra sa pupille ?... (Le rideau s’entr’ouvre, la pièce commence. La Baguenaudière est d’un côté, avec la Caverne. La Ressource est debout près deux ; La Ragotinière est dans la loge, sous la surveillance de l’Aubépin. Au lever du rideau, Cléopâtre (la Rancune) est étendue sur un lit. Elle a un riche costume égyptien, et un esclave est à ses pieds.) CLÉOPATRE, L’ESCLAVE. LA JEUNE ESCLAVE, se levant. –––––––––Aimons, noble reine ; ––––––––––Point de souci –––––––––––Ni de peine ! –––––––––Aimons, noble reine ! ––––––––––Vénus, ici, –––––––––Vit en souveraine. ––––––––Déesse de Cythère, ––––––––Quitte ces lieux chéris, ––––––––Viens parmi nous, ô mère ––––––––Des grâces et des ris ! –––––––––Aimons, etc. CLÉOPATRE, se levant. ––Moi, je suis Cléopâtre, une reine connue ––Par son esprit charmant et sa grâce ingénue ; ––Quelques historiens égarés vous diront ––Que j’ai teint dans le sang la pourpre de mon front ; ––Que, livrant au hasard une vie inégale, ––Je n’eus point une idée assez nette en morale. ––Laissez-les dire, allez, qu’ils passent leur chemin ––Est-ce ma faute, à moi, si j’aime le Romain ? LA CAVERNE, de sa place, se laissant entraîner. Mal dit ! mal dit ! ce n’est pas ça ! On dit : Est-ce ma faute, à moi, si j’aime le Romain ? LA BAGUENAUDIÈRE, la faisant asseoir. Voulez-vous bien, malheureuse !... LA RAGOTINIÈRE, de sa place. Bravo ! bravo !... quel talent !... (La Caverne lui répond de sa place par des baisers.) L’AUBÉPIN. Ne bougez pas sans qu’on vous le dise. LE GRAND GOBELETIER, dans sa loge. Elle parait fort lestrée la jeune fille... Elle desclame lat tragesdie... CLÉOPATRE, chantant. I ––––––––Marc-Antoine m’abandonne, ––––––––Je ne cours pas après lui ; ––––––––Son excuse est trop bonne, ––––––––Il quitte la vie aussi. ––––––––O Octave, je t’attends ! ––––––––O Octave tu m’entends, –––––––––––Je t’attends ! II ––––––––Admirez mon système ! –––––––Lorsque sur le champ d’honneur ––––––––Meurt le héros que j’aime, –––––––Je pleure au bras du vainqueur. ––––––––O Octave je t’attends ! ––––––––O Octave, tu m’entends, –––––––––––Je t’attends ! (Applaudissements.) LA CAVERNE, parlant de sa place à La Ragotinière. Ah ! si vous m’aviez vu dans ce rôle-là !... RAGOTIN. Elle se laisse un peu aller, ma fiancée ; mais quelle distinction ? LA BAGUENAUDIÈRE. Taisez-vous ! (Montrant Ragotin.) Il joue bien son rôle, mieux que vous, lui... LA CAVERNE. La Rancune ? LA BAGUENAUDIÈRE. Mais non, lui !... (Il montre Ragotin.) LA CAVERNE. Comprends pas !... CLÉOPATRE, NICANOR. CLÉOPATRE. On a cogné ! Qui vient ? NICANOR. C’est Nicanor, madame. CLÉOPATRE. Eh bien, quelle réponse a-t-il faite à ma flamme ? Octave viendra-t-il ?... NICANOR, toussant deux fois comme pour se préparer à un long récit. — Vice de prononciation ridicule. Selon ton bon plaisir, ––Reine, je suis allé devant le triumvir ; ––Il était sous sa tente, et sa garde fidèle ––Autour de lui veillait en faisant sentinelle. ––J’entre alors, je. CLÉOPATRE. ––J’entre alors, je. Fais-moi grâce de ton récit, ––Et réponds-moi d’un mot. — Octave est-il ici ?... NICANOR. ––Non !... CLÉOPATRE. ––Non !... Il ne viendra pas ? NICANOR. ––Non !... Il ne viendra pas ? Non, madame, il résiste ! CLÉOPATRE. ––Voilà donc où j’en suis ! Oh ! triste, triste, triste ! ––Depuis vingt ans bientôt, en reine je parcours ––Sur le clavier des cœurs la somme des amours ; ––Et quand, de mes attraits je crois chacun esclave, ––Ma gamme tout à coup se termine à l’Octale, ––Meurs donc, lyre brisée !... (Elle cherche.) LA CAVERNE, lui soufflant. Oubliée en un coin. LE GOBELETIER. Elle est décidément lestrée, la jeune fille ; elle souffle, tu besoin. M. DE SANTARAC. Bonne éducation. CLÉOPATRE. Oubliée en un coin Comme un meuble sans prix dont on n’a plus besoin. (Cléopâtre parle bas à Nicanor. — Nicanor a un geste d’effroi et d’hésitation. Cléopâtre lui fait signe d’obéir et de sortir. Nicanor indique qu’il se soumet et sort.) LA RAGOTINIÈRE. Qu’est-ce qu’ils font ? L’AUBÉPIN. Taisez-vous donc ! on n’entend pas les gestes ! CLÉOPATRE, NICANOR, LE PATRE. NICANOR. ––Reine, voici les fruits que tu m’as demandés ! CLÉOPATRE. ––Et l’aspic ? NICANOR. ––Et l’aspic ? L’aspic est sous ces fleurs... Regardez !... (Le pâtre s’avance, et lui présente une corbeille chargée de fleurs et de fruits.) LE PATRE, chante. ––––––––Ton esclave fidèle ––Accomplit, en pleurant, ta volonté cruelle ! ––––––Elle t’apporte sous ces fleurs ––––––L’apaisement de tes douleurs... LA BAGUENAUDIÈRE, reconnaissant Léonore. Qu’ai-je vu ? Est-ce un rêve ? LA RESSOURCE. Ça y est. LA BAGUENAUDIÈRE, sautant sur la scène. Malheureuse, c’est bien toi ! LE GRAND GOBELETIER. Le grand prévôt sur le théâtre ! Que signifie ? (Tumulte général. — Le grand gobeletier et les invités quittent leurs places, et sortent par derrière.) LA RESSOURCE, à la Rancune, Trouve-toi mal ! (Haut.) Messieurs, notre camarade, subitement indisposé, se trouve dans l’impossibilité de continuer la tragédie. LA CAVERNE. Mais que se passe-t-il ? que d’émotions ! (Elle s’évanouit aussi.) LA RAGOTINIÈRE, courant à elle. Ma fiancée ! ma fiancée ! L’AUBÉPIN, le suivant. Eh ! eh ! LA BAGUENAUDIÈRE, qui les a suivis sur le devant de la scène, où tout le monde est descendu pendant que le petit théâtre remonte. Mais... LA RESSOURCE, bas à La Baguenaudière. Qu’alliez-vous faire ? LA BAGUENAUDIÈRE, bas. Punir une pupille indigne, que je retrouve au milieu de... L’OLIVE. Et avouer à tous votre audacieuse supercherie ? LA BAGUENAUDIÈRE, bas. Grand Dieu ! c’est vrai (Les cloches commencent à sonner ; les autres invités rentrent les uns après les autres.) LE GRAND GOBELETIER. Les cloches ! c’est l’heure, de l’hyménée ! LA BAGUENAUDIÈRE, bas. Que faire ? DESTIN. Donner la main de votre pupille à celui qu’elle aime ! L’ÉTOILE. A celui qui a ses serments et son amour. LA BAGUENAUDIÈRE. Mais enfin, qui est-il, ce ravisseur ? DESTIN. Gaston de Charmelles ! LA BAGUENAUDIÈRE. Le duelliste ? Le meurtrier ? L’ÉTOILE. Gaston de Charmelles, qui a risqué sa vie pour me défendre. DESTIN, montrant un papier. Et à qui vous avez promis sa grâce, quand vous croyiez que c’était... (Il montre La Ragotinière, qui serre tendrement la main de la Caverne.) LA BAGUENAUDIÈRE, regardant La Ragotinière. Mais lui... lui... qui est-il ?... LA RESSOURCE. C’est le marquis de La Ragotinière ! LA BAGUENAUDIÈRE. Le vrai ? LA RESSOURCE. Je n’aurais jamais pu le faire si ressemblant. (Les cloches se font entendre plus fort.) LA RAGOTINIÈRE ET LA CAVERNE, impatients. Partons ! partons ! LA RAGOTINIÈRE, avec effroi. Je ne peux cependant pas lui laisser épouser cette comédienne ! LA RESSOURCE. Il l’adore, et d’ailleurs sa naissance est inconnue ! Elle est peut-être noble ! (Montrant la Caverne et La Ragotinière.) Et pendant qu’on les marie, eux, au grand jour, devant tous les invités, vous unissez (Montrant l’Étoile et Destin.) ces deux enfants dans une petite chapelle, et votre honneur est sauf. L’ÉTOILE, suppliante. Mon tuteur ! DESTIN, de même. Monsieur le baron ! LA RESSOURCE. Il n’est plus temps de refuser... Voici tous vos vassaux qui viennent chercher les époux ! LA BAGUENAUDIÈRE. Oh ! que d’infamies pour sauver son honneur ! Mais, silence, n’est-ce pas, silence ! Aussi pourquoi s’est-il coupé les moustaches ? L’AUBÉPIN, à La Baguenaudière. Faut-il marier le prisonnier ? LA BAGUENAUDIÈRE. Oui. L’AUBÉPIN. Allons ! A la chapelle ! LA RAGOTINIÈRE, offrant la main à la Caverne, et regardant le sergent, qui ne le quitte pas. Ah çà ! jusqu’où m’accompagnera-t-il ? Quel drôle de garçon honneur ! CHŒUR DES PAYSANS ET DES INVITÉS. ––––––––La cloche nous appelle ! ––––––––C’est un moment bien doux ! ––––––––Allons à la chapelle ––––––––Marier les deux époux. L’ÉTOILE, aux comédiens. C’est par vous, mes amis, que nous sommes heureux ! DESTIN. Pour la dernière fois reprenons avec eux ! (La Baguenaudière fait un signe à la Ressource, et, pendant que le cortége des moitiés se forme et se dirige vers la droite, à la suite de la Caverne et de La Rsgotinière, un second, celui des comédiens, se dirige vers la gauche, a reprenant la ronde du second acte.) ENSEMBLE. LES INVITÉS. ––––––––La cloche nous appelle ! etc. LES COMÉDIENS. ––––––––Et vive le Roman comique ! etc. FIN. |
Shakespeare, apocryphes - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1866, tome 1.djvu/159 | {{Numérotation|SCÈNE IX.||161|}}{{tiret2|im|plore}} justice et appui, — et qu’elle vient du vieil Andronicus,
— accablé de douleurs dans l’ingrate Rome. — Ah !
Rome !... oui, oui ! j’ai fait ton malheur, — du jour où j’ai
reporté les suffrages du peuple — sur celui qui me tyrannise
ainsi. — Allons, partez ; et, je vous prie, soyez tous
bien attentifs, — et fouillez un à un tous les bâtiments de
guerre : — ce maudit empereur pourrait bien avoir fait embarquer
la justice, — et alors, cousins, nous aurions beau
la réclamer, ce serait comme si nous chantions.
— Ô Publius, n’est-ce pas une chose accablante — de
voir ton noble oncle dans un pareil délire ?
{{personnage|PUBLIUS.|c}}
— Aussi, monseigneur, c’est pour nous un devoir impérieux
— de veiller scrupuleusement sur lui nuit et jour ; —
caressons son humeur aussi doucement que nous pourrons,
— jusqu’à ce que le temps ait apporté à son mal quelque
remède salutaire.
— Cousins, ses peines sont irrémédiables. — Joignons-nous
aux Goths ; et par une guerre vengeresse — punissons
Rome de son ingratitude — et châtions le traître Saturninus.
— Publius, eh bien ? eh bien, mes maîtres ? — voyons,
l’avez-vous trouvée ?
{{personnage|PUBLIUS.|c}}
— Non, monseigneur ; mais Pluton vous envoie dire —
que, si c’est la vengeance que vous voulez obtenir de
l’enfer, vous l’aurez ; — quant à la justice, ma foi, elle est
occupée, — croit-il, avec Jupiter dans le ciel, ou ailleurs ; —
en sorte que vous devez forcément attendre quelque temps.
— Il me fait du mal en me leurrant de tant de délais ;
<references/> |
Bégule - L’Abbaye de Fontenay et l’architecture cistercienne.pdf/174 |
Le principe de la multiplication des chapelles une fois admis, les Cisterciens en tirèrent{{Img float
| style =
| above =
| file = Lucien Bégule - L'abbaye de Fontenay et l'architecture cistercienne page 121-2.jpg
| cap = 143. {{sc|Furness.}}
| capalign =
| alt =
}} logiquement les dernières conséquences : à Clairvaux l’église de la seconde moitié du {{s|xii}} eut, sur les deux faces opposées de son transept, deux rangs de chapelles qui s’ouvraient les unes en face des autres comme les cellules d’un dortoir. {{Img float
| style =
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| file = Lucien Bégule - L'abbaye de Fontenay et l'architecture cistercienne page 121-1.jpg
| cap = 142. {{sc|Ourscamp.}} (reconstitution).
| capalign =
| alt =
}} Enfin la file des chapelles se déploya en dehors du transept, autour du déambulatoire qui prit la place des anciens chevets carrés et qui conserva à Cîteaux {{Img float
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| file = Lucien Bégule - L'abbaye de Fontenay et l'architecture cistercienne page 121-3.jpg
| cap = 144. {{sc|Kirkstall.}}
| capalign =
| alt =
}} un plan rectangulaire, tandis qu’à Clairvaux et à Pontigny il se pliait au tracé semi-circulaire que les premiers architectes cisterciens avaient répudié.
Fontenay marque, par le plan de son église, qui s’est conservé intact, l’étape décisive de cette évolution.
L’histoire du « plan cistercien » n’intéresse pas seulement l’histoire des églises de l’Ordre ; elle a son prolongement jusque dans la Renaissance italienne. Les églises bâties au {{s|xiii}}, dans l’Italie centrale, par des moines venus de Bourgogne, tirent connaître aux architectes toscans les ressources de la voûte d’ogives et servirent de modèles aux grands édifices fondés à Florence par les nouveaux ordres monastiques<ref>Voir, après l’ouvrage classique de M. Enlart, l’étude très importante de M. J.-B. Supino, ''Gli Albori dell’ Arte florentina (Architettura)'', Florence, Alinari, 1906.</ref>.
<references/> |
André (1851)/Chapitre 8 | George Sand André (1835) Calmann-Lévy, 1851 (p. 88-105). ◄ Chapitre VII Chapitre IX ► Chapitre VIIII bookAndré (1835)George SandCalmann-Lévy1851ParisCChapitre VIIIISand - Andre.djvuSand - Andre.djvu/588-105 Le lendemain, lorsque André se retrouva seul dans son grand verger, il s’était passé bien des choses dans sa tête ; mais il avait trouvé une solution à sa plus grande incertitude, et il éprouvait une joie et une impatience tumultueuses. Il s’était demandé bien des fois depuis douze heures si Geneviève était un ange du ciel exilé sur une terre ingrate et pauvre, ou si elle était simplement une grisette plus décente et plus jolie que les autres. Cependant il n’avait pu réprimer une émotion tendre et presque paternelle lorsqu’elle lui avait naïvement demandé de l’instruire. Cet aveu paisible de son ignorance, ce désir d’apprendre, cette facilité de compréhension, devaient lui gagner le cœur d’un homme simple et bon comme elle. Il y avait sous cette inculte végétation une terre riche et fertile, où la parole divine pourrait germer et fructifier. Une âme sympathique, une voix amie pouvait développer cette noble nature et la révéler à elle-même. Telle fut la conclusion que tira André de toutes ces rêveries, et il se sentit transporté d’enthousiasme à l’idée de devenir le Prométhée de cette précieuse argile. Il bénit le ciel qui lui avait accordé les moyens de s’instruire. Il remercia dans son cœur son bon maître, M. Forez, qui lui avait ouvert le trésor de ses connaissances ; et, dans son exaltation, peu s’en fallut qu’il n’allât aussi remercier son père, qui avait consenti à faire de lui autre chose qu’un paysan. Dans ses jours de spleen, il lui était arrivé souvent de maudire l’éducation, qui, en lui créant des besoins nouveaux, lui rendait sa condition réelle plus triste encore. Maintenant il demandait pardon à Dieu d’un tel blasphème. Il reconnaissait tous les avantages de l’étude, et se sentait maître du feu sacré qui devait embraser l’âme de Geneviève. Mais toutes ces fumées de bonheur et de gloire se dissipèrent lorsqu’il songea à la difficulté de revoir prochainement Geneviève et à la possibilité effrayante de ne la revoir jamais. Il avait fait avec sa liberté de la veille mille romans délicieux en parcourant à pas lents les allées humides de la rosée du matin ; mais, à force de se créer un bonheur imaginaire, le besoin de réaliser ses rêves devint un malaise et un tourment. Son cœur battait violemment et à chaque instant semblait s’élancer hors de son sein pour rejoindre l’objet aimé. Il s’étonna de ces agitations. Il n’avait pas prévu qu’arrivé à ce point l’amour devait devenir une souffrance de toutes les heures. Il avait cru au contraire que, du moment où il aurait retrouvé l’objet d’une si longue attente, sa vie s’écoulerait calme, pleine et délicieuse ; qu’un jour de bonheur suffirait à ses rêveries et à ses souvenirs pendant un mois, et qu’il aurait autant de douceur à savourer le passé qu’à jouir du présent. Maintenant la veille lui semblait s’être envolée trop rapidement ; il se reprochait de n’en avoir pas profité ; il se rappelait cent circonstances où il aurait pu dire à propos un mot qui lui eût obtenu la bienveillance de Geneviève, et il éprouvait un regret mortel de sa timidité. Il brûlait de trouver l’occasion de la réparer ; mais quand viendrait cette occasion ? dans huit jours ? dans quatre ? un seul lui paraissait éternellement long, et l’ennui dévorait déjà sa vie. La crainte de se montrer trop empressé et d’effaroucher l’austérité de Geneviève lui faisait seule renoncer aux mille projets romanesques qu’il enfantait presque malgré lui. Mais bientôt il était forcé de s’avouer que vivre sans la voir était impossible, et qu’il fallait sortir de son inaction ou devenir fou. Il alla vers le soir à la ville. Il s’assit à l’écart sur un des bancs de la promenade, espérant qu’elle passerait peut-être ; mais il vit défiler par groupes toutes les filles de la ville sans apercevoir le petit pied de Geneviève. Il se rappela qu’elle ne sortait jamais à ces heures-là. Il rôda autour de la maison Marteau sans oser y entrer ; car il éprouvait une répugnance infinie à laisser deviner ce qui se passait en lui. À l’entrée de la nuit il vit sortir Henriette et ses ouvrières. Geneviève n’était point avec elles. S’il avait su où elle demeurait, il se serait glissé sous sa fenêtre : il l’eût peut-être aperçue ; mais il ne le savait pas, et pour rien au monde il ne l’eût demandé à qui que ce fût. Le lendemain il revint dans la journée ; et, tâchant de prendre l’air le plus indifférent, il alla voir Joseph. Joseph ne fut pas dupe de ce maintien grave. « Voyons, lui dit-il, pourquoi ne parles-tu pas de la seule chose qui t’intéresse maintenant ? Tu voudrais bien voir Geneviève, n’est-ce pas ? Ce n’est pas aisé. J’y pensais ce matin ; je cherchais un expédient pour avoir accès dans sa maison, et je n’en ai pas trouvé. Il faudra bien pourtant que nous en venions à bout. Henriette nous aidera. » L’obligeance indiscrète de Joseph choqua cruellement son ami. Il se mit à rire d’un air sec et forcé en lui déclarant qu’il ne comprenait rien à cette plaisanterie et qu’il le priait de ne pas l’y mêler davantage. « Ah ! tu fais le fier ! tu te méfies de moi ! dit Joseph un peu piqué. Eh bien ! comme tu voudras, mon cher ; tire-toi d’affaire tout seul, puisque tu n’as pas besoin d’aide. André s’affligea d’avoir offensé un ami si dévoué ; mais il lui fut impossible de revenir sur son refus et sur son désaveu. Il se retira assez triste. Le bon Joseph s’en aperçut ; et, pour lui prouver qu’il n’avait pas de rancune, il le reconduisit jusqu’au bout de l’avenue de peupliers qui termine la ville. Ayant de sortir d’une petite rue tortueuse et déserte, il lui montra une vieille maison de briques, dont tous les pans étaient encadrés de bois grossièrement sculpté. Un toit en auvent s’étendait à l’entour et ombrageait les étroites fenêtres. « Tiens, dit Joseph en lui montrant deux de ces fenêtres, éclairées par le soleil couchant et couvertes de pots de fleurs, c’est là que Rose respire. Monter l’escalier, ce n’est pas le plus difficile ; mais franchir le palier et passer la porte, c’est pire que d’entrer dans le jardin des Hespéridés. » André, troublé, s’efforça de prendre un air dégagé et de sourire. — Aurais-je dit quelque sottise ? dit Joseph. Cela est possible. J’aime trop la mythologie. Je ne suis pas toujours heureux dans mes citations. — Celle-là est fort bonne, au contraire, répondit André ; j’en ris parce qu’elle est plaisante, et que, je ne me sens point le courage d’Alcide et de Jason. Quoi qu’il en soit, André était le lendemain sur l’escalier de la vieille maison rouge. Où allait-il ? il le savait à peine. Serait-il reçu ? il ne l’espérait pas. Il avait à la main un énorme bouquet des plus belles fleurs qu’il avait pu réunir : c’était toute sa recommandation. Il était tour à tour pâle comme ses narcisses et vermeil comme ses adonis. Il se soutenait à peine, et à la dernière marche il fut forcé de s’asseoir. C’était déjà beaucoup d’avoir pu arriver jusque-là sans attrouper toute la maison et sans causer un scandale qui eût indisposé Geneviève contre lui. Il avait passé adroitement le long de l’arrière-boutique du chapelier, qui occupait le rez-de-chaussée, sans être aperçu d’aucun des apprentis ; au premier étage, il avait évité un atelier de lingères dont la porte était ouverte et d’où partait le refrain de plusieurs romances très-aimées des grisettes de tous les pays, telles que : Bocage que l’aurore Embellit de ses feux, etc. Ou bien : Il ne vient pas, où peut-il être, etc. Ou bien encore : Fleuve du Tage, etc., etc. André cacha son bouquet dans son chapeau, et, tournant le dos à la porte entr’ouverte, il franchit cet étage comme un éclair et ne s’arrêta qu’au troisième. Là, tout palpitant, se recommandait à Dieu, il s’approcha de la porte à trois reprises différentes et s’en éloigna aussitôt, incertain s’il ne laisserait pas son bouquet et ne s’enfuirait pas à toutes jambes. Enfin une quatrième résolution l’emporta. Il frappa bien doucement, et, près de s’évanouir, s’appuya contre le mur. Cinq minutes d’un profond silence lui donnèrent le temps de se reconnaître. Il pensa que Geneviève était sortie, et il se réjouit presque d’échapper à la terrible émotion qu’il avait résolu de braver. Cependant le désir de la voir fut plus fort que sa poltronnerie, et il allait frapper de nouveau, lorsque ses yeux, accoutumés à l’obscurité de l’escalier, distinguèrent un petit carré de papier collé sur la porte. Il l’examina quelques instants et réussit à lire : GENEVIÈVE, FLEURISTE ; et un peu plus bas, en plus petits caractères : Tournez le bouton, s’il vous plaît. André, transporté d’une joie étourdie, ouvrit la porte et entra dans une vieille salle proprement tenue, meublée de quatre chaises de paille, d’une petite provision de raisins suspendus au plafond, et d’une toile noire et usée, où l’on retrouvait quelques vestiges d’une figure de Vierge tenant un enfant Jésus dans ses bras. Une petite porte, sur laquelle était encore écrit le nom de Geneviève, était placée au bout de cette salle. Cette fois André sentit toutes ses terreurs se réveiller ; mais, après tout ce qu’il avait déjà osé, il n’était plus temps de renoncer lâchement à son entreprise : il frappa donc à cette dernière porte, qui s’ouvrit aussitôt, et Geneviève parut. Elle devint toute rouge et le salua avec un embarras où André crut distinguer un peu de mécontentement. Il balbutia quelques mots ; mais il perdit tout à fait contenance en s’apercevant que Geneviève n’était pas seule. Madame Privat était debout auprès d’un carton de fleurs et se composait un bouquet de bal. Elle jeta sur André un regard de surprise et d’ironie : c’eût été une si bonne fortune pour elle de pouvoir publier une jolie médisance bien cruelle sur le compte de la vertueuse Geneviève ! Geneviève sentit le danger de sa position, et prenant aussitôt une assurance pleine de fierté ; « Entrez, dit-elle, monsieur le marquis, ayez la bonté de vous asseoir et d’attendre un instant. Vous voudrez bien me faire votre commande après que j’aurai servi madame. » Et, se rapprochant de madame Privat, elle ouvrit tous ses cartons avec une dignité calme qui imposa un instant à la merveilleuse provinciale. Mais l’occasion était trop bonne pour y renoncer aisément. Après avoir choisi quelques boutons de rose mousseuse, madame Privat se retourna vers André, qu’elle déconcerta tout à fait avec son regard curieux et impertinent. « Vraiment, dit-elle en s’efforçant de prendre un ton enjoué, c’est la première fois que je vois un jeune homme venir commander des fleurs artificielles. Vous ne recevez pas souvent la visite de ces messieurs, n’est-ce pas, mademoiselle Geneviève ? — Pardonnez-moi, madame, répondit froidement Geneviève, je reçois très-souvent des commandes de bouquets pour les mariages et pour les présents de noces, et ces messieurs m’apportent quelquefois les fleurs naturelles qu’ils veulent me faire imiter. — Ah ! M. de Morand se marie ? dit vivement madame Privat en fixant sur lui un regard scrutateur. Son impertinence étonna tellement André, qu’il hésita un instant à répondre ; mais l’indignation l’emportant sur sa timidité naturelle, il répondit effrontément : « Non, madame, je m’occupe de botanique, et je désire avoir une collection de certaines fleurs que mademoiselle a le talent d’imiter parfaitement. C’est un herbier de nouvelle espèce auquel M. Forez, mon ancien précepteur, s’intéresse beaucoup. Quant au mariage, les pauvres maris sont tellement ridicules pour le moment dans ce pays-ci, que j’attendrai un temps plus favorable. » Madame Privat se mordit la lèvre et sortit brusquement. La réponse d’André faisait allusion à une aventure récente de son ménage ; et, quoique André ne fût pas méchant, il n’avait pu résister au désir de lui fermer la bouche. Quand elle fut sortie, il regarda Geneviève en souriant, espérant que cet incident allait faire oublier l’audace de sa visite ; mais il trouva Geneviève froide et sévère. « Puis-je savoir, monsieur, lui dit-elle, ce qui me procure l’honneur de votre présence ? André se troubla. « Je mérite que vous me receviez mal, répondit-il. J’ai été étourdi, imprudent, mademoiselle, en m’imaginant que c’était une chose toute simple que de venir vous offrir ces fleurs. L’impertinente personne qui sort d’ici m’a fait sentir mon tort ; me le pardonnerez-vous ! — Oui, monsieur, répondit Geneviève, s’il est vrai que vous n’en ayez pas prévu les suites, et si vous me promettez de ne pas m’y exposer une seconde fois. — J’aimerais mieux renoncer au bonheur de vous revoir jamais que de vous causer une contrariété, répondit André ; et, laissant son bouquet sur la table, il se leva tristement pour se retirer ; mais une larme vint au bord de sa paupière, et Geneviève, qui s’en aperçut, se troubla à son tour. — Au moins, lui dit-elle avec douceur, je ne vous chasse pas ; et puisque vous n’avez eu que de bonnes intentions aujourd’hui, je vous remercie de votre bouquet. En même temps elle le prit et l’examina. André s’arrêta et resta debout et incertain. — Il est bien joli, dit Geneviève. Comment appelez vous ces fleurs roses si rondes et si petites ? — Ce sont des hépatiques, répondit-il en se rapprochant ; voici des belles de nuit à odeur de vanille, de la giroflée-mahon blanche, et des mauves couleur de rose. — Oh ! celles-là se fanent bien vite, dit Geneviève. Je vais les mettre dans l’eau. Elle délia le bouquet et le mit dans un vase plein d’eau fraîche, en arrangeant chaque fleur avec soin. Pendant ce temps, André examinait les cartons ouverts et admirait la perfection des ouvrages de Geneviève. Cependant il lui échappa une exclamation de blâme qui faillit faire tomber le vase des mains de la jeune fille. — Qu’est-ce donc ? s’écria-t-elle. — O ciel ! répondit André, des fuxias à calice vert ! Cela n’existe pas, c’est une invention gratuite. — Hélas ! vous avez raison, dit Geneviève en rougissant ; ce n’est pas ma faute. Une demoiselle de la ville, pour qui j’ai fait cette branche de fuxia, l’a voulue ainsi. En vain je lui ai montré l’original ; elle s’est obstinée à trouver ce bouquet trop rouge. — Feuilles, tiges, fleurs, tout, disait-elle, était de la même teinte. Elle m’a forcée d’ajouter ces feuilles, qui sont d’un ton faux, et de doubles calices... — Qui sont d’une monstruosité épouvantable ! dit André avec chaleur. Quoi ! mutiler une si jolie plante, si gracieuse, si délicate ! — Il y a des gens de si mauvais goût ! reprit Geneviève ; tous les jours on me demande des choses extravagantes. J’avais fait des millepertuis de Chine assez jolis ; aussitôt toutes ces dames en ont demandé ; mais l’une les voulait bleus, l’autre rouges, selon la couleur de leurs rubans et de leurs robes. Que voulez-vous que devienne la vérité devant de pareilles considérations ? Je suis bien forcée, pour gagner ma vie, de céder à tous ces caprices : aussi je ne fais que pour moi des fleurs dont je sois contente. Celles-là, je ne les vends pas : ce sont mes études et mes vrais plaisirs. Je vous les ferais voir si... — Oh ! voyons-les, je vous en supplie, dit André ; montrez-moi ces trésors. Geneviève alla ouvrir une armoire réservée, et montra à son jeune pédant une collection de fleurs admirablement faites. « Voici du véritable fuxia, dit-elle en lui désignant avec orgueil une branche de cette jolie plante. — Ceci est un chef-d’œuvre, dit André en la prenant avec précaution. Vous ne savez pas quelles immenses ressources vous offre votre talent. Un amateur paierait cette fleur un prix exorbitant. Cependant on pourrait y faire encore une légère critique : les fleurs sont trop régulièrement parfaites ; la nature est plus capricieuse, plus sans façon. Ainsi le calice du fuxia a souvent cinq pétales, et souvent trois, au lieu de quatre qu’il doit avoir. Les caryophyllées sont sujettes à ces erreurs continuelles et n’en sont que plus belles. Voyez ce violier jaune qui est sur votre fenêtre. — Vous avez peut-être raison, dit Geneviève. Moi j’évitais cela dans la crainte de mal faire. Aimez-vous ces pois de senteur ? — Il n’y manque que le parfum ; cependant voici un petit défaut : toutes les légumineuses ont dix étamines, mais neuf seulement sont réunies dans une sorte de gaine ; la dixième est indépendante des autres, et vous n’avez pas observé cette particularité. — Êtes-vous sûr de cela ? — Il y a du genêt d’Espagne dans mon bouquet : déchirez-en une fleur. — En vérité, vous avez raison ; mais vous êtes bien sévère. Tant mieux pourtant ; il y a beaucoup à profiter avec vous. Continuez donc à m’instruire, je vous en prie. » André examina tous les cartons et trouva peu à critiquer, beaucoup à louer ; mais il ne négligea aucune occasion de relever les fautes légères de l’artiste, car il sentit que c’était le moyen de captiver l’attention et de rendre sa présence désirable. — Puisqu’il en est ainsi, dit Geneviève quand il eut fini, je n’oserai plus achever une fleur nouvelle sans vous consulter ; car vous en savez plus que moi. — Vous en sauriez bien vite autant si vous vouliez faire de votre art une étude un peu méthodique. Certainement, à force de recherches et d’observations, vous savez une infinité de choses que je ne saurai jamais ; mais l’ordre qu’on m’a fait mettre dans cette étude m’a appris des choses très-simples que vous ignorez. M. Forez avait pour cela une méthode admirable et d’une clarté parfaite. — Et comment faire pour savoir ? dit Geneviève. — Laissez-moi vous apporter mes cahiers et mon herbier ; avec une heure d’application par jour, vous en saurez dans un mois plus que M. Forez lui-même. — Oh ! que je le voudrais ! dit Geneviève ; mais cela est impossible. Orpheline et seule comme je suis, je ne puis recevoir vos visites sans m’exposer aux plus méchants propos. — N’êtes-vous pas au-dessus de ces puériles attaques ? dit André. À quoi vous a servi toute une vie de retraite et de prudence, si vous êtes aussi vulnérable que la plus étourdie de vos compagnes, et si, au premier acte d’indépendance que votre raison voudra tenter, l’opinion ne vous tient aucun compte d’une sagesse que vous avez si bien prouvée ? — L’opinion ! l’opinion ! dit Geneviève en rougissant. Ce n’est pas que je la respecte, je sais ce qu’elle vaut, dans ce pays du moins ; mais je la crains. Je n’ai pas de famille, personne pour me protéger ; la méchanceté peut me prendre à partie, comme elle a fait tant de fois pour de pauvres filles qui avaient bien peu de torts à se reprocher. Elle peut me rendre bien malheureuse... — Oui, si vous manquez de caractère ; mais si vous avez le juste orgueil de la vertu, si vous êtes pénétrée de votre propre dignité... — Ne dites pas cela, on me reproche déjà d’être trop fière. — Si j’avais le droit de vous faire un reproche, ce ne serait pas celui-là... — Et lequel donc ? dit Geneviève vivement ; puis elle s’arrêta tout à coup, et André lut sur son visage qu’elle était fâchée d’avoir laissé échapper cette question, et qu’elle craignait une réponse trop significative. — Je n’ai pas ce droit, répondit-il tristement, et je ne me flatte pas de l’avoir jamais. Vous craignez le blâme ; quelle raison assez forte auriez-vous pour le braver ? Ne faites pas attention à ce que je vous ai dit. Je déraisonne souvent. — Cet aveu n’est pas rassurant, dit Geneviève en s’efforçant de sourire, pour quelqu’un qui comptait vous demander souvent des conseils. — Sur la botanique ? reprit André. Je vous enverrai mes cahiers. Si quelque passage vous embarrasse, veuillez faire un signe sur la marge et me le renvoyer ; je demanderai une explication détaillée à M. Forez et le prierai de la rédiger lui-même. Je vous la ferai parvenir par mademoiselle Marteau, ou par mademoiselle Henriette, ou par telle autre personne que vous me désignerez. De cette manière, il me sera impossible de vous compromettre, et je ne serai pour personne un sujet de trouble et de scandale. Geneviève fut affligée de l’entendre s’exprimer d’un ton froid et blessé. Sa douceur et sa sensibilité naturelles parlèrent plus vite que sa raison. « J’aimerais mieux, dit-elle, recevoir ces explications de vous directement : je comprendrais plus vite et je pourrais vous remercier moi-même de votre complaisance. Je ne sais pas comment il me deviendra possible de recevoir vos avis ; mais j’en chercherai le moyen... S’il me faut y renoncer, croyez que j’en aurai du regret, et que je conserverai de la reconnaissance pour vous. » Elle s’arrêta toute troublée, et André se sentit si ému qu’il craignit de se mettre à pleurer devant elle. C’est pourquoi il se retira précipitamment, en faisant de profonds saluts et en attachant sur elle des regards pleins de douleur et de tendresse. Quand il fut sorti, Geneviève se laissa tomber sur une chaise, mit les deux mains sur son cœur et le sentit battre avec violence. Alors, épouvantée de ce qu’elle éprouvait et n’osant s’interroger elle-même, elle se jeta à genoux, et demanda au ciel de lui laisser le calme dont elle avait joui jusqu’alors. Elle fut presque malade le reste de la journée, et ne toucha point au frugal dîner qu’elle avait préparé elle-même comme à l’ordinaire. Vers le soir, elle s’enveloppa de son petit châle et alla se promener derrière la ville, dans un lieu solitaire où elle était sûre de pouvoir rêver en liberté. Quand la nuit vint, elle s’assit sur une éminence plantée de néfliers, et elle contempla le lever de ces astres dont André lui avait expliqué la marche. Peu à peu ses idées prirent un cours extraordinaire, et les connaissances nouvelles que la conversation d’André lui avait révélées portèrent son esprit vers des pensées plus vagues, mais plus élevées. Lorsqu’elle revint sur elle-même, elle s’étonna de trouver à ses agitations de la journée moins d’importance qu’elle ne l’avait craint d’abord. Elle ressentait déjà l’effet de ces contemplations où l’âme semble sortir de sa prison terrestre et s’envoler vers des régions plus pures ; mais elle ne se rendait raison d’aucune de ces impressions nouvelles, et marchait dans ce pays inconnu avec la surprise et le doute d’un enfant qui lit pour la première fois un conte de fées. Geneviève n’était point romanesque ; elle n’avait jamais désiré d’aimer ou d’être aimée. Elle ne pensait aux passions qu’avec crainte, et s’était promis de s’y soustraire à la faveur d’une vie solitaire et laborieuse. Naturellement aimante et bonne, elle commençait à pressentir l’amour d’André pour elle. Elle n’eût pas osé se l’expliquer à elle-même ; mais elle avait compris instinctivement ses tourments, ses craintes et son chagrin de la matinée. Elle en avait été émue sans savoir pourquoi, et elle lui avait parlé avec une bienveillance qui ne cachait pas un sentiment plus vif. Geneviève n’avait pas d’amour, et quand elle chercha consciencieusement la cause de son trouble, elle reconnut en elle-même le regret d’avoir commis une imprudence. « Qu’avais-je donc ce matin, en effet ? se demanda-t-elle, et pourquoi me suis-je laissé émouvoir si vite par les idées et les discours de ce jeune homme ? pourquoi l’ai-je tant remercié ? Qu’a-t-il fait pour moi ? Il ma expliqué des choses bien intéressantes, il est vrai ; mais il l’a fait pour soutenir la conversation ou pour le plaisir de voir mon étonnement. Et puis il m’a apporté un bouquet que j’aurais pu cueillir moi-même dans les prés, et fait une visite dont, grâce à madame Privat, toute la ville jase déjà. Pourquoi m’a-t-il fait cette visite ? si c’était par amitié, il aurait dû prévoir à quels dangers il m’exposait. Et moi qui l’ai si bien senti tout de suite, d’où vient que, sur deux ou trois grandes paroles qu’il m’a dites, j’ai presque promis de braver, pour le voir, les railleries des méchants et des sots ? Ah ! je suis une folle. Je désire m’élever au-dessus de ma fortune et de mon état : qu’y gagnerai-je ? Quand j’aurai appris tout ce que mes compagnes ignorent ; en serai-je plus heureuse ?.... Hélas ! il me semble que oui ; mais c’est peut-être un conseil de l’orgueil. Déjà j’étais prête à sacrifier ma réputation au plaisir d’apprendre la botanique et de causer avec un jeune homme savant. Mon Dieu, mon Dieu, défendez-moi de ces idées-là, et apprenez-moi à me contenter de ce que vous m’avez donné. » Geneviève rentra plus calme et résolue à ne plus revoir André. Elle se tint parole ; car elle reçut les cahiers et les herbiers par Henriette, et ne les ouvrit pas, dans la crainte d’y trouver trop de tentations. Elle s’habitua en peu de jours à penser à lui sans trouble et sans émotion. Une quinzaine s’écoula sans qu’elle sortit de sa retraite et sans qu’elle entendit parler du désolé jeune homme, qui passait une partie des nuits à pleurer sous ses fenêtres. |
Viard - Grandes chroniques de France - Tome 8.djvu/389 | Guibelins qui sont enclos, et se aucun me veult combatre, je me deffendrai. » Adonques Phelippe se departi du siege et se esloigna environ demie liue en une place qui li sambla estre convenable pour combatre ; auquel lieu vint Galeace, et avoit devisié son ost en {{sc|iii}} parties ; et estoit chascune partie de son ost greigneur la moitié que la compaignie Phelippe de Valois, si comme l’en dit. Si assamblerent et passerent ledit Phelippe et les siens toute la premiere partie de l’ost Galeace. Quant Phelippe de Valois vint à la seconde, si se doubta qu’il ne fust enclos ; si pristrent trives les uns aus autres, car il avoient pou de vivres par devers ledit Phelippe de Valois ; et ainsi s’en retorna sanz plus riens faire<ref>Le ms. fr. 10132, fol. 403, ajoute : « Et estoit encore adont li rois Robert avec le pape et li Guelfes de Gennes en grant perilz. » Philippe de Valois revint d’Italie en 1320 et non comme le dit la ''Chronographia'' (t. I, p. 256-257) à l’époque de la mort de Philippe V le Long (3 janvier 1322). Cf. ''Philippe de Valois avant son avènement au trône'', dans ''Bibl. Éc. des chartes'', t. XCI (1930), p. 317.</ref>.
{{Centré|''De la condamnpnacion des mesiaux''<ref>''Continuation de la Chronique latine'' de Guillaume de Nangis, éd. Géraud, t. II, p. 31 à 37, et ''Rec. des Hist. des Gaules et de la France'', t. XX, p. 628 à 630. Cf., pour l’épisode des lépreux, Jean de Saint-Victor, ''Memoriale historiarum'' (''Ibid.'', t. XXI, p. 673-674, et ''Chronique parisienne anonyme'', dans ''Mémoires de la Soc. de l’hist. de Paris'', t. XI, p. 57 à 59). Voir Lehugeur, ''Hist. de Philippe le Long'', p. 421 à 435, pour les mesures prises par ce roi contre les lépreux et contre les Juifs.</ref>.}}
En l’an mil CCC XXI, le roy estoit en Poitou, et li
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Sand - La Daniella 1.djvu/239 | {{tiret2|mé|lancolique}} austérité. Les dévotions de la semaine sainte concentrent la population indigène, déjà si clairsemée, dans les couvents et dans les églises. Aussi loin que ma vue pouvait s’étendre, il n’y avait sous le ciel d’autre créature humaine que moi et un berger assis sur la bruyère entre ses deux chiens.
Je m’approchai de lui et lui offris de partager mon ''repas'', c’est-à-dire mon morceau de pain, et quelques amandes de pin grillées, que la Mariuccia avait mises dans ma gibecière de promenade.
— Non, merci, me dit-il ; c’est jour de jeûne, et je ne peux accepter ; mais je causerai avec vous, si vous vous ennuyez d’être seul.
C’était un robuste paysan de la marche d’Ancone, d’une quarantaine d’années et d’une figure douce et sérieuse. Son grand nez aquilin ne manquait pas de race ; mais sa haute taille, ses cheveux blonds, ses manières calmes, son parler lent et judicieux ne répondaient pas à l’idée que je me serais faite d’un type de pâtre dans la campagne de Rome. Des pieds à la tête, il était vêtu de cuir et de peaux comme un Mohican. Il fait ses habits lui-même et les porte un an sans les quitter. Alors ils sont usés et il s’en fabrique d’autres.
Après m’avoir donné quelques détails sur son genre de vie, il me parla du lieu où nous étions.
— Il n’y a pas, dans tout Rome, me dit-il, un théâtre aussi entier et aussi intéressant que celui de Tusculum. Et puis c’est plus agréable, n’est-ce pas, de regarder des ruines dans un endroit comme celui-ci, où personne ne vous gène, et où il n’y a pas de maisons nouvelles pour vous déranger vos souvenirs ?
J’étais fort de son avis. C’étaient là, en effet, les premières ruines qui m’avaient ému réellement. À des vestiges illustres, à des souvenirs historiques, il faut un cadre {{tiret|aus|tère,}}
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L’Histoire de Merlin l’enchanteur/01 | Jacques Boulenger L’Histoire de Merlin l’enchanteur Librairie Plon, 1922 (1, p. 3-4). ◄ Préface La pucelle engeignée par le diable ► Parlement des ennemis bookL’Histoire de Merlin l’enchanteurJacques BoulengerLibrairie Plon1922ParisT1Parlement des ennemisBoulenger - Romans de la table ronde I.djvuBoulenger - Romans de la table ronde I.djvu/13-4 Très grande fut la colère de l’Ennemi quand Jésus Notre Sire fut venu en enfer et en eut fait sortir Ève et Adam, et tous ceux qu’il lui plut. — Quel est Celui-ci, qui nous surpasse tant que notre force ne peut rien contre lui ? se demandaient les démons, étonnés. — Rappelez-vous, dit l’un d’eux, que les prophètes avaient annoncé depuis longtemps que le Fils de Dieu descendrait sur la terre pour sauver les enfants d’Ève et d’Adam. Et maintenant Il est venu et nous a arraché ce que nous avions conquis. Désormais il suffit que les hommes se lavent en une eau au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit pour que nous n’ayons plus aucun droit sur eux, à moins que leurs œuvres ne nous les ramènent. Encore le Fils de Dieu a-t-il laissé des ministres qui ont pouvoir de les sauver de nous, quels que soient leurs péchés, pourvu qu’ils s’en repentent. De la sorte, nous avons tout perdu. Alors un des Ennemis reprit : — S’il y avait sur la terre un homme qui fût dévoué à nos intérêts autant que s’il était des nôtres, et qui fût doué de notre science des choses faites, dites et passées, il nous aiderait beaucoup à tromper les fils d’Ève et d’Adam, car il gagnerait sur eux une grande autorité. Or, n’est-il pas l’un de nous qui peut prendre semblance d’homme et féconder une femme ? Qu’il le fasse, et l’être engendré de lui, participant de notre nature, nous secondera puissamment. Ainsi parlait l’Ennemi. Mais il était bien fol quand il croyait que Notre Sire lui permettrait d’engeigner à ce point l’homme de Jésus-Christ. |
Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain/Avertissement | Condorcet Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain 1794-1795 (p. v-viii). Introduction ► Avertissement bookEsquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humainCondorcet1794-1795ParisTAvertissementCondorcet Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain.djvuCondorcet Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain.djvu/3v-viii CONDORCET proscrit, voulut un moment adresser à ses concitoyens un exposé de ses principes, et de sa conduite comme homme public. Il traça quelques lignes ; mais prêt à rappeler trente années de travaux utiles, et cette foule d’écrits, où depuis la révolution on l’avoit vu attaquer constamment toutes les institutions contraires à la liberté, il renonça à une justification inutile. Étranger à toutes les passions, il ne voulut pas même souiller sa pensée par le souvenir de ses persécuteurs ; et dans une sublime et continuelle absence de lui-même, il consacra à un ouvrage d’une utilité générale et durable, le court intervalle qui le séparoit de la mort. C’est cet ouvrage que l’on donne aujourd’hui ; il en rappelle un grand nombre d’autres, où dès longtemps les droits des hommes étoient discutés et établis ; où la superstition avoit reçu les derniers coups ; où les méthodes des sciences mathématiques, appliquées à de nouveaux objets, ont ouvert des routes nouvelles aux sciences politiques et morales ; où les vrais principes du bonheur social ont reçu un développement et un genre de démonstration inconnu jusqu’alors ; où enfin on retrouve par-tout, des traces de cette moralité profonde qui bannit jusqu’aux foiblesses de l’amour-propre, de ces vertus inaltérables, près desquelles on ne peut vivre sans éprouver une vénération religieuse. Puisse ce déplorable exemple des plus rares talens perdus pour la patrie, pour la cause de la liberté, pour les progrès des lumières, pour leurs applications bienfaisantes aux besoins de l’homme civilisé, exciter à des regrets utiles à la chose publique ! Puisse cette mort, qui ne servira pas peu, dans l’histoire, à caractériser l’époque où elle est arrivée, inspirer un attachement inébranlable aux droits dont elle fut la violation ! C’est le seul hommage digne du sage, qui, sous le glaive de la mort, méditoit en paix l’amélioration de ses semblables ; c’est la seule consolation que puissent éprouver ceux qui ont été l’objet de ses affections, et qui ont connu toute sa vertu. |
Darkó - Le Rôle des peuples nomades cavaliers dans la transformation de l’Empire romain aux premiers siècles du moyen âge, 1948 - posthume.djvu/14 | à Byzance qu’en Perse ; quand on étendit, au XIe siècle, les impositions aussi sur les fiefs militaires, on provoqua par là leur déclin, qui ne tarda pas à entraîner la chute de ce système entier de thèmes qui reposait sur eux.
En ce qui concerne l’adoption de la tactiques des archers cavaliers, nous sommes à même de constater qu’Héraclius restait beaucoup plus fidèle aux modèles offerts par les Avares et les peuples turcs que les Sassanides ; ces modèles représentaient d’ailleurs un art militaire qui était presque entièrement identique à celui des Huns. Malgré l’usage de l’arc, l’armée de Khosrou Ier avait gardé son caractère de cavalerie lourde, qui était dû surtout à la prépondérance des armes défensives et des armes d’une portée très restreinte. Cette cavalerie lourde munie d’arcs était connue aussi aux Parthes et dès l’époque de Léon le Sage elle commença à pénétrer même à Byzance. Ce fut Héraclius qui la bannit définitivement de son armée pour y implanter l’esprit d’une cavalerie légère composée d’archers adroits. Dans le domaine de l’organisation de l’État, les choses revêtent un aspect sensiblement différent : à cet égard les États parthe et sassanide adoptèrent dans une mesure beaucoup plus large les modèles qui leur étaient offerts par les Huns, tandis que l’imitation byzantine n’en admit qu’un seul détail, le plus important, pour le garder fidèlement pendant des siècles.
Si nous essayons de déterminer les motifs de ces emprunts faits directement ou indirectement par l’empire romain tardif et l’empire byzantin à la civilisation ancestrale des peuples nomades cavaliers, il ne nous sera pas difficile de les identifier avec l’esprit belliqueux, la tactique et les institutions militaires de ces peuples. Plus Rome et Byzance se mettaient en contact avec eux sur le champ de bataille, plus elles devaient se rendre compte de la supériorité écrasante des archers à cheval ; ce fut l’instinct vital, le désir de pouvoir faire face à ces attaques sans cesse renaissantes qui leur dicta le besoin impérieux de modifier les détails inefficaces de leur équipement et de leur tactique, en y introduisant des innovations calquées sur des modèles barbares. C’est pourquoi tous les emprunts, même ceux qui ont trait à l’habillement ou aux objets d’un usage quotidien, ressortissent à la sphère de l’art militaire. On peut y ramener aussi les innovations opérées
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Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/175 | {{T3|'''NOTES DU DEUXIÈME LIVRE.'''}}
{{refa|(1)}} Out-sus Vulg. — Onrsul Tolet. cod.
{{refa|(2)}} Orboua, déele que les parents imploraient pour la
conservation de leurs enfants.
{{refa|(3)}} Fœtldos clbos et alia stmuia Vulg. — Fœtidas cepas,
lllil et similia, Chilllet.
{{refa|(4)}} Fateaturittrrldendnm veroagere... snmmnm ? Anne...
credunus, dnbitemnsvei’Vix prope 681 judicare Vulg..
Fateatur lrridendnm ? Agere `cursm... summum, anne...
credamns dubitemusvel Vix prope est judicare Ed. princeps.
— Fatealur irrldendum ? Tum vero agere... suntnum,
anne... credamus ? dubltemus vere vix prope judtcarl
Sillig. —M. Sillig a corrigé ce passage par conjecture,
suivant cependant te cod. Ctilfll., qui a : Dubitemusve.
le vix prope judicarl. Ou voit qu’lI y a deux leçons : t’une
de Vutg, qui a vero, l’autre de t’édttion princeps, qui n’a
pas cette particule : je pense qu’on peut les comblner en ti-III
ves-um. Quant an reste, on s’est vainement fatigué
a elançr un texte excellent : tt fant regarder anne comme
nue particule alternative, et mettre une vtrgute après pollui.
Dès lors tout se comprend sans pelue.
{{refa|(5)}} slonstra quoque que colunt Vulg. — Quœ manque
dans des éditions anciennes ; leçon que j’at suivte.
{{refa|(6)}} Prœferendo Vulg. — Prœtereuda Sillig. — Tous les
mas. ont prœferenda.
{{refa|(7)}} M. Alexandre, dans l’édition Lemaire, propose de
supprimer sícut. Cette correction me plrflll loft tieureuse ;
je Pal adoptée, mettant sicut entre crochets.
{{refa|(8)}} tnventorlbus Cllifllel, Sillig. — lnventionihus Vulg.
{{refa|(9)}} A gauche, c’est-a-dire vers t’orlent ; a droite, c’esttt-dire
vers le couchant.
{{refa|(10)}} Fundatur cod. Totet., Sllllg. — Flndatur Vulg-Bx
eo Hard., Sillig. — Ex om. Vulg.
{{refa|(11)}} Brotie1’amisLXllelCCXXll ; desmSs. portentXXXtt
et CXttt. tt vaut mieux laisser les chiffres des anciennes
éditions, quelques doutes qu’its soulèvent, que de faire
nue correction arhltralre. La 42’olympiade et t’an 142 de
ltome répondeuta t’an 611 avant Père chrétienne. On place
d’ordinaire la naissance de Pythagore t’an 5 53 avant J. C.
{{refa|(11*)}} Pltlsíetlrfl mss. et entre autres celui du Mans, comme
fa note M. ltlchelet dans des notes communtquees au Pline
de Panckoucke, t. tl, page 390, ont Cydeuas au tteu de tiic
idem ; d’autres ont Ctesias. Peut-être Cydenas 861-Il un
nom d’astronome, tncounu d’ailleurs.
{{refa|(12)}} Victstis Yulg — Vlnxistis cod. Dalech. — Vlnxlstis
me paratt meilleur. Comp. ce que dll Pline plus loin,
did. 24, sur d’affinité de l’esprit humain avec les astres.
{{refa|(13)}} Horisque sub terra ; nec tamen Vulg. — Le changement
de ponctuation conseillé dans les notes de l’édition
de lil. Ajasson de Grandsagne me paratt suffire a l’lnlelligence
de ce passage.
{{refa|(14)}} Beaucoup de mss. ont patre et fllio (et Sillig a
adopté) ronsulibus ; les anclennes éditions patre ui, lilio
lterum consulibua ; Hardouin et Vulg. patre iv, filio îleram
consulibus. Les astronomes ne sont pas d’accord sur
ces éclipses : les uns les placent le 8 février et le-22 février
de t’an 72 ; les autres, le 23 juillet et le 6 août de l’au 73
après J.-C.
{{refa|(15)}} El slaliones Vulg. — Et om. Cllilll., Sillig.
{{refa|(16)}} Plineme paratt confondre lci sous l’appellation d’apsides,
et dans une exposition commune, les orbites des pla »
actes, leurs excentriques et leurs épleycles. Cela rend son
explication astrouomlquement inextricableμzependaut, en
prenant les choses en gros, on voit a peu près ce qu’it a
voulu dire.
{{refa|(17)}} J’ai mis ut sol entre deux crochets, et ne l’ai pas tr
duit. Ces mots me paraissent et ont paru à la plupart îles
critiques nnetnterpolation inconciliable avec le reste du texte.
{{refa|(18)}} Sub terra Vulg. — lt faut tire subter, comme les
anclennes éditious. Sub terra est iulntelligible. Pline veut
dtre qu’un angle ayant, par exemple, son sommet a ta terre,
embrasse autant de degrés des apsides des ptauetes inférieures
que des apsides des planètes supérieures. Cela
est mantfeste quand il s’aglt de t’orbite même de la planète,
orbite que Pline comprend dans les apsides. Voy. note 16.
{{refa|(19)}} Les chapitres 12, 13 et 14, sont très-obscurs ; et les
commentateurs ne sont pas parvenus il les éclaircir. A en
juger par ICS autres objets scientifiques dont Pline a traité,
on peut penser qu’il a rendu, avec confusion, inexactitude,
tinpropriété de terme et erreur, les théories des astronomes
grecs ; de sorte qu’il n’esl pas possible de tiret’de
son texte un sens complètement satisfaisant.
(20) tt s’agit lcl de pteds romains. La moyenne fournie
par Il mesure des pteds romains qui sont conservés est
en mluimetres 294, 5. voy. Saigey, Métrologie, p. 66. Les
mesures de Posldonlus donnent en kilomètres 7, 360 pour
fatmosplière, 224, 007 pour la distance de la terre à Il
tune, et 92, 368, 007 pour la distance de la terre au soleil.
(21) La los’olyuiplade répond aux années de Brune
406, 407, 408, et 409. Aussl a-t-on proposé de tire quadrlngentestmo
octavo. Mala les mss. Ottl unanimement 398. tt
est préférable de laisser subsister Il discordance. Car estre
te chiffre de t’otympiade, ou celui de t’année de Rome,
qui est altéré P
(22) Les mss. ont octogtnta ; ou a corrigé ce nombre en
centum octogiuta. parce que Séueque, Quœst. Nat. Vt l, 2l,
parte d’une comète qui parut du temps de Néron, et fut
vistbte pendant œlll quatre-vingts jours. tt est encore
plus sur de garder la leçon des mss. que de corriger t’uu
par t’autre.
(23) Arist., Meteor. t, 6.
(24) Pline a mat tradutt Aristote, qui dtt, Meteor. I, 6 :
Toutes IQ combles qui ont été vues de notre temps ont
disparu, sans se coucher, au-dessous de t’horizou.
(25) Pllne a mal trsdutt le passage correspondant
d’Aristote, Meteor. ttt, a, qui dit = « Ou voil des partiélies
toujours a côté, jamais au-dessus, jamais près de
terre, jamais a l’opposite. › Pline n’a pas bien compris
Aristote, et l’a développé d’une manière peu lntelliglble.
(26) llardouin et à sa sulle Sillig ometlent ut. C’est avec
rslson que dans Vulg. cette conjonction a été rétablie ; elle
ne manque ni dans 776 suppl. lat. Bibi. roy., ni dans 263
Bibl. du Mans, ni dans l’Ed. princeps.
(27) Les mss. et les Editions, ont Phœnlclan. Hardouiu
a changé ce mot en Phœnicem, sans raison ; car d›owt×î :. ;
est, en grec, le nom d’un vent. M. Síllig adonc eu raison
de restituer l’ancienne leçon.
