id
stringlengths 3
248
| text
stringlengths 433
1.85M
|
---|---|
Tolstoï - Œuvres complètes, vol15.djvu/67 | en ce moment, en son âme, avec la conscience que
ce serait une mauvaise action.
— Évidemment, il veut me blesser, continua
Serge Ivanovitch ; cependant il ne saurait m’insulter,
et de toute mon âme je désirerais lui venir
en aide, mais je sais que c’est impossible.
— Oui, oui, répéta Lévine, je comprends et j’approuve
tes rapports avec lui... mais j’irai le voir.
— Si tu en as envie, vas-y, mais je ne te le conseille
pas, dit Serge Ivanovitch... Personnellement,
je n’ai rien à craindre... il ne peut s’élever de querelle
entre nous deux, mais pour toi, il vaudrait
mieux n’y pas aller, je te donne ce conseil. On ne
peut rien faire pour lui... Cependant tu agiras à ta
guise.
— Peut-être ne peut-on rien faire, mais je sens,
surtout en ce moment, que je ne puis rester indifférent.
— Ma foi, je ne comprends pas cela, dit Serge Ivanovitch.
Je ne vois qu’une seule chose, ajouta-t-il :
que c’est pour nous une leçon d’humilité. J’ai commencé
à regarder d’un autre œil et avec plus d’indulgence
ce qu’on appelle la lâcheté, depuis que
Nicolas est devenu ce qu’il est... tu sais ce qu’il a
fait ?...
— Ah ! c’est terrible, terrible, répéta Lévine.
Muni de l’adresse de son frère que lui remit le
valet de Serge Ivanovitch, Lévine se prépara aussitôt
à aller chez lui ; mais, après réflexion, il décida
<references/> |
Laboulaye - Locke, législateur de la Caroline.djvu/23 | cour d’un palatin, les manoirs d’un landgrave et d’un cacique
dans cette vaste forêt qu’on nommait la Caroline, pays
sans villes, sans villages, où quelques émigrants avaient
dispersé leurs cabanes de bois, où l’on ne connaissait d’autres
routes que le chemin d’une plantation à l’autre, chemin
non point même tracé, mais indiqué par des entailles faites
aux arbres, de distance en distance ? Les colons du Nord
comme les colons du Sud rejetèrent unanimement cette
Constitution impraticable, dans laquelle on ne tenait compte
ni de leurs besoins, ni de leurs idées, ni de leurs droits.
Maîtres du sol qu’ils avaient défriché et mis en valeur, ils
ne voulurent d’autre gouvernement que celui qu’on leur
avait offert à l’origine, un gouvernement semblable à celui
des autres colonies, où toute distinction de naissance était
inconnue, où chacun avait un droit égal à la terre et au
vote, où toutes les affaires se traitaient par l’assemblée qui
représentait la colonie. Après vingt-trois ans de luttes et de
mécontentements perpétuels, les propriétaires, cédant à la
demande expresse des planteurs, abrogèrent une Constitution
impossible et dont l’application incomplète avait été
aussi désastreuse pour eux que pour la colonie.
« Peut-être, dit l’excellent et profond jurisconsulte Story,
« peut-être dans les annales du monde ne trouverait-on pas
« un plus salutaire exemple de la parfaite folie de tous ces
« essais, qui ont pour but d’organiser les formes d’un gouvernement
suivant de pures théories ; peut-être ne trouverait-on
pas une preuve plus sensible du danger de ces
« lois faites sans consulter les habitudes, les mœurs, les
« sentiments, les opinions du peuple qu’elles doivent régir<ref>Story, ''Commentaires'', t. 1, p. 123</ref>. Rien de plus judicieux que cette observation, mais bien
<references/> |
Tolstoï - Œuvres complètes, vol17.djvu/367 | qualités qu’elles seules peuvent apprécier. Vois-tu
ce grand bâtiment ? C’est un nouvel hôpital ; je suis
sûre qu’il lui coûtera plus de cent mille roubles.
Pour le moment c’est son dada. Et sais-tu ce qui
le lui a fait construire ? Les paysans lui avaient
demandé de leur céder à bon compte des prairies.
Il refusa. Je lui reprochai son avarice. Alors il a
entrepris de faire construire cet hôpital pour montrer
qu’il n’est pas avare. C’est une petitesse si tu
veux, mais je ne l’en aime que mieux. Tout à l’heure
tu verras la maison, elle date de son grand-père et
rien n’y a été changé extérieurement.
— Comme c’est beau ! s’écria involontairement
Dolly à la vue d’un magnifique édifice à colonnades
émergeant de la verdure variée des vieux arbres du
jardin.
— N’est-ce pas qu’elle est belle ? Et du balcon la
vue est admirable !
Les voitures roulèrent dans la cour semée de
gravier et ornée de massifs de fleurs que deux
ouvriers entouraient en ce moment de pierres grossièrement
taillées. Les voitures s’arrêtèrent sous
un péristyle couvert.
— Ces messieurs sont déjà arrivés ! dit Anna
voyant emmener des chevaux de selle. N’est-ce pas
que ce cheval est beau ? C’est un cob, mon favori.
Amène-le ici et donne-lui du sucre... Où est le
comte ? demanda-t-elle à deux laquais en livrée,
sortis pour les recevoir. Ah ! le voici ! dit-elle en
<references/> |
Zoloé et ses deux acolythes | Anonyme, Attribué faussement à Donatien Alphonse François de Sade Zoloé et ses deux acolythes ou Quelques décades de la vie de trois jolies femmes ; Histoire véritable du siècle dernier : Par un contemporain. Illustrations par Lepagellet Sc. De l’imprimerie de l’auteur, 1800. Texte sur une seule page L’Auteur à deux libraires V Arrêt provisoire IX Portraits 1 Mariage diplomatique. — Épisodes 10 Petite maison. — Surprise 25 Querelle — Pacification 39 Action. — Prison. — Noyé 50 Catastrophe 58 Conférence 67 Bal 75 Événemens du Bal 81 Visite. — Assemblée 101 Partie de campagne 111 À quoi on ne s’attend pas 119 Scène anglaise 125 Conclusion 139 bookZoloé et ses deux acolythes ou Quelques décades de la vie de trois jolies femmes ; Histoire véritable du siècle dernier : Par un contemporain.Anonyme, Attribué faussement à Donatien Alphonse François de SadeLepagellet ScDe l’imprimerie de l’auteur1800A Turin ; Se trouve à Paris, Chez tous les marchands de nouveautésVZoloé et ses deux acolythes, 1800.djvuZoloé et ses deux acolythes, 1800.djvu/13 |
Le Survenant/14 | Germaine Guévremont Le Survenant Éditions Beauchemin, 1945 (p. 168-185). ◄ Chapitre 13 Chapitre 15 ► Chapitre 14 bookLe SurvenantGermaine GuévremontÉditions Beauchemin1945MontréalTChapitre 14Guèvremont - Le survenant, 1945.djvuGuèvremont - Le survenant, 1945.djvu/1168-185 Maintenant un peu de neige seulement rayait la profondeur des sillons roux. À l’eau déjà haute qui noyait la commune, hormis la pointe et quelques levées de terre en saillie çà et là, bientôt vinrent s’ajouter les eaux des lacs. Puis la fumée d’un premier paquebot empanacha les touffes de saules de l’Île des Barques. Comme impuissante à s’élever plus qu’à hauteur d’arbres, elle traîna longtemps à la tête des aulnages avant d’aller mourir parmi les vieux joncs. Depuis leur arrivée les canards sauvages voyageaient dans le ciel, non plus par bandes, comme à l’automne, mais par couples en obéissance à l’accomplissement de leur œuvre de vie. Quand ils passèrent à portée de fusil, se dirigeant vers la baie de Lavallière, Didace les surveilla jusqu’à perte de vue. Les yeux pétillants de plaisir il songea : — Au bout de ma terre, il y a un chaume de sarrasin qui a inondé. Les noirs baraudent de ce bord-là : ils devraient y chercher de quoi manger... J’suis pourtant à la veille de leur donner quelque rafale. Sitôt qu’il eut vu Pierre-Côme Provençal s’éloigner en tournée de garde-chasse vers les terres plus basses, il n’y tint plus et se mit à chasser en maraude. La pleine lune d’avril apporta le coup d’eau. Après les inondations, la terre fuma et peu à peu elle sécha. Pendant des jours et des jours, elle s’étira paresseusement au soleil avant de s’éveiller tout à fait. Enfin, un matin, le printemps éclata. Un duvet blond flotta sur la campagne plus blonde elle aussi. L’eau du chenal redevint claire et verte. Par moment, ses courtes vagues scintillaient, telles des écailles d’argent. Souvent le Survenant suivait leur jeu captivant. Un midi, il crut entendre un murmure étranger. Il prêta l’oreille : plus qu’un murmure, un chant suave, une musique incomparable s’élevait parmi la prèle des marais, droite et rose près des berges. De partout à la fois, de la rivière, du cœur de la terre sonore, une musique montait, grandissait. Ses ondes harmonieuses couvrirent la plaine entière, elles enveloppèrent le Chenal du Moine et se répandirent passé les baies, passé les petits chenaux, passé les rigolets, à l’infini. En un hymne à la vie, les grenouilles se dévasant remontaient à la surface de l’eau et célébraient leurs noces avec la lumière du jour. Après une pluie de durée, une odeur végétale, terreuse, dépassa les clairières et, dans le vent aigre, alla rejoindre l’odeur douceâtre de l’eau : parmi le paillis, les fougères à peine visibles sortaient la tête. Le lendemain, elles se déroulèrent déjà hautes, hors de terre. Puis à côté du premier dent-de-lion, la prèle des champs dressa son fragile cône vert. Dans la bergerie, un bêlement pathétique racontait à tout vent l’inquiétude des brebis devant l’agitation des agneaux. Didace n’osait lâcher ceux-ci au pacage, sachant qu’une fois le goût de l’herbe pris, ils ne voudraient plus retourner à la mère. Marie-Amanda avait eu son troisième enfant. À la première belle journée après ses relevailles, elle vint le montrer à Didace et le lui mit dans les bras. Plus empêtré à tenir un enfant qu’à haler un chaland, le vieux, des gouttelettes de sueur au front, le garda un instant collé contre lui. Mais le petit, qui avait bonne envie de vivre, gigota tellement dans ses langes que Didace le rendit aussitôt à Marie-Amanda : — Ôte-moi-le des mains. J’ai trop peur de l’échapper. — Ça vous avient ben pourtant, remarqua le Survenant. Les jours qui suivirent le départ de Marie-Amanda, la maison parut à tous plus grande et silencieuse, surtout à Didace qui se montra exigeant envers Alphonsine. Pour un plat apporté deux fois de suite sur la table, il tempêta. — Pourtant, vous avez coutume d’aimer ça du bouilli, mon beau-père ? — Ouais, mais tu nous houilles ! C’est pas parce qu’une chose est bonne... La bru se cassa la tête à force de chercher la raison d’une pareille rigueur. Mais tout allait uniment au Chenal du Moine. Depuis Pâques, Venant n’avait pas bu pour la peine. À le voir assidu auprès d’Angélina et serviable à David Desmarais, on se disait qu’avant longtemps le voisin aurait un maître gendre. Angélina apportait aux fleurs et à la maison des soins encore plus tendres. Quand elle disait « ma maison, mes fleurs », on eût dit les mots réchauffés près de son cœur, tellement ils étaient à la fois doux et chauds à entendre. Chez les Beauchemin, le poulailler, par les soins du Survenant, rapportait plus que jamais à semblable époque. — Et si j’suis encore en vie, l’année prochaine, disait-il en s’ambitionnant à le faire produire davantage, vous aurez des poules qui pondront en hiver. L’invraisemblance du projet fit sourire Amable. Venant continua quand même à exposer ses plans. — On pourrait semer du trèfle dans la vieille prairie. En amendant la terre, comme de raison. Le « Journal d’Agriculture » dit qu’avec de la chaux mêlée dedans, on peut faire des merveilles. Et pourquoi pas avoir un carré de fraisiers ? Les deux premières années sont un peu dures mais après, les fraises se tirent d’affaire toutes seules. Amable l’interrompit : — Aïe ! Ambitionne pas sur le pain bénit. Qui c’est qui s’occupera des cageaux, des casseaux, du cueillage ? Mais Didace admettait tout de la bouche du Survenant. Grâce à lui, avant longtemps, il serait un aussi gros habitant que Pierre-Côme Provençal. Vers le milieu de mai, on s’apprêta à déménager au fournil. Pendant que les Beauchemin en peinturaient l’intérieur, Beau-Blanc arriva. À son air effarouché, à son clappement de langue, on sut qu’il s’apprêtait à débiter quelque nouvelle. Dès son habituel préambule : « J’veux pas rien dire de trop mais... », Didace l’arrêta : — Parle ou ben tais-toi. Le journalier se renfrogna dans un silence boudeur. Mais au bout de quelques minutes, la langue lui démangea tellement de parler qu’il dit : — Puisque vous voulez le savoir à tout prix, j’ai vu un homme se carrioler dans votre ancien canot de chasse, celui que vous vous êtes fait voler, l’automne passé. Didace bondit : — Hein ! Quoi c’est que tu dis là ? Heureux de produire son effet, Beau-Blanc répéta la nouvelle sans se faire prier. — En es-tu ben sûr ? insista Didace. — Nom d’un nom ! J’ai passé contre à contre, à la sortie du chenail de l’Île aux Raisins, proche de la « light » à la queue des îlets. Il y a toute une flotte à l’entrée du lac. Y avait de la breume mais j’ai vu le canot correct. Si vous voulez pas me crère... De même que tous les menteurs-nés capables d’en faire accroire au diable, Beau-Blanc s’indignait qu’on mît en doute la moindre de ses paroles. — As-tu reconnu le voleur ? C’est-il quelqu’un du pays ? demanda Phonsine. — Je le connais pas. C’est un étranger, un gars de barge, ça m’a tout l’air. — Maudits étrangers, commença Amable... Venant éclata de rire. — C’est ça, Amable, fesse dessus ou ben prends le fusil et tire-les un par un tous ceux qui sont pas du Chenal du Moine. Didace l’interrompit : — Grèye la chaloupe, Amable, on va au lac. — Ah ! y a pas de presse : on ira demain. Si le gars est avec la barge, il partira toujours pas au vol ? — Faut-il être innocent pour parler de même ! bougonna Didace. Arrive, Survenant ! — Mais le fournil, protesta Phonsine. Allez-vous le laisser à l’abandon, à moitié peinturé ? Sur un ton qui n’admettait pas de réplique, Didace trancha : — Neveurmagne ! Le fournil attendra : il est pas à l’agonie. — Voyons, se dit Phonsine, v’la-t-il mon beau-père qui va se mettre à sacrer en anglais comme le Survenant ? Didace s’installa à l’avant de la chaloupe. Ils traversèrent le chenal à la rame puis le Survenant se mit à percher le long de la rive nord. — Tu ferais mieux de prendre la « light » de l’Île aux Raisins comme amet, lui conseilla Didace. C’est écartant dans les îles à cette saison-icitte. Les grandes mers de mai avaient fait monter l’eau de nouveau. À mesure qu’il avançait, le Survenant s’étonna devant le paysage, différent de celui qu’il avait aperçu, l’automne passé. En même temps il avait l’impression de le reconnaître comme s’il l’eût déjà vu à travers d’autres yeux ou encore comme si quelque voyageur l’ayant admiré autrefois lui en eût fait la description fidèle. Au lieu des géants repus, altiers, infaillibles, il vit des arbres penchés, avides, impatients, aux branches arrondies, tels de grands bras accueillants, pour attendre le vent, le soleil, la pluie : les uns si ardents qu’ils confondaient d’une île à l’autre leurs jeunes feuilles, à la cime, jusqu’à former une arche de verdure au-dessus de la rivière, tandis qu’ils baignaient à l’eau claire la blessure de leur tronc mis à vif par la glace de débâcle ; d’autres si remplis de sève qu’ils écartaient leur tendre ramure pour partager leur richesse avec les pousses rabougries où les bourgeons chétifs s’entr’ouvraient avec peine. Tout près un couple de sarcelles se promenait. Indolente, la cane retourna à sa couvée pendant que le mâle s’ébrouait de fierté, mais tout le temps vigilant à l’égard de la jeune mère. Ni l’un, ni l’autre ne se montrèrent farouches à l’approche de l’embarcation. Le sentiment de la vie était si fort en eux qu’il leur faisait dominer leur peur naturelle de la mort. La chaloupe navigua dans un chenal de lumière entre l’ombrage de deux îles, lumière faite du vert tendre des feuilles, de la clarté bleue du ciel et de la transparence de l’eau, sûrement, mais aussi lumière toute chaude de promesse, de vie, d’éternel recommencement. Un courage inutile assaillit le Survenant. Une ardeur nouvelle força son sang. Il eût voulu se mesurer à une puissance plus grande que lui, abattre un chêne, vaincre un dur obstacle ou peut-être bâtir une maison de pierre. Seul, il eût crié à toute sa force. D’instinct il se mit à percher si rapidement que la chaloupe faillit verser. — T’es ben en jeu, lui remontra Didace. Fais attention : tu vas nous neyer le temps de le dire. Le soleil chauffait. Venant sentit ses épaules pénétrées de chaleur ainsi que sous la pression de deux mains amicales. Il enleva son mackinaw et s’assit en demandant : — Nagez-vous, père Didace ? — Non. On nage pas par icitte. Seulement on sait naviguer. — En plein comme les coureurs des bois. Mais, plus pour lui que pour son compagnon, Venant ajouta : — Beauchemin... c’est comme rien, le premier du nom devait aimer les routes ? — T’as raison, Survenant. Les premiers Beauchemin de notre branche tenaient pas en place. Ils étaient deux frères, un grand, un petit ; mieux que deux frères, des vrais amis de cœur. Le grand s’appelait Didace. Le petit, j’ai jamais réussi à savoir son petit nom. Deux taupins, forts, travaillants, du vif-argent dans le corps et qu’il fallait pas frotter à rebrousse-poil trop longtemps pour recevoir son reste. Ils venaient des vieux pays. L’un et l’autre avaient quitté père et mère et patrie, pour devenir son maître et refaire sa vie. Ah ! quand il s’agissait de barauder de bord en bord d’un pays, ils avaient pas leur pareil à des lieues à la ronde. Comme ils avaient entendu parler des alentours où c’est qu’il y avait du bois en masse et des arbres assez hauts qu’on les coupait en mâts pour les vaisseaux du roi, ils sont arrivés au chenal, tard, un automne, avec, pour tout avoir, leur hache, et le paqueton sur le dos. Et dans l’idée de repartir au printemps. Seulement, pendant l’hiver, le grand s’est pris si fort d’amitié pour une créature qu’il a jamais voulu s’en retourner. Dans les commencements, ça demandait pas rien que le courage d’un homme, mais celui d’une bonne femme ben vaillante avec, pour résister dans le pays : la rivière qui montait, tous les printemps, et qui lichait la maison, à chaque coup d’eau, quand elle la neyait pas. Tout était toujours à recommencer. Il s’est donc marié et c’est de même qu’on s’est enraciné au Chenal du Moine. L’autre Beauchemin s’est trouvé si mortifié qu’il a continué son chemin tout seul. Soudainement, le Survenant se mit à chantonner. Les mots d’une complainte lui vinrent à la bouche : Peuple chrétien, écoutez la complainte D’un honnête homme qui veut se marier Après la messe il va voir son monde Les jeunes gens qu’il avait invités Son frère aîné arrivant à sa porte Le cœur gonflé, il se met à pleurer — Qu’avez-vous, mon frère ? Qu’avez-vous à pleurer ? — Ah ! si je pleure, je déplore votre sort. Laissez, mon frère, laissez ce mariage Je vais payer les dépenses qui sont faites Mais sans le laisser achever, Didace entonna : Tenez, mon frère, voilà deux portugaises, Ne pensez plus à votre fiancée... Puis il continua à raconter : — Tout ce qu’on a su de lui, c’est que, par vengeance, il a jamais voulu porter le nom de Beauchemin : il s’est appelé Petit. — Petit ! s’exclama le Survenant. Pas Beauchemin dit Petit ? — Sûrement. Quoi c’est qu’il y a d’étrange là-dedans ? — Ça me surprend parce qu’il y a eu des Petit dans notre famille. Sa grand-mère était une Petit. Serait-il du même sang que les Beauchemin ? À cela, rien d’impossible. Et il en serait fier. Mais songeant à la parole du père Didace, au sujet des premiers Canadiens, parole qui avait dû passer de bouche en bouche non comme un message, mais simple vérité, il se perdit en réflexions : « Pour refaire sa vie et devenir son maître » : c’est ainsi que si peu de Français, par nature casaniers, sont venus s’établir au Canada, au début de la colonie, et que le métayage est impossible au pays. Celui qui décide de sortir complètement du milieu qui l’étouffe est toujours un aventurier. Il ne consentira pas à reprendre ailleurs le joug qu’il a secoué d’un coup sec. Le Français, une fois Canadien, préférerait exploiter un lot de la grandeur de la main qu’un domaine seigneurial dont il ne serait encore que le vassal et que de toujours devoir à quelqu’un foi, hommage et servitude. À son insu, il venait de penser tout haut. Didace n’en fit rien voir. Rempli d’admiration et de respect pour une si savante façon de parler, il écouta afin d’en entendre davantage, mais le Survenant se tut. Didace pensa : « Il a tout pour lui. Il est pareil à moi : fort, travaillant, adroit de ses mains, capable à l’occasion de donner une raclée, et toujours curieux de connaître la raison de chaque chose. » Le vieux se mirait secrètement dans le Survenant jusqu’en ses défauts. Ah ! qu’il eût aimé retrouver en son fils Amable-Didace un tel prolongement de lui-même ! Alors, en gage d’amitié et pour mieux s’attacher le Survenant, il voulut lui apprendre un secret : « le malheureux qui porte dans son cœur un ennui naturel, s’il croit trouver toujours plus loin, sur les routes, un remède à sa peine, c’est pour rien qu’il quitte sa maison, son pays, et qu’il erre de place en place. Partout, jusqu’à la tombe, il emportera avec soi son ennui. » Mais Didace ne savait pas le tour de parler. Il chercha ses mots. S’il se fût agi de rassembler un troupeau de bêtes effrayées, sur la commune, la saint-michel sonnée, là, par exemple, il eût été à son aise ! Mais, des mots contre lesquels on se bat dans le vide ? Au moment de parler une gêne subite le serra à la gorge. L’instruction du Survenant le dominait. Mais Didace rêve. Le Survenant ne repartira pas. À la première nouvelle, il épousera Angélina Desmarais. À son tour il prendra racine au Chenal du Moine pour le reste de ses jours. Il sera le premier voisin des Beauchemin, et sans doute marguillier, un jour, maire de la paroisse, puis qui sait ?... préfet de comté... député... bien plus haut placé que Pierre-Côme Provençal. Couac ! Dans un bruissement sec, un butor, de son vol horizontal, raye le paysage. L’eau clapote contre la barque. Didace se réveille. Brusquement il questionne : — Survenant, dis-moi comment c’est que t’es venu à t’arrêter au Chenal ? Aussi brusquement le Survenant se remet à percher, debout au grand soleil. Sonde-t-il dans toute sa profondeur l’amitié du père Didace ? Soudain, il consent à un aveu, en éclatant de rire : — Ben... je finissais de naviguer... J’avais bu mon été... puis l’hiver serait longue... * * * À l’entrée du lac, l’air du large fouetta la figure des deux hommes. Le Survenant cessa de percher et Didace plaça les rames dans les tolets. Il venait d’apercevoir son canot de chasse, avec un homme à l’aviron. Il dirigea droit à lui l’embarcation qu’il colla à côté et ordonna brèvement : — Débarque ! donne-moi mon canot ! L’autre se défendit : — C’est-il votre ca-a-a-not ? Ça parle au yâble. Moi qui cherchais partout à-à-à qui c’est qu’il pouvait ben a-a-a-appartenir. Il s’en venait tout seul en flotte sur l’eau. Je l’ai ra-a-a-a-massé tout bonnement. — Débarque ! donne-moi mon canot ! Venant intervint. On n’allait pas abandonner un homme en plein lac, dans le chenal de la grosse navigation. Il fallait le reconduire à sa barge. Didace tempêtait toujours : — Non ! Qu’il débarque t’de suite ! Qu’il me donne mon canot ! Je les connais trop, ces ban-an-an-des de maudits-là. Ils bèguent rien que pour se chercher une excuse. Tout ce qui fait leur affaire, un poêle, une ancre de mille livres, ils l’ont toujours trouvé en flotte ! La figure cramoisie, il bouillonnait de colère et tout le temps qu’il parlait, à tour de bras il secouait le canot : — Si j’m’écoutais, mon gars, je te poignerais par l’soufflier, et je t’étoufferais dret là ! Une fois Didace calmé, ils accompagnèrent à la barge l’homme encore blême de peur. Puis ils s’engagèrent de nouveau dans le chenal, avec le canot à la touée. Ils naviguaient en silence depuis un bout de temps lorsque Venant aperçut à un coude de la rivière deux Provençal qui remontaient le courant à la cordelle. Debout, à l’arrière, Pierre-Côme gouvernait le chaland rempli de bois de marée tandis que son fils, Joinville, avançait sur la grève, un câble sur l’épaule, en halant à l’avant. Pierre-Côme, voyant Didace oisif, à fumer, lui cria : — C’est ça, mon Didace, travaille. L’ouvrage sauve. — Va chez l’yâble ! riposta vivement Didace. Leur gros rire résonna longtemps sur l’eau. Mais après qu’ils se furent éloignés des Provençal, Didace dit à Venant : — Lui, c’est le vrai cultivateur ! Quatre garçons, quatre filles, tous attachés à la terre, toujours d’accord. Ça pense jamais à s’éloigner ni à gaspiller. Et l’idée rien qu’à travailler et à agrandir le bien. — Il vous aurait fallu des garçons de même, observa le Survenant. — C’est ben là ma grande peine. Au moins si le dernier eusse vécu. Mais, Amable, lui, je peux presquement pas compter dessus pour prendre soin de la terre. Quand je serai mort, aussi vrai que t’es là il la laissera aller. Il est pas Beauchemin pour mon goût. L’ouvrage lui fait peur, on dirait. Toujours éreinté, ou ben découragé. Le bo’homme Phrem Antaya tout craché ! Il a apporté ça de sa mère. Du côté des Antaya, il y avait rien que Mathilde de vaillante. Les autres, les frères, les sœurs, tous des flancs mous. Torriâble ! à l’âge d’Amable, dans le temps qu’on battait encore au fléau et qu’on fauchait de grandes pièces de foin à la faux ou ben à la faucille, j’avais le courage d’enjamber par-dessus la grange. Je me rappelle qu’un printemps l’eau avait monté assez haut qu’on a dû rapailler notre butin partout, passé les îles et jusque dans l’anse de Nicolet. Après, pour venir à bout de se gréyer en neuf, moi puis Mathilde, on s’est-il nourri longtemps rien que de poisson à la sel-et-eau. Le matin, j’allais visiter mes pêches. Le poisson qu’était pas vendable, je le mettais de côté. La femme l’accommodait en le jetant tout vivant dans une chaudronnée d’eau bouillante, avec une poignée de gros sel. On le mangeait de même, sans beurre, sans aucun agrément. La première fois on trouve ça bon. Mais jour après jour, tout un été de temps, à la longue l’estomac nous en criait de faim. Fallait tant ménager... Et si on en avait du cœur pour défendre son bien ! — Du cœur ? C’est pas ce qui vous manque. Je vous regardais tantôt quand vous étiez choqué : vous êtes loin d’être vieux. Vous pourriez encore élever une famille. Didace sursauta : se remarier ? À son âge ? Prendre une deuxième femme assez jeune pour lui donner un ou deux garçons semblables à lui ? Il n’y avait jamais songé. Sous ses sourcils en broussailles, son regard fouilla le visage du Survenant : il était lisse comme un miroir, sans un clignement d’yeux, sans un plissement de nez, sans le moindre sourire. Inconsciemment, Didace redressa ses épaules affaissées. — On le sait ben : j’suis pas des plus jeunes, mais j’suis pas vieux, vieux comme il y en a, pour mon temps. Arrivé au quai, pendant que, penché au-dessus de la chaloupe, il en enlevait les rames, il dit, sans lever la vue sur le Survenant : — J’me demande quel âge l’Acayenne peut ben avoir, elle ? — Ah ! elle est proche de la quarantaine, mais je jurerais ben sur l’Évangile qu’elle a pas un jour de plus. |
Jacques Boileau - De l abus des nudites de gorge, Duquesne, 1857.djvu/77 | aucune société qu’avec des vierges consacrées à
Dieu. Pourroient-elles causer un plus grand
scandale dans l’église, que de venir attaquer
l’innocence jusques dans son sort. Les religieuses se sont renfermées dans le cloître
pour mieux résister au démon et aux charmes
de la volupté ; ces filles et ces femmes s’insinuent dans les cloîtres, et par la nudité de
leur gorge deviennent les démons et les tentateurs des religieuses , les aides et les ministres
de la sensualité. Les religieuses ont préféré une
prison perpétuelle à la liberté criminelle que
le monde inspire, et se sont rendues les captives de Jésus-Christ pour s’affranchir de la tirannie du péché ; ces filles et ces femmes entrent à demi-nues dans cette sainte cloiture
pour y introduire le libertinage du siècle, et
pour ébranler la vocation des religieuses, pour
changer la captivité de ces heureuses Vestales,
et pour les rendre les esclaves de la vanité du
monde, au lieu qu’elles le sont de la loy de
Jésus-Christ. Elles sollicitent ces épouses de
notre Dieu à luy être infidelles, elles renouvellent dans leur esprit l’idée des plaisirs ausquels
elles ont renoncé, et semblent leur faire
un tacite reproche d’avoir quitté le monde
pour Dieu, et une leçon secrette de quitter
Dieu pour le monde. Pensent-elles ne pas
<references/> |
Proudhon - Théorie de l impôt, Dentu, 1861.djvu/277 | tié ou trois quarts de son revenu, que pour celui d’un pays qui n’aurait à verser au fisc que le cinquantième. Les seconds font tout leur possible pour accréditer l’opinion que plus une nation paye d’impôts, plus elle est prospère. Ils ne s’aperçoivent seulement pas, ni les uns ni les autres, que les chances d’égalité, de proportionnalité, augmentent à mesure que le tribut exigé diminue, qu’elles décroissent au contraire à mesure que ce même tribut augmente, et que cette variation a les conséquences les plus graves pour les libertés publiques, la félicité du citoyen et le progrès du peuple.
Sans doute, et je me plais à leur rendre cette justice, les écrivains ne cessent, dans leur philanthropie, de prêcher aux gouvernements la modération des dépenses. Mais qui ne voit l’insuffisance de cette recommandation ? Nous avons eu pendant dix-huit ans, en France, le spectacle d’une politique ''modérée'' ; mais cette modération dans la politique n’a servi qu’à couvrir {{sc|l’immodération}} des dépenses. L’empire ne fait, sous ce rapport, que continuer le règne de Louis-Philippe. Non, il ne suffit pas de soutenir, à l’encontre des manieurs de budgets, que les gros impôts loin d’enrichir les nations les épuisent ; il faut crier, et bien haut, que l’iniquité de l’impôt est en raison directe de son énormité.
Lorsque, après avoir terminé la revue des différentes espèces d’impôt les plus usitées, nous avons entamé la critique des inconvénients communs à toutes ces espèces, nous avons démontré que l’impôt de capita- |
Les Amours (1553)/Poème 125 | Pierre de Ronsard Les amours de P. de Ronsard Vandomois, nouvellement augmentées par lui, & commentées par Marc Antoine de Muret. Plus quelques odes de l'auteur, non encor imprimées chez la veuve Maurice de la Porte, 1553 (p. 147). ◄ L’an mil cinq cens contant quarante & sis,... Le pensement, qui me fait devenir... ► A toi chaque an j’ordonne un sacrifice... bookLes amours de P. de Ronsard Vandomois, nouvellement augmentées par lui, & commentées par Marc Antoine de Muret. Plus quelques odes de l'auteur, non encor impriméesPierre de Ronsardchez la veuve Maurice de la Porte1553CA toi chaque an j’ordonne un sacrifice...Ronsard - Les Amours, 1553.djvuRonsard - Les Amours, 1553.djvu/9147 A toi chaque an ordonne un sacrifice etc. A toy chaque an j’ordonne un sacrifice, Fidele coin, où tremblant et poureux, Je descouvry le travail langoureox Que j’endoroy, Dame, en votre service. Un coin meilleur plus seur et plus propice A declarer un torment amoureux, N’est point en Cypre, ou dans les plus heureux Vergers de Gnide, Amathonte ou d’Eryce. Eussé-je l’or d’un Prince ambitieux, Coin, tu serois un temple precieux Enrichy d’or et de despense grande : Où les amans par un vœu solennel Joutant lutant autour de ton autel, S’immoleroient eux-mesmes pour offrande |
Paris, Paulin - Romans de la Table Ronde, tome 2.djvu/18 | {{nr|<small>12</small>|<small>MERLIN.</small>|}}plus les decevoir par le moyen d’un homme, il pensa qu’une femme pourrait mieux le servir. Il y en avait une, dans le siècle, qui avait toujours été prête à lui obéir ; il alla la trouver, et la pria de visiter la plus jeune des deux demoiselles ; car, pour l’aînée, plus sage et plus humble, il savait qu’il n’en devait rien attendre.
La vieille alla donc chez la plus jeune, et commença par s’informer de sa vie et de celle que menait sa sœur. « Vous aime-t-elle ? Vous fait-elle toujours bon visage ? – C’est, » répondit la jeune pucelle, « la fille la plus triste du monde. Elle songe toujours aux malheurs de notre famille, elle ne fait accueil à personne. Un prud’homme a toute sa confiance, il l’entretient dans cette habitude de tristes pensées ; elle ne voit que lui, elle n’entend et n’agit que par lui.
« — Ah ! ma douce sœur, » fait la vieille, « dans quel abîme êtes-vous tombée ! Je vous plains d’avoir en pure perte une si grande beauté : tant que vous aurez une telle compagnie, vous devez renoncer au bonheur du monde. Si vous aviez une seule fois senti la joie et le déduit des autres femmes, quand elles sont avec leurs amis, vous feriez autant de cas de vos plus grandes aises d’aujourd’hui que d’une pomme pourrie. Le {{tiret|bien|-être}}
<references/> |
Agrippa d'Aubigné - Œuvres complètes tome troisième, 1874.pdf/163 | ODES 159.
::Et puis sitost quelle a mangée
::Sa cuillerette de dragée.
::Soupirant trois fois son malheur,
::Par force aproche son horreur.
Là, ma vieille truie endormie
::Croise la place de ma mye.
::Et a dessus son oreiller
::Son cul qu’on ne peut reveiller :
::L’horreur de l’une & l’autre fesse
::Fait fi grand peur à ma maitresse
::Qu’elle choisist en quelque coin
::Son adventage le plus loin.
Elle veille avecq’ son martire,
::Et son petit cueur lui soupire
::Et dit en destournant son œil :
::Ce n’est pas icy mon pareil.
::L’autre charrette mal graissee
::Ronfle & n’a rien en sa pensee
::Que les vins [ou] mauvais ou bons.
::Les cervelais ou les jambons.
Or tout cela n’est rien encore
::Qui ne voit au point de l'aurore,
::Si tost que le jour est venu,
::Dormir l’un & l’autre corps nu :
::L’un à qui par trop la nuit dure
::Des piedz pousse la couverture,
::L’autre par l'indigestion
::Tormente sa collation.
La douce blancheur de ma mye,
::Et non son ame est endormye,
::Et le plus souvent ses cheveux
::Sont desployés sur les linceux,
::Flottans à tressettes blondes,
::Comme au gré des zephirs les ondes.
<references/> |
More - Du meilleur gouvernement possible, ou, La nouvelle isle d'Utopie, 1789.djvu/44 | {{nr|16|L'Utopie.|}}{{tiret2|auprès|près}} des Rois. Vous devez donc être très
éloigné de penser que ce soit une perte réelle
pour les Souverains que de n’en pas avoir
à leur Cour, = Vous n’êtes, je le vois,
tourmenté ni par l’ambition, ni par la soif des
richesses. Cette élévation d’âme, cette délicatesse
de sentimens, ne font qu’augmenter
l’estime que j’ai déjà pour vous ; l’homme
fier & courageux qui se contente dé mériter
les honneurs sans les rechercher, est aussi respectable,
selon moi, que le premier Grand
d’un Royaume. Je suis néanmoins persuadé
que vous vous concilieriez tous les sussrages,
sï, aux risques de la gêne & des désagrémens
qu’il vous faudrait essuyer, vous
vous déterminiez à entrer dans le Conseil de
quelque puissant Monarque, & à devenir
son principal Ministre. Qui ne vous saurait
gré de sacrifier votre tranquillité personnelle,
au désir de consacrer votre tems & vos
lumières à la recherche des causes du bonheur
public ? Comme vous ne donneriez que
des conseils, qui seraient en quelque façon
la base sur laquelle poserait ce bonheur, il
s’ensuit, que vous seriez à la fois celui du
Prince & de la Nation, qui placeraient en
vous leur confiance. C’est des Souverains,
vous le savez, que dépend le destin des
Empires ;
-
<references/> |
Marie de France - Poésies, éd. Roquefort, I, 1820.djvu/249 | il raconta mot à mot la conversation qu’il
avoit eue avec la reine, et la proposition
qu’elle lui avoit faite ; mais il reconnut la
vérité de ce qu’il avoit dit à l’égard de sa
dame, dont il avoit perdu les bonnes graces.
Au surplus, il s’en rapportera entièrement
au jugement de la cour.
Le roi toujours en colère, rassemble ses
barons, pour nommer des juges choisis parmi
les pairs de Lanval. Les barons obéissent,
fixent le jour du jugement, ensuite ils exigent
qu’en attendant le jour indiqué, Lanval
se constitue prisonnier, ou bien qu’il
donne un répondant<ref>Les ''plèges'' étoient des seigneurs qui se rendoient
caution d’un accusé dont ils répondoient. Celui-ci conservoit
sa liberté, et par conséquent avoit toute la
facilité de prouver son innocence. Voy. le Grand d’Aussy,
''Fabliaux'', {{in-8o}}, tom. I, p. 14.</ref>. Lanval étranger,
n’avoit point de parents en Angleterre ;
étant dans le malheur, il n’osoit compter sur des
amis, il ne savoit qui nommer pour répondant,
lorsque le roi lui eut annoncé qu’il
en avoit le droit ; mais Gauvain alla {{tiret|sur-le|-champ}}<section end="français"/>
<references/> |
Tolstoï - Œuvres complètes, vol24.djvu/288 |
Le lien qui reliait le monde à l’Église, et qui donne le sens au monde, est devenu de plus en plus faible à mesure que le suc de la vie se répandait de plus en plus dans le monde. Maintenant que tout le suc s’est déjà répandu, ce lien n’est plus qu’une entrave.
C’est le procédé mystérieux de l’enfantement ; et il s’accomplit sous nos yeux. Au même moment se rompt le dernier lien avec l’Église et s’établit le fonctionnement indépendant de la vie.
La doctrine de l’Église, avec ses dogmes, ses conciles, sa hiérarchie, est indubitablement liée à la doctrine de Christ. Ce lien est tout aussi évident que le lien qui reliait à sa mère l’enfant qui vient de naître. Mais comme le cordon ombilical et le délivre deviennent, après la naissance, des morceaux de chair inutiles, qu’il faudrait enterrer avec soin par égard pour ce qu’ils contenaient, ainsi l’Église est devenue un organe inutile, qui a fait son temps, qu’il faut conserver quelque part, par égard pour ce qu’elle a été auparavant. Dès que la respiration et la circulation du sang se sont établies, le lien, qui était auparavant la source de la nutrition, devient inutile ; et les efforts que l’on ferait pour maintenir ce lien et forcer l’enfant qui voit le jour à se nourrir par le cordon ombilical et non par la bouche et les poumons seraient insensés.