(26) Les mas. ont LX ; Hardouin a substitué lt tort LXX,
comme l’a fait voir Brotier dans ses notes.
(29) Ac manque dans Vulg., il est donne par Cbifllet.
et adopte par Slllig.
(30) Quomodo Vulg. — Et quo Ed. princeps.
(31) On ne sait ce que slguifie cette qualification. Comme on tradutt princeps senstus par prince dusénsl, j’aI cru
devoir mettre let priuœsse.
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Coubertin - Une campagne de vingt-et-un ans, 1909.djvu/175 | {{nr||— 159 —|}}ignorait si l’opinion de ses propres concitoyens ne s’était pas modifiée. Il se demandait surtout si les nouveaux dirigeants de l’{{lang|en|Amateur Athletic Union}} dont le bureau est élu chaque année, seraient en faveur de Chicago ou de Saint-Louis. Le président de l’Exposition, M. D.-R. Francis, accompagné de ses plus éminents collaborateurs, se rendit donc à Chicago pour conférer avec le Comité des Jeux en même temps qu’il faisait faire auprès de moi à Paris les démarches les plus pressantes par le Commissariat français, alors dirigé par M. Michel Lagrave. {{Img float
| above =
| file = Coubertin - Une campagne de vingt-et-un ans, 1909 (page 170 crop).jpg
| cap = {{sc|les jeux olympiques {{corr|a|à}} saint-louis (1904)}}<br/>''Le départ de la course de Marathon (40 kilomètres) au stade de l’exposition''
| alt = Départ du Marathon des Jeux olympiques de 1904
}}
Il fut bientôt évident que le Comité de Chicago était un peu effrayé par l’énergie des revendications de Saint-Louis. D’autre part, le transfert apparaissait comme une humiliation. Les journaux tonnaient et le 5 décembre, un colossal meeting d’étudiants, auxquels se joignirent des professeurs, vota un appel véhément au Comité International l’invitant à ne pas céder. Les élections à l’A. A. U. avaient été favorables à Chicago. M. Furber préconisa une solution à laquelle Saint-Louis adhéra. Les deux villes {{tiret|prie|raient}}
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Henry - Histoire de l'abbaye de Pontigny.pdf/40 | {{nr|30|{{sc|histoire.}}|}}cette ville, la limite suit le chemin public jusqu’au pont d’Avrolles en passant devant une croix ; elle se dirige ensuite le long du Créanton jusqu’au ruisseau de Lonvas, et de là elle suit le cours de l’eau jusqu’à la fontaine de Becherel. Cependant les frères de Dilo, dit la charte, pourront conduire leurs porcs dans les bois compris dans cette étendue, lorsqu’il y aura du gland ; et s’ils veulent construire une grange à ''Putéolot'', ils pourront y entretenir du bétail et le conduire dans les pâturages, pourvu qu’il puisse rentrer le même jour dans les étables et y passer la nuit. Ils pourront aussi faire paître leurs veaux et leurs poulains dans les pâturages de Saint-Florentin, depuis la Saint-Martin jusqu’à Pâques. Les pâturages de Crécy et de Mercy demeurèrent communs pour les bœufs des deux maisons.
La plaine de Jongete, qui s’étend entre le Créanton, les champs de Champlost et le pont d’Avrolles jusqu’au ruisseau de Lonvas, était commune au bétail des deux monastères. Depuis ces limites jusqu’à Joigny, les frères de Pontigny n’avaient aucun droit de vaine pâture, si ce n’est pour les porcs lorsqu’il y avait du gland. Ils n’avaient également aucun droit depuis Villemaure jusqu’à l’Auson et la Seine. Norpaud, abbé de Vauluisant, Landry, abbé des Escharlis, signèrent cet accord comme arbitres. Guichard, abbé de Pontigny, ne put s’y trouver à cause de ses infirmités ; mais deux moines, Guy de Seignelay et Gaultier, dit Botte-Sacrée, l’un et l’autre de la famille des barons de Seignelay, et Gaultier, dit le Berger frère convers s’y trouvèrent à sa place. Garnier, abbé de Dilo, s’y était
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Les Enfances de Lancelot/16 | Jacques Boulenger Les Enfances de Lancelot Librairie Plon, 1922 (1, p. 240-243). ◄ Prise de Claudas Les cousins ► Pharien et Lambègue au Lac bookLes Enfances de LancelotJacques BoulengerLibrairie Plon1922ParisT1Pharien et Lambègue au LacBoulenger - Romans de la table ronde I.djvuBoulenger - Romans de la table ronde I.djvu/1240-243 Trois jours après leur arrivée au Lac, Lionel et Bohor étaient en fort mauvais point, et à leur trouver si piètre mine, les yeux rouges et enflés, les joues creuses, la Dame s’inquiéta. Mais elle les interrogeait en vain : ils ne lui osaient rien dire. Au seul Lancelot, qu’elle pria de s’en enquérir, ils avouèrent la vérité : c’est qu’ils ne pouvaient s’habituer à vivre loin de leurs maîtres. — En nom Dieu, leur dit-elle quand elle sut ce qu’ils avaient, vous n’aurez point mal longtemps : j’enverrai chercher Pharien et Lambègue cette nuit. Mangez donc, réconfortez vous, afin que vos maîtres ne supposent pas, à vous voir si maigres, qu’on vous a laissé mourir de faim céans. — Dame, dit Lionel, nous mangerons autant que vous voudrez si vous jurez sur votre foi que vous enverrez cette nuit même. La Dame le leur jura en riant, et sur-le-champ elle appela une de ses demoiselles, non pas Saraide, mais une autre, à qui elle commanda d’aller à Gannes et d’en ramener Pharien et Lambègue, mais si secrètement et par des chemins si détournés que personne ne pût savoir où ils étaient allés. Et Lionel donna à la messagère sa ceinture et celle de son frère, afin qu’elle pût se faire reconnaître. Accompagnée de deux valets, elle chevaucha en toute hâte vers la cité de Gannes, et grande fut la joie des deux maîtres quand ils surent d’elle que leurs seigneurs étaient sains et saufs et hors du pouvoir de Claudas. Ils s’empressèrent de rendre au roi sa parole et sa liberté ; puis ils se mirent en route sous la conduite de la demoiselle. Le soir tombait quand ils arrivèrent à l’orée de la forêt de Brocéliande et il faisait déjà nuit lorsqu’ils parvinrent au Lac. En voyant la pucelle les mener droit à cette eau profonde et noire, ils s’émerveillèrent. Néanmoins, comme ils y croyaient entrer avec elle, le lac disparut et ils se trouvèrent devant la porte du château. Et il ne faut pas demander si les enfants eurent joie à revoir leurs maîtres : ils les embrassèrent plus de cent fois. Sur ces entrefaites, Lancelot arriva pour le manger, car il avait passé sa journée dans les bois. La Dame n’aurait jamais consenti à dîner ni à souper, s’il n’avait tranché du premier mets et versé à boire ; après quoi elle lui permettait de s’asseoir. Il entra dans la salle, coiffé d’une couronne de roses vermeilles. Et l’on était pourtant au mois d’août, qui n’est plus le temps des roses ; mais le conte affirme que, tant qu’il demeura au Lac, été comme hiver, il ne se réveilla pas une fois sans trouver un chapelet de roses fraîches à son chevet, hors les vendredis et veilles des grandes fêtes, et durant le carême. Jamais il ne put apercevoir qui lui apportait les fleurs, bien qu’il eût souvent fait le guet. Et chaque matin, depuis l’arrivée des deux enfants, il faisait trois couronnes de ses roses, pour eux et pour lui. Le premier qui l’aperçut fut Bohor, qui était assis sur les genoux de son maître. L’enfant courut à lui et lui dit joyeusement : — Sire, voyez-ci mon maître qui est venu ! Puis la Dame se leva devant lui, et tous ceux qui étaient la firent de même l’un après l’autre, car ils lui portaient très grand honneur. Après quoi on vint aux tables pour manger, et quand Lancelot eut fait son service pour sa Dame, il s’assit et tout le monde ensuite, car nul n’eût été si hardi que de prendre place avant lui, non pas même les deux fils de roi. |
Sand - Histoire de ma vie tomes 5a9 1855 Gerhard.djvu/268 | et où
je m’agitai davantage. Mon corps et mon esprit se commandaient
alternativement une inquiétude d’activité et une fièvre de
contemplation, pour ainsi dire. Je dévorais les livres qu’on me
mettait entre les mains, et puis tout à coup je sautais par la fenêtre
du rez-de-chaussée, quand elle se trouvait plus près de moi que la
porte, et j’allais m’ébattre dans le jardin ou dans la campagne, comme
un poulain échappé. J’aimais la solitude de passion, j’aimais la
société des autres enfans avec une passion égale ; j’avais partout des
amis et des compagnons. Je savais dans quel champ, dans quel pré, dans
quel chemin je trouverais Fanchon, Pierrot, Lilinne, Rosette ou
Sylvain. Nous faisions le ''ravage'' dans les fossés, sur les arbres,
dans les ruisseaux. Nous gardions les troupeaux, c’est-à-dire que nous
ne les gardions pas du tout, et que, pendant que les chèvres et les
moutons faisaient bonne chère dans les jeunes blés, nous formions des
danses échevelées, ou bien nous goûtions sur l’herbe avec nos
galettes, nos fromages et notre pain bis. On ne se gênait pas pour
traire les chèvres et les brebis, voire les vaches et les jumens quand
elles n’étaient pas trop récalcitrantes. On faisait cuire des oiseaux
ou des pommes de terre sous la cendre. Les poires et les pommes
sauvages, les prunelles, les mûres de buisson, les racines, tout nous
était régal. Mais c’était là qu’il ne fallait pas être surpris par
Rose, car il m’était enjoint de ne pas
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Sand - Histoire de ma vie tomes 10a13 1855 Gerhard.djvu/81 | si l’on reconnaît, avec toutes les écoles de la philosophie moderne, un principe de tolérance absolue à cet égard dans les gouvernemens, je me trouve parfaitement dans mon droit de refuser de m’astreindre à des formules qui ne me satisfont pas, et dont aucune ne peut remplacer ni même laisser libre l’élan de ma pensée et l’inspiration de ma prière. Dans ce cas, il faut reconnaître encore que, s’il est des esprits qui ont besoin, pour garder la foi, de s’assujettir à des pratiques extérieures, il en est aussi qui ont besoin, dans le même but, de s’isoler entièrement.
Pourtant il y a là une grave question morale pour le législateur.
L’homme sera-t-il meilleur en adorant Dieu à sa guise, ou en acceptant une règle établie ? Je vois dans la prière ou dans l’action de grâces en commun, dans les honneurs rendus aux morts, dans la consécration de la naissance et des principaux actes de la vie, des choses admirables et saintes que ne remplacent pas les contrats et les actes purement civils. Je vois aussi l’esprit de ces institutions tellement perdu et dénaturé qu’en bien des cas l’homme les observe de manière à en faire un sacrilége. Je ne puis prendre mon parti sur des pratiques admises par prudence, par calcul, c’est-à-dire par lâcheté ou par hypocrisie. La routine de l’habitude me paraît une profanation moindre, mais c’en est une encore,
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Œuvres de Virgile (éd. Panckoucke, 1859).pdf/39 | {{tiret2|im|portance}} et la nécessité pour que le poëme ait vie, — une vie réelle à sa date et parmi les contemporains, et non pas une vie froide pour quelques amateurs dans le cabinet, — la nécessité d’un élément moderne, d’un intérêt moderne actuel et jeune, cet intérêt ne fût-il qu’adapté et comme infusé dans un sujet ancien. Et puisqu’il s’agit d’une discussion classique, d’abord nous avons pour nous Homère : dès le premier chant de ''l’Odyssée'', Phémius assiste au festin des prétendants ; il y chante les malheurs de la guerre de Troie, et les infortunes du retour. Pénélope l’entend du fond de son appartement : elle descend et l’engage à chanter tant d’autres actions des hommes et des Dieux, dont il sait les poétiques récits, mais à s’abstenir du sujet récent et funeste qui réveille en elle toutes ses conjugales douleurs. Télémaque
se fâche presque, et prend le parti du chantre : « Ma mère,
pourquoi reproches-tu au chantre harmonieux de nous chanter selon que sa pensée s’élance et le lui inspire ? Ce n’est point aux chantres qu’il faut s’en prendre, c’est à Jupiter seul, lequel donne selon qu’il lui plaît aux humains, à chacun son lot. Il n’y a pas à se fâcher contre celui-ci de ce qu’il chante le mauvais destin des Grecs ; ''car le chant que les hommes applaudissent le plus, c’est celui qui est le plus récent et le plus nouveau pour ceux qui l’écoutent.'' » C’est cette nouveauté qu’il faut savoir introduire à propos dans tout chef-d’œuvre, et combiner avec les conditions durables, éternelles, sans quoi il n’y a pas émotion et fièvre, sans quoi il n’y a pas flamme.
Virgile l’a su faire autant et plus qu’aucun poëte épique depuis Homère. Combien n’y avait-il pas eu en Grèce de ces poëtes cycliques, épiques, aux diverses époques ! que de talents dont les œuvres ont péri, et dont nous savons à peine les noms, un Arctinus, un Leschez, un Pisandre, un Panyasis, oncle d’Hérodote, un Antimaque, tous noms autrefois célébrés à la suite d’Homère ! Chœrilus, dès le temps de la guerre du {{Corr|Péloponèse|Péloponnèse}}, se plaignait de venir trop tard, et que la ''prairie des Muses'' fût tout entière dépouillée de
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Sand - Histoire de ma vie tomes 10a13 1855 Gerhard.djvu/130 | ou mêmes défauts, mêmes sommeils et mêmes réveils de la volonté.
Le devoir nous a jetés cependant tout entiers dans le travail, pieds et poings liés, et nous y sommes restés avec une persistance invincible, cloués par ces devoirs acceptés sans discussion. D’autres caractères, plus brillans et plus actifs en apparence, m’ont souvent prêché le courage. Rollinat ne m’a jamais prêché que d’exemple, sans se douter même de la valeur et de l’effet de cet exemple. Avec lui et pour lui, je fis le code de la véritable et saine amitié, d’une amitié à la Montaigne, toute de choix, d’élection et de perfection. Cela ressembla d’abord à une convention romanesque, et cela a duré vingt-cinq ans, sans que la ''sainte cousture'' des âmes se soit relâchée un seul instant, sans qu’un doute ait effleuré la foi absolue que nous avons l’un dans l’autre, sans qu’une exigence, une préoccupation personnelle ait rappelé à l’un ou à l’autre qu’il était un être à part, une existence différente de l’âme unique en deux personnes.
D’autres attachemens ont pris cependant la vie tout entière de chacun de nous, des affections plus complètes, en égard aux lois de la vie réelle, mais qui n’ont rien ôté à l’union tout immatérielle de nos cœurs. Rien dans cette union paisible et pour ainsi dire paradisiaque ne pouvait rendre jalouses ou inquiètes les âmes
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Sand - Histoire de ma vie tomes 10a13 1855 Gerhard.djvu/234 | une amertume extrême. On voulut voir des portraits dans tous les personnages, des révélations personnelles dans toutes les situations ; on alla jusqu’à interpréter dans un sens vicieux et obscène des passages écrits avec la plus grande candeur, et je me souviens que, pour comprendre ce que l’on m’accusait d’avoir voulu dire, je fus forcée de me faire expliquer des choses que je ne savais pas.
Je ne fus pas très sensible à ce déchaînement de la critique et aux ignobles calomnies qu’il souleva. Ce que l’on sait complétement faux n’inquiète guère. On sent que cela tombera de soi-même dans les bons esprits, si tant est que les bons esprits puissent se tromper sur l’intention et sur les tendances d’un livre.
Je m’étonnai seulement, et maintenant encore je m’étonne des inimitiés personnelles que soulève l’émission des idées. Je n’ai jamais compris qu’on fût l’ennemi d’un artiste qui pense et crée dans un sens opposé à celui que l’on a ou que l’on aurait choisi. Que l’on discute et combatte le but de son œuvre, je le conçois ; mais que l’on altère, de propos délibéré, cette pensée pour la rendre condamnable ; que l’on dénature le texte même par de fausses citations ou des comptes-rendus infidèles ; que l’on calomnie la vie de l’auteur pour injurier sa personne ; qu’on le haïsse à travers son livre : voilà encore une des énigmes de la vie que je n’ai pas résolues et que je
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Sand - Histoire de ma vie tomes 10a13 1855 Gerhard.djvu/572 | à la suite de sa première maternité, son père à peu près dans le même temps.
Nous fîmes un grand détour, voyageant pour voyager. Nous revîmes à Lyon notre amie l’éminente artiste madame Montgolfier, Théodore de Seynes, etc., et descendîmes le Rhône jusqu’à Avignon, d’où nous courûmes à Vaucluse, une des plus belles choses du monde, et qui mérite bien l’amour de Pétrarque et l’immortalité de ses vers. De là, traversant le Midi, saluant le pont du Gard, nous arrêtant quelques jours à Nîmes pour embrasser notre cher précepteur et ami Boucoiran et pour faire connaissance avec madame d’Oribeau, une femme charmante que je devais conserver pour amie, nous gagnâmes Perpignan, où dès le lendemain nous vîmes arriver Chopin. Il avait très-bien supporté le voyage. Il ne souffrit pas trop de la navigation jusqu’à Barcelone, ni de Barcelone jusqu’à Palma. Le temps était calme, la mer excellente ; nous sentions la chaleur augmenter d’heure en heure. Maurice supportait la mer presque aussi bien que moi ; Solange moins bien ; mais, à la vue des côtes escarpées de l’île, dentelées au soleil du matin
par les aloès et les palmiers, elle se mit à courir sur le pont, joyeuse et fraîche comme le matin même.
J’ai peu à dire ici sur Majorque, ayant écrit un gros volume sur ce voyage. J’y ai raconté mes angoisses relativement au malade que j’accompagnais.
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Sand - Cosima.djvu/81 | ainsi ?... Et moi, n’emporterai-je de cet amour, si tôt sacrifié
au devoir, aucun souvenir dont l’ivresse rachète le vide affreux
où ma vie va se consumer ? Oh ! ne t’arrache pas de mes
bras, sans m’avoir fait croire à cet amour que je vais aussitôt
immoler à ton honneur et à ton repos !... Tiens !... laisse-moi
te dire...
{{personnageD|COSIMA|c|se levant avec douleur.}}
Ah ! vous ne m’avez pas comprise !
Tu ne m’aimes pas !...
Et vous, vous ne m’estimez point !...
Si tu veux que je t’estime, prouve-moi que tu m’aimes.
Hélas ! je suis ici, et vous pouvez en douter !
{{personnageD|ORDONIO|c|à part.}}
Au fait !... elle est ici... (il jette un regard significatif et rapide
autour de la chambre, et se rapproche de Cosima avec assurance.) Ne me
pousse pas au désespoir... J’ai trop souffert, vois-tu !... Et
tu veux que j’épuise ce calice sans adoucissement, sans consolation,
sans souvenir enfin !... Car tu invoques l’avenir,
toi ! Eh bien, si tu m’aimais, tu ne t’effrayerais pas d’y porter
la pensée de m’avoir fait heureux ! Ne me fuis pas !...
{{personnageD|COSIMA|c|s’appuyant sur la porte secrète de droite.}}
Adieu ! Tout ce que vous me dites me déchire, car c’est
tout le contraire de ce que je venais vous demander !...
Adieu !... Oubliez-moi... (Elle cherche à ouvrir la porte, et, comme elle
n’y réussit pas et qu’Ordonio s’avance vers elle d’un air hardi, elle commence
à s’effrayer et lui dit toute tremblante.) Aidez-moi donc à ouvrir
cette porte !
{{personnageD|ORDONIO|c|avec véhémence et l’attirant vers le milieu du théâtre.}}
Tu veux partir ? Ah ! tu ne crois pas que j’y consentirai !...
{{personnageD|COSIMA|c|avec force et le repoussant.}}
Laissez-moi, monsieur !
<references/> |
Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/345 | garde encore quelques-unes des impressions profondes du passé. Il
croit aux prophétiques avertissemens de la chouette, aux présages
sinistres du corbeau, aux présages heureux de l’hirondelle. Il connaît les antiques cavernes habitées par des dragons, et la nuit de
Noël le bouvier du Berri entend encore les bœufs causant entre eux
dans ses étables. Quant à la science, elle dissèque, elle empaille, elle
classifie, elle écarte impitoyablement la poésie et la légende, et cependant au-dessus de l’observation positive plane le problème éternel
de l’intelligence et de la vie. Le moyen âge élevait l’animal au niveau
de l’homme : la science moderne a voulu mesurer la distance qui séparait l’homme de l’animal; mais, malgré la recherche et l’effort,
l’abîme n’a point été sondé.
La question de l’âme et de l’intelligence des bêtes a été posée nettement pour la première fois par Montaigne et le médecin espagnol
George Gomez Pereira. Déjà, avec ces écrivains, se dessinent les deux
écoles qui jusqu’à nos jours partageront la philosophie et la science
en deux camps opposés. L’une de ces écoles, représentée à l’origine
par Gomez Pereira, refuse l’intelligence aux animaux, et va même jusqu’à leur refuser la faculté de sentir; l’autre, représentée par Montaigne, leur accorde non-seulement la sensation, mais l’intelligence,
et quelquefois même une âme. Cette contradiction se continue jusqu’à nos jours, et comme elle forme au point de vue philosophique
le complément de notre sujet, nous allons la suivre rapidement en
commençant par l’école de Pereira, qui soutient ce qu’on peut appeler la théorie matérialiste. Cette école compte parmi ses disciples
quelques-uns des penseurs qui, dans les questions relatives à
l’homme, ont défendu avec le plus d’ardeur les doctrines spiritualistes, tandis que dans l’école opposée on rencontre, parmi ceux qui
donnent une âme aux animaux, quelques-uns des philosophes qui
refusent une âme aux hommes.
Suivant Gomez Pereira, les animaux manquent absolument de la
faculté de sentir; ce sont de véritables marionnettes dont une main
invisible tire constamment les fils; ils jettent des cris de joie et de
douleur sans ressentir ni douleur ni joie; ils mangent sans faim, ils
boivent sans soif. Ce système trouva de nombreux partisans; Descartes le modifia dans sa théorie sur l’automatisme des bêtes. Suivant
ce philosophe, « elles n’agissent point par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. » Il leur accorde la vie, ce
qu’il eût été fort difficile, il faut en convenir, de leur refuser; il leur
accorde même le sentiment, mais il leur refuse absolument l’intelligence, et il les compare à des horloges qui, n’étant composées que
de rouages et de ressorts, peuvent cependant compter les heures
et « mesurer le temps plus justement que nous avec notre
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Larousse - Grand dictionnaire universel du XIXe siècle - Tome 1, part. 2, An-Ar.djvu/63 | 368 ANG
somme en litige est de 125 fr. au moins ; ce
jury civil est composé de dix membres ; ses
verdicts doivent être rendus à l’unanimité. Au
jour indiqué pour l’examen de la cause, le demandeur
et le défendeur doivent comparaître
devant la cour ou se faire représenter, soit
par un avoué, soit par un avocat. Le demandeur
commence par exposer soit en personne,
soit par l’organe de son conseil, l’objet de sa
demande, et il appelle les témoins pour confirmer
ses assertions. Chaque témoin est ensuite
interrogé par le défendeur ou son conseil
(''cross examination''), puis, pour la deuxième
fois, par le demandeur ''(re-cxamination).'' Le
•défendeur présente alors sa défense et fait
entendre les témoins cités à sa requête ; ces
témoins subissent, comme les premiers, la
''cross examination'' et la ''re-examination.'' Enfin
...chacune des deux parties a encore le droit de
répliquer.
eo {{sc|Constitution de la famille et de}}
{{sc|la propriété.}} Les individus de l’un ou de
l’autre sexe, âgés de plus de vingt et un ans,
peuvent contracter mariage sans avoir besoin
d’obtenir, ou même de demander le consentement
de leurs parents. La nullité d’un mariage
peut être demandée pour les causes suivantes :
violence ou défaut de consentement, erreur
sur la personne, impuissance antérieure au
mariage. La loi considère le mari et la femme
comme ne formant qu’une seule personne. Elle
accorde au mari, pendant toute la durée du
mariage, et après la mort de sa femme, lorsqu’il
v a un ou plusieurs enfants issus du
;, la propriété de tous les biens pei
ne donne pas lieu a une action criminelle. Le
mariage peut être dissous par le divorce ; les
cas de divorce sont : l’adultère du mari accompagné
de cruautés, l’adultère de la femme, les
sévices de l’un des époux envers l’autre, la
condamnation prononcée contre eux pour sodomie
ou bestialité, ou enfin une absence non
motivée prolongée pendant deux ans. Si le
divorce a été prononcé pour cause d’adultère,
l’époux coupable peut épouser son complice.
Le système de l’adoption est inconnu en Angleterre.
La loi anglaise divise les biens en deux
catégories : les biens ''réels'', et les biens ''personnets'' ou ''chattels.'' Les biens réels —* ’
e divisent eux-mêmes en chattels ''réels'',
et chattels ''personnels.'' Les premiers sont les
biens tenus en loyer ; les chattels personnels
se composent des objets mobiliers. La propriété
immobilière, en Angleterre, est de trois
espèces : ''freehold, copykold, leasekold.'' Toute
propriété tenue sans condition est qualifiée
''freehold.'' Toute propriété tenue comme dépendance
de franchise, honneur ou manoir, et
passible de redevance en certains cas, s’appelle
''copyhold.'' La tenure en loyer pour un
terme quelconque, porte le nom 5e ''leasehold''
En fait, les différences qui séparent le freehold
des registres publics. Il n’y a "pas n°n plud[enregistrement
pour les transmissions de
biens ; l’acte suffit pour prouver la vente. La
loi autorise toute personne à disposer par testament
de tous ses biens sans aucune restriction.
Elle permet aussi d’établir des substitutions
en faveur de tout individu vivant ou à
naître du donataire ou du. légataire, vivant
lui-même au moment où la donation est fuite.
La seule condition requise pour l’exercice du
droit de tester est que le testateur ait atteint
l’âge de vingt et un ans, et qu’il soit sain
d’esprit. Les femmes ne peuvent faire de
donations ou de testaments sans le consentement
de leur mari. Dans les successions ''ab''
''intestat'', les biens réels sont dévolus à l’aîné
des fils, h. l’exclusion de ses frères ou sœurs ;
les biens personnels, au contraire, sont partagés
également entre tous les enfants de l’un
et de l’autre sexe.
Les étrangers n’ont le droit de posséder, en
Angleterre, que des biens mobiliers. Ils ne
« peuvent même prendre un immeuble en location
pour une durée supérieure à ving) et un
7» {{sc|Organisation de la force puuliqtje.}}
— ''Armée.'' » La constitution anglaise, dit
M. Franqueville, pose le principe que tout sujet
britannique doit prendre les armes pour la défense
du pays, lorsqu’il en est requis. • En cas
d’invasion étrangère, le souverain peut ordonnei
une lovée en masse de tous les homme3 valides,
depuis l’âge de seize ans jusqu’à celui de
soixante ans. En temps normal, le recrutement
de l’année anglaise repose sur l’enrôlement
volontaire. Les engagés reçoivent une
somme d’argent dite ''munificence (bounty), et''
sont habillés par l’État, Ils prêtent serment de
fidélité devant un juge de paix ; ce serment
doit être postérieur à l’enrôlement d’au moins
vingt-quatre heures, » tant la loi, dit M. John
Milton, veille avec soin sur le respect du droit
des citoyens, et a pris ses précautions contre
l’introduction d’un système d’enlèvement, et
contre toute surprise des esprits simples par
les recruteurs de profession. » Les engagés
doivent être âgés de dix-sept ans au moins, et
ANG
pour les autres corps. Ce temps de service
expiré, le soldat peut être admis, s’il est encore
en état de servir, à renouveler son engagement
pour une seconde période de neuf à
onze ans. Après vingt et un ans de service, il
a droit à une pension, dont le minimum est
fixé à 80 centimes, et le maximum à i francs
25 centimes par jour.
L’armée anglaise comprend deux sortes de
troupes : l’armée active et les forces auxiliaires.
Cavalerie, artillerie, ingénieurs royaux,
train militaire et infanterie, forment l’armée
active. L’état-major d’un régiment de cavalerie
comprend en général : un colonel, un lieutenant-colonel,
un major, huit capitaines, huit
lieutenants, huit cornettes, un payeur, un
quartier-maître, un maître d’équitation, un
chirurgien, un aide-chirurgien, un vétérinaire.
L’état-major d’un régiment ordinaire d’infanterie
comprend : un colonel, un lieutenantcolonel,
deux majors, dix capitaines, onze
lieutenants, neuf enseignes, un adjudant, un
quartier-maître, un payeur, un professeur de
mousquet, un chirurgien, e*t deux aides-chirurgiens.
Dans les régiments de cavalerie et
d’infanterie, les grades d’officier (commissions)
peuvent s’obtenir par achat. Ainsi, tel officier
supérieur, qui se retire du service, vend sa
commission ; la vente se répète dans chacun
des grades inférieurs, jusqu à ce qu’elle arrive
h mettre une commission d’enseigne ou de
cornette entre les mains d’un nouveau venu.
Par exemple, lorsqu’un lieutenant-colonel
veut vendre sa charge, le plus ancien des
majors peut l’acheter, s’il le veut ; le plus ancien
capitaine achète celle du major, et ainsi
de suite. Toutefois, aucun officier ne peut
avancer de cette façon sans le consentement
du commandant en chef, et sans avoir servi
un certain temps dans le grade qu’il peut
quitter. Les candidats au dernier grade doivent
passer un examen avant de pouvoir entrer
dans l’armée. Les commissions dont les
titulaires exercent dans l’armée des fonctions
plus administratives que militaires, telles que
celles de payeur, d’adjudant, de quartier-maître,
de chirurgien, etc., ne se vendent pas. Il
en est de même des grades supérieurs à celui
de lieutenant-colonel. Dans les régiments
d’artillerie et de génie, aucune commission ne
s’achète. L’état-major général comprend : un
feld-maréchal commandant en chef, huit lieutenants-généraux,
vingt-neuf majors-généraux,
et dix brigadiers-généraux.
L’effectif de l’armée active n’est jamais voté
que pour un an, les lois conservatrices de la
discipline militaire (notamment le ''rnutiny act''),
ayant besoin, pour conserver leur force légale,
En dehors de l’armée régulière, la Grande-Bretagne
a encore des forces auxiliaires assez
considérables, savoir : la milice, la ''yeomanry'',
ou milice a cheval, les pensionnaires enrôlés,
le corps de réserve et les volontaires.
La milice est une force purement locale,
levée dans chaque comté, et qui ne doit pas
servir en dehors du comté, sauf les cas de
nécessité, ou d’invasion du pays par une puissance
étrangère. C’est la force permanente
du pays. Aux termes de la loi, un tirage au
sort doit avoir lieu tous les ans dans chaque
comté, et les jeunes gens que le sort désigne
sont astreints à servir pendant cinq ans. Pendant
la plus grande partie de 1 année, la
milice est ordinairement, a l’état de licenciement ;
chaque régiment n’est représenté que
par un ou deux officiers, quelques sous-officiers
et tambours. Les autres officiers et
tout le corps des soldats restent dans leurs
foyers et vaquent à leurs occupations personnelles
j muis au printemps ou dans les premiers
jours de l’été de chaque année, tous ceux
qui sont portés sur les listes des régiments
réunissent à un endroit indiqué dï
fonciers aisés, qui font
frais de leurs chevaux et pourvoient à leur
entretien.
Les pensionnaires enrôlés et le corps de
réserve ne forment pas un chiffre très-considérable.
Ce sont des soldats en retraite qui
font inscrire leurs noms et résidence sur des
listes spéciales, afin de pouvoir, au besoin,
être appelés au service de la milice.
Les volontaires constituent la force militaire
la plus récente d’origine ; le mouvement
qui lui a donné naissance, et qui date du printemps
de 1858, fut, selon M. John Milton, une
réponse aux adresses envoyées à l’empereur
des Français par quelques-uns des plus ardents
colonels de l’armée française, qui,
après l’attentat d’Orsini, demandaient qu’on
leur permît de marcher contre la capitale de
l’Angleterre, pour en arracher les fauteurs de
complots contre la vie de l’élu du peuple
français. Le mouvement des volontaires fut
tout à fait spontané. En un espace de temps
incroyablement court, près de deux cent mille
jeunes gens, appartenant aux classes les plus
intelligentes et les plus énergiques, se consacrèrent
au pénible et laborieux exercice du
champ de manœuvre. On sait leur belle devise :
''Défense et non défi.'' Les corps de vo
ANG
lontaires reçoivent maintenant une subvention
considérable sur les fonds de l’État.
— ''Marine.'' L’état-major général de la marine
anglaise comprend des amiraux, des viceamiraux,
et des contre-amiraux. Au-dessous,
viennent les ''commodores'', les capitaines, les
commandants et les lieutenants, les maîtres,
les seconds et les ''midshipmen'' (aspirants). Les
commissions de la marine ne s’achètent pas
comme celles de l’armée. Les officiers se recrutent
parmi les jeunes gens qui, après avoir
passé un examen, sont nommés cadets de la
marine. L’avancement a lieu à l’ancienneté ou
au choix. La marine se recrute, comme l’armée,
par le système des engagements volontaires.
Les engagements se font pour des périodes de
sept et de dix ans. Chaque année, 2,500 mousses
environ sont admis, à l’âge de quatorze
ans, après un examen scrupuleux de leurs
forces physiques et de leur savoir, à faire un
apprentissage régulier de la profession de
marin. Enfin, tout matelot de la marine
marchande est enregistré par le gouvernement,
et doit servir dans la marine royale,
s’il y a nécessité, depuis l’âge de dix-huit ans
jusqu’à l’âge de cinquante-cinq ans, pourvu
qu’il ait été en mer plus de deux-ans, et qu’il
ne soit pas le maître d’un bâtiment do pêche.
Les vaisseaux de la marine sont divisés en
Six classes, suivant jeurs dimensions : 1<> vaisseaux
de 110 canons et plus, portant 050 hommes
et plus ; 2o yachts de Sa Majesté, de 80 à
110 canons, de 750 à 950 hommes ; 3° petits
yachts de Sa Majesté, de 70 à 80 canons, de
620 à 750 hommes ; 4° vaisseaux de 50 à 70
canons, de 450 a 620 hommes ; 5° vaisseaux
de 30 à 40 canons, de 300 à 450 hommes ; 6°
tous les vaisseaux portant un capitaine, sloops
et canonnières, ''ships'', commandés par des
lieutenants.
Nous empruntons à M. l’Vanqueville le tableau
suivant des forces maritimes de l’Angleterre :
Nombre Force
de Canons de
Angleterre 71.2,148 10,340
Indes orientales et
Chine 65 845 18,841
Méditerranée.... 23 5S5 5,758
Côtes d’Afrique. 22 129 3,934
Amérique du Nord
et Indes occi
dentales 16 350 2,830
Océan Pacifique.. 12 346 1,540
Services spéciaux. 12 50 2,300
Brésil 7 125 500
Cap de 130nne-Es
pérance 5 137 930
Australie 3 149
Totaux... 236 4,864 46,973
8° {{sc|Organisation financière.}} — ''lieaenns.''
Les sources des revenus publics se rapportent
àquatre chefs principaux : 1° droits de
douanes ; 20 postes ;’3o biens de la couronne ;
4" revenu intérieur.
Les droits de douanes ne sont aujourd’hui
levés que sur les marchandises importées. Les
anciens droits sur l’exportation ont été abolis
en 1845. Le nombre des articles assujettis aux
droits d’importation a été, dans ces dernières
années, considérablement réduit. En 1841, le
tarif contenait environ douze cents articles ;
aujourd’hui, il n’en renferme plus que quarante,
parmi lesquels il n’y en a guère que neuf
qui présentent une sérieuse importance. Ce
sont le sucre, le thé, l’eau-de-vie et autres
spiritueux, les vins, le café, les blés et farines,
le tabac, le poivre et les raisins. Tous les
droits de douanes s’appliquent également aujourd’hui
aux produits des possessions britanniques
et à ceux des pays étrangers, et il n’est
établi aucune distinction, sous le rapport de la
nationalité, entre les bâtiments sur lesquels
les marchandises sont transportées. Les droits
de douane ont fait partie des revenus de l’Angleterre
depuis les temps les plus reculés : de
là leur nom de ''droits de coutumes (eustoms).''
Ils sont désignés dans la Grande Charte comme
''antiquœ et recta : consuetudines (bonnes et antiques coutumes).'' L’administration des douanes
constitue l’un des principaux services placés
sous l’autorité de la trésorerie : un président,
un vice-président, trois commissaires, un secrétaire
et un secrétaire-adjoint sont placés à
L’État a le monopole des postes en Angleterre
comme en France. L’administration’des
postes a été fondée en 1657, par Cronrwell. Elle
est dirigée par le ''post master gênerai'' (maître
général des postes), fonctionnaire politique qui
fait généralement partie du cabinet. De tous
les pays, l’Angleterre est celui où la taxe postale
est le moins élevée. Depuis 1840, une
lettre circulant dans l’intérieur du royaume
est transportée, quelle que soit la distance,
moyennant une taxe uniforme délO cent. Les
droits de timbre payés par les journaux ne
sont que la représentation du droit de poste,
qui est fixé, comme pour les lettres, à 10 cent.
L’administration des bois, forêts et terres de
la couronne est confiée à un office spécial,
celui des commissaires des eaux et forêts,
lesquels sont placés sous le contrôle de la
trésorerie.
Le revenu intérieur ''(inland revenue'') se décompose
en plusieurs branches, savoir : l’accise
''(excise''), le timbre ''(stamps''), l’impôt foncier
''(land tax''), les ''assessed taxes'', l’impôt sur le
ANG
revenu et la propriété ''(property and income''
''tax).''
Sous le nom ''d’accise, ''on comprend les impôts
établis sur la consommation de certains produits,
et quelques autres droits fiscaux perçus
dans l’intérieur du royaume. Les principaux
articles actuellement soumis à l’accise sont
les spiritueux, le malt ou la drèche, la chicorée
et le sucre. Les autres sources de cet impôt
consistent dans les droits sur les licences, les
permis de chasse, les voitures publiques, les
chemins de fer, les chevaux de course. Un
grand nombre de droits d’accise ont été abolis
dans les trente dernières années ; parmi les
principaux, on peut citer ceux sur le sel, les
cuirs, la chandelle, la bière, les ventes aux
enchères, le vinaigre, la brique, le verre, le
savon, le papier et le houblon.
Les droits de timbre portent sur les objets
suivants : vérifications de testaments et de
lettres d’administration, lettres de change,
billets des banquiers, abonnement des banques
d’Angleterre et d’Irlande et des banquiers do
province pour tenir lieu du droit sur les billets ;
reçus et traités, assurances maritimes, licences
et certificats, assurances contre l’incendie,
vaisselle d’or et d’argent, cartes et dés.
L’impôt foncier frappe directement sur la
terre ; il est peu considérable, la propriété foncière
étant surtout soumise à des taxes locales.
Divers actes ont donné aux propriétaires lo
droit de se racheter de cet impôt moyennant
une somme une fois payée.
Les ''assessed taxes'' (taxes assises) portent
sur les maisons habitées, les domestiques, lesvoitures,
les chevaux et mulets, les chiens,
les armoiries et la poudre pour les cheveux.
Ces taxes ne sont pas applicables à l’Irlande.
L’impôt sur le revenu et la propriété ''(income''
''tax'') porte sur cinq classes de revenus : 1» revenus
du sol, des maisons et de toutes autres
propriétés immobilières ; 20 revenus provenant
de l’occupation des terres par des fermiers ou
par des propriétaires exploitant leurs propres
fonds ; 3" revenus provenant de rentes sur
l’État ; 4» revenus provenant du commerce ou
de professions diverses ; 50 revenus provenant
d’emplois salariés. La déclaration de chaque
citoyen sur la quotité de ses revenus, est la
seule base adoptée pour la fixation de l’incomo
tax. La perception et le recouvrement de cet
impôt sont confiés à des commissaires répartis
en trois classes et à des assesseurs et collecteurs.
L’impôt sur le revenu a été établi
en 1842.
Les recettes de toute espèce et de toute origine
sont versées à la banque d’Angleterre
dans un fonds commun désigné sous le nom
de ''fonds consolidé'', dans lequel on peut puiser
de l’argent pour le compte de l’État, sous la
direction du contrôleur de l’échiquier.
— ''Dépenses.'' Les dépenses publiques de la
Grande-Bretagne peuvent être divisées en
trois grandes branches : 1° dette nationale ;
20 dépenses fixes dites ''consolidées'' ; 3« services
publics. Les deux premières catégories de dépenses
sont ''consolidées'', c’est-à-dire qu’elles
sont fixées par des actes du Parlement, qui
n’ont pas besoin d’être renouvelés, et qui restent
en vigueur tant qu’ils n’ont pas été abrogés.
Les dépenses des services publics dites ''nonconsolidées'' sont soumises chaque année au vote
des Chambres, qui en déterminent le montant.
Les services publics comprennent les services
civils et les services maritimes et militaires.
Ils se divisent en chapitres, eux-aièmes
subdivisés en articles, sur chacun desquels le
Parlement émet un vote spécial. Les dépenses
afférentes aux services civils forment huit
chapitres : 1° travaux et bâtiments publics ;
2o personnel et matériel des administrations
publiques ; 3° justice et prisons ; 40 éducation,
sciences et arts ; 50 services consulaires et
coloniaux ; 60 retraites, assistance publique et
secours ; 7° dépenses diverses et temporaires ;
S» frais de perception des impôts. Les services
militaires et maritimes forment deux chapitres :
îo marine ; 2<> armée.
Les dépenses dites ''consolidées'' sont la liste
civile, la dotation des princes de la famille
royale, les pensions pour services civils et
militaires, les appointements du speaker, du
contrôleur général de l’échiquier, des auditeurs,
des commissahes pour les aliénés, des
fonctionnaires civils de l’île de Man.des agents
diplomatiques, des juges des diverses cours du
royaume, etc.
La dette nationale se divise en dette consolidée
et en dette flottante. La dette consolidée
a été contractée en partie à titre perpétuel,
en partie en annuités à terme. Les annuités
perpétuelles sont rnchétables moyennant payement
du capital qu’elles représentent. Mais
pour une grande partie d’entre elles, le gouvernement
ne peut pas exercer le droit de rachat
sans donner, une année au moins d’avance,
avis de son intention à cet égard. Lesannuités
à ternie sont ou bien des reliquats d’annuités
dont le terme a été originairement fixé, ou
bien des rentes viagères que le gouvernement
crée en échange des sommes d argent applicables
au rachat de la dette.
L’origine de la dette publique d’Angleterre
remonte à l’année 1660. Au moment de
la révolution de 16S8, la dette s’élevait à
2,120,000 fr. La guerre contre Louis XIV, la
guerre de Sept ans, la guerre d’Amérique, les
grandes guerres contre la République française
et contre Napoléon 1er, eurent pour résultat
d’augmenter prodigieusement ce chiffre ; en
<references/> |
Euripide, trad. Leconte de Lisle, II, 1884.djvu/589 | les richesses, par lesquelles nous pouvons recevoir des
hôtes et nous sauver nous-mêmes dans la maladie. Mais
elles servent peu pour la nourriture de chaque jour ; car
tout homme, riche ou pauvre, est rassasié de la même façon.
{{Séparateur}}
Nefs illustres qui, à l’aide d’innombrables avirons, avez
abordé autrefois Troia, dansant avec les Nèrèides, là où
le Dauphin, ami de la flûte, sautait autour des proues
bleues, et conduisant le fils de Thétis, Akhilleus aux pieds
légers, avec Agamemnôn, vers les rives troiennes du Simoïs !
Les Nèrèides, ayant quitté les rivage de l’Euboia, lui
portaient les armes bien travaillées sur les enclumes d’or
de Hèphaistos, à travers le Pèlios et les hauts bois sacrés de
l’Ossa et les cavernes des Nymphes, où son père cavalier
élevait la lumière de la Hellas, le fils de la maritime Thétis,
Akhilleus aux pieds légers, soutien des Atréides.
J’ai appris d’un homme revenu d’Ilios dans le port
Nauplien, que sur l’orbe de ton illustre bouclier, ô Enfant de Thétis, étaient sculptées ces images, terreur des
Phryges : Sur le rebord du bouclier, Perseus volant sur
la mer avec ses talonnières ailées, et portant la face de
<references/> |
Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/104 | pensée revenait sans cesse au séjour qu'elle avait fait à Bruxelles pendant un mois. Elle se reprochait comme un crime de n'avoir pas entraîné M. de Réthel au bout du monde.
«Ah! répétait-elle à tout instant, j'aurais peut-être été malheureuse, mais il eût été sauvé!»
Vers midi, une voiture s'arrêta à la porte, et M. de Réthel en descendit soutenu par Canada. Il avait été frappé de deux coups de feu, l'un à la jambe, l'autre à la poitrine. Mme Rose le reçut plus pâle qu'une morte, mais ferme et active comme une sœur de charité.
«Je me reproche de vous avoir trompée, dit Olivier. Et pourquoi?...
— Oublions tout cela et que Dieu vous sauve!» répondit-elle.
Un médecin vint, amené par Canada. M. de Réthel le pria de lui dire la vérité, rien que la vérité.
«L'une des blessures est grave, très-grave, répondit l'homme de la science; cependant on peut encore conserver quelque espoir; mais si la fièvre arrive, je ne réponds de rien.
— Merci,» dit M. de Réthel.
Il demanda à Mme Rose si M. de Francalin était prévenu. Sur sa réponse affirmative, il la remercia.
«J'aurais été fâché de partir sans le revoir,» dit-il.
Une heure ou deux après, Georges entra. M. de Réthel se souleva sur le coude pour le recevoir.
«Vous souvient-il de ce que je vous disais un soir à la Maison-Blanche? Il y a une destinée,» dit-il en souriant à demi.
Mme Rose, qui avait les yeux gros de larmes, essaya de le raffermir dans un espoir qu'elle ne partageait pas.
«Vous n'avez jamais que de bonnes intentions et de bonnes paroles, dit Olivier; mais voilà M. de Francalin qui vous dira qu'avant de partir pour Bruxelles, j'avais déjà fait mon testament.»
Comme il achevait ces mots, Georges entendit une espèce de gémissement, et sentit sous sa main un museau velu qui le caressait doucement.
«Tambour! S'écria-t-il.
— Voilà ce que je craignais,» dit Canada en frappant du poing sur un meuble.
Georges se pencha sur Tambour, qui se plaignait et léchait sa main. Une longue traînée de sang partait de la chambre voisine, où on l'avait enfermé, et finissait aux pieds de M. de Francalin. Le pauvre chien avait reçu une balle en plein corps, il tremblait de tous ses membres; Georges s'agenouilla auprès de lui.
«Ah! ce n'est pas ma faute, dit Canada; vous savez combien, Tambour et moi, nous étions bons amis; il a voulu me suivre; le cœur
<references/> |
Michelet - OC, Histoire de la Révolution française, t. 2.djvu/227 | {{tiret2|l’ap|pelait}} Emmanuel Kant ; lui, il s’appelait Critique.
Soixante ans durant, cet être tout abstrait, sans
rapport humain, sortait juste à la même heure et,
sans parler à personne, accomplissait pendant un
nombre donné de minutes précisément le même
tour, comme on voit aux vieilles horloges des villes
l’homme de fer sortir, battre l’heure et puis rentrer.
Chose étrange, les habitants de Kœnigsberg virent
(ce fut pour eux un signe des plus grands événements) cette planète se déranger, quitter sa route
séculaire... On le suivit, on le vit marcher vers
l’Ouest, vers la route par laquelle venait le courrier
de France...
Ô humanité !... Voir Kant s’émouvoir, s’inquiéter,
s’en aller sur les routes, comme une femme, chercher
les nouvelles, n’était-ce pas là un changement
surprenant, prodigieux ?... Eh bien, non, il n’y avait
nul changement en cela. Ce grand esprit suivait sa
voie. Ce qu’il avait jusque-là cherché en vain dans
la science, l’''unité spirituelle'', il l’observait maintenant
qui se faisait de soi-même par le cœur et par
l’instinct.
Sans autre direction, le monde semblait se rapprocher
de cette unité, son but véritable, auquel il
aspire toujours... « Ah ! si j’étais un, dit le monde,
si je pouvais enfin unir mes membres dispersés,
rapprocher mes nations ! » — « Ah ! si j’étais un, dit
l’homme, si je pouvais cesser d’être l’homme multiple
que je suis, rallier mes puissances divisées,
établir la concorde en moi ! » Ce vœu toujours
<references/> |
Ronsard - Les Amours, 1553.djvu/138 | <poem>
Apres ton cours je ne haste mes pas,
Pour te souiller d’une amour deshonneste,
Demeure donq. Le Locrois m’amonneste:
Aus bors Girés, de ne te forcer pas.
Neptune oiant ses bläsphemes d’abas,
Acabla là son impudique teste
D’un grand rocher au fort de la tempeste.
Le ciel conduit le meschant au trespas.
Il te voulut, le meschant, violer,
Lors que la peur te faisoit acoller
Les piés vangeurs de sa Greque Minerve:
Moi je ne veus, qu’à ta grandeur offrir
Ce chaste coeur, s’il te plait de souffrir
Qu’en l’immolant de victime il te serve.
</poem>
<section begin="s2"/>MV R E T.
.Apm ton «un ) Pourfuiuànt fa dame , ac la yofang
fuir,il tache a la retenir: ditänt qu’il ne la Poux-fui; u
pour la violer : ain: lèules’nent pour lui rama" on
ceux-,6 fon Plai{{ligat|f|i}}r eftde le teteuoir. Le habit)" en.
tend Aiax{{ligat|f|i}}sd’Oilée, leguelpour anoir voulu viole:
Ca{{ligat|f|l}}‘ànaregni {{ligat|f|l}}aiantla reur des Grecs , Paraîtra}.
rée danÿ' le "mâle de Minerue{{ligat|f|i}}in{{ligat|f|i}} qu’il t’en retour-
noit en Grece, t par la dée{{ligat|f|l}}'e foudroiézoommg raton
te,Vergile au premier de l'EneideJl eut routebh e06
preferué de ce danger , t‘âlne fe fut prima 'Mgféer'
A difant qu'en deyit des diensil efchapanlt. Car loti
Neptune couron{{ligat|f|i}}ë printvn quartier de quelqu es ro-
che“,er nommaient les rocher! Gyré: , 8c le lui
hnca danshmerzaeanfe dequoi{{ligat|f|i}}ien t6: rente
nain. Voi Homere au nième del'Odyæ a:
{5è} nageurs.) Les pie: Minerve , qui '
’°““38°:‘1“‘°"F'E“°Ï"°ËÉÊÈË '
A.M—n.<section end="s2"/>
<references/> |
Hasek-Le brave soldat chveik,1948.djvu/287 | comme il dresse ses oreilles. Debout Max !
L’infortuné griffon, dépouillé et de son foyer et de son nom se leva et attendit.
— Détachons-le pour voir ce qu’il va faire, décida Chvéïk.
Libre, il marcha vers la porte où il fit trois courts aboiements, se fiant, sans doute, pour être délivré, à la générosité de ses persécuteurs. Mais comme ils restaient inexorables, il s’avisa de faire une petite mare près de la porte, persuadé qu’elle allait enfin s’ouvrir. Il se rappelait que, quand il était tout petit, le colonel, féru de discipline, lui inculquait les notions élémentaires de la propreté en l’expulsant de la chambre après chaque oubli.
Chvéïk observa simplement :
— Tu vois ce qu’il est malin, ce petit bout de jésuite.
Et il lui donna un coup avec sa ceinture, en lui fourrant si bien le museau dans la mare, que, pendant un quart d’heure, il dut se lécher pour se nettoyer.
Humilié, l’ex-« Lux » pleurnichait et courait à travers la cuisine, reniflant avec désespoir ses propres traces. Tout à coup, il revint vers-la table, dévora sombrement le foie qui traînait par terre, se coucha près du fourneau et s’assoupit enfin.
— Qu’est-ce que je te dois ? demanda Chvéïk à Blahnik quand celui-ci voulut s’en aller.
— C’est pas la peine d’en parler, Chvéïk, dit gentiment Blahnik ; je ferais tout pour un vieux camarade comme toi, surtout que tu fais ton service militaire. Je te dis au revoir, mais fais attention
<references/> |
Considérations sur ... la Révolution Française/Troisième partie/XIX | Madame de Staël Holstein Considérations sur ... la Révolution Française Delaunay, Libraire, 1818 (II, p. 139-144). ◄ Chap. XVIII Chap. XX ► Chap. XIX bookConsidérations sur ... la Révolution FrançaiseMadame de Staël HolsteinDelaunay, Libraire1818ParisVIIChap. XIXDe Staël – La Révolution française, Tome II.djvuDe Staël – La Révolution française, Tome II.djvu/7139-144 LES hommes et les femmes que l’on conduisoit à l’échafaud faisoient preuve d’un courage imperturbable ; les prisons offroient l’exemple des actes de dévouement les plus généreux ; on vit des pères s’immoler pour leurs fils, des femmes pour leurs époux ; mais le parti des honnêtes gens, comme le roi lui-même, ne se montra capable que des vertus privées. En général, dans un pays où il n’y a point de liberté, l’on ne trouve d’énergie que dans les factieux ; mais en Angleterre, l’appui de la loi et le sentiment de la justice rendent la résistance des classes supérieures tout aussi forte que pourroit l’être l’attaque de la populace. Si la division ne s’étoit pas mise entre les députés de la convention eux-mêmes, on ne sait combien de temps l’atroce gouvernement du comité de salut public auroit duré. Ce comité n’étoit point composé d’hommes d’un talent supérieur ; la machine de terreur, dont les ressorts avoient été montés par les événemens, exerçoit seule la toute-puissance. Le gouvernement ressembloit à l’affreux instrument qui donnoit la mort : on y voyoit la hache plutôt que la main qui la faisoit mouvoir. Il suffisoit d’une question pour renverser le pouvoir de ces hommes ; c’étoit : Combien sont-ils ? Mais on mesuroit leurs forces à l’atrocité de leurs crimes, et personne n’osoit les attaquer. Ces douze membres du comité de salut public se défioient les uns des autres, comme la convention se défioit d’eux, comme ils se défioient d’elle, comme l’armée, le peuple et les révolutionnaires se craignoient mutuellement. Aucun nom ne restera de cette époque, excepté Robespierre. Il n’étoit cependant ni plus habile ni plus éloquent que les autres ; mais son fanatisme politique avoit un caractère de calme et d’austérité qui le faisoit redouter de tous ses collègues. J’ai causé une fois avec lui chez mon père, en 1789, lorsqu’on ne le connoissoit que comme un avocat de l’Artois, très-exagéré dans ses principes démocratiques. Ses traits étoient ignobles, son teint pâle, ses veines d’une couleur verte ; il soutenoit les thèses les plus absurdes avec un sang-froid qui avoit l’air de la conviction ; et je croirois assez que, dans les commencemens de la révolution, il avoit adopté de bonne foi, sur l’égalité des fortunes aussi bien que sur celle des rangs, de certaines idées attrapées dans ses lectures, et dont son caractère envieux et méchant s’armoit avec plaisir. Mais il devint ambitieux lorsqu’il eut triomphé de son rival en démagogie, Danton, le Mirabeau de la populace. Ce dernier étoit plus spirituel que Robespierre, plus accessible à la pitié ; mais on le soupçonnoit avec raison de pouvoir être corrompu par l’argent, et cette faiblesse finit toujours par perdre les démagogues ; car le peuple ne peut souffrir ceux qui s’enrichissent : c’est un genre d’austérité dont rien ne sauroit l’engager à se départir. Danton étoit un factieux, Robespierre un hypocrite ; Danton vouloit du plaisir, Robespierre seulement du pouvoir ; il envoyoit à l’échafaud les uns comme contre-révolutionnaires, les autres comme ultra-révolutionnaires. Il y avoit quelque chose de mystérieux dans sa façon d’être, qui faisoit planer une terreur inconnue au milieu de la terreur ostensible que le gouvernement proclamoit. Jamais il n’adopta les moyens de popularité généralement reçus alors : il n’étoit point mal vêtu ; au contraire, il portoit seul de la poudre sur ses cheveux, ses habits étoient soignés, et sa contenance n’avoit rien de familier. Le désir de dominer le portoit sans doute à se distinguer des autres, dans le moment même où l’on vouloit en tout l’égalité. L’on aperçoit aussi les traces d’un dessein secret, dans les discours embrouillés qu’il tenoit à la convention, et qui rappellent, à quelques égards, ceux de Cromwell. Il n’y a guère cependant qu’un chef militaire qui puisse devenir dictateur. Mais alors le pouvoir civil étoit bien plus influent que le pouvoir militaire ; l’esprit républicain portoit à la défiance contre tous les généraux victorieux ; les soldats eux-mêmes livroient leurs chefs, aussitôt qu’il s’élevoit la moindre inquiétude sur leur bonne foi. Les dogmes politiques, si ce nom peut convenir à de tels égaremens, régnoient alors, et non les hommes. On vouloit quelque chose d’abstroit dans l’autorité, pour que tout le monde fût censé y avoir pris part. Robespierre avoit acquis la réputation d’une haute vertu démocratique, on le croyoit incapable d’une vue personnelle : dès qu’on l’en soupçonna, sa puissance fut ébranlée. L’irréligion la plus indécente servoit de levier au bouleversement de l’ordre social. Il y avoit une sorte de conséquence à fonder le crime sur l’impiété ; c’est un hommage rendu à l’union intime des opinions religieuses avec la morale. Robespierre imagina de faire célébrer la fête de l’Être suprême, se flattant sans doute de pouvoir appuyer son ascendant politique sur une religion arrangée à sa manière, ainsi que l’ont fait souvent ceux qui ont voulu s’emparer de l’autorité. Mais, à la procession de cette fête impie, il s’avisa de passer le premier, pour s’arroger la prééminence sur ses collègues, et dès lors il fut perdu. L’esprit du moment et les moyens personnels de l’homme ne se prêtoient point à cette entreprise. D’ailleurs, on savoit qu’il ne connaissoit d’autre moyen d’écarter ses concurrens que de les faire périr par le tribunal révolutionnaire, qui donnoit au meurtre un air de légalité. Les collègues de Robespierre, non moins abominables que lui, Collot-d’Herbois, Billaud-Varennes, l’attaquèrent pour se sauver eux-mêmes : l’horreur du crime ne leur inspira point cette résolution ; ils pensoient à tuer un homme, mais non à changer de gouvernement. Il n’en étoit pas ainsi de Tallien, l’homme du 9 thermidor, ni de Barras, chef de la force armée ce jour-là, ni de plusieurs autres conventionnels qui se réunirent à eux contre Robespierre ; ils voulurent, en le renversant, briser du même coup le sceptre de la terreur. On vit donc cet homme qui avoit signé pendant plus d’une année un nombre inouï d’arrêts de mort, couché tout sanglant sur la table même où il apposoit son nom à ses sentences funestes. Sa mâchoire étoit brisée d’un coup de pistolet ; il ne pouvoit pas même parler pour se défendre, lui qui avoit tant parlé pour proscrire ! Ne diroit-on pas que la justice divine ne dédaigne pas, en punissant, de frapper l’imagination des hommes par toutes les circonstances qui peuvent le plus agir sur elle ! |
Plotin - Ennéades, t. III.djvu/701 | et de l’amour des femmes qui fascinent les regards des âmes vulgaires ; elle doit enfin être plongée dans un recueillement profond, faire taire autour d’elle, non-seulement l’agitation du corps qui l’enveloppe et le tumulte des sensations, mais encore tout ce qui l’entoure.