Mais la délivrance de l’enfant sorti du sein de sa mère n’est pas encore la vie. La vie du {{tiret|nouveau|-né}}
<references/> |
Les Chats d’Ulthar | Cette page est consacrée à la traduction en français de en : The Cats of Ulthar. Si vous souhaitez participer à la traduction, il vous suffit d’éditer cette page. Merci de corriger les erreurs que vous pourrez y trouver. Howard Phillips Lovecraft Les Chats d’Ulthar The Cats of Ulthar - 1920 Comparer Il est dit qu’à Ulthar, qui s’étend au-delà de la rivière Skai, aucun homme ne peut tuer un chat ; et, en vérité, je veux bien le croire, observant celui qui est étendu là, ronronnant devant la cheminée. Car le chat est énigmatique, et proche des choses étranges que l’humain ne peut voir. Il est l’âme de l’antique Égypte, et porte le fardeau des contes des cités oubliées en Méroé et Ophir. Il est de la race des seigneurs de la jungle, et détient les secrets de la très ancienne et inquiétante Afrique. Le Sphinx est son cousin, et ils parlent la même langue ; mais il est plus ancien que le Sphinx, et se souvient, là où celui-ci a oublié. À Ulthar, avant même que les autorités n’interdisent le meurtre des chats, demeuraient un vieux paysan et sa femme qui prenaient plaisir à piéger et tuer les chats de leurs voisins. Pour quelles raisons ils le faisaient, je l’ignore ; on raconte qu’ils haïssaient les voix des chats dans la nuit, et que les chats puissent traverser furtivement leur champ et leur jardin au crépuscule les rendait malades. Mais qu’importe les raisons, ce vieil homme et sa femme prenaient plaisir à piéger et tuer tous les chats qui approchaient de leur demeure ; et d’après les bruits qu’on entendait après la tombée du jour, les villageois commencèrent à imaginer que leur méthode d’abattage était très particulière. Mais les villageois n’en parlaient pas avec ce vieil homme et sa femme, à cause de l’habituelle expression sur leur visage parcheminé, et parce que leur masure était si petite et si profondément cachée sous l’étendue des chênes à l’arrière d’un jardin abandonné. En vérité, beaucoup de propriétaires de chats détestaient ces vieillards, mais les craignaient plus encore ; et au lieu de les réprimander comme les violents assassins qu’ils étaient, ils prenaient plutôt soin à ce que leurs animaux de compagnie ou greffiers chéris restent éloignés de ce lointain taudis sous les arbres sombres. Et quand, inévitablement, un chat venait à manquer, et que des sons affreux étaient entendus après la tombée du jour, celui à qui on avait enlevé son animal familier pleurait, impuissant; ou se consolait en remerciant le Destin que ce n’était pas un de ses enfants qui avait disparu. Car les gens d’Ulthar étaient simples, et ignoraient tout de la première arrivée des chats. Un jour, une caravane d’étranges vagabonds du Sud entra par les rues étroites et pavées de la ville d’Ulthar. Sombres étaient ces voyageurs, et bien différents de ces autres nomades qui passaient le village deux fois l'an . Ils disaient la bonne aventure sur la place du marché en échange de quelques pièces d’argent, qu’ils échangeaient aux marchands contre des perles baroques. Nul ne savait de quelles contrées ils venaient ; mais ils avaient été vus s’adonnant à d’étranges oraisons, et sur les flancs de leurs roulottes étaient peintes d’étranges figures à corps humains et têtes de chats, de faucons, de béliers et de lions. Et le chef de cette caravane portait une coiffe ornée de deux cornes entre lesquelles était disposé un curieux disque. Il y avait, dans ce convoi singulier, un petit garçon qui n’avait ni père ni mère, juste un petit chat noir à chérir. La peste ne l'avait guère épargné, pourtant elle lui avait laissé cette petite chose touffue pour atténuer sa peine ; et quand on est si jeune, on peut trouver un grand apaisement dans les espiègleries d’un chaton noir. Alors le garçon que ceux à la peau sombre appelaient Ménès souriait plus souvent qu’il ne pleurait lorsqu’il jouait avec son adorable chat, assis sur les marches d’une ces roulottes aux peintures étranges. Au troisième matin du séjour des voyageurs à Ulthar, Ménès ne retrouvait pas son chat ; et, alors qu’il sanglotait sur la place du marché, certain villageois lui racontèrent les rumeurs autour du vieil homme et de sa femme, et des bruits entendus lors de la nuit. Ainsi, lorsqu’il entendit ces choses, ses sanglots furent remplacés par la méditation, puis par des prières. Il allongea ses bras vers le soleil et pria dans une langue qu’aucun villageois ne pouvait comprendre ; et même, les villageois n’essayèrent pas de comprendre, tant leur attention était portée sur le ciel et les formes fantasques que les nuages épousaient. C’était très particulier, mais alors que le jeune homme relâchait sa requête, il semblait se former au-dessus de ténébreuses et nébuleuses silhouettes exotiques ; de créatures hybrides couronnées de disques ornés de cornes. La Nature regorge de telles illusions qui impressionnent les imaginatifs. Cette nuit-là, les vagabonds quittèrent Ulthar, et on ne les y revit jamais. Les villageois s'inquiétèrent alors en découvrant que, dans tout le village, on ne trouvait plus un chat. De chaque foyer, le chat de la famille s’était évanoui ; des chats grands comme petits, noirs, gris, rayés, jaunes et blancs. Le Vieux Kranon, le bourgmestre, jura que les gens basanés avaient enlevé les chats afin de se venger de la mort du chat de Ménès ; et il maudit la caravane ainsi que le jeune garçon. Mais Nith, le frêle notaire, déclara que le vieux paysan et sa femme étaient bien plus suspects ; car leur haine des chats était notoire et toujours plus virulente. Toutefois, personne n’alla se plaindre du sinistre couple ; même lorsque le jeune Atal, le fils de l’aubergiste, jura qu’il avait vu au crépuscule les chats d’Ulthar sur ce champ enclavé sous les arbres, faisant la ronde doucement et solennellement autour de la masure, en rangs par deux, comme s’ils célébraient un rite animal inconnu. Les villageois ne savaient pas jusqu’à quel point ils pouvaient croire un si jeune garçon ; et comme ils craignaient que le couple malfaisant n’ait jeté aux chats un sort funeste, ils préférèrent ne pas blâmer le vieux paysan avant qu’ils ne puissent le rencontrer en dehors de son champ sombre et repoussant. Alors Ulthar s’endormit dans une colère vaine ; et quand les gens se réveillèrent à l’aube — surprise ! tous les chats étaient de retour dans leur foyer ! Grands comme petits, noirs, gris, rayés, jaunes et blancs, aucun ne manquait. Les chats semblaient gras et doux, et ils ronronnaient de contentement. Les citoyens parlèrent les uns avec les autres de cette affaire, et ne s’émerveillèrent pas qu’un peu. Le Vieux Kranon insista encore sur le fait que c’était le peuple basané qui les avait pris, puisqu’aucun chat ne revenait vivant de la demeure du vieil homme et de sa femme. Mais ils étaient tous d’accord sur une chose : le refus des chats de manger leur mou et de boire leur soucoupe de lait était extrêmement curieux. Et pendant deux jours, les chats paresseux d’Ulthar ne touchèrent aucune nourriture, ils se prélassaient juste à la chaleur du feu ou du soleil. Il fallut attendre une semaine complète avant que les villageois ne remarquent qu’aucune lumière n’émanait des fenêtres de la maison sous les arbres au crépuscule. Ensuite, le frêle Nith fit remarquer que personne n’avait vu le vieil homme et sa femme depuis la nuit où les chats étaient partis. La semaine suivante, le bourgmestre décida de surmonter ses peurs. Il considérait qu'enquêter sur cet étrange silence persistant était un devoir afférent à sa charge, mais par précaution, il se fit accompagner de Shang le forgeron et de Thul le tailleur de pierre, en qualité de témoins. Et, après avoir fracassé la porte branlante, ils ne trouvèrent que ceci : deux squelettes humains proprement récurés sur le sol de terre, et un nombre impressionnant de scarabées rampant dans les coins sombres. Cela fut l’occasion de nombreuses discussions de la part des magistrats d’Ulthar. Zath, le médecin légiste, se disputait à longueur de journée avec Nith, le frêle notaire ; et Kranon, Shang et Thul étaient assaillis de questions. Même le jeune Atal, le fils de l’aubergiste, fut interrogé attentivement, et on lui donna une friandise en guise de récompense. Ils discutèrent du vieux paysan et de sa femme, de la caravane des voyageurs mystérieux, du petit Ménès et de son chat noir, de l’incantation de Ménès et du ciel pendant celle-ci, de ce que firent les chats la nuit où la caravane partit, et de ce qui fut trouvé dans la chaumière sous les arbres sombres, dans l’abject jardin. Et finalement, les autorités passèrent cette loi remarquable qui est racontée par les marchands à Hatheg et mentionnée par les voyageurs à Nir ; à savoir, qu’à Ulthar, aucun homme ne peut tuer un chat. |
Albanès,Les mystères du collège,1845.djvu/150 | s’occupait de vers au lieu de grec il se fâchait. Casimir Delavigne se trouvait dans ce cas. Un jour, le maître de pension le prend sur le fait, lui tire vivement son papier de ses mains, et y lit ces deux vers :
Les rides ont écrit, sur son front maigre et sec,
Qu’on ne s’engraisse pas à se nourrir de grec.
</poem>
Le peintre, comme précocité, marche à côté du poëte ; on le voit, au collège, faisant en marge de ses cahiers la charge du pion, et, nous le disons tout bas, quelquefois celle du professeur. Le musicien suit de près le poëte et le peintre.
Viennent ensuite les mathématiciens, les avocats, les médecins, les militaires.
C’est un spectacle curieux de voir tous ces génies en herbe en contact les uns avec les autres. Le poëte dit au mathématicien : « Arrière, lèse poésie ! ta tête, va, n’est qu’une boule de glace. — Veux-tu bien te taire, rimailleur, compteur de syllabes !... Mais les plus beaux vers d’un poëte ne sont la
plupart du temps que des cache-sottises ! — Tiens, tu devrais faire des poésies domestiques, et ajouter : Par un animal privé ; ça serait nouveau. — Quoi ! parler ainsi de l’art le plus sublime qui existe, de cette divine poésie, qui passe par le cœur avant d’arriver à la bouche ! — Eh ! qu’est un
poëte à côté du grand Newton ? Rien. — Ainsi, Homère n’est rien. Eh bien, moi je dis qu’il est tout ; écoute, écoute un peu ça, mon homme :
<references/> |
Le Cadran de la volupté ou les Aventures de Chérubin/13 | Anonyme Le Cadran de la volupté ou les aventures de Chérubin 1792 (p. 94-102). ◄ Le Souper La Retraite ► Orgie nocturne bookLe Cadran de la volupté ou les aventures de ChérubinAnonyme1792Paris, au Théâtre de la MontansierVOrgie nocturneLe Cadran de la volupté ou les Aventures de Chérubin.djvuLe Cadran de la volupté ou les Aventures de Chérubin.djvu/994-102 C’en fut une véritable. Le jus de la treille circulait dans nos veines et allumait notre sang ; la duchesse de P... douée d’un tempérament lubrique n’y pouvait tenir ; assise à côté de moi, elle s’empare avec ardeur de l’objet de ses plus chères affections ; sa belle bouche se colle sur la mienne ; la commotion électrique n’est pas plus prompte, je riposte à l’attaque avec ivresse, je m’empare de sa gorge, qui étant toujours blanche comme un lys, je la couvre de baisers ; et mon autre main se dirigeant bientôt sur la partie la plus sensible de son être, j’en introduisis le doigt dans son étroite ouverture, et les mouvemens redoublés irritans toutes les fibres du plaisir, j’en vis bientôt briller dans ses yeux les ravissans transports. Cher amour, s’écrie-t-elle, tu me combles de délices. Fais âme de ma vie, fais bien ! très-bien. Encore mieux... Et vîte, vîte !... arrête, arrête, petit fripon... tu vas me faire mourir. Allons, Lisette, imites-nous, va foutre dans ce cabinet avec le chevalier, car alors ivre de plaisir, elle ne se connaissait plus, va Lisette, et toi Chérubin, vient me mettre cet aimable vit, ton vit copieux dans mon con brûlant ; rafraîchis-le de ton divin nectar. En disant ces mots, elle s’asseoit sur le pied de mon lit, je lui plonge à corps perdu dans le vase d’amour, elle redouble ses savantes secousses ; nous ne formons plus qu’un corps, dans nos embrassemens, nos âmes, nos soupirs sont confondus, et dans l’extâse la plus grande, elle s’écrie : Ah ! Chérubin, cher fouteur, je me meurs !... Je ne répondis que par ces mots ; et mon âme s’envole avec la tienne !... Un instant de repos suivit cette charmante opération, nous ne voyions, nous n’entendions plus rien, nous revînmes à nous, attachés bouche contre bouche, étroitement serrés l’un contre l’autre, et nous ranimant tous deux par nos soupirs enflammés. Toujours, toujours le même, me dit la duchesse. Que les hommes ne sont ils doués de ta force, les femmes se prosterneraient à leurs pieds et deviendraient P... — Ah ! chère duchesse, si elles étaient toutes aussi belles, aussi aimables que vous, tous les hommes deviendraient des Hercules, et pour parler sans figures, on ne voudrait mourir qu’en foutant... — Mais voyons le chevalier, dit-elle, en s’arrachant de mes bras, il me tarde de savoir s’il s’est aussi bien acquitté auprès de Lisette de ses fonctions que toi, je serais fâchée que l’on ait fait venir l’eau à la bouche, sans humecter la partie qui en a besoin. Nous entendîmes à l’instant le chevalier qui parlait avec ravissement à sa Lisette ; il lui faisait compliment sur ses talens dans les sciences occultes, et sur son art à ranimer, par les mouvemens subtils des doigts, les facultés masculines. — Tu es, dit-il, Lisette, impayable, j’ai bien foutu des femmes, mais jamais je n’en ai trouvé qui eût des mouvemens aussi élastiques et sentimentaux que les tiens, je voudrais avoir cent vits, je les consacrerais à ton service, et je suis sûr que tu es capable de les mettre tous à la raison. Lisette était radieuse de joye de la satisfaction du chevalier ; sans doute qu’elle y avait elle-même trouvé son compte. Nous nous présentons à leur porte qui était entr’ouverte, nous la vîmes se proposer d’opérer un nouveau miracle sur le chevalier B... dont elle manipulait légèrement les testicules, lui dardait sa langue dans la bouche, et lui massait tout le corps de ses délicates mains. La duchesse surprise de la trouver si savante, ne pût s’empêcher de s’écrier : Très-bien, Lisette, je ne vous croyais pas si instruite. — Ah ! madame, répond celle-ci, que n’apprend-t-on pas avec une aussi bonne maîtresse ? Ce sarcasme ferma la bouche à la duchesse, qui finit par en rire. La nuit était fort avancée ; la reflexion vint un moment suspendre l’yvresse de mes sens. Je communiquai aux joyeux compagnons de mes plaisirs la crainte où j’étais, qu’en poussant trop loin notre banquet nocturne et les jouissances qui l’avaient rendu si délicieux, nous ne fournissions matière à la médisance. On sonna donc les domestiques et on feignit de se retirer chacun dans son appartement. Impatient de finir de nous enivrer à la coupe de la volupté, nous fûmes bientôt joindre à petit bruit, nos maîtresses. Nouvelles scènes, nouveaux ébats où nous épuisâmes avec la duchesse tous les canaux du plaisir. Les liqueurs spiritueuses que nous avions avalé à longs traits, avaient quintuplé la vigueur de mon robuste priape, et pourtant mon insatiable divinité par ses caresses enflammées, ses regards et ses baisers dévorans, sollicitait encore une nouvelle libation. Eh bien ! gloutonne lui dis-je, sois enfin rassassiée. Que le fout... inonde toutes les parties de ton brûlant vagin ; puisse-t-il jaillir par tous tes pores, et te forcer de dire : c’est assez. Et en même tems frappant d’estoc et de taille, je poussai si vivement ma pointe que j’entendis ma vorace duchesse s’écrier : ah finis, finis tes coups, je rends les armes... reçois le glorieux titre de mon vainqueur et de Fouteur par Excellence. À 7 heures du matin, je vis le chevalier B... sa satisfaction égalait la mienne, Lisette avait su le remonter au ton du plaisir ; et c’était une victoire qui ne lui faisait pas moins d’honneur que la mienne. Enfin contens l’un de l’autre nous arrêtâmes unanimement de mettre au nombre des heures de bonheur, celles que nous venions de passer, et de nous séparer. |
Laure d’Estell (1864)/42 | Sophie Gay Laure d’Estell (1802) Michel Lévy frères, libraires éditeurs, 1864 (p. 175-179). ◄ XLI XLIII ► XLII bookLaure d’Estell (1802)Sophie GayMichel Lévy frères, libraires éditeurs1864ParisVXLIINichault - Laure d Estell.djvuNichault - Laure d Estell.djvu/5175-179 Caroline m’inquiète vivement, chère Juliette, je crains qu’elle ne tombe tout-à-coup en langueur ; personne ici n’a l’air de remarquer son changement, et cependant il est visible. J’en ai parlé à madame de Gercourt : tu ne devinerais jamais de quelle manière elle ma répondu quand je lui ai demandé si tout ce que paraissait éprouver Caroline ne serait pas l’effet d’une passion malheureuse ? — Vous plaisantez, m’a-t-elle dit ? Auriez-vous la bonhomie de croire à ces grandes passions, dont tant d’auteurs romanesques se sont plu à nous faire des peintures exagérées, et que plusieurs prétendus philosophes ont traitées avec toute l’importance dûe à la réalité ? Vous ne savez donc pas, ma chère, que l’amour n’existe que dans l’imagination ! Avez-vous jamais entendu dire que des sauvages ou des paysans fussent morts victimes de ce que nous appelons une grande passion ? C’est à la cour, c’est dans les villes capitales, que l’amour joue un aussi grand rôle ! — Mais, lui ai-je répondu, j’ai été témoin de plusieurs traits qui démentent ce que vous avancez. Alors je lui citai l’histoire de cette pauvre Louise, qui, après avoir aimé trois ans l’amant que ses parents ne voulaient pas lui donner pour époux, fut se jeter dans la Loire, en apprenant qu’il allait en épouser une autre. J’ajoutai à ce trait beaucoup d’autres que tu connais aussi, et dont les journaux sont remplis, mais je ne parvins pas à la faire changer d’opinion ; elle s’obstina à croire qu’on se faisait passionné par ton, comme on suit une mode de la cour. J’avoue que cette manière de penser ne m’a pas fait excuser ses faiblesses. Est-il possible qu’une femme ose dire avec si peu de pudeur, que son cœur n’est entré pour rien dans toutes les inconséquences que l’amour lui a fait commettre ? Comment peut-on nier l’existence d’une passion qui s’étend sur toute la nature ! la seule qui, nous forçant à vivre dans une autre, détruit cet affreux sentiment d’égoïsme qui avilit l’humanité, et qui, élevant l’âme au-dessus d’elle-même, la rend capable des plus grandes pensées comme des plus grandes actions ; celle enfin qui fit de Périclès un grand politique, et de Pétrarque un poëte ! Mais que peuvent ces exemples sur un cœur aussi froid que celui de madame de Gercourt ? Elle aime mieux supposer que le monde entier s’abuse depuis des milliers d’années sur l’existence d’un sentiment, que de convenir qu’elle en soit incapable. Cette réflexion m’a empoché de discuter plus temps avec elle ; d’ailleurs elle m’avait déjà dit plusieurs choses à ce sujet qui ressemblaient à des personnalités, et je craignis de trahir l’intérêt que j’y portais en prolongeant l’entretien. Perdant l’espoir de lui faire partager les inquiétudes que me cause l’état de Caroline, je me suis décidée à les confier à ma belle-mère. Je lui ai demandé si elle voulait que j’allasse déjeuner demain dans son appartement ; elle m’a répondu qu’elle aurait d’autant plus de plaisir à passer la matinée seule avec moi, qu’elle avait une chose importante à me communiquer. J’ignore ce que cela peut être, et je ne sais pourquoi j’en suis tourmentée. Ah ? ma Juliette, qu’il est douloureux de renfermer un secret qu’on rougirait d’avouer ! L’on souffre des efforts qu’on fait pour le cacher ! Tout inspire la crainte de l’avoir laissé deviner, et je ne sais lequel de ces deux supplices est le plus cruel. « Vouloir oublier quelqu’un c’est y penser, dit Labruyère. » Qu’est-ce donc que d’être assez faible pour ne pouvoir même pas former cette résolution. Je le sens, Juliette, il me serait impossible d’écarter son souvenir de ma pensée. Hier encore, toute occupée de lui, je tentai de m’en distraire ; j’eus recours au seul moyen que j’imaginai devoir y parvenir : il faisait le plus beau temps du monde ; j’ai pris Emma par la main, et je l’ai conduite sur le tombeau de son père ; après m’être assise sur un banc et avoir mis ma fille sur mes genoux, je lui ai dit : — Te rappelles-tu, mon Emma, comme il te caressait ? Hélas ! tu aurais fait le bonheur de sa vie !... — Ah ! je m’en souviens, a-t-elle répondu, et j’ai bien du chagrin qu’il ait mal au bras. Ces mots ont fait battre mon cœur : je n’ai pas eu la force de la détromper ; et après l’avoir doucement éloignée de moi pour lui cacher mes larmes ; malheureureux Henri ! me suis-je écriée, ta mémoire est-elle donc effacée dans l’âme de tout ce que tu as chéri ? Le même qui t’enlève le cœur de ton épouse, t’arrache aussi au souvenir de ton enfant ! ses caresses lui ont fait oublier les tiennes ! mais son enfance est son excuse ; à son âge, le présent est tout : on aime par reconnaissance, comme on oublie sans ingratitude, et moi seule je suis coupable !... Moi, qui n’ai plus à t’offrir que les regrets de l’amitié et les remords d’un cœur brûlant d’amour pour un autre !... C’est ainsi, mon amie que je mêlais son image à celle de mon époux ; et que, pénétrée des reproches que je m’adressais, je trouvais encore du charme à parler de ma faiblesse. Depuis que je suis à Varannes je n’ai vu Lucie qu’une fois ; à peine m’a-t-elle dit un mot de son frère ; j’ai pris la résolution de ne pas aller la voir de longtemps, car je veux éviter toutes les occasions de le rencontrer. Mais pour n’y plus penser, pour ne plus t’en rien dire, cela m’est aussi impossible que de cesser de t’aimer. Adieu. |
Wells - Les pirates de la mer et autres nouvelles, trad Davray, 1902.djvu/12 | {{nr|12|{{sc|les pirates de la mer}}}}de la falaise, et par les sentiers se mirent en route
vers Sidmouth pour chercher du secours, et avec
un bateau aller arracher le cadavre profané aux
étreintes de ces abominables bêtes.