Que tout se taise donc, et le ciel, et la terre, et la mer, et les êtres raisonnables qui y vivent. Que l’âme se représente alors toutes ces choses remplies par l’Esprit-Saint qui se tient au-dessus d’elles, qui de tous côtés déborde sur elles, s’y répand, les pénètre intimement et les illumine. » En effet, ''L’Esprit du Seigneur a rempli la terre entière, et ce qui contient tout a la connaissance de Dieu''. « L’Esprit-Saint brille sur tous ceux qui en sont dignes. Comme les rayons du soleil éclairent et dorent un nuage sombre, de même l’Esprit-Saint, descendant dans le corps de l’homme, l’a tiré de l’inertie, lui a donné et la vie, et l’immortalité, et la sainteté. Mû éternellement par l’Esprit-Saint, ce corps est devenu un être saint ; et la présence de l’Esprit-Saint a fait un prophète, un apôtre, un ange divin, de l’homme qui n’était auparavant que terre et que cendre.
{{brn|1}}
{{c|PLOTIN.|fs=80%|lh=2}}
<section begin="s2"/>aux objets qui fascinent les regards des âmes vulgaires, être plongée dans un recueillement profond, faire taire autour d’elle non-seulement l’agitation du corps qui l’enveloppe et le tumulte des sensations, mais encore tout ce qui l’entoure. Que tout se taise donc, et la terre, et la mer, et l’air, et le ciel même. Que l’âme se représente alors la grande Âme qui de tous côtés déborde dans cette masse immobile, s’y répand, la pénètre intimement et l’illumine comme les rayons du soleil éclairent et dorent un nuage sombre. C’est ainsi que l’Âme, en descendant dans le monde, a tiré ce grand corps de l’inertie où il gisait, lui a donné le mouvement, la vie et l’immortalité. Mû éternellement par une puissance intelligente, le ciel est devenu un être plein de vie et de félicité ; et la présence de l’Âme a fait un tout admirable de ce qui n’était auparavant qu’un cadavre inerte, eau et terre, ou plutôt ténèbres de la matière, non-être, ''objet d’horreur pour les dieux'', comme dit le poëte. »<section end="s2"/>
<references/> |
Plotin - Ennéades, t. III.djvu/706 | grand {{refl|p706-1|num=(1)|nosup}}, concevoir nécessairement une essence intellectuelle, infinie par sa puissance, illimitée par sa grandeur, qui ne peut être mesurée par le temps ni par les siècles {{refl|p706-2|num=(2)|nosup}}, et qui fait part libéralement des biens qu’elle possède {{refl|p706-3|num=(3)|nosup}}. C’est vers cette essence que se tournent tous les êtres qui ont besoin d’être sanctifiés ; c’est à elle qu’aspirent tous ceux qui vivent conformément à la vertu {{refl|p706-4|num=(4)|nosup}} ; c’est elle qui répand sur eux son souffle comme une rosée {{refl|p706-5|num=(5)|nosup}}, et les aide à atteindre le but de leur nature. Elle donne aux autres êtres la perfection, et elle ne manque elle-même de rien {{refl|p706-6|num=(6)|nosup}} ; bien loin de vivre d’une
{{brn|1}}
{{c|PLOTIN.|fs=80%}}
<section begin="s2"/>{{Refa|p706-1|(1)}} Concevez que le fondement sur lequel repose notre monde est dans l’Être qui existe partout et qui le contient. Représentez-vous leur rapport uniquement par l’esprit, en écartant toute dénomination de lieu. ([[Ennéades (trad. Bouillet)/VI/Livre 4#II|{{abr|''Enn.'' VI|Ennéade 6}}, {{liv.}}{{rom|IV}}]], {{lié|§ 2}} ; {{t.}}{{rom-maj|III}}, {{pg}}307.)
{{Refa|p706-2|(2)}} Si nous reconnaissons une pareille nature pour infinie, puisqu’elle n’a pas de bornes, n’avouerons-nous pas que rien ne lui manque ?... L’Être intelligible, étant la nature première, n’a pas d’étendue mesurée ni limitée, parce qu’il est la puissance universelle, sans nulle grandeur déterminée. Il n’est pas non plus dans le temps, parce que le temps se divise continuellement en intervalles, tandis que l’éternité demeure dans son identité, domine et surpasse le temps par sa puissance perpétuelle, quoique celui-ci paraisse avoir un cours illimité. ([[Ennéades (trad. Bouillet)/VI/Livre 5#IV|{{abr|''Enn.'' VI|Ennéade 6}}, {{liv.}}{{rom|V}}]], § 4 et 11 ; {{t.}}{{rom-maj|III}}, {{pg|expl=pages}}346 et 359.)
{{Refa|p706-3|(3)}} C’est le caractère d’une puissance inépuisable de communiquer ses dons à toutes choses, de ne pas souffrir qu’aucune d’elles en soit déshéritée, puisqu’il n’y a rien qui empêche chacune d’elles de participer du Bien dans la mesure où elle en est capable. ([[Ennéades (trad. Bouillet)/IV/Livre 8#VI|{{abr|''Enn.'' IV|Ennéade 4}}, {{liv.}}{{rom|VIII}}]], § 6 ; {{t.}}{{rom-maj|II}}, {{pg}}490.)
{{Refa|p706-4|(4)}} Le Bien que tu atteins n’est pas différent de celui que j’atteins moi-même ; il est le même... Étant tous contenus dans un seul et même principe, nous voyons le Bien et nous le touchons tous ensemble par la partie intelligible de notre être. ([[Ennéades (trad. Bouillet)/VI/Livre 5#X|{{abr|''Enn.'' VI|Ennéade 6}}, {{liv.}}{{rom|V}}]], § 10 ; {{t.}}{{rom-maj|III}}, {{pg|expl=pages}}357-358.)
{{Refa|p706-5|(5)}} Ainsi l’Âme, étant toujours illuminée, illumine à son tour les choses inférieures, qui subsistent par elle, comme les plantes se nourrissent de la rosée, et qui participent à la vie, chacune selon sa capacité. ([[Ennéades (trad. Bouillet)/II/Livre 9#III|{{abr|''Enn.'' II|Ennéade 2}}, {{liv.}}{{rom|IX}}]], § 3 ; {{t.}}{{rom-maj|I}}, {{pg}}263.)
{{Refa|p706-6|(6)}} Le Bien est le principe dont tout dépend, auquel tout aspire, d’où tout sort et dont tout a besoin. Quant à lui, il est complet il se suffit à lui-même, etc. ([[Ennéades (trad. Bouillet)/I/Livre 8#II|{{abr|''Enn.'' I|Ennéade 1}}, {{liv.}}{{rom|VIII}}]], § 2 ; {{t.}}{{rom-maj|I}}, {{pg}}118.)
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Deherme - La Crise Sociale.djvu/76 | 62 PREMIÈRE PARTIE — LA CRISE ÉCONOMIQUE
soient toute la société française. Et le paysan, Te:
ployé, l'artiste, le savant, la femme, Tenfant?
Le but du progrès pour Auguste Comte, c'est
conformer Texistence sociale de Thomme h la ce
ception positive du monde et à Tordre d'humanil
pour le socialisme syndicaliste — quintessence mê:
du socialisme, — c'est uniment d'adapter l'ouvrie
sa machine, à son atelier, aux conditions techniqi
de la production industrielle, pour produire t(
jours plus, sans arrêt, des objets utiles sans dou
mais non les plus utiles qui sont de la terre, et
plupart bons seulement à compliquer une existai
sans idéal et sans joie.
Et Ton vient nous parler de libérer le travaillei
De quoi ? On voit surtout qu'il est question de 1'
servir terriblement à la matière, à l'idole m(
strueuse de la production.
On nous dit-, il est vrai, que c'est cette producti
qui excite le progrès social, en multipliant les inv
lions, en formant des techniciens, en instruisant j
travailleurs, en organisant militairement la clal
des producteurs.
Le progrès social ne peut être que le dévelop
ment de l'ordre social, et il y faut autre chose (!
des usines, et il n'y faut pas des classes en lutte. |
Japon, pour s'être industrialisé, n'en reste pas mo
en pleine barbarie. On peut être une brute sauv;
et faire du 80 à l'heure. On peut avoir appris
chimie, la physique, la mécanique et n'être qu
imbécile ou une canaille. Certes, on ne sait bien (
ce qu'on fait, et l'école du travail n'est pas à déc
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Marat - Les Pamphlets, 1911, éd. Vellay.djvu/173 | APPEL A LA NATION 153.
sont ennemis de la révolution, comme s'il avait compté sur
des scènes de meurtre et de carnage. En refusant de se
rendre sur les lieux pour apaiser le tumulte, il a exposé
la capitale aux horreurs des dissensions civiles. Je le dé-
nonce à la nation comme un chef indigne de comman-
der aux soldats de la patrie; je demande sa destruction'
comme un chef dangereux, qui ne sait qu'obéir en esclave,
et sa punition comme d'un cruel conspirateur". Je ne dirai
rien ici du dévouement servile de la plupart des officiers
qui conduisirent l'expédition, et surtout du sieur Caries,
brutal satellite que la nature avait destiné à être chef d'une
bande de records. La seule réflexion que je me permettrai
sur ce bas valet, c'est qu'il fait honneur au choix du géné-
ral. Parlerai-je des gardes nationaux qu'on a vu dans cette
journée se livrer à mille excès, s'avilir au rôle de soute-
neurs d'alguasils et d'espions, pour opprimer un citoyen
irréprochable qui s'était dévoué pour le salut du peuple?
Non, je laisse tomber le voile sur cet oubli honteux des
devoirs de soldats de la patrie, pour ne voir que les noirs
projets du ministre adoré, lâche persécuteur des écrivains
patriotiques qui l'ont démasqué, et le premier auteur des
divers attentats commis contre ma liberté, mon repos et
ma vie.
Mais c'est trop longtemps parler de moi, et je ne m'oc-
cuperai plus de ma cause, qu'autant qu'elle intéresse celle
du public.
Ne nous abusons pas. Sous un prince faible et bon, un
peuple ignorant et corrompu peut bien secouer un instant
le joug; il suffit pour cela du concours de quelques cir-
constances heureuses. Mais pour recouvrer" sa liberté, il
4. Il faut lire évidemment destitution.
2. On verra ci-après un grief plus grave encore contre sa loyauté.
(Note de Marat)
3, Il y a dans le texte recouvrir. ' -
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Sue - Arthur, T3, 1845.djvu/101 | {{tiret2|nua|ges}} noirs et ocreux ; la voûte du firmament reflétait dans les flots ces ténèbres opaques, et les vagues, perdant leur transparence d’azur ou d’émeraude, ressemblaient à des montagnes de vase marbrée d’écume.
La tempête sifflait dans les cordages par à-coups furieux et retentissants. Quoique impétueux, le vent était chaud ; les vagues qu’il fouettait, et dont les lourdes nappes venaient souvent déferler sur le pont du yacht, semblaient presque tièdes.
Bientôt le médecin monta. — Vous êtes imprudent, — me dit-il, — de quitter ainsi votre chambre.
— J’étouffais en bas, docteur ; le mouvement du navire me faisait beaucoup souffrir : il me semble qu’ici je suis mieux.
— Quel horrible temps ! — dit le docteur, — pourvu que nous puissions atterrir à Malte avant la nuit !
— Nous ne sommes donc pas éloignés de cette île ?
— Nous en sommes très-proches, seulement cette brume épaisse nous empêche d’apercevoir les terres. Avant une heure, la goélette va mettre en panne pour demander un pilote... pourvu toutefois que par un temps pareil on
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Le Vote des femmes/Revendication des femmes en 1789 | Hubertine Auclert Le Vote des femmes V. Giard & E. Brière, 1908 (p. 77-88). ◄ Les prérogatives des femmes en l’ancienne France Après la Révolution ► Revendication des femmes en 1789 bookLe Vote des femmesHubertine AuclertV. Giard & E. Brière1908ParisVRevendication des femmes en 1789Auclert - Le vote des femmes, 1908.pdfAuclert - Le vote des femmes, 1908.pdf/177-88 En voyant proclamer l’égalité des droits entre le seigneur et le vassal, le noir et le blanc, les femmes réclamèrent l’égalité des sexes. Elles adressèrent pétitions sur pétitions pour demander l’abrogation des privilèges masculins, la cessation de l’abus qui les empêchait de siéger à l’Assemblée Nationale, à l’Assemblée Constituante, à l’Assemblée Législative. Les femmes firent déposer sur le bureau de l’Assemblée Nationale ce projet de décret : L’Assemblée Nationale voulant réformer le plus grand des abus et réparer les torts d’une injustice de six mille ans décrète ce qui suit : « 1° Tous les privilèges du sexe masculin sont entièrement et irrévocablement abolis dans toute la France ». « 2° Le sexe féminin jouira toujours de la même liberté, des mêmes avantages, des mêmes droits et des mêmes honneurs que le sexe masculin. » Nombreuses furent les femmes qui demandèrent leur part de la liberté et de l’égalité, que tous proclamaient. Mais, ce fut surtout la brillante improvisatrice Olympe de Gouges, qui formula avec précision les droits du sexe féminin, en sa fameuse déclaration des « Droits de la Femme. » Déclaration des Droits de la femme et de la citoyenne « La femme naît libre et demeure égale à l’homme en droit. Les distinctions sexuelles ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de la femme et de l’homme. Ces droits sont la liberté, la prospérité, la sûreté et surtout la résistance à l’oppression. « Ce principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation qui n’est que la réunion de la femme et de l’homme. Nul corps, nul individu, ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. « La liberté et la justice consistent à rendre tout ce qui appartient à autrui. Ainsi l’exercice des droits naturels de la femme n’a de bornes que la tyrannie perpétuelle que l’homme lui oppose, Ces bornes doivent être réformées par les lois de la nature et de la raison. « La loi doit être l’expression de la volonté générale. Toutes les citoyennes, comme tous les citoyens doivent concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation. Elle doit être la même pour tous. « Toutes les citoyennes et tous les citoyens étant égaux à ses yeux, doivent être également admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics selon leur capacité et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents. « La femme a le droit de monter à l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune. « La garantie des droits de la femme est pour l’utilité de tous et non pour l’avantage particulier de celle à qui elle est accordée. « La femme concourt ainsi que l’homme à l’impôt public ; elle a le droit, ainsi que lui de demander des comptes à tout agent public de son administration. » Olympe de Gouges mourut sur l’échafaud en 1793 à l’âge de 38 ans. Elle avait été traduite devant le tribunal révolutionnaire, non point pour avoir revendiqué le droit des femmes ; mais, parce qu’elle avait trop pris fait et cause pour les partis politiques ; s’était alternativement déclarée royaliste ou révolutionnaire et avait osé attaquer Robespierre. La belle Liégeoise, Théroigne de Méricourt, qui le 5 octobre 1789, avec sa redingote de soie rouge, son chapeau d’amazone et l’épée nue au côté, séduisit le régiment de Flandres, aida à faire la royauté prisonnière de la révolution. Cette courtisane si populaire qui n’aimait que les hommes austères, enthousiasmait les révolutionnaires et personnifiait pour les Français, la liberté. Afin de lui enlever son prestige, des ennemis politiques n’hésitèrent pas en 1793 à relever ses jupes et dit Michelet à la fouetter comme un enfant, devant la foule lâche qui riait. Cet outrage rendit folle Théroigne qui mourut à la Salpêtrière en 1817 sans avoir recouvré la raison. Les femmes de la révolution, s’employèrent bien plus à élever encore l’homme au-dessus d’elles, en soutenant ses plus hardies prétentions qu'elles ne se dévouèrent à procurer à leur sexe l’égalité avec le sexe masculin. Des femmes cependant étaient puissantes, elles étaient écoutées de l’élite masculine qui se pressait dans leurs salons ; mais, ni Germaine Necker (Mme de Staël) – que la politique absorbait et qui inspira à son père l’idée du suffrage universel, Ni Mme Roland (Manon Phlipon) qui poussa son mari dans la voie républicaine et fut autant que lui ministre de l’Intérieur – ne songèrent à tirer leur sexe de l’asservissement. Pourtant, l’heure semblait si favorable, que les étrangères elles-mêmes luttaient pour l’affranchissement féminin. En même temps que la Hollandaise Palm Aëlders envoyait à toutes les villes de France sa brochure revendiquant le droit des femmes qui lui fit décerner par la ville de Creil la médaille et le titre de membre honoraire de la garde nationale, l’Anglaise miss Wollstonecraft publiait son livre : La défense des droits de la femme où il est dit : que la femme devient un obstacle au progrès, si elle n’est pas autant développée que l’homme ». L’acte originel de la république est dû à Mme Keralio-Robert. Cette femme de lettres qui avait déjà appelé les femmes à l’action publique ; et, avait été l’inspiratrice du parti républicain fondé par les sociétés des deux sexes, improvise sur l’autel de la Patrie au Champ de Mars le 17 juillet 1791, la pétition républicaine pour ne reconnaître aucun roi. ⁂ Les femmes spoliées de leurs droits, eurent pour défenseurs Condorcet, Siéyès, l’abbé Fauchet, Saint-Just... Malheureusement, les protestations de ces hommes de principes furent étouffées par Mirabeau, Danton, Robespierre qui ne considéraient la femme que comme un instrument de plaisir charnel. Condorcet secrétaire de l’Académie des sciences, demanda publiquement en 1788 que les femmes participent à l’élection des représentants Cet illustre philosophe qui réclama l’abolition de la royauté, la proclamation de la république, posa le principe de l’égalité de la femme et de l’homme qu’il regardait comme la base de la question sociale. Condorcet fut donc en France un des précurseurs du féminisme ; et, sa statue quai Conti recevra avant longtemps, les périodiques hommages des femmes reconnaissantes, Le 3 juillet 1700, Condorcet publia son fameux article sur l’admission de la femme au droit de la cité dont voici un passage : « Au nom de quel droit, au nom de quel principe écarte-t-on dans un état républicain les femmes du droit public ? Je ne le sais pas. Le mot représentation nationale signifie représentation de la nation. Est-ce que les femmes ne font point partie de la nation ? « Plus on interroge le bon sens et les principes républicains, moins on trouve un motif sérieux pour écarter les femmes de la politique. L’objection capitale elle-même, celle qui se trouve dans toutes les bouches, l’argument qui consiste à dire qu’ouvrir aux femmes la carrière politique c’est les arracher à la famille, cet argument n’a qu’une apparence de solidité ; d’abord il ne s’applique pas au peuple nombreux des femmes qui ne sont pas épouses ou qui ne le sont plus ; puis, s’il était décisif, il faudrait, au même titre, leur interdire tous les états manuels et tous les états de commerce, car ces états les arrachent par milliers aux devoirs de la famille. » Les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles susceptibles d’acquérir des idées morales et de raisonner sur ces idées. Les femmes ayant ces mêmes qualités ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe a dès lors abjuré les siens. » En plaidant aussi bien pour les femmes ce grand esprit n’espérait point se les rendre sympathiques, au contraire : « Je parle de leurs droits à l’égalité, disait-il, et non de leur empire. On peut me soupçonner d’une envie secrète de le diminuer, et, depuis que Rousseau a mérité leurs suffrages, en disant qu’elles n’étaient faites que pour nous soigner et propres qu’à nous tourmenter, je ne dois pas espérer qu’elles se déclareront en ma faveur. Mais il est bon de dire la vérité dût-on s’exposer au ridicule. » Les idées de Condorcet furent exprimées dans plusieurs cahiers de doléances ; celui de Rennes notamment, demande d’admettre les procurateurs des veuves, dont les maris auraient le droit de vote, à être électeurs et éligibles. Mais, les requêtes de ces précurseurs du féminisme ne furent pas entendues. Quand dans les réunions publiques quelqu’un parlait d’appeler les femmes à exercer leurs droits ; aussitôt, des cris et des hurlements couvraient la voix de l’orateur et si l’on ne pouvait lui enlever la parole, la séance était levée. La cabale des clubs contre les droits de la femme, fut bientôt répercutée au sein de l’assemblée législative : La loi du 20 mai 1793 fit exclure les femmes des tribunes de la Convention, et la loi du 26 mai 1793 leur défendit d’assister aux assemblées politiques. Trois journaux : l’Orateur du peuple, Le Cercle Social, La Bouche de Fer, soutenaient le droit des femmes, aidaient les femmes à organiser des réunions. Labenette dans son journal, Les Droits de l’Homme, demande l’admission des femmes dans les assemblées. « Pendant que vous vous tuez à délibérer, elles ont, dit-il, déjà saisi toutes les nuances qui vous échappent. » Parmi les clubs de femmes «La Société Fraternelle des Patriotes des Deux Sexes», défenseurs de la Constitution dont Mme Roland était membre, se fit surtout remarquer par ses protestations contre les décrets de l’Assemblée Constituante. La société des Femmes Républicaines et Révolutionnaires que présidait l’actrice Rose Lacombe et dont faisait partie Mme Colombe imprimeur de la feuille de Marat, dépassait les hommes en violence, quand il s’agissait de prendre une détermination Le 28 brumaire 1793, Rose Lacombe accompagnée d’une députation de femmes révolutionnaires coiffées comme elle de bonnets rouges, força l’entrée de la séance du conseil général de la commune – à ce moment, la pétition orale était admise – cependant, en voyant ces femmes, le procureur général Chaumette s’écria : « Je requiers mention civique au procès-verbal, des murmures qui viennent d’éclater ; c’est un hommage aux mœurs, c’est un affermissement de la République ! Et quoi ! des êtres dégradés qui veulent franchir et violer les lois de la nature, entreront dans les lieux commis à la garde des citoyens et cette sentinelle vigilante ne ferait pas son devoir ! Citoyens, vous faites ici un grand acte de raison : l’enceinte où délibèrent les magistrats du peuple doit être interdite à tout individu qui outrage la nation ! ... Et depuis quand est-il permis aux femmes d’abjurer leur sexe, de se faire hommes ? Depuis quand est-il d’usage de voir les femmes abandonner les soins pieux de leur ménage, le berceau de leurs enfants, pour venir sur la place publique dans la tribune aux harangues, à la barre du Sénat, dans les rangs de nos armées, remplir les devoirs que la nature a répartis à l’homme seul ? À qui donc cette mère commune a-t-elle confié les soins domestiques ? Est-ce à nous ? Nous a-t-elle donné des mamelles pour allaiter nos enfants ? A-t’elle assez assoupli nos muscles pour nous rendre propres aux soins de la hutte, de la cabane ou du ménage ? Non, elle a dit à l’homme : Sois homme ! les courses, la chasse, le labourage, les soins politiques, les fatigues de toute espèce, voilà ton apanage. Elle a dit à la femme : Sois femme ! les soins dus à l’enfance, les détails du ménage, les douces inquiétudes de la maternité, voila tes travaux. « Femmes imprudentes qui voulez devenir des hommes ! n’êtes-vous pas assez bien partagées ? Que vous faut-il de plus ? Vous dominez sur tous nos sens ; le législateur, le magistrat sont à vos pieds. Votre despotisme est le seul que nos forces ne puissent abattre, puisqu’il est celui de l’amour... « Autant nous vénérons la mère de famille qui met son bonheur à élever, à soigner ses enfants, à filer les habits de son mari et alléger ses fatigues par l’accomplissement des devoirs domestiques, autant nous devons mépriser, conspuer la femme sans vergogne qui endosse la tunique virile et fait le dégoûtant échange des charmes que lui, donne la nature contre une pique et un bonnet rouge – Je requiers que le conseil ne reçoive plus de députation de femmes. » La proposition de Chaumette fut adoptée. En même temps que la femme était en la personne de l’actrice Rose Lacombe, traitée par Chaumette d’être dégradé ; la femme était élevée au rang des dieux, en la personne de Mlle Maillard, actrice de l’Opéra, qui remplissait le rôle de déesse de la liberté, dans la fête de la raison célébrée dans l’église de Notre-Dame de Paris. Rose Lacombe protesta contre la décision du Conseil général de la commune ; et elle parvint à entraîner beaucoup de femmes à demander leurs droits. Ces femmes étaient souvent battues par les très royalistes dames des halles. Un jour que les républicaines, vêtues en hommes, reprochaient aux marchandes de poissons de s’abstenir de porter la cocarde nationale, celles-ci les assaillirent et les fouettèrent publiquement. Les réunions des républicaines finirent par inquiéter le comité de sûreté générale, qui chargea un de ses membres de révéler le fait à la Convention. Le Conventionnel Amar monta à la tribune et dit : « Je vous dénonce un rassemblement de six mille femmes, soi-disant jacobines, et d’une prétendue société révolutionnaire... Plusieurs, sans doute, n’ont été égarées que par un excès de patriotisme ; mais d'autres ne sont que les ennemies de la chose publique et n’ont pris le masque du patriotisme ! que pour exciter une espèce de contre révolution. » ......................................................... « Les droits politiques du citoyen sont de discerner, de faire prendre des résolutions relatives aux intérêts de l’État et de résister à l’oppression. Les femmes ont-elles la force morale et physique qu’exige l’exercice de l’un et de l’autre de ces droits ? L’opinion universelle repousse cette idée... Et puis la pudeur des femmes leur permet-elle de se montrer en public, de lutter avec les hommes et de discuter à la face du peuple sur des questions d’où dépend le salut de la République ? Voulez-vous que dans la République française on les voie venir au barreau, à la tribune aux assemblées politiques comme l’homme, abandonnant la retenue, source des vertus de ce sexe ? ». Il est curieux d’entendre ces révolutionnaires invoquer des lieux communs et des préjugés surannés, pour maintenir les privilèges de sexe, après que tous les privilèges de caste ont été abolis. C’est d’autant plus révoltant, que dans l’épopée révolutionnaire, des femmes se sont montrées à la hauteur des plus grands hommes et souvent les ont inspirés et dirigés quand elles n’ont pas agi elles-mêmes. Après le discours d’Amar, un seul homme se leva des bancs de la convention, le député Charlier qui soutint énergiquement que les femmes avaient le droit de se réunir pour s’occuper des affaires publiques. « À moins, dit-il, que l’on constate comme dans un ancien concile que les femmes ne font pas partie du genre humain, on ne saurait leur ôter ce droit commun à tout être pensant. » Mais la cause des femmes était perdue d’avance ; la convention resta sourde aux objurgations de Charlier et décréta que toutes les sociétés de femmes, quelles que soient leurs dénominations, étaient supprimées et dissoutes. Ceux qui dénient le droit commun aux autres, tiennent suspendue au-dessus de leur tête la menace d’être à leur tour exclus du droit commun. Les hommes, qui supprimèrent les clubs de femmes, eurent tous leurs clubs fermés par Bonaparte. Les femmes qui voulaient que la révolution s’accomplisse au profit des deux sexes, faisaient preuve de bien plus de sens pratique que les Jacobins, qui en leur fermant les portes de la révolution, rejetèrent les femmes dans la réaction. Cependant, la liberté eut encore des militantes : En 1799, sous le Consulat, des femmes qui s’honorent du titre de « citoyenne » refusent d’être appelées de nouveau « madame » et font acte d’indépendance en s’assemblant rue de Thionville pour discourir sur leurs droits méconnus. Amédée le Fanre, « Le socialisme pendant la révolution ». MICHELET A. AULARD. LAIRTULLIER, Les femmes célèbres de la Révolution. Gilbert Stenger, La Société Française pendant le Consulat. |
Chasseriau - Précis de l’abolition de l’esclavage dans les colonies anglaises (1).djvu/38 |
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Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/393 | connaître un pays tout nouveau, je veux dire le commerce de l’amitié et de la conversation sans chicane et sans contrainte : il en paraît charmé. »
Reste la fameuse lettre écrite par Ninon vers la fin de sa vie (elle
mourut en 1706) à Saint-Évremont, et où se trouveraient ces lignes :
« Scarron était mon ami. Sa femme m’a donné mille plaisirs par
sa conversation, et dans le temps je l’ai trouvée trop gauche pour
l’amour. Quant aux détails, je ne sais rien, je n’ai rien vu, mais je
lui ai prêté souvent ma chambre jaune, à elle et à Villarceaux. »
Supposons cette lettre authentique ; ne contient-elle pas une certaine contradiction assez embarrassante ? En conciliera-t-on aisément le milieu et la fin ? Notez que la première allégation serait
confirmée par une autre lettre de Ninon. « {{Mme|de}} Maintenon était
vertueuse par faiblesse d’esprit ; j’aurais voulu l’en guérir, mais elle
craignait trop Dieu. » De plus Ninon était bonne sans doute, cependant sa bonté allait-elle jusqu’à se refuser, à l’égard d’une amie
d’autrefois, depuis si éloignée d’elle, si prude en tous les temps à
son avis, la revanche de quelque médisant et trop malicieux souvenir ? Où sont d’ailleurs pour ces pièces du procès les preuves d’authenticité ? Sommes-nous bien avancés quand on nous dit pour
unique information que les originaux autographes des deux lettres
de Ninon se trouvent dans le cabinet d’un célèbre amateur parisien ? Encore faudrait-il savoir quelque chose de la provenance. Les
amateurs, même célèbres, peuvent être abusés, cela s’est vu. Les
lignes que nous venons de citer étaient fort bonnes à inventer. On
savait que Villarceaux avait courtisé {{Mme|Scarron}} ; mais on sait aussi
par plusieurs témoignages que Villarceaux s’était vu rebuté. Bois-Robert s’en expliquait assez nettement dès 1659 :
Si c’est cette rare beauté
Qui tient ton esprit enchanté,
Marquis, j’ai raison de te plaindre,
Car son humeur est fort à craindre :
Elle a presque autant de fierté
Qu’elle a de grâce et de beauté.
Comme ton mérite est extrême,
Songe à n’aimer que ce qui t’aime.
Suis qui t’estime, et ne perds pas
En l’air tes soupirs et tes pas. </poem>
On objecte que Villarceaux fit peindre nue {{Mme|Scarron}}. Si cela
est vrai, il faut reconnaître que le dépit d’avoir été repoussé expliquerait seul une telle insulte ; mais la peinture est-elle plus sûrement authentique que la lettre ? {{M.|Lavallée}}, qui a rapporté en dernier lieu ces détails, nous dit que cette toile se voit encore au château
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Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome14.djvu/484 | à la cour. L’ouvrage ne fut pas poussé fort loin. {{Mme}} de Montespan se plaisait à lire quelque chose de ces Mémoires à ses amis, dans les dernières années de sa vie. La dévotion, qui se mêlait à toutes ces intrigues secrètes, affermissait encore la faveur de {{Mme}} de Maintenon, et éloignait {{Mme}} de Montespan. Le roi se reprochait son attachement pour une femme mariée, et sentait surtout ce scrupule depuis qu’il ne sentait plus d’amour. Cette situation embarrassante subsista jusqu’en 1685, année mémorable par la révocation de l’édit de Nantes. On voyait alors des scènes bien différentes : d’un côté le désespoir et la fuite d’une partie de la nation ; de l’autre, de nouvelles fêtes à Versailles, Trianon et Marly bâtis, la nature forcée dans tous ces lieux de délices, et des jardins où l’art était épuisé. Le mariage du petit-fils du grand Condé avec Mademoiselle de Nantes, fille du roi et de {{Mme}} de Montespan, fut le dernier triomphe de cette maîtresse, qui commençait à se retirer de la cour.
Le roi maria depuis deux enfants qu’il avait eus d’elle : Mademoiselle de Blois avec le duc de Chartres, que nous avons vu depuis régent du royaume ; et le duc du Maine à Louise-Bénédicte de Bourbon, petite-fille du grand Condé, et sœur de Monsieur le Duc, princesse célèbre par son esprit et par le goût des arts. Ceux qui ont seulement approché du Palais-Royal et de Sceaux savent combien sont faux tous les bruits populaires recueillis dans tant d’histoires concernant ces mariages<ref>Il y a plus de vingt volumes dans lesquels vous verrez que la maison d’Orléans et la maison de Condé s’indignèrent de ces propositions ; vous lirez que la princesse, mère du duc de Chartres, menaça son fils ; vous lirez même qu’elle le frappa. Les ''Anecdotes de la constitution'' rapportent sérieusement que le roi s’étant servi de l’abbé Dubois, sous-précepteur du duc de Chartres, pour faire réussir la négociation, cet abbé n’en vint à bout qu’avec peine, et qu’il demanda pour récompense le chapeau de cardinal. Tout ce qui regarde la cour est écrit ainsi dans beaucoup d’histoires. (''Note de Voltaire''.)</ref>.
(1685) Avant la célébration du mariage de Monsieur le Duc avec Mademoiselle de Nantes, le marquis de Seignelai, à cette occasion, donna au roi une fête digne de ce monarque, dans les jardins de Sceaux<ref>Ces jardins n’existent plus. (B.)</ref>, plantés par Le Nôtre avec autant de goût que ceux de Versailles. On y exécuta l’idylle de la Paix, composée par Racine<ref>Voyez ''Œuvres complètes de Racine'', édition de Saint-Marc-Girardin et Louis Moland, tome V, page 346.</ref>. Il y eut dans Versailles un nouveau carrousel, et, après le mariage, le roi étala une magnificence singulière, dont le cardinal Mazarin avait donné la première idée en 1656. On
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Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TI.djvu/235 | {{Nr||LE MONDE QUI DURE|221}}même dans la philosophie de l’époque. Des livres comme l’''Eau de Mer'' de M. Quinton, la ''Dissolution opposée à l’Évolution'' de M. Lalande, jalonnent très clairement ce chemin. Quand M. Bergson écrivait les lignes que je viens de citer, il posait bien la question sur le terrain qu’il retrouvera en somme dans l’''Évolution''. Si ''a priori'' « le temps écoulé ne constitue ni un gain ni une perte pour un système supposé conservatif », en réalité le principe de Carnot nous montre que nous vivons en un monde où il constitue une perte, et l’''Évolution Créatrice'' s’efforce de faire voir que nous vivons en un monde où il se constitue un gain qui compense cette perte.
Je suis une chose qui dure. L’univers est une chose qui dure, et l’élan vital, c’est-à-dire la force créatrice, c’est cette durée même. « La durée de l’univers ne doit donc faire qu’un avec la latitude de création qui y peut trouver place<ref>''Évolution Créatrice'', p. 367.</ref>. » Et cette latitude de création à son tour est mesurée par la conscience. Il y a à peu près conscience partout où il y a des êtres doués de mouvement, et Platon définissait déjà le psychique ce qui se meut soi-même. Ou plutôt la conscience est liée non au mouvement, mais à la capacité de mouvement, à la quantité et à la qualité d’énergie que l’être vivant peut mettre en réserve, non pour l’accumuler comme les végétaux, mais pour la libérer sous forme d’énergie utile. « La conscience correspond exactement à la puissance de choix dont l’être vivant dispose, elle est coextensive à la frange d’action possible qui entoure l’action réelle : conscience est synonyme d’invention et de liberté. » Coextensive à la frange d’action possible, mais aussi à la frange d’action empêchée, — empêchée par la matière ou empêchée par la nécessité même du choix entre des actions incompatibles. M. Bergson a insisté plusieurs fois sur ce fait que la conscience apparaît avec l’empêchement. Sans la matière, sans le mouvement de dégradation, elle n’apparaîtrait pas. Mais, en dehors de la conscience, ce qui peut exister ce n’est pas seulement l’infra-conscient ou l’inconscient, c’est aussi le supra-conscient.
Si la matière apparaît comme de l’énergie qui se dégrade, on pourra en conclure que la matière a commencé dans le temps : si elle n’avait pas commencé, l’énergie finie aurait toujours derrière elle une durée infinie où elle aurait dû déjà se dissiper. La probabilité presque infiniment petite, dont parle Boltzmann, d’une marche inverse de {{tiret|recons|truction}}
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Coquecigrues/Texte entier | Jules Renard Coquecigrues Ollendorff, 1893 (p. 1-297). bookCoquecigruesJules RenardOllendorff1893ParisVRenard - Coquecigrues, 1893.djvuRenard - Coquecigrues, 1893.djvu/51-297 JULES RENARD _____ Coquecigrues PARIS PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR 28 bis , RUE DE RICHELIEU, 28 bis 1893 Coquecigrues DU MÊME AUTEUR EN PRÉPARATION : Poil de Carotte. L’Herbe. Papillote. Coquecigrues PAR JULES RENARD PARIS PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR 28 bis , RUE DE RICHELIEU, 28 bis __ 1893 HOMUNCULES LA TÊTE BRANLANTE. — L’ORAGE. LE BON ARTILLEUR. LE PLANTEUR MODÈLE. — LA CLEF. LE GARDIEN DU SQUARE. QU’EST-CE QUE C’EST ? — LA FICELLE. LES TROIS AMIS. À Paul Margueritte. Le vieil homme s’efforça de regarder ses souliers cirés, et les plis que formait, aux genoux, son pantalon clair trop longtemps laissé dans l’armoire. Il réunit les mollets, se tint moins courbe, donna, son gilet bien tiré, une chiquenaude à sa cravate folle, et dit tout haut : — Je crois que je suis prêt à recevoir nos soldats français. Sa blanche tête tremblante remua plus rapidement que de coutume, avec une sorte de joie. Il zézayait, disait : « Ze crois, ze veux », comme si, à cause de l’agitation de sa tête, il n’avait plus le temps de toucher aux mots que du bout de la langue, de l’extrême pointe. — Ne vas-tu pas à la pêche ? lui dit sa femme. — Je veux être là quand ils arriveront. — Tu seras de retour ! — Oh ! si je les manquais ! Il ne voulait pas les manquer. Écartant sans cesse les battants de la fenêtre qui n’était jamais assez ouverte, il tentait de fixer sur la grande route le point le plus rapproché de l’horizon. Il eût dit aux maisons mal alignées : — Ôtez-vous : vous me gênez. Sa tête faisait le geste du tic tac des pendules. Elle étonnait d’abord par cette mobilité continue. Volontiers on l’aurait calmée, en posant le bout du doigt, par amusement, sur le front. Puis, à la longue, si elle n’inspirait aucune pitié, elle agaçait. Elle était à briser d’un coup de poing violent. Le vieil homme inoffensif souriait au régiment attendu. Parfois il répétait à sa femme : — Nous logerons sans doute une dizaine de soldats. Prépare une soupe à la crème pour vingt. Ils mangeront bien double. — Mais, répondait sa femme prudente, j’ai encore un reste de haricots rouges. — Je te dis de leur préparer une soupe à la crème pour vingt, et tu leur prêteras nos cuillers de ruolz, tu m’entends, non celles d’étain. Il avait encore eu la prévenance de disposer toutes ses lignes contre le mur. Le crin renouvelé, l’hameçon neuf, elles attendaient les amateurs, auxquels il n’aurait plus qu’à indiquer les bons endroits. On ne lui donna pas de soldats. Parce qu’il pêchait les plus gros poissons du pays, il attribua cette offense à la jalousie du maire, pêcheur également passionné. À dire vrai, celui-ci, d’une charité délicate, l’avait noté comme infirme. Le vieil homme erra, désolé, parmi la troupe. La timidité seule l’empêchait de faire des invitations hospitalières. On suivait avec curiosité sa tête obstinément négative. Il les aimait, ces soldats, non comme guerriers, mais comme pauvres gens, et, devant les marmites où cuisait leur soupe, il semblait dire, par ses multiples et vifs tête-à-droite, tête-à-gauche : — C’est pas ça, c’est pas ça, c’est pas ça. Il écouta la musique, s’emplit le cœur de nobles sentiments pour jusqu’à sa mort, et revint à la maison. Comme il passait près de son jardin, il aperçut deux soldats en train d’y laver leur linge. Ils avaient dû, pour arriver jusqu’au ruisseau, trouer la palissade, se glisser entre deux échalas disjoints. En outre, ils s’étaient rempli les poches de pommes tombées et de pommes qui allaient tomber. — À la bonne heure, se dit le vieil homme : ceux-là sont gentils de venir chez moi ! Il ouvrit la barrière et s’avança à petits pas comme quelqu’un qui porte un bol de lait. L’un des soldats dressa la tête et dit : — Vesse ! un vieux ! Il n’a pas l’air content. Quoi ? Qu’est-ce qu’il raconte ? entends-tu, toi ? — Non, dit l’autre. Ils écoutèrent, indécis. Le vent ne leur apportait aucun son. En effet, le vieillard ne parlait pas. Il continuait de s’attendrir, et, marchant doucement vers eux, pensait : — Bien ! mes enfants ! Tout ce qui est ici vous appartient. Vous serez surpris, quand je vous prouverai, filet en main, qu’il y a dans ce ruisseau, au pied de ce grand saule âgé de six ans à peine, des brochets comme ma cuisse. Je les y ai mis moi-même. Nous en ferons cuire un. Mais laissez donc votre linge, ma femme vous lavera ça ! Ainsi pensait le vieil homme, mais sa tête oscillante le trahissait, effarouchait, et les soldats, déjà inquiets, sachant à fond leur civil, comprirent : — Allez-y, mes gaillards, ne vous gênez pas, je vous pince, attendez un peu ! — Il approche toujours, dit l’un d’eux. M’est avis que ça va se gâter. — Il portera plainte, dit l’autre, on lui a crevé sa clôture. Le colonel ne badine pas ; c’est de filer. — Bon, bon, vieux ! assez dodeliné, tu ne nous fais pas peur, on s’en va. Brusquement, ils ramassèrent leur linge mouillé et se sauvèrent, avec des bousculades, en maraudeurs. — As-tu le savon ? dit l’un. L’autre répondit : — Non ! s’arrêta un instant, près de retourner, et, comme le vieux arrivait au ruisseau, repartit avec un : — Flûte pour le savon ! il n’est pas matriculé ! Ils se précipitèrent hors du jardin. — Qu’est-ce qu’ils ont donc ? se demanda le vieil homme. Le branle de sa tête s’accéléra. Il tendit les bras et cela parut encore une menace, voulut courir, rappeler les deux soldats. Mais de sa bouche, comme un grain s’échapperait d’un van à l’allure immodérée, un pauvre petit cri tomba, sans force, tout au bord des lèvres. À W.-G.-C. Byvanck. Vers minuit, par la croisée sans volets et par toutes ses fentes, la maison au toit de paille s’emplit et se vide d’éclairs. La vieille se lève, allume la lampe à pétrole, décroche le Christ et le donne aux deux petits, afin que, couché entre eux, il les préserve. Le vieux continue apparemment de dormir, mais sa main froisse l’édredon. La vieille allume aussi une lanterne, pour être prête, s’il fallait courir à l’écurie des vaches. Ensuite elle s’assied, le chapelet aux doigts, et multiplie les signes de croix, comme si elle s’ôtait des toiles d’araignées du visage. Des histoires de foudre lui reviennent, mettent sa mémoire en feu. À chaque éclat de tonnerre, elle pense : — Cette fois, c’est sur le château ! — Oh ! cette fois-là, par exemple, c’est sur le noyer d’en face ! Quand elle ose regarder dans les ténèbres, du côté du pré, un vague troupeau de bœufs immobilisés blanchoie irrégulièrement aux flammes aveuglantes. Soudain un calme. Plus d’éclairs. Le reste de l’orage, inutile, se tait, car là-haut, juste au-dessus de la cheminée, c’est sûr, le grand coup se prépare. Et la vieille qui renifle déjà, le dos courbé, l’odeur du soufre, le vieux raidi dans ses draps, les petits collés, serrant à pleins poings le Christ, tous attendent que ça tombe ! À Alphonse Allais. Samedi soir encore grand’mère Licoche donnait elle-même à manger aux poules. Cependant la voilà morte, bien qu’elle eût pour cent ans de vie, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. Tout le monde y passe. Un peu plus tôt, un peu plus tard ! On l’enterre ce matin. Le cortège se forme. M. le curé et les deux enfants de chœur sont en tête. Les quatre porteurs n’ont qu’à se baisser pour prendre le cercueil, et derrière eux se place le petit-fils de grand’mère Licoche, l’artilleur, accouru en permission. Il ne pleure pas. C’est un homme et c’est un soldat. Jugulaire au menton, grand et droit, il domine du shako le reste des parents qui se rangent autour de lui, à distance. Brusquement il tire son sabre, et comme si le cortège attendait son signal, on s’ébranle. Les blouses raides coudoient les vestes courtes. Les franges des châles noirs tremblent. Les bonnets blancs ondulent. Le vent rebrousse les longs poils d’un chapeau dont la forme jadis haute, trop longtemps serrée entre deux rayons d’armoire, s’est comme accroupie. Mais l’aigrette rouge de l’artilleur rallie tous les yeux. Parfois les porteurs déposent doucement à terre grand’mère Licoche. Non que la défunte soit vraiment lourde. Elle vécut de peu, partagea son bien avec ses poules qu’elle retrouvera, exemptes à jamais de pépie, dans un paradis réservé aux bêtes à bon Dieu, et elle mourut décharnée. Mais elle pèse parce qu’elle est morte. Les porteurs profitent de l’arrêt, se retournent et regardent, en soufflant, l’artilleur. Son uniforme sombre et son sabre qui doit couper impressionnent. Les vieilles gens même de la queue n’osent pas échanger leurs réflexions. À l’église, le petit-fils de grand’mère Licoche reste près d’elle, de garde, face à l’autel, sentinelle funèbre, l’œil toujours sec, le sabre au défaut de l’épaule. Mais au bord de la fosse, dès qu’avec des cordes les porteurs ont descendu la bière, il s’anime. On le voit écarter les jambes, lever ses basanes comme des sacs, et frapper du pied en cadence le sol du cimetière. Les assistants se demandent : — Qu’est-ce qu’il a ? Est-il fou ? Ceux qui déjà allaient se lamenter se contiennent. On devine qu’il simule une manœuvre à cheval. Les coudes au corps, sa main libre étreignant des guides imaginaires, il s’élance, charge sur place. La terre fraîche s’éboule sous ses pas. Une grosse motte tombe, heurte le cercueil, et ce choc sourd résonne dans toutes les poitrines comme un coup de canon lointain. — Aga, aga donc, disent les deux enfants de chœur ; il joue à la bataille. L’artilleur donne du sabre à gauche ; il en donne à droite. Tantôt il écharpe, tantôt il pique en avant. Ensuite il exécute des moulinets terribles qui font papilloter les paupières, et des moulinets suprêmes, si rapides et si nets qu’on distingue en l’air une corbeille d’acier. Puis il se calme. Sûrement il n’est plus à cheval. Ses jambes se rejoignent, ses talons se recollent. Il s’immobilise, les joues fumantes. Il incline lentement son sabre, la pointe en bas, pour saluer la tombe, et, ces honneurs rendus, au milieu des amis troublés, des parents émus qui halettent et tendent comme des mains leurs oreilles écarquillées, le bon artilleur crie d’une voix éclatante à sa grand’mère Licoche : — Va, grand’mère, sois tranquille, je vengerai la patrie pour toi !... À Victor Tissot. Le combat semblait fini, quand une dernière balle, une balle perdue, se retrouva dans la jambe droite de Fabricien. Il dut revenir au pays avec une jambe de bois. D’abord il montra quelque orgueil, les premières fois qu’il entra dans l’église du village, en frappant si fort les dalles qu’on l’eût pris pour un suisse de grande ville. Mais, la curiosité calmée, longtemps il se lamenta, honteux et désormais, croyait-il, bon à rien. Puis il chercha avec obstination, souvent déçu, la manière de se rendre utile. Et maintenant voilà que, sur le sentier de l’aisance modeste, sans mépriser sa jambe de chair, il a un faible pour celle de bois. Il se loue à la journée. On lui désigne un carré de jardin. Ensuite on peut s’en aller, le laisser faire. Sa poche droite est remplie de haricots rouges ou blancs, au choix. En outre, elle est percée, point trop, point trop peu. L’allure régulière, Fabricien parcourt de long en large le terrain. Sa jambe de bois creuse un trou à chaque pas. Il secoue sa poche percée. Des haricots tombent. Il les recouvre du pied gauche et continue. Et tandis qu’il gagne honorablement sa vie, l’ancien brave, les mains derrière son dos, la tête haute, a l’air de se promener pour sa santé. À Alfred Capus. La vieille est vieille et avare ; le vieux est encore plus vieux et plus avare. Mais tous deux redoutent également les voleurs. À chaque instant du jour ils s’interrogent : — As-tu la clef de l’armoire ? dit l’un. — Oui, dit l’autre. Cela les tranquillise un peu. Ils ont la clef chacun leur tour et en arrivent à se défier l’un de l’autre. La vieille la cache principalement sur sa poitrine, entre sa chemise et sa peau. Que ne peut-elle délier, pour l’y fourrer, les bourses de ses seins inutiles ? Le vieux la serre tantôt dans les poches boutonnées de sa culotte tantôt dans celles de son gilet à moitié cousues et qu’il tâte fréquemment. Mais, à la fin, ces cachettes toujours les mêmes lui ont paru de moins en moins sûres, et il vient d’en trouver une dernière dont il est content. Or la vieille lui demande selon la coutume : — As-tu la clef de l’armoire ? Le vieux ne répond pas. — Es-tu sourd ? Le vieux fait signe qu’il n’est pas sourd. — As-tu perdu la langue ? dit la vieille. Elle le regarde, inquiète. Il a les lèvres fermées, les joues grosses. Pourtant sa mine n’est pas d’un homme qui se trouverait tout à coup muet, et ses yeux expriment plutôt la malice que l’effroi. — Où est la clef ? dit la vieille ; c’est à moi de garder la clef, maintenant. Le vieux continue de remuer sa tête d’un air satisfait, les joues près de crever. Et la vieille comprend. Elle s’élance, agile, pince le nez du vieux, lui ouvre par force, au risque d’être mordue, la bouche toute grande, y enfonce les cinq doigts de sa main droite et en retire la clef de l’armoire. À Maurice Barrès. C’est, entre une caserne haute et l’échafaudage d’une maison qu’on ne finit pas de construire, un square pauvre. Si on osait en comparer la verdure à quelque tapis, ce serait à une carpette usée et souillée par des chaussures sales. Les oiseaux ne s’y posent plus. On ne leur a jamais jeté de mie de pain, et peut-être qu’elle leur serait volée ! Aucun industriel n’a jugé commercial d’y installer une bascule automatique. Sur les bancs aux dossiers durs, les pauvres bâillent, dorment, la bouche ouverte aux feuilles tombantes, ou bien ôtent leurs souliers et font prendre l’air à des pieds impurs et malades qu’une mère ne reconnaîtrait pas. Quelques-uns lisent des bouts de journaux sans date, qui ont enveloppé du fromage. Ils y cherchent des chiens à retrouver. Sorti de son kiosque, le gardien du square se promène en uniforme vert, tenant ferme la poignée de son épée afin d’éviter ses crocs-en-jambe. Il dévisage ces déguenillés, toujours les mêmes et toujours là, qui lui font honte. Volontiers, il les provoquerait. Sournoisement, chaque matin, il croiserait des baguettes sur les bancs sans cesse enduits de peinture fraîche. Mais ces meurt-de-faim y prendraient-ils garde ? Ils sont assez las pour dormir sur des culs de bouteille. Puisqu’il n’a que de pareils êtres à surveiller, ses fonctions lui semblent basses et la supériorité en ce monde une chose vaine. Soudain, il reprend tous les pouces qu’il avait perdus de sa taille et sourit : un couple lui arrive d’un monsieur et d’une dame bien mis, qui marchent lentement, hanche contre hanche. Le gardien se cambre, avec une mimique gracieuse et discrète, comme s’il voulait faire les honneurs et inviter Madame et Monsieur à s’asseoir... oh ! cinq minutes seulement ! Mais le couple passe, laissant derrière lui une odeur fine que tous les nez respirent pour la porter à tous les cœurs. Le parfum d’une femme ne donne-t-il pas l’envie de s’attabler à son corps ? Le gardien se penche sous un peu plus d’humiliation. — C’est ma déception quotidienne, se dit-il. Comment d’honnêtes gens proprement vêtus s’arrêteraient-ils au milieu de cette gueusaille ? Il rentre à son kiosque, et, découragé, par les vitres, d’un œil méchant guette (il le faut bien !) cette troupe infâme et sans étage qu’il ne peut pas mettre à la porte de chez lui. À Adrien Remacle. Oui, qu’est-ce qu’il y a ? Les passants s’arrêtent. Ils ne comprennent d’ordinaire que les choses qui veulent dire quelque chose, et ne savent plus s’ils doivent rire ou avoir mal. Un grand domestique aux galons d’or tient ferme par le bras un petit vieux qu’il a la consigne de promener correctement, une heure, le soir. Mais le petit vieux fait effort pour s’échapper. Il voudrait toucher les murs, regarder aux vitrines et tracer des raies sur les glaces, du bout d’un doigt mouillé de salive. Ses joues ridées semblent deux jaunes tablettes d’écriture ancienne. Sa taille est nouée depuis longtemps. Il a dans chaque blanc d’œil une minuscule mèche de fouet rouge et la couleur de ses cheveux s’est arrêtée au gris. Tantôt, brusque, il tire le domestique et tâche en vain de le faire dévier ; tantôt il lui donne un coup de pied ou lui mord la main. Le domestique, que rien n’offense, a des ordres et suit, sec et raide, en ligne droite, le milieu du trottoir. Enfin le petit vieux saisit, par surprise, le bouton d’une porte, s’y cramponne, s’y suspend et pousse des cris aigus de gorge usée, des pépiements. Le domestique de haut style l’en décroche avec des précautions respectueuses, et lui dit, d’une voix bien cultivée, sévère et douce à la fois : — J’en demande pardon d’avance à Monsieur, mais je rapporterai que Monsieur n’a pas été raisonnable et qu’il s’est conduit comme un enfant. À Léon Deschamps. Son frère étant mort, grand-père Baptiste se trouvait seul au monde. Il avait planté un fauteuil de paille devant sa porte, et il y passait la journée, en hébété, principalement vêtu d’une culotte. Il ne savait plus comment on réfléchit. Il dépensait toute sa force à déplacer son ventre de droite et de gauche, et il ne rentrait que le plus tard possible dans sa maison. Mais il ne pouvait dormir, car dès qu’il ne voyait pas, il pensait à son frère. La chambre lui semblait remplie de suie. Il étouffait. Il dit au petit Bulot : — Je te donnerai deux sous, si tu couches dans le lit de mon frère. — Donnez-moi les deux sous d’avance, répondit Bulot. Grand-père Baptiste le coucha, lui mit une ficelle au pied, comme on fait aux gorets ramenés de la foire, se coucha à son tour, et, le bout de la ficelle entre ses doigts, goûta enfin quelque repos. Les plis des rideaux cessaient de grimacer. Quand il s’éveillait, il écoutait, rassuré, le ronflement de Bulot, et, s’il n’entendait rien, tirait la ficelle. — Quoi que vous voulez encore ? demandait Bulot. — Bon ! tu es là, disait grand-père Baptiste, je veux seulement que tu causes. — Voilà, je cause ; après ? — Ça me suffit, mon garçon, rendors-toi, pas trop vite. Une nuit, il tira vainement la ficelle. Il se leva, alluma une bougie et s’en vint voir. Le petit Bulot dormait tranquille, tourné contre le mur, et la ficelle dont il s’était débarrassé, attachée au bois du lit, ne le dérangeait plus. — Sournois, tu triches, dit grand-père Baptiste ; rends les deux sous. Mais, le front brûlé par une goutte de bougie fondue, Bulot poussa un cri, rejeta ses couvertures et tendit son pied. — Je m’appelle « tête de bouc » si je recommence, dit-il. — Je te pardonne pour cette fois, dit grand-père Baptiste. Il prit le pied, serra soigneusement la ficelle aux chevilles, et fit un nœud double. À J.