{{T3|{{rom-maj|II|2}}}}
Comme s’il n’avait pas été suffisamment en péril
ce jour-là, M, Fison monta dans la barque pour
indiquer le lieu exact de son aventure.
Il fallait, à cause de la marée basse, faire un détour
considérable pour atteindre l’endroit, et quand
ils furent enfin à la hauteur des marches qui escaladaient
la falaise, le cadavre avait disparu. Les
eaux montaient maintenant, submergeant une pointe
de rocher gluant, puis une autre, et les quatre
hommes, dans la barque, — les deux ouvriers, le
matelot et M. Fison, — reportèrent alors leur
attention des détails de la côte aux profondeurs
de l’eau sous la quille de l’embarcation.
D’abord, ils ne virent que fort peu de chose, à
part un épais fourré de laminaria et un poisson passant
comme un trait. Leurs esprits étaient disposés
aux aventures et ils exprimaient librement leur
désappointement. Mais tout à coup ils aperçurent
l’un des monstres, nageant vers la pleine mer, avec
<references/> |
Annales de mathématiques pures et appliquées, 1810-1811, Tome 1.djvu/186 | {{c|<math>\mathrm{\Sigma(X')}=0,\quad\ mn\mathrm{V}(v-v')= \mathrm{\Sigma(X'}y'),\qquad m\mathrm{V}(v-v')=\mathrm{\Sigma(X'}z')</math>,}}
{{c|<math>\mathrm{\Sigma(Y')}=0,\qquad n\mathrm{V}(v-v')=\mathrm{\Sigma(Y'}z'),\quad\ \ mn\mathrm{V}(v-v')=\mathrm{\Sigma(Y'}x')</math>,}}
{{c|<math>\mathrm{\Sigma(Z')}=0,\qquad m\mathrm{V}(v-v')=\mathrm{\Sigma(Z'}x'),\qquad\ n\mathrm{V}(v-v')=\mathrm{\Sigma(Z'}y')</math>.}}
{{SA|éliminant enfin, entre ces dernières, les trois quantités :}}
{{c|<math>m\mathrm{V}(v-v'),\quad n\mathrm{V}(v-v'),\quad mn\mathrm{V}(v-v')</math>,}}
{{SA|étrangères au système primitif, on obtiendra ainsi les six équations :}}
{{c|<math>\mathrm{\Sigma(X')=0,\quad \Sigma(Y'}z')=\mathrm{\Sigma(Z'}y')</math>,}}
{{c|<math>\mathrm{\Sigma(Y')=0,\quad \Sigma(Z'}x')=\mathrm{\Sigma(X'}z')</math>,}}
{{c|<math>\mathrm{\Sigma(Z')=0,\quad \Sigma(X'}y')=\mathrm{\Sigma(Y'}x')</math>.}}
{{SA|lesquelles expriment conséquemment les conditions nécessaires et suffisantes pour l’équilibre de ce système.}}
{{AN|''Méthodes directes pour résoudre, dans tous les cas, cette question'' : Étant donné d’espèce et de position sur un plan, une courbe quelconque du second degré, placée comme on voudra, par rapport aux axes des coordonnées ; établir l’équation numérique de cette courbe, relativement à sa situation actuelle ?}}
{{c|Par M. {{sc|Raymond}}, professeur de mathématiques au collège<br />de Chambéri, membre de plusieurs sociétés savantes.}}
{{g|À MM. LES RÉDACTEURS DES ''ANNALES''.|2}}
{{g|{{sc|''Messieurs'',}}|4}}
{{SA/o|{{Initiale|L}}{{sc|’article}} que j’ai l’honneur de vous adresser est sans doute de peu d’importance ; mais vous ayez annoncé que vous donneriez sur-tout}}
<references/> |
Méditations/XV | Francis Jammes Feuilles dans le vent Mercure de France, 1914 (10e éd.) (p. 44-45). ◄ Cette femme qui trime Dans un sentier que j’aime ► Dans le potager des Capucins de Burgos bookFeuilles dans le ventFrancis JammesMercure de France1914 (10e éd.)ParisVDans le potager des Capucins de BurgosJammes - Feuilles dans le vent, 1914.djvuJammes - Feuilles dans le vent, 1914.djvu/944-45 ... Le pauvre n’avait rien, si ce n’est une petite brebis... Samuel, I. II, c. xii, 3. Dans le potager des Capucins de Burgos il y a un paon. El, parce que ce potager est le plus pauvre du monde, ce paon est le plus riche : son plumage sur la misère du terreau éclate ainsi qu’une flore équatoriale. Dans la chapelle presque nue de ces saints hommes, il y a, seul ornement, quelques grandes-marguerites. Ces grandes-marguerites, si communes qu’à peine on les remarque dans les foins et sur les graviers du chemin de fer, gardent là tout leur prix et y sont découpées avec une telle netteté que leur forme apparaît dure comme la vie des moines. Ainsi, aux jours de l’Eden, à l’homme nu comme un temple, les choses se montraient dans leur vérité intégrale, c’est-à-dire au taux même de leur valeur. Ayez un seul oiseau, une seule fleur, mais qu’il perche et qu’elle éclose dans l’âme dépouillée. J’ai reçu la visite d’un humble ménage en permission. Pour un jour qu’il venait de respirer dans la campagne, sa joie éclatait et il me narrait l’ivresse d’une promenade à pied. L’homme marquait cette rude bonté de ceux qui savent que le pain quotidien ne se paie pas de mots, et sa forte semelle ne battait pas les chemins où vont les hommes qui paradent. La femme avait la douceur de celle qui connaît le prix des caresses de l’époux à l’heure tardive où il s’étend à côté d’elle. Elle lui livre alors son corps qui, dans la chambre sans luxe, revêt la beauté de ce qui, n’étant point prodigué, conserve, comme au monastère le paon ou la grànde-marguerile, sa signification. |
Annales de mathématiques pures et appliquées, 1810-1811, Tome 1.djvu/282 | {{Nr|272|{{sc|FRACTIONS-CONTINUES}}|}}{{SA|d’où l’on déduit, en faisant, pour abréger, <math>h=q^2-4pr,</math>}}
<math>\qquad
\left.
\sqrt{h\mathrm{L^2}+4p^2v}&=2p\mathrm{M}-q\mathrm{L}&=q\mathrm{L}-2p\mathrm{N},\\
\sqrt{h\mathrm{O^2}+4r^2v}&=2r\mathrm{M}-q\mathrm{O}&=q\mathrm{O}-2p\mathrm{N},\\
\sqrt{h\mathrm{M^2}+4prv}&=q\mathrm{M}-2r\mathrm{L}&=q\mathrm{M}-2p\mathrm{O},\\
\sqrt{h\mathrm{N^2}+4prv}&=2r\mathrm{L}-q\mathrm{N}&=2p\mathrm{O}-q\mathrm{N}.
\end{array}
\right\}
</math><ref> Ces résultats s’obtiennent en résolvant successivement chacune des quatre équations par rapport à chacune des deux lettres qui s’y trouvent au quarré.</ref>
16. Les deux premières de ces formules servent à déterminer les valeurs entières des y qui peuvent rendre quarrée toute expression de la forme <math>my^2+n^2,</math> dans laquelle <math>m</math> et <math>n</math> sont supposés des nombres entiers quelconques. Comparant, en effet, cette expression à <math>h\mathrm{O}^2+4r^2</math><ref> L’auteur suppose tacitement ici <math>v=+1</math> et conséquemment le nombre des bases périodiques ''pair''.</ref> ou <math>(q^2-4pr)\mathrm{O}^2+4r^2,</math> on aura
{{c|<math>
\left.
\begin{align}
(q^2-4pr)&=m,\\
2r&=n ;\\
\end{align}
\right\}\text{ d’où }2p=\frac{q'-m}{n}
</math>}}
{{SA|il en résultera l’équation }}
{{c|<math>m=n^2y^2-2nqy+q^2,</math><ref> Cette équation s’obtient en substituant, dans l’équation <math>0=p-qy+ry^2,</math> les valeurs <math>p=\frac{q^2-m}{2n}\text{ et }r=\frac{n}{2}.</math>
{{d|(''Notes des éditeurs''.)|3}} </ref>}}
{{SA|qui donne }}
{{c|<math>y=\frac{q+\sqrt{m}}{n}.</math>}}
{{SA/o|Ici, <math>q</math> pourra être pris a volonté, et la quantité <math>\mathrm{O}=(\beta\epsilon)(\beta \mathrm{F})-(\beta\zeta)(\beta \mathrm{E})</math>
qu’on obtient, en développant en fraction-continue la fraction <math>\frac{q+\sqrt{m}}{n},</math>}}
<ref follow=p281>
{{g|<math>\mathrm{(C)}\quad p\mathrm{M}^2+p\mathrm{MN-qLM}=0,\qquad \mathrm{(D)}\quad r\mathrm{M}^2+r\mathrm{MN}-q\mathrm{OM}=0,</math>|2}}
{{g|<math>\mathrm{(E)}\quad p\mathrm{M}^2+p\mathrm{MN}-q\mathrm{LN}\ =0,\qquad\mathrm{(F)}\quad\ r\mathrm{N}^2\,+r\mathrm{MN}-q\mathrm{ON}\,=0\,;</math>|2}}
{{SA|formant alors }}
{{c|<math>\mathrm{(A)+(C)=0,\quad(A)+(E)=0,\quad(B)+(D)=0,\quad(B)+(F)=0,}</math>}}
{{SA|on obtiendra, en réduisant, les quatre équations de M. Kramp.}}</ref>
<references/> |
Répertoire national ou Recueil de littérature canadienne, compilé par J Huston, vol 1, 1848.djvu/347 | <poem class=verse>Et ces dignes vieillards, {{sc|Languedoc}} et {{sc|Billette}},
Victimes comme toi d’un complot infernal,
Tous trois morts innocens ! vos noms, on les répète...
C’est un hymne national !
Ils les ont égorgés, en plein jour, dans la rue !
Les monstres ! Et le peuple a-t-il vu l’assassin
Sans froncer le sourcil, sans l’écraser soudain,
Sans au moins lui crier : arrête, ou je te tue ?
Le peuple n’a rien fait ; morne, silencieux,
Il a dit seulement en regardant les cieux :
Mon heure n’est pas venue !
Plus lâches que l’Indien, et plus cruels encor,
Des hommes, achetés et vendus pour de l’or,
Hument l’odeur du sang, et radieux du crime
Du meurtrier qui frappe en fuyant sa victime,
Ils vont, mais l’œil hagard, tranquillement s’asseoir,
Méditant leurs forfaits sur les bancs du pouvoir !
Oh {{sc|vingt-et-un de mai}} ! jour, hélas, mémorable !
Ton soleil éclaira des cadavres sanglants.
La liberté gémit sur leur sort déplorable,
Et nous montre du doigt leur criminels tyrans !
Ils sont là sous ces mausolées !
Fléchissez le genou, ils étaient Canadiens ;
Et leur âme en repos, dans les champs-élysées,
Conserve une auréole à leurs concitoyens.</poem>
{{D|{{sc|J. Phelan}}.|4}}
<hr/>
{{t2|L’ÉRABLE.|1836.}}
<poem class=verse>Parti du nord, l’hiver, en frissonnant,
Déroule aux champs son froid manteau de neige
L’arbuste meurt, et le hêtre se fend.
Seul au désert comme un roi sur son siège,
Un arbre encor ose lever son front,
Par les frimats couronné d’un glaçon ;
Cristal immense, où brillent scintillantes,
D’or et de feux mille aigrettes flottantes,</poem>
<references/> |
Manuel sur l'art de la tapisserie par Mr Deyrolle, ancien chef d'atelier aux Gobelins.pdf/186 |
==Genre de travail qui succèda à l'ancienne méthode lors de la suppression de la tâche, choix des gammes, fabrication.==
Dans ce nouveau genre de travail on choisissait>
pour les carnations et accessoires d'un modèle tels que
ceux que nous avons cité à l'ancienne méthode, trois
gammes qui avaient aussi la même application ; mais
qui présentaient quelques différences en ce que d'une part,
elles étaient prises plus juste à la nuance du modèle ;
et que d'autre part, elles se composaient d'un nombre de tons
beaucoup plus considérable.<br>
La première sous teinte se composait de
30 à 32 tons de la lumière à l'ombre, les deux autres
étaient prises dans les mêmes proportions, la deuxieme
à partir de la hauteur du 6<sup>eme</sup> ton de la premiere jusqu'à
30<sup>eme</sup>. Et la troisième, à partir de la hauteur du 7 ou 8<sup>eme</sup>
jusqu'au 20 ou 25<sup>eme</sup>.<br>
Indépendamment de ces trois principales gammes, on en
ajoutait deux autre moins nombreuses de tons, mais qu'on
considérait comme gammes exceptionnelles, dont les tons se
nommaient '''couleurs de rentrées'''. L'une faisait dans la
fabrication ; l'intermédiaire de la 1<sup>ere</sup> gamme locale à la
deuxième, et l'autre l'intermédiaire de cette derniere
à la troisième.<br>
On avait plus alors sous principe, la suppression des<br>
<references/> |
Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/93 |
Le passé, le présent, se confondaient dans sa
mémoire expirante. Elle croyait être au jour
ancien où Marie lui avait annoncé ses fiançailles.
La jeune femme balbutia :
— Ce n’est pas mon fiancé, madame, c’est
Claude... Claude Delannoy...
Madame Vervins répéta :
— C’est Claude, ton fiancé !
Sa figure retrouvait peu à peu la pâleur et la
rigidité du cadavre. Ses paupières s’abaissèrent ;
ses mains glissèrent, et sa voix, plus lointaine,
dit encore :
« Allez en paix, pauvres enfants ! Je prierai
pour tous deux. »
Sœur Joanna fit un signe. Claude se releva,
entraînant son amie qui défaillait...
Dehors, dans la ruelle brumeuse où le soir
violaçait les murs de briques, sur les pavés luisants,
ils marchèrent, Claude tenant toujours le
bras de Marie. Des lampes s’allumaient derrière
les petits carreaux voilés, et la cloche sonnait,
lente, lente...
Claude dit enfin :
— Marie, ceux qui meurent en Dieu voient
peut-être l’avenir... Une sainte nous a fiancés...
Dans ce monde ou dans l’autre, vous serez
mienne... Ne protestez pas ! Ne parlez même
pas... J’ai peur des mots que vous diriez, par
<references/> |
Martial - Épigrammes, traduction Dubos, 1841.djvu/12 | {{Nr|VI||}}Xalon, a vus naître sur sa montagne escarpée. Ne recevrez-vous pas
mon livre avec une amitié sincère ? n’êtes-vous pas jaloux quelque peu
de la renommée de votre poête ? Songez-y, et soyez justes : votre renommée,
votre illustration, c’est à moi que vous les devez. Mantoue
est fière de Virgile, Appone de Tite-Live ; Cordoue célèbre comme
siens les deux Sénèque, et Lucain, ce poëte unique ; Vérone ne doit
pas plus à Catulle que Bilbilis à Martial. Trente-quatre ans se sont écoulés
depuis que sans moi vous offrez à Cérès vos rustiques gâteaux ; hélas !
je n’ai été que trop longtemps l’habitant de Rome la superbe ! L’Italie
a changé la couleur de mes cheveux, non mon cœur. Préparez-moi cependant
parmi vous une retraite agréable et favorable à la paresse :
j’irai achever sur notre montagne chérie ce livre commencé dans la
poussière de mon petit jardin.
La fière Bilbilis, ma ville natale, est célèbre par ses eaux et par les
armes qu’elle fabrique. Le Caunus blanchi par les neiges, le Vaduvéron
sacré, séparé des autres montagnes, les délicieux bosquets du charmant
Botrode, séjour chéri de l’heureuse Pomone, entourent Bilbilis.
Voilà pourtant la fortunée patrie que j’abandonnai à peine âgé de vingt-
un ans ! J’étais bien pauvre alors ; et que de fois, sans asile et sans
robe, j’ai maudit les imprévoyants parents qui m’ont fait étudier les
lettres ! Qu’avais-je besoin, en effet, pour vivre ainsi misérable, des
grammairiens et des rhéteurs ? à quoi bon une plume inutile qui ne
pouvait ni m’habiller ni me nourrir ? Quand je vins à Rome Néron vivait
encore, et il se servait à lui-même de comédien et de poëte. J’en étais
réduite flatter, non pas César, mais les subalternes de la cour impériale,
qui me donnaient en revanche la robe et le souper. Je flattais,
entre autres vicieux sans pudeur, un jeune débauché qui s’appelait Régulus.
Ce Régulus avait eu le courage de passer, au grand galop de son
cheval, sous un portique en ruine, et je célébrais sa valeur comme s’il
eût été le véritable Régulus. « Quel horrible forfait, m’écriai-je (pardonnez-moi, j’étais à jeun), ce portique a pensé commettre ! il s’est
« écroulé tout à coup au moment où venait de passer Régulus ! » Pour
me payer mes vers, Régulus m’invitait à souper, le soir, à côté de ses affranchis.
Un autre jour je flattais le débauché Julius, je l’invitais (chose inutile
) à jouir des plaisirs de la jeunesse : « Ils passent, ils s’envolent, les
« beaux jours : saisis-les de tes deux mains ! » Et Julius m’envoyait par
son esclave un bracelet brisé dont ne voulait plus Stella, sa maîtresse.
<references/> |
Bulwer-Lytton - Alice ou les mystères.pdf/91 |
{{—|lh=2}}
{{interligne}}
{{ep|Que ceux d’entre nous qui veulent bien redevenir enfants, quand ce ne serait que pour une heure, s’abandonnent au délicieux enchantement qui s’empare de l’âme lorsqu’elle se livre au souvenir des innocentes jouissances de l’enfance.
|(D. L. {{sc|Richardson}}.)}}
{{interligne}}
Le récit animé que fit Caroline, pendant le dîner, de leurs
aventures, fut reçu avec beaucoup d’intérêt, non-seulement
par la famille Merton, mais aussi par quelques personnes
du voisinage qui partageaient l’hospitalité du recteur. Le
retour inopiné de tout propriétaire dans ses domaines héréditaires,
après une longue absence, produit toujours une
certaine sensation dans une société de province. Dans un
cas comme celui-ci, où le propriétaire était encore jeune,
garçon, célèbre et beau, la sensation, cela va sans dire, était
encore plus grande. Caroline et Éveline furent accablées de
questions, auxquelles Caroline seule répondit d’une manière
satisfaisante. Son compte-rendu était en somme bienveillant
et favorable ; il parut même flatteur à tout le monde,
excepté à Éveline qui trouva que Caroline n’était pas un
peintre de portraits bien exact.
Il arrive rarement qu’on soit prophète dans son pays ;
mais Maltravers avait si peu habité le comté, et lorsqu’il y
était venu jadis, il avait mené une vie si retirée, qu’on le
regardait comme un étranger. Il n’avait éclipsé le train de
maison d’aucun de ses voisins : il ne s’était posé comme le
rival d’aucun chasseur des environs ; et en somme, on s’était
montré indulgent pour ses habitudes de farouche réserve.
Grâce au temps, et à son absence de la scène du monde,
absence assez longue pour le faire regretter, et pas assez
pour le faire remplacer par d’autres favoris, sa réputation
s’était mûrie et consolidée, et son pays était fier de lui. En
conséquence (quoique Maltravers se fût refusé à le croire,
quand même un ange le lui eût assuré) on n’avait pas dit de
<references/> |
Delvau - Dictionnaire érotique moderne, 2e édition, 1874.djvu/102 | {{nr|66|BOIRE UN COUP}}
{{DemPoème/o}}<nowiki />
<section begin="blouse"/>{{DemPoème/f|Voire deux, voire trois, dans ma pauvre fouillouse,
Comme on a mis de coups dedans votre ''belouse''.|{{sc|Trotterel.}}}}
<section end="blouse"/>
<section begin="bobosse"/>{{sc|Bobosse}}. Entreteneur, miché sérieux.
{{DemPoème|Mais parlez-moi d’ ces vieux bobosses
Qui sans façon vous font présent
D’une guimbarde et de deux rosses :
C’est du nanan.|{{sc|Émile Debraux.}}}}
<section end="bobosse"/>
<section begin="boc, bocan, boucan ou bocard"/>{{sc|Boc, Bocan, Boucan ou Bocard}}. Bordel, — dans l’argot militaire ou populaire. — Voir aussi {{sc|Boxon}} et {{sc|Bousin}}.
{{DemPoème|Le meilleur bocan du Marais
Devient presque une solitude.|{{sc|Cyrano de Bergerac}}}}
{{DemPoème|Chez la grosse Cateau vas-tu donc au bocan ?|{{sc|La Fontaine}}}}
<section end="boc, bocan, boucan ou bocard"/>
<section begin="boire au goulot"/>{{sc|Boire au goulot}}. Sucer un homme.
{{DemPoème|Mais, grossier comme un matelot,
Par le rustre je fus forcée
De boire à même le goulot.|{{sc|Marcillac.}}}}
<section end="boire au goulot"/>
<section begin="boire dans le même verre"/>{{sc|Boire dans le même verre}}. Baiser à plusieurs la même femme, — qui heureusement a le soin de se rincer après que chacun de ses amants a bu.
<section end="boire dans le même verre"/>
<section begin="boire seul"/>{{sc|Boire seul}}. Se masturber, ce qui est jouir en égoïste, sans trinquer avec un vagin.
{{DemCite|V’là que j’bande... Ah ! n’craignez rien... J’n’ai jamais eu c’défaut-là... Un Français ne... boit... jamais seul...|{{sc|Tisserand.}}}}
<section end="boire seul"/>
<section begin="boire un coup"/>{{sc|Boire un coup}}. Gamahucher une femme après l’avoir baisée, pour se préparer au second coup. La femme ne s’étant pas lavée, on est obligé d’ingurgiter le résultat de la première émission. Ce qui est ''rentrer dans son bien''... avec intérêts.
<section end="boire un coup"/> |
Angellier - Dans la lumière antique, Le Livre des dialogues, t2, 1906.djvu/24 |
<i><poem>
{{interligne}}
Je ne sais si nos fils, ou les fils de nos fils,
Lorsque ces malfaiteurs auront usé leur œuvre,
Pourront voir, à travers des débris de débris,
Revenir le puissant et l’éternel manœuvre
{{interligne}}
Qui relève les murs, rebâtit les cités,
Et pousse son labour de rayons dans les ombres ;
Il est des lieux qu’il a, pour des siècles, quittés,
Où les lents chênes ont grandi sur des décombres !
{{interligne}}
Il est trop tard pour moi ! mes yeux sont fatigués
D’humiliations, de spectacles de honte ;
J’ai saisi mon bâton pour traverser les gués
De ces ruisseaux d’opprobre où l’eau grossit et monte !
{{interligne}}
Laisse-moi m’éloigner de ce pays perdu !
Laisse-moi m’en aller vers des rives heureuses,
Où, près de flots d’azur, sous les pins étendu,
Entouré de clartés riches et spacieuses,
{{interligne}}
Échangeant le dégoût que mon âme contient
Pour de nobles pensers et de paisibles rêves,
Je lirai lentement ceux qui parlèrent bien
Du Destin, de la Mort et de nos heures brèves.
</poem></i>
<references/> |
Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/598 | vivante et bien caractérisée. La figure du moine exaltée est noblement violente, sans grimace, sans mélodrame, d’une coloration
grave et vibrante dans un milieu bien adapté. Depuis quelques
années, le pinceau de M. Laurens, autrefois un peu dur, acquiert de
la souplesse et de la liberté. Sa lumière, moins sèche, se distribue
avec plus de chaleur autour des formes plus adoucies. En outre,
quand il fait un tableau, M. Laurens ne le compose ni ne le peint
comme il ferait d’un pan de mur. C’est une marque de réflexion
intéressante à constater chez lui, comme chez tous les artistes qui
mûrissent incessamment leur talent par l’étude.
L’influence de M. Laurens est visible dans plusieurs toiles remarquées, notamment dans la ''Mort de l’évêque Prœtextatus'', par
M. Bordes, que le jury a déjà signalé en 1884 pour ses qualités de
naturaliste énergique. M. Bordes a pris son sujet dans les ''Récits mérovingiens'', qui ont souvent inspiré si virilement M. Laurens.
Prétextat, évêque de Rouen, l’ancien protégé de Brunehaut, a été
frappé en pleine église par des assassins à la solde de Frédégonde. Deux diacres l’ont transporté dans sa chambre et couché
sur son lit. À ce moment, soulevant la lourde portière, couronnée
d’or, marchant droit dans sa robe somptueuse de brocart vert, le front
haut, ironique et impudente, apparaît la reine meurtrière. Le vieillard, nu jusqu’à la ceinture, sous ses couvertures éclatantes, le
flanc saignant, redresse sa tête ridée et blanche pour maudire son
ennemie. La scène est saisissante et disposée, sans brutalité, avec
une résolution très ferme, dans un milieu archaïque soigneusement
approprié. Malgré quelques sécheresses, l’exécution, dans son ensemble, est solide et bien nourrie. C’est de l’art sain et sincère ; il
n’y manque qu’un peu plus d’aisance et de chaleur pour devenir
du grand art. M. Bordes franchira-t-il heureusement la limite qui
sépare l’anecdote historique de l’histoire synthétique, le style de la
chronique du style de l’épopée? On doit l’espérer; toutefois, la
chose n’est pas facile, si nous en jugeons par les efforts que font
plusieurs de ses prédécesseurs pour y parvenir, sans obtenir toujours des résultats complets. L’envoi de M. Albert Maignan ne nous
donne pas, nous l’avouons, tout le contentement qu’on est en droit
d’attendre d’un artiste si consciencieux et si distingué, dont les
visées sont toujours hautes et qui parfois a trouvé de poétiques
inspirations. Son ''Réveil de Juliette'' ne marque aucun affaiblissement d’esprit ni de main ; il y a même dans la façon de grouper et
de traiter les figures plus d’aisance et d’ampleur que par le passé ; les
deux amans, pris en eux-mêmes, ne sont pas d’un caractère banal ;
par malheur, ils sentent le théâtre. Or, si rien n’est plus émouvant
qu’une scène bien jouée au théâtre, rien n’est plus déplaisant dans
<references/> |
Les Chants du crépuscule/À M. le d. d’O. | Victor Hugo À M. le d. d’O. Les Chants du crépuscule, Ollendorf, 1909, 17 (p. 227-228). ◄ À l’homme qui a livré une femme À Canaris ► collectionÀ M. le d. d’O.Victor HugoOllendorf1909ParisC17À M. le d. d’O.Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Poésie, tome II.djvuHugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Poésie, tome II.djvu/7227-228 Prince, vous avez fait une sainte action. Loin de la haute sphère où rit l’ambition, Un père et ses enfants, cheveux blancs, têtes blondes, Marchaient enveloppés de ténèbres profondes, Prêts à se perdre au fond d’un gouffre de douleurs, Le père dans le crime et les filles ailleurs. Comme des voyageurs, lorsque la nuit les gagne, Vont s’appelant l’un l’autre aux flancs de la montagne, Au penchant de l’abîme et rampant à genoux, Ils ont crié vers moi ; moi, j’ai crié vers vous. Je vous ai dit : — Voici, tout près du précipice, Des malheureux perdus dont le pied tremble et glisse ! Oh ! venez à leur aide et tendez-leur la main ! — Vous vous êtes penché sur le bord du chemin, Sans demander leurs noms vos mains se sont tendues, Et vous avez sauvé ces âmes éperdues. Puis à moi, qui, de joie et de pitié saisi, Vous contemplais rêveur, vous avez dit : Merci ! C’est bien. C’est noble et grand. — Sous la tente empressée Que vos mains sur leurs fronts à la hâte ont dressée, Ils sont là maintenant, recueillant leur espoir, Leur force et leur courage, et tachant d’entrevoir, Grâce à votre rayon qui perce leur nuage, Quelque horizon moins sombre à leur triste voyage, Groupe encor frissonnant à sa perte échappé ! Pareil au pauvre oiseau, par l’orage trempé, Qui, s’abritant d’un chêne aux branches éternelles, Attend pour repartir qu’il ait séché ses ailes ! Jeune homme au cœur royal, soyez toujours ainsi. La porte qui fait dire au pauvre : C’est ici ! La main toujours tendue au bord de cet abîme Où tombe le malheur, d’où remonte le crime ! La clef sainte, qu’on trouve au besoin sans flambeau, Qui rouvre l’espérance et ferme le tombeau ! Soyez l’abri, le toit, le port, l’appui, l’asile ! Faites au prisonnier qu’on frappe et qu’on exile, A cette jeune fille, hélas, vaincue enfin, Que marchandent dans l’ombre et le froid et la faim, Au vieillard qui des jours vide la lie amère, Aux enfants grelottants qui n’ont ni pain ni mère, Faites aux malheureux, sans cesse, nuit et jour, Verser sur vos deux mains bien des larmes d’amour ! Car Dieu fait quelquefois sous ces saintes rosées Regermer des fleurons aux couronnes rasées. Comme la nue altière, en son sublime essor, Se laisse dérober son fluide trésor Par ces flèches de fer au ciel toujours dressées, Heureux le prince, empli de pieuses pensées, Qui sent, du haut des cieux sombres et flamboyants, Tout son or s’en aller aux mains des suppliants ! Décembre 1834. |
Les Chants du crépuscule/« L’aurore s’allume » | Victor Hugo L’aurore s’allume Les Chants du crépuscule, Ollendorf, 1909, 17 (p. 252-256). ◄ Anacréon, poëte aux ondes érotiques Hier, la nuit d’été qui nous prêtait ses voiles ► collectionL’aurore s’allumeVictor HugoOllendorf1909ParisC17L’aurore s’allumeHugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Poésie, tome II.djvuHugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Poésie, tome II.djvu/7252-256 L’aurore s’allume ; L’ombre épaisse fuit ; Le rêve et la brume Vont où va la nuit ; Paupières et roses S’ouvrent demi-closes ; Du réveil des choses On entend le bruit. Tout chante et murmure, Tout parle à la fois, Fumée et verdure, Les nids et les toits ; Le vent parle aux chênes, L’eau parle aux fontaines ; Toutes les haleines Deviennent des voix ! Tout reprend son âme, L’enfant son hochet, Le foyer sa flamme, Le luth son archet ; Folie ou démence, Dans le monde immense, Chacun recommence Ce qu’il ébauchait. Qu’on pense ou qu’on aime, Sans cesse agité, Vers un but suprême, Tout vole emporté ; L’esquif cherche un môle, L’abeille un vieux saule, La boussole un pôle, Moi la vérité. Vérité profonde ! Granit éprouvé Qu’au fond de toute onde Mon ancre a trouvé ! De ce monde sombre, Où passent dans l’ombre Des songes sans nombre, Plafond et pavé ! Vérité, beau fleuve Que rien ne tarit ! Source où tout s’abreuve, Tige où tout fleurit ! Lampe que Dieu pose Près de toute cause ! Clarté que la chose Envoie à l’esprit ! Arbre à rude écorce, Chêne au vaste front, Que selon sa force L’homme ploie ou rompt, D’où l’ombre s’épanche, Où chacun se penche, L’un sur une branche, L’autre sur le tronc ! Mont d’où tout ruisselle ! Gouffre où tout s’en va ! Sublime étincelle Que fait Jéhova ! Rayon qu’on blasphème ! Œil calme et suprême Qu’au front de Dieu même L’homme un jour creva ! Ô terre ! ô merveilles Dont l’éclat joyeux Emplit nos oreilles, Éblouit nos yeux ! Bords où meurt la vague, Bois qu’un souffle élague, De l’horizon vague Plis mystérieux ! Azur dont se voile L’eau du gouffre amer, Quand, laissant ma voile Fuir au gré de l’air, Penché sur la lame, J’écoute avec l’âme Cet épithalame Que chante la mer ! Azur non moins tendre Du ciel qui sourit Quand, tâchant d’entendre Ce que dit l’esprit, Je cherche, ô nature, La parole obscure Que le vent murmure, Que l’étoile écrit ! Création pure ! Être universel ! Océan, ceinture De tout sous le ciel ! Astres que fait naître Le souffle du maître, Fleurs où Dieu peut-être Cueille quelque miel ! Ô champs, ô feuillages ! Monde fraternel ! Clocher des villages Humble et solennel ! Mont qui portes l’aire ! Aube fraîche et claire, Sourire éphémère De l’astre éternel ! N’êtes-vous qu’un livre, Sans fin ni milieu, Où chacun pour vivre Cherche à lire un peu ! Phrase si profonde Qu’en vain on la sonde ! L’œil y voit un monde, L’âme y trouve un Dieu ! Beau livre qu’achèvent Les cœurs ingénus, Où les penseurs rêvent Des sens inconnus, Où ceux que Dieu charge D’un front vaste et large Écrivent en marge : Nous sommes venus ! Saint livre où la voile Qui flotte en tous lieux, Saint livre où l’étoile Qui rayonne aux yeux, Ne trace, ô mystère ! Qu’un nom solitaire, Qu’un nom sur la terre, Qu’un nom dans les cieux ! Livre salutaire Où le cœur s’emplit ! Où tout sage austère Travaille et pâlit ! Dont le sens rebelle Parfois se révèle ! Pythagore épèle Et Moïse lit ! Décembre 1834. |
Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Conduite | CONDUITE, s. f. Tuyau de métal, de terre cuite ou de pierre, servant à conduire les eaux soit sur un plan horizontal, soit verticalement du sommet d’un édifice à sa base. Les Romains disposaient souvent des conduites verticales dans leurs grands monuments pour se débarrasser des eaux pluviales à travers les constructions. Les amphithéâtres et les théâtres particulièrement, qui présentaient une surface considérable de gradins exposés directement à la pluie, possédaient de distance en distance des égouts verticaux simplement perforés à travers la maçonnerie qui amenaient les eaux sur le sol. Dans les édifices d’une construction plus simple, les temples, les basiliques et les habitations particulières, les eaux pluviales tombaient des toits sur le sol librement, soit à l’extrémité de la couverture, soit en passant à travers de petites gargouilles percées dans des chéneaux de pierre ou de terre cuite. Ce moyen si naturel fut employé par les architectes romans, qui ne construisirent guère que des édifices d’une grande simplicité de plan et couverts par des combles à deux égouts. Cependant il était certaines circonstances où l’on sentait le besoin de recueillir les eaux de pluie et par conséquent de les diriger. Dans les cloîtres des abbayes, dans les cours des châteaux, bâtis souvent sur des lieux élevés, les sources manquaient, et on ne pouvait se procurer des approvisionnements d’eau qu’à la condition de creuser des citernes dans lesquelles on conduisait les eau des combles, en évitant de les faire passer sur le sol, afin de les avoir aussi pures que possible. Alors, établissant des chéneaux de pierre ou de bois à la chute des combles, les constructeurs élevaient, de distance en distance, des piles creuses munies à leur sommet d’une cuvette qui recevait les eaux amenées par les pentes de ces chéneaux. Ces piles étaient presque toujours isolées, ne participaient pas à la construction, et on évitait ainsi les infiltrations lentes mais très-funestes de l’humidité dans les bâtisses. Nous avons encore vu, le long du mur du collatéral sud de la nef de l’église abbatiale de Vézelay, des conduites isolées destinées à diriger les eaux pluviales tombant sur les combles dans la citerne creusée au centre du cloître. Ces conduites n’appartenaient pas à la construction primitive, mais à l’époque où le cloître fut construit, c’est-à-dire à la fin du XIIe siècle. Elles étaient bâties en assises de pierre carrées, percées au centre d’un trou cylindrique, avec entailles circulaires dans les lits pour recevoir le ciment. Voici quelle était (1) la forme extérieure de ces conduites : en A on voit une des pierres avec l’entaille circulaire de son lit. Nous avons souvent vu, dans des châteaux des XIIe et XIIIe siècles, des conduites carrées en pierre ménagées dans l’épaisseur des constructions (conduites qu’il ne faut pas confondre avec les porte-voix), et qui étaient destinées à envoyer dans des citernes les eaux pluviales tombant sur les combles. Lorsqu’au XIIIe siècle la construction des églises dut présenter des combinaisons compliquées, des surfaces très-considérables de combles recevant les eaux pluviales, les architectes songèrent tout d’abord à se débarrasser des eaux par plus court chemin, c’est-à-dire en les faisant couler des chéneaux sur les chaperons des arcs-boutants jusqu’à des gargouilles très-saillantes qui les rejetaient sur le sol en dehors du périmètre de l’édifice. Divisant ces eaux en une infinité de jets, ils diminuaient considérablement ainsi leur effet destructif. Ce moyen, qui est toujours le meilleur lorsque les matériaux employés dans les parties inférieures des bâtisses sont solides et ne craignent pas la gelée, qui permet de s’assurer continuellement de l’état des conduites puisqu’ils sont à l’air libre, est désastreux lorsque la pierre employée dans les soubassements est gélive ou poreuse ; car alors cette quantité de cascades, mouillant les parements inférieurs, ne tardent pas à les salpêtrer et même à les détruire. Ces inconvénients furent reconnus évidemment par les architectes du XIIIe siècle, puisque, dans plusieurs grands édifices de cette époque, nous voyons les conduites fermées verticales remplacer les gargouilles. En Normandie et en Picardie, où le climat est humide et les matériaux sensible à la gelée, les conduites d’eau furent adoptées dès 1230 environ dans certaines églises. À Bayeux, nous voyons les arcs-boutants de la nef amener les eaux des combles supérieurs dans des conduites en plomb incrustées dans les contre-forts. Ces conduites sont apparentes ou masquées de deux en deux assises ; elles se trouvent ainsi protégées contre les chocs extérieurs, et visibles cependant s’il survient une rupture. Voici (2) en A le plan de cette disposition, en B l’élévation des parties des contre-forts munies de conduites, et en C le détail des incrustements cylindriques contenant les tuyaux de plomb légèrement aplatis du côté des ouvertures pour laisser passer les petits linteaux D. Les contre-forts des arcs-boutants du chœur de la même église contiennent des tuyaux de descente moins bien disposés que ceux donnés ci-dessus, en ce qu’ils sont incrustés au milieu de ces contre-forts et ne sont vus que par deux petites meurtrières. En plan (3), ces tuyaux sont placés en A, les meurtrières en B et les débouchés ou dauphins dans une gargouille placée en C. Du chéneau supérieur du grand comble, les eaux sont amenées dans la rigole des arcs-boutants, de même par des conduites passant à travers un contre-fort terminé à sa partie inférieure par une tête formant dauphin (voy. ce mot). Nous trouvons, au-dessus des arcs-boutants de la nef de la cathédrale de Sées (1230 environ), une disposition analogue, mais préférable à celle adoptée à Bayeux, en ce que les contre-forts contenant les conduites de chute des eaux du grand chéneau ne sont que des coffres, des appendices crevés à leur base verticalement, sans coudes ni ressauts, de manière à éviter tout engorgement. Voici (4) en A la section horizontale de ces conduites, en B leur élévation perspective, en C la coupe sur l’axe de la conduite. Habituellement, comme nous l’avons indiqué en D, les conduites verticales de plomb enfermées dans des coffres de pierre ont leur sommet élargi en cuvette et dont les bords sont pincés sous l’assise du chéneau, l’orifice de celui-ci formant larmier sous le lit inférieur. Dans le cas présent, l’eau ne coulant vers l’orifice que d’un côté, ce larmier n’existe que sous la chute, ainsi que nous l’avons tracé en E. Dans les grands édifices élevés au commencement du XIIIe siècle les eaux des chéneaux supérieurs se déversaient par des gargouilles à gueule bée sur les chaperons non creusés des arcs-boutants, comme à la cathédrale de Reims encore aujourd’hui. Les eaux dégradaient rapidement ces chaperons ; on leur donna la section d’un canal ; mais le vent poussait le jet des gargouilles en dehors de ces canaux, c’est pourquoi on adopta les chutes verticales enfermées dans des coffres de pierre au-dessus des têtes des arcs-boutants. Toutefois, quand même les eaux des combles supérieurs des grands édifices étaient menées par des conduites, celles-ci n’arrivaient qu’au niveau des chéneaux des chapelles ou bas-côtés, et de là elles étaient rejetées sur le sol par des gargouilles, suivant la méthode la plus ordinaire. Les contre-forts supérieurs du chœur de la cathédrale d’Amiens recevant les arcs-boutants (1260 environ) laissent voir, dans l’un de leurs angles rentrants, de longues entailles cylindriques destinées à recevoir des tuyaux de descente en plomb qui n’ont jamais été posés (5) ; la même disposition est adoptée pour l’écoulement des eaux pluviales dans la cathédrale de Nevers. En A est tracée la section horizontale de ces entailles. Les eaux descendent des chéneaux supérieurs par les caniveaux B servant de chaperons à la claire-voie des arcs-boutants. Dans l’épaisseur du contre-fort, au niveau C, est une cuvette qui devait recevoir ces eaux pour les rejeter dans la conduite verticale posée dans l’entaille. Ce n’est qu’en Angleterre que nous trouvons, dès le XIVe siècle, des conduites en plomb aboutissant à la base des édifices. Au lieu d’être cylindriques, ces conduites donnent, en section horizontale, un carré, et cela était fort bien raisonné. Un cylindre ne peut se dilater ; il en résulte que, dans les fortes gelées, si les conduites s’engorgent, l’eau glacée, prenant un volume plus fort que l’eau à l’état liquide, ces conduites sont sujettes à crever. Un tuyau dont la section est carrée peut se dilater, et les ruptures sont moins à craindre. Ces tuyaux de plomb, posés le plus souvent dans des angles rentrants, sont faits par parties entrant les unes dans les autres, comme nos tuyaux de fonte de fer, avec collets et colliers de fer ou de bronze qui les maintiennent à leur place ; ils sont surmontés de cuvettes également en plomb, et de dauphins à leur partie inférieure (6). Au XVIe siècle, on posa souvent des conduits en plomb cylindriques dans les grands édifices français, et ces tuyaux sont presque toujours décorés de reliefs ou de dorures. On en voit d’assez beaux sur les côtés du portail méridional de la cathédrale de Beauvais. On en rencontrait en grand nombre dans les châteaux de la renaissance ; mais ces objets ont été enlevés à la fin du dernier siècle pour être fondus. L’écoulement des eaux pluviales était, pour les architectes du moyen âge, un sujet de préoccupations constantes. Il est facile de reconnaître qu’ils ont souvent hésité entre le système qui porte à conduire les eaux et les rejeter à ciel ouvert et celui qui consiste à les diriger dans des tuyaux fermés ; l’un et l’autre, de ces deux systèmes ont leurs inconvénients et leurs avantages : le premier mouille les parements et les soubassements en particulier ; mais si la pierre employée est compacte, si elle n’est pas sensible à la gelée, cette humidité extérieure est bientôt enlevée par l’air et le soleil. Il a l’avantage de permettre un entretien facile, puisque tous les canaux sont visibles et à l’air libre ; il évite les engorgements, les dégradations cachées qui n’apparaissent que lorsque le mal est produit. Le second évite ces lavages des parements extérieurs ; il conduit les eaux sur des points fixes ; il ne produit pas autour d’un édifice ce déluge qui en rend les abords insupportables ; mais il demande une surveillance constante, surtout pendant les alternatives de gelée et de dégel ; il produit des engorgements dans les temps de neige, est sujet à des ruptures auxquelles il est difficile souvent de remédier et dont on ne s’aperçoit que lorsque les dégradations qu’elles causent ont fait des ravages profonds dans les constructions. Il ne faudrait donc pas prescrire d’une manière absolue l’un ou l’autre de ces deux systèmes. C’est à l’architecte à les employer comme il convient, suivant le lieu et en raison des matériaux employés. Toutefois nous devons dire que, dans de très-vastes édifices publics où la surveillance ne peut être exercée comme dans une construction particulière et un lieu habité journellement, les conduites en métal et surtout en fonte de fer, qui se brisent si facilement sous l’effort de l’eau glacée, ont de très-grands dangers, que leur engorgement ou le faible suintement qui se produit à chaque joint finissent par altérer les parements et y entretenir une humidité permanente. Les tuyaux de plomb sont les meilleurs, en ce qu’ils conservent une certaine flexibilité et peuvent se dilater, surtout les tuyaux à section carrée. Un soin extrême dans l’établissement de ces tuyaux et dans les scellements de leurs colliers, un isolement complet et des gargouilles de trop plein, en cas d’engorgement, peuvent toutefois remédier à ces inconvénients (voy. cuvette, Dauphin). |