-H. Rosny. Le fiacre s’arrêta. Les trois amis en descendirent des cannes hydrocéphales, si lourdes qu’ils les portaient à bras tendu, pour montrer leur force. Ils étaient bruyants, fiers de vivre, vêtus à la mode éternelle. Chacun avait une route nationale dans les cheveux. Le premier dit : « Laissez donc, j’ai de la monnaie. » Le second : « J’en veux faire. » Le troisième : « Vous n’êtes pas chez vous, ici », et au cocher : « Je vous défends de prendre ! » Longtemps ils cherchèrent, ouvrant avec lenteur, une à une, les poches de leurs bourses, et, tandis que le cocher les regardait, ils se regardaient obliquement. II Le premier apportait pour bébé un polichinelle bossu par devant, bossu par derrière, et singulier, car plus on le maltraitait, plus il éclatait de rire. La maîtresse de maison dit : « Voilà une folie. » Le second apportait un bouledogue trapu, à mâchoires proéminentes. Il était en caoutchouc, coûtait dix-neuf sous, et, quand on lui tâtait les côtes, il pilait comme un oiseau. La maîtresse de maison dit : « Encore une folie ! » Le troisième n’apportait rien ; mais du plus loin qu’elle le vit entrer, la maîtresse de maison s’écria : — Je parie que vous avez fait des folies ! venez çà, vite, que je vous gronde ! III Au dîner, dès le potage, la maîtresse de maison dit : — Un peu ? non, bien vrai ? Vous ne faites pas honneur à la cuisinière. Je suis désolée. Vous savez : il n’y a que ça. Le premier des trois répondit : « Mâtin ! » Le second : « Je l’espère bien. » Le troisième : « Je voudrais bien voir que ce ne fût pas tout. » Ensuite les plats défilèrent, comme il est prescrit, s’épuisant à calmer les faims. IV Après avoir mangé, chacun comme quatre, et tous comme pas un, les trois amis dirent parallèlement ; au dessert assorti : « Soit, pour finir mon pain. » aux liqueurs circulantes : « Jamais d’alcool ; mais du moment que cela vous fait plaisir ! » et la boîte de cigares vidée : « La fumée ne vous incommode pas, au moins ? » — Mon père était fumeur, répliqua d’un trait la maîtresse de maison. Mon frère était fumeur. J’ai joué et grandi sur des genoux de fumeurs. Mon mari fumait aussi. J’ai un oncle que j’aime beaucoup qui fume la pipe et j’adore l’odeur du tabac, bien que ça empeste les rideaux. V Quand les trois amis se retrouvèrent dehors, le premier fit : « Ouf ! » Le second : « Cette noce m’a cassé. » Et le troisième, qui parlait plusieurs langues étrangères : « Jamais je n’ai tant rigolé. » Puis, remmenant leurs cannes, ils allèrent se coucher. M. ET Mme BORNET LE GÂTEAU GÂTÉ — LE BOUCHON. L’ORANG — LE BATEAU À VAPEUR. À Alphonse Daudet. Mme Bornet déchira, en suivant le pointillé, le télégramme et lut : « Comptez pas sur nous. Indisposés. Amitiés. Lafoy. » — Comme c’est ennuyeux ! dit-elle. Je vous le demande. Indisposés : beau motif ! Moi qui avais tout préparé ! — Ces choses-là n’arrivent qu’à nous, dit M. Bornet. Mme Bornet réfléchit : — J’y songe : il y a un moyen de nous arranger. Les Nolot viennent demain. Le gâteau sera encore frais. Il servira. Mais le lendemain, au moment d’allumer les bougies, elle reçut un second télégramme : « Impossible pour ce soir. Excuses. Nolot. » — C’est comme un fait exprès, dit M. Bornet. Mme Bornet, accablée, les lèvres blanches, ne comprenait pas cet acharnement du sort, et elle ouvrait la bouche toute grande afin de faciliter la sortie des mots blessants. — Prévenir à neuf heures ! quel manque d’éducation ! — Mieux vaut tard que jamais, dit M. Bornet. Cependant, calme-toi, gros mérinos, tu vas tourner ! — Oh ! tu peux rire. C’est du joli ! Cette fois, le gâteau est bel et bien perdu. — Nous le mangerons demain à déjeuner. — Si tu crois que j’achète des gâteaux pour notre ordinaire. — Sans doute ; mais puisque nous ne pouvons pas faire autrement, résignons-nous. — Soit, gaspillons notre fortune, dit Mme Bornet. Dépitée comme maîtresse de maison, elle passa une nuit mauvaise, avec de brusques coups de reins, tandis que son mari dormait légitimement et rêvait peut-être sucreries à la vanille. — Il se réjouit déjà, pensait-elle. Chose promise, chose due. Au déjeuner, la bonne apporta, non sans précautions, le gâteau sur la table. M. et Mme Bornet le contemplèrent. Il s’était affaissé. La crème avait jauni, fuyait par les fentes, et les éclairs s’y noyaient peu à peu. Autrefois semblable à quelque château fort, il ne rappelait maintenant aucune construction connue, parmi celles, du moins, qui ne sont pas encore écroulées. M. Bornet garda pour lui ces remarques et Mme Bornet se mit à découper les parts. Préoccupée de les faire égales, elle disait à son mari : — Tu guignes la plus grosse, hein ! vieux gourmand ! Son couteau disparut sous les flots de crème coulante, gratta l’assiette, agaçant les dents, mais jamais elle ne parvint à fixer des limites, à tracer des sentiers secs, et toujours les parts débordaient l’une sur l’autre. Exaspérée, elle prit l’assiette, renversa dans celle de son mari la moitié du gâteau et dit : — Tiens, bourre-toi. M. Bornet emplit une cuiller à potage, souffla sur la crème tant elle lui parut froide, et n’en fit qu’une bouchée. Mais sa langue embarrassée refusa de clapper. Il grimaça, puis sourit : — Je crois qu’elle a un petit goût, dit-il. — Allons ! bon, dit Madame. Quel homme à caprices ! ma parole, je ne sais plus qu’inventer pour te nourrir. Seigneur, que je suis donc malheureuse ! — Essaie, toi, dit simplement M. Bornet. — Je n’ai pas besoin d’essayer. Je suis sûre d’avance qu’elle n’a aucun goût. — Essaie tout de même. Avales-en une cuillerée, rien qu’une. — Deux, si tu veux, fit Mme Bornet. En effet, elle les avala coup sur coup et dit : — Eh bien ! quoi ? Qu’est-ce que tu lui trouves, à ce gâteau ? Un peu fait, peut-être. Mais elle n’en reprit pas. Elle se désolait, allait pleurer, quand M. Bornet eut une idée : — Écoute. Il y a longtemps que tu n’as rien offert au concierge, et j’ai observé que, depuis le Jour de l’an, ses prévenances diminuent. Privons-nous. Donnons-lui le gâteau. Nous avons la vie devant nous, pour nous en payer d’autres, n’est-ce pas ? — Au moins, remets ta part, dit Mme Bornet. Ils firent monter le concierge. Après les compliments d’usage : — Voulez-vous me permettre de vous offrir ceci, dit M. Bornet, en lui tendant l’assiette. — Vous êtes trop charitables, dit le concierge, mais ça va vous manquer. — Que non ! dit M. Bornet. J’en ai jusque-là. Il pesa sur sa pomme d’Adam et tira la langue. — Prenez, dit Mme Bornet. Ne craignez rien. C’est pour vous. Le concierge, les yeux sur le gâteau, les narines flairantes, hésita et soudain demanda : — Y a-t-il des œufs dans votre gâteau ? — Parbleu ! dit M. Bornet, on ne fait pas de bon gâteau sans œufs. — Alors, ça me rembrunit. Je n’aime pas les œufs. — Qu’est-ce que tu lui contes, mon ami ? dit Mme Bornet. Il y a un jaune d’œuf, au plus, pour lier la pâte. — Oh ! Madame, rien que d’entendre chanter une poule, j’ai mal au cœur. — Je vous affirme, dit Monsieur, qu’il est exquis. Vous vous régaleriez. Comme preuve, il trempa le bout du doigt dans le gâteau et suça hardiment. — Possible, dit le concierge ; je suis sans compétence. C’est égal, je n’en veux point. Je vomirais. Faites excuses, merci bien. — Mais pour votre femme. — Ma femme est comme moi. Elle m'aime pas les œufs. Elle les renvoie aussi. C’est un peu à cause de ce dégoût-là que nous nous sommes convenu. — Pour vos charmants bébés. — Mes gosses, Madame. Justement, l’aîné a mal aux dents. Il en perd partout. La friandise ne lui vaut rien. Et le plus petit, le pauvre cher petit, n’est point encore porté sur la bouche. — Assez, dit Mme Bornet glaciale. Laissez-le. Nous ne vous forçons pas. Nous n’en avons pas le droit. Mille regrets, mon brave ! — Oui, assez, dit M. Bornet, du ton dont il eût repoussé un mendiant. Ils étaient humiliés. Le concierge s’aperçut de leur mécontentement. Pris de scrupules délicats, il ne voulut pas les quitter sur cette impression fâcheuse, et poliment : — Vous, Monsieur, qui êtes un savant, vous n’auriez pas, des fois, dans vos livres, un livre avec des lettres écrites imprimées, pour souhaiter des fêtes, la Sainte-Honorine, par exemple. Voilà qui me ferait plaisir et me serait utile. Je vous le rendrais. On ne lui répondit même pas. Il s’éloigna à reculons, confus, certain qu’il les avait fâchés, et se promettant de faire oublier sa conduite par des amabilités de son ressort. — Imbécile ! dit M. Bornet. Des gens qui crèvent de faim. Dernièrement, leur petit tétait une feuille de salade. — Au fond, c’est de l’orgueil, dit Mme Bornet. Il mourait d’envie d’accepter. Elle n’en revenait plus, et ses doigts fébriles jouaient sur les petits tambourins de ses tempes. Les coudes sur la table, Monsieur consultait une manche de son paletot. En vérité, ce gâteau était d’un placement si difficile qu’ils allaient s’en désintéresser. — Sommes-nous bêtes ! dit enfin Madame. Elle donna un vif coup de pouce à la poire électrique. La bonne parut. — Louise, dit sèchement Mme Bornet, mangez ça. Vous conserverez votre fromage pour demain. Louise emporta le gâteau. — J’espère qu’on la comble en dessert. Elle va le dévorer, les yeux fermés. — Ça dépend, dit Monsieur, je n’en mettrais pas ma tête sur le billot. Cette fille se dégrossit, se parisianise. Elle a des diamants en verre aux oreilles. — Je sais. Depuis que nous l’avons menée au cirque, par imprudente générosité, elle jongle avec les assiettes. Mais elle ne poussera pas la distinction jusqu’à bouder contre son ventre. — Hé ! je me défie, moi. Elle peut engloutir le gâteau, comme elle peut n’y pas toucher. — Je voudrais voir ça. Ils attendirent ; puis, pour une cause ou pour une autre, sans faire semblant de rien, Mme Bornet passa dans la cuisine. Elle en revint grinçante d’indignation. — Devine où il est, notre gâteau ? M. Bornet se dressa comme un point d’interrogation énorme, oscillant. — Devine, je te le donne en cent. — Ah ! je trépigne. — Dans-la-boîte-aux-ordures ! — Trop fort ! — Sacrifiez-vous pour ces drôlesses. Sortez-les de la crotte, voilà votre récompense : « Madame, je ne suis pas venue ici pour manger vos gâteaux pourris ! » Mais je jure Dieu que cette insolence lui a coûté cher. Dédaignant la parole humaine, Mme Bornet écarta ses cinq doigts de la main droite et trois doigts de la main gauche. — J’imagine effectivement, dit M. Bornet, le visage comme frotté à la mine de plomb, que tu lui as flanqué ses huit jours. — Pardine ! Face à face, ils s’excitaient à la vengeance. Elle, ses huit doigts en pied de nez, sentait rayonner ses oreilles rouges, son front chaud, ses joues cuites, et lui s’enténébrait encore, telle une fenêtre au soleil, quand le store graduellement s’abaisse et développe son ombre. À Léon Daudet. De petits gorets, réveillés dans tous les cœurs, ont grogné d’aise au passage des viandes fines, des bons vins, et se sont grisés de fumets. Les visages animés ne peuvent plus rougir. Les joues sont en fruits. Les bouches rient double et les dames suivent, en paroles, les messieurs jusqu’où ils veulent aller. Or voilà que le maître de maison, M. Bornet, saisit la bouteille de champagne. Ah ! ah ! Il disperse d’un souffle puissant les grains de poussière qu’elle a sur la tête. On le regarde. Voyons voir ! Il lui enlève son capuchon d’or. On devient grave. Il coupe les fils qui la serrent au cou. Les dernières paroles lancées retombent à droite et à gauche, molles. Il lui appuie son pouce sur la nuque. Attention ! — Bon ! dit Mme Bornet, tu vas commencer tes bêtises. Tu ne pourrais point faire ça à la cuisine ? M. Bornet n’a même pas un geste de mépris. Il exerce par degrés les pressions accoutumées. Il semble pétrir une figurine de glaise. Il n’accomplit rien à la légère. S’il s’aperçoit que le bouchon a grandi d’une ligne, il se repose, et laisse l’effet se produire. Il donne aussi d’amicales tapes au ventre, au derrière de la bouteille. Parfois il l’incline, comme une arme chargée, dans la direction d’une poitrine, d’une gorge ouverte. Mais il rassure aussitôt ces dames : — N’ayez pas peur : je suis là. — C’est crispant, dit Mme Bonnet, prends un tire-bouchon et finis-en, à la fin ! — Prendre un tire-bouchon pour déboucher une bouteille de champagne, répond M. Bornet, syllabe par syllabe ; j’ai, dans ma longue vie, entendu des choses prodigieuses, mais celle-ci l’emporte, je l’avoue. Il observe, sournois, ses invités. Les bustes se penchent en arrière, forment ensemble, autour de la table,un large calice évasé. Chaque dame apprête un cri original. Les petits doigts se blottissent dans les oreilles. Une assiette sert d’éventail. Un monsieur, qu’on approuve, exprime en beaux termes la gêne commune : — J’ai été soldat, dit-il, je ne crains pas la mort. Tirez un coup decanon et vous verrez si je sourcille. Mais, Dieu ! que ceci m’énerve donc ! c’est plus fort que moi. — Oui, dit un docteur pourtant habitué aux enfantements pénibles,inutile de nous torturer davantage. Nous avons tous fait nos preuves. Dépêchez-vous. — Patience, grands enfants, répond M. Bornet avec calme. Moi, j’aime que la nature suive son cours. D’ailleurs, je suis en mesure de vous affirmer que le bouchon travaille. Ce n’est qu’une affaire de temps, et dès qu’il aura parti, vous n’y penserez plus. Bien qu’on le traite de monstre, d’affreux homme, il garde la sérénité de sa face. Il organise l’angoisse. Il n’agit plus sur le bouchon que par l’influence d’un regard fixe. L’anxiété atteint ses limites. On dirait que, cédant aux genoux qui tamponnent, aux abdomens gonflés, aux bras raidis, la table garnie va sauter au plafond. — Il est à gifler, dit Mme Bornet. Tu nous exaspères. On se trouverait mal. Donne-moi cette bouteille. — Veux-tu lâcher ça, dit M. Bornet, ou je renfonce le bouchon ! — À mon secours ! crie Mme Bornet. — Veux-tu lâcher ça, ou tu recevras de cette fourchette sur les phalanges. — Mme Bornet a raison, dit l’ancien militaire excité. Parfaitement ! Vous vous jouez de nous. Honneur aux dames ! Passez la bouteille tout de suite. Et déjà il l’empoigne. — Vous ne me l’arracherez pas, dit M. Bornet, à moins de me casser les doigts. — Est-il têtu ! disent les invités qui se lèvent décidés, sérieux. Et la bouteille disparaît jusqu’au col, sous les mains qui s’abattent, qui l’étreignent. Les moins promptes s’accrochent encore à des poignets. Des taches de sang circulent à fleur de peau. — Ah ! c’est ainsi, dit M. Bornet. Soit, allons-y. J’en ai vu d’autres. Je me sens bœuf. Je vous défie, un contre dix. Tant pis si la bouteille éclate. Gare au malheur et sauve qui peut ! Les convives, hors d’eux, refusent de l’entendre, perdent prudence. Désireux d’agir, ils souhaitent un dénouement qui les soulage vite, n’importe lequel, et s’en remettent au destin. Mais tiraillée en divers sens, la bouteille de champagne résiste aux efforts qui se contrarient, s’immobilise, étouffe, pousse toute seule, et le bouchon sort comme un soupir de digestion, se couche sur le côté, au bord du goulot, paresseusement. À Aurélien Scholl. — D’ailleurs, c’est étonnant comme mon mari fait bien l’orang ! dit Mme Bornet. Les convives de choix, peu nombreux, regardèrent M. Bornet. Intimement traités, ils venaient d’écouter, avec frayeur, les histoires terribles échangées. — Mais selon moi, avait dit M. Bornet, la plus extraordinaire est le Double Assassinat dans la rue Morgue. Edgar Poë l’a composée si savamment que j’ai beau la relire, la relire encore, je ne devine jamais l’orang. Et le mot n’avait pas semblé forcé. — Je vous assure, dit Mme Bornet, qu’il l’imite dans la perfection, et la première fois, j’ai dû crier au secours contre lui. — C’est exact, dit M. Bornet, elle a crié au secours, comme une sotte. — Vous ne plaisantez pas ? dirent ces dames ; vous faites l’orang, vous, monsieur Bornet ? — Il n’a pourtant rien de l’orang. — Si, quelque chose, en observant bien, dans le sourire. Une jeune femme, timide et craignant d’être exaucée, demanda : — Oh ! faites-nous-le, hein ? Les hommes désiraient voir avant de croire, inquiets toutefois. M.Bornet hocha la tête. — Ça ne se fait pas comme ça ! dit-il. Il faut être en train et en costume ; je m’explique : sans costume ! Le mot refroidit les curiosités chaudes. Ces dames s’interdirent d’insister autrement que par des : « C’est dommage ! — Moi qui aurais été si heureuse ! » Mais elles protestèrent quand l’un de ces messieurs leur dit : — Ne pourriez-vous pas vous retirer un instant ? Nous resterions entre hommes. Cela non. Mieux valait essayer un arrangement. — Voyons, monsieur Bornet, soyez gentil. Nous nous contenterons d’une esquisse. Ôtez votre paletot. — Un orang en manches de chemise ! fit dédaigneusement M. Bornet. Vous vous moquez de moi, ma parole ! — Tenez, nous ne sommes pas bégueules. Madame Bornet, est-ce que votre mari porte de la flanelle ? — Oui, mais très peu. — Pas de chance ! comment faire ? Monsieur Bornet, vous n’êtes guère aimable. Une indication nous aurait suffi. Retroussez vos manches jusqu’au coude. Nous suppléerons le reste. — Il veut qu’on le prie, dirent les hommes. M. Bornet hésitait entre la crainte de ne pas jouer son rôle et celle de le mal jouer. Au bord de sa chaise, prêt à se lever, flatté comme l’artiste célèbre auquel on demande « ne serait-ce qu’un couplet », il jouissait des yeux fixés sur lui, des bouches entr’ouvertes, des mains tendues et frémissantes. — Soit, dit-il, puisque vous l’exigez ! Il ôta son paletot et l’écarta soigneusement sur le dossier de sa chaise. — Je réclame votre indulgence, dit-il, pour trois raisons. D’abord ma femme exagère ou se trompe peut-être. En second lieu, je n’ai pas encore exécuté l’orang en public. Enfin, et ceci vous surprendra, je vous affirme que, de ma vie, je n’ai vu d’orang ! — Vous en avez plus de mérite, lui dit-on. Il y eut un remuement de sièges. On se prépara à la peur. Les dames se serrèrent, coude à coude, autour de la table, et les messieurs, nerveusement, sucèrent leurs cigarettes, s’enveloppèrent de fumée. — Que je quitte au moins mes manchettes empesées, dit M. Bornet. Elles me gêneraient ! — Allez, allez donc, je vous supplie ! dit une femme exaspérée, déjà pâle. M. Bornet commença. Ce fut un désastre. Dès le premier geste, comme une tête de chardon sous une chiquenaude, l’illusion éparpillée s’évanouit. Le gros homme s’épuisait en contorsions vaines. Il grimaçait, suait, agitait ses bras lourds, empêchait son gilet de remonter, et sa montre, projetée hors du gousset, sautillait d’une jambe à l’autre. Quel ridicule ! Ça, un orang ! Un vilain singe au plus, inoffensif et vulgaire. Les femmes se pinçaient, choquaient leurs genoux, se cachaient derrière leurs serviettes, et l’un de ces messieurs étreignit si fort la cuisse de son voisin, que celui-ci bondit de douleur. Oui, on souffrait, et Mme Bornet se montra femme de tact quand elle dit sèchement : — Mon pauvre ami, tu n’y es pas ! M. Bornet s’arrêta. Telle une toupie qui reçoit un coup de pied. — C’est votre faute, dit-il penaud ; je vous avais prévenue. Il fallait m’écouter. — Apaise-toi, lui dit sa femme en l’épongeant. Va renouer ta cravate et te rafraîchir les tempes. Humilié, il passa dans le cabinet de toilette. — Pardon pour lui ! dit-elle. Mais les convives soulagés, parce qu’ils en étaient quittes pour la peur de la peur, s’efforcèrent de la consoler. — Chère madame, lui dirent-ils, vous vous faites trop de mauvais sang. M. Bornet réussira mieux une autre fois. C’est tellement difficile. Et puis cela n’a pas mal marché du tout. D’autres que nous peut-être se seraient laissé impressionner. Ils se levaient, l’entouraient, touchés de sa peine. Ces dames, certaines d’avoir échappé à un grand danger, respiraient plus librement. Elles se félicitaient, les mains unies, parlaient ensemble, gaies, rieuses et vivaces, comme au plein soleil de midi. Tout à coup l’orang parut. Il s’avança très lentement, et l’éclatante lumière de la salle à manger s’obscurcit. Il avait le dos courbe, la tête rentrée dans les épaules, la mâchoire inférieure disloquée. Ses yeux sanglants regardaient dans le vide. Ses doigts mobiles pétrissaient, étranglaient des choses, et ses ongles s’allongeaient en griffes. L’assurance perdue, les convives s’étaient bousculés, tassés dans un coin, et se retenaient de pousser des cris d’horreur qui eussent ajouta à leur épouvante. D’autre part, l’orang se gardait de grogner. Mais, la gueule tantôt contractée, tantôt élargie, il exprimait sa rage d’être exilé de ses forêts. On ne le distinguait que vaguement. Il fit le tour de la table, silencieux, saisit un couteau, et le brandit, non à la manière des assassins expérimentés, mais comme un animal gauche, d’autant plus redoutable qu’il ne sait pas se servir d’une arme. La scène sombrait dans les ténèbres, la nuit noire. On n’entendait plus même haleter les poitrines. L’orang soufflait son haleine sur les visages. — Assez ! chéri, assez ! dit Mme Bornet. Aussitôt M. Bornet, docile, leva le gaz. Les convives aspirèrent longuement la clarté qui se répandit jusqu’à leur cœur, et l’un d'eux, pour chasser au loin son malaise, donna le signal des applaudissements : — Bravo ! bravo ! étonnante faculté ! — C’est un gros succès, dit Mme Bornet, empourprée. Tu n’as pas commis une faute. Toutes ces dames s’exclamaient : — Moi, je suffoquais ! — Moi, je me suis crue morte ! — Moi, je ne dormirai pas cette nuit. — Moi, d’abord, je ne bouge plus. J’attendrai ici le petit jour. Il leur restait à tous cette lâcheté qui calme les plus pressantes envies qu’on puisse avoir de changer de place. — Alors vous êtes contents, dit M. Bornet. Tant mieux. Moi aussi. Merci, merci. Il reprit, modeste : — Voyez-vous, l’important est de faire jouer le gaz à propos. J’avoue la petitesse du moyen, mais j’en garantis l’effet neuf fois sur dix. Ses chaussettes qu’il avait gardées, sans doute à cause des mies de pain et des petits os que, pendant un dîner, on jette inévitablement par terre, retombaient sur ses chevilles. Laid de sa propre laideur et de celle qu’il venait d’acquérir, il s’oubliait dans son triomphe, vengé de son premier échec. Ses cheveux rares, trempés, luisaient comme ceux qu’on trouve dans les soupes. Il reniflait et une buée de lessive ressortait à double jet de ses narines. Le torse fumant, les mains collées sur son ventre pareil à un sac plein, quelque temps encore il écouta les compliments... avant d’aller remettre sa chemise. À Paul Hervieu. Retirés à la campagne, les Bornet sont les voisins des Navot et les deux ménages font bon ménage. Ils aiment également le calme, l’air pur, l’ombre et l’eau. Ils sympathisent au point de s’imiter. Le matin, ces dames vont au marché ensemble. — J’ai envie de manger un canard, dit Mme Navot. — Tiens, moi aussi, dit Mme Bornet. Ces messieurs se consultent s’ils projettent d’embellir, l’un son jardin avantageusement exposé, l’autre sa maison située sur une hauteur et jamais humide. Ils s’accordent bien. Tant mieux. Pourvu que ça dure ! Mais c’est à la fraîcheur, quand ils se promènent sur la Marne, que les ménages Navot et Bornet souhaitent le plus de s’entendre toujours. Les deux bateaux de même forme et de couleur verte glissent bord à bord. M. Navot et M. Bornet caressent l’eau comme de leurs mains prolongées. Parfois ils s’excitent jusqu’à la première perle de sueur, sans jalousie, si fraternels qu’ils ne peuvent se battre l’un l’autre et qu’ils rament « pareil ». L’une des dames renifle discrètement et dit : — Il fait délicieux ! — Oui, répond l’autre, il fait délicieux. Or, ce soir, comme les Bornet vont rejoindre les Navot pour la promenade accoutumée, Mme Bornet fixe un point de la Marne et dit : — Par exemple ! M. Bornet qui ferme la porte à clef se retourne : — Quoi donc ? — Mâtin ! reprend Mme Bornet, ils ne se refusent plus rien, nos amis. Ils ont un bateau à vapeur. — Fichtre ! dit M. Bornet. C’est vrai. Sur la rive, dans l’étroit garage réservé aux Navot, on distingue un petit bateau à vapeur, son tuyau noir qui luit au soleil, et les flocons de fumée qui s’échappent. Déjà installés, M. et Mme Navot attendent et agitent un mouchoir. — Très drôle, ma foi ! dit M. Bornet pincé. — Ils veulent nous éblouir, dit Mme Bornet avec dépit. — Je ne les savais pas aussi cachottiers, dit M. Bornet. Pour ma part, je n’aurais jamais acheté un bateau à vapeur tout seul, sans eux. Fiez-vous aux amis. Enfin ! Je remarquais, ces temps derniers, qu’ils avaient l’air chose. Parbleu, c’était ça. — Si nous n’y allions point ! — Ce serait excessif. Mais puisqu’ils manquent de délicatesse, ne leur donnons point la joie de nous surprendre. Restons indifférents. — Bien petit, leur bateau à vapeur, dit Mme Bornet. À peine plus grand que l’autre. Comment le trouves-tu ? — Oh ! de loin, un bateau à vapeur produit forcément quelque effet. D’ailleurs aujourd’hui on réussit des bijoux dans le genre. Cependant les Navot continuent leurs signes. Sans doute ils crient : — Dépêchez-vous ! Les Bornet descendent vers la Marne et se gardent de se hâter. — C’est bon, on y va, dit M. Bornet. Que d’embarras, mon Dieu ! — D’abord, dit Mme Bornet, nous aussi, nous aurions un bateau à vapeur, si nous voulions, en nous gênant un peu. Lentement, ils s’avancent à pas raccourcis, affectent de baisser la tête, de la détourner ou d’observer le ciel. Certes, leur intention n’est pas de rompre avec les Navot. Ils se promettent même d’admirer poliment, selon les usages du monde, mais ils viennent d’entendre se casser avec un bruit sec le premier des fils minces qui servent à attacher les cœurs, et Mme Bornet conclut : — Si je ne suis qu’une femme, je ne suis pas femme pour rien, je n’oublierai de ma vie leur procédé. Et toi ? Sans répondre, M. Bornet lui prend la main. — Halte ! dit-il. Ma pauvre vieille, nous sommes fous ! Mme Bornet obéit, le regarde, regarde du côté des Navot et dit : — Mon pauvre vieux, voilà du chimérique ! Ils se frottent les yeux, en écartent des effiloches de brumes et se croient aveugles. Puis ils se mettent à rire, silencieusement, comme deux Indiens, épaule contre épaule, redevenus bons, épanouis, heureux de vivre en ce monde où toujours tout s’explique : Assis entre M. et Mme Navot, dans leur bateau ordinaire, un étranger fume, quelque ami de Paris peut-être, et, grave sous son chapeau haut de forme noir qui luit au soleil, il rend la fumée, naturellement, par la bouche. UN ROMAN _____ Première partie : ŒUF DE POULE Deuxième partie : LE SEAU PREMIÈRE PARTIE _________ ŒUF DE POULE À A. Roguenant. Le fils de Mme Lérin avait dit à la servante : — Françoise, il y a encore une poule dans le jardin ! Et Françoise avait répondu : — J’y vais, monsieur Émile. C’est toujours la même : mais cette fois, gare ! Elle levait les bras et criait : « Poule ! poule ! » toute rouge et courant par les allées. La poule était dans le carré des petits pois, à son aise sur la terre chaude creusée sous elle, inquiète toutefois de ce qui pouvait arriver. Précisément, il arriva une pierre. La poule se leva en chantant bruyamment, sauta sur le mur, fit face à Françoise, et secoua ses plumes grises de poussière, puis douillettement calée, les yeux mi-clos, la queue en panache, par bravade attendit. Aussitôt Françoise agitant sa jupe avec bruit, les lèvres sifflantes, doubla le carré des petits pois. D’un bond la poule fut dans la rue. Tout semblait terminé. La rue appartient aux poules et rien de ce qui les y concerne n’importait à Françoise. Mais la servante ouvrit la barrière du jardin et fit claquer, tournoyer son torchon. La colère l’entraînait, peut-être aussi le plaisir de la course. La poule comprit le danger, longea la maison, dandinante, et entra dans la grande cour, en donnant aux herbes, çà et là, un coup de bec, quand elle avait le temps. Un moment elle se vit perdue. Elle s’était imprudemment logée dans un angle du mur, près de la grange, et déjà Françoise, la jupe écartée, lui barrait le passage. Affolée, d’un violent coup d’aile elle s’enleva de terre, se trouva perchée sur un bâton de l’échelle qui montait au « foineau », et, les ailes ouvertes en balancier, la gravit, à petits sauts secs, sans se presser, échelon par échelon, disparut. Françoise la suivit et à l’entrée du « foineau » s’arrêta. Il était plein d’ombre ; le foin s’y entassait en galettes serrées. Un souffle chargé d’odeurs grisantes caressa le visage en sueur de Françoise. — Tant pis, j’entre un instant, dit-elle. D’ailleurs, il y a peut-être des œufs, puisque les poules y vont. Le foin, pressé contre les poutres, s’y appuyant de toutes ses bottes, dégringolait jusqu’aux pieds de Françoise en escaliers irréguliers. La poule s’était installée en haut, dans un nid fait comme exprès pour elle. Il aurait fallu, pour l’atteindre, affronter des périls, enfoncer dans des trous, risquer des enjambées, se donner bien du mal, et encore ! Ce fut sans appréhension qu’elle vit la servante tenter l’assaut, tâter les couches de foin du bout du pied, pressentir les gouffres, osciller, s’arrêter prudente, se consulter et recommencer l’escalade. — Attends, attends... disait Françoise, je vais t’apprendre, moi ! Qu’est-ce qu’elle allait lui apprendre ? Son pied heurta quelque chose de dur, le manche d’une fourche enfouie dans le foin, jusqu’aux dents. Françoise tomba sur le dos ; ses bras battirent l’air. Elle sentit toute sa colère se dissoudre comme un fondant, et, fixée par la poule sérieuse, partit d’un rire prolongé. C’était doux comme un lit de plumes, plus doux. Le foin la chatouilla de toutes ses pointes, jouant avec elle, la cernant, guetteur, prompt à surprendre un bout d’oreille. Elle se retournait d’une joue sur l’autre, se sentait une pelote dans chaque main, et, quand elle remuait les mollets, ses bas s’emplissaient d’aiguilles à tricoter. Elle fermait les yeux, les rouvrait, apercevait la poule toujours grave, absorbée, et criait encore, convulsive à force de rire : — Poule, poule ! Oh ! la mâtine ! Vraiment elle prenait une douche de foin. Des poutres descendait une cascade d’herbes sèches. Des vagues lui tombaient sur les bras, sur le front, comme si le « foineau » fût changé subitement en une sorte d’étang onduleux. Elle ne voyait plus que de temps en temps, et par des éclaircies, la poule immobile. Les flots de foin coulaient régulièrement. Tout à coup, le rire de Françoise fut cassé net. Le fils de Mme Lérin était agenouillé près d’elle. — Comment, c’est vous, monsieur Émile, c’était vous ! Elle n’en revenait pas de le trouver là, tout contre, sans qu’elle l’eût soupçonné, monté du foin ou tombé des tuiles par enchantement. Il souriait d’un air embarrassé et mâchait un fétu. Avec la fourche il continuait de lui couvrir, comme d’un drap de foin, la poitrine, les jambes, tout le corps. — C’est la poule, dit Françoise ; je suis tombée, mais je me relève, monsieur Émile. Elle fit un effort vain. — Allons, voilà que je ne peux plus, maintenant ! Elle recommença de rire de bon cœur, les bras tendus. — Non, j’y resterai, bien sûr ! M. Émile jeta sa fourche en haut du « foineau » et prit les deux mains de Françoise. Elles étaient grasses, moites. Il se raidit, le corps en arrière, les genoux arc-boutés, la souleva. Mais il dut lâcher tout. On était mal « parti » et Françoise retomba. — À une autre ! dit-elle. M. Émile reprit les deux mains. Longuement il en écartait les doigts pour y accrocher les siens, tentait un essai par les poignets, mais cela glissait trop, et il revenait aux doigts après un arrêt à la paume. — Une, deux : y êtes-vous ? Il y était, l’étreignait, l’étouffait, l’embrassait, et la baisait avec violence, très vite, sans un mot. Du coin où M. Émile l’avait lancée, la fourche se précipita, ses trois dents aiguës en avant, et le mordit. Il ne put retenir une plainte et, d’un revers de main, la rejeta plus haut encore. Elle revint, mais hésitante, au moyen d’une glissade, sournoise, les dents toujours ouvertes, arriva sans bruit, inattendue, surprenante. Cette fois ce fut Françoise qui cria, meurtrie dans toute sa chair. M. Émile repoussa la fourche avec tant de force, qu’elle enfonça dans le foin ses trois dents, profondément, et toute droite, se tint tranquille, comme une bête hargneuse matée. La poule dans son nid demeurait indifférente, tout entière à son œuvre. Autour d’eux, l’infini travail du foineau se continuait. L’univers des brins de paille et de foin bruissait faiblement, comme une chute de grésil. Aux tuiles, aux lattes, aux poutres, avec entêtement, les araignées accrochaient leurs délicats jeux de patience. Quelques-uns se fondaient en une seule tente fine, sans pli et sans déchirure. Des toiles isolées semblaient des débris de papier décollé par l’humidité dans une chambre inhabitée. Une araignée solitaire glissait sur son filet, défiante, l’allure oblique. Une hirondelle entra, fusa, enleva la toile et l’araignée et sortit, d’un trait. Soudain la poule, prise d’effarement, donna des coups de bec dans le vide et, avec un lourd déploiement d’ailes, caquetante, franchit les deux corps enlacés et s’en alla tomber en pleine cour. Une de ses plumes égarée, entraînée par le sillage de l’air, tourbillonna molle, fut saisie par les doigts invisibles du vent, s’anima, monta et s’évanouit, envolée comme un oiseau, vivante. Françoise dressa la tête. Mme Lérin appelait : — Françoise, Françoise, où êtes-vous donc ? — Voilà ! voilà ! Mais hébétée, elle ne bougeait pas, serait restée là, quand M. Émile, bien avisé, grimpa jusqu’au nid de la poule, y plongea la main, prit l’œuf et le tendit à Françoise. Elle descendit rapidement l’échelle. — Qu’est-ce que vous avez donc fait ? dit Mme Lérin, que vous êtes couverte de foin ? — C’est plein d’œufs, là-haut, dit Françoise : j’en ai même cassé un. Tenez, voilà l’autre. Elle crut remarquer que Mme Lérin persistait à la regarder singulièrement. — Ça doit se voir, pensa-t-elle. Mais Mme Lérin, soupesant l’œuf, et le mirant au soleil, lui dit d’un ton naturel : — Il faut faire attention, Françoise. Les œufs sont rares, cette année, bien plus rares que l’année dernière. Ils n’ont jamais été aussi rares. DEUXIÈME PARTIE _______ LE SEAU À Eugène Bosdeveix. Cette nuit, on a crié dans le jardin, et ce matin, vers cinq heures, sûr de la présence du soleil, je saute du lit pour aller voir. Mon père et ma mère dorment encore, ainsi que Françoise, notre bonne, assez paresseuse depuis quelque temps. Je voudrais me rappeler les cris, ou plus exactement les plaintes, mais je ne suis pas de ces personnes douées, auxquelles il suffit d’entendre un air une fois pour le retenir. Il ne résonne dans ma mémoire que des bruits vagues légers comme des œufs vides. Je parcours lentement le jardin et cherche des traces de pas. Les allées sont trop sèches. De nombreux fils blancs les traversent. Cependant l’une d’elles en a moins que les autres, et ceux qui lui restent semblent avoir été tendus rapidement à la dernière heure. Je prends cette allée et m’interroge sur l’utilité de tous ces fils. Les araignées les sécrètent-elles pour y suspendre leur linge ? Du linge d’araignées ! Mon imagination va bien aujourd’hui et me fait espérer d’importantes découvertes. D’abord, je note qu’un poirier a quelques-unes de ses branches cassées. Est-ce par un animal, une chèvre ? Mais une chèvre bêle et ne crie pas. En outre, elle aurait brouté les branches. Par un voleur ? Je sais le nombre des poires : vingt-huit. Aucune ne manque. Elles brillent de rosée. On les embrasserait comme des joues. Dans deux ou trois semaines, elles seront bonnes à cueillir. Je ramasse des brindilles parmi les fraisiers. Ce n’est pas une personne distraite qui les a brisées. Elles ont été mordues comme afin de calmer une douleur, une grosse rage de dents par exemple. Moi, je mangerais des feuilles ! À la quantité des brindilles mâchées je devine qu’on souffrait beaucoup et qu’on est demeuré longtemps près du poirier. Un peu plus loin elle s’est appuyée contre un autre arbre, haut pommier dont les petites pommes grises apaisent, en été, mes plus fortes soifs. J’ai dit elle parce que l’écorce a pincé entre deux écailles un long cheveu de femme, blond. Je préférerais un cheveu noir ou châtain, et j’éprouve un commencement de trouble. Au delà du pommier, la trace des pas devient visible. La marche s’appesantit. Le pied reste longtemps posé sur le sable, le marque avec netteté, s’en détache péniblement, et les empreintes se resserrent, se touchent presque. J’arrive à l’extrémité de l’allée. Elle se perd dans un épais bouquet de noisetiers sous lesquels j’ai disposé, pour mes siestes, des fagots en forme de fauteuil. « Fauteuil » n’est pas de trop, tant ce siège me plaît, tant je m’y trouve commodément aux grandes chaleurs. C’est là qu’a dû se passer la chose. Les fagots sont bouleversés comme les couvertures d’un lit, après une nuit agitée. Des mousses, de l’oseille, des œillets, ont été arrachés par poignées, et le sol, rayé de coups de talons, humide çà et là, n’a pas encore bu tout le sang répandu. J’examine les lieux de près, en détail, accroupi, et machinalement je relève les brins d’herbe foulés, j’efface des souillures ; du plat de la main je caresse, j’égalise la terre. Car j’ai beau ne pas vouloir comprendre, il y a longtemps que je comprends. Les certitudes m’arrivent par bandes, importunes, trop hâtives. Vivement intéressé, je déchiffre la série des indices à première vue, reconstitue la scène, et me souviens du mois, du jour où, frappant d’un doigt mon épaule, Françoise m’a dit, brusque : — Vous savez, je suis prise ! Jamais elle n’a osé me tutoyer. Elle n’était point de ces paysannes qui s’enorgueillissent d’un bourgeois. Je rarrange le fauteuil, puis, m’étant éloigné de quelques pas je reviens en indifférent qui se promène, par hasard, devant les noisetiers, sans penser à mal, et je me persuade que l’endroit a son air naturel de tous les jours. D’ailleurs, des chats ont pu se battre là, un chien vagabond s’y rouler. Je regarde le soleil lent à monter, et j’écarte mon ombre afin qu’il puisse vite chauffer les traces mouillées où ça patouille et brûler ce qui tire l’œil. Au fond, je ne suis pas à mon aise du tout. Après, la lutte contre la souffrance terminée (on dit que c’est un vilain quart d’heure), qu’a-t-elle fait ? Il faut que je continue à comprendre malgré moi. Ma lucidité m’effraie. Je n’ai qu’à suivre cette allée comme, sur une carte, une ligne pointillée au crayon de couleur. Je la ratisse avec soin, en tous sens, et me voilà au puits. Mes jambes reculent, mais je maintiens énergiquement les fuyardes, tandis qu’une lumière blessante m’entre au cerveau. Françoise n’a pas jeté le petit. Elle l’a mis dans le seau de fer-blanc et elle l’a descendu doucement, à cause de la poulie grinçante, maternellement. Puis elle a perdu la tête. Elle n’a pas eu le courage de remonter le seau. Il pend là-bas, au fond. La chaîne oscille encore à mes yeux brouillés, déroulée tout entière, et la poulie n’a retenu que le dernier anneau plus gros que les autres. Je le saisis et je tire. Plus j’approche du bord, plus c’est lourd. Je tire sans regarder, avec la peur de ramener... Je lâcherais tout. Rien ! Le seau, comme tous les seaux, a bien fait bascule en touchant l’eau, et le petit est loin. Je noue la chaîne, et me penche, poussé dans le dos, sur la margelle. J’ai un instant la tête enveloppée de glace. Un morceau de ciment se détache, perce des couches vibrantes, emplit le puits de sourdes clameurs. Longtemps je prête l’oreille. Je me redresse, le front rafraîchi. Je songe soulagé : « Françoise a tué, elle se taira. » C’est très gentil de sa part. Le reste me regarde. D’abord, je veux qu’elle se remette, et je demanderai pour elle, à ma mère, huit jours, quinze jours de repos. Maman ne me refuse rien. Elle prendra une femme de ménage, en attendant que Françoise se rétablisse. D’ailleurs, s’il faut l’avouer, je pense que maman ne sera pas plus gênante qu’une complice discrète. Tout de même, j’ai de la veine, et l’affaire aurait pu mal tourner. Mais ne recommence pas, l’ami ! passe pour une fois, hein ! Tranquillisé peu à peu, innocent, je regarde devant moi, derrière moi. L’allée est propre, en ordre ; mon âme aussi. Je ne compte plus qu’une ou deux inquiétudes menues. Ainsi, je devrai, à moins que je ne trouve un prétexte, boire à table de l'eau du puits, sans dégoût. En outre, quelle attitude aurai-je en présence de Françoise, à notre première rencontre, à notre confrontation ? Baissera-t-elle les yeux ? Il est sept heures. Mon père et ma mère s’éveillent et Françoise, épuisée, choisit les mots qu’elle va dire, pour qu’on la laisse au lit. Je n’oublierai pas de sitôt les deux heures d’émotions successives qui viennent de s’écouler, et j’ai un grand besoin de plein air, de recueillement. D’ordinaire, par ce soleil, les poissons courent à fleur d’eau, sautent, gueule ouverte, sur les mouches, et se régaleraient même d’amorces artificielles. On pêcherait fructueusement ce matin. Je connais un coin, près des framboisiers où, par toutes ses gouttières, le chaume entretient une fraîcheur salutaire aux petits vers jaunes. J’empoigne une pioche, la soulève haut, les bras raides, l’abats, et du premier coup, je déterre un chiffon mou, une loque rouge et boueuse, indigne de pincettes, l’enveloppe gluante de mon plaisir dépouillé, pareille aux papiers gras d’un déjeuner sur l’herbe... le délivre ! LES DEUX CAS DE M. SUD ________ LA PETITE MORT DU CHÊNE. LES CHARDONNERETS. LA LA PETITE MORT DU CHÊNE À Louis Baudry de Saunier. — Mais, se dit M. Sud, pourquoi n’as-tu pas tiré ? — J’ai oublié, se répondit M. Sud avec simplicité. Il ne se gourmanda point davantage, et suivit de l’œil les perdrix qui se posèrent là-bas, dans un carré vert. — Bien ! dit M. Sud ; elles sont à moi ! Il fit le geste d’appuyer son index sur l’endroit, exactement. Il portait son fusil par le milieu, d’une main, les bras écartés, marchait en levant haut ses courtes jambes, et s’efforçait de maintenir derrière lui Pyrame, un vieux chien de location, d’ardeur modérée. Arrivé au carré vert, M. Sud se baissa, cueillit une plante et demeura quelque temps rêveur. Était-ce de la luzerne ? Était-ce du trèfle ? Parisien têtu, il ne les distinguait encore que malaisément. Comme il se relevait, il entendit les perdrix « bourrir et cacaber ». M. Sud avait trouvé dans un livre de chasse et retenu, pour de fréquentes citations,ces deux termes d’une sonorité étrange. — Elles m’ont surpris, les diablesses ! j’ai encore oublié de tirer, dit-il. Les perdrix, l’une d’elles en tête et guide des autres, emportaient au loin leur lourde traîne pendante. M. Sud les regardait avec un bon sourire, admirait leur vol comme un feu d’artifice, et tortillait son brin de trèfle ou de luzerne. Elles passèrent la rivière, désunies un instant par les branches des saules, et tout de suite, presque au bord, se remisèrent hors de danger. — Voilà qui n’est plus du jeu, dit M. Sud. Je n’ai pas de pont sous le pied, moi. Décidément, les malignes refusent le combat et me narguent ! Il s’imaginait caché dans le ventre d’une vache artificielle. Les perdrix se rapprochaient, confiantes. Un bras de fantôme sortait pour les ramasser une à une. Il leur cria ce mot d’esprit : — Bonsoir, la compagnie ! Et, vengé, incapable de leur en vouloir, il ne les regretta même pas, tout aise d’échapper à des nécessités cruelles. Il se promena en pleine verdure, s’y rafraîchit les cuisses, y trempa ses fesses même, au moyen de brusque flexions. Il caressait aussi sa belle barbe blanche, et le cordon de son lorgnon dessinait sur le plastron de sa chemise une fourche fine. — Vais-je rentrer bredouille ? Heureusement, des alouettes tireliraient dans tous les sens. Quen’avait-il, au lieu d’un fusil, un filet à papillons ! D’abord elles tournoyaient, incertaines de la route à suivre, puiss’élevaient lentes et grisollantes, sans doute en quête de miroirs. M. Sud fit la remarque que toutes montaient vers le soleil, le long de sesrayons, comme suspendues au bout de fils d’or qu’on pelotonne. Quelques-unes allaient certainement jusqu’aux flammes, pour s’y perdre, s’y rôtir, et M. Sud, la nuque douloureuse, la bouche ouverte, les yeux brouillés, espérait leur chute. — Il faut pourtant que je les tire ! Au cul levé, c’eût été hasardeux. Il préférait s’en désigner une et lavoir s’abattre, se motter, là, entre ces deux taupinières. Il s’avancerait sur elle, le fusil à l’épaule, et viserait un peu en dessous, pour ne point l’abîmer. Violemment étourdie, elle n’aurait plus que la force de sauter dans la gueule de Pyrame. Mais l’alouette était couleur de terre. M. Sud cherchait en vain la petite robe grise imperceptible, fondue. Il piétinait, tournait sur place, s’égarait comme quelqu’un qui vient de laisser tomber une pièce d’argent. Il s’assit quelques minutes, afin de souffler, de renouer les cordons de ses guêtres et les nombreuses ficelles de son costume. Toutes les taches roses de son teint d’homme savamment nourri s’étaient rejointes et n’en formaient qu’une. Il s’épongea, se sourit dans une glace minuscule, fier de soi, et assuré de faire plus tard une belle conserve. — N’aurai-je pas l’occasion de décharger mon arme ? Il l’ajustait contre sa joue, trouvait enfin la mire, et, pour terminer, étudiait de nouveau les incrustations de la crosse, ces damasquinures si riches qu’elles semblaient garantir l’adresse du chasseur. — Certes, j’ai là un objet d’art, un fusil de luxe, quoique de précision. Mais part-il bien ? J’en ai connu qui ont éclaté. De grosses pierres le tentaient à cause de leur immobilité. Toutefois elles étaient par trop mortes, tandis qu’un arbre a de la sève, presque du sang. Il fit choix d’un chêne sérieux, vivace, trapu, isolé au milieud’un champ et dont l’aspect devait épouvanter, la nuit. L’écorce, comme une vieille manche au coude, s’en était çà et là usée à la râpe des garrots que les chaleurs démangent. Tout autour du tronc, les sabots avaient battu, aplati le sol, et, pour n’être que de chevaux paysans, n’en empêchaient pas moins les herbes d’y pousser. M. Sud calcula ses distances, car les plombs tantôt s’écartent et passent, les uns à droite, les autres à gauche, tantôt par répercussion peuvent vous blesser grièvement. Debout, il doutait de lui-même et craignait le recul. À plat ventre, il n’apercevait plus le chêne. Il adopta donc la solide, confortable position du tireur à genoux. Il épaula non sans méthode, point pressé, grave et pâle. Le canon du fusil, d’abord vertical, s’inclina, se coucha sur le plan de tir. M. Sud était agité de petites secousses, éprouvait des palpitations légères. Il transformait l’arbre en bête, en homme. Est-ce vrai, ce qu’on raconte, qu’une forte détonation peut décider la pluie ? Il patienta, attendit le calme de ses nerfs et le silence de son cœur. Il voulait éviter l’à-coup, ne lâcher la détente, celle de gauche bien entendu, comme toujours, qu’après une pression graduée, tendre, interminable. De temps en temps, il risquait un coup d’œil : au bout d’une allée d’acier éclatante, la mire se dressait ainsi qu’une borne. Au delà s’étendait un espace vide, glace sans tain. Enfin le chêne apparaissait, trouble, mouvementé, remuait toutes ses feuilles inquiètes comme une multitude d’ailes, et gémissait, oscillait dans un doux et long effort pour s’éveiller de sa torpeur mortelle. Pyrame, en arrêt d’étonnement, faisait avec sa queue des signes discrets. LES CHARDONNERETS À Lucien Priou. M. Sud regardait les chardonnerets tantôt se poser sur le peuplier, et tantôt joncher la terre, comme une bande de fleurs volantes. Sans doute, il en désirait un pour le mettre à sa boutonnière. Longtemps il attendit qu’ils fussent bien en tas, irrésolu dès que l’un d’eux s’écartait. Soudain, dans un accès de férocité et de bravoure, il déchargea son beau fusil, en détournant la tête. Quand il revint à lui, son chien Pyrame mangeait les chardonnerets morts. Quelques autres, blessés à peine ou étourdis, échappaient aux happements de la gueule. M. Sud les ramassa et les mit dans sa poche, tout fier. Ainsi, il avait tué : grâce à lui, là, des plumes s’étaient éparpillées ; la terre buvait du sang ; des cervelles se répandaient, blanches comme du lait d’herbe à verrues. Et si, malgré ces preuves, un incrédule doutait encore, il suffirait, pour le convaincre, de dire à Pyrame : — Montre ta langue ! — Je veux garder la douille de ma cartouche ! se dit M. Sud. Il s’en alla. Il éprouvait le besoin de marcher vite et droit. Il avait hâte de rentrer à la maison et de retourner sa poche, tous ses amis assemblés. Il entendait cette exclamation : « Fameux coup ! » et répondait, modeste : « Vous êtes trop aimable, j’ai eu de la chance. Merci. La prochaine fois je ferai mieux ! » Il se flatta la barbe comme il faisait toujours à chaque contentement. Jamais elle n’avvait été plus élastique. Il la soulevait haut, par les deux pointes, et la laissait ensuite retomber, écarter toute sa neige sur sa poitrine d’homme. Les chardonnerets remuèrent. M. Sud en prit un, avec des précautions, et l’examina pour voir « comment c’était fait ». Le chardonneret avait la tête rouge, les ailes jaunes et brunes ; l’une d’elles, cassée, pendait. La mobilité de son bec et de ses yeux était l’unique signe de sa souffrance fine. Mais une remarque, entre toutes, frappa M. Sud. Cette miniature d’être ne lui faisait pas l’effet d’une « pièce de gibier ». Il croyait soupeser un fragile objet d’art, fini au point de donner l’illusion de la vie. Il mania les chardonnerets les uns après les autres, et tous le troublèrent par leur effarement menu. Ses impressions tournèrent comme des roues folles. Il s’imagina penaud, et non plus triomphant, sous les regards de ses amis, et il écouta les fous rires des coquettes petites filles, déjà femmes par le don de se moquer. — Oui, se dit-il, j’ai fait un beau coup. Quelle honte ! Il ralentit le pas. En ce moment, le chardonneret qu’il tenait s’envola, hésita un peu en l’air, étonné de se sentir libre, et partit. Cette espièglerie réjouit M. Sud : — Celui-là n’avait pas trop de mal, dit-il. Les autres l’imiteront peut-être ! Il les percha tour à tour au bout de son doigt, avec des paroles encourageantes. Mais, désormais incapables d’essor, ils retombèrent au creux de la main. — Qu’en faire ? se demanda M. Sud. Il ne songea pas à les élever dans une cage bien aménagée. Il s’assura que personne ne pouvait le surprendre, regretta de ne point se trouver derrière une porte dont le verrou serait poussé, et déposa délicatement les chardonnerets au bord de la rivière. Le courant félin les saisit, noua, comme avec un fil, leurs ailes à peine battantes, les emporta. Vraiment, ils furent noyés sans avoir lutté plus que des mouches. — Vois-tu, dit M. Sud à Pyrame, je préfère, décidément, la pêche à la chasse. Les poissons, ça n’a pas l’air de bêtes. Ils n'ont ni poil, ni plumes, et meurent tout seuls, quand ils veulent, sur le gazon, dans un coin, sans qu’on s’en occupe. Assez de carnage ! À partir de demain, nous pêcherons : tu porteras le filet ! Ensuite, M. Sud jeta sa douille de cartouche, moins précieuse, maintenant, qu’un bout de cigare éteint, et, comme son pantalon en velours gris-souris était taché de sang, il trempa dans l’eau son mouchoir et s’efforça — ainsi qu’un criminel — de laver et de frotter les gouttes rouges qui reparaissaient toujours ! HISTOIRE D’EUGÉNIE ______ LE RÊVE. - LE MOINEAU. LE BEAU-PÈRE. IL FAUT QU’UNE PORTE SOIT FERMÉE. LE RÊVE À Alfred Swann. Mlle Eugénie Lérin se demande, en s’éveillant : — Où suis-je ? Il lui faut reconstituer, détail à détail, la chambre, faire la reconnaissance des objets familiers, se déclarer : — Voici la pendule et voilà le paravent. En face : les fenêtres ! Elle s’est donc grisée ? Elle se croit, au cerveau, une pelote de glu, où toutes ses idées sont collées comme des pattes de mouche : — Qu’est-ce que j’ai fait, sans le vouloir ? Elle bâille, boursoufle l’édredon, tente de se rendormir, sur le ventre, sur le dos. Elle compte au plafond les taches de plâtre, et presse ses tempes entre ses pouces, comme pour faire jaillir le souvenir hors du front : — Tiens, tiens, tiens ! Parfois ses lèvres s’avancent, en suçoir, aux succulents « passages » du rêve. — Fameux ! que serait-ce, si c’était « pour de vrai » ? Un instant, elle prend la pose dite en chien de fusil, croise ses doigts et ramène ses genoux au menton. Puis elle se détend, s’assied sur le lit, et met le premier bas, sans hâte, paresseuse. Et tandis que la soie, toutes ses mailles titillées, fait ses délices de la peau, la jeune fille penche encore la tête, s’attarde à écouter, entend distinctement des choses, à gauche. Elle a une tourterelle dans le cœur ! LE MOINEAU À A. Collache. On frappe aux carreaux. Ils ont « pris » cette nuit, et le givre les a géométriquement fleuris. Toc ! Toc ! Il semble qu’on enfonce de petites pointes dans du verre. — Je sais ce que c’est, dit Mlle Eugénie. Aussitôt, elle se lève. Elle doit être bonne et tendre, car ses jambes semblent bien vilaines, inaccordables, et ses pieds, larges et plats, traînent sur le tapis, comme des savates. Elle a les chevilles trop en relief, des doigts chevaucheurs, des mollets dégorgés, et, aux épaules, des salières telles qu’il faudrait mettre du poivre dedans pour exciter quelque homme. Heureusement, par ces temps durs, son cœur se fend comme les pierres. Elle entr’ouvre la fenêtre. Le moineau saute sur son doigt. Elle lui sert un déjeuner intime de miettes et de graines. — Quand on pense qu’il a passé la nuit dans la rue ! Elle le flatte, l’embrasse et lui écrase du pain dans de la salive. En chemise, elle grelotte à fleur de peau et brûle d’un feu caché. Par une fente de la croisée, la bise siffle sa nudité de laide ; mais la conscience du devoir accompli croît en Mlle Eugénie, s’élargit, s’enfle, et, comme un ballon intérieur, la soulève et la porte, un instant suspendue, planante. — Ah ! moineaux crottés, moineaux va-nu-pieds, que Dieu misérablement abandonne, venez à moi, en foule ; j’ai de la charité pour tous vos appétits. Pit ! Pit ! Le moineau mange, comme s’il avait été apprivoisé par M. Theuriet lui-même. Et ces petites bêtes ne sont pas ingrates. Il est évident que nos prières montent au ciel, roulées en cigarettes sous leurs ailes chaudes. La recommandation d’un oiseau vaut, pour le moins, son pesant de plumes. Elle divague, la chère jeune fille ! Elle en est à ce point de l’attendrissement où l’on s’imagine qu’on va parler en vers. Déjà elle touche le prix de sa bonne action en vœux entendus, en souhaits réalisés. Voilà qu’elle pleure un peu ! Fût ! Fût ! La queue, les ailes remuantes, le moineau rassasié se perche au bout de l’index, fait bec fin et ventre plein, et, avant de s’envoler au-dessus des toits éclatants de blancheur pure, vers les froides couches d’air irrespirable, il laisse, comme solde, à Mlle Eugénie, au creux de la main, entre la ligne de vie et la ligne de prospérité, une crotte. LE BEAU-PÈRE À Alcide Guérin. L’unique fenêtre de la chambre à coucher donne sur le jardin. Mlle Eugénie écarte, en éventail, des plumes de paon dans un vase. Depuis longtemps, il est question d’un mariage pour elle. M. André Meltour, de Saint-Étienne, la trouve à son goût, et rondement, bon commerçant, presse les choses. En visite, ce matin même, il « se déclare » à M. Lérin, au soleil, près de la petite barrière blanche. Adroitement, il a commencé par le complimenter sur l’entretien des allées, et par lui poser, avec intérêt, quelques questions d’horticulture. — Qu’est-ce que c’est que ça, monsieur Lérin ? — Comment ! à votre âge, vous ne connaissez pas encore les oignons ? La fenêtre est entr’ouverte, et Mlle Eugénie entend nettement. Tantôt elle se blâme d’écouter, et tantôt elle chasse, comme des mouches, les scrupules entêtés à revenir. — Oui, mon cher monsieur Lérin, dit-on, Saint-Étienne est une ville d’aspect sale, fumeux. Le soleil paraît jaune. Les fleurs, qu’on fait venir à grands frais, se fanent incontinent. Il semble que les ruisseaux roulent du charbon délayé. Mais, prenez quelques gouttes de cette eau noire dans le creux de votre main, les voilà claires, limpides et pures : Est-ce comique ? Il sort de Saint-Étienne les rubans les plus doux à l’œil et au toucher et jamais une épidémie n’y est entrée. Concevez-vous ? En vingt-cinq jours, comme aux sources vantées, une femme délicate pourrait y restaurer sa vigueur. C’est un coup droit. M. Lérin ne semble pas touché. Il songe à l’eau noire claire et ne la voit pas bien. — Non, je ne la vois pas bien. — S’il vous plaît ? — Vous êtes donc sourd ? je vous dis que je ne vois pas votre eau. — Les savants, répond M. Meltour, donnent leurs raisons diverses. En tout cas le phénomène n’est pas niable. Mlle Eugénie le notera. — Singulier ! — J’irai plus loin, continue M. Meltour, dont la langue prend le trot, l’air chargé de Saint-Étienne, que de grands chimistes parisiens ont analysé, par sa composition même, est préférable à tout autre air. — Mais, si je vous entends, vos fleurs se fanent incontinent. — Tandis que les femmes... Monsieur Lérin, vous êtes galant ! mais nous sommes gens assez fins pour répondre à tout. Les femmes sont les rivales des fleurs : ainsi la contradiction s’explique. M. Meltour, satisfait, rit. Mais M. Lérin se garde de sourire. — Votre soleil est jaune ? — Tout jaune, sans éclat. Mlle Eugénie ouvrira peu son ombrelle, je vous en avertis. — Elle va donc à Saint-Étienne ? — J’ose espérer que si j’ai le bonheur d’en faire ma femme, elle me suivra partout, comme le code le lui ordonne. — Vous voulez donc vous marier ? demande M. Lérin. M. Meltour se découvre et, doucement, passe la main sur ses cheveux rares : — Je crois qu’il est temps ; n’est-ce pas votre avis ? — Oh ! des fois, ça repousse, dit M. Lérin. — Je suis un homme, répond M. Meltour, je me dis la vérité à moi-même, et je ne compte que sur l’indulgence de mademoiselle votre fille. — C’est donc avec ma fille que vous voulez vous marier ? — Monsieur Lérin, vous vous moquez ! — Ah ! Ces messieurs se taisent. Les plumes de paon tremblent entre les doigts de Mlle Eugénie. Elle attend, ses yeux dans leurs yeux, quand soudain M. Meltour, désireux d’en finir, parle ferme et bref. — Eh bien, que dites-vous ? — Moi, rien. C’est votre affaire. — Comment