Aline et Valcour/Avis de l’éditeur | Donatien Alphonse François de Sade Aline et Valcour, ou Le roman philosophique Chez la veuve Girouard, 1795 (Tome 1, p. v-xii). ◄ Frontispice Essentiel à lire ► Avis de l’éditeur bookAline et Valcour, ou Le roman philosophiqueDonatien Alphonse François de SadeChez la veuve Girouard1795ParisVTome 1Avis de l’éditeurSade - Aline et Valcour, ou Le roman philosophique, tome 1, 1795.djvuSade - Aline et Valcour, ou Le roman philosophique, tome 1, 1795.djvu/13v-xii AVIS DE L’ÉDITEUR C’EST avec raison que l’on peut regarder la collection de ces lettres comme un des plus piquans ouvrages qui ait paru depuis longtems ; jamais, on peut le dire, des contrastes aussi singuliers ne furent tracés par le même pinceau, et si la vertu s’y fait adorer par la manière intéressante et vraie dont elle s’est présentée, assurément les couleurs effroyables dont on s’est servi pour peindre le vice ne manqueront pas de le faire détester ; il est difficile de le mettre en scène sous une plus effroyable phisionomie. De l’assemblage de tant de différens caractères, sans cesse aux prises les uns avec les autres, devaient résulter des aventures inouies ; aussi pouvons-nous assurer qu’aucune anecdoctes réelles..., qu’aucun mémoires, qu’aucun romans, n’en contient de plus singulières, et nulle part, sans doute, on ne verra l’intérêt croître, et se soutenir, avec autant d’adresse et de chaleur. Ceux qui aiment les voyages trouveront à se satisfaire, et l’on peut les assurer que rien n’est exact comme les deux différens tours du monde, fait en sens contraires par Sainville et par Léonore. Personne n’est encore parvenu au royaume de Butua, situé au centre de l’Afrique ; notre auteur seul a pénétré dans ces climats barbares ; ici ce n’est plus un roman, ce sont les notes d’un voyageur exact, instruit, et qui ne raconte que ce qu’il a vu ; si par des fictions plus agréables il veut à Tamoé consoler ses lecteurs des cruelles vérités qu’il a été obligé de peindre à Butua, doit-on lui en savoir mauvais gré ? Nous ne voyons qu’une chose de malheureuse à cela, c’est que tout ce qu’il y, a de plus affreux soit dans la nature, et que ce ne soit que dans le pays des chimères que se trouve seulement le juste et le bon. Quoiqu’il en soit, le contraste de ces deux gouvernemens plaira sans doute, et nous sommes bien parfaitement convaincus de l’intérêt qu’il doit produire. Nous attendons le même effet de la liaison de tous les personnages établis dans ces lettres, et du rapport, plein d’art, que les uns ont avec les autres ; malgré leur étonnante disproportion, Leurs principes devaient être opposés comme leur phisionomie, et si l’on s’est permis d’en établir de bien forts, cela n’a jamais été que pour faire voir avec quel ascendant, et en même-tems avec quelle facilité le langage de la vertu pulvérise toujours les sophismes du libertinage et de l’impiété. L’idée d’adoucir, et quelques discours et quelques nuances, s’est plus d’une fois présentée, nous en convenons ; mais l’aurions-nous pu sans affaiblir ? Ah ! quelque prononcé que soit le vice, il n’est jamais à craindre que pour ses sectateurs, et s’il triomphe il n’en fait que plus d’horreur à la vertu : rien n’est dangereux comme d’en adoucir les teintes ; c’est le faire aimer que de le peindre à la manière de Crébillon, et manquer par conséquent le but moral que tout honnête homme doit se proposer en écrivant. Ce que cet ouvrage a de singulier encore, c’est d’avoir été fait à la bastille. La manière dont, écrasé par le despotisme ministériel, notre auteur prévoyait la révolution, est fort extraordinaire, et doit jeter sur son ouvrage une nuance d’intérêt bien vive. Avec tant de droit à exciter la curiosité du public, avec un style pur, toujours fleuri, par tout original ; avec la réunion dans le même ouvrage de trois genres : comique, sentimental et érotique ; nous sommes bien sûrs que cette édition va nous être enlevée sur-le-champ ; demandée de toutes parts, parce qu’on connaît la plume de l’auteur ; à peine en pourrons nous répandre à Paris, et nous sentons déjà le regret de ne l’avoir pas multipliée d’avantage. Nous exhortons ceux qui n’auront pu s’en procurer des exemplaires à prendre un peu de patience, la seconde édition est déjà sous nos presses. Cependant nous aurons des critiques, des contradicteurs et des ennemis, nous n’en doutons pas ; C’est un danger d’aimer les hommes, C’est un tort de les éclairer. Tanpis pour ceux qui condamneront cet ouvrage, et qui ne sentiront pas dans quel esprit il a été fait : esclaves des préjugés et de l’habitude, ils feront voir que rien n’agit en eux que l’opinion, et que le flambeau de la philosophie ne luira jamais à leurs yeux. |
Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister/Livre quatrième | Johann Wolfgang von Goethe Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister Traduction par Jacques Porchat. Librairie de L. Hachette et Cie, 1860 (Œuvres de Goethe, VI., p. 192-204). ◄ Livre troisième Livre cinquième ► Livre quatrième bookLes Années d’apprentissage de Wilhelm MeisterJohann Wolfgang von GoetheJacques PorchatLibrairie de L. Hachette et Cie1860ParisCŒuvres de Goethe, VI.Livre quatrièmeGoethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VI.djvuGoethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VI.djvu/3192-204 Laërtes était rêveur à la fenêtre, la tête appuyée sur sa main ; il promenait ses regards sur la campagne : Philine traversa doucement la grande salle, s’accouda sur son ami et se moqua de sa gravité. « Ne ris pas, lui dit-il. C’est affreux de voir comme le temps passe, comme tout change et finit. Regarde : là s’étendait naguère un camp superbe. Comme les tentes avaient un air joyeux ! Quelle vie au-dedans ! Quelle garde vigilante on faisait dans tout le canton ! Et maintenant tout a disparu ! Pendant quelques jours encore, la paille foulée et les foyers creusés dans la terre en montreront la trace ; puis tout sera bientôt labouré, et la présence de mille et mille vaillants hommes dans cette contrée ne sera plus qu’un rêve fantastique dans les têtes de quelques vieilles gens. » Philine se mit à chanter, et tira son ami dans la salle pour le faire danser. « Eh bien ! dit-elle, puisque nous ne pouvons courir après le temps, sachons du moins l’honorer gaiement et gentiment à son passage, comme une belle divinité. » À peine avaient-ils fait quelques tours, que Mme Mélina traversa la salle. Philine fut assez méchante pour l’inviter aussi à danser, et lui rappeler par là combien sa grossesse lui rendait la taille difforme. « Si je pouvais, dit Philine, lorsqu’elle eut passé, ne plus voir de ma vie une femme en état d’espérance ! — Elle espère pourtant ! dit Laërtes. — Mais elle s’habille si mal ! As-tu remarqué, par devant, les plis de sa jupe raccourcie, qui prennent l’avance quand elle marche ? Elle ne montre aucun goût, aucune adresse, pour s’ajuster un peu et cacher son état. — Laisse faire, le temps lui viendra en aide. — Ce serait pourtant plus joli, reprit-elle, si les enfants tombaient comme les prunes quand on secoue la branche. » Le baron entra, et dit aux comédiens quelques paroles obligeantes, au nom du comte et de la comtesse, qui étaient partis de grand matin, et il leur fit quelques présents. Il se rendit ensuite auprès de Wilhelm, qui était occupé de Mignon dans la chambre voisine. L’enfant s’était montrée fort amicale et empressée, lui avait demandé des détails sur ses parents, ses frères et sœurs, sa famille, et lui avait ainsi rappelé qu’il était de son devoir de leur donner de ses nouvelles. Le baron, en lui faisant les adieux des maîtres du château, assura que le comte avait été fort content de lui, de son jeu, de ses travaux poétiques et de son zèle pour le théâtre. Pour preuve de ces sentiments, il produisit une bourse dont les mailles élégantes laissaient briller, à travers leur tissu, l’attrayante couleur des pièces d’or toutes neuves. Wilhelm fit un pas en arrière et refusait cette largesse. « Considérez ce cadeau, poursuivit le baron, comme un dédommagement de votre temps, une marque de reconnaissance pour vos peines, non comme une récompense de votre talent. Si ce talent nous vaut une bonne renommée et l’estime des hommes, il est juste que notre application et nos efforts nous assurent aussi les moyens de suffire à nos besoins ; car enfin nous ne sommes pas de purs esprits. Si nous étions à la ville, où l’on trouve tout, cette petite somme aurait pris la forme d’une montre, d’une bague ou de quelque autre bijou. Maintenant, je mets dans vos mains la baguette magique : achetez-vous avec cela le joyau qui vous sera le plus agréable et le plus utile, et gardez-le comme un souvenir de nous. Quant à la bourse, vous la tiendrez en grand honneur : elle est l’ouvrage de nos dames, et leur désir a été de donner au cadeau la forme la plus agréable. — Excusez mon embarras, reprit Wilhelm, et mon hésitation à recevoir ce présent. Il semble anéantir le peu que j’ai fait, et il mêle quelque gêne à un heureux souvenir. L’argent est une belle chose pour en finir avec les gens, et je voudrais ne pas en finir tout à fait avec votre famille. — Il n’en sera rien, répondit le baron. Mais, puisque vous avez des sentiments si délicats, vous n’exigerez pas que le comte, qui met son plus grand honneur à se montrer attentif et juste, soit forcé de se sentir votre débiteur. Il n’ignore pas la peine que vous avez prise, et comme vous avez consacré tout votre temps à seconder ses vues ; il sait même que, pour accélérer certains apprêts, vous n’avez pas ménagé vos propres deniers : comment oserai-je reparaître devant lui, si je ne peux lui assurer que sa reconnaissance vous a été agréable ? — Si je n’avais à penser qu’à moi, si j’osais suivre ma propre inclination, reprit Wilhelm, malgré toutes les raisons, je refuserais obstinément ce cadeau, si beau et si honorable qu’il soit ; mais je dois avouer qu’au moment où il me jette dans un embarras, il me tire d’un autre, où je me trouvais à l’égard des miens, et qui m’a causé plus d’une secrète inquiétude. Je n’ai pas été fort bon ménager du temps et de l’argent dont je dois rendre compte : maintenant, grâce à la générosité de votre noble parent, je pourrai sans crainte informer ma famille de l’heureux succès auquel je suis arrivé par ce singulier détour. La délicatesse, qui, dans de pareilles circonstances, nous avertit comme une conscience scrupuleuse, je la sacrifie à un devoir plus élevé, et, pour être en état de paraître avec assurance aux yeux de mon père, je demeure confus devant les vôtres. — C’est étonnant, reprit le baron, de voir les étranges scrupules qu’on se fait d’accepter de l’argent de ses amis et de ses protecteurs, dont on recevrait avec joie et reconnaissance tout autre présent. La nature humaine a mille fantaisies pareilles, et se crée volontiers et nourrit soigneusement ces délicatesses. — N’en est-il pas ainsi de tout ce qui tient au point d’honneur ? — Sans doute, et à d’autres préjugés encore. Nous ne voulons pas les extirper, de peur d’arracher en même temps de nobles plantes ; mais je suis toujours charmé, quand certaines personnes sentent qu’elles peuvent et qu’elles doivent s’affranchir du préjugé ; et je me rappelle avec plaisir l’histoire de ce poète ingénieux qui avait fait, pour un théâtre de cour, quelques pièces, dont le monarque avait été pleinement satisfait. « Je veux le récompenser dignement, dit le généreux prince. Qu’on lui demande si quelque bijou lui ferait plaisir, ou s’il ne rougirait pas d’accepter de l’argent. » Avec sa manière badine, le poète répondit au courtisan chargé du message : « Je suis vivement touché de cette gracieuse bienveillance, et, puisque l’empereur prend de notre argent tous les jours, je ne vois pas pourquoi je rougirais d’en recevoir de lui. » À peine le baron eut-il quitté la chambre, que Wilhelm s’empressa de compter la somme qui lui arrivait d’une manière si soudaine et, à ce qu’il croyait, si peu méritée. Quand les belles pièces brillantes roulèrent de la jolie bourse, il parut comprendre, pour la première fois, et comme par pressentiment, la valeur et la dignité de l’or, dont nous ne sommes guère touchés que dans l’âge mûr. Il fit son compte, et trouva qu’avec les avances que Mélina avait promis de lui rembourser sur-le-champ, il avait autant et même plus d’argent en caisse que le jour où Philine lui avait fait demander le premier bouquet. Il jetait un coup d’œil de satisfaction secrète sur son talent, et de léger orgueil sur le bonheur qui l’avait conduit et accompagné jusqu’alors. Là-dessus il prit la plume avec confiance, pour écrire à ses parents une lettre, qui devait leur ôter, d’un seul coup, toute inquiétude, et leur présenter sa conduite sous le plus beau jour. Il évita une narration expresse, et donna seulement à deviner, sous des expressions mystérieuses et solennelles, ce qui lui était arrivé. La bonne situation de sa caisse, le gain qu’il devait à son talent, la bienveillance des grands, la faveur des femmes, la connaissance du grand monde, le développement de ses facultés physiques et intellectuelles, les espérances de l’avenir, formèrent un tableau chimérique si étrange, que la fée Morgane elle-même n’aurait pu en composer un plus merveilleux. Dans cette heureuse exaltation, après avoir fermé sa lettre, il poursuivit en lui-même un long monologue, dans lequel il récapitulait ce qu’il venait d’écrire, et se traçait un avenir de travaux et de gloire. L’exemple de tant de nobles guerriers l’avait enflammé ; la poésie de Shakespeare lui avait ouvert un monde nouveau, et il avait aspiré sur les lèvres de la belle comtesse une ineffable ardeur : tout cela ne pouvait, ne devait pas rester sans effet. L’écuyer parut, et demanda si les paquets étaient prêts. Malheureusement, à l’exception de Mélina, personne n’y avait songé, et il fallait partir sans délai. Le comte avait promis de faire conduire la troupe à quelques journées de là : les chevaux étaient prêts, et leurs maîtres ne pouvaient s’en passer longtemps. Wilhelm demanda sa malle : Mme Mélina s’en était emparée ; il demanda son argent : M. Mélina l’avait serré, avec grand soin, tout au fond de son coffre. Philine dit qu’elle avait encore de la place dans le sien. Elle prit les habits de Wilhelm et chargea Mignon d’apporter le reste. Wilhelm dut s’en accommoder, et ce ne fut pas sans répugnance. Pendant qu’on faisait les paquets et les derniers préparatifs, Mélina se prit à dire : « Il me déplaît que nous ayons en voyage l’air de saltimbanques et de charlatans. Je voudrais que Mignon mît des habits de femme, et que le joueur de harpe se fît bien vite couper la barbe. » Mignon se serra contre Wilhelm, en disant avec une grande vivacité : « Je suis un garçon ; je ne veux pas être une fille ! » Le vieillard se tut, et, à cette occasion, Philine fit quelques réflexions badines sur l’originalité du comte, leur patron. « Si le joueur de harpe se fait couper la barbe, il faudra, dit-elle, qu’il la couse sur un ruban et la garde avec soin, afin de pouvoir la reprendre, aussitôt qu’il rencontrera le comte quelque part dans le monde ; car c’est à sa barbe seule qu’il doit la faveur du noble châtelain. » Comme on la pressait d’expliquer cette singulière observation, elle répondit : « Le comte croit que l’illusion gagne beaucoup à ce que le comédien, continue de jouer son rôle dans la vie ordinaire et soutienne son personnage. C’est pourquoi il était si favorable au pédant, et il trouvait le joueur de harpe très-habile de porter sa fausse barbe, non-seulement le soir sur le théâtre, mais aussi durant tout le jour, et il goûtait fort l’air naturel de ce déguisement. » Tandis que les autres s’égayaient sur cette erreur et sur les singulières idées du comte, le joueur de harpe prit Wilhelm à part, et le conjura, les larmes aux yeux, de le laisser partir sur l’heure. Wilhelm lui dit de se rassurer, et lui promit qu’il le défendrait contre tout le monde, que nul ne toucherait à un poil de sa barbe, bien moins encore ne l’obligerait de la couper. Le vieillard était fort ému, et ses yeux brillaient d’un éclat singulier. « Ce n’est pas là ce qui me chasse, s’écria-t-il. Depuis longtemps je me fais en secret des reproches de rester auprès de vous. Je devrais ne m’arrêter nulle part ; car le malheur me poursuit, et il frappe ceux qui s’unissent à moi. Craignez tout, si vous ne me laissez partir. Mais ne me faites point de questions : je ne m’appartiens pas ; je ne puis rester. — À qui donc appartiens-tu ? Qui peut exercer sur toi un pareil pouvoir ? — Monsieur, laissez-moi mon horrible secret, et souffrez que je vous quitte. La vengeance qui me poursuit n’est pas celle du juge terrestre : je suis dominé par un sort impitoyable ; je ne puis, je ne dois pas rester. — Non, non, je ne te laisserai pas partir dans l’état où je te vois. — Je vous trahis, mon bienfaiteur, si je balance. Je suis en sûreté près de vous, mais vous êtes en péril. Vous ne savez pas qui vous gardez à vos côtés. Je suis coupable, mais moins coupable que malheureux. Ma présence met le bonheur en fuite, et une bonne action est impuissante quand je m’y associe. Je devrais être sans cesse errant et fugitif, pour échapper à mon mauvais génie, qui ne me poursuit que lentement, et ne me fait sentir sa présence qu’au moment où je veux reposer ma tête et goûter quelque relâche. Je ne puis mieux vous témoigner ma reconnaissance qu’en m’éloignant de vous. — Homme étrange, tu saurais aussi peu me ravir ma confiance en toi que l’espérance de te voir heureux. Je ne veux pas fouiller dans les secrets de tes superstitions ; mais, quand même tu vivrais dans l’attente d’événements et de combinaisons extraordinaires, je te dirai, pour te rendre la confiance et le courage : « Associe-toi à ma fortune, et nous verrons lequel sera le plus puissant, de ton noir démon ou de mon bon génie. » Wilhelm saisit cette occasion pour dire encore au vieillard beaucoup de choses consolantes, car, depuis quelque temps, il avait cru reconnaître dans son mystérieux compagnon un homme qui, par hasard ou par une dispensation céleste, avait commis un grand crime, dont il traînait partout avec lui le souvenir. Peu de jours auparavant, il avait prêté l’oreille à ses chants, et remarqué les paroles suivantes : « Pour lui les rayons du soleil matinal colorent de flammes le pur horizon, et sur sa tête coupable s’écroule le bel édifice de l’univers. » Le vieillard eut beau dire, Wilhelm avait toujours des raisons plus fortes ; il savait donner à tout une apparence et un tour si favorables, il trouva des paroles si courageuses, si amicales, si consolantes, que l’infortuné lui-même sembla revivre et renoncer à ses fantaisies. Mélina avait l’espoir de s’établir avec sa troupe dans une ville petite, mais riche. Déjà ils se trouvaient au lieu où les chevaux du comte avaient dû les conduire, et ils cherchaient d’autres voitures et d’autres chevaux pour se faire mener plus loin. Mélina s’était chargé du transport, et, suivant son habitude, il se montrait fort avare. En revanche, Wilhelm sentait dans sa poche les beaux ducats de la comtesse, qu’il se croyait pleinement en droit de dépenser gaiement, et il oubliait bien vite qu’il les avait pompeusement mis en ligne de compte dans son bilan. Son ami Shakespeare, qu’il reconnaissait aussi avec joie comme son parrain, et qui lui rendait plus cher le nom de Wilhelm, lui avait fait connaître un prince qui passe quelque temps dans une société vulgaire et même mauvaise, et qui, malgré la noblesse de son caractère, trouve de quoi se divertir dans la rudesse, les incongruités et la sottise de ses grossiers compagnons. Il se complaisait fort dans cet idéal, avec lequel il pouvait comparer sa situation présente, et il lui devenait, de la sorte, extraordinairement facile de se faire illusion, plaisir qui avait pour lui un charme irrésistible. Il commença par songer à son costume. Il trouva qu’une petite veste, sur laquelle on jette au besoin un manteau court, est un habillement fort commode pour un voyageur. Un pantalon de tricot et des bottines lacées étaient la véritable tenue d’un piéton. Puis il fit emplette d’une belle écharpe de soie, dont il se ceignit d’abord, sous prétexte de se tenir le corps chaud ; en revanche, il secoua le joug de la cravate, et fit coudre à ses chemises quelques bandes de mousseline, assez larges pour ressembler parfaitement aux collets antiques ; le beau fichu de soie, souvenir sauvé d’entre ceux de Marianne, était négligemment noué sous le collet de mousseline ; un chapeau rond, avec un ruban bariolé et une grande plume, complétaient la mascarade. Les dames assuraient que ce costume lui allait parfaitement. Philine en était, disait-elle, enchantée. Elle pria Wilhelm de lui donner ses beaux cheveux, qu’il avait fait couper impitoyablement, pour se rapprocher toujours plus de son idéal. Elle se mit par là fort bien dans son esprit. Notre ami, qui, par sa libéralité, s’était acquis le droit d’agir avec ses compagnons à la manière du prince Harry, prit bientôt fantaisie d’inventer et d’encourager de folles équipées. On faisait des armes, on dansait, on imaginait toute sorte de jeux ; et, dans la joie du cœur, on buvait largement les vins passables qu’on trouvait sur la route ; Philine, au milieu de cette vie désordonnée, tendait ses pièges au héros dédaigneux, et puisse son bon génie veiller sur lui ! Un des amusements favoris de la troupe était d’improviser des pièces, dans lesquelles ils imitaient et tournaient en ridicule leurs anciens patrons et bienfaiteurs. Quelques-uns avaient fort bien observé les airs singuliers de certains grands personnages ; en les imitant, ils provoquaient chez leurs camarades les plus vifs applaudissements, et, quand Philine tirait des secrètes archives de son expérience quelques singulières déclarations d’amour, qu’on lui avait faites, les rires malins ne pouvaient plus finir. Wilhelm blâmait leur ingratitude, mais ils répondaient qu’ils avaient bien gagné ce qu’ils avaient reçu au château, et qu’à tout prendre, on ne s’était pas comporté le mieux du monde envers des gens de leur mérite. Puis ils se plaignaient du peu d’estime qu’on leur avait témoigné, des humiliations qu’on leur avait fait souffrir. Les moqueries, les pasquinades, l’imitation, recommençaient, et l’on était toujours plus injuste et plus amer. Là-dessus Wilhelm leur disait : « Je voudrais que votre langage ne laissât paraître ni l’égoïsme ni l’envie ; je voudrais vous voir considérer sous leur vrai point de vue ces personnes et leur position. C’est une chose toute particulière d’occuper par sa naissance même une place élevée dans la société. L’homme à qui une richesse héréditaire assure une large et libre existence ; qui, dès son jeune âge, se trouve, si j’ose ainsi dire, environné de tous les accessoires de la vie, s’accoutume, le plus souvent, à considérer ces avantages comme les premiers et les plus grands, et le mérite d’une personne bien douée par la nature le frappe moins vivement. La conduite des grands envers les petits et aussi des grands entre eux est mesurée sur les avantages extérieurs ; ils permettent à chacun de faire valoir son titre, son rang, son habillement, sa parure et ses équipages, mais non pas ses mérites. » La troupe applaudit avec transport à ces dernières paroles : on trouvait abominable que l’homme de mérite fût constamment laissé en arrière, et qu’on ne vît pas trace dans le grand monde de liaisons naturelles et sincères. Ils se livrèrent sur ce dernier point à des réflexions infinies. « Ne les blâmez pas, s’écria Wilhelm, plaignez-les plutôt : il est rare en effet qu’ils sentent vivement ce bonheur, que nous reconnaissons comme le plus grand, qui prend sa source dans le sein fécond de la nature. C’est à nous seuls, enfants déshérités, qui ne possédons rien ou qui possédons peu de chose, qu’il est donné de goûter, dans une large mesure, les jouissances de l’amitié. Nous ne pouvons élever nos amis par des grâces, ni les avancer par la faveur, ni les enrichir par des largesses ; nous n’avons rien que nous-mêmes : cet unique bien, il faut le donner tout entier, et, pour qu’il ait quelque prix, en assurer à notre ami la possession éternelle. Quelle jouissance, quel bonheur, pour celui qui donne et pour celui qui reçoit ! Dans quelle heureuse sphère nous transporte la fidélité ! Elle donne à cette vie passagère une certitude céleste : c’est la base de notre richesse. » Mignon s’était approchée, pendant que Wilhelm parlait ainsi ; elle l’entourait de ses bras délicats, et restait la tête appuyée sur sa poitrine. Il posa sa main sur la télé de l’enfant et poursuivit en ces mots : « Qu’il est facile aux grands de gagner notre affection ! Qu’ils s’attachent aisément les cœurs ! Une conduite obligeante, facile, humaine seulement, produit des miracles. Et combien n’ont-ils pas de moyens de conserver les amis qu’ils se sont faits ! Pour nous, tout est plus rare et plus difficile, et n’est-il pas bien naturel que nous mettions un plus grand prix à ce que nous pouvons obtenir et donner ? Quels touchants exemples de serviteurs fidèles, qui se sont sacrifiés pour leurs maîtres ! Que Shakespeare nous en fait de belles peintures ! La fidélité est alors l’élan d’une âme généreuse pour s’égaler à plus grand que soi. Par un attachement et un amour fidèle, le domestique devient l’égal de son maître, qui, sans cela, est autorisé à le considérer comme un esclave mercenaire. Oui, ces vertus n’existent que pour les petits ; ils ne peuvent s’en passer ; elles sont leur gloire. Celui qui peut se racheter aisément est si aisément porté à se dispenser de la reconnaissance ! Oui, dans ce sens, j’oserais affirmer qu’un grand peut bien avoir des amis, mais qu’il ne peut être l’ami de personne. » Mignon se serrait toujours plus fortement contre Wilhelm. « A la bonne heure ! dit quelqu’un de la troupe ; nous n’avons pas besoin de leur amitié, et nous ne l’avons jamais réclamée : mais ils devraient mieux connaître les arts, qu’ils prétendent protéger. Quand nous avons le mieux joué, personne ne nous a écoutés. Tout n’était que cabale. Celui-là plaisait, auquel on était favorable, et on ne l’était pas à celui qui méritait de plaire. C’était révoltant de voir comme souvent la sottise et la platitude attiraient l’attention et les applaudissements. — Si je mets à part, répondit Wilhelm, ce qui n’était peut-être que de l’ironie et de la malignité, il en est, je crois, des beaux-arts comme de l’amour. Comment l’homme du monde peut-il, au milieu de sa vie dissipée, conserver la vivacité de sentiment qu’un artiste doit nourrir sans cesse, s’il veut produire quelque chose de parfait, et qui ne doit pas être non plus étrangère à celui qui veut que l’ouvrage fasse sur lui l’impression que l’artiste espère et souhaite ? Croyez-moi, mes amis, il en est des talents comme de la vertu.Il faut les aimer pour eux-mêmes ou bien y renoncer tout à fait ; et pourtant les talents et la vertu ne sont reconnus et récompensés qu’autant que l’on peut, comme un dangereux mystère, les pratiquer en secret. — Mais, en attendant qu’un connaisseur nous découvre, nous pouvons mourir de faim, s’écria de son coin une des personnes de la troupe. — Pas si vite, répliqua Wilhelm : croyez-moi, aussi longtemps qu’un homme vit et se remue, il trouve sa nourriture, quand même elle ne serait pas d’abord des plus abondantes. Et de quoi donc avez-vous à vous plaindre ? Au moment où nos affaires avaient la plus fâcheuse apparence, n’avons-nous pas été accueillis, hébergés à l’improviste ? Et maintenant, que nous ne manquons de rien encore, nous vient-il à l’esprit d’entreprendre quelque chose pour nous exercer et de chercher seulement à faire quelques progrès ? Nous nous occupons de choses étrangères, et, pareils à des écoliers, nous écartons tout ce qui pourrait nous rappeler notre leçon. — Vraiment, dit Philine, c’est impardonnable ! Faisons choix d’une pièce. Nous la jouerons sur-le-champ : chacun fera de son mieux, comme s’il était devant l’auditoire le plus imposant." On n’hésita pas longtemps ; une pièce fut choisie ; c’était une de celles qui trouvaient alors une grande faveur en Allemagne, et qui sont oubliées maintenant. Quelques acteurs sifflèrent une symphonie ; chacun se remit à son rôle ; on commença et l’on joua l’ouvrage d’un bout à l’autre, avec la plus grande attention. On s’applaudit tour à tour ; on avait rarement aussi bien joué. Quand ils furent au bout, ils éprouvèrent tous une satisfaction extraordinaire, soit d’avoir bien employé leur temps, soit parce que chacun pouvait être content de soi. Wilhelm se répandit en éloges, et leur conversation fut joyeuse et sereine. « Jugez, disait-il, où nous pourrions arriver, si nous poursuivions de cette manière nos exercices, sans nous contenter d’apprendre par cœur, de répéter, de jouer mécaniquement, par devoir et par métier. Combien les musiciens méritent plus de louanges, combien ils jouissent eux-mêmes, comme ils sont exacts, quand ils font en commun leurs exercices ! Que de soins ils prennent pour accorder leurs instruments ! Comme ils observent exactement la mesure ! Avec quelle délicatesse ils savent exprimer la force et la faiblesse des sons ! Nul n’a l’idée de se faire honneur, en accompagnant à grand bruit le solo d’un autre ; chacun cherche à jouer dans l’esprit et le sentiment du compositeur, et à bien rendre la partie qui lui est confiée, qu’elle soit importante ou ne le soit pas. Ne devrions-nous pas travailler avec la même précision, la même intelligence, nous qui cultivons un art bien plus nuancé que toute espèce de musique, puisque nous sommes appelés à représenter, avec goût et avec agrément, ce qu’il y a de plus commun et de plus rare dans la vie humaine ? Est-il rien de plus détestable que de barbouiller dans les répétitions, et de s’abandonner sur la scène au caprice et au hasard ? Nous devrions trouver notre plus grande jouissance à nous mettre en harmonie, afin de nous plaire mutuellement, et n’estimer aussi les applaudissements du public qu’autant que nous nous les serions déjà garantis, en quelque sorte, les uns aux autres. Pourquoi le maître de chapelle est-il plus sûr de son orchestre que le directeur de sa troupe ? Parce que là-bas chacun doit rougir de sa faute, dont l’oreille est blessée. Mais qu’il est rare qu’un acteur reconnaisse et sente avec confusion ses fautes, pardonnables et impardonnables, dont l’oreille intérieure est si outrageusement offensée ! Je voudrais que la scène fût aussi étroite que la corde d’un saltimbanque, afin que nul maladroit ne voulût s’y hasarder, tandis que tout le monde se croit assez habile pour y venir parader. » La société accueillit fort bien cette apostrophe, chacun étant persuadé qu’il ne pouvait être question de lui, puisqu’il venait de se montrer si bien à côté des autres. On convint que, pendant ce voyage et dans la suite, si l’on restait ensemble, on continuerait de travailler en commun, dans le même esprit qu’on avait commencé. On trouva seulement que, la chose étant une affaire de bonne humeur et de libre volonté, le directeur ne devait point s’en mêler. On admit, comme démontré, qu’entre personnes sages la forme républicaine était la meilleure ; on soutint que les fonctions du directeur devaient passer de main en main ; qu’il devait être élu par toute la troupe et assisté d’une sorte de petit sénat. Ils furent si charmés de cette idée, qu’ils voulurent la mettre à exécution sur-le-champ. « Je n’ai point d’objection à élever, dit Mélina, s’il vous plaît de faire cette tentative pendant le voyage ; je suspends volontiers mon autorité de directeur, jusqu’à ce que nous soyons arrivés à notre destination. » Il espérait ainsi faire des économies et rejeter quelques frais sur la petite république ou sur le directeur intérimaire. Alors on discuta très-vivement sur la meilleure forme qu’on pourrait donner au nouvel État. « C’est une république nomade, dit Laërtes : du moins n’aurons-nous aucuns débats pour les frontières. » On réalisa aussitôt le dessein conçu, et Wilhelm fut d’abord élu directeur. On établit le sénat, où les femmes eurent le droit de siéger, avec voix délibérative : on proposa, on rejeta, on approuva des lois. Au milieu de cet amusement, le temps s’écoulait inaperçu, et, parce qu’on le passait d’une manière agréable, on crut avoir fait réellement quelque chose d’utile, et avoir ouvert, par cette forme nouvelle, un nouvel avenir au théâtre national. Le prince Harry (plus tard Henri V) figure dans les deux parties de Henri IV. Voici ce que Johnson, le commentateur de Shakspeare, dit à son sujet Le prince, qui est à la fois le héros de la partie tragique et de la partie comique, est un jeune homme très-habile et très-passionné, dont les sentiments sont droits, quoique ses actions soient mauvaises ; dont les vertus sont ternies par la négligence et l’esprit égaré par la légèreté. Quand les circonstances le forcent de produire ses qualités cachées, il se montre grand sans effort et brave sans éclat. |
Maurras - L’Avenir de l’Intelligence.djvu/182 | {{nr|176|{{sc|le romantisme féminin}}|}}l’odeur et la couleur des vagues » et vu flotter, « ondoyantes
et vagues », « les brumes du Nord » ! Toute cette Scandinavie peut encore se défendre ; mais pourquoi appeler l’infortuné pêcheur
<poem>
{{t|... fils errant des étoiles
Et fils du Destin ?|95}}
</poem>
Ce Pélagon ressemble comme un frère au voyageur du dernier poème des ''Fleurs du Mal''. Je connais bien au Louvre une figurine de Tanagra dont les vêtements et la pose ne rappellent point mal le vicomte de Chateaubriand et pourraient servir à illustrer ses ''Martyrs'' ; mais il subsiste des différences entre les deux arts. Un dernier exemple les fera saisir.
On a conservé ce distique mélancolique et charmant : « Ô soir, tu ramènes tout ce que le lumineux matin a dispersé, tu ramènes la brebis, tu ramènes la chèvre, tu ramènes l’enfant à sa mère... » Le morceau est arrêté là, et tout indique dans l’intention du poète un retour sur lui-même, triste plus que joyeux. Mais quelle pouvait être la tonalité de cette tristesse ? Métaphysique ! répond, d’instinct, Renée Vivien :
métaphysique et surnaturelle ! À peine a-t-elle écrit que le repos, l’oubli divin redescendent avec le soir sur les corps fatigués, son imagination retourne aux Enfers : aucun jour ne finit ni ne recommence, dit-elle, pour les âmes des morts, prisonnières d’un crépuscule invariable. Ce voyage aux Enfers se double même et se surcharge d’un symbole psychologique. Le poète nous insinue que notre âme est dans un enfer,
<references/> |
Marie de France - Poésies, éd. Roquefort, I, 1820.djvu/435 | de lui faire le récit de ses hauts faits ; elle
lui témoignoit aussi son étonnement sur
ce qu’il n’étoit pas encore venu la visiter.
Eliduc répond qu’il se rendra chez la princesse
et qu’il fera sa volonté. Il monte sur
son bon cheval, suivi d’un seul chevalier,
et arrive chez la demoiselle. Avant d’entrer,
Eliduc prie le chambellan de prévenir
la princesse de son arrivée. Celui-ci,
d’un air joyeux, revient lui annoncer
qu’il est attendu avec impatience. Eliduc
se présente modestement devant Guillardon,
la belle demoiselle, qu’il remercie
de l’avoir demandé et il en est fort bien
accueilli. Elle prend le chevalier par la main
et le conduit près d’un lit où elle le fait
asseoir à côté d’elle<ref> On a déjà vu dans le Lai de Lanval, un exemple
de lit servant de siége ; il étoit de l’honnêteté, après
y avoir pris place, d’y faire asseoir la personne qu’on
distinguoit davantage. </ref>. Après avoir parlé de
choses et d’autres, la demoiselle considéra
fort attentivement la figure, la taille et la
démarche du chevalier qu’elle trouve sans
<references/> |
Fables d’Ésope (trad. Chambry, 1927)/L’Homme et le Renard | Pour les autres éditions de ce texte, voir L’Homme et le Renard. Ésope L’Homme et le Renard Traduction par Émile Chambry. Fables, Société d’édition « Les Belles Lettres », 1927 (p. 28r-29r). ◄ Les Hommes et Zeus L’Homme et le Lion voyageant de compagnie ► collectionL’Homme et le RenardÉsopeÉmile ChambrySociété d’édition « Les Belles Lettres »1927ParisCL’Homme et le RenardÉsope - Fables - Émile Chambry.djvuÉsope - Fables - Émile Chambry.djvu/328r-29r 58 L’HOMME ET LE RENARD Un homme avait de la rancune contre un renard qui lui causait des dommages. Il s’en empara, et pour en tirer une ample vengeance, il lui attacha à la queue de l’étoupe imbibée d’huile, et y mit le feu. Mais un dieu fit aller le renard dans les champs de celui qui l’avait lancé. Or c’était le temps de la moisson, et l’homme suivait, en déplorant sa récolte perdue. Il faut être indulgent, et ne pas s’emporter sans mesure ; car il arrive souvent que la colère cause de grands dommages aux gens irascibles. |
Fables d’Ésope (trad. Chambry, 1927)/Le Lion et le Dauphin | Pour les autres éditions de ce texte, voir Le Lion et le Dauphin. Ésope Le Lion et le Dauphin Traduction par Émile Chambry. Fables, Société d’édition « Les Belles Lettres », 1927 (p. 89r). ◄ Le Lion et la Grenouille Le Lion et le Sanglier ► collectionLe Lion et le DauphinÉsopeÉmile ChambrySociété d’édition « Les Belles Lettres »1927ParisCLe Lion et le DauphinÉsope - Fables - Émile Chambry.djvuÉsope - Fables - Émile Chambry.djvu/389r 202 LE LION ET LE DAUPHIN Un lion errant sur une plage vit un dauphin qui sortait la tête hors de l’eau. Il lui proposa une alliance. « Il nous sied tout à fait, dit-il, d’être amis et alliés, puisque toi, tu es le roi des animaux marins, et moi, des animaux terrestres. » Le dauphin acquiesça volontiers. Or le lion, qui était depuis longtemps en guerre avec un taureau sauvage, appela le dauphin à son secours. Celui-ci essaya de sortir de l’eau, mais ne put y réussir. Alors le lion l’accusa de trahison. « Ce n’est pas à moi, répliqua le dauphin, mais à la nature qu’il faut t’en prendre : elle m’a fait aquatique et ne me permet pas de marcher sur terre ». Ceci prouve que nous aussi, quand nous contractons amitié, nous devons choisir des alliés qui puissent être à nos côtés au jour du danger. |
Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/193 | {{nr||LES VOIES ROMAINES EN GAULE.|189}}{{Tiret2|gou|verneurs}} des provinces se rendaient dans le pays dont le commandement leur était attribué ; ils voyageaient d’ordinaire avec un grand appareil, accompagnés d’une suite nombreuse. La centralisation romaine nécessitait un échange assez fréquent de lettres, et au service de l’état venaient se joindre la correspondance de famille, celle de l’amitié, dont les lettres de Cicéron nous ont laissé de si curieux témoignages. Des messagers, des courriers devaient ainsi se croiser à tout instant sur les routes de l’Italie. Rome, dont la population augmentait sans cesse, avait besoin d’approvisionnemens de plus en plus abondans. Sans doute la plus grande partie des blés et des produits étrangers que consommait la ville éternelle étaient apportés par mer, débarqués à Ostie et conduits dans la ville soit sur des barques qui remontaient le Tibre, soit sur des chariots qui encombraient la ''via Ostiensis'' ; mais la Gaule cisalpine, la Gaule narbonnaise, la Grande-Grèce commençaient à expédier plusieurs de leurs produits par ce que nous appellerions aujourd’hui le roulage. De lourds chariots, des bêtes de somme apportaient les denrées, les matières premières, les étoffes que le peuple romain demandait aux Gaulois, aux populations pastorales ou agricoles de l’Apennin et des Alpes. Les voies de l’Italie devaient donc offrir une circulation assez active. Dans les derniers temps de la république, des communications existaient entre presque toutes les villes principales de la péninsule. Les voyages étaient longs sans doute, si nous en jugeons par le tableau piquant qu’Horace nous a tracé de son voyage à Brindusium, mais ils étaient toujours possibles, et c’est là ce qui constituait, comparé à l’état ancien, un véritable progrès.