cela, cher beau-père ? — Tenez, finissons, fait M. Lérin. Vous voulez épouser ma fille, et, la connaissant mal, vous me demandez à moi quelques renseignements. Je n’en ai point à vous donner. Est-ce que je sais quelle femme sera ma fille ? Vous m’êtes sympathique comme un homme qu’on a rencontré trois fois, c’est-à-dire indifférent ; je vois votre embarras ; si vous faites une sottise, vous direz : « On m’a trompé ! » et, si vous tombez bien, vous vous applaudirez seul, en vantant votre bon goût. Tout est possible, Monsieur. On a vu des gens heureux. Le serez-vous ? Qui le prédirait ? Pas moi. Vous hésitez. Il vous faudrait quelques conseils, un coup d’épaule. Ah ! si je vous souriais, vous appelais du geste comme un petit qui apprend à marcher !... Mais je reste là, incohérent, de bois, et, pour me corrompre, vous me nommez : « Cher beau-père ! » Je me retiens solidement de vous répondre : « Mon gendre ! » Monsieur, j’ai passé l’âge où l’on s’attendrit. Mariez-vous. Dans une vingtaine d’années, quand vous aurez fait vos preuves, je me réjouirai et vous féliciterai. D’ici là, je me montrerai froid, et, n’était l’ennui d’aller à la messe, j’assisterais sans souci à votre aventure. Donnez quelques sous au curé pour qu’il fasse vite, car, à la campagne, les églises manquent de confortable. Oh ! Monsieur, vous êtes dans une situation pénible. Je ne vous plains pas, mais il vous en arrive une bien bonne. Franchement, je n’y peux rien. Parlons d’autre chose, voulez-vous ? Il conclut : — Je veux arracher, pour notre déjeuner, deux ou trois radis noirs. Les aimez-vous, les radis noirs ? — Oui, dit M. Meltour, surtout quand ils sont blancs. Les plumes de paon, élégamment ordonnées, rayonnantes, baignent dans du soleil leurs aigrettes nuancées et leurs yeux cerclés de couleurs vives. Mlle Eugénie, tout oie, sanglote, et, comme elle n’a pas beaucoup de poitrine, ses grosses larmes tombent par terre, verticales. IL FAUT QU’UNE PORTE SOIT FERMÉE À Fernand Vanderem. EUGÉNIE. — Vous ne voulez pas que j’entre ? ÉMILE. — Chère madame, je suis désolé ; j’ai un monsieur, un directeur. Nous causons sérieusement. Il s’agit de gros intérêts. EUGÉNIE. — Comment ? j’arrive de province ; je monte vos six étages et vous ne voulez pas que j’entre ! Vous êtes dur. ÉMILE. — Ma chère dame, puisque je vous dis que j’ai quelqu’un. EUGÉNIE. — Vous dites que c’est un monsieur, je n’ai pas peur d’un monsieur ! ÉMILE. — Sans doute, mais il est vieux et nous sommes en affaires. Je vous assure qu’il m’est impossible de vous recevoir. Tout raterait. EUGÉNIE. — Je parie que ton monsieur, c’est une femme. ÉMILE. — Un monsieur n’est jamais une femme. D’ailleurs, entendez-vous ? il tousse. EUGÉNIE. — Je n’entends rien. ÉMILE. — Il a toussé tout à l’heure. Il ne peut pas tousser constamment pour vous faire plaisir. EUGÉNIE. — Ainsi, tandis que ce monsieur se carre, s’allonge dans ton fauteuil, il faut que je me tienne debout sur mes pauvres jambes ! ÉMILE. — Chut ! pas si haut ! le frotteur est dans l’escalier, qui racle.Le laitier peut venir d’un instant à l’autre, et la concierge ne fait que grimper. EUGÉNIE. — Bon : chuchotons ! Ah ! que j’ai chaud ! Je boirais un verre d’eau d’un trait. ÉMILE. — Si vous m’aviez écrit, je vous aurais attendue dans un café et nous aurions causé en prenant un bock. EUGÉNIE. — Je te vois, c’est l’essentiel. ÉMILE. — As-tu quelque chose d’important à me communiquer ? EUGÉNIE. — J’ai à te communiquer que je t’aime toujours. Ouvre donc la porte toute grande. Je n’aperçois que le bout de ton nez dans de l’ombre. Là, bien. Tu es rasé ! Est-ce que tu t’es rasé pour moi ? Donne-moi l’étrenne de ta barbe. ÉMILE. — Non, j’avoue que c’est pour moi. Boutt ! je me rase tous les deux jours. Boutt ! EUGÉNIE. — Oh ! ce petit baiser d’un sou. Embrasse-moi mieux que ça, proprement. — Qu’est-ce que tu écoutes ? ÉMILE. — Il me semble qu’on a ouvert une porte à l’étage au-dessous. On nous guette. Vraiment, nous serions mieux dans la rue. Tu te compromets, et je ne veux pas que tu prennes l’habitude de t’exposer ainsi. Du reste, je ne suis presque jamais chez moi. EUGÉNIE. — On ne me connaît pas, puisque j’arrive de province. Dieu ! que je suis lasse ! J’ai envie de m’asseoir sur l’escalier, par terre. ÉMILE. — Malheureuse petite femme ! Je me fais un mauvais sang à te voir dans cet état. EUGÉNIE. — Ne te tourmente pas. J’ai encore des forces. Est-ce que ton monsieur s’en ira bientôt ? ÉMILE. — Pas avant que tout soit réglé. Tu sais : quand on a mis la main sur un vieux, il ne faut plus le lâcher. EUGÉNIE. — Oui, je sais. Qu’est-ce qu’il dirige ? ÉMILE. — Un journal, des théâtres, une foule de choses. Là n’est pas la question. EUGÉNIE. — Enfin, comment s’appelle-t-il ? ÉMILE. — Qu’est-ce que cela te fait, puisque tu ne l’as jamais vu ? EUGÉNIE. — C’est juste. Holà ! holà ! mon cœur, mets ta main. ÉMILE. — C’est vrai qu’il bat fort. Tu es montée trop vite. Il se calmera quand tu seras redescendue. EUGÉNIE. — Je crois qu’il a remué, ton monsieur. ÉMILE. — Il remue parce qu’il s’ennuie, cet homme. EUGÉNIE. — Encore cinq minutes. J’ai droit à cinq minutes ; tu me les accordes ? ÉMILE. — Soit. Ton mari, M. André Meltour, va bien ? EUGÉNIE. — J’espère que nous n’allons point parler de mon mari. ÉMILE. — Parlons de ce que tu voudras. Mais par quoi commencer ? Nous n’avons que cinq minutes. EUGÉNIE. — Moi qui voulais te dire tant de choses ! je ne me rappelle plus rien. Te rappelles-tu, toi ? ÉMILE. — Moi, je me rappelle tout, notre rencontre, ses suites, ta chute, mon accident, nos peurs (avons-nous eu peur, un jour ! et cet autre, avons-nous ri ?), mon départ et tes larmes ; quoi encore ? Je relis notre roman, notre beau roman, comme si je l’avais devant moi, grand ouvert, à la page cornée du meilleur chapitre. Est-ce cela que tu veux dire ? EUGÉNIE. — Je songe à ta première caresse. ÉMILE. — Je m’en souviens comme si c’était hier. Je n’ai pas besoin de t’affirmer que tout demeure ineffaçable, là, dans ma tête, et ici, dans mon cœur. EUGÉNIE. — Comme cela a passé vite ! ÉMILE. — Ça n’a pas duré longtemps, mais cela a duré quelque temps et nous en avons profité. Il serait ingrat de trop se plaindre. EUGÉNIE. — Écoute, mon ami : mes jambes se dérobent sous moi. Prête-moi une chaise, un pliant, un gros livre. ÉMILE. — Sois raisonnable. Veux-tu un conseil ? EUGÉNIE. — Tout de toi. ÉMILE. — Abrège ta visite. Fais cela pour moi. Ce monsieur s’impatiente. EUGÉNIE. — Tant pis pour lui. ÉMILE. — C’est méchant de ta part. Je ne te retrouve plus. Tu ne m’avais pas habitué à cet égoïsme. Mon avenir dépend de ce monsieur. Mais que t’importe ? EUGÉNIE. — Ne te fâche pas. ÉMILE. — Je suis peiné, froissé. EUGÉNIE. — Je m’en vais. C’est tout de même drôle que tu me défendes d’entrer à cause d’un monsieur. Je ne l’aurais pas mangé. ÉMILE. — La plaisanterie est facile. EUGÉNIE. — Je te promets de te quitter tout de suite, de te laisser à tes nombreux travaux, si tu me montres au moins le chapeau ou la canne de ce monsieur. Ça me tranquilliserait. ÉMILE. — C’est de l’enfantillage. Qui m’empêchera de te montrer mon chapeau à moi ou ma canne à moi ? D’abord les vieux ont des parapluies. EUGÉNIE. — Ah ! tu ruses. Tu te dérobes. Alors j’entrerai. ÉMILE. — Chère madame, vous n’entrerez pas. EUGÉNIE. — Brutal ! vous me faites mal aux poignets. ÉMILE. — Naturellement. Criez, ameutez les gens. Bousculez toutes mes quilles. Je vais être dans la nécessité de vous fermer la porte au nez. EUGÉNIE. — Quel accueil ! Mon ami, mon cher ami ! ÉMILE. — Eh ben, quoi ? EUGÉNIE. — Adieu. ÉMILE. — Non, pas adieu. Ce serait trop bête. Nous nous aimons, après tout, et il est inutile de nous chagriner. Pardonnez-moi. J’ai été un peu brusque. Mais aussi, comprenez donc que mon monsieur s’exaspère. Je suis sûr qu’il marche de long en large. Donnez votre poignet que je souffle dessus. Ne craignez rien, je vous reverrai. Quand retournez-vous en province ? EUGÉNIE. — Dame ! ce soir. Je n’étais venue que pour toi. ÉMILE. — Retardez votre départ. Vous avez le temps. Il y a des monuments à Paris. Je vous guiderai. Fixons un rendez-vous pour demain. À quelle heure ? à quel endroit ? EUGÉNIE. — Choisis toi-même. ÉMILE. — C’est ça, convenu. J’y serai, sinon, je t’enverrai un petit mot. EUGÉNIE. — Tu m’aimes ? ÉMILE. — Mauvaise ! tu es très jolie, tu sais, ce matin. EUGÉNIE. — Et encore, tu me vois dans un faux jour. ÉMILE. — Boutt ! à demain ; compte sur moi. Boutt ! Boutt ! tiens-toi à la rampe. Ne te presse pas... L’escalier est dur. EUGÉNIE. — À la bonne heure ! Tu as une concierge qui cire. Fais-lui mes compliments. Au revoir. ÉMILE. — Oui, c’est une excellente femme, Au revoir, chère madame... ma chérie, veux-je dire ! EUGÉNIE. — Tu vois ! Tu vois ! Ah ! j’en pleurerais ! ÉMILE. — Comment, vous remontez ! Voilà qu’elle remonte, à présent. Oh ! mais non. Gare aux doigts ! Je ferme. BONNE-AMIE _____ LA ROSE. LA PRUNE. LA ROSE À Edmond de Goncourt. Bonne-Amie entra et tendit à Marcel, qu’elle aimait parce qu’il avait un prénom à la mode et qu’il écrivait dans les journaux, une rose. — Elles sont introuvables, par le temps froid qui court, tu sais, lui dit-elle. Devine combien elle me coûte ? — Les yeux de la tête, dit Marcel. Il emplit d’eau le plus ventru de ses pots bleus, pour y mettre la rose. — Ne l’abîme pas, dit Bonne-Amie. Le fleuriste affirme qu’elle peut s’ouvrir dans une chambre bien chauffée. — Justement : voilà un bon feu ; attendons, dit Marcel. — Et toi, quel plaisir veux-tu me faire ? demanda Bonne-Amie. Elle s’était assise et, les pieds à la flamme, elle ajouta : — Je ne tiens pas aux cadeaux. Un rien me suffit, une attention délicate qui touche une femme plus que l’offre d’un empire ou de grosses richesses. Je ne sais quoi. Arrange-toi. Trouve quelque chose. Il me semble qu’à ta place je ne serais pas embarrassée. J’ai été gentille. Sois mignon. — J’ai ton affaire, dit Marcel. Sans hésiter, il prit le manuscrit en train, et, remuant la jambe, se tapotant la joue avec une règle, se mit à lire, à haute voix, le chapitre fameux dont il pouvait dire : « Celui-là, mon vieux, j’en réponds ! » Et c’était toujours ainsi. Les humiliations ne l’assagissaient pas. À peine avait-il répété : « Suis-je bête ! suis-je bête ! » qu’il recommençait de mendier, l’incorrigible, jusqu’à rougir, un peu d’admiration de femme. Sa voix, éclatante dès le lancer des phrases, bientôt mollit, et, comme de coutume, au passage admirable où le mot serre l’idée si fort qu’elle étouffe, il s’arrêta, défiant, craintif, et regarda : La jupe serrée aux chevilles, les genoux collés, les coudes au corps, les mains perdues dans les manches, Bonne-Amie avait voûté sa taille, plissé son front, rentré ses yeux et cousu sa bouche, car elle ne dit même pas : « J’avoue que mon opinion personnelle n’a qu’une importance secondaire. » Vraiment, elle n’avait oublié que de poser sur la cheminée, à droite et à gauche de la pendule, ses deux inutiles coquillages, ses oreilles sourdes. Tout entière, Bonne-Amie s’était fermée. Et Marcel déjà se dépitait ; mais soudain il s’attendrit : Dans le pot bleu et ventru, la rose s’était ouverte. Quel émerveillement ! L’émotion oscillante, folle, Marcel reluisait de sève. Il allait encore perdre la tête, s’emballer, fourrer avec reconnaissance son nez au creux de la fleur, lorsque enfin Bonne-Amie lui dit, à temps pour qu’il pût se reconquérir et se calmer : — Tiens ! la rose ! à la bonne heure ! le fleuriste ne m’a pas volée. LA PRUNE À Marcel Schwob. Au bout de la branche pend une prune qui ne veut pas tomber. Pourtant, gonflée comme une joue d’enfant boudeur, mûre, pleine d’un jus lourd, elle est continûment attirée vers la terre. D’une pointe de feu le soleil lui pique la peau, lui ronge ses couleurs, lui brûle la queue tout le jour. Elle ne se détache pas. Le vent l’attaque à son tour, l’enveloppe d’abord, la caresse sournoisement de son haleine, puis, s’acharnant, souffle dessus d’un brusque effort. La prune remue au gré du vent, docile, dorlotée, dormante. Une violente pluie d’orage la crible de minuscules balles crépitantes. Les balles fondent en rosée et la prune luit, regarde, comme un gros œil, au travers. Un merle se pose sur la branche, par petites détentes sèches s’approche de la prune, lui lance de loin, prudent, les ailes prêtes, des coups de bec en vain rectifiés. À chaque coup, la branche mince plie, la prune recule et fait signe que non. Elle défierait jusqu’au soufflet d’une longue perche, jusqu’aux échelles des hommes. Or Bonne-Amie vient à passer. Elle voit la prune, lui sourit, se cambre avec nonchalance, penche la tête en arrière, cligne de l’œil et ouvre ses lèvres humides de gourmandise. La prune y tombe ! Et Bonne-Amie, qui ne doute de rien, me dit, sans paraître étonnée, la bouche pleine : — Tu vois, elle a chédé à mon cheul désir. Mais aussitôt punie que coupable du péché d’orgueil, elle rejette la prune. Il y a un ver dedans. LEVRAUT _____ CANARD SAUVAGE. LE FLOTTEUR DE NASSE. CANARD SAUVAGE À Henri Mazel. — Allez, Levraut, apportez donc ! Mais ces cris, poussés d’une voix forte, étaient vains. M. Mignan eut recours aux menaces et aux insultes. Levraut bondissait à hauteur d’homme ou faisait le chien couchant, ou, le nez très bas, au bord de l’eau, l’arrière-train roidi comme un arc-boutant, semblait se braquer sur le canard blessé. Parfois, il s’éloignait de son maître à l’abri d’une poussée qui l’eût culbuté dans la rivière. Le canard battait de l’aile, pulvérisait l’eau autour de lui, bien malade. Levraut, fort chien d’arrêt au poil ras, luttait contre sa peur de l’eau glacée, et, entêté, se dressait sur ses pattes de derrière, violemment. M. Mignan vit le canard s’agiter encore avec frénésie, allonger le cou, se coucher sur l’eau, et s’en aller doucement à la dérive, emporté mort par le courant. Il pensa : — Cette fois, je suis sûr de l’avoir ! Il lança des pierres afin d’exciter Levraut au bain. Il voulut l’attirer à lui par des paroles trompeuses, en se tapotant le genou du bout des doigts. Mais Levraut gardait sa prudence et ses distances. — Veux-tu apporter canard, chien de malheur ! Le tutoiement ne réussit pas mieux que la politesse. Cependant, le canard s’éloignait parmi les glaçons qui, réunis en flottille, brillaient comme des morceaux de vitre. Le long de l’Yonne, M. Mignan le suivit. Levraut l’imita. Cette promenade ne pouvait être bien longue et M. Mignan semblait peu inquiet. D’ailleurs, il jouissait de son beau coup de fusil : son émotion se prolongeait et des portions de son être vibraient encore. Le canard, forcément, s’arrêterait à quelque tronc. On voit des glaçons, qui offrent moins de prise, s’immobiliser au plus léger obstacle et s’échafauder les uns sur les autres. En outre, M. Mignan comptait toujours sur Levraut. C’est quelquefois une question de procédé. Ainsi, il pouvait faire semblant de ne penser à rien, siffler même entre ses dents un air sans importance, puis, brusquement, saisir le chien par la peau du cou et le jeter à l’eau. — Une fois à l’eau !... Mais Levraut s’arrêtait net, l’air désintéressé, prêt à fuir. M. Mignan se rendit compte qu’il n’y avait rien à faire avec cet animal-là. Tous les deux continuèrent leur marche, guidés par le canard, et M. Mignan prit le parti de l’accompagner jusqu’à sa halte. Il faisait très doux, et la neige commença de tomber, enveloppante et fine. M. Mignan, qui portait un binocle, dut fréquemment en essuyer les verres sur la doublure de son paletot. Gras et lourd, il enjambait les échaliers, péniblement, en soulevant sa cuisse ou ses guêtres avec la main. Quand il mettait le pied dans une ornière, ou dans le creux d’un sabot de bœuf, des aiguilles de glace se brisaient avec un grésillement agaçant pour ses dents. Sur toute la rivière se répercutait l’écho des craquements sonores. Le canard se cachait derrière une touffe de joncs, un saule, une pile de bois carrée comme une table où la neige aurait mis une nappe, réapparaissait et s’évanouissait encore au plus épais des flocons, toujours loin du bord. Du coin de l’œil, M. Mignan observait Levraut qui maintenait son allure indifférente, la queue basse, comme un chien de luxe à bouche inutile. Tantôt il souhaitait de le tenir là, entre ses deux genoux, et de lui donner des coups de poing sur la tête, sans compter, et sans pitié pour ses hurlements, les cloches du village voisin dussent-elles s’en ébranler ; tantôt il soufflait fortement et son haleine fumeuse lui rappelait d’étonnantes histoires, où, sous l’action du froid, les paroles se solidifient, dans l’air, en morceaux de glace gros comme des berlingots. Déjà une couche de neige alourdissait sa marche. Au fond, il rageait de toutes ses forces. — Une perche quelconque serait peut-être une perche de salut ! Il tenta d’arracher une branche de saule, mais, pour une violente secousse, une brindille inoffensive lui resta dans la main. D’une nature apoplectique, il avait le sang aux joues et la neige fondante le cuisait désagréablement. Ils arrivèrent au barrage du Gautier. — Cette fois, canard, mon ami, tu vas te cogner le nez. Finie la ballade ! Pas le moins du monde ! Une pelle se trouvait levée. Le canard passa dessous, simplement et comme il fallait s’y attendre. Il disparut dans un remous, barbota quelques secondes en pleine écume, et, de nouveau, se remit à glisser moelleusement, fugitif vivant, on l’aurait juré, et certes infernal, à l’aise au milieu de la rivière s’élargissent. La colère de M. Mignan devenait un danger. Il voulait respirer, mais il ne savait quel tampon refoulait l’air hors de lui. Il s’arrêta, imité par Levraut qu’il semblait oublier, prit le ciel à témoin, et tout de suite résolu, repartit : — J’en crèverai, dit-il, mais je ne lâcherai pas. La neige, silencieuse et serrée, lui mouillait le nez, les lèvres, le cou, éteignant complaisamment tous les feux qui lui poignaient à fleur de peau. Elle collait sous ses pieds, doublait, triplait ses semelles, lui donnait une attitude d’échassier, jusqu’au moment où, l’une des boules désagrégée, il se déséquilibrait, soudain boiteux. Plus loin, il faisait envoler d’un peuplier une bande de chardonnerets et l’arbre semblait brusquement secouer des fleurs chantantes. — Ça va durer longtemps, cette histoire-là ! En vérité, il crut être à la fin. Non loin de Marigny, un peu en amont du pont, une sorte de jetée naturelle précédait l’arche du centre et partageait en deux le courant. Au lieu de le suivre à droite ou à gauche, le canard maladroitement buta en plein un bouchon épineux où il resta. — C’est pour le coup, que je te tiens, dit M. Mignan. Le tenait-il réellement ? Une dizaine de mètres l’en séparait. Une dernière fois, il tenta de corrompre Levraut. Jamais on n’avait vu un chien à ce point apathique et morne. Aux signes de son maître, il s’écarta obliquement. M. Mignan, le regard circulaire, se mit en quête d’une longue gaule, d’une gaule de dix mètres ! Quelle naïveté ! Il fixa le canard, comme s’il voulait le cramponner de l’œil et le ramener au bord. Ses joues tremblaient. Ses lèvres se contractaient jusqu’à blanchir et se serraient à ne pas laisser passer le moindre sifflement. De grosses gouttes de neige fondue coulaient sur ses moustaches comme des larmes. Il n’imaginait aucun moyen. À vrai dire, il souffrait sans pouvoir localiser sa blessure et se sentait envahi d’une telle furie qu’il ne raisonnait plus. Comme Levraut s’approchait, il lui adressa seulement un coup de pied, incapable de recommencer la discussion. Le chien para en rompant. Toutefois, le coup de pied ne fut pas entièrement inutile, car une grosse motte de neige boueuse se détacha du soulier, vola lourdement dans l’air, comme un vilain oiseau sale, retomba, s’écrasa, s’émietta, et M. Mignan éprouva momentanément une sensation de légèreté et de bien-être qui le surprit. Mis en train, il donna de l’autre pied un autre coup, cette fois sans intention méchante et simplement pour se débarrasser de l’autre motte. Puis, le fusil en bandoulière, les mains dans ses poches, les épaules rondes sous la chute lente de la neige endormie et endormante, il continua de regarder le canard, vaguement sollicité par de multiples desseins. En cet endroit, la rivière, profonde jusqu’au genou à peine, courait sur des cailloux plats et blancs, et à son murmure doux de glou-glou de bouteille, çà et là, une pierre pointue qui perçait l’eau ajoutait la convulsion d’un hoquet. Déjà l’accourcissement du jour commençait. — Somme toute, en allant vite... Et voilà que M. Mignan, le cortège des hésitations bousculé et mis en déroute par un seul coup de tête, se précipita, courut au canard, l’arracha du buisson et revint, titubant en homme ivre, dans l’eau résistante et souple comme le chanvre, trempé à tordre comme son canard. Il l’avait ! mais, sans même le regarder, il le jeta à terre, d’un coup de talon lui écrasa le bec et la tête, et froidement, d’un autre coup, l’éventra. — Tiens, tiens, sale bête, cochonnerie ! Puis il ramassa la chose rouge, et imprimant à son bras un grand mouvement de vire volte, il la lança à toute volée, bien loin dans la rivière, le plus loin possible. D’un bond, Levraut, ardent au fumet, passa par-dessus les joncs du bord, et nagea rapidement, avec un aboiement entrecoupé, vers le canard, lapant ses traces sanglantes. LE FLOTTEUR DE NASSE À Pierre Valdagne. Bien que M. Mignan n’eût rien lancé et se fût contenté de faire un signe, Levraut sauta dans l’Yonne, chercha et trouva quelque chose : un flotteur de nasse. Il le happa et voulut le rapporter, mais le flotteur était solidement attaché, la nasse retenue au fond par de lourdes pierres et Levraut dut nager sur place. — Laisse donc, imbécile, lui dit M. Mignan, tu vois bien que c’est un flotteur de nasse. Et comme Levraut s’entêtait : — Mon pauvre chien, que tu es bête ! Allons, lâche ça tout de suite et viens ici ! Levraut, dévoué, comprenait l’impatience de son maître et redoublait d’efforts. — Si tu t’amuses, dit M. Mignan, reste ; j’ai le temps. Au moins, tu te seras lavé. Il s’assit, goguenard, observa son chien et s’aperçut que l’affaire tournait mal. Levraut se fatiguait visiblement. Parfois, il « buvait » avec un grognement sourd. Opiniâtre, il serrait toujours le morceau de bois entre ses dents. Il donnait de violents coups de tête dans le vide. Ses pattes, gênées par la corde de la nasse, par les herbes, battaient l’eau, blanche d’écume. Bientôt il n’en pourrait plus. La « bonne bête » mourrait victime du devoir. — Fichu, mon chien ! pensa M. Mignan déjà bouleversé. Il lui adressa des prières, des injures, lui dit qu’il n’avait jamais vu un chien aussi stupide. — Et c’est ma faute ! me voilà propre : je noie mon chien, afin de le baigner, moi ! Espérant lui faire lâcher sa proie fatale pour une autre, il jeta des morceaux de bois à droite et à gauche. Encore ! soit : tout à l’heure, Levraut les rapporterait, après, quand il aurait déposé celui-ci d’abord aux pieds de son maître. Et « l’intelligent animal » hurlait d’impuissance. Comment le sauver ! Une mauvaise barque se trouvait là, couchée sur le flanc, mais amarrée, cadenassée, sans rames, à moitié pleine d’eau croupie, inutile, exaspérante. Une dernière fois, M. Mignan cria : — Veux-tu lâcher ça, oui ou non ? Levraut répondit par une sorte de râle et roula des yeux qui implorent. Il enfonçait. M. Mignan se roidit, arracha la barque, la mit à flot, d’un pied entra dedans, et de l’autre se poussa du côté du chien. Il avait si adroitement manœuvré qu’il put lui appliquer, au passage, deux fortes claques sur le museau. Ainsi corrigé, Levraut enfin ouvrit la gueule d’où tomba le flotteur de nasse, et se sauva seul au bord. Cependant, la barque s’arrêta, son élan mort, et tournoya, folle, au gré du courant. M. Mignan, mouillé jusqu’aux genoux, perdait l’équilibre, et, tandis qu’incapable de se diriger, il barbotait à égale distance des deux rives, Levraut, sur le derrière, se séchait au soleil, luisait, regardait son maître et, à son tour, lui « aboyait » de revenir. LA VISITE À Paul Bonnetain. LA VISITE Le fermier Pajol tient à me faire lui-même les honneurs. Les sabots des bêtes et des hommes ont treillissé le sol de la cour et mes talons se prennent parfois dans les mailles durcies. Pajol ouvre la porte de l’écurie aux vaches, entre le premier. Des brins de paille chatouillent ses hautes épaules ; sa tête, qui touche aux poutres, servirait de tête de loup pour enlever les toiles d’araignées. Une lumière douce éclaire l’écurie. Une odeur chargée l’emplit, pique les narines. — J’aime ce goût, dis-je. Je connais un pays où l’on sauve des malades désespérés en les soignant dans une vacherie. Pajol ne me demande pas le nom du pays ; j’ajoute : — Ils boivent même du purin. — Ne vous gênez point, me dit Pajol. Nous commençons la revue. Jusqu’au fond de l’écurie, les lignes droites des dos immobiles s’espacent comme celles d’un papier réglé et les croissants des cornes remuent. Pajol flatte de la main les vaches, et quand l’une d’elles est couchée, il la force à se lever. — Pour qu’elle se soulage, dit-il. Elle n’y manque pas et, entre ses fesses honorablement médaillées de fumier, laisse choir une bouse neuve qui s’étale, large et ronde, agréable à voir, à flairer, réjouissante. Je la contemple et la renifle, indétachable. Je cherche des mots techniques qui rendraient mon étonnement et me reproche de n’avoir pas encore dormi là, une nuit, sur un lit de foin, réchauffé par les haleines des vaches. Je m’y serais assoupi à la cadence des fientes tombantes et réveillé au petit jour, les paupières et les joues enflées. — Ah ! la campagne, il n’y a que ça ! Mais la figure de Pajol s’embrume. Dans un coin de l’écurie, cinq petites taures sont rangées à part. — On les croirait en pénitence. — Vous ne mentez pas, dit Pajol. Elles ont fauté avec le taureau, dans le pré Sauvin. — Si jeunes, dis-je ; il n’y a plus d’enfants ! Les taures, comme des maîtresses lassés, tournent leurs yeux stupides vers leur ventre bombé, effarées de sentir se préparer l’événement. — Ah ! c’est un malheur, dit Pajol. D’abord, les voilà abîmées pour la vie. Puis, elles feront des veaux gentils, ma foi, des pruneaux de veaux, qu’il faudra vendre, donner tout de suite au boucher, s’il en veut. Il les déplace, ennuyé, les gourmande et les traite de libertines. Je colle mon oreille au flanc d’une taure et j’entends bouger « l’héritier ». La taure-mère, la respiration anhéleuse, penche sa tête. — Elle n’est pas fière, dit Pajol. — Elle sait bien qu’elle a mal fait, dis-je. Nous l’observons ainsi qu’une coupable. Grisés de parfums lourds, nous jugeons gravement les taures, selon les règles d’une conduite spéciale aux bêtes, et le taureau, selon les droits de l’homme. — Celle-ci est plus avancée que les autres, dit Pajol. Elle ne tardera pas de pousser sa bouteille. Il lui soulève la queue, palpe ses reins. — Sale bête ! s’écrie-t-il. Et, s’abandonnant à une juste colère, il se recule, prend son élan et flanque un bon coup de pied au derrière de la taure, comme si c’était sa propre fille. LA CAVE DE BIME À Catulle Mendès. LA CAVE DE BIME — Comme c’est noir ! dit ma grand’mère. Mais du fond de la cave une voix lointaine lui répondit : « Ton âme est encore plus noire ! » Les veilleurs ne teillaient plus. Papa Iaudi lui-même s’était arrêté de casser le chanvre. Les teilles chevelues pendaient sur les genoux. — Quelle crâne peur elle a eue, la grand’mère ! — Elle a pris ses sabots dans ses mains pour courir de la Cave de Bîme jusqu’à la maison. Il y a une trotte. — Avez-vous vu la Cave de Bîme, papa Iaudi ? — Une fois. Il m’a fallu écarter les orties. En plein jour elle se cache et n’est pas méchante. Mais si quelqu’un passe devant, la nuit, elle l’attire, l’avale comme une gueule. — Oh ! oh ! fit Pauline. Elle les mange, quoi ! — Pourquoi fais-tu : « Oh ! oh ! » Pauline ? Elle en a mangé de plus grosses que toi. — Ça prend, ces histoires-là, quand on est petit, dit Pauline. — Tu es toujours petite pour un vieux comme moi, et à mon âge, j’ai encore peur de bien des choses. Où sont les disparus du pays ? Dans la Cave de Bîme, pour sûr, égarés, perdus ! — Pauline est une libertine, dit une vieille. Sait-elle seulement où se trouve la Cave de Bîme ? — Oui, là-bas, vers la rivière, dit Pauline. J’ai regardé dedans, moi aussi. C’est un trou, voilà tout, un puits qui n’a pas d’eau, où des grenouilles crèveraient. — Tu as regardé dedans, la nuit ? — La nuit, je dors, dit Pauline. — Le jour, on fait le malin, reprit papa Iaudi. C’est la nuit qu’on a peur. On a un peu moins peur quand la lune éclaire. Tenez, ce soir, teilleriez-vous du chanvre dans ma cour, autour de moi, paisibles, si Elle n’était pas là ? Les veilleurs levèrent la tête du côté de la Grande Veilleuse. Ceux qui lui tournaient le dos pivotèrent sur leurs chaises. Elle était là, proche et discrète, avec sa bonne face humaine, comme venue exprès pour écouter Iaudi. Sa lumière abondante, dont profitait le ciel entier, ne fatiguait pas les yeux. Et pourtant, on y voyait très bien. On aurait lu de l’imprimé. — J’aime mieux la lune que le soleil ! dit une femme. Tous, fiers de pouvoir la fixer, lui sourirent, tranquillisés. Ils nelui posèrent pas de questions. Ils la contemplaient, malgré les progrès de la science, comme une gardienne au visage plein, non comme un astre instructif, avec ou sans habitants. Les veilleurs, d’un geste uniforme, se remirent à teiller. Les plus vieux étaient les plus habiles, mais papa Iaudi l’emportait sur tous par la vivacité de ses doigts, os menus que recouvrait une peau légère et cuite. Les queues de chanvre semblaient chasser des mouches, et les chènevottes, brisées d’un coup sec, se prenaient aux jupes ou sautaient lestement sur les pavés. Des gamins les ramassaient et y trouvaient encore de quoi faire des mèches de fouets. — Et elle s’enfonce jusqu’où, la Cave de Bîme, papa Iaudi ? — Comment le savoir ? On y entre, on n’en sort plus. On prétend qu’elle traverse la terre, mais ce n’est pas prouvé. — Enfin, qui l’a creusée ? — Là-dessus, j’ai mon idée à moi. C’est probablement les révolutionnaires de quatre-vingt-neuf. Je ne vois qu’eux pour avoir fait ça. — Je ne suis pas curieuse, dit Pauline, mais combien qu’elle a dévoré de gens ? — Des tas, petite, des tas, dit papa Iaudi. — Comment qu’ils s’appelaient ? — Mâtine, es-tu têtue ! Vas-y donc voir, si tu ne veux rien croire. — J’irais bien, dit Pauline. — Une maligne ! une rude ! dirent les veilleurs. — Oui, j’irais bien. Il ne faudrait pas me dépiter longtemps. — Dépiton ! carcaillon ! dirent ensemble les veilleurs. Mais papa Iaudi les calma : — Ne tentez pas le bon diable ! — Laissez-la, papa Iaudi, elle fera trois enjambées et reviendra. — Ah ! dépiton. Ah ! carcaillon. Ah ! c’est comme ça, dit Pauline. Eh bien, j’irai, et pas plus tard que tout de suite encore, et j’entrerai dans votre cave, et je crierai : « Coucou ! » et, si on me touche, gare ! je vous promets qu’on aura une fameuse calotte. Debout, tremblante de bravoure, elle montrait ses poings à l’ennemi. — Veux-tu rester ! commanda papa Iaudi. — Non, non, j’irai ; j’irai sans lanterne même, avec la lune. Elle partit quasi courante et la lune la suivit, réglant son allure sur la sienne. Un bruit de sabots qui s’éloignent et frappent le sol dur, résonna par tout le village. — Gamine ! dit papa Iaudi ; j’ai observé que les orphelines étaient presque toutes à moitié folles. En réalité, il n’avait guère plus d’inquiétude que les autres : au bas du village, Pauline remonterait vite, le derrière comme enflammé. Il distribua de nouvelles brassées de chanvre aux veilleurs. Ils causèrent de choses indifférentes, la pensée souvent au bord de la Cave de Bîme. Parfois ils prêtaient l’oreille et croyaient entendre un galop de retour. Le temps passa. Quelques-uns commencèrent de baîller. — Elle est longue. — Voilà une heure qu’elle est partie. — Elle s’est assise sur le pont, pour nous faire croire qu’elle est allée jusqu’au bout. Elle y grelotte d’épouvante, toute seule. — Mais nous ne la croirons pas. — Si, nous ferons d’abord semblant, pour mieux rire après. — Ne la chagrinez pas trop, dit papa Iaudi. — À cause d’elle nous serons forcés de nous coucher tard. — Moi, ça m’amuserait de coucher dehors. — Et moi qui n’ai pas mon châle ! — La lune nous a quittés. Je teille de mémoire. — Si nous entrions chez vous, papa Iaudi ? Dans la maison où papa Iaudi, économe, n’alluma pas de bougie, ils se sentaient mal à l’aise. Ils ressortirent. — Sommes-nous bêtes, dit une femme ; je parie qu’elle est dans son lit. Comment n’avait-on pas songé plus tôt à cette explication gaie, réconfortante et si simple ? — Elle nous a joué le tour, dit la femme. Le temps de l’arracher de ses draps, de lui donner une fessée d’importance, et je vous l’amène. Elle ne ramena pas Pauline. Un homme proposa de parcourir le village, en bande. — Tout à l’heure ! un peu de patience ! D’ailleurs, les rues s’assombrissaient comme autant de caves. — Faisons du jour avec nos lanternes, dirent les femmes. Elles se cherchaient, se groupaient, et visage contre visage, lanternes hautes, elles éprouvaient le besoin de se reconnaître. — Ce n’est pas possible qu’elle y soit allée ! — Ah ! ouath ! — Et quand elle y serait allée ? On espérait de papa Iaudi des paroles rassurantes, mais le vieillard agité ne tenait plus en place, marchait le long du mur, l’égratignait de ses ongles et urinait fréquemment, sans effort. — Voyons, papa Iaudi, entre nous, blague à part, hein ! vieux ! répondez donc. Il redressait sa taille pour dominer les bavardages, aux écoutes, muet. Les femmes lui secouaient ses mains qui étaient brûlantes. — Tant pis, dit l’une d’elles, moi je descends au-devant. Mais les hommes la retinrent. — Pourquoi ? attendez. Vous êtes bien pressée. Et puis, c’est notre affaire ! — Voilà près de trois heures qu’elle est partie ! C’est drôle, tout de même. Entendez-vous les poules remuer ? — Avez-vous fini de criailler, les femmes ? Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? Elle s’amuse en route, cette fille. Elle est libre. Et les moins troublés disaient avec un reste de confiance : — Elle va revenir. Et ceux qu’envahissait l’angoisse, répétaient sur un ton sourd : — Oui, elle va revenir. Et ceux qui déjà perdaient la tête, reprenaient d’une voix grandie : — Naturellement qu’elle va revenir ! LA CARESSE À Jean Richepin. LA CARESSE I Avril aussi s’approcha des parieurs. C’était un soldat doux et bleu, qui n’eût pas fait aux autres ce qu’il ne voulait pas qu’on lui fît. Il pensait avoir conquis la chambrée par ses sourires, son air de s’intéresser à tout, et la docilité avec laquelle il épluchait les pommes de terre. Il ne mangeait point à la gamelle, mais il y goûtait quelquefois. — Ma parole ! disait-il, c’est meilleur que ce qu’on me sert à la cantine. Il semblait n’y prendre sa nourriture que par une sorte de contrainte. Nul ne lui avait encore plié ses draps en portefeuille, ou renversé, la nuit, un quart d’eau froide sur la tête. Jamais il ne se réveillait violemment sous son lit retourné d’un coup d’épaule, toute la caserne s’abîmant dans une catastrophe. Il se croyait sauvé. Vraiment la chambrée ne se composait que de braves garçons, et la distinction d’Avril, dissimulée, passait inaperçue. Il se mêla au groupe. Les parieurs s’échauffaient. — J’en porterais deux, disait un soldat. — Tu n’en soulèverais pas seulement un, répondait un autre. — J’en porterais deux. C’est moi qui te le garantis, moi, Mélinot. — Pas la moitié d’un ; je t’en défends, moi, Martin. Tu ne sais donc pas comme c’est lourd, un homme qui fait le mort. Avril trouva bonne l’occasion de donner son avis. Ses camarades n’en seraient que flattés, et d’ailleurs, il aimait les études de mœurs. — Oui, c’est lourd, dit-il. Déjà Mélinot retroussait ses manches : — Je parie un litre. Allez-y. Qui est-ce qui se couche par terre ? Toi, Martin ; mais j’en veux un second, un gros, ça m’est égal, et je vous jetterai tous deux sur mon dos comme des sacs à raisins. Les mains s’agitèrent : « Moi ! moi ! » Et Avril s’offrit comme les autres. Mélinot hésita, soupesant les plus massifs, avec des moues de connaisseur, Enfin, pour que son triomphe éclatât davantage, il choisit Avril, à cause de ses mains blanches, de sa chair grasse, et il montrait une telle assurance que Martin eut des craintes, fit à Avril ses recommandations. — Surtout, lui dit-il, imite bien le mort. Ne te raidis pas. Abandonne-toi, les jambes et les bras mous. Laisse ballotter ta tête et ton ventre. — Sois tranquille, dit Avril. Heureux de jouer son rôle en camarade pas fier, il songeait : — Voilà une complaisance qui décidément me gagner tous les cœur. Tandis que Mélinot roulait ses biceps, Avril et Martin s’allongèrent sur le plancher. On les lia dos à dos, au moyen d’un drap et de ceinturons. Mélinot surveillait lui-même, et les installa, Martin dessous, Avril dessus, par une attention délicate. Les hommes de la chambrée formaient cercle, comme sur une place, un jour de foire, autour de la représentation. Ils se pinçaient, presque émus. Mélinot se prépara. Il cracha dans ses mains, emplit sa poitrine de vent, et il se baissait, tendait ses bras infinis, allait, les doigts écartés, les veines gonflées pour l’effort futur, ramasser le paquet. Soudain le cercle s’entr’ouvrit. Un soldat qui attendait, tout prêt, entra à reculons, culotte tombée, et Avril sentit sur sa face le frottement long, la caresse insistante d’un derrière d’homme. Il ferma les yeux à se fendre la peau du front, et la bouche à se casser les dents. Le cuir d’un ceinturon craqua. II Délivré, debout, Avril, blanc, étreignit une baïonnette, et il ne se précipita pas au hasard, parce qu’il ne voulait en tuer qu’un. — Qui ? Ce fut plus un cri qu’une parole. Il n’insultait pas. Les mots « lâche, cochon » eussent été trop doux à sa gorge sèche. Il ne pouvait que répéter : — Qui ? qui ? Les soldats reculèrent, sur la défensive, inquiets. La révolte d’Avril les étonnait. Ils avaient l’habitude des tours plaisants. Une farce ne serait-elle pas toujours drôle ? Malheur de malheur ! — Voyons, c’est pour rire, dit l’un d’eux. Mais les visages, toutes les fissures du rire bouchées, étaient comme des murs fraîchement replâtrés. Avril planta sa baïonnette dans la table. — Je saurai qui, dit-il, et je le tuerai. — Si tu lui en avais enlevé un morceau, dit Martin, tu le reconnaîtrais facilement. Le mot ne fit pas d’effet, car on observa qu’Avril, amolli après son accès de rage, pleurait d’énervement. Les soldats ne comprenaient plus. Ils s’éloignèrent chuchoteurs, avec des gestes inachevés. Avril se mit en tenue et courut aux bains. Il arracha ses vêtements, et dans la baignoire il noyait sa tête sous l’eau le plus longtemps possible et ne l’en sortait que pour souffler, à la manière des phoques. Ensuite, les cheveux fumants, il réfléchit aux stratagèmes compliqués dont il devrait user « pour savoir qui ». Sans doute, il le tuerait. Cruel d’abord avec la pointe de sa baïonnette, il lui ferait sauter un œil, le nombril, un organe indispensable, ou plutôt, il le pétrirait entre ses poings, lui crèverait l’estomac, ainsi qu’une boîte à coups de talon. Mais comment le découvrir ? Le désir d’une vengeance originale, personnelle, le détourna de porter plainte, la peur aussi du ridicule : sa sotte sotte histoire réjouirait le régiment, le colonel, des généraux peut-être ! De retour à la caserne, il affecta l’insouciance, regretta son emportement et s’avoua imbécile. Bon enfant, il pardonnait, et il se moqua le premier de ses pommettes rouges, sanglantes, débarbouillées frénétiquement, comme raclées à la pierre ponce. — Allons, c’est fini, dit-il. Qu’il se dénonce et je lui paie un litre d’eau-de-vie. Voilà ma main. Les soldats défiants ne répondirent pas. Il en prit un à part, celui qui avait les plus fortes oreilles, la plus grande bouche, la plus animale apparence et l’emmena à la cantine. Il rusa, feignit de parler d’autre chose, et tandis que les bouteilles se rangeaient sur la table comme de courtes dames arrêtées qui écoutent, il le conduisit sournoisement au bord d’une confidence. Mais arrivé là, l’homme poilu, égal aux bêtes par l’instinct, se tapa le crâne, se dressa, dit : « Merci, ma vieille, » et s’en alla, impénétrable. III Avril ne sait pas qui, ne le saura jamais. Peu à peu, la chambrée est redevenue indifférente. Il s’exaspère toujours. Une salive continue aux lèvres, il pèle à force de se laver la figure. La nuit, il imagine de ramper au milieu des lits. Tantôt il guette ceux qui rêvent tout haut. Tantôt il serre une gorge en criant : — C’est toi, hein ! dis que c’est toi. On lui lance des godillots. Il s’enfuit à grandes enjambées et ne s’endort qu’au petit jour d’un sommeil trouble où son imagination lui retrace obstinément un tableau si exact, que, de dégoût, Avril fronce ses narines. Souvent, après la soupe, il sort seul, cherche un quartier silencieux de la ville. La place est déserte. À peine un chien frôle un banc. Avril s’assied et s’enveloppe la tête dans un mouchoir parfumé. Aussitôt les souvenirs se mettent à leur travail de fouisseurs. Le cœur malade, Avril se lève et se promène d’arbre en arbre. Les nausées le suivent. Et c’est irréparable. Certes, la vie lui réserve d’agréables surprises. Plus tard, il lira des vers de fine poésie. Il entendra des chants d’oiseaux. Il pourra toucher du bout du doigt la peau élastique des femmes, respirer des fleurs, sucer des sucreries, et peut-être que ses yeux seront charmés par des élégances d’ibis roses, mais il n’oubliera jamais qu’une fois il a senti sur sa face la caresse d’un derrière d’homme. Tristement Avril s’appuie contre un arbre, et, par petites secousses douloureuses, il commence de vomir. LE MUR À Georges Courteline. LE MUR I Elles étaient méchantes ou bonnes de toutes leurs forces, et se fâchaient une fois par saison, régulièrement, huit jours. Longtemps elles voisinaient jusqu’à paraître habiter l’une chez l’autre, et, soudain, elles ne se connaissaient plus. Aussitôt la Morvande comptait avec prestesse les défauts de la Gagnarde. Celle-ci, peut-être, avait le travail de langue moins facile, mais elle réussissait plus souvent à ne pas revenir la première. Enfin elles se souriaient. Invitée, la Gagnarde entrait chez la Morvande et, de nouveau, admirait tout, la propreté des carreaux, celle du poêle, celle de l’arche et des cuivres, et celle du seau d’eau si brillant qu’il donnait soif. — Comment faites-vous donc pour être propre ? Chez moi, c’est toujours sale. Elle mentait, pour voir. — Chez vous, répondait la Morvande, on dirait que vous léchez les meubles. Ainsi, tout en gardant leur dignité, elles échangeaient des flatteries. Au seuil de la porte la Gagnarde s’extasiait encore devant le fumier des Morvand. Il était carré, fait au moule. Des branchages et des pieux le soutenaient, et on pouvait y monter par une planche à pente douce, comme sur une estrade. — À tout à l’heure, ma grosse ! disait la Gagnarde. — À tout à l’heure, ma petite ! répondait la Morvande. Or, en réalité, la grosse c’était la Gagnarde et la petite la Morvande. Donc les mots venaient bien du cœur. II Quel fut le motif de la querelle, ce jour-là, le village ne le sut jamais exactement. Les uns prétendent que la Gagnarde renversa par la cour commune un baquet d’eau grasse. Les autres, le maître d’école est du nombre, affirment que la Morvande lança, innocemment peut-être, une corbeille de pommes pourries dans les jambes de sa voisine. Qu’arriva-t-il ensuite ? La Gagnarde cassa d’un coup de fourche les deux pattes d’une oie qui n’était pas à elle, et la Morvande tordit le cou d’un jars sans en avoir le droit. Puis toutes les deux, vaillantes, se mirent à donner de la voix. La Morvande jappait. La Gagnarde grondait. La Morvande courait dans la cour, ramassait des choses qu’elle laissait retomber pour les reprendre, et, le geste désordonné, se griffait le visage. Sa seule préoccupation était de jeter des cris aigus, sans choix, mais sans interruption. Souvent elle s’approchait de l’ennemie. Elle retenait derrière son dos ses mains rétives dont les doigts avaient le mors aux ongles. Et sur sa petite tête rouge vivement agitée, sur son cou, ses épaules, elle recevait comme une douche trop chaude les injures bouillonnantes de la Gagnarde. Celle-ci s’enflait, s’enflait, les bras croisés, soufflante. Un instant, l’une penchée, l’autre comme enlevée de terre, bec à bec, étranglées et toute la chair à vif, elles ne purent plus que loucher ! III La Morvande se sauva dans l’atelier de menuiserie de son homme. Elle s’étendit sur les copeaux et longtemps demeura sans rien dire. Du bran de scie se collait à son visage en sueur. Machinalement, d’un copeau elle se faisait une bague. Les yeux secs, elle poussait toutefois de gros soupirs tenant du sanglot. Philippe Morvand ne la regardait pas. C’était un homme froid qui passait sa vie à réfléchir. Quand il avait mesuré une planche, il la mesurait encore, et, lui trouvant la même longueur, il réfléchissait. Mais il réfléchissait surtout devant un mort dont on lui avait commandé le cercueil. Il prenait alors ses mesures sans toucher le corps, et il souffrait dans toutes ses jointures à la pensée qu’il pouvait se tromper en moins, faire trop étroit, être obligé de ployer le cadavre. — Ça ne peut pas durer, fit sourdement la Morvande. Philippe ne répondit rien. Il soutenait en pente une planche polie et, un œil fermé, l’autre mi-clos, cherchait des nœuds à fleur de bois. Vivement son rabot les rongeait et les rejetait par petites frisures. — Ce n’est plus une existence ! dit la Morvande. Elle ajouta qu’il fallait en finir. Philippe, sans approuver, ne désapprouvait pas. Il entrait en réflexion. La Morvande lui exposa les faits. Elle fut calme, et, pour paraître juste, n’insulta personne. Voilà : ni l’une ni l’autre n’avaient bon caractère. Elle n’en disconvenait pas. Admettons qu’il y ait des torts des deux côtés. Quand on ne s’entend plus, on se sépare : — Qu’est-ce que tu en penses, toi ? — Dame ! dit Philippe, tourne-lui les talons. — Mais si elle me cause ? — Ne réponds pas. — Pour qu’elle me traite de dinde ! — Alors, continuez, dit Philippe. Si tu habillais une grande perche avec des vieilles guenilles, et si, la nuit, tu la plantais devant sa fenêtre, la Gagnarde ragerait fort en s’éveillant. On peut toujours essayer. — Tu me fais pitié, dit la Morvande. — Dame ! dit Philippe. Le cas l’intéressait. Volontiers il eût donné un autre conseil. Mais il n’en avait plus. Il prit sa pipe, la bourra, et, se gardant de l’allumer par crainte du feu communicable, il pipa gravement. De temps en temps il la changeait de coin, ou la tirait de sa bouche, crachait, s’essuyait les lèvres, et semblait sur le point de parler. C’était une fausse alerte. Une autre fois il ôta ses lunettes, croisa l’une sur l’autre leurs longues et menues pattes de faucheux, et les posa avec lenteur en un coin net de l’établi. On aurait juré qu’il avait pris un parti. La Morvande attendait. Mais Philippe attendait aussi. — Eh bien ! dit enfin la Morvande, moi qui ne suis qu’une bête, j’ai une idée ! Elle espérait que Philippe allait lui dire : — Laquelle ? Elle dut s’animer seule : — Et je suis venue te demander ton avis seulement pour te montrer que tu es encore plus bête que moi. Loin de sauter sur son marteau, Philippe n’eut aucun mouvement de révolte. Il en avait écouté d’autres et connaissait les femmes, même la sienne. La Morvande ne prit plus le soin de calculer ses effets et commanda : — Tu vas t’arranger avec Gagnard et faire un mur qui coupera la cour en deux jusqu’à la route, assez haut pour que je ne voie plus cette rosse, mais pas assez haut pour me cacher le coq du clocher, parce que j’entends mieux sonner la messe, quand je le regarde, le coq du clocher. — Ça coûtera cher, dit Philippe. — Gagnard en paiera la moitié. C’est dans son intérêt comme dans le nôtre. Nous serons chacun chez nous ! — Je n’y tiens pas, dit Philippe. Gagnard est un bon garçon. — Et moi, j’y tiens, dit la Morvande. Et puis d’abord, à partir d’aujourd’hui, tu vas le laisser de côté, ton Gagnard. — Il ne m’a rien fait. — Il n’est pas convenable que les maris restent bien quand les femmes ne le sont plus ! — Vous allez vous raccommoder. — Écoute, Philippe, ne répète pas ça. Je me fâcherais pour de bon. Tiens, j’aimerais mieux me raccommoder avec notre cochon, oui, avec notre cochon. — Qu’est-ce que je dirai à Gagnard, moi ? — Tu lui diras que tu ne veux plus godailler avec un petit homme qui a six pouces de fesses et le derrière tout de suite. — De jambes, remarqua honnêtement Philippe, on dit : six pouces de jambes ! — Et moi je veux dire : de fesses ! Réplique voir ? Elle se dressa, déjà prête pour la bataille. Des copeaux vibraient à ses coudes, à ses jupes. Philippe reprit ses lunettes et sur sa planche inclinée visa un dernier nœud à raboter. — Tu ne vas pas te taire ? dit-il sur un ton plutôt d’interrogation que de menace. — Je me tairai si je veux. — Bon, ne te tais pas. Il ne se rappelait point s’être emporté depuis l’âge de raison, et il avait eu l’âge de raison bien avant de se marier. Victorieuse, la Morvande emplit son tablier de copeaux, ainsi qu’elle faisait toujours quand elle était en visite chez Philippe. Le soir, leur flamme vive éclaire et chauffe à la fois. Elle s’en alla. Quelques copeaux tombèrent de son tablier, roulèrent sur leurs anneaux fins jusque dans la boue. Pareillement la tête d’une bonne dame âgée, secouée par la colère, perd ses papillotes blanches. IV Les débats se prolongèrent. Théodule Gagnard n’était pas un mauvais homme, mais très fort, il ne voulait jamais rien croire et disait sans cesse : — Ça dépend ! — Il fera beau temps aujourd’hui, Gagnard ? — Oh ! ça dépend ! Et, selon lui, tout dépendait. S’il se défiait des autres, il se montrait peu sûr de lui-même, de sorte qu’il avançait dans une discussion comme dans un fourré ! Ils eurent plus de peine à projeter le mur qu’à le construire. Le premier, Philippe proposa une hauteur ridicule. Un canard aurait aurait passé par-dessus, sans sauter. Quand ils ajoutaient une pierre, ils semblaient la traîner péniblement. — Faisons un mur d’un mètre et n’en parlons plus, dit Théodule. — Mais elles se donneront des calottes ! dit Philippe. — Va pour une autre rangée, dit Théodule. — Mettrons-nous du mortier ? — Il me paraît à moi qu’on pourrait se contenter d’aligner convenablement des pierres sèches. — Nos femmes les renverseront d’un coup d’épaules, dit Philippe. Théodule courba la tête et, sournois : — C’est de ta femme qu’est venue l’idée. Au moins, c’est toi qui vas payer. — Mon vieux !... dit Philippe. Et de la main, il fit le geste, premièrement de balayer par terre quelque chose, le mur peut-être, ensuite de lancer au ciel une autre chose, ce qui signifiait sans doute : — Si c’est ainsi, que ma femme écorche et dépiaute la tienne à son aise. Théodule ne s’entêta pas, à la condition qu’on signerait un papier. Bien entendu, ils construiraient le mur eux-mêmes, par économie. D’ailleurs, ce n’est pas malin, quand on a du goût. Inutile de fignoler. De concessions en concessions ils s’attendrirent. Ce qui les désolait, c’est qu’on menaçait leur amitié, car la Gagnarde, elle aussi (comme on se rencontre !) avait dit à Théodule : — Tu vas me faire le plaisir de te fâcher tout de suite avec son homme, hein ! — C’est le malheur ! dit Philippe. Ni l’un ni l’autre ne s’y résigneraient. Tous deux du conseil municipal, ils votaient de la même manière, et, bien qu’inégaux de taille, s’estimaient également. Ils convinrent de feindre la froideur pour tromper les femmes et de se voir en cachette. L’un ferait un petit signe de tête ; l’autre comprendrait, et, partant chacun de son côté, ils se rejoindraient à l’auberge dans la salle du fond. Ces complications extraordinaires les divertirent, et Théodule consolé cria : — À l’ouvrage ! Pendant les travaux, comme si une trêve eût été signée, les femmes les encouragèrent. Elles présidèrent au tracé des plans et dès que le mur s’éleva, se rendirent utiles. — Tiens, mon Lippe ! disait la Morvande en passant à son mari une truelle toute garnie. La Gagnarde reprenait : — Attrape, mon Dule ! et offrait au sien un moellon. Elles leur parlaient affectueusement, pour se montrer l’une à l’autre qu’elles savaient maintenir la bonne entente dans leur propre maison : — Vous voyez, Madame, comme mon mari est heureux avec moi, ce qui prouve que, de nous deux, c’est bien vous la vilaine bête ! En outre elles cédaient au besoin qu’on a, quand on s’éloigne d’une personne, de se serrer contre une autre, pour combler le vide. Morvand et Gagnard, câlinés, mignotés, sans force pour dire : « Ôtez-vous donc de là, femmes ! » ne regardaient même plus à la dépense du mortier. V Ils travaillèrent trois jours. Le soir du troisième jour, tout étant terminé, leur récompense méritée, Philippe Morvand fit le signe convenu ; Théodule Gagnard cligna de l’œil, au courant, et, l’un après l’autre, ils s’esquivèrent. Immédiatement les deux ennemies voulurent prendre possession du mur. La Morvande y appliqua une échelle à poules pour faire une petite reconnaissance, et en même temps que la sienne, de l’autre côté, la tête de la Gagnarde apparut. Gênées, elles restèrent cependant, sûres d’avoir droit chacune à la moitié du mur. Philippe et Théodule avaient soigné la partie supérieure, et les pierres tassées à grands coups de marteau dans leurs bourrelets de mortier faisaient presque une plate-forme qu’une ligne imaginaire pouvait diviser en deux. La Morvande eut une nouvelle idée. Elle installerait là ses pots de fleurs et désormais, au lieu d’une figure renfrognée, elle aurait devant ses yeux des œillets et des roses. C’était une si bonne idée qu’elle plut tout de suite à la Gagnarde et qu’elles apportèrent leur premier pot ensemble. — Elle est libre ! pensa la Morvande, fière de se voir imiter. Silencieuses, et, pour commencer, chacune à l’une des extrémités du mur, elles disposaient leurs fleurs, du bout des doigts les tapotaient, comme on fait bouffer une chevelure, et lavaient avec un linge mouillé les feuilles vertes. Tout à coup, l’un des pots de la Morvande s’échappa et roula vers la Gagnarde qui put l’arrêter a temps. — Merci, dit la Morvande. — De rien, dit la Gagnarde. C’était sec, mais poli. Elles ne pouvaient placer tous leurs pots au même endroit et le silence s’était refait entre elles, quand deux hautes marguerites se rencontrèrent et enfoncèrent l’une dans l’autre leurs belles têtes boursouflées, dont il tomba un nuage de pétales morts au choc. Mais vite on les sépara. — Non, non, dit la Gagnarde. — Si, restez, ordonna la Morvande. Elle était la plus récemment obligée et devait parler en ces termes autoritaires. La Gagnarde céda, pour se venger un instant après. — Comment, dit-elle d’un ton bourru, vous cachez votre pauvre petit réséda derrière mon gros dahlia, et vous croyez que le soleil va venir le chercher là. Je serais joliment contente si vous le trouviez crevé demain. — Il est bien là. — Ouiche, vous n’y entendez rien. Et, de force, elle mit le pauvre petit réséda où elle voulut, et l’isola sur une large pierre, en plein air, au milieu de ses pots à elle tenus à distance. Ce fut un signal. Elles se prêtèrent les places les plus avantageuses, et il sembla que tous les pots de l’une allaient passer du côté de l’autre. Cette confusion des fleurs amena celle des torts. Dès que l’une en avouait un, l’autre promptement s’en repentait. Après se les être distribués, elles se les arrachèrent, et la Morvande fit tant pour n’en pas laisser un seul à la Gagnarde que celle-ci dépouillée, honteuse et comme toute nue, sentit ses yeux se mouiller. — Est-on niais, par moments ! dit-elle. La Morvande répondit, désireuse de se décharger un peu des torts accaparés : — Nos maris sont plus imbéciles que nous. C’est pourtant vrai qu’ils l’ont bâti, leur mur. — Alors, dit la Gagnarde, quand on voudra se voir, il faudra en faire le tour, par là-bas. Et bien que « là-bas » fût à une portée de jambe, la Gagnarde indiquait l’horizon. — Comme si c’était sérieux, dit la Morvande. On se dispute parce qu’on s’aime, pour changer, par exercice. Pourquoi nous sommes-nous brouillées ? Le savez-vous ? moi pas. Non, m’amie, voilà qui me dépasse : dimanche dernier il n’y avait pas de mur, et, aujourd’hui, il y a un mur, ici même, entre vous et moi ! — Un beau mur, ma foi, dit la Gagnarde, j’en ferais autant avec mon pied. Regardez-moi ces pierres qui sortent leurs cornes à gratter le dos, et ce mortier qui a coulé partout, comme de la chandelle ! Sans être maçon, elle ricanait. — Ma belle, dit brusquement la Morvande, toute droite sur son échelle à poule, et les bras tendus, enlevons nos pots et embrassons-nous : j’ai une idée. Encore une ! c’était la troisième, la suprême. VI Philippe et Théodule revenaient de l’auberge. Ils avaient assez bu pour oublier leur convention et marcher côte à côte, au risque d’exciter leurs femmes irritables. — Je réfléchis, disait Philippe. Peut-être bien qu’elles vont nous laisser tranquilles, maintenant. — Ça dépend, répondit Théodule. — De quoi ? dit Philippe inquiet. — Oh ! ça dépend, répéta Théodule. Quel homme ! il mourrait dans le doute. — Si nous nous quittions ? dit-il. — Nous avons le temps, répondit Philippe. La nuit arrive sans lune et sans étoiles. Elles ne peuvent pas nous voir. Ils se heurtaient doucement des épaules et jouissaient de faire durer quelques minutes de plus leur camaraderie défendue. — Par exemple, reprit Philippe, si la mienne m’agace, je me charge de la tourner. — Chut ! dit Théodule. Et soudain, tous deux se baissèrent, et, comme des chiens d’arrêt qui sentent, s’avancèrent à petits pas, les bras écartés, les doigts ouverts. — Halte ! dit Théodule, une main en nageoire sur la couture de sa culotte. — Qu’est-ce qu’elles font donc ? dit Philippe. — Du propre ! dit Théodule. Rêvaient-ils ? Était-ce un effet de l’ombre ou de leur ivresse ? Immobiles et voûtés sur la route, ils se murmurèrent des exclamations diverses : — Elle est raide ! — C’est plus fort que de jouer au bouchon. — Les mâtines ! Mais au lieu de surgir, menaçants, de se précipiter hors des ténèbres, comme deux hommes solides sur deux femmes à battre, ils s’assirent, alourdis de surprise. Devant eux, là, tout près, l’une avec une pioche, l’autre avec une barre à feu, pouffant quand des pierres résistaient, quand une crotte de mortier frais leur sautait au visage, parfois nez à nez et toujours cœur à cœur, la Morvande et la Gagnarde, pleines d’entrain, amies pour la vie, commençaient, fantastiques, de démolir le mur ! LE POÈTE _____ LE SONNET L’ARAIGNÉE LE SONNET À Lucien Descaves. — N’oublions pas, Mesdames et Messieurs, que nous avons parmi nous un poète, un vrai poète, celui-là ! Ainsi parle la maîtresse de maison comme elle dirait autre chose. Le poète, ses yeux un moment seuls contre les yeux de tous, faiblit la tête et ronronne : — Je ne sais rien, non, là, franchement. Oh ! si je savais ! Il se défend encore, qu’on l’oublie. En effet, des artistes, des artistes dignes de ce nom, attendaient et se précipitent. Déjà c’est un pianiste qu’on applaudit. Le poète imprudent a cédé son tour. Il rouvre les paupières : il a l’air d’une personne effrayée sans cause qui s’aperçoit soudain de son erreur. Il méprise le pianiste dont il envie le succès, et la gloire lui paraît une femme appétissante quoique vulgaire. — Je me déciderai, pense-t-il, quand on me priera de nouveau. La maîtresse de maison se rapproche. — Alors, vous nous refusez votre concours ? Au moyen d’une phrase adroite il sauvegarde son orgueil. — Soit, Madame, mais vous verrez que ça ne portera pas. — Sommes-nous des imbéciles ? semblent dire les invités. Et, profitant de l’hésitation, un chanteur aussitôt élève une voix dramatique. Et toujours le poète au supplice laisse passer son numéro. Cependant la soirée se termine, très réussie, comme toutes les soirées. La maîtresse de maison reconduit dans l’antichambre, jusqu’au palier même, des gens qui ne se sont jamais tant amusés. — Vous seul n’avez pas donné, dit-elle au poète. C’est mal de faire des façons entre intimes. Houe ! le vilain ! Et les invités, bravant sans risque le danger, approuvent en chœur : — Houe ! houe ! le vilain ! — Vous êtes trop aimables, dit le poète qui multiplie les salutations empressées. — J’espère que nous serons plus heureux une autre fois, dit Madame. — Certainement, répond le poète. Puis avec la brusquerie des folles résolutions : — Tenez, pardonnez-moi. La mémoire qui m’a manqué tout à l’heure me revient : voilà un sonnet. — Ah ! c’est gentil, dit la maîtresse de maison. Hep ! silence, là-bas ! attendez ! chut un peu ! Et tandis que hâtivement, comme on force l’ami pressé de partir à manger un morceau sur le pouce, le poète récite ses vers, de beaux vers, ma foi, les invités, saisis, n’achèvent pas le geste commencé. Des pardessus font bourrelet aux épaules. Un bras hésite à l’entrée d’une manche. Deux mains qui allaient s’étreindre, retombent. Une canne reste en l’air. On interrompt la lecture des initiales de chapeaux. Cette dame a le doigt pris dans un talon de caoutchouc. Celle-ci ne montre plus qu’une moitié de gorge et s’assied. Les jeunes filles disent : « Maman, écoute ! » Un monsieur, penché sur la cage de l’escalier offre une cigarette au bec de gaz et la lui tient haute. Enfin cet autre, trois marches descendues, s’arrête, un pied levé, prête l’oreille et, poli, se découvre ! L’ARAIGNÉE À Madame Séverine. Le poète est couché, à plat ventre, dans l’herbe, et s’il n’en mange pas déjà, il en mâche. Il a le nez sur un trou de grillon certainement habité, comme l’indiquent de petites graines noires, les fraîches crottes du seuil. Au moyen d’un brin d’herbe sec il tente, en l’agaçant, de faire sortir le grillon. Parfois celui-ci montre sa fine tête et rentre. Le poète se dissimule et chatouille plus vivement. Le grillon remonte, hésite, se décide, fait un saut hors de sa demeure : il est pris. — N’aie pas peur, dit le poète, on va jouer tous deux. Il le relâche, le laisse aller. Le grillon libre disparaîtrait sous les hautes herbes. Deux doigts le pincent à temps : le voilà sur le dos. Le poète étudie son abdomen brun, le jeu des pattes cirées et s’émerveille des dents, scies délicates, inimitables par l’industrie humaine. Il le retourne et le grillon suit le bord de la main, culbute au creux, se relève, court au bout d’un doigt et s’y tient coi. — On s’amuse, hein ! petit ? dit le poète. Enfin il le met dans son chapeau, croise les jambes, rêveur, vite attendri, regarde se coucher le soleil. Est-ce beau ! Ses bras s’écartent d’eux-mêmes et nagent vers l’horizon, où fume encore le soleil refroidi. Cependant le grillon, un moment blotti, quitte la doublure du chapeau, pousse une reconnaissance hardie, explore les ténèbres, quête parmi les touffes de cheveux, enfile des boucles, et, quand il passe aux places dénudées, s’arrête et gratte, par habitude, de toutes ses pattes, pour creuser un trou. Le poète jouit finement où ça le démange. Il a les yeux pleins de lumière, et, dans son chapeau, une faible petite bête captive qu’il affranchira, tout à l’heure, avec pompe. Il voudrait parler comme il sent, se réciter des vers inouïs, jeter un cri dont frissonnerait, d’échos en échos, la nature entière. Il peut s’émouvoir, puisqu’il est seul, et que personne ne rira. Mais soudain le grillon cesse de gratter : Il vient d’entendre quelque chose, et surpris, les antennes droites, il écoute. Il ne s’est pas trompé : En dessous, de l’autre côté du plafond, on gratte aussi. Veine ! C’est l’araignée du poète qui s’éveille et répond. COQUECIGRUES ________ DÉJEUNER DE SOLEIL. LA PARTIE DE SILENCE. - LA LIMACE. LES RAINETTES. LE VIEUX ET LE JEUNE. JEAN-JACQUES. - FIN DE SOIRÉE. DÉJEUNER DE SOLEIL À Édouard Dubus. La neige (existe-t-il un pays où la neige est noire ?) tombe et suggère des comparaisons fades. Dans la rue, un gamin pétrit une boule, la pose sur une couche unie, sans ornière ou marque de pas, et la pousse prudemment. Elle roule et s’enveloppe à chaque tour comme d’une feuille de ouate. Bien que « gobes », les mains suffisent d’abord à la conduire par les sentiers blancs. Puis il y faut mettre le pied, les genoux, les épaules, toutes les forces. Souvent la boule résiste, entêtée, s’écorne, se fendille. Enfin elle s’immobilise. Le gamin, petit pâtissier en gros, dédaigneux de fignoler son travail, n’ayant plus rien à faire, disparaît. Aussitôt, le soleil maladif et pâle, las de toujours monter sans jamais bouger de place, suce lentement, jusqu’à l’heure du coucher, lèche doucement l’informe gâteau de neige, comme une personne patraque grignote un morceau de sucre, du bout des dents, à petites reprises. LA PARTIE DE SILENCE À Louis Dumur. Ils ont mangé la soupe et le bœuf. La mère débarrasse la table, l’approche tout près du poêle pour le père, et la fille y dépose la lampe. Le fils choisit dans le coffre à bois une bûche. Ces dames prennent leur ouvrage, le père son journal. Les aiguilles mordillent le linge. Le journal va, vient entre les doigts, avec des haltes. Le poêle ronfle ainsi qu’il faut, car sa petite porte est ouverte à moitié, et le fils le surveille. On n’entend pas de tic tac d’horloge : il n’y a point d’horloge ; mais une bouilloire siffle comme un nez pris. Y sont-ils ? Ah ! la mère oubliait de remonter, une fois pour toutes les autres, la mèche de la lampe, et de baisser l’abat-jour, lequel est bleu. Bien ! chut ! Et, de huit à dix, lèvres serrées, yeux troubles, oreilles endormies déjà, vie suspendue, toute la famille, pour savoir qui se taira le mieux, fait, sans bruit, sa quotidienne partie de silence. LA LIMACE À Charles Merki. Il fait un tel froid que tous les promeneurs rendent la fumée par le nez. Soudain, la bonne vieille, en louchant un peu, aperçoit installée sur sa lèvre, et pelotonnée dans quelques poils de barbe givrés, comme dans une herbe rare, une limace rouge. — Ah ! sale bête, dit-elle, qu’est-ce que tu fais là ? Attends, je vais t’en donner, moi ! Elle lui en donne en effet. Elle s’arrête en plein trottoir, et se mouche bruyamment, sans se servir de son mouchoir, de sa manche ou de ses doigts, sans un geste, et d’un seul souffle, raide comme un soldat au port d’armes. Le cerveau se vide tout entier. Elle avait de bien vilaines choses en tête, la bonne vieille. Puis, toujours louchant, elle observe. Un moment, ses deux prunelles n’en font qu’une. La limace rouge s’agite, et de sa langue pointue, activement, nettoie la place. Il semble qu’elle nage dans la joie. — Te voilà gorgée, dit la bonne vieille. Allons, file maintenant ou je te chiquenaude. Repue, onctueuse et glacée, la limace que l’air vif a rendue plus rouge encore, recule docilement, descend, descend, et rentre chez elle, au chaud, sous son palais, dans la bouche de la bonne vieille. LES RAINETTES À Rodolphe Darzens. Assis sur le banc planté devant la porte ils échangent leurs souvenirs sans remords et se racontent des histoires, toujours les mêmes, qui ne se passent en aucun temps, en aucun lieu. Tandis que les rainettes infatigables roulent au loin leurs r, le plus âgé chevrote d’abord. Comme il fait nuit, chaque fantôme a son succès d’effroi. Les gamins écoutent, accroupis entre les vieux et le fumier verni de lune. — Êtes-vous crédule de ça ? — On en voit tant. — Y en a-t-il, des étoiles ! — Si on allait se coucher ? Ils restent encore. D’une pipe, régulièrement, une bluette de flamme s’échappe et s’éteint vite, toute seule sur la terre contre les astres de là-haut. Un géranium se penche au bord d’un pot cassé, et par ses becs-de-grue égoutte son odeur. Le feu d’une voiture file entre les acacias de la route : — Qui donc que c’est ? — C’est le garde-port qui rentre. La voiture s’éloigne et la curiosité cesse avec le bruit. Les rainettes continuent leurs appels stridents, si clairs qu’elles semblent quitter les buissons humides, les feuilles vertes comme elles, se rapprocher du mur, et, bruyantes, entrer au creux des pierres. Il faut pourtant aller se coucher : demain on tire le chanvre. Les veilleurs bâillent, enfin se lèvent. Quelle douce soirée ! Ils dormiraient dehors. Au matin, on les trouverait là, engourdis, blancs de rosée. — Bonsoir ! — Bonsoir... soir... oir... Ils s’enfoncent dans l’ombre. Quelques femmes, des jeunes, allument une lanterne par peur de butter. Les portes se ferment, poussent leur long cri d’angoisse dont frissonnent les hommes en retard. Et les rainettes même, lasses de lutter, leurs roulades étant vaines, vont prudemment céder au silence. LE VIEUX ET LE JEUNE À Maurice Talmeyr. SCÈNE I LE JEUNE Oui, je sais, de ton temps on avalait les noyaux de cerises et des charrettes ferrées. Vieillard, je finirai par t’étrangler. On était naïf, sincère et croyant, en ce temps-là. Il faut y retourner et y rester. J’ai plein les oreilles de tes gémissements. Est-ce parce que la mort, sûre de ta peau, prélève un acompte, et te tripote, te creuse déjà les yeux, que tu les as si grands, plus grands que le ventre ? Sois prudent. C’est lourd, la célébrité. Quelque matin on te trouvera étouffé. Si j’étais toi, je me mettrais au régime, et, craignant de devenir sourd absolu, je remplacerais ma grosse caisse par un de ces petits tambours en peau de papier qu’on voit entre les pattes des lapins mécaniques. Toujours le vieux partout, à toutes les bornes. Est-ce que ton image glacée ne va pas bientôt fondre ? Tu chevrotes qu’on était respectueux de ton temps. Mais les trains allaient moins vite. Des gens qui dévorent l’espace peuvent bien brûler la politesse. Résigne-toi, vieux (je t’appelle par tes titres, remarque-le, je te traite en camarade), ôte-toi de là et donne-moi les clefs. Entends-tu ? je te dis de quitter la scène, de sortir du livre, de t’en aller du journal. Il y a des années, des années d’horloge que tu encombres. Regarde à tespieds : c’est du propre ; ton art délayé coule de tous côtés. Tu n’a pas honte ? Comment ! des hommes d’honneur, des des colonels, des employés de chemin de fer, des ouvriers du peuple qui n’ont plus rien à suer, réclament leur retraite et tu t’obstines à faire du service. Sais-tu, qu’une nuit, las d’attendre, nous recommencerons le massacre des Innocents. Si tu te dépêches de mourir, tu éviteras une fin violente. La place libre, je m’installe. Ah ! j’ai du travail pour une éternité et je vois tant de choses que mon œil éclate. D’abord tout est à refaire. Premièrement, il convient de nettoyer les narines d’Augias du public. Ensuite je peindrai mon enseigne, ce qui me prendra beaucoup de temps. Après, je bâtirai un art définitif. Il montera jusqu’au ciel sans toucher à la terre, puisque le naturalisme est mort, et mes enfants passeront gaîment leur vie, la pomme d’Adam en l’air à le contempler. Allons, l’ancien, vide les lieux, qu’on aère et qu’on retourne ce que tu as souillé. SCÈNE II LE VIEUX Ces petits sont bien ridicules. Les uns vont au café et s’y gâtent l’estomac. Les autres n’y vont pas, et c’est afin de se donner un genre. Les uns fument pour faire les hommes ; les autres ont pris la mauvaise habitude d’être incommodés par l’odeur du tabac. Je les trouve grotesques surtout en amour. Ceux-ci sont chastes comme des bœufs, et, comme ces grosses bêtes, regardent le monde avec ahurissement. Ceux-là changent de femme chaque nuit et s’exposent à des altérations de santé. Les autres gardent toujours la même, et alors ça gêne leurs mouvements. Le soir, quand je noue mon foulard serre-tête, je songe à leurs groupes littéraires, et je ris, je ris au point que mon lit tremble de tous ses ressorts : comme autrefois, me dit poliment Madame. Et ces groupes ont des présidents, des vice-présidents, des membres même ; comme c’est drôle ! Oh ! je reconnais de bonne grâce que quelques jeunes vivent à l’écart. Mais ils ont tort : à leur âge, on doit fréquenter les écoles, pour faire plaisir aux parents. En outre, ils apportent, crient-ils, ces petiots, des formules neuves. J’en avais aussi dans le temps, plein mes poches, sur des bouts de papier que, depuis, j’ai mâchés, par distraction. On prend sa formule au départ. On la pique sur son chapeau, durant le voyage ; mais, quand on est arrivé, à quoi sert-elle ? Qu’est-ce qu’ils veulent donc ? faire mieux que moi, autre chose. N’ai-je pas tenu de semblables propos, il y a un demi-siècle, et, maintenant, je relis mon œuvre, une fois l’an, au printemps. Plaît-il ? tu convoites ma place, avide gamin. Ah ! malheur à ceux qui réussissent trop jeunes ! Tous les enfants précoces sont morts. Ma vie se prolonge parce que je me suis développé tard. Je te dis cela, pour t’encourager à me laisser tranquille. Tu viens indiscrètement à la maison. Tu t’y embêtes à m’entendre parler sans cesse de ma personne, tu abîmes mes collections, et, toi parti, nous perdons un quart d’heure, ma bonne et moi, à compter les traces de ta tête huilée. J’ai patiemment dressé moi-même mon glorieux gâteau. Je n’y ajoute plus rien parce qu’il est assez haut et que j’ai peur de monter sur les chaises, mais je crains qu’on ne l’écorne et je veille. Tu rôdes autour. Ta turbulence m’effraie. Écoute une proposition que tu serais gentil d’accepter. Tu passerais quelquefois dans ma rue. J’ouvrirais ma fenêtre et je te ferais un signe de tête amical. Tu dirais à tes petits amis : « Je viens de voir le vieux. » Je dirais : « La jeune génération ne m’oublie pas. » Et nous pourrions entretenir ainsi jusqu’à ma mort lointaine des relations charmantes. On sonne, je parie que c’est toi. Misère de misère. Joseph ! n’oubliez pas dans cinq minutes le coup du : « Monsieur est servi ! » SCÈNE III LE VIEUX. — LE JEUNE LE VIEUX. — Tu es là, et je me distrais en traçant avec mon doigt une raie dans ta chevelure vierge. Tu me parles, et il me semble qu’un enfant pose ses pieds nus, chauds et tendres sur mon cœur. LE JEUNE. — Maître, vous me ferez entrer dans un grand journal, dites ?... JEAN-JACQUES À Marcel Boulenger. JACQUES. — Au moins, dors-tu bien ? JEAN. — Oui, si j’ai le soin, au bord du sommeil, de me prendre à la gorge, des deux mains. Je me tiens fortement. Je suis sûr de ne pas me laisser échapper, et je passe une nuit tranquille. JACQUES. — As-tu, comme moi, le goût des oreillers durs ? je n’en trouve point d’assez durs. Je voudrais un oreiller de bois, dont la taie serait une écorce, et je m’éveillerais les oreilles saignantes. JEAN. — Nous sommes de pauvres misérables qui descendons vers le singe. JACQUES. — Vers le jouet mécanique aux pattes alternantes. Notre vie, c’est une roue qui fait crrr... crrr... Quand je pense que, chaque matin, je m’exerce à enfiler mon pantalon sans y toucher ! J’arrondis sur le modèle d’un cylindre ma culotte droite. Celle de gauche ne m’intéresse pas. Je lève la jambe, et ffft ! il faut qu’elle fuse comme une hirondelle dans un couloir ; sinon, je recommence. JEAN. — Réussis-tu souvent ? JACQUES. — À la fin je triche, et las de danser sur un pied, je me contente d’un à peu près. Mais j’y arriverai, dussé-je rester une journée en chemise. JEAN. — Je me lève plus calme. Mes serviettes seules me préoccupent. J’en ai sept ou huit en train. Dès que l’une d’elles est mouillée, je la rejette. Je ne leur tolère qu’une corne humide. La première m’essuie le front, la seconde le nez, la troisième une joue, et ma tête n’est pas sèche, que j’ai mis toutes mes serviettes hors de service. JACQUES. — Est-ce que tu verses de l’huile sur tes cheveux ? JEAN. — Ils sont naturellement gras. JACQUES. — Tu as de la chance. Je me bats contre mes mèches. Une, entre autres, se révolte. Je la ratisse et l’écrase à me l’enfoncer dans le crâne. Elle se redresse pleine de vie, en fer. Je m’imagine qu’elle va soulever mon chapeau, et je n’oserai plus saluer, par crainte de montrer une horreur. JEAN. — Fais-la scier. JACQUES. — Ainsi que tes moustaches. Enseigne ton procédé. JEAN. — Je les ronge moi-même, avec mes propres dents. JACQUES. — L’aspect de ta lèvre déconcerte. On y remarque un vague pointillé noir, les restes d’une moustache incendiée, la fumée, l’ombre, le regret d’une moustache. JEAN. — Je ne pense que si je mordille, si j’ai comme un laborieux mulot dans la bouche. Enfin, suppose ta mèche domptée. JACQUES. — Je veux sortir. Je descends les escaliers et sur chaque marche je m’arrête. Mes souliers se frottent par le bout, se caressent du nez. Je piétine jusqu’à ce qu’ils soient satisfaits, et souvent je remonte. JEAN. — Dehors, n’as-tu pas fréquemment l’envie d’aller d’un trottoir à l’autre ? On est pressé. Il y a un embarras de voitures : tant pis, il faut traverser la rue tout de suite, se diriger par le plus court chemin vers ce point qui attire, éclate sur le mur d’en face. JACQUES. — Je préfère viser un passant et le devancer en l’effleurant du coude. Oh ! je ne tiens ni aux bossus ni aux jolies femmes. J’ai le bras lourd, et il m’est nécessaire que toute son électricité s’écoule dans le bras d’un autre. JEAN. — Sans doute, une bonne nouvelle inattendue t’attriste. JACQUES. — Je ne la méritais pas et je me défie ; je regarde au delà, et, devant mes yeux, se matérialise la nouvelle qui suivra. Elle a une forme rectangulaire et deux centimètres d’épaisseur. Rugueuse, d’un rouge sombre, elle tombe, tombe ; c’est la tuile. Mais qu’on m’annonce le malheur des autres, j’ai de la peine à contenir dans ma bouche hermétique le rire qui cherche une issue. Ne meurs pas le premier de nous deux, ce serait trop gai. Si le malheur m’atteint, je sautille d’aise, et, dispos, j’irais me faire photographier. Qu’est-ce que tu as ? JEAN. — Rien. Mon petit doigt s’amuse. Il s’abaisse et se relève, à l’exercice. Le voici en haut, le voici en bas. C’est pour sa santé. Une, deux, trois, quatre. Ne compte pas : tu t’embrouillerais. Marque simplement la cadence : une, deux ; une, deux... JACQUES. — Curieux. On paierait cher sa place. JEAN. — Talent d’intimité ? Il me distrait, quand j’écris, entre deux phrases. On dirait un geste de pompe qui aspire et foule. L’encre monte. Ma main s’emplit de vie, et quand mon petit doigt cesse, elle court, légère, intelligente. Autrefois, je piquais avec une aiguille ma feuille de papier. Je la couvrais de points nombreux « comme les étoiles du ciel ». Pique, pique, ma bourrique : Veux-tu gager que j’en ai huit ! J’ai perdu cette mauvaise habitude assoupissante. Celle-ci me plaît à cause de sa simplicité et de son isochronisme parfait. Une, deux ; une, deux... Elle exige moins d’accessoires. On n’a pas toujours des aiguilles sur soi. Au café, à la promenade même, mon petit doigt prend son élan et part. Quoi de plus pratique ? Un petit doigt d’enfant en ferait autant. Mais tu changes de visage. JACQUES. — Je t’en prie : n’insiste pas. JEAN. — Tu souffres, tu rougis, et tes yeux, comme des pavots sous la pluie, débordent d’eau. Sois confiant. Ne l’ai-je pas été ? Avoue pour te soulager et me consoler. JACQUES. — Tu ne peux pas savoir. C’est ma grande folie invincible. Ma femme a tenté l’impossible pour me guérir. Mes enfants m’ont supplié. Un médecin m’a dit : « Plus vous les arracherez, plus ils repousseront. En outre, votre nez enflera. » Ni les propos menaçants du docteur, ni les tendres remontrances d’une famille aimante ne m’ont ému, et cette fois encore, j’en tiens un. JEAN. — Un quoi ? Laisse donc ton nez. JACQUES. — Tu me crois peut-être à plaindre. Tu ne me comprendras jamais. Sache au contraire que j’éprouve des impressions compliquées, connues des seuls initiés. La douleur et la jouissance se confondent. J’ai une narine en feu et de la glace dans l’autre. Je ne compte pas les éternuements joyeux, qui sont tout bénéfice ! Je tire doucement, doucement. Il me semble que ce poil est planté au profond de ma chair et que ma cervelle vient avec. J’arrive au sommet de l’aigu. Aïe ! que j’ai mal ! Oh ! que je suis heureux ! Je gradue les secousses. C’est une science. Ouf ! Ah ! le voilà ! JEAN. — Je ne distingue pas. JACQUES. — Approche-toi. JEAN. — Oui, j’aperçois quelque chose. Mets-le devant la fenêtre, en plein soleil. JACQUES. — Comme ceci ? JEAN. — Là. Bien. Ne bouge plus. Je vois maintenant le poil dans son intégrité ! Il a la flexion d’un arc d’or. Il est transparent et blond, avec une grosseur à l’une de ses extrémités. On jurerait sa tête. JACQUES. — Ce sont plutôt ses racines, Jeannot. JEAN. — Reçois, mon Jacquot, mes sympathiques compliments : il est superbe ! FIN DE SOIRÉE À René Maizeroy. MONSIEUR — MADAME — LA BONNE MADAME. — Es-tu sûr qu’il n’en reste plus ? MONSIEUR. — Le dernier traverse la rue, tourne au croisement. Il disparaît. MADAME. — Laisse la fenêtre ouverte. Que l’air assainisse, purifie. Regarde : les murs suent. MONSIEUR. — Il pleut à verse et vente à tout renverser. Les becs de gaz sont affolés. C’est un bon temps pour ceux de nos invités qui n’ont pas trouvé de fiacre. MADAME. — Oui, c’est un vrai temps d’invités. Il me réjouit. Je regrette seulement de ne l’avoir pas commandé moi-même. Ouvre donc la fenêtre toute grande. MONSIEUR. — Jamais nous n’avons eu un mardi comme celui-ci. Ah ! tu choisis ton monde ! MADAME. — Bon ! nous allons nous jeter à la tête les gens qui viennent chez nous. Je suis prête. D’abord, où as-tu pris ton Turc ? MONSIEUR. — Dans la rue. C’était le plus drôle : il ornait notre salon. Avons-nous ri, quand, au thé, il a déroulé son turban et qu’il s’en est servi comme d’une serviette. Peut-être aussi qu’il couche dedans. MADAME. — J’ai tremblé de le voir se mettre à vendre des pastilles. MONSIEUR. — Je t’assure qu’il est attaché à une ambassade, solidement. Continuons : n’est-ce pas à toi qu’appartient ce monsieur qui sentait le cigare éventré ? MADAME. — Si tu parles tabac, je te rappellerai ton marchand de cigarettes toutes faites. C’est sans doute l’associé d’un garçon de café. Il les offrait dans une boîte à Palmers, « moins chères qu’à n’importe quel bureau », disait-il. MONSIEUR. — Soit. Mais tu nous as amené ce professeur de piano qui glisse ses cartes-prospectus dans les goussets et les corsages. MADAME. — Et toi, cette veuve qui tâte les hommes en dansant pour se chercher un mari vert ; cette forte dame qui montrait son cancer ; et cette autre, décolletée jusqu’à l’âme, qui nous a demandé s’il n’y avait pas de billard ici. Elle voulait organiser une poule au gibier. Faut-il encore te reprocher ta femme à poils ? C’est scandaleux : elle cultive, soigneusement, à égale distance de ses deux seins, trois poils énormes. Les messieurs veulent voir et, pour voir, dansent avec elle. De telle sorte que cette grosse toupie, malgré sa lourdeur, arrive à tourner toute la soirée. MONSIEUR. — Tu es dure. Je voudrais que quelqu’un de nos invités nous écoutât dans un coin. À mon tour ! Je note :— Un vieux monsieur, aux moustaches de mastic ; il reconduit et se contente de reconduire (on l’affirme ; c’est son bonheur et sa gloire !) trois cent soixante-cinq femmes par an, jamais les mêmes. Je ne le trouve que grotesque. Passons. Un acteur ; il déclame la Nuit d’Octobre comme Musset devait la déclamer dans ses beaux jours, quand il était saoul. — Un compositeur de musique ; il a inventé une nouvelle méthode pour chanter : « Je voudrais être votre pantoufle ! » — Un danseur de son métier ; il prétend, à chaque pas, que notre parquet est garni de clous, empoigne une bouteille, et, du cul de ladite, leur fait sauter la tête. — Un grand poète célibataire, il murmure aux dames : « J’ai soif ; et, si vous n’avez pas soif, j’ai soif pour vous. Venez donc boire. » Ce grand poète pousse trop à la consommation. Nous le supprimerons. — Un petit poète marié. « Du courage, lui dit sa femme mûre, récite bien tes vers et je te donnerai un franc, demain, pour tes folies. » — Un peintre, enfin, si sale qu’il devrait s’envelopper dans du papier. Mais nous le garderons provisoirement, car j’espère lui faire colorier, à l’œil, le bas du placard de notre cuisine... Inutile de remarquer que, ceux-là, c’est toi, incontestablement toi, qui les as raccrochés. MADAME. — Permets ! Tout le monde est parti. Tu peux te montrer convenable. MONSIEUR. — Vrai, tu as cela dans le sang : tu ne rencontrerais pas un monsieur un peu décoré sans lui dire : « Psit ! psit ! venez donc chez moi, mardi soir, on s’amusera ! » MADAME. — Tu m’impatientes, à la fin. LA BONNE, entrant. — Madame, il reste encore un vieux chapeau au vestiaire. MONSIEUR. — Étonnant ce vieux chapeau qui reste toujours ! Où est sa tête ? Je ne comprends pas. Que nos invités se trompent de nippes, se volent, mais qu’ils s’arrangent et ne nous laissent pas leur friperie. Qu’est-ce que ce vieux chapeau fait là ? MADAME. — Son histoire est simple : un gentilhomme arrive seul, bien ou mal coiffé ; mais il s’en va en compagnie et, pour ne pas rougir, nu-tête. Marie, quelles sommes vous a-t-on données ? LA BONNE. — Madame, le petit blond m'a emprunté quarante sous pour sa voiture. MADAME. — Ah ! vous placez votre argent, ma fille ! Montez vous coucher. (La bonne sort.) MONSIEUR. — Le petit blond, oui, le journaliste, un garçon décemment élevé : il déclare qu’il n’a jamais un porte-monnaie dans le monde, parce qu’un porte-monnaie « fait gros » sur la cuisse. MADAME. — La bonne ment. Je parie qu’on lui bourre les poches. C’est autant que nous lui retiendrons sur ses gages. Nous recevons des gens mariés qui savent ce qu’on doit à une domestique. MONSIEUR. — Les gens mariés pour de bon ne viendraient pas chez nous. LA BONNE, rentrant. — Madame, j’oubliais, les cabinets sont encore bouchés ! MONSIEUR. — Encore ! Les cochons ! Je te dis qu’ils se retiennent dans la journée, pour nous offrir ça, le soir ! J’ai été obligé d’acheter une perche par économie. À chaque instant, il fallait déranger le plombier. Qu’est-ce que vous voulez, ma pauvre Marie ! Les cabinets ne sauraient passer la nuit dans cet état. Prenez la perche. Débouchez. Ne manquez pas d’éteindre le bec : il dévore, ce bec. (La bonne sort.) MADAME. — Aère, mon ami, je t’en supplie. MONSIEUR. — Oui, de l’air ! ouvrons. Ce plafond devrait s’enlever comme un couvercle. MADAME. — Qu’est-ce que tu fais ? Tu ouvres l’armoire ! MONSIEUR. — Oui, l’armoire aussi. Je veux tout ouvrir. Ça empeste ici les fleurs crevées. MADAME. — Qu’est-ce que j’aperçois caché au fond de l’armoire ? MONSIEUR. — Un morceau de Champigny que j’ai arraché à ces affamés, sauvé pour notre déjeuner de demain. MADAME. — Tu exagères. Nous ne recevons pas des moineaux. MONSIEUR. — Si nous ne recevions rien du tout. À propos, pourquoi recevons-nous ? MADAME. — Tu le prends sur ce ton, ingrat ! La semaine dernière, nos initiales paraissaient dans un journal. MONSIEUR. — Certes, on gagne gros à être connu. MADAME. — Avoue que nos soirées sont suivies. MONSIEUR. — Preuve : les cabinets bouchés. Mais as-tu observé que souvent des gens perdent notre piste ? MADAME. — D’autres les remplacent, et mardi prochain nous verrons... Il me l’a promis... Par exemple, j’ai couru pour l’avoir. Je l’annoncerai. On fera queue... Mais je te réserve la surprise. MONSIEUR. — Dis-moi ta pêche, ou la fièvre me tiendra jusqu’à mardi. MADAME. — Quand notre réputation se fonde, veux-tu t’enterrer vivant, mourir tout de suite ? MONSIEUR. — C’est juste : allons d’abord dormir ! DAPHNIS LYCÉNION ET CHLOÉ _______ RUPTURE. MÉNAGE. RUPTURE À Georges d’Esparbès. DAPHNIS, LYCÉNION I DAPHNIS. — Je viens de faire ma dernière course à la mairie. Tout estprêt. Que ne peut-on s’endormir garçon et se réveiller marié ! LYCÉNION. — Moi, je suis allée chez le fleuriste. Il s’engage à fournir tous les jours un bouquet de quatre francs. Oh ! j’ai marchandé ! Par ces temps froids, ce n’est pas cher. DAPHNIS. — Non, s’il porte les fleurs à domicile et si elles sont belles. LYCÉNION. — Naturellement. Ensuite, j’ai prié Myrtale de nous chercher un éventail, une bague, une bonbonnière et quelques bibelots ravissants. Elle n’avait rien en boutique. J’ai dit que nous voulions nous montrer généreux, sans faire de folies toutefois. DAPHNIS. — Évidemment. Et ce sera payable ?... LYCÉNION. — À votre gré. II LYCÉNION. — Vous avez vu la petite aujourd’hui ? DAPHNIS. — Oui, cinq minutes seulement. Sa mère a fixé la date. Nous nous marierons dans trois mois, le 18 mai. LYCÉNION. — Trois mois, c’est long. DAPHNIS. — C’est trop long. Aussi, n’est-ce pas, nous ne sommes plus obligés de nous quitter tout de suite. Nous avons le temps. LYCÉNION. — C’est cela. Vous voulez que vos amours se touchent, et qu’il n’y ait qu’à enjamber pour passer d’une femme à l’autre. Mon pauvre ami, il vous faudra pendant ces trois mois priver la petite bête. III LYCÉNION. — Dites-lui bien que le bleu sied aux blondes. J’ai là une gravure de toilette exquise que je vous prêterai. A-t-elle du goût ? DAPHNIS. — On n’a pas de goût à son âge. LYCÉNION. — Elle m’intéresse, moi, cette petite. Je voudrais faire son éducation, et je la défendrais contre vous-même. Voyons, aime-t-elle les jolies choses ? DAPHNIS. — Oui, quand elles sont bien chères. IV DAPHNIS. — Assisterez-vous à mon mariage ? LYCÉNION. — Suis-je invitée ? DAPHNIS. — Certainement. LYCÉNION. — J’irai. DAPHNIS. — Vous n’avez pas peur de trop souffrir ? LYCÉNION. — Rien ne gronde dans mon cœur. Quand je me suis donnée à vous, ne savais-je pas qu’il me faudrait un jour me reprendre ? Mais le décrochage a été pénible. Nous n’en finissions plus. Nos deux âmes tenaient bien. DAPHNIS. — C’est vrai. L’affaire a un peu traîné en longueur. LYCÉNION. — Si je ne me sentais pas tout à fait détachée de vous, je couperais à l’instant, sans pitié, les dernières ficelles. DAPHNIS. — Et plus tard, après le mariage, viendrez-vous nous voir ? Je vous présenterais comme une amie, une parente même. LYCÉNION. — Ou une institutrice pour les enfants à naître. Plus tard, je les garderais ; vous pourriez voyager. DAPHNIS. — Je me dispense de plaisanter. Chez moi, vous serez chez vous. Votre couvert sera toujours mis. LYCÉNION. — Et ma place dans votre lit toujours bassinée. DAPHNIS. — Pauvre amie, tu souffres ! LYCÉNION. — Pas du tout. Mais vous m’agacez avec votre système de compensations. V DAPHNIS. — Ne parlons donc point du présent, parlons du passé — qui a passé si vite. LYCÉNION. — Comme vous êtes nature ! Une belle fille, et l’aisance vous attendent. Vous voilà casé. Vous croyez me devoir, en dommages et intérêts, quelque pitié. Il vous plairait d’être sentimental un quart d’heure au moins. Vous vous dites : « Puisqu’on me prépare un bon dîner, je vais regarder mélancoliquement ce coucher de soleil. » DAPHNIS. — Alors, parlons de votre avenir. Que ferez-vous ? LYCÉNION. — Je veux être sérieuse,... DAPHNIS. — Vous l’êtes déjà, et du bout des doigts vous tambourinez sur vos tempes comme un caissier qui trouve une erreur. LYCÉNION. — Pratique. Ma santé ne me permettrait plus l’amour pour l’amour. Je chasserai au mari. DAPHNIS. — Si la bête passe près de moi, je vous préviendrai. LYCÉNION. — Riez. Dès demain matin, je commencerai mes courses. DAPHNIS. — À quelle heure ? LYCÉNION. — De bonne heure. Je me lève très bien, quand personne ne me retient au lit. DAPHNIS. — Sincèrement, je vous enverrai des adresses. VI DAPHNIS. — C’est l’instant de nous énumérer nos qualités. Je commence : vous ferez une excellente épouse. LYCÉNION. — Vous serez un bon mari, et si j’avais été plus jeune, je ne vous aurais pas cédé à une autre. DAPHNIS. — Restons-en là. VII LYCÉNION. — Dites-moi : la petite est-elle propre ? DAPHNIS. — Comme les fauteuils de sa mère un jour de réception. LYCÉNION. — Veillez à ce qu’elle fasse régulièrement sa toilette intime : c’est très important. VIII DAPHNIS. — Avouez que, la première, vous avez songé à notre séparation. Moi, je me trouvais très bien. LYCÉNION. — Encore ! DAPHNIS. — Oui, je vous ai aimée de toute ma force, et je crois qu’en ce moment même vous êtes ma vraie femme. LYCÉNION. — Du calme, mon ami, vous allez dire des bêtises, et comme je ne vous permettrai pas d’en faire, vous me quitterez avec la faim. DAPHNIS. — Tes lèvres ? LYCÉNION. — Pas même mon front. DAPHNIS. — Ta bouche, tout de suite... LYCÉNION. — Faut-il sonner ? DAPHNIS. — Comme au théâtre. C’est inutile. Votre esclave, votre femme deménage est partie. IX LYCÉNION. — Oh ! nous resterons amis, de loin. DAPHNIS. — Amis de faïence. Soyez certaine que je ne dirai jamais de mal de vous. LYCÉNION. — Vous êtes trop bon. Si, de mon côté, il m’arrive de vous noircir, ce sera par politique et pour les besoins de ma cause. Me rendez-vous mon portrait ? DAPHNIS. — Je le garde. LYCÉNION. — Il vaudrait mieux me le laisser ou le déchirer que de le jeter au fond d’une malle. DAPHNIS. — Je tiens à le garder, et je dirai : C’est un portrait d’actrice qui était très bien dans une pièce que j’ai vue. LYCÉNION. — Et mes lettres ? DAPHNIS. — Vos lettres froides de cliente à fournisseur, je les garde aussi. Elles me défendront si on me soupçonne. X DAPHNIS. — Je me vois descendant les marches de l’église avec la petite en blanc. Et je pense — faut-il vous le dire ? — je pense à des histoires de vitriol. LYCÉNION. — Ah ! vous me sondez ! Eh bien, mon ami, changez vos idées au plus tôt : elles vous donnent l’air niais. Est-ce assez vilain, un homme qui a peur ? Car vous avez peur, et vous vous tiendrez sur la défensive, le coude levé en parapluie. Ce sera drôle à divertir un saint dans sa niche. Vous mériteriez... — mais je craindrais de tacher ma robe. LYCÉNION. — Je m’en vais. DAPHNIS. — Oui, je sais, vous vous en allez — tout à l’heure. XI DAPHNIS. — Quel beau livre on pourrait écrire sur nos amours. Il n’y aurait qu’à réciter. LYCÉNION. — Un livre gris, dont tout le noir serait pour moi et pour vous toute la neige. DAPHNIS. — Je crois que ça se vendrait. XII DAPHNIS. — Dites-moi : nos petites affaires sont bien réglées. Vous ne me devez rien. Je ne vous dois rien. LYCÉNION. — Oh ! mon ami. DAPHNIS. — Permettez, Je crois ne vous avoir pas rendue trop malheureuse, et je tiens à ce que tout se termine correctement. Oui ou non, vous dois-je quelque chose ? LYCÉNION. — Voulez-vous une quittance ? DAPHNIS. — Ma chère, vous êtes amère comme une orange dont il ne reste plus que l’écorce. LYCÉNION. — Vous seriez bien aimable de vous en aller. DAPHNIS. — J’ai toute ma soirée à moi. LYCÉNION. — Je ne vous la demande pas. DAPHNIS. — Mauvaise ! c’est moi qui vous demande humblement la vôtre, y compris la nuit, bien entendu. LYCÉNION. — La nuit aussi ? Je vous en prie, ne vous forcez pas. DAPHNIS. — Je vous assure que cela me ferait plaisir. LYCÉNION. — Ainsi, vous me proposez, bonnement, de faire, une dernière fois, quelque chose comme la belle en amour. Ensuite nous nous donnerions une poignée de main et l’honneur serait satisfait. Vous êtes malpropre. DAPHNIS. — Madame ! LYCÉNION. — Voilà que vous faites ces petits préparatifs de faux départ qui consistent à prendre son chapeau et à le poser successivement sur toutes les chaises, pour le reprendre encore et le reposer. XIII DAPHNIS. — Nous sommes arrivés. LYCÉNION. — Moi du moins, et je descends de voiture, tandis que vous continuerez vers des pays neufs. DAPHNIS. — Je voudrais, sans être banal, vous dire quelque chose de très tendre. LYCÉNION. — Oui, le mot de la fin, le mot fleuri qui parfumera mon souvenir pour la vie. Vous ne le trouvez pas. Cherchez. DAPHNIS. — Il me vient et s’en retourne. J’ai comme de la ouate dans la gorge. LYCÉNION. — Ne vous faites pas de mal. Désenlaçons-nous sans douleur. Allez, et aimez bien la petite. DAPHNIS. — Ah ! je l’aimerai — plus tard. LYCÉNION. — C’est vrai. Il faut le temps de donner un peu d’air à votre cœur. DAPHNIS. — Je vous vois calme. Il me semble que je vous laisse sur une bonne impression et que le moment est venu de partir. Vos nerfs dorment. Je m’en vais, doucement, à l’anglaise. Ne vous dérangez pas, il fait encore clair dans l’escalier. LYCÉNION. — Quel vide, tout de même, et que de choses vous emportez ! DAPHNIS. — Oui, mais il vous reste le beau rôle. MÉNAGE À Gustave Geffroy. DAPHNIS. — CHLOÉ I CHLOÉ. — Tu ne sors pas assez. Si tu veux, ce soir, après dîner, nous ferons un tour. DAPHNIS. — Par les allées où tombent les marrons, nous irons entendre les grenouilles de haie et les aigres sauterelles. Promets-moi que tu poseras un ver luisant dans tes cheveux, promets-le-moi. CHLOÉ. — Nous regarderons aussi quelques étoiles. C’est à cette époque qu’il en file le plus. DAPHNIS. — Elles fondent de chaleur et se décrochent. Tu aimes donc les étoiles ? CHLOÉ. — J’aime tout ce que tu aimes. DAPHNIS. — C’est commode. On n’a pas besoin de faire deux cuisines. II CHLOÉ. — Je sais qu’un garçon doit « faire la noce », et je ne suis pas jalouse de tes anciennes maîtresses. DAPHNIS. — Tu me permettras de t’en parler quelquefois. Pourquoi n’en es-tu pas jalouse ? Ton dédain me froisse. Je les ai aimées, ces femmes. Elles ont compté dans ma vie. Plusieurs étaient fort bien. CHLOÉ. — Je veux dire qu’un jeune homme doit jeter sa gourme. DAPHNIS. — Pourquoi ? Pourquoi ? s’il n’a pas d’humeur et s’éponge régulièrement la tête. CHLOÉ. — Mais lequel des deux instruirait l’autre ? DAPHNIS. — Souviens-toi d’Ève : ils achèteraient un serpent. CHLOÉ. — Un mari vierge est ridicule, le nies-tu ? DAPHNIS. — Ridicule, la propreté du cœur ! Où prenez-vous ce goût des hommes impurs ? CHLOÉ. — Ils sont éprouvés. DAPHNIS. — Ils n’ont que servi. Vous voulez être notre unique amour, et peu vous importe que nous ayons connu d’autres femmes avant vous. CHLOÉ. — Tu oses me comparer... DAPHNIS. — Il lui déplaisait, à elle aussi, d’être comparée. CHLOÉ. — Qui ça, Elle ? je veux savoir tout de suite. DAPHNIS. — Celle qui m’a le plus adouci mes devoirs de noceur. III CHLOÉ. — Je suis la plus heureuse des femmes. Et toi ? DAPHNIS. — N’insultons pas au malheur des autres. CHLOÉ. — Tu te plains sans cesse. DAPHNIS. — Je me plains comme j’entends. C’est chez moi un sens et je m’applique à découvrir sous sa couche de sable fin la grasse terre rouge du terre à terre. CHLOÉ. — Va ! pérore en mauvais style à quatre épingles ! La vérité, c’est que ma robe ne coûte que dix-neuf francs, et je l’ai réussie moi-même, seule ! Es-tu content ? DAPHNIS. — Vingt sous de plus, elle t’allait presque. CHLOÉ. — Faites donc des frais ! DAPHNIS. — Contre remboursement. CHLOÉ. — Quel plaisir éprouves-tu à me dire des choses dures ? DAPHNIS. — Il ne faut pas croire que cela m’amuse toujours. CHLOÉ. — Tu ne les penses pas, au moins ? DAPHNIS. — Non ; ce sont elles qui me passent par la tête ! CHLOÉ. — Ta littérature te fait mal. DAPHNIS. — Oui, oui : culte de l’art ! religion du beau ! c’est ça ! Il n’y a pas de Christ sans épines. IV CHLOÉ. — Tu te rappelles comme nous nous sommes roulés sur l’herbe ! DAPHNIS. — Mais nous avons peu roulé sur l’or. CHLOÉ. — Bah ! quand nous serons très riches !... DAPHNIS. — Nous serons donc très riches ? CHLOÉ. — Mon Daphnis, dès que tu auras gagné beaucoup d’argent, nous serons très riches. Oh ! je ne tiens pas à l’argent. DAPHNIS. — Avec un chiffre de combien assuré ? Je me disais, jeune marié : « Voilà une femme courageuse que la misère n’effraiera pas et qui vivra avec moi sous une cabane de cantonnier ! » et je ne demandais au Seigneur que de nous donner notre pain quotidien, du pain de ménage si c’était possible, jusqu’au jour de ma mort où tu ferais la grande collecte définitive. CHLOÉ. — Tu m’honorais. Mais si cette bonne opinion de moi t’encourage à la paresse, je préfère tout de même que tu arrives. V CHLOÉ. — Quand tu es là, devant ton bureau, et que tu n’écris pas, qu’est-ce que tu fais ? Assurément, penser, c’est travailler. Il est des paresses fécondes. Remarque comme je retiens aisément tes phrases. Mais (suis-je sotte ?) j’aime mieux te voir, dans ton intérêt, un porte-plume à la main. DAPHNIS. — Il fallait le dire ! Tranquillise-toi. Désormais j’aurai un manche de pioche. VI CHLOÉ. — Tu seras célèbre. DAPHNIS. — Diable ! y tiens-tu ? je ne te le garantis pas. CHLOÉ. — Tu seras célèbre, j’en suis sûr, quand tu seras vieux, ou ce que disent les journaux ne signifierait rien. DAPHNIS. — En ce temps-là, je n’écrirai plus que des préfaces pour les jeunes. CHLOÉ. — Il faudra être bon pour eux, les recevoir tous. DAPHNIS. — Par fournées. CHLOÉ. — J’y veillerai. Protectrice accueillante et constamment en train de sourire, sur le seuil de ta porte, c’est moi qui leur dirai, les poussant d’une tape amicale : « Entrez, le maître est là ! » VII DAPHNIS. — Je mets des heures à écrire une ligne. Est-ce que je travaille trop ou pas assez ? je ne sais plus. CHLOÉ. — Est-il nécessaire que tu remplisses de si gros livres ? DAPHNIS. — Les éditeurs te diront qu’il ne faut pas voler le public. CHLOÉ. — Du courage ! je serai ta compagne fidèle. DAPHNIS. — Prends garde ! c’est un emploi qui exige du savoir et de la délicatesse. Chauffe tes parfums à distance. Verse doucement la louange, comme si tu préparais une absinthe, et ne t’arrête jamais, sous aucun prétexte, d’admirer toujours « ce que j’ai fait de mieux jusqu’ici » ! VIII CHLOÉ. — Alexandre Dumas père avait-il du talent ? Je te demande cela parce qu’il m’amuse, tu sais ! DAPHNIS. — Donc il en avait. Son fils en pense le plus grand bien. Tu n’apprécies pas la littérature moderne ? CHLOÉ. — Si, j’ai lu quelques-uns de tes livres préférés. Des fois, bon Dieu, que c’est intense ! Oh ! la ! la ! On y trouve aussi moins de répétitions, mais tes écrivains voient trop noir. DAPHNIS. — L’optique progresse. Son éducation faite, l’œil regarde au fond des choses, et toutes les choses, avec le temps, déposent. CHLOÉ. — Dommage ! Je lis pour mon plaisir. DAPHNIS. — Achève le vers : « et non pour mon supplice ! » CHLOÉ. — Car, moi, je suis gaie, gaie ! DAPHNIS. — Marions-nous encore. CHLOÉ. — Et je sens que jamais je ne m’habituerai à la tristesse. DAPHNIS. — C’est qu’alors tu mourras jeune, bientôt. IX CHLOÉ. — Tu ne m’as pas dit tes idées en politique. Tu ne votes même pas. Es-tu inscrit ? je parierais que non. DAPHNIS. — Et pourtant, un gouvernement « c’est de l’air qu’on respire » ! Conseille-moi. CHLOÉ. — Je n’y entends rien, mais quand mes amies me demandent : « Ton mari est-il républicain ? » je suis confuse et je réponds tantôt oui, tantôt non, au hasard. Déroutées, elles finissent par ne plus savoir à quoi s’en tenir. Je t’aimerai bien : choisis un parti, celui que tu voudras, pour nous fixer. X CHLOÉ. — J’entre volontiers dans une église, me rafraîchir. Mais, je l’avoue, je ne prierais, à mon aise, sans choisir mes mots, que devant la belle nature. DAPHNIS. — Et sur une hauteur, afin d’élever plus vite ton cœur dirigeable vers Dieu polyglotte. CHLOÉ. — Tu vois, tu te moques quand je fais la bête, et tu te moques quand je comprends tout. Suis-je pas la femme d’un libre penseur ? DAPHNIS. — Nous irons tous deux à la messe demain. XI CHLOÉ. — Veux-tu me faire un plaisir pour ma fête ? Rends-moi le droit que je t’ai donné d’assister à mes toilettes. DAPHNIS. — Tu te négligerais. CHLOÉ. — C’est si gênant ! pouah ! DAPHNIS. — Qu’est-ce que tu as de sale ? CHLOÉ. — Il y a des choses qu’un mari ne doit pas voir. DAPHNIS. — Ce sont celles-là que je veux voir. Dès qu’on aime moins, on se tient mal. L’amour vit de beaucoup d’eau fraîche. Je te sens mienne si, à quelque heure que je te surprenne, tu me montres des ongles plus lumineux que des croissants de lune, des cheveux rangés, en place, une bouche neuve comme l’intérieur des abricots. Lis la Bible : on s’y lave les pieds à tout bout de chemin. Je parle gravement. N’oublie pas notre convention. CHLOÉ. — Non : « nous nous préviendrons mutuellement (car on ne se connaît pas soi-même) qu’une visite au dentiste paraît nécessaire. » DAPHNIS. — C’est d’une importance immesurable. Une dent gâtée gâte tout. CHLOÉ. — Compte sur moi. Comme nous nous aimons ! Qui dénombrera les êtres anéantis dans nos nuits d’amour ? Ma conscience a la chair de poule. S’il y avait crime ! DAPHNIS. — Put ! cinq minutes avant la vie on est encore mort ; aussi, ne te presse pas. N’anéantis pas trop vite. Ça jette un froid. CHLOÉ. — Un mot, pendant que j’y pense, relatif à notre convention. Tu ne te fâcheras pas, mon Daphnis : il m’a semblé, ce matin, que ton haleine... XII CHLOÉ. — Nos enfants sont notre joie. Ils nous occupent toute la journée. DAPHNIS. — Ils ne nous laissent pas un instant de liberté. CHLOÉ. — C’est juste ! Nous avons dû renoncer au théâtre, au monde, et hier encore nous refusions une invitation à dîner. DAPHNIS. — Les pauvres petits sont si gentils qu’on n’a pas le courage de leur en vouloir. CHLOÉ. — Suppose un instant que nous n’en ayons pas. DAPHNIS. — Ou qu’ils soient morts. CHLOÉ. — Tu vas trop loin. Je disais cela comme autre chose. Que ferions-nous de notre liberté ? Le café-concert ne donne pas le bonheur, et ma vie aura été belle, si je meurs la première des quatre. DAPHNIS. — Crois-tu que je ne demande pas, moi aussi, de mourir le premier ? Aurais-tu seule du cœur et des sentiments ? Il est dur de voir mourir ceux qu’on chérit. Certainement. CHLOÉ. — Sois franc : te remarierais-tu ? DAPHNIS. — Non ; je chercherais une vieille gouvernante pour les enfants, et pour moi, plus tard, une maîtresse quelconque que je verrais de temps en temps. Un homme n’est jamais embarrassé. CHLOÉ. — Tu es franc. Si ta maîtresse venait ici, ôterais-tu mon portrait ? DAPHNIS. — Elle n’y viendrait pas. D’ailleurs, repose tranquille. J’ai le respect du passé. Je garderais ce que tu aimes, avec soin, dans une armoire : tes chemises fines, ta dernière robe, ton boa, et ta fille devenue grande n’y toucherait que tout émue. Il est inutile que tu emportes au tombeau tes bagues et tes bijoux de prix. Elle les retrouvera. Si je voyais la paire de fins souliers où j’appris à marcher, je m’attendrirais. Où est-elle ? CHLOÉ. — Tu plaisantes ; changeons de conversation. DAPHNIS. — Ce serait dommage, car, avoue-le, celle-ci te plaît. Tu m’y provoques sans cesse. Je me blâmerais de te contrarier. Tu m’interroges, je réponds, et, afin de m’amuser aussi, je m’efforce d’égayer le sujet. CHLOÉ. — Oh ! je voudrais tant savoir... DAPHNIS. — Quoi ? La solution du problème de la destinée ? CHLOÉ. — Je voudrais tant savoir ce que tu feras quand je ne serai plus là. Écoute ce que je ferai, moi. Ne t’en inquiètes-tu point ? Je jure de ne pas me remarier. DAPHNIS. — Tu aurais tort de te gêner. Assez jeune, encore belle, au bout de trois ou quatre ans, mettons cinq, tu rencontreras un brave garçon enchanté de t’accueillir, toi et ta famille. CHLOÉ. — Sans doute, mais si je tombe mal ? DAPHNIS. — On n’a pas de chance tous les jours. CHLOÉ. — Il désirera d’autres enfants, ce monsieur. DAPHNIS. — Dame, mets-moi à sa place. CHLOÉ. — Et les nôtres seront malheureux. DAPHNIS. — Ne te remarie pas. Toutefois, si tu restes veuve par peur, quel mérite auras-tu ? CHLOÉ. — Ne parlons plus de ces choses. Elles attristent. DAPHNIS. — À ton gré. Je m’y habitue. CHLOÉ. — Pourquoi ce ton d’ironie fausse et fatigante ? Tu crains la mort comme les autres et ton tour viendra. DAPHNIS. — Je le céderai aussi souvent que possible. Je jetterai mon numéro par terre et l’écraserai du pied. CHLOÉ. — Grand bête ! Réflexion faite, toi parti, je me consacrerai à mes enfants ; je les élèverai moi-même, je leur apprendrai à lire. DAPHNIS. — Toute leur vie ? CHLOÉ. — Non, hélas ! mais je m’engage à leur suffire quelques années. Rien ne leur manquera. Ta présence ne sera pas indispensable. DAPHNIS. — Si j’allais me promener ! CHLOÉ. — Cesse de me taquiner, je t’en supplie. Laisse-moi finir. Oui, je me charge de commencer leur éducation. Puis, je devrai les mettre au lycée, songer à leur avenir, leur donner le goût d’une profession, les pousser dans le monde. Je perdrai la tête. DAPHNIS. — Alors, tu souhaiteras qu’un homme à poigne se montre, le brave garçon d’abord dédaigné. CHLOÉ. — Il faudra marier ma fille. M’y résoudrai-je, mon Dieu ? DAPHNIS. — Un second homme à poigne sera nécessaire. CHLOÉ. — Tu ris et j’ai envie de pleurer. On a beau dire, une mère n’est pas un père. J’exagérais tout à l’heure. Je ne puis que le débarbouiller, les chers petits, couper leurs ongles, les habiller coquettement, arrondir leurs joues, leur créer une santé forte. Une gouvernante bien payée me remplacerait. DAPHNIS. — Je tâcherai de la choisir bonne. CHLOÉ. — Je hais, sans la connaître, cette femme qui me volera mes enfants. DAPHNIS. — As-tu remarqué ? Déjà, l’aîné se détourne de toi pour venir à moi. Tu le couvais, hier ; il s’échappe aujourd'hui, et maintenant il veut tout faire comme papa. CHLOÉ. — Je m’en irais ce soir ou demain, que l’ingrat m’aurait oublié dans quinze jours. DAPHNIS. — Et notre calme existence, un moment dérangée, reprendrait peu à peu son train quotidien. Décidément, tu as raison : il vaut mieux que tu meures la première. XIII CHLOÉ. — T’aurais-je épousé, si tu avais été impropre au service militaire ? Mais nous n’aurons pas la guerre, hein ? DAPHNIS. — Entêtée ! Il y a vingt ans qu’on te dit que si. CHLOÉ. — Accepte-t-on des ambulancières ? je te suivrai au bout du monde. DAPHNIS. — Quel chapeau mettras-tu ? CHLOÉ. — Je suis sérieuse. J’ai le pressentiment que tu ne reviendrais plus. DAPHNIS. — Ne t’y fie pas. CHLOÉ. — Oh ! je t’attendrai. DAPHNIS. — Avec qui ? CHLOÉ. — Je te défends de me parler ainsi, même en riant. DAPHNIS. — Pleures-tu parce que je te fais de la peine ? Te fais-je de la peine, pour t’aider, parce que tu as périodiquement envie de pleurer ? Ou suis-je homme à t’en vouloir, simplement parce que je t’aime ? XIV DAPHNIS. — Il est sain, ma Chloé, de brûler d’un coup, de temps en temps, tous les torchons du ménage. On me l’a bien recommandé ! CHLOÉ. — Qui ça encore ? On ! DAPHNIS. — La même. CHLOÉ. — Je te pardonne tes taquineries. Mais écoute, si je m’aperçois de quelque chose, tu m’entends, ce sera fini entre nous, ir-ré-vo-ca-ble-ment. Daphnis. — On « lit » ça. Je vois l’adverbe écrit à la porte de ton cœur, en lettres de gaz. Chloé. — Regardez-le serrer ses lèvres plates de lézard ! Houe ! le peut ! que tu m’agaces ! À la fin, qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce qu’il te faut ? Qu’est-ce que tu veux ? Âne rouge ! Daphnis. — Je voudrais être tantôt le premier homme de lettres de France, et tantôt le dernier homme des bois. TABLE ____ Homuncules. La Tête branlante. 3 L’Orage. 11 Le Bon Artilleur. 13 Le Planteur modèle. 17 La Clef. 19 Le Gardien du square. 23 Qu’est-ce que c’est ! 27 La Ficelle. 29 Les Trois amis. 33 M. et Mme Bornet. Le Gâteau gâté. 39 Le Bouchon. 49 L’Orang. 55 Le Bateau à vapeur. 65 Un Roman. 1re partie : Œuf de poule 73 2e partie : Le Seau 83 Les deux cas de M. Sud. La Petite mort du chêne. 95 Les Chardonnerets. 103 Histoire d’Eugénie. Le Rêve. 111 Le Moineau. 113 Le Beau-père. 117 Il faut qu’une porte soit fermée. 125 Bonne Amie. La Rose. 137 La Prune. 141 Levraut. Canard sauvage. 147 Le Flotteur de nasse. 157 La Visite. 161 La Cave de Bîme. 167 La Caresse. 179 Le Mur. 191 Le Poète. Le Sonnet. 215 L’Araignée. 219 Coquecigrues. Déjeuner de Soleil 225 La Partie de Silence 227 La Limace 226 Les Rainettes 231 Le Vieux et le Jeune. 235 Jean-Jacques. 243 Fin de Soirée. 251 Daphnis, Lycénion et Chloé. Rupture. 261 Ménage. 275 |
Revue d'histoire et de littérature religieuses-vol6-1901.djvu/118 | {{nr|106|FRANZ CUMONT}}en Asie Mineure remontait à l’époque des Achéménides ; elle, y était établie depuis si longtemps qu’on la considérait presque comme indigène, et durant les siècles qu’elle avait vécu au milieu de peuples étrangers, elle avait fait plus d’un emprunt à leurs pratiques religieuses. Le taurobole devait être un usage très répandu dans ces contrées <ref> M. Körte a cru retrouver jusqu’en Phrygie des fosses creusées dans le roc qui auraient servi à des sacrifices de ce genre, mais l’explication est très hypothétique. Cf. ''Athen''. ''Mitth''., XXIII, p. 102.</ref>, et il est plus que probable que cette déesse tauropole l’avait, aussi bien que Ma, admis dans sa liturgie. Un fait indubitable c’est que cette cérémonie se répandit rapidement en Occident au début du IIe siècle, après l’annexion à l’empire de la Cappadoce et des autres provinces voisines.
La nature de la religion composite qui s’était formée dans ces contrées, permet d’expliquer, en en faisant saisir l’origine, les caractères étranges et presque contradictoires du taurobole romain. Cette région reculée, où la civilisation grecque ne pénétra que tardivement, conserva plus fidèlement que les pays hellénisés la barbarie primitive de ses cultes autochtones. Les prêtresses de Castabala prétendaient pouvoir impunément marcher pieds nus sur des charbons ardents <ref> STRAB. XII, 2, 7, p. 537 C. Cf. JAMBLIQUE, ''De'' ''myst''. ''Aeg''.,III, 4.</ref> : c’était une véritable épreuve par le feu analogue aux ordalies sacrées qu’on trouve dans les civilisations les moins avancées <ref> ROBERTSON SMITH, ''Religion'' ''of'' ''the'' ''Semites'', 2e éd., p. 17 q. ss. FRAZER, ''Le'' ''totémisme'', p. 30. Cf. A. J. WAUTERS, ''L’État'' ''du'' ''Congo'', 1899, p. 305.</ref>. Même à Rome, les serviteurs de Bellone, dans les transports de leur enthousiasme, se perçaient les membres, aspergeaient de leur sang la statue de la déesse et, le recueillant dans la paume de la main, le donnaient à boire aux initiés <ref> TIBULL. I, 6, 45 ; TERTULL. ''Apol''. 9 ; MINUT. FELIX, 30, 5. Cf. AUST dans PAULY-WISSOWA S. V. ''Bellona'', 256.</ref>. Ces rites |
Sand - Questions d’art et de littérature, 1878.djvu/271 | <poem>Comme la fleur des bois que mon jardin abrite,
Sous mon toit, sur mon sein, fleuris, ô Marguerite !
Comme elle, à mes baisers, fleurira ta beauté.
Viens, le cœur vit d’amour plus que de liberté !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Maintenant nous avons du bonheur jusqu’à l’aube,
Jusqu’à l’heure où le jour à tes yeux me dérobe,
Et que le long des murs je fuis comme un voleur.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
... Vous rêviez d’amour lorsque je vous vis ;
Alors vos beaux yeux dont l’éclat m’inspire.
Levés sur les miens, semblèrent me dire :
« Suis-moi, mon poëte, » et je vous suivis.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Depuis ce beau jour, enfant, je vous aime
Autant qu’ici-bas cœur peut aimer.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Ô muses ! vous m’avez fait un destin bien doux :
J’ai des ailes aux pieds, la vie en moi palpite !</poem>
Dans la deuxième partie :
<poem>
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Oh ! si je la perdais, l’ange de mes tendresses !
Dont le sourire d’or éclaire tout en moi !
Quelque heureux que je sois, toujours à mes ivresses
Se mêle cet effroi !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Ô dieux, qui savez tout ! si l’amour qui m’engage
Doit être un jour trahi · · · · · · · · · · · · · · ·
Oh ! oui, je le déplore ; oui, j’ai mal fait sans doute
D’écrire un jour plus tôt que vous ne l’attendiez ; </poem>
<references/> |
Auguste Escoffier - Le Guide Culinaire - Aide-mémoire de cuisine pratique, 1903.djvu/1006 |
'''Poularde rôtie à l’Anglaise.''' — Rôtir la poularde comme ci-dessus. La dresser ; l’entourer de saucisses ou de tranches de Bacon grillées et l’accompagner de Bread-Sauce.
'''Poularde truffée.''' — Procéder comme il est indiqué pour le « Dindonneau ».
''Proportions des éléments :'' 500 grammes de panne de porc fraîche passée au tamis et 500 grammes de truffes.
La barder et la cuire au four de chaleur moyenne, ou à la broche avec feu modéré.
''Temps moyen de cuisson :'' une heure et demie au four et une heure trois quarts à la broche.
'''Poulet Reine.''' — ''Temps de cuisson :'' 35 minutes au four et 40 minutes à la broche.
'''Poulet de Grains.''' — ''Temps de cuisson :'' 25 à 30 minutes au four et 35 à 40 minutes à la broche.
'''Poussin.''' — ''Temps de cuisson en cocotte ou sur plat :'' 12 à 15 minutes.
'''Dindonneau Rôti'''. — Procéder comme pour la Poularde.
{{T|{{sc|Nota.}} — Avant de brider le Dindonneau, il est indispensable de procéder à l’extraction des nerfs de la cuisse : ce qui se fait par deux incisions pratiquées sur la partie interne, au-dessous et au-dessus de l’articulation qui joint la patte à la cuisse.
Ces nerfs sont saisis un par un, enroulés autour d’une aiguille à brider et, en tournant doucement celle-ci, les ligaments se détachent des muscles et peuvent être facilement retirés.|90}}
'''Dindonneau rôti à l’Anglaise.''' — Garnir la pièce de Farce à la sauge ; la rôtir doucement ; la dresser et l’entourer de saucisses ou de tranches de Bacon, grillées.
'''Dindonneau truffé.''' — ''Proportions des éléments :'' un kilo de panne très fraîche ; 250 grammes de foie gras cru ; 800 grammes de truffes ; sel, poivre et muscade.
{{1o}}{{lié}}Couper en dés panne et foie gras ; piler finement ; ajouter les épluchures de truffes ; ramollir à chaleur douce et passer au tamis.
{{2o}}{{lié}}Faire fondre 500 grammes de cette graisse ; lui ajouter les truffes coupées en quartiers, assaisonnées de sel et de poivre et une feuille de laurier. Laisser pocher pendant 10 minutes ; refroidir à couvert et mélanger ensuite le tout au reste de la panne truffée.
{{3o}}{{lié}}Vider le dindonneau par le côté ; laisser la peau du cou très longue ; désosser l’estomac ; introduire à l’intérieur la composition de panne, foie gras et truffes ; glisser sous la peau de l’estomac une douzaine de belles lames de truffes réservées ; laisser reposer au frais pendant 24 à 48 heures.
<references/> |
Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/536 |
Pareillement il ne m’appartient pas de mentionner les noms
de tels de nos auteurs anglais d’à présent ou d’hier dont les
violences ou les excentricités d’expression me semblent avoir
fâcheusement fasciné quelques-uns de leurs confrères français.
Mais il me semble hors de doute que, dans l’un et l’autre cas,
une connaissance plus étendue de la littérature « d’en face, » et
une appréciation plus juste de ses vraies « valeurs, » auraient
suffi pour empêcher ces erreurs regrettables.
{{c|III }}
D’une façon générale, au reste, il n’est point douteux que
l’une des difficultés principales, pour l’établissement d’une
pleine harmonie de pensée entre les classes intellectuelles des
deux nations consiste dans le manque d’une sérieuse connaissance réciproque des deux littératures. L’esprit d’un Anglais
cultivé est inévitablement nourri de la lecture, plus ou moins
approfondie, de Dryden et de Swift, de Milton et de De Quincey ; et
de la même manière un Français, sans avoir besoin pour cela
d’être un érudit, se fait une conception nettement définie de
l’essence et des caractères principaux de l’œuvre de Racine ou
de Chateaubriand. Il sait l’ordre historique, et, pour ainsi dire,
l’ordre « absolu » des noms de tous les maîtres passés de sa
littérature ; il sait, du moins en gros, ce qu’ils représentent, et
se rend compte des divers champs de leur influence. Mais le
moyen d’espérer que demain, fût-ce avec la meilleure volonté
du monde, tout Anglais cultivé se pénétrera de l’agrément
propre de ''Bérénice'' ou des ''Martyrs'', ou bien que, de son côté,
chaque Français instruit aura chance de se familiariser avec
la grâce majestueuse du ''Samson Agonistes'' de notre Milton ?
Certes, je n’ignore pas que, dans les deux pays, des hommes se
rencontrent qui ont pénétré merveilleusement la littérature du
pays voisin, et que, par exemple, les travaux biographiques et
critiques consacrés de nos jours par tels professeurs français à
l’étude de nos écrivains anglais ont atteint un degré bien remarquable de précision et de profondeur. Mais on entend bien que
c’est là une autre question. Pour juger des relations intellectuelles réciproques de deux peuples, force nous est de nous
placer à un point de vue dépassant de beaucoup les limites d’un
groupe restreint de savans plus ou moins professionnels. Et
<references/> |
Auguste Escoffier - Le Guide Culinaire - Aide-mémoire de cuisine pratique, 1903.djvu/204 | {{nr|184|LE GUIDE CULINAIRE}}Mouiller ensuite de 2 décilitres et demi de Consommé, et laisser cuire pendant 10{{lié}}minutes ;
{{2o}}{{lié}}Cuire le riz avec la valeur de trois quarts de litre de Consommé ;
{{3o}}{{lié}}Décortiquer les écrevisses et réserver les queues et 10{{lié}}coffres ;
{{4o}}{{lié}}Piler le reste finement ; ajouter le riz et le fonds de cuisson des écrevisses, et passera l’étamine.
Diluer la purée avec 1 demi-litre de Consommé, faire donner un bouillon, passer au chinois, et mettre au bain.
Compléter, juste au moment de servir, avec 150{{lié}}grammes de beurre, 1{{lié}}décilitre de crème ; et relever légèrement au Cayenne.
''Garniture'' : Les queues réservées coupées en dés ; les coques parées, garnies de farce de poisson à la crème, et pochées au moment.
'''Bisque, ou Coulis d’écrevisses à l’ancienne'''. — Sauter les écrevisses dans la Mirepoix, comme pour la Bisque ordinaire ; ajouter cognac et vin blanc, réduire ; puis, mouiller d’un litre de Consommé, et remplacer le riz de liaison par 450{{lié}}grammes de croûtons, frits au beurre au moment, et qui sont mis à mitonner avec les écrevisses.
Procéder, pour le reste, ainsi qu’il est expliqué à la recette précédente.
'''Bisque, ou Coulis de Homard'''. — Remplacer les écrevisses par 1 kilo de petits homards vivants. Les tronçonner, sauter en Mirepoix, et opérer absolument comme pour la Bisque ordinaire, avec liaison au riz.
''Comme Garniture'' : Quelques escalopes de chairs de queue réservées, et coupées en dés.
'''Bisque, ou Coulis de Crevettes'''. — Remplacer les écrevisses par 750{{lié}}grammes de crevettes crues, et procéder en tous points comme pour la Bisque d’écrevisses.
Faire la mise au point finale du potage avec 100{{lié}}grammes de Beurre de crevette, et ajouter, comme garniture, 50{{lié}}grammes de petites queues réservées et décortiquées.
'''Bisque, ou Coulis de Langoustines'''. — Procéder comme pour la Bisque d’écrevisses, en employant 1{{lié}}kilo de langoustines crues.
Réserver pour la garniture 50 à 60{{lié}}grammes de chair de queue ; laquelle sera détaillée en très fines escalopes.
'''Purée Bonvalet'''. — Émincer et passer au beurre, et à blanc : 200{{lié}}grammes de navets ; 200{{lié}}grammes de pommes de terre ;
<references/> |
Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/510 | ravin du Bazil pour contourner, dans le bois de la Caillette, le
saillant d’Hardaumont qui nous appartient. Puis elle revient
franchir le ravin sur la digue, passe devant les retranchemens
R3, R2 et R1, enveloppe le fort à deux cents mètres à peine de la
contrescarpe, descend dans le fond de la Horgne pour s’allonger
en pointe au village de Damloup et revenir en arrière dans le
fond de la Gayette devant la Laufée.
Le saillant d’Hardaumont et le village de Damloup sont en
flèche et leur défense est précaire. Les retranchemens sont
bouleversés. Quelle barrière peut encore offrir le fort ?
{{c|V. — L’ÉTREINTE SE RESSERRE À L’OUEST (1er juin) }}
Dans quel état est-il, ce pauvre fort de Vaux qui, depuis
le 21 février, depuis cent jours, reçoit sa ration quotidienne
d’obus : dix mille en moyenne pour la région et de tous les
calibres, mais principalement des plus gros, du 210, du 305 et
jusqu’à du 380 ? Il doit être martelé, pilé, écrasé, concassé,
nettoyé, pulvérisé ; inutilisable et inhabitable, peut-il être autre
chose qu’un amas sans nom de pierre et de terre, de débris de
toutes sortes changés en poussière ou en cendre ? Où l’artillerie
de l’empereur Guillaume a convenablement travaillé, on assure
qu’il ne reste rien.
De fait, l’aspect extérieur du fort est lamentable. Les
superstructures sont tout à fait détruites, et le dessus n’est plus
qu’un chaos. L’entrée par le Sud s’est écroulée et dès longtemps
ne sert plus. Pour pénétrer à l’intérieur, on passe soit par le
coffre double du Nord-Ouest, soit par le coffre simple du Nord-Est. Le coffre double est écrasé, mais une issue a été aménagée
à l’usage des troupes qui se succèdent dans le secteur à l’Ouest
du fort (courtine, tranchée de Besançon). La gaine qui le relie
aux bâtimens est fissurée près de la descente dans le fossé et
crevée près de la caserne. De même, le coffre simple Nord-Est a
été percé vers l’extérieur et fournit un passage aux élémens qui
tiennent les tranchées Est et Nord (tranchées, du fort et de
Belfort). Ces deux entrées, qui sont du côté du trapèze le plus
rapproché de l’ennemi, favoriseront l’assaillant. C’est par là
qu’il s’introduira. Mais peut-il s’attendre à une résistance dans
une telle ruine ? La tourelle de 75 a beaucoup souffert : sa
communication avec la caserne est obstruée. L’ensemble n’est
<references/> |
Auguste Escoffier - Le Guide Culinaire - Aide-mémoire de cuisine pratique, 1903.djvu/233 | {{nr||POTAGES|213}}{{tiret2|demi-|litre}} de Consommé blanc. — Chauffer sans ébullition, et finir comme de coutume.
''Garniture'' : 2{{lié}}cuillerées de macaroni fin, poché, et taillé en losanges ; 2{{lié}}cuillerées de julienne de truffe blanche ; 1{{lié}}cuillerée de julienne de jambon et de champignons.
Servir à part 100{{lié}}grammes de Gruyère et Parmesan râpés.
'''Velouté Nélusko'''. — Ajouter à 1{{lié}}litre de Velouté de volaille, 5{{lié}}décilitres de purée de volaille et 2{{lié}}décilitres et demi de Consommé de volaille. — Chauffer sans ébullition.
Au moment de servir mettre au point avec une liaison de 6{{lié}}jaunes d’œufs délayée avec 1{{lié}}décilitre de crème, et 1{{lié}}décilitre de Consommé blanc, dans lequel on aura fait infuser 50{{lié}}grammes de noisettes torréfiées et écrasées ; beurre dans les proportions ordinaires.
''Garniture'' : Petites quenelles en farce de volaille, additionnée d’une cuillerée de poudre d’avelines, par 100{{lié}}grammes de farce.
'''Velouté à la d’Orléans'''. — Cuire dans 1{{lié}}litre de Velouté clair, 1{{lié}}volaille désossée du poids de 500 à 600{{lié}}grammes.
Piler les chairs ; allonger la purée avec le Velouté, et passer à l’étamine. — Relâcher ensuite le Velouté avec un quart de litre de Consommé de volaille, et chauffer sans ébullition.
Finir au moment avec liaison et beurre.
''Garniture'' : Petites quenelles de forme cannelée, en farce de volaille, et de trois sortes :
{{1o}}{{lié}}Blanches ; {{2o}}{{lié}}roses, par addition de Beurre d’écrevisse à la farce ; {{3o}}{{lié}}vertes, par addition de purée d’herbes.
'''Velouté Rossini'''. — Préparer 1 litre trois quarts de Velouté de volaille comme ci-dessus.
Mettre au point avec la liaison ordinaire, et 200{{lié}}grammes de Beurre de foie gras, obtenu en pilant 100{{lié}}grammes de Parfait de foie gras truffé avec 100{{lié}}grammes de beurre extra-fin. Passer au tamis fin ou à l’étamine.
''Garniture'' : Petites quenelles en farce de volaille additionnée d’un tiers de purée de foie gras cru ; détails allégoriques en truffe bien noire.
'''Velouté à la Tourangelle'''. — Ajouter à 1{{lié}}litre de Velouté ordinaire : 300{{lié}}grammes de haricots verts blanchis et étuvés au beurre ; 300{{lié}}grammes de flageolets frais, cuits, broyés au mortier avec les haricots verts.
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Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/518 |
20 heures. — Les Boches d’en face sortent de leur tranchée. Ici, tout le monde est au créneau. J’ai fait distribuer à tous des grenades, car, à la distance où nous sommes, le fusil est impuissant.
Les voilà !
— En avant, les enfans ! Hardi !
S... coupe les ficelles et nous les expédions.
Les Boches nous répondent par des grenades à fusil, mais
qui portent trop loin. Ceux qui sont sortis, surpris par notre
accueil, regagnent Sarajevo en vitesse, — sauf ceux qui restent
de place en place, parfois par groupes, étendus sur la plaine.
De Sarajevo (la tranchée de Sarajevo, occupée par l’ennemi,
est à 50 ou 60 mètres à peine de la redoute), on voit des ombres
sortir précipitamment et se diriger vers l’arrière : sans doute la
seconde vague qui se dérobe.
— Aux fusils, les enfans, feu de poursuite !
Ch... lance une fusée rouge ! Si nous avions un tir de 75
maintenant, ce serait parfait.
Tout à coup, des flammes fusent derrière nous, avec des
torrens de fumée blanche et noire... Ce sont de véritables jets de
flammes. Pas de doute ! Ils ont forcé à droite et nous lancent
ici des liquides enflammés... Mais voilà que de l’incendie montent
des flammes vertes et rouges. Je me rends compte : c’est mon
dépôt de fusées qui flambe. A un pareil moment ! Heureusement
que les Boches ont été soignés.
Les flammes montent et bouillonnent sans cesse, dans la
nuit, au milieu des obus. A tout moment, une nouvelle fusée
lance son jet de flammes. L’incendie gagne le poste de commandement d’où bientôt sortent deux langues de feu. Il nous faut
d’abord sauver les grenades qui sont à proximité. Un sac de
cartouches est resté dans le brasier, car on entend le crépitement. Le terrible est que les murs sont faits de sacs à terre et alimentent eux aussi le foyer. Et les obus, et les balles qui ne cessent de siffler !
Enfin ! Toutes les caisses de grenades sont déblayées. Le feu
sur lequel tomba les pelletées de terre diminue d’intensité.
Heureusement, les Boches ont été calmés par nos grenades. Il
est vrai que maintenant il nous faut en aller chercher d’autres,
si l’on veut résister à une autre attaque. On en a vidé près de vingt caisses.
<references/> |
Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 15.djvu/42 | {{nr|38|REVUE DES DEUX MONDES.|}}{{tiret2|senti|mens,}} à l’exercice de ses fonctions, au séjour même de son pays. Il fallut, à l’âge de quarante ans, qu’il recommençât la vie. Les habitudes de l’opulence, les dépenses d’une représentation peut-être un peu trop fastueuse, d’abondans secours accordés aux malades, et, plus que tout cela, l’imprudence d’un ami qu’il avait rendu dépositaire de sommes considérables qui appartenaient aux États-Unis, et qui furent plus tard payées par lui intégralement, le ruinèrent. Il eut besoin de reprendre la profession d’avocat pour refaire sa fortune. Du reste, ce qui causa alors ses traverses fut ensuite l’occasion de sa gloire en le conduisant dans un pays nouveau dont il devait être le législateur.
Par une heureuse coïncidence avec sa situation et ses besoins, les vastes et riches contrées qu’arrose le Mississipi venaient de s’ouvrir à l’industrie comme à la domination des Américains. Le chancelier Robert Livingston, frère d’Edward, et ministre des États-Unis en France, avait négocié pour eux, à Paris, l’importante acquisition de la Louisiane. Cette colonie française, que le faible gouvernement de {{roi|Louis|XV}} avait cédée à l’Espagne par le traité de 1763, le gouvernement espagnol, à son tour, l’avait rétrocédée à la France par le traité de Saint-Ildefonse, en 1800. La prévoyance politique du premier consul Bonaparte avait tenu ce traité secret tant qu’avait duré la guerre avec l’Angleterre. Mais, à la paix d’Amiens, le glorieux auteur de tant de merveilles, après avoir calmé les dissensions de la France sans éteindre ses ardeurs, lui avoir assuré par des traités les résultats continentaux de ses victoires, aspira à lui redonner son ancienne grandeur coloniale. C’est dans ce but qu’il s’était fait restituer les colonies conquises par l’Angleterre, qu’il avait obtenu de l’Espagne la Louisiane, et qu’il avait entrepris l’expédition de Saint-Domingue. Mais le succès et le temps manquèrent également à ses desseins. La conquête de Saint-Domingue échoua, et la guerre devint imminente avec l’Angleterre. N’espérant plus pouvoir conserver la Louisiane et ne voulant pas la laisser prendre par les Anglais, il la remit aux Américains. Agrandir l’Amérique, c’était, à ses yeux, affaiblir l’Angleterre. Outre le profit politique qu’il obtenait en fortifiant un allié contre un ennemi, il retira de cette cession 80,000,000{{lié}}{{abr|fr.|francs}} pour la France, et stipula que son ancienne colonie serait annexée à la république fédérale comme état libre, avec tous les avantages généraux de l’union et tous les droits particuliers de la souveraineté.
Edward Livingston partit pour la Nouvelle-Orléans, où il arriva vers la fin de 1803, à peu près en même temps que les commissaires
<references/> |
Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/511 | pas utilisable. Les deux observatoires cuirassés ont résisté, mais
on ne peut y introduire des mitrailleuses. Le coffre simple du
Sud-Ouest est en assez bon état : sa communication, qui avait
été bouchée, a été rétablie : il n’a pas d’ouverture extérieure.
La caserne enfin est fissurée, mais tient bon. Une garnison peut s’y abriter.
Le double réseau de fils de fer qui ceinturait le fort est en
morceaux, ou enfoui dans les trous d’obus. On ne saurait
compter sur la résistance des contrescarpes et des escarpes et
du fossé qui les sépare ; les murs ébréchés ont coulé, et le fossé,
à demi comblé, n’est plus un obstacle.
Tel est ce tronçon de fort, ce moignon de défense que
l’ennemi aborde. Le 9 mars, quand il l’assiégea, il rencontrait
encore devant lui du fil de fer, des remparts, des parapets, des
abris de mitrailleuses. Maintenant, s’il parvient à l’atteindre,
— et il le touche presque, il n’en est pas à deux cents mètres, —
il peut monter dessus sans acrobatie, et, pour entrer dedans, il
trouve, béantes de son côté, les deux issues des coffres Nord.
Maintenant il n’y a plus rien, en dehors des tranchées bouleversées qui sont en avant et sur les flancs, pour s’opposer à son
envahissement. Plus rien que des hommes qui attendent la
tempête, comme des marins résolus à ne pas abandonner leur
vaisseau désemparé !
La garnison a pour chef le commandant Raynal, du 96e régiment d’infanterie, qui, blessé, n’a pas voulu attendre sa guérison
pour reprendre du service. Né à Bordeaux, où son père était
bottier, le 7 mars 1867, d’une famille originaire de Montauban,
le futur défenseur de Vaux fait ses classes au lycée d’Angoulême, puis s’engage au 123e régiment le 15 mars 1885. Cinq ans
plus tard, il entre à l’école de Saint-Maixent, en sort sous-lieutenant le 1er avril 1891 avec le n° 1 sur 328. Capitaine lorsque la
guerre éclate, il est nommé chef de bataillon le 24 août 1914.
Comment il a commandé son bataillon, une citation à l’ordre de
l’armée le montre : « Commandant l’avant-garde de son régiment le 14 septembre 1914 et ayant pris le contact dès le matin
à faible distance de l’ennemi fortement retranché, a immédiatement établi son bataillon sur les points d’appui et l’y a maintenu énergiquement sous le feu de l’infanterie, des mitrailleuses
et de l’artillerie lourde allemandes. Blessé sérieusement dans
l’après-midi, a conservé le commandement de son bataillon, se
<references/> |
Auguste Escoffier - Le Guide Culinaire - Aide-mémoire de cuisine pratique, 1903.djvu/252 |
Préparer d’autre part une très fine julienne de blancs de poireaux ; l’étuver au beurre, et la mélanger aux légumes passés au tamis et réduits en purée serrée. Avec cet appareil, masquer des croûtons ronds en pain de ménage séchés au four ; saupoudrer de fromage râpé, gratiner, et mitonner comme ci-dessus.
Servir, avec Consommé ordinaire à part.
{{sm|{{sc|Nota.}} — Hors saison des salsifis, les proportions des autres légumes sont augmentées en conséquence pour les remplacer, de façon à obtenir la quantité voulue de purée.}}
'''Potage Garbure à l’oignon'''. — Faire revenir au beurre 250{{lié}}grammes d’oignon finement émincé. Quand il est à moitié coloré, le saupoudrer de 25{{lié}}grammes de farine, et compléter sa coloration en cuisant la farine jusqu’à obtention d’un roux blond.
Mouiller de 2{{lié}}litres de Consommé blanc, et laisser cuire pendant 10{{lié}}minutes.
Pour la préparation des croûtes gratinées, ces deux modes sont usités :
{{1o}}{{lié}}Passer le potage, égoutter l’oignon à fond, le lier avec un peu de sauce Béchamel serrée, et en masquer des rondelles de flûte séchées.
{{2o}}{{lié}}Passer l’oignon au tamis ; réduire la purée au point voulu, et en masquer les croûtons.
Dans un cas comme dans l’autre, saupoudrer de fromage râpé, gratiner, et mitonner comme ci-dessus ; ou bien servir simplement les croûtons gratinés, sans être mitonnés. Le potage à l’oignon peut, facultativement, s’additionner d’un décilitre de lait au litre et, dans ce cas, on diminue d’autant la quantité de Consommé.
{{sm|{{sc|Nota.}} — Dans les services de restaurant, la garbure à l’oignon se gratine aussi en soupière, comme la « Garbure-Cooper » citée plus haut. Dans ce cas, on répartit à la surface des rondelles de flûte, avec l’oignon passé ou non, selon le goût du client ; on saupoudre de fromage râpé, et on fait gratiner vivement.}}
'''Potage Garbure à la Paysanne'''. — Préparer 250{{lié}}grammes de « Paysanne » ordinaire, étuvée à fond, finie de cuire à court-mouillement, broyée au fouet, et serrée par réduction. En masquer des rectangles de pain de ménage frits au beurre ; saupoudrer de fromage râpé ; gratiner, et mitonner comme ci-dessus.
Servir, avec Consommé ordinaire à part.
'''Potage Garbure à la Savoyarde'''. — Émincer 125{{lié}}grammes de céleri-rave, et le même poids de pomme de terre, oignon, et poireau réunis.
<references/> |
Auguste Escoffier - Le Guide Culinaire - Aide-mémoire de cuisine pratique, 1903.djvu/999 |
L’utilité de ces bardes consiste, non seulement à garantir les filets des volailles et gibiers contre l’action trop vive du calorique, mais encore à prévenir le dessèchement de ces rôtis pendant la
cuisson des cuisses, lesquelles sont beaucoup plus longues à pénétrer par la chaleur que la poitrine de l’oiseau.
Les bardes doivent donc couvrir entièrement l’estomac des volailles et gibiers et être assujetties par quelques tours de ficelle.
Dans certaines circonstances, les pièces de viandes de boucherie rôties sont couvertes de lames de graisse de bœuf ou de veau, dont le but est le même que celui des bardes de lard employées pour les volailles et gibiers.
<nowiki/>
{{c|'''RÔTIS À LA BROCHE'''|fs=110%}}
Toute la théorie de la conduite des Rôtis à la broche pourrait se résumer à ceci :
« Proportionner l’intensité des rayons caloriques, selon la nature de la pièce à rôtir, sa grosseur, ses qualités et son degré de mortification, s’il s’agit de pièces de boucherie. »
Mais, en tout ce qui concerne la rôtisserie, c’est l’expérience qui est le guide le plus sûr ; car la théorie, si minutieuse soit-elle, ne peut que donner les indications principales, tracer les règles
générales : elle ne peut prétendre à remplacer le coup d’œil, la certitude, qui sont le résultat de la pratique.
Nous ne disons pas, avec Brillat-Savarin, que l’on naît rôtisseur ; mais nous pouvons affirmer qu’on ne le devient qu’avec beaucoup d’attention, d’observation et un peu de vocation.
Toute la théorie de la conduite de la broche tient dans les règles suivantes :
{{1o}}{{lié}}Toute viande noire fortement chargée de jus, devra être suffisamment saisie et soumise ensuite, selon sa grosseur, à l’action d’un feu susceptible d’assurer la pénétration de la chaleur dans la
pièce, en ne donnant que peu ou pas de flammes.
{{2o}}{{lié}}S’il s’agit de viandes blanches, dont la cuisson doit être complète, l’intensité du feu sera réglée pour que la cuisson et la coloration de la pièce marchent ensemble.
{{3o}}{{lié}}S’il s’agit de petits gibiers, le combustible à préférer est le bois ; mais quel que soit celui employé, le foyer calorifique doit être réglé pour donner plus de flamme que de chaleur de fond.
<references/> |
Gustave Moynier - Etude sur la convention de Genève pour l'amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne (1864 et 1868).djvu/259 |
Les voici dans l’ordre chronologique de leurs ratifications.
{|
|rowspan=4|{{cach|---------------}}
|France, ||22 sept.{{cach|------}} ||Italie, || 4 déc.
|-
|Suisse, ||10 oct.|| Espagne, || 5 »
|-
|Belgique, ||14 » ||Danemark,{{cach|---}} ||15 »
|-
|Pays-Bas,{{cach|---}} ||29 nov. ||Bade, ||16 »
|}
L’échange eut lieu entre eux à Berne, et ils reportèrent le terme de rigueur, pour leurs co-contractants, au 22 mars 1865.
Le 15 mars, le Conseil fédéral suisse, sachant que les intéressés n’étaient pas encore prêts, fit agréer un nouvel ajournement au 22 juin.
À cette dernière date, cependant, la Prusse seule d’entre les retardataires vint au rendez-vous.
La Hesse et le Wurtemberg avaient déclaré ne pouvoir se prononcer définitivement qu’après une résolution préalable de la Diète germanique, laquelle, par parenthèse, n’eut pas le temps d’être prise avant le moment où le lien fédéral fut rompu.
En Portugal, des événements politiques n’avaient pas permis jusqu’alors au Corps législatif, qui venait d’être dissous, d’autoriser le gouvernement à ratifier la Convention.
Malgré ces abstentions on passa outre à l’échange avec la ''Prusse'', les trois puissances.
<references/> |
Auguste Escoffier - Le Guide Culinaire - Aide-mémoire de cuisine pratique, 1903.djvu/188 |
''Garniture'' : Petites quenelles de forme cannelée, et en farce de volaille de trois sortes : 1{{o}}{{lié}}blanche, par addition de crème ; 2{{o}}{{lié}}rouge, par addition de purée de tomates serrée ; 3{{o}}{{lié}}vert pâle, par addition de purée de pistaches ou d’épinards. — Pluches de cerfeuil.
'''Consommé à l’Orléanaise'''. — Consommé ordinaire clair.
''Garniture'' : Royale de crème de chicorée détaillée en gros carrés ; haricots verts en losanges ; tout petits flageolets ; pluches de cerfeuil.
'''Consommé à la d’Orsay'''. — Consommé de volaille clair.
''Garniture'' : Jaunes d’œufs pochés ; quenelles en farce de pigeon ; julienne de filets de pigeons, et pointes d’asperges bien vertes.
'''Consommé à la Parisienne'''. — Consommé de volaille clair.
''Garniture'' : Royale de purée de julienne ordinaire, détaillée en rondelles ; petite macédoine de légumes ; pluches de cerfeuil.
'''Consommé à la Parmesane'''. — Consommé ordinaire clair.
''Comme Garniture'' : Biscuit parmesan, détaillé à volonté, et servi à part.
''Apprêt du biscuit'' : 3 jaunes d’œufs broyés dans une terrine avec une pointe de muscade.
Y ajouter, en même temps : 3 blancs d’œufs montés en neige bien ferme, 50{{lié}}grammes de farine tamisée, et 90{{lié}}grammes de Parmesan râpé.
Étaler l’appareil sur des feuilles de papier blanc beurrées, posées sur plaques, et en épaisseur bien égale de 8{{lié}}millimètres. Cuire à four doux, et laisser refroidir pour détailler.
'''Consommé aux Pâtes diverses'''. — Consommé ordinaire ou de volaille.
Pour les proportions de Pâtes, temps de pochage, etc., voir l’article ''Pâtes pour Potages clairs''.
'''Consommé Petite Mariée'''. — Consommé de volaille à peine coloré.
''Garniture'' : Royale de purée de volaille au lait d’amandes, détaillée en petites rondelles cannelées ; et pluches de cerfeuil.
'''Petite Marmite'''. — La Petite Marmite, étant préparée ainsi qu’il est indiqué, est dressée sur un plat couvert d’une serviette. On l’accompagne de petits toasts en pain grillé, garnis de {{tiret|ron|delles}}
<references/> |
Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/204 | {{corrBandeau}}''douleurs'' ; puis, en 1842, chez Charpentier, en un volume {{nobr|in-12}}, avec ''Louis Lambert'' (voir plus haut). Enfin, en 1846, ''{{corr|Seraphita|Séraphita}}'' entra dans le tome{{lié}}{{rom-maj|III}} de la cinquième édition des ''Études philosophiques'' (première édition de ''la Comédie humaine'', tome{{lié}}{{rom-maj|XVI}}).
Nous donnons ici, comme nous l’avons fait au sujet des ''Scènes de la Vie privée'', l’introduction écrite, sous l’inspiration de Balzac, par {{M.|Félix}} Davin, en 1834, pour la quatrième édition des ''Études philosophiques'', {{nobr|1835-1840}}.
{{c|INTRODUCTION AUX ÉTUDES PHILOSOPHIQUES|mt=1em|fs=120%}}
En exprimant, dans notre introduction aux ''Études de mœurs'', la pensée qui animait l’auteur de cette œuvre<ref>La publication de la quatrième livraison des ''Études de mœurs au dix-neuvième siècle'', où se trouve l’introduction faite à cet ouvrage par {{M.|Félix}} Davin, a été retardée par quelques changements utiles aux intérêts de l’auteur et du libraire, mais cette livraison doit être mise en vente sous peu de jours. {{FAD|(''Note de l’Éditeur''.)|marge=3%}}
</ref>, nous faisions pressentir qu’elle n’était encore que la base sur laquelle il se proposait d’asseoir deux autres ouvrages où se développeraient des idées graduellement plus élevées et où de nouvelles formules qui intéressent l’avenir des sociétés se dérouleraient poétiquement : les ''Études philosophiques'' forment le premier de ces deux ouvrages.
Préoccupés par les fluctuations politiques qui, dans notre époque de rénovation pénible, semblent être devenues l’état normal de la nation, et n’attachant qu’une importance secondaire aux questions d’art, le public et les journaux ignorent le secret cette lente, mais incessante édification. Les écrivains d’aujourd’hui, qui se servent de la critique moins pour éclairer les masses et diriger la littérature que pour blesser les poëtes et nier la science, pourraient encore envelopper ce long labeur de quelque obscurité, en ne faisant voir dans ces deux titres (''Études de Mœurs au dix-neuvième siècle'' et ''Études philosophiques'') qu’une antithèse favorable à la spéculation des éditeurs, tandis que, selon nous, ce sont deux grandes idées judicieusement exprimées. Il était temps que l’auteur pensât à incruster profondément le sens général de son œuvre dans un titre qui frappât le public ; car aujourd’hui nous nous sommes habitués à prendre les gens au mot, et à leur croire la valeur qu’ils se donnent. Le critique ingénieux qui nous a devancé dans l’appréciation de cet ouvrage, et à l’originalité, à la profondeur duquel nous rendons d’ailleurs une justice entière, en a cru lui-même sur parole l’humble étiquette que {{M.|de}} Balzac avait, sur le vœu d’un libraire, primitivement attachée à ses œuvres, et s’était borné à examiner en lui le talent du conteur sous toutes ses faces et avec toutes ses qualités sans doute, mais en le réduisant nécessairement à d’étroites proportions. Et cela devait être. L’auteur lui-même avait-il embrassé d’un coup d’œil l’étendue du canevas qu’il remplit chaque jour ? Nous ne le pensons pas. Si
<references/> |
Reveille-matin des François, 1574.djvu/9 | <div style="font-size:150%" class="ligatures">
''{{Centré|L'IMPRIMEVR AVX FRAN-}}''
''{{Centré|cois & autres Nations voisines.}}''
{{Centré|★ ★}}''
{{Centré|★}}''
{{saut|1}}
''{{Gauche|Messieurs ayant recouuré la copie de vostre}}''
''{{Gauche|Reueille matin dedié à la Royne d'Angle-}}''
''{{Gauche|terre par Eusebe Philadelphe : & cognois-}}''
''{{Gauche|sant le fruit que la le{{ligat|c|t}}ure d'iceluy vous peut ap-}}''
''{{Gauche|porter, ie n'ay pas voulu vous en frustrer plus lon-}}''
''{{Gauche|guemẽt. Et m’asseurãt que l’ayans veü, pesé & bien}}''
''{{Gauche|consideré vous m’en scaurez aussi bon gré que l’affe-}}''
''{{Gauche|{{ligat|c|t}}ion qui me meut à le vous presenter merite. Ie ne}}''
''{{Gauche|despendray pas vn mot à vous recommander mon ze-}}''
''{{Gauche|le, encore moins celuy de l'Autheur : seulemẽt ie prie-}}''
''{{Gauche|rai Dieu qu’il vous face bien tost iouyr du plaisir}}''
''{{Gauche|& vtilité qu'vn tel labeur peut apporter aux sages.}}''
''{{Gauche|Vous trouuere{{ligat|z}} au commencement vne petite epi-}}''
''{{Gauche|stre de l'autheur dediant son liure Frãcois à la Roy}}''
''{{Gauche|ne d'Angleterre & le double d'vne letre Latine mise}}''
''{{Gauche|en Francois qu’il a escrite aux Polonois leur dediãt}}''
''{{Gauche|le mesme liure Latin. Vous y verrez aussi un dialo-}}''
''{{Gauche|gisme d’entre le Polonois, & la Paix Valoise & le}}''
''{{Gauche|double d'vne letre qu'vn gentilhomme partizan de}}''
''{{Gauche|la maison de Lorraine, duquel ie n’ay peu scauoir le}}''
''{{Gauche|nom a escrit sur le mesme suiet au Duc de Guise son}}''
''{{Gauche|maistre. Si ie puis recouurer quelque autre chose de}}''
''{{Gauche|nouueau que ie congnoisse vous pouuoir seruir, ie vous}}''
''{{Gauche|en feray bonne part, pourueu toutesfois que i'entende}}''
''{{Gauche|que vous rapportiez ce present que je vous fay à l'u-}}''
''{{Gauche|sage qui luy e{{ligat|s|t}} propre. Autrement n’en attendez}}''
''{{Gauche|plus. Adieu,}}''
''{{Droite|a. ii.}}''
<references/> |
Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/203 | Oui, l’espace existe, mais certaines facultés donnent le pouvoir de le franchir avec une telle vitesse, que leurs efforts équivalent à son abolition.
{{p fin}}
Ce récit reparut chez Werdet en décembre 1830, dans ''le Livre mystique'', deux volumes {{in-8°}} qui contenaient en outre ''Séraphita'' et ''les Proscrits'', avec une préface collective datée du 27{{lié}}novembre 1835 (voir tome{{lié}}{{rom-maj|XXII}}, page{{lié}}418). Il ne portait plus de dédicace et il était augmenté des ''Lettres de Louis Lambert'' (voir page{{lié}}58 à page{{lié}}69), qui avaient paru pour la première fois dans ''la Revue de Paris'' d’août 1835. En 1842, ''Louis Lambert'' reparut encore, suivi de ''Séraphita'', chez Charpentier, en un volume {{nobr|in-12}}, la dédicace rétablie et avec une note (voir tome{{lié}}{{rom-maj|XXII}}, page{{lié}}427) ; en 1846 enfin, il entra, portant comme aujourd’hui le seul titre de ''Louis Lambert'', dans le tome{{lié}}{{rom-maj|III}} de la cinquième édition des ''Études philosophiques'' (première édition de ''la Comédie humaine'', tome{{lié}}{{rom-maj|XVI}}). Toutes ces éditions sont ''remaniées'' ; mais, comme elles le sont toujours dans le but de compléter l’ouvrage, la dernière contient tout. Il en a encore paru plusieurs autres, qui ne sont que de serviles réimpressions de l’une ou l’autre de celles dont nous avons parlé, et nous n’avons rien à en dire{{lié}}ici.
{{rom-maj|LXXXIV}}. ''Séraphita'', daté de Genève et Paris, décembre 1833-novembre 1835. Dédié à madame Éveline de Hanska, née comtesse Rzewuska (depuis madame de Balzac), dédicace datée de Paris, 23{{lié}}août 1835. La publication de ce récit fut commencée dans ''la Revue de Paris'', numéros de juin et de juillet 1834 ; la fin parut, inédite, en décembre 1835 dans ''le Livre mystique'', deux volumes {{in-8°}}, chez Werdet. Cet ouvrage contenait, outre ''Séraphita'', datée et dédiée, ''les Proscrits'' et ''Louis Lambert'', avec préface collective (voir tome{{lié}}{{rom-maj|XXII}}, page{{lié}}418). L’ouvrage était divisé comme aujourd’hui en sept chapitres, dont le premier, dans ''la Revue de Paris'', était subdivisé en deux : ''le Stronfiord et {{corr|Seraphitus|Séraphitus}}. Voici la table de ces chapitres :
{{il}}
{{Table|nodots | titre={{iv|1.1}}1. {{corr|Seraphitus|Séraphitus}}.}}
{{il|0.1}}
{{Table|nodots | titre={{iv|1.1}}2. {{corr|Seraphita|Séraphita}}.}}
{{il|0.1}}
{{Table|nodots | titre={{iv|1.1}}3. {{corr|Seraphita-Seraphitus|Séraphita-Séraphitus}}.}}
{{il|0.1}}
{{Table|nodots | titre={{iv|1.1}}4. Les nuées du sanctuaire.}}
{{il|0.1}}
</div>
{{Table|nodots | titre={{iv|1.1}}5. Les adieux.}}
{{il|0.1}}
{{Table|nodots | titre={{iv|1.1}}6. Le chemin pour aller à Dieu.}}
{{il|0.1}}
{{Table|nodots | titre={{iv|1.1}}7. L’Assomption.}}
{{il|0.1}}
</div>
</div>
{{il}}
Le sixième est devenu plus tard ''le Chemin pour aller au ciel''. La publication de la ''Revue de Paris'' n’avait pas dépassé la moitié du chapitre{{lié}}{{rom-maj|III}}. En 1840, ''Séraphita'' reparut encore avec ''Massimilla Doni'', ''Gambara'' et ''les Proscrits'' dans les volumes de la quatrième édition des ''Études philosophiques'' qui portèrent le titre de : ''le Livre des''
<references/> |
Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/561 | {{tiret2|construc|tions}}, dans nos machines, il n’y a que des parties insensibles, séparables les unes des autres, extérieurement et superficiellement reliées, sommes-nous certains qu’il en soit de même dans les œuvres de la nature, dans ce que Leibniz appelait les « machines naturelles, » les « automates naturels, » par exemple dans les cellules nerveuses ? Sommes-nous certains que « l’événement nerveux » existe en lui-même sans aucun élément d’ordre mental, et soit indépendant de
tout ce qui arrive à la conscience sous forme de sensation, d’émotion, d’impulsion ? Il conviendrait ici non d’affirmer ou de nier, mais
de s’abstenir. Enfin, est-il probable que l’élément nerveux se suffise à lui-même et que cependant la conscience vienne s’y ajouter
comme du dehors ? C’est, nous dit-on, pour « compléter et achever » le phénomène, non « pour le constituer. » — Mais ''achever'' et ''compléter'', n’est-ce pas ''constituer ?'' Est-ce que le « couronnement de l’édifice » n’est pas une des parties constituantes de l’édifice ?
Selon {{M.|Ribot}}, dans la théorie de l’intermittence, il n’y aurait plus
de difficulté à comprendre que toutes les manifestations de la vie mentale puissent être tour à tour inconscientes et conscientes : « sensations, désirs, sentimens, volitions, souvenirs, raisonnemens,
inventions, etc. » Pour le premier cas, dit {{M.|Ribot}}, « il faut et il suffit
qu’il se produise un processus nerveux déterminé, c’est-à-dire la mise en jeu d’un nombre déterminé d’élémens nerveux formant une association déterminée, à l’exclusion de tous les autres élémens nerveux et de toutes les autres associations possibles. Pour le second cas, il faut et il suffit que des conditions ''supplémentaires'', quelles qu’elles soient, s’ajoutent, ''sans rien changer à la nature du phénomène'', sinon de le rendre conscient. » Sans rien
''changer'', sauf cette légère modification, la conscience ! Pygmalion,
pour animer sa statue, n’avait que cette petite addition à produire. Peut-on admettre qu’un phénomène supposé mécanique et automatique, c’est-à-dire résoluble en termes de mouvement, ne change point de nature, mais seulement de forme quand on y ajoute la sensibilité ou la conscience, qui ne sont pas transposables en termes de mouvement ? Toutes les conditions nerveuses, primaires ou « supplémentaires » sont toujours, comme telles, de simples directions et compositions de mouvemens ; pour les rendre conscientes, sentantes , désirantes, il faut y ajouter autre chose qu’une direction nouvelle de mouvement : ou, si en fait cette addition est inutile, c’est qu’il y avait déjà dans le mécanisme autre chose que du pur mécanisme : le prétendu automate était vivant ; bien plus, il était sentant.
Un psychologue italien très distingué, {{M.|Sergi}}, suit sur ce
point {{M.|Ribot}} et va plus loin encore. « Tantôt, dit-il, un {{tiret|phé|nomène}}
<references/> |
Seu - Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens, 1934.pdf/106 |
Cédant à cette lamentable et irrésistible insistance,
la femme Pak Tehambon et quelques parents
se décidèrent enfin de l’accompagner jusqu’à
Oulsan, pour lui faire plaisir.
Arrivé à ce dernier lieu qui se trouvait à quelque
cinq cents kilomètres au sud de Kaisung,
l’homme se dirigea directement chez feu Kim
Jinsa. Une femme en deuil au visage rongé de
chagrins, tricotait devant sa fenêtre entourée de
ses petits enfants. Il se précipita à la fois sur la
dame en deuil et ses enfants. Il les embrassa avec
effusion tout en sanglotant :
— « Oh, ma femme ! oh mes enfants ! »
Mais la dame Kim Jinsa indignée cria au scandale.
— « Quel impertinent personnage, quel vilain
individu ! Violer mon foyer, manquer de respect
surtout à une femme en deuil, quel monstre
infernal ! »
Elle le poussa de toute sa force. L’homme alla
se blottir dans un coin.
— « Grand Dieu, gémit-il d’un geste désespéré,
enlève-moi ma vie ! C’est toi qui as commis l’erreur
et c’est moi qu’on torture ! Sois juste,
Grand Dieu, enlève-moi ma vie ! »
Pendant ce temps la dame Pak Tchambon
s’approcha de la veuve Kim Jinsa. Tout en
essayant de la calmer elle lui dit :
— « Excusez-le, madame, mon mari vient de
sortir d’une très grave maladie. Et d’après tout
ce qu’il nous raconte, son cerveau devait être un
peu dérangé !... »
— « Mais non ! je ne suis pas fou ! je suis bien
Kim Jinsa, votre mari. Seulement voici pour
<references/> |
Seu - Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens, 1934.pdf/109 |
{{t2|TCHAI DU-BON}}
Sous le règne de Souk-Jong, lorsqu’une terrible
lutte des partis politiques éclata en Corée,
Tchai Kwang-Do, qui fut plusieurs fois grand
Chancelier du Royaume, était alors le chef d’un
grand parti d’opposition. Un jour ses adversaires
l’ayant accusé de trahison, le Roi l’envoya en
prison où il mourut subitement.
Sa malheureuse veuve, ruinée et sans ressource,
licencia tous ses esclaves, qui se comptaient par
centaines et elle se retira avec son unique fils
de quatre ans, Du-Bon, dans une chaumière de
quelque campagne isolée.
L’enfant grandit et se maria. La misère grandit
aussi et semblait toucher son apogée. Un jour
Tchai Du-Bon pensa :
— « L’hiver approche, ma femme est enceinte,
ma vieille mère malade, le grenier est vide ! et
pourtant il faut vivre ! Que faut-il donc faire !... »
Soudain une idée lui vint il savait bien que
les anciens esclaves de son père vivaient tous très
heureux et riches dans une contrée lointaine. Il
se proposa d’aller les voir et de solliciter de leur
part quelques secours. Aussi un beau jour, il
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Seu - Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens, 1934.pdf/103 |
{{t2|UN CURIEUX JUGEMENT}}
C’était en pleine canicule quand Kim Jinsa
mourut subitement. Son âme s’envola aussitôt
vers le palais d’Ok-Whang-Sang-Jay, le Tout
puissant maître des Cieux, qui devait lui rendre
le jugement dernier.
Comme l’administration d’Ok-Whang-Sang-Jay
n’était pas mieux organisée que celle d’ici-bas,
l’âme de Kim Jinsa dût rester trois jours dans
l’antichambre du palais de l’autre monde en
attendant son tour d’être jugée. Lorsqu’on l’eut
conduite devant le Tout Puissant Dieu, celui-ci
constata avec désolation que l’âme de Kim Jinsa
avait été appelée par erreur. Il ordonna qu’on la
reconduisit au plus vite sur la terre. Mais l’un
de ses chambellans lui fit savoir que c’était impossible
parce que le corps de Kim Jinsa resté
sans âme depuis trois jours en cette pleine chaleur
caniculaire était en complète décomposition.
Ok-Whang-Sang-Jay, tout consterné, consulta
les livres où figurent le nom et la destinée de
tous les mortels.
— « C’est très ennuyeux ! Il faut bien que tu
y retourne... Eh bien, je vois ici un certain Pak
<references/> |
La Citoyenne française | Octave Uzanne La citoyenne française Son altesse la femme, A. Quantin, imprimeur-éditeur, 1885 (p. 143-164). ◄ La caillette Les galanteries du directoire ► collectionLa citoyenne françaiseOctave Uzanne illustré par Henri Gervex, Juan-Antonio Gonzales, Charles Louis Kratke, Albert Lynch, Adrien Moreau, Félicien Rops et couverture de Gustave Fraipont.A. Quantin, imprimeur-éditeur1885ParisCLa citoyenne françaiseUzanne - Son altesse la femme.djvuUzanne - Son altesse la femme.djvu/5143-164 LA CITOYENNE FRANÇAISE UNE AVENTURE SOUS LA RÉVOLUTION LA CITOYENNE FRANÇAISE UNE AVENTURE SOUS LA RÉVOLUTION Les femmes de la Révolution, ont écrit Edmond et Jules de Goncourt dans leur très remarquable Histoire de la Société française — manquent d’une grâce et de ce quelque chose de leur sexe qui est le charme même des actrices de l’histoire : elles ne sont pas femmes ; elles sont de celle mascula protes, de cette race dont parle le poète. « Elles donnent à croire qu’elles ont un rôle ou une mission plutôt qu’un sentiment, en ce boulever- sement de la France ; et elles portent en elles une résolution grande et tendue, une pensée fixée ou une action délibérée qui prend toute l’âme, l’apaise, Templit, et n’y laisse place aucune au tumulte des passions et des enivrements. Elles dédaignent d’être françaises, et, comme des statues de marbre, elles portent sur leur front serein les vertus de la vieille Rome ; si bien que, comme elles ont marché sans pâlir ni faiblir jusqu’au bout, leur mort intéresse plus qu’elle n’attendrit, et que ces têtes, cueillies jeunes et fraîches par les bourreaux hâtés, ont plu- tôt la couronne que l’auréole et attirent mieux l’étude qu’elles n’attachent le souvenir. » « La Révolution a fait les cœurs sérieux, — disent encore plus loin les mêmes historiens phy- siologistes, — l’amour n’est plus badinage. Les Cupidons roses de Boucher lisent à présent les Tristes d’Ovide. Le romanesque succède au liber- tin ; le roman anglais au papillotage français ; cela commence à être une passion qu’une attache, et un dévouement qu’une intrigue* L’amour quitte le xviii0 siècle et se tourne vers le xix° : c’était une comédie libre et c’est presque déjà un drame noir ! et le passe-temps est devenu une grande affaire dans la vie. La terreur mûrit et fait graves toutes les affections de l’homme ; et l’amour qui passait joyeux désapprend le rire et se fait prêt aux regrets, voyant passer à côté de lui un amour vêtu de deuil et les lèvres sur une mèche de cheveux. » Cependant, Dieu sait si on aima jamais davan- tage ni plus profondément, avec cette sensation épicurienne et troublante que donnait l’incertitude du lendemain ! Le dévouement grandissait, sublimi- sait la femme et relevait presque la fille qui parfois montrait, au milieu de ses débordements, le carac- tère héroïque de certaines courtisanes antiques. — Entraînée par la nature de son cœur vers les oppri- més, vers tous ceux que traquaient les puissants du jour, vers les vaincus marqués pour la mort, la citoyenne, tout en apprêtant de ses doigts mignons la cocarde tricolore de sa coiffe, dissimula souvent sous un rideau de son alcôve un ci-devant inscrit sur la grande liste de l’abattoir. En ce temps aventureux où le cœur battait comme un tocsin d’alarme, le roman naissait de toutes parts et expirait en tous lieux. La chronique s’inquiétait peu de recueillir les historiettes d’amour, et, quel que soit le nombre d’aventures que les ro- manciers de ce siècle aient emprunté aux anecdotes, légendes courantes et journaux du temps, il en est que la littérature n’a jamais effleurées, qui sont de- meurées profondément enfouies dans le passé. Ce ne sont assurément pas les moins poignantes ou les moins fantastiques, quelques-unes même méritent d’être mises en dehors de la tradition orale et con- signées dans le livre. Telle est l’aventure suivante que je vais m’efforcer d’exposer nettement dans les termes exacts où elle me fut contée par un aïeul vénérable et très disert, qui avait vu les derniers jours de la Terreur. Approchez donc et écoutez : « Vous connaissez, cela est hors de doute, le fameux Hérault de Séchelles, un des hommes les plus ardents et les plus jeunes de la Convention, qui, après avoir été ci-devant avocat général au Châtelet, sur les instances de la reine Marie-Antoinette, s’em- pressa, en juillet 1789, de se ranger sous l’étendard des patriotes et de montrer, dit-on, un rare cou- rage à la fameuse prise de la Bastille. Séchelles était bien le digne fils de ce colonel du régiment de Rouergue qui se fit tuer à la bataille de Minden, et le rusé petit-fils de René Hérault, ce fougueux en- nemi des Jansénistes, qui a laissé bien des souve- nirs dans l’administration en tant que lieutenant- général de police de Paris. Le jeune conventionnel était né coiffé et possédait tous les moyens de succès et de séduction. Beauté, naissance, esprit, fortune, tels étaient les dons que les bonnes fées avaient mis dans son trousseau. Travailleur opiniâtre, il avait su acquérir par lui-même une éducation de premier ordre et une éloquence aisée, fleurie et chaleureuse. Les électeurs de Paris, qui le choisirent en septembre 1791 pour les représenter à l’Assemblée législative où il siégea à l’extrême gauche, mettaient en cet homme, à peine mûri par la vie, une confiance aveugle, qu’il mérita, sans faillir, on le peut dire, jusques à la fatale bascule. « Hérault de Séchelles fut galant à l’extrême, de cette galanterie qui marqua la fin du xviiie siècle et qui fut si française dans sa légèreté et son inaltérable politesse. À peine âgé de vingt ans, il avait vécu dans l’entourage de la duchesse de Polignac, qui le présenta par la suite à la cour, parmi tant de jeunes femmes aimables qui n’aimaient guère soupirer en mineur et vis-à-vis desquelles il était de bon ton de découvrir ses feux, sans en promettre l’éternelle incandescence. Lauzun brillait alors à Versailles et ses prétendues amours avec la reine, amours clandestines qu’on se chuchotait à l’oreille, remettaient le caprice en vogue dans les cerveaux féminins. Ce fut là que Séchelles fit ses premières armes et qu’il papillonna en avocat du roi qui savait mieux que tout plaider la cause de ses désirs et faire acquitter ses audaces et ses larcins. Le jouvenceau montrait une mâle et fière beauté, une grande énergie dans le regard et en même temps une douceur caressante qui le fit surnommer un jour par une nymphe éprise de ses charmes le céleste Séchelles. Ambitieux et aventureux, il regardait la femme comme un divin délassement ou comme un utile marchepied, mais il n’aimait guère donner à bail son cœur en gage à ses friponnes maîtresses, ayant la fatuité de se complaire à passer la main dès qu’il sentait la place sûrement conquise et occupée. « Qui n’a mangé que d’un pain ne connaît le goût que d’un pétrin », disait-il souvent avec son esprit rabelaisien, et aussi tâtait-il à bien des pétrins sans y laisser sa main blanche et sans souci des maris mi- trons qui veillaient mal au grain de la communauté conjugale. « Séchelles n’affectait pas, du reste, une grande délicatesse en amour ; il s’égarait un peu partout, et s’il faut en croire à la lettre les confidences d’J//y- rine, de la très piquante Morancy, qui écrivit YÊcueil de l’inexpérience, le galant député colportait gaillar- dement son tempérament de faune chez les beautés faciles et les Chérubins de Vénus. La Morancy Jut une des plus longues étapes de sa vie amoureuse. Il la connut, la quitta, la reprit à sa fantaisie, comme un jouet docile et amusant, selon ses haltes à Paris, au milieu de ses voyages, au cours desquels il retra- çait à la Convention la marche des armées, les évé- nements extraordinaires et les formidables besoins d’hommes et d’argent nécessités par une guerre qui commençait à incendier le monde. « La petite Illyrine n’eut point barre sur ce cher amant, autant qu’elle le voulut insinuer dans ses inqualifiables mémoires de gourgandine, et je dois arriver sans autres préambules au point d’origine de mon récit dont la fin, on le verra, fut si palpitante et dramatique. « Hérault de Séchelles présida la fête nationale qui fut célébrée le 10 août 1793 comme inauguration ou plutôt comme consécration de la république fran- çaise. Ce fut pour lui un jour mémorable, car il de- vint le véritable pontife de cette fête publique. On sait qu’il prit à diverses reprises la parole en cette grande journée, et l’histoire a pris soin de nous con- server ses paroles lorsque, arrivé aux pieds d’un bûcher, dressé sur la place de la Révolution et sur lequel avaient été jetés tous les hochets somptueux de la royauté, il s’écria de sa belle voix superbe- ment timbrée en s’adressant à la foule : « Qu’ils périssent, ces signes honteux d’une servitude que les despotes affectaient de reproduire sous toutes les formes à nos regards ! Que la flamme les dévore ! Qu’il n’y ait plus d’immortel que les sentiments de la vertu qui les a effacés ! Hommes libres, peuples d’égaux, de frères, ne composez plus les images de votre grandeur que des attributs de vos travaux, de vos talents, de vos vertus ! Que la pique et le bonnet de la liberté, que la charrue et la gerbe de blé, que les emblèmes de tous les arts, par qui la société est enrichie, embellie, forment désormais toutes les décorations de la République ! Terre sainte, couvre-toi de ces biens réels qui se partagent entre tous les hommes et deviens stérile pour tout ce qui ne peut servir qu’aux jouissances exclusives de l’orgueil. » « À cet instant, Hérault, beau et élégant comme un dieu antique, d’un geste large, saisit une torche allumée, la jeta sur le bûcher, et l’on vit aussitôt disparaître dans les flammes le manteau royal, les écussons et armoiries, le trône, la couronne, le sceptre et les fleurs de lys, aux acclamations d’une foule iconoclaste. « Or, ce jour, il se trouvait, perdue dans la multitude, une jeune femme qui fut plus émue que tout autre par cette pompe oratoire, ces apprêts révolutionnaires et par la flamme communicative du jeune président de la Convention. — Jacquette Aubert, tel était son nom, était une petite blonde aux yeux noirs, plus jolie que belle, veuve d’un gros commerçant du faubourg Saint-Antoine, et très éprise des idées de progrès, d’humanité, de nature, qu’invoquaient alors les amants de la déesse Raison. Elle conçut subitement pour Séchelles un ardent caprice qui se cristallisa bien vite en passion fougueuse et irrésistible. « Jacquette Aubert avait l’esprit romanesque de la plupart des femmes de son temps ; c’était une patriote qui rêvait des vertus lacédémoniennes et qui s’enthousiasmait et battait des mains sur le passage des miliciens nationaux ; elle faisait partie de la Société des Amies de la Constitution et fréquentait assidûment son club où elle déployait, en petits discours et projets, une ardeur civique extraordinaire. Ce n’était point cependant une exaltée, une lècheuse de guillotiné, une Chevalière du Poignard ; rien de désordonné ne hantait sa mignonne petite tête. Avec son instinct de femme nourrie de Rousseau, et jusque-là sans passion au cœur, elle voulait une patrie forte où les filles eussent reçu à l’égal des hommes une éducation mâle, régénératrice, et une éducation physique qui eût participé à la fois de la république de Platon et des lois de Lycurgue. Elle citait toujours la phrase de Danton : « Tout se rétrécit dans l’éducation domestique, tout s’agrandit dans l’éducation commune. On nous parle des affections paternelles ; certes, je suis père aussi, mais mon fils n’est pas à moi, il est à la République. » « Jacquette avait alors vingt-cinq ans et son veuvage datait déjà de trois années. Trois grandes années de sagesse contre laquelle la médisance n’avait prise. Son mari, bonhomme simple et borné, l’avait adorée, gâtée, choyée avec cette tendresse particulière à certaines natures un peu massives, qui tient plus de la paternité que de l’amour conjugal. Il semblait que ce rustique négociant eût peur de la blesser, de la briser sous ses étreintes trop rudes, tant il montrait à son égard de prévenances délicates, de petits soins, de cette affection admirative qu’un père témoigne à une fillette. Elle avait aimé son époux à travers la reconnaissance d’une malade qui se sent dorlottée, veillée, entourée de dévouement ; mais son cœur ne s’était point donné ; son âme était malade d’attente et de désir, car l’amour est l’âme de la femme et celle qui, par devoir, ne peut céder à cette religion naturelle échoue inévitablement au calvaire de la dévotion. « Le bel Hérault de Séchelles porta donc la torche incendiaire dans ce cœur, comme il l’avait porté sur le bûcher de l’indépendance ; là aussi il détruisit tous les vestiges du passé, les croyances d’une femme en sa force et le manteau d’hermine où elle tente de réchauffer ses principes de vertu. Jacquette chercha vainement un refuge contre cet amour qui grandissait chaque jour en elle et l’étouffait. Pouvait-elle oublier l’aimable conventionnel alors que son nom retentissait partout aux échos de la popularité ! Dans son imagination surchauffée par la passion, elle considérait l’auteur de la Théorie de Vambition comme l’homme de génie destiné à sauvegarder les destinées de la République, et cette citoyenne prêcheuse des affranchissements sociaux aimait à reconnaître en lui un Maître sublime et despotique dont elle eût voulu être l’esclave soumise, la servante jalouse d’obéir à ses moindres caprices. « La loi des attractions ne pouvait mentir en cette occurrence : Marie-Jean Hérault de Séchelles devait aimer Jacquette Aubert, — le hasard étant le messager galant des désirs, selon la formule des stoïciens, ces apôtres du Destin, — Jacquette était trop envahie par son amour pour n’en point faire confidence. Elle découvrit timidement un beau soir ses feux naissants à la brune citoyenne Olympe Audon, son amie et son ordinaire compagne dans la vie des clubs et des réjouissances publiques. Les femmes savent si bien confesser les femmes en matière amoureuse, que l’amie de la petite veuve comprit bien vite la nature d’un penchant si tempétueux et si entraînant. Jacquette était libre, Séchelles était garçon ; le mariage n’était plus qu’une cérémonie de consentement mutuel devant le pouvoir municipal. Elle se résolut de nouer ces deux existences et partit en campagne aussitôt. « Ores, continua l’aïeul vénérable de qui je tiens cette anecdote, un certain Saint-Amarante, houzard de haute mine, brave et galant, engagé volontaire sous le drapeau de Mars et aussi sous l’étendard de Cupidon, qui courtisait depuis longtemps la coquette Olympe Audon, servit d’intermédiaire en cette affaire. Saint-Amarante était le compagnon d’école de Séchelles et son fidèle camarade aux heures de plaisir. Un dîner fut vite organisé en partie carrée. Il fallut beaucoup insister auprès de la pauvre Jacquette qui se défendait craintivement par instinct du danger. La tête penchait à droite, le cœur la conduisit à gauche. « Le dîner eut lieu chez Robert, le restaurateur à la mode ; Jacquette, en redingote de pékin velouté citron s’ouvrant sur un tablier de satin rose pâle, un fichu blanc croisé sur la gorge, la cocarde tricolore gentiment plantée sur l’oreille gauche, était exquise en dépit de son trouble extrême. Séchelles fut séduit par tant de grâces et sentit soudain avec sa pénétration d’homme à bonnes fortunes qu’il serait l’épervier de cette charmante colombe venue sans qu’il la cherchât s’abattre toute pantelante à ses côtés. Le dîner s’anima, on porta des toasts à la beauté, à l’amour, à la liberté, au peuple ; Saint-Amarante chanta même au dessert, tandis que Hérault, qui venait de dire amoureusement un sonnet attendri, pressait la main de sa voisine, l’enveloppant, l’enlaçant déjà de toutes les paroles les plus douces qui soient au répertoire du dictionnaire de la passion. « Cette soirée fut fatale à Jacquette Aubert. Le président de la Convention eut vite conquis la douce citoyenne et point n’eut besoin de beaux discours pour lui prouver que l’amour et le mariage n’ont rien de commun et vivent rarement et longtemps en bonne intelligence. Les deux amants ne firent donc pas figurer leur nom sur la statistique des unions civiles ; ils invoquèrent la nature et la raison, se mirent à relire ensemble les théories du grand Jean-Jacques, éprouvant, se disaient-ils, une ivresse intime et infinie à braver les superstitions, les préjugés et les convenances sociales. Ils ne cherchèrent point le bonheur, ils le trouvèrent dans le mystère de leur liaison ; ils communièrent d’âme et sentirent qu’ils s’appartenaient comme ces deux moitiés humaines dont parle Platon, qui rampent l’une vers l’autre dans les tâtonnements de la vie, se cherchent désespérément, se rencontrent enfin et se soudent pour l’éternité dans un spasme voluptueux. « L’amoureux démocrate avait loué à Chaillot, non loin de Sainte-Périne, une délicieuse maison- nette entre cour et jardin qu’il avait décorée du nom de Pavillon de V Amitié et qui avait tous les charmes de la solitude. Pendant quelques mois il y avait conduit autrefois des nymphes et demoiselles de frivolité qu’il honorait de ses faveurs, et l’on y voyait encore certain boudoir ayant la forme d’une grotte, dont la cheminée était formée d’une coquille gigantesque. Les murs y étaient tapissés de feuillage et de mousse et un tapis gazonné semé de fleurettes s’étendait sur le parquet ; partout des statuettes mythologiques et entre autres uû petit amour qui présentait cette inscription : « Fuyez loin d’ici, « profanes, si vous n’êtes purs et nus comme moi. » Ce fut là que Hérault emporta fiévreusement sa conquête, jurant de ne plus aimer qu’elle, sentant se lever l’aurore d’une vie nouvelle, éprouvant une liesse inconnue, une rosée de bonheur qui descendait en lui et imprégnait tout son être. « Jacquette, elle aussi, était métamorphosée ; la possession, l’ivresse des sens ne lui avaient apporté aucune désillusion ; elle entrevoyait le conventionnel plus grand, plus brave, plus fier que jamais ; leur intimité était toujours remplie par de douces causeries où elle aimait à tisser dans l’avenir tout un canevas de projets merveilleux, souriante d’espoir pour son lion magnifique, et parfois aussi pleine d’inquiétudes et de craintes, se jetant à son cou, prise de pressentiments sinistres, lui recommandant la prudence et l’astuce dans les casse-cous et les pièges de la politique, où il marchait trop loyalement, le front levé, sans regarder les embûches dressées sous ses pieds. — « Va, laisse ! n’aie pas peur, mignonne ! soupirait doucement l’ambitieux ; il faut suivre sa destinée ; la vie n’est pas autre chose qu’un toit très incliné : les maladroits tombent et se tuent, les habiles glissent, mais se raccrochent aux tuiles. Je suis bon couvreur, crois-moi, et je n’ai pas le vertige. » « Cependant, malgré la foi républicaine de Séchelles et en dépit de ses complaisances pour le parti terroriste et les gages qu’il donnait à ses amis, il avait déjà été dénoncé le 16 décembre 1793 par Bourdon de l’Oise comme ex-noble, établissant une correspondance criminelle avec des royalistes et trahissant dans les deux camps. L’histoire nous apprend de quelle manière il se justifia avec grandeur et fit refuser à l’unanimité sa démission de membre du Comité de Salut public ; mais ce que la muse Clio n’enregistre pas, ce sont les petits côtés des grands événements, les raisons occultes qui sont les vrais moteurs de la politique des hommes. « Hérault de Séchelles invita au Pavillon de l’Amitié ses collègues et ses amis ; cet asile de l’amour, qui aurait dû être inviolable, devint une sorte de club où la politique côtoyait à table le bel esprit et la galanterie. Jacquette Aubert se plia à ce rôle, — que n’eût-elle fait pour son demi-dieu ! — Aimable pour tous, spirituelle, enjouée, elle était la reine de ces petites réunions ; coquette avec réserve, elle imposait le respect aux timides ; mais elle donnait, sans y prendre garde, de l’amour aux forts et aux violents toujours portés à ravager les paisibles retraites et les nids heureux où le plaisir se couve dans la ouate. Saint-Just, le farouche Saint-Just, la vit à l’un de ces dîners et en devint éperdument épris. Beau de visage, de manières distinguées, plein de faconde et de fatuité, ce jeune exalté prétendait que, pour lui, apparaître et vaincre étaient synonymes. Il se trompa, mais il ne se tint point pour battu. « Le pauvre Séchelles, livré au Comité de sûreté générale, fut arrêté le 9 mars 1794 et enfermé dans les prisons du Luxembourg. — La petite veuve, loin de se livrer à sa douleur, montra sa grandeur d’âme et sa fermeté républicaine. Étalant partout sa passion, elle remua ciel et terre, vit Robespierre, non pas suppliante, mais hautaine ; les tigres ne fléchirent point ; — une femme, qu’était-ce cela ? n’en voyaient- ils pas des centaines chaque matin à leurs pieds. — Saint-Just pendant ce temps assiégeait lentement sa victime, lui promettant ses bons offices en échange d’un peu de tendresse ; mais Jacquette eût préféré la mort de son amant plutôt que le baiser insolent de ce traître. Elle employa la force, la ruse, l’énergie la plus indomptable pour déjouer tous les pièges qui lui furent tendus. Elle puisait dans sa passion toutes les subtilités admirables de sa défense. « Le dénouement, hélas ! était proche ; le 13 germinal an II (2 avril 1794), l’accusateur Fouquier-Tinville fit son hideux réquisitoire contre Hérault de Séchelles, sur le rapport de Saint-Just, dans la fameuse fournée de Danton et Desmoulins. Tous furent condamnés, après trois jours de prétendues délibérations, à la peine capitale. On n’ignore point comment Hérault de Séchelles monta souriant à l’échafaud, approchant son visage de Danton pour l’embrasser,* brutalement saisi par le bourreau qui voulait que ces têtes ne se rencontrassent qu’au fond du même panier, et saluant une dernière fois le peuple et la statue de la liberté. « Jacquette Aubert, dominant sa faiblesse et ses larmes, eut le sublime courage, ce jour-là, de demeurer sur la place parmi la foule assombrie, se soutenant à peine dans le flot populaire, sur le passage de la terrible charrette, et elle put envoyer pour l’Éternité un dernier adieu à ce cher et unique amant, qui portait sa tête fière et dédaigneuse sous le couperet. Elle le revoyait sur cette même place, où, huit mois auparavant, il dominait si superbement le peuple en incinérant la pourpre royale ; il semblait aussi glorieux, aussi maître de lui, sans affectation de pose théâtrale, comme séduit par la mort qui allait le faucher en pleine jeunesse, dans un rayonnement d’amour. — Pauvre Séchelles ! sur la toiture inclinée de la vie, il se laissait glisser, tout habile qu’il fût, sans pouvoir se retenir aux tuiles ! « L’amante infortunée, l’œil fixe, les pieds figés sur place, roidie comme une visionnaire, vit tous les apprêts terribles, la descente de charrette, la montée suprême des marches et la silhouette hautaine des condamnés sur la plate-forme ; la pensée s’était arrêtée en elle, le cœur même ne battait plus ; elle assistait vivante à son agonie.... Hérault passa le premier.... Il y eut une poussée dans la foule. « Lorsque l’acier glissa en sifflant entre les bras sanglants de la guillotine et après qu’elle eut entendu le bruit sourd et affreux de la décapitation, ce bruit mat et inoubliable de muscles tranchés, Jacquette tomba évanouie et fut transportée dans une maison voisine, où des soins lui furent prodigués, — selon le style des faits divers. « Robespierre, ce soir-là, se crut évidemment un grand homme. « Le lendemain, le triomphant Saint-Just, calme et la conscience heureuse comme Ponce-Pilate, recevait sans trop d’étonnement la missive suivante, laissée sur sa table par une main inconnue : « Citoyen Représentant, « Tu m’as offert ton amour, je l’ai repoussé ; tu m’as faite « veuve d’âme et d’esprit ; s’il te plaît de venir voir comment « je me donne, — quand je me donne, — sois ce soir, au soleil « couché, en ma chambre ; des ordres seront donnés, les portes « s’ouvriront devant toi. « Vve Aubert. « Chaillot, 17 germinal an II. » « Le député de l’Aisne relut ce billet ambigu par trois fois, craignant vaguement des embûches et espérant cependant, en fat qu’il était, profiter d’un brusque revirement de cerveau féminin. Il hésita quelques instants, pris de peur, anxieux, jurant de rester céans ; mais sa passion l’emporta ; il se ras- séréna et, sifflotant un petit air gaillard, il se rendit au Pavillon de VAmitié d’un pas allègre, savourant ses baisers par avance, se félicitant in petto de ses moyens d’action. « Il arriva, le soir tombant, et n’eut qu’à pousser la porte..., traversa deux chambres pour atteindre la troisième qui était éclairée. Il entra brusquement, comme s’il eût craint un guet-apens armé ; alors se peignit, sur son visage contracté et verdissant, une épouvante indescriptible, une terreur folle et horrible, un bouleversement monstrueux, lorsqu’il eut franchi le seuil de cette pièce où l’amour, lui semblait-il, devait veiller et l’attendre. « Sur le lit, à la lumière de deux candélabres, sur un même oreiller, deux têtes reposaient lèvres contre lèvres, comme endormies dans l’extase, ou se chuchotant des paroles d’éternité heureuse : la tête de Hérault de Séchelles et la tête fine de Jacquette Aubert, soudées dans un baiser de mort, mais ayant l’expression de la plus noble béatitude. « Saint-Just, les yeux hors la tête, la gorge sèche, affolé par cette vision, eut un cri étouffé, inhumain, et s’enfuit désespérément, les bras en avant, le poignard en main, poursuivi par cette surnaturelle apparition contre laquelle il ne se put défendre jusqu’à l’heure de son expiation. « Le soir même de l’exécution de son amant, Jacquette s’était traînée au cimetière de Monceaux (non loin de la petite maison du duc d’Orléans), qu’on venait d’inaugurer ; elle avait jeté une bourse d’or au gardien, encore novice, afin d’obtenir cette tête sanglante et défigurée. — Après avoir assisté aux apprêts lugubres de l’exhumation, — elle rentra chez elle, munie de son doux et sinistre fardeau enclos dans un sac, et ayant tout préparé pour la funèbre mise en scène qu’elle réservait à Saint-Just, elle avait absorbé un poison subtil et foudroyant qui lui permit de rendre avec ivresse son dernier soupir sur les lèvres exsangues du cher guillotiné. » Telle fut une grande citoyenne française, inconnue, conclut le narrateur. — Ne croyez-vous pas, ajoutait-il, qu’il y aurait un roman superbe à écrire sur cette anecdote ignorée de la Révolution française ? Certes, aïeul vénérable, je le crois bien !... Mais ayant préparé la besogne et fourni le sujet, je passe très volontiers la main aux honorables cuisiniers du feuilleton populaire. Fichier:Uzanne - Son altesse la femme - illustration p164.jpg |
Grammaire et exercices de la langue internationale Esperanto/Formation des mots | Louis de Beaufront Grammaire et exercices de la langue internationale Esperanto (p. 31-37). ◄ Règle 16 Mots simples ► Formation et multiplication des mots bookGrammaire et exercices de la langue internationale EsperantoLouis de BeaufrontCFormation et multiplication des motsBeaufront - Grammaire et exercices de la langue internationale Esperanto, 1906.djvuBeaufront - Grammaire et exercices de la langue internationale Esperanto, 1906.djvu/1231-37 FORMATION ET MULTIPLICATION DES MOTS ——— L’étude spéciale des affixes (préfixes et suffixes) ne commençant qu’à l’exercice 30, on pourrait à la rigueur sauter pour le moment les pages suivantes qui en traitent. On y reviendrait alors, quand on serait arrivé à cet exercice. Nous croyons cependant que l’élève fera bien d’en prendre connaissance avant, sans s’y appesantir aucunement d’ailleurs, puisqu’il doit s’en occuper spécialement dans les dix derniers exercices. La légère étude qu’il en fera, par une simple lecture attentive, lui permettra de mieux saisir tout de suite la richesse réelle, la logique et la souplesse de l’Esperanto. Ce sera une préparation utile à l’étude fondamentale qu’il leur consacrera à partir de l’exercice 30. Pour former d’un mot quelconque divers autres mots l’Esperanto emploie : 1° Les terminaisons grammaticales. Ex. : Am’i aimer, am’o amour, am’ant’o amant ; mort’i mourir, mort’o (la) mort, mort’int’o (le) défunt ; koler’o colère, koler’a irrité ; tuj de suite, tuj’a immédiat ; parol’o parole, parol’i parler, parol’a oral, parol’e de vive voix, verbalement, parol’ant’o (l’)orateur (l’homme en train de parler) ; leg’i lire, leg’ant’o lecteur ; oft’e souvent, oft’a fréquent, etc., etc. 2° La réunion des mots. Ex. : En’ir’i entrer (en dans, ir’i aller) ; el’ir’i sortir (el hors de, d’entre, ir’i aller) ; al’port’i apporter (al à, port’i porter) ; okul’vitr’o'j lunettes (okul œil , vitr’o verre) ; staci’dom’o gare (staci station, dom’o maison). 3° Les préfixes et les suffixes suivants : Mal, qui marque les contraires ; ex. : bon’a bon, mal’bon’a mauvais ; fort’a fort, mal’fort'a faible ; estim'i estimer, mal’estim’i mépriser ; ĝoj’i se réjouir, mal’ĝoj’i s’attrister ; ferm’i fermer, mal’ferm’i ouvrir ; supr’e en haut, mal’supr’e en bas ; am’o amour, mal’am’o haine ; amik’o ami, mal’amik’o ennemi, etc. In, qui marque le sexe féminin ; ex. : patr’o père, patr’in’o mère ; frat’o frère, frat’in’o sœur ; fianĉ’o fiancé , fianĉ’in’o fiancée ; vir’o homme , vir’in’o femme ; sinjor’o monsieur, sinjor’in'o madame ; fraŭl’o célibataire, homme non marié, fraŭl’in’o demoiselle, mademoiselle ; kok’o coq, kok’in’o poule ; bov’o bœuf, bov’in’o vache, etc., etc. Il, qui marque l’instrument ; ex. : hak’i hacher, hak’il’o hache ; komb’i peigner, komb’il’o peigne ; kudr’i coudre, kudr’il’o aiguille ; tond’i tondre, tond’il’o ciseaux ; tranĉ’i trancher, tranĉ’il’o couteau. Ad, qui marque durée dans l’action, dans l’idée exprimée par la racine ; ex. : paf’o coup de fusil, paf’ad’o fusillade ; parol’o parole, parol’ad’o discours ; progres’o un progrès, progres’ad’o le progrès continu, la succession des progrès ; ir’i aller, ir’ad’i aller longtemps ; kri’i crier, kri’ad’i crier longtemps ; produire une succession de cris. Toute action de quelque durée est marquée par ce suffixe. Aĵ, qui marque quelque chose possédant une certaine qualité ou fait de... ; ex. : mal’nov’a vieux, ancien, mal’nov’aĵ’o une antiquité, une vieillerie ; mol’a mou, mol’aĵ’o (le) mou ; mal’mol’a dur, mal’mol’aĵ’o (le) dur ; pentr’i peindre, pentr’aĵ’o une peinture ; bon’a bon, bon’aĵ’o une bonne chose, une qualité ; mal’bon’aĵ’o une chose mauvaise, un défaut. Avec ce suffixe l’idée est concrète ; avec ec qu’on verra plus loin, elle est abstraite. An, qui marque le membre, l’habitant, le partisan de... Ex. : regn’o état, regn’an’o citoyen ; vilaĝ’o village, vilaĝ’an’o villageois ; Pariz’o Paris, Pariz’an’o Parisien ; krist’an’o chrétien. Ar, qui marque une réunion, une collection de... ; ex. : arb’o arbre, arb’ar’o forêt ; ŝtup’o marche, ŝtup’ar’o escalier ; vort’o mot, vort’ar’o dictionnaire. Bo, qui marque la parenté résultant du mariage, ex. : patr’o père, bo’patr’o beau-père ; frat’o frère, bo’frat’o beau-frère ; fil’in’o fille, bo’fil’in’o belle-fille, bru. Ĉj, après les 2-5 premières lettres d’un nom d’homme, sert de diminutif caressant ; ex. : Miĥael’o Michel, Mi’ĉj’o petit Michel, Michel chéri ; Aleksandr’o, Ale’ĉj’o ; Aŭgust’o, Aŭgu’ĉj’o, ; Petr’o, Pe’ĉj’o. Dis = dis, marque désunion et dissémination ; ex. : sem’i semer, dis’sem’i semer çà et là, disséminer ; ĵet’i jeter, dis’ĵet’i jeter çà et là, éparpiller ; kur’i courir, dis’kur’i courir de côté et d’autre, se disperser en courant ; ir’i aller, dis’ir’i aller chacun de son côté, se séparer. Ebl, qui se peut... ; ex, : kred’i croire, kred’ebl’a croyable ; leg’i lire, leg’ebl’a lisible ; fleks’i fléchir, fleks’ebl’a flexible. Ec marque la qualité (abstraitement) ; ex. : bel’a beau, bel’ec’o (la) beauté ; jun’a jeune, jun’ec’o jeunesse ; amik’o ami, amik’ec’o amitié ; vir’o homme vir’ec’o virilité ; grand’a grand, grand’ec’o grandeur ; mal’riĉ’a pauvre, mal’riĉ’ec’o pauvreté. Edz marque le conjoint de.... ; ex. : lav’ist’in’o laveuse, blanchisseuse, lav’ist’in’edz’o mari de blanchisseuse ; doktor’o docteur, doktor’edz’in’o femme de docteur ; forĝ’ist’edz’in’o femme de forgeron. Eg, augmentatif qui marque le plus haut degré ; ex. : varm’a chaud, varm’eg’a brûlant ; grand’a grand, grand’eg’a énorme, immense ; pluv’o pluie, pluv’eg’o averse ; paf’il’o fusil , paf’il’eg’o canon ; baston’o bâton, baston’eg’o gourdin. Ej marque le lieu spécialement affecté à ... ex. : kuir’i faire cuire, kuir’ej’o cuisine ; preĝ’i prier, preĝ’ej’o église ; lern’i apprendre, lern’ej’o école ; ĉeval’o cheval, ĉeval’ej’o écurie. Ek marque une action qui commence ou qui est momentanée ; ex. : kant’i chanter, ek’kant’i se mettre à chanter ; kri’i crier, ek’kri’i s’écrier ; vid’i voir, ek’vid’i apercevoir ; dorm’i dormir, ek’dorm’i s’endormir ; Em marque le penchant à . . . , l’habitude de . . . ex. : kred’i croire, kred’em’a crédule, kred’em’o crédulité ; venĝ’i venger, venĝ’em’a vindicatif ; si’n gard’i se garder, si’n’gard’em’a prudent, circonspect, si’n’gard’em’o prudence, circonspection ; koler’i se fâcher, être en colère, koler’em’a irascible, Er ramène à l’élément, à l’unité partielle ; ex. : mon’o argent, monnaie, mon’et’o (une) pièce de monnaie ; sabl’o sable, sabl’er’o (un) grain de sable ; fajr’o feu, fajr’er’o (une) étincelle. Estr veut dire chef de ... ; ex. : reg’no état, regn’estr’o chef d’état ; ŝip’o vaisseau, ŝip’estr’o capitaine ; lern’ej’o école, lern’ej’estr’o maître d’école. Et diminutif ; ex. ; ĉambr’o chambre, ĉambr’et’o chambrette ; knab’o garçon, knab’et’o petit garçon, garçonnet ; mur’o mur, mur’et’o petit mur ; mont’o montagne, mont’et’o colline ; rid’i rire, rid’et’i sourire ; dorm’i dormir, dorm’et’i sommeiller, dormir légèrement ; kant’i chanter, kant’et’i fredonner. Ge réunit les deux sexes ; ex. : patr’o père, ge’patr’o’j le père et la mère, les parents ; mastr’o maître, patron, ge’mastr’o’j les maîtres, les patrons (homme et femme). Id veut dire enfant de ... , descendant de ... ex. : bov’o bœuf, bov’id’o veau ; kok’o coq, kok’id’o poulet ; Izrael’id’o Israélite ; Napoléon’id’o'j (les) descendants de Napoléon. Ig veut dire : rendre, faire ... ; ex. : pur’a propre, pur’ig’i nettoyer ; sci’i savoir, sci’ig’i faire savoir, informer ; brul’i brûler, être en feu, brul’ig’i faire brûler ; dev’i devoir, être obligé, dev’ig’i obliger ; mort’i mourir, mort’ig’i faire mourir, tuer ; fianĉ’o fiancé, fianĉ’ig’i fiancer ; ven’i venir, ven’ig’i faire venir ; pli grand’a plus grand, pli’grand’ig’i accroître ; augmenter ; for loin (loin d’ici!) for’ig’i éloigner ; sen sans, sen’ig’i dépouiller. Iĝ veut dire : se faire, devenir ... ex. : mal’jun’a vieux, mal’jun’iĝ’i se faire, devenir vieux ; pal’a pâle, pali’iĝ’i pâlir ; fianĉ’o fiancé, fianĉ’iĝ'i se fiancer (devenir fiancé) ; edz’o mari, edz’iĝ’i se marier (devenir marié) ; sid’i être assis, sid’iĝ’i s’asseoir (devenir assis) ; fluid’a liquide, fluid’iĝ’i se fondre ; al à, al’iĝ’i se joindre, adhérer. Ind signifie digne de ... , qui mérite ... ex. : kred’o croyance, foi, kred’ind’a digne de foi ; laŭd’o louange, laŭd’ind’a louable ; memor’o souvenir, mémoire, memor’ind’a mémorable ; bedaŭr’o regret, bedaŭr’ind’a regrettable ; bedaŭr’ind’e (regrettablement) malheureusement. Ing marque l’objet dans lequel se met ordinairement, ou mieux s’introduit, la chose exprimée par la racine ; ex. : kandel’o chandelle, kandel’ing’o chandelier ; plum’o plume, plum’ing’o porte-plume ; fingr’o doigt, fingr’ing’o dé à coudre. Ist marque la profession ; ex. : bot’o botte, bot’ist’o bottier ; kurac’i traiter (les malades), kurac’ist’o médecin ; ŝtel’i voler, ŝtel’ist’o voleur ; instru’i instruire, instru’ist’o instituteur ; mar’o mer, mar’ist’o marin ; komerc’i commercer, komerc’ist’o commerçant. Moŝt’o, titre général de politesse ; ex. : reĝ'o roi, Vi’a Reĝ’a Moŝt’o, Votre Majesté ; Vi’a Princ’a, Duk’a, Graf’a, Baron’a, General’a Moŝt’o, Monsieur le Prince, le Duc, le Comte, le Baron, le Général ; Via Duk’in’a Moŝto Madame la Duchesse, Vi’a Moŝt’o votre altesse, éminence, excellence, noblesse, etc. Nj, après les 2-5 lettres d’un nom féminin, sert de diminutif caressant ; ex. : Mari’o Marie, Ma’nj’o petite Marie ; Emili’o — Emi’nj’o ; Aŭgust’in’o — Aŭgu’nj’o. Re veut dire : en retour, de nouveau ; ex. : ven’i venir, re’ven’i revenir ; ir’i aller, re’ir’i retourner ; viv’iĝ’i s’animer, devenir vivant, re’viv’iĝ’i se ranimer, ressusciter. Uj veut dire : qui porte, renferme ..., ex. : cigar’o cigare, cigar’uj’o porte-cigares ; mon’o monnaie, mon’uj’o porte-monnaie ; suker’o sucre, suker’uj’o sucrier ; pom’o pomme, pom’uj’o pommier ; Turk’o Turc, Turk’uj’o Turquie. Ul marque l’être caractérisé par ... ex. : jun’a jeune, jun’ul’o jeune homme ; mal’jun’a vieux, mal’jun’ul’o vieillard ; mal’riĉ’a pauvre, mal’riĉ’ul’o le pauvre, un pauvre ; tim’o crainte, tim’ul’o le poltron ; avar’a avare, avar’ul’o l’avare. |
Hamont - Dupleix d’après sa correspondance inédite, 1881.djvu/56 | de l’île de France eut du brillant, elle n’eut pas de
grandeur. Sur cette figure irrégulière et mobile, au nez
busqué, dans ce front légèrement déprimé, d’une
grâce féline, plissé par ces rides que creuse la passion,
dans ce regard vif et dur, dans cette bouche tirée vers les
coins par le rictus du dédain éternel, s’il y a un reflet
d’énergie, de volonté, il y a aussi une teinte d’envie et
d’astuce. Il y a plus du vautour que de l’homme.
Du héros, La Bourdonnais a la bravoure ; il n’en offre
pas les grandes vertus : la patience, le désintéressement,
l’abnégation de soi-même pour le triomphe
d’une idée commune. Il est trop orgueilleux, trop entêté,
trop égoïste ; ce n’est pas un caractère, c’est un tempérament
fougueux, passionné jusqu’au délire. C’est un
étrange amalgame de bassesse et de force, de dons magnifiques
et de vulgarité d’âme. Son esprit est assez
puissant pour concevoir de grandes entreprises ; il a la
ténacité et la vigueur nécessaires pour les exécuter ;
mais, devant quelque misérable question d’amour-propre,
il se cabrera, il fera tout échouer ; car la notion du
devoir, peu développée chez lui, s’éteint entièrement
quand la colère l’excite et lui met à la bouche les jurons
du plus grossier des matelots. Il ne peut souffrir aucune
renommée à côté de la sienne. Ce qu’il désire, c’est
qu’on dise, quand il passe : « Le voilà, celui qui a tout
conçu, tout conduit, tout fait. » Et comme il veut, toujours
et partout, dominer pour assurer sa suprématie,
plein d’arrière-pensées, il a recours à toutes les ruses,
à tous les expédients, que son esprit si actif et si pénétrant
lui fournit sans cesse. Et le don qu’il a « de tirer
parti des éléments les plus maigres lui sert plus tard,
<references/> |
Hamont - Dupleix d’après sa correspondance inédite, 1881.djvu/57 | dans la controverse, à grouper les faits avec l’art le plus
perfide et le plus dangereux ».
Bon manœuvrier, tacticien excellent, marin audacieux,
nul n’est plus apte que lui à conduire une escadre,
à la faire triompher dans le combat. Au bruit du
canon, son cœur s’affermit ; il oublie ses petitesses et
ne pense qu’à la victoire. Dans la fumée de la poudre,
il garde le sang-froid. Il a des talents d’organisateur.
Est-ce donc un amiral ? C’est bien plutôt un corsaire ;
car, pour agir, il faut qu’il soit seul, avec le pouvoir absolu,
loin du regard de toute autorité. Ce qu’il lui faut,
c’est l’isolement dans une île, où il peut tout régenter
à sa guise ; c’est le commandement d’un équipage hardi
et aventureux comme lui, séduit, selon son expression
même, par l’audace d’un grand ''coup'' à faire ; c’est enfin
le pont d’un navire muni de lettres de marque et armé
pour la course ; alors il sera magnifique de décision et
de puissance, puisqu’il n’aura plus à redouter de rival,
puisqu’il n’aura plus à se plier sous les lois d’une hiérarchie
insupportable à son orgueil.
Tout différent est Dupleix. Il est grand avec simplicité,
sans peine, par la force de sa nature même. C’est
un disciple de Zénon, qui reste élégant dans son stoïcisme
et le cache sous l’affabilité. Dans la vie privée,
il est simple et facile. Il goûte le charme du foyer et
ressent pour sa femme un amour profond ; elle fut véritablement
la moitié de lui-même ; il l’associa à ses
plans, elle partagea tous ses travaux, toutes ses ambitions.
Il est père à la façon de Henri IV, et comme le
Béarnais, il est bien capable de faire faire à ses enfants
le tour du salon, à cheval sur son dos.
<references/> |
Boiteau - Légendes pour les enfants (Hachette 1861).djvu/190 | [[Catégorie:Images à reprendre]]as péché. Celui que je t’indique est le plus sage et
le plus saint qui soit aujourd’hui sur terre. Je suis
certain que par lui tu seras confessé et absous. »
Robert répondit au pape : « Je le ferai volontiers ; »
puis il prit congé de lui en disant : « Que
Dieu veuille que je puisse faire le salut de mon
âme ! » Ce jour se passa et Robert demeura à Rome,
parce qu’il était nuit.
Le lendemain, au matin, il se leva et se mit en
route pour aller vers l’ermite auquel le pape l’envoyait
pour se confesser.
Alors l’ermite lui dit : « Soyez le bienvenu. » Et
quand ils eurent passé un peu de temps ensemble,
Robert commença à lui raconter sa vie et lui déclara
ses péchés. Premièrement il lui conta comment,
par courroux, sa mère l’avait donné au diable,
ce dont il avait grande peur, et comment,
lorsqu’il était devenu un peu grand, il battait les
enfants ; comment il cassait la tête à l’un, les bras
ou les jambes à l’autre ; comment il avait tué son
maître d’école, parce qu’il le voulait corriger et
châtier ; comment, grâce à sa malice, il ne s’était
plus trouvé depuis de maître si hardi qui l’osât
prendre à son école, ce qui chargeait fort sa conscience,
parce qu’il avait ainsi mal employé son
temps sans rien apprendre ; et comment, après
que son père l’avait fait chevalier, il avait tué tant
de vaillants chevaliers en la joute par sa grande
<references/> |
Boiteau - Légendes pour les enfants (Hachette 1861).djvu/194 |
===XX.<br>Comment Robert prit congé de l’ermite et s’en retourna à Rome faire sa pénitence.===
Robert quitta donc l’ermite. Il arriva à Rome, et,
étant arrivé, il se prit à cheminer par la ville, contrefaisant
le fou ; mais il ne chemina guère sans attirer
à lui plusieurs petits enfants qui croyaient
qu’il était fou, et tous ensemble allaient courant
après lui avec des cris moqueurs et lui jetant de
vieux souliers. Les gens de Rome qui le voyaient le
raillaient et criaient comme les enfants.
Quand il eut un peu demeuré dans la cité de
Rome, il arriva un jour qu’il se trouva près de la
maison de l’empereur. La porte s’étant ouverte, il
entra et se promena par la salle ; tantôt il allait
fort, tantôt il allait doucement ; puis il courait et
ensuite s’arrêtait tout coi : car il ne demeurait
guère en un lieu. L’empereur, qui était là, y prit
garde, et dit à un de ses écuyers, en parlant de Robert :
« Voyez le plus bel écuyer que j’aie jamais
vu ; car il a beau corps et de bonne forme ; faites-lui
donner à manger ; appelez-le et faites-le bien
servir. »
L’empereur l’appela ; mais Robert ne répondit
mot : on le fit asseoir à la table ; il ne voulut ni
boire
<references/> |
Antée, revue mensuelle de littérature, 1906-06.djvu/361 | {{nr|LA VENDANGEUSE||349}}lumière, comme sur la pulpe opaline des raisins
d’or se remémore la gravité mélodieuse ou la
divine joie du paysage.
Toutes les formes se rejoignent en leur exaltation ;
corps nus, fruits mûrissants, eaux calmes,
feuilles dorées, l’enthousiasme de leurs forces
atteste leur commune vibration.
L’âme de cette artiste répugne à l’idée de la
mort : lorsqu’elle songe à nous offrir la joie des
fruits ensorceleurs, elle se garde bien de nous les
montrer dans l’attitude équivoque d’une «''nature
morte''» et ces fruits entassés sur un banc dans
une cour plantée d’arbres font au reflet du soleil,
désirer, jusqu’à l’énervement, l’apaisement de
leurs fraîcheurs odorantes : ils évoquent ainsi
en nous le double charme de nous sembler à nous
puisqu’ils sont là, cueillis, à portée de nos lèvres,
cependant que les reflets du soleil, les arbres,
l’atmosphère sont les rappels vibrants de leur
attachement à la vie universelle. Et toute cette
vie saine, joyeuse et fraîche, s’émeut, chante,
s’anime, et chaque forme semble chanter à
l’autre un cantique des cantiques sans mièvrerie :
chaque forme semble inspirée de cette joie
dyonisiaque que vanta Nietzsche avec une ardeur
nouvelle.
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La Volupté prise sur le fait/05 | J.-P.-R. Cuisin La Volupté prise sur le fait Chez Roux, Libraire, au Palais-Royal, 1815 (p. 33-43). ◄ Quatrième nuit Sixième nuit ► Cinquième nuit bookLa Volupté prise sur le faitJ.-P.-R. CuisinChez Roux, Libraire, au Palais-Royal1815ParisTCinquième nuitJ.-P.-R. Cuisin - La Volupté prise sur le fait, 1815.djvuJ.-P.-R. Cuisin - La Volupté prise sur le fait, 1815.djvu/1233-43 Il faut espérer, me dit Polumnie aussitôt qu’elle m’aperçut, que nous n’irons pas chercher cette nuit, à l’île Saint-Louis, des caricatures de libertinage aussi inconvenantes que celles qui ont occupé nos loisirs ce matin, et que le cours de physique galante que vous me faites faire, mon cher Sylphe, ne sera plus accompagné de circonstances aussi grotesques. — Non, ma chère Polumnie, lui répondis-je ; nous verrons probablement l’amour tel qu’on le faisait au bon vieux temps : point d’écarts d’imagination, point de raffinement de volupté à l’île Saint-Louis... — C’est tout bonnement la couche nuptiale de monsieur et madame Denis, datant la première époque de leurs amours de la minorité de Louis xv. Nous y verrons, par exemple, une grande belle fille, bien droite, bien roide, enfermée dans un corps garni de lames d’acier, enveloppée dans un vaste tablier noir, et cachant le feu de ses beaux yeux sous de longues paupières hypocrites ; un abbé de l’archevêché épiera le moment de s’introduire chez cette intéressante jeune première ; et l’amour et la nature, qui ne connaît pas ces distances-là, les comblera tous deux de béatitude... Voilà, en deux mots, l’histoire résumée de ce quartier ; cependant, allons la lire sur les lieux. À peine arrivés rue Saint-Louis, arrêtons-nous, dis-je à Polumnie, sous ce grand balcon qui annonce une maison respectable : quelque contre-amiral retiré y élève, m’a-t-on dit, une fille unique dans le sentier de la chasteté et de la vertu... Pénétrons à sa chambre à coucher... — Grand dieu !... l’aurait-on jamais pu croire ? Ai-je les yeux fascinés ?... Mais voyez vous-même, Polumnie, car j’en crois à peine le rapport de mes bagues... — Non, vous ne vous trompez pas, c’est un colonel d’hussards, amoureusement couché près d’Euphémie, qui, d’ailleurs, jouit d’une réputation sans tache dans toute l’île Saint-Louis. — Elle sabre l’amour ; et pour aller lestement, elle a pris pour son amant un colonel de cavalerie : très-bien, mademoiselle, à merveille : quelle aimable postérité va résulter d’une sagesse aussi parfaite !... Qu’importe, ne voyez-vous pas cette complaisante sexagénaire, qui fait le guet, et est gagée par le colonel pour être son mercure galant ?... Jamais duègne d’Andalousie ne porta le caducée de meilleure grâce et avec plus de dextérité ; ce couple heureux n’a donc rien à craindre du dehors, et peut se livrer sans inquiétude à toute l’ardeur de ses feux. Cependant vous avez beau dire, repartit Polumnie, quelque originalité se mêlera dans ces liaisons, et enfin une prude de l’île Saint-Louis n’agira pas, en matière de galanterie surtout, comme une petite maîtresse de la chaussée d’Antin ou du boulevard de Gand. Approchons, vous dis-je, et au moyen de votre chaton bien dirigé et du bougeoir encore allumé sur cette table de nuit antique, surprenons la Volupté hypocrite sur le fait. Nous avançâmes effectivement, moi et Polumnie, sur la pointe du pied, l’œil et l’oreille aux aguets ; en effet, de quelle surprise ne fûmes-nous pas frappés, lorsque nous remarquâmes parfaitement qu’Euphémie, notre voluptueuse friponne, était hermétiquement enveloppée dans un corset de batiste qui cachait à peine sous ce réseau transparent ses nubiles appas. — Ne vous avais-je pas dit, mon cher Esprit familier, s’écria Polumnie, que nous ne pouvions manquer de dévoiler ici quelque bon trait de pruderie, même au sein du plus voluptueux abandon ; et pour peu que vous consentiez, continua-t-elle, à me laisser réveiller notre beau Mars, le colonel, nous donnerons à la fois l’éveil à d’autres originalités de bigote qu’il vous serait impossible d’imaginer. Polumnie en effet, sans attendre mon aveu, chatouilla le creux de la main de l’amant endormi, qui fit spontanément un saut qui l’effraya ; il interrogea des yeux la chambre à coucher, mais n’y voyant aucun vestige qu’il pût attribuer à la cause inintelligible de son réveil, il se figura que c’était une aimable niche de sa belle dormeuse, qui feignait exprès d’être ensevelie dans un profond sommeil ; il se trompait, Euphémie dormait réellement. En ayant acquis la certitude, il se détermina, après l’avoir contemplée et amoureusement pressée sous sa singulière enveloppe de batiste, à la faire partager ses nouveaux désirs : Euphémie, bientôt réveillée, lui adressa le plus gracieux sourire ; mais, à la dérobée, nous la vîmes plusieurs fois se signer, en adressant des regards pleins de ferveur à un tableau mystique placé sur un fond de velours dans le milieu de l’alcove, elle toucha même de l’extrémité de ses doigts un objet de piété, et, mélange inexplicable de dévotion et de volupté, la même main de cette vertu équivoque pressa sur son cœur l’amant qui se préparait déjà à commettre avec elle le plus aimable des péchés mortels... Non, disait à voix basse Euphémie ; non, monsieur, je n’y consentirais jamais de cette manière... Vous voulez donc absolument ma perte, ma damnation ?... Et comment me justifier vis-à-vis de mon confesseur, vis-à-vis de moi-même ? Ne brisez pas cette dernière barrière, ce dernier refuge pour ma vertu... — Quelle est donc cette dernière barrière, ce dernier refuge ? nous demandions-nous à nous-mêmes... Nous le sûmes bientôt. Euphémie, barricadée comme dans un linceul de batiste, n’y avait laissé précisément qu’une petite ouverture qui permît accès aux Amours, et, à l’imitation de la dévote de Faublas, elle se figurait, dans les accommodemens de sa conscience, qu’elle ne pêchait qu’à demi, en ne donnant pas, comme on dit, toute la chair au diable. Bizarres raisonnemens de la pruderie qui feint encore de la retenue au sein de l’abandon, et fait une réserve de vertu, au moment même où elle livre à l’amour le trône du Plaisir !! Notre colonel de cavalerie ne s’arrangeait pas du tout de ces subtiles combinaisons de la conscience et de la superstition ; il voulait même arracher, déchirer un voile importun qui privait sa main ardente du charme le plus délicieux des caresses, celui de presser corps à corps l’objet qu’on aime : mais c’est en vain qu’il s’efforça de triompher d’un entêtement si ridicule ; Euphémie, forte et animée du sentiment de ce qu’elle croyait dans sa pruderie, ses devoirs les plus saints, demeura victorieuse, et crut sa vertu triomphante, parce qu’elle se donnait à un homme sous la garde d’un silice étendu à peu près sur toute sa personne. Notre héros fut donc obligé d’étreindre sa sotte prude, cuirassée comme elle l’était ; il fut, dis-je, contraint de passer par le singulier guichet qui lui était ménagé, et après quelques légers murmures assez fondés de sa part, quelques ferventes justifications de celle de sa Madeleine, nous entendîmes bientôt un concert de soupirs où le bonheur céleste des élus fut souvent exalté par notre héroïne. Nous jugeâmes à propos de nous retirer de l’appartement d’une prude si édifiante ; nous proposant bien de la tympaniser un jour dans l’île Saint-Louis, et de lui arracher cette réputation usurpée de vertu et de sagesse incomparables. |
Subsets and Splits