On comprend que l’importance de la viabilité ait fait de la voirie l’une des branches les plus élevées de l’administration romaine. Le peuple statuait quelquefois par des lois sur les mesures à prendre pour l’établissement ou la réparation des routes. Au lieu d’être abandonnées aux soins incertains de ceux dont elles traversaient ou bornaient les terres, les routes furent confiées à de hauts magistrats. La loi des Douze-Tables avait placé dans les attributions des censeurs l’inspection des voies et des eaux de la ville ; c’étaient eux qui adjugeaient les ouvrages à faire, et voilà comment ils furent amenés à ordonner aussi dans le principe l’établissement des routes qui servaient de prolongement à diverses rues de Rome. Les édiles veillaient à l’exécution des travaux. Au commencement du {{s|VI}} de la fondation, on institua quatre magistrats spéciaux (''quatuorviri viarum curandarum'') en vue de la police et de l’entretien des rues, et, un peu plus tard, deux autres magistrats à qui étaient dévolus les mêmes soins pour les voies extra-muros (''duumviri viis''
<references/> |
Taxil, Révélations complètes sur la franc-maçonnerie, Les frères Trois-Points, 1886, tome 2.djvu/206 | reçoit une couronne d’or qu’Éblis, l’Ange de Lumière
(lisez : Satan), dépose avec attendrissement sur son
front. Cette représentation n’est pas autre chose, disons
le mot, que la glorification de Lucifer, de ses compagnons de révolte et des âmes qui se détournent de Dieu.
À droite et à gauche de cette chambre, se trouvent deux
squelettes ; chacun, un arc tendu à la main; lance une
flèche. Le corridor, qui conduit à la Chambre Infernale,
est semé de petits fossés, de trous et de petites buttes.
Le Grand-Expert, après avoir amené les récipiendaires dans cette salle, les débarrasse de leurs voiles
noirs et leur dit simplement ceci : « Voyez et méditez ! »
Puis, il se retire, mais tout en demeurant à la porte.
Les membres du Chapitre, pendant ce temps, sont
dans l’appartement où ils ont suivi le Très Sage. Ce
temple est entièrement tendu de rouge et richement
orné. Il est éclairé par trente-trois bougies, comme la
Chambre Noire ; seulement, ici, ces lumières, n’étant
plus renfermées dans des tubes en fer-blanc, brillent
d’un vif éclat. Dans le fond de la salle, un autel, élevé
de trois marches, est érigé ; il est recouvert d’un tapis
rouge à franges et glands d’or, parsemé de flammes ;
sur le dessus de cet autel, est un tableau représentant
trois croix, celle du milieu ayant au centre une rose entourée d’une couronne d’épines, et les deux autres croix
ayant au centre une tête de mort au-dessus de tibias
entre-croisés. Au pied de la croix du milieu est un globe
entouré d’un serpent qui se mord la queue, ou bien un
pélican semblable à celui dont le dessin a été donné
plus haut (c’est au choix) ; au-dessus de cette croix, est
l’Étoile Flamboyante ayant au centre la lettre phénicienne à forme obscène. Cet autel n’est visible qu’à un
moment voulu ; au début de la séance, il est masqué
par un grand rideau tombant du plafond et pouvant,
en un clin d’œil, s’écarter à la fois à droite et à gauche.
<references/> |
Busoni - Chefs-d’œuvre poétiques des dames françaises, 1841.djvu/339 | <poem>
::::Cependant tu t’enorgueillis
::::De vivre dans l’indépendance ;
Je ne t’envirai point ce bonheur si vanté ;
::Car je conviens que de la liberté
::::Je n’ai jamais compris les charmes.
::Dans ce jardin nous vivons sans alarmes,
::Dans l’abondance et la tranquillité.
::::Notre maître avec vigilance
::Veille sur nous du matin jusqu’au soir ;
La pompe, les châssis, les cloches, l’arrosoir,
::::Nous tenant lieu de providence,
::::Nous préservent de tous les maux ;
Nous bravons le soleil, le vent et les oiseaux,
::Et des hivers la funeste influence :
::::D’ailleurs aucune dure loi
::::Ne me contraint tout comme toi ;
J’étends mes longs rameaux suivant ma fantaisie,
::Rien ne me gêne ou ne me contrarie,
::Et chaque jour je rends grace au destin
::::Qui m’a fait naître en ce jardin.
::::Que m’importe d’avoir un maître,
::::Lorsque je ne m’en aperçoi
::::Que par les soins qu’il prend de moi ?
::::— Fort bien, répondit l’if champêtre ;
::::Mais ce maître plein de douceur
Ne peut-il pas avoir un méchant successeur ?
Ne peut-il pas aussi changer de caractère,
::::Ou bien déguiser ses défauts ?
Pour moi, je l’avourai, je ne me firois guère
::::À ce jardinier débonnaire ;
Souvent il se promène avec certaine faulx
::Qui me paroit d’un très-mauvais présage,
::Et qui devroit te causer quelque ombrage.
::Tiens, le voilà ! ... Quel aspect effrayant !
</poem>
<section end="ComtesseDeGenlis"/>
<references/> |
Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1862, tome 6.djvu/31 | ×
Aura 11, scîsua 11. ZQ
. conso.-J’ai ici quelques paires de pigeons que je voudrais
oifrir à. Votre Seigneurie, et ma prière est que, ..."
LANcELó*i*.¿En peu de mots, la requête est impertinente
pour mon compte, à nioi, comme Votre Seigneurie
le saura par cet honnête vieillard ; et quoique ce soit
moi qui le dise, quoiqu’il soit vieiïx, cependant c’est un
pauvre homme, et mon père. W ~ "
uassamo.-Qu’un de vous parle pour deux.-Que voulez-vous’ ?
` *
LANGELÖT.-VOUS servir, monsieur
conno.¢-(Test la où le bat nous blesse, inonsieu1§ .¢, \
BASSANIO.-JB te connais très-bien : tu as obtenu ta.
requête. Shylock, ton« maître, m’a parlé aujourd’hui
même ; et t’a fait réussir, suppose que ce soit réussir que
de quitter le service d’un riche Juif, pour te mettre a la
suite d’un si pauvre gentilhomme que moi. ”-LANCELOT.-LG
vieux proverbe est très-bien partagé
entre mon maître Shylock et vous, monsieur : vous
avez la grâce de Dieu, monsieur, et lui, il a de quoi.
BASSANIO.-036813 fort-bien dit : bon père, va avec ton
fils.-Prends congé de ton ancien maître, cet informe-toi
de ma demeure, pour t’y rendre. (À ses gens.) Qufon lui
donne une livrée plus galonnée que celle de ses camarades.
*Ayez-y l’œil. › ~.
LANf ; r1Lor., +Mon père, entrons.-¿Je- ne saisi pas me
procurer du service ; non, je n’ai jamaisxeu de langue
dans ma tête.f-Allons.(consicléram la paume de sa main),
si de tous les hommes en Italie, qui ouvrent la main
pour jurer sur1`Évangile, » ilfy en a un qui présenté une
plus belle table.... je dois faire fortune ; tenez, voyez
seulement cette ligne de vie ! Pour les mariages, ce n’est
qu’une bagatelle ; quinze femmes, helas ! ce ne serait
—rien ; onze veuves et iieuf pucelles, ce n’est que le simple
nécessaire d’un homme. Et ensuite échapper trois fois
au danger de se noyer, et courir risque de la vie sur. le
bord d’un lit de plume... Ce n’est pas grand’chose en
effet que de se tirer de la. Allons, si la. fortune est
femme, c’est une bonne pâte de femme de mfavoir donne
, 1 -
1
<references/> |
L’Éloquence et la Liberté | Émile Burnouf L’Éloquence et la Liberté Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 66, 1866 (p. 624-644). journal2e périodeL’Éloquence et la LibertéÉmile Burnouf1866Ctome 66Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 66.djvuRevue des Deux Mondes - 1866 - tome 66.djvu/7624-644 L’ELOQUENCE ET LA LIBERTÉ I. L’éloquence est une production spontanée de la race aryenne. Ce n’est pas qu’il ne se soit rencontré chez aucune autre race d’hommes des personnes que les circonstances aient quelquefois passionnées au point de les faire parler avec véhémence : on peut citer par exemple chez les Sémites les paroles bien connues de Samuel faisant aux Juifs le portrait anticipé du roi qu’ils demandaient; mais l’art de composer un discours appartient, comme tout ce qui suppose une forme idéale, à la seule race des Aryens. On ne trouve nulle part ailleurs un discours bien fait, ni à plus forte raison un genre littéraire ayant eu une durée historique et où l’on voie l’art de la parole sortant de rien, grandissant peu à peu, obéissant enfin à la loi qui fait succéder un déclin plus ou moins rapide à la perfection, puis disparaissant avec les années. Cet art se trouve au contraire, à des degrés divers, chez la plupart des peuples de notre race, sinon chez tous. Seulement, comme l’éloquence est de toutes les œuvres littéraires celle qui est le plus étroitement liée à l’action, chacun d’eux a réalisé l’éloquence dans la mesure et dans les conditions compatibles avec son état social. Il y a de grandes nations aryennes qui n’ont point connu l’éloquence politique, tandis que chez elles d’autres genres de composition littéraire se développaient avec le plus grand éclat. Chez d’autres, c’est l’éloquence religieuse qui a fait défaut, parce que la religion n’y exerçait pas de prosélytisme et ne s’y enseignait point par la voie des prédications. Quelques-unes ont vu fleurir chez elles les trois formes de l’éloquence, la prédication, le discours politique et le plaidoyer. Ainsi chez les Indiens nous ne voyons pas qu’il y ait jamais eu d’éloquence politique, la prédication ne semblé pas non plus s’y être produite pendant tout le temps qu’a régné sans conteste l’institution brahmanique; mais aussitôt que le Bouddha eut commencé d’enseigner aux hommes l’égalité devant la foi et devant la nature, de tirer ses prêtres des derniers rangs du peuple comme des premiers, on vit apparaître l’éloquence religieuse avec une puissance d’action que les générations antérieures n’avaient pas soupçonnée. Les procédés se fixèrent, il se fonda sous forme de couvens des écoles de frères prêcheurs analogues à nos dominicains. La loi nouvelle s’enseigna dans tout l’Orient, soit en style direct, soit en paraboles, et l’usage de donner du haut d’une chaire l’instruction pieuse aux hommes assemblés devint là, comme chez les chrétiens, un des principaux devoirs du sacerdoce. Bien ou mal pratiquée, l’éloquence de la chaire dure chez les bouddhistes depuis le temps du maître, c’est-à-dire depuis le VIe siècle avant Jésus-Christ : cela fait donc à peu près vingt-quatre siècles. Chez les Grecs, un fait analogue s’est présenté. Pendant toute l’antiquité, l’éloquence de la chaire a été chez eux totalement inconnue. Il ne se donnait pas d’instruction religieuse dans les temples, puisque le peuple n’y était pas admis. Il n’y avait ni catéchismes, ni prédications, parce qu’il n’y avait pas de clergé, et que le sacerdoce ne formait pas une puissance sociale organisée et reposant sur des principes de croyance arrêtés. Les enfans allaient en rang chez le pédagogue de leur quartier, comme les nôtres chez les frères ignorantins; mais on ne dit pas qu’ils se rendissent jamais en un lieu sacré pour y recevoir l’enseignement d’un prêtre. Il faut en excepter peut-être les petites filles qui, sous le nom d’ourses, étaient consacrées pendant quelques années à une certaine Diane de l’Attique. Quand la prédication fit son apparition dans le monde grec, ce fut comme une révolution qui commençait : le christianisme est né d’elle, ou plutôt c’est par elle qu’il a grandi dans le monde hellénique, puis chez les peuples latins. C’est par elle encore qu’il se conserve : s’il se réduisait au silence, il serait fort en danger de périr, parce que les livres ne sont jamais lus que par un très petit nombre de personnes, et parce que la parole d’un homme revêtu d’un caractère sacré fait plus en descendant sur une foule assemblée dans un lieu saint que des lignes imprimées, souvent difficiles à comprendre pour le vulgaire. Il est bien digne de remarque que la religion chrétienne, en s’appuyant sur l’éloquence, a su la faire durer déjà dix-huit cents ans à travers les états sociaux les plus divers, sous toutes les constitutions politiques, sous tous les régimes. Je ne veux pas dire qu’à toutes les époques de cette longue histoire on ait fait des discours aussi bien composés que ceux de Lysias ou de Démosthènes; mais enfin on n’a pas cessé de prêcher, même dans les temps les plus durs : lorsque, par raison d’état, le pouvoir a fermé les églises ou renversé les chaires, on prêchait à l’étranger dans d’autres langues ou en secret dans des lieux fermés et clandestins. Quand l’heure de l’indépendance était revenue, il se trouvait que non-seulement l’usage de la parole n’était pas tombé en désuétude, mais qu’il avait conquis une vigueur nouvelle, accrue par le malheur et la nécessité du silence. Nos pères se souviennent encore de l’éclat répandu sur la chaire catholique par les prédicateurs qui ont succédé à la révolution. Je ne puis aborder le sujet principal de cette étude, qui est l’éloquence politique, sans indiquer la cause qui a fait durer l’éloquence religieuse chez les chrétiens. Elle est la même que chez les bouddhistes : c’est le besoin de liberté dans la foi. Cette cause, visible pour tous, se rattache à une autre beaucoup plus profonde. Il y a dans le christianisme un ensemble de doctrines fondamentales groupées autour de la théorie du Verbe. Métaphysiquement le Verbe est fils de Dieu et Dieu lui-même; pratiquement c’est la sainte parole que le Christ a enseignée aux hommes de l’Occident pour les rendre solidaires les uns des autres, et qui veut se conserver à travers les temps sans changer de forme et sans se dénaturer. La théorie de la parole sainte, aussi vieille que la race aryenne, à laquelle elle appartient, a successivement ou en même temps animé les grandes religions orientales de l’Inde et de la Perse. Voici quelques strophes tirées du Véda et dont nos lecteurs apprécieront la portée. Après avoir dit qu’elle marche avec les dieux et qu’elle est leur véhicule, la parole personnifiée ajoute : «... J’accorde l’opulence à celui qui m’honore par l’holocauste, la libation, le sacrifice. « Je suis reine et maîtresse des richesses; je suis sage; je suis la première de celles qu’honore le sacrifice. Ainsi me connaissent les prêtres, qui m’ont donné un grand nombre de demeures et de sanctuaires. « Celui qui voit, qui respire, qui entend, mange avec moi ses alimens. Les ignorans me détruisent. Ami, écoute-moi : je dis une chose digne de foi ; « Je dis une chose bonne pour les dieux et les hommes : celui que j’aime, je le fais terrible, pieux, sage, éclairé. « Pour tuer un ennemi malfaisant, je tends l’arc de Roudra. Je fais la guerre à l’impie ; je parcours le ciel et la terre. « J’enfante mon père. Ma demeure est sur sa tête, dans la liqueur sacrée, dans le calice. J’existe dans tous les mondes, et je m’étends jusqu’au ciel. « Telle que le vent, je souffle dans tous les mondes. Ma grandeur s’élève au-dessus de cette terre, au-dessus même du ciel. » Dans ces contrées de l’Orient, elle n’a pour ainsi dire pas rencontré d’adversaires, en ce sens que les hommes à qui elle s’adressait étaient tous Aryens ou appartenaient à des races infimes, chez lesquelles, en raison de cette infériorité même, elle ne pouvait trouver de résistance. Il n’en fut pas de même lorsqu’elle tenta de s’introduire par la Judée et par l’Egypte dans le monde occidental : elle se trouva face à face avec les Juifs, peuple issu d’une souche différente, et avec les Grecs et les Romains, aryens il est vrai, mais chez lesquels existaient des doctrines ou des institutions sacrées qu’il fallait combattre et renverser. La lutte fut la première condition où se trouva placée la parole sainte au milieu des nations d’Occident, et le premier acte qu’elle eut à accomplir fut la conquête de sa liberté. Cette conquête ne pouvait pas se réaliser par la force, puisque le nombre et le droit social et politique étaient du côté des adversaires; la persuasion fut donc son principal, sinon son unique instrument, jusqu’à l’époque où ses partisans se sentirent assez nombreux et assez forts pour changer la loi et tenir tête à leurs rivaux. C’est pendant ces siècles de lutte et après que son triomphe eut assuré sa liberté que se forma l’éloquence chrétienne, évidemment venue d’Orient, puisqu’elle n’existait ni chez les Romains, ni chez les Grecs, ni chez les Juifs. La forme qu’elle revêtit fut savante, parce qu’elle trouvait dans la littérature politique et judiciaire des Romains et des Grecs des modèles qu’elle n’avait qu’à imiter, et dans tout l’empire des écoles de rhétorique où l’on dressait à l’art de la parole sinon des orateurs, au moins d’habiles artisans de discours. On vit donc, dans une langue grecque ou latine renouvelée, apparaître un genre d’éloquence auparavant inconnu, qui empruntait sa forme à l’ancienne éloquence athénienne, et qui en revêtait des doctrines dont l’Orient seul avait le secret. Ces doctrines avaient une tendance manifeste vers la théocratie et la religion d’état, car elles venaient de la Perse et de l’Inde, où le système des castes élevait la classe sacerdotale au-dessus des autres. De plus, à mesure que les communautés chrétiennes s’étendaient et se multipliaient dans l’empire, elles substituaient peu à peu une société religieuse à la grande société civile et politique qu’elles finirent par absorber. Quand les peuples modernes commencèrent à leur tour l’œuvre de leur constitution, les gouvernemens se trouvèrent plus ou moins en état d’hostilité avec le sacerdoce, et l’hostilité fut d’autant plus apparente et plus active qu’ils donnèrent dans la loi de l’état une importance plus grande à l’élément laïque. Je n’ai pas besoin de rappeler ici des luttes dont tout le monde connaît l’histoire et qui ont couvert de sang plusieurs parties de l’Europe. C’est donc contre l’élément laïque des sociétés modernes que l’église eut à défendre sa liberté et à montrer sous toutes ses formes l’ardente éloquence de la parole divine. Si l’église avait pu dans la suite des temps renoncer à être une société complète, c’est-à-dire à la fois temporelle et spirituelle, elle aurait eu le sort des religions grecques et romaines de l’antiquité : non-seulement elle aurait été conduite à cesser son prosélytisme, mais encore, n’exerçant dans la société que l’influence d’une corporation dispersée et sans action homogène et générale, elle eût vécu retirée dans ses sanctuaires, et ne se fût plus adressée que dans le secret à la conscience individuelle. Pour cela, il eût fallu qu’elle renonçât à l’esprit qu’elle tient de son origine orientale et à la tradition qu’elle s’est formée à elle-même pendant les siècles de son établissement. Il se peut qu’un jour la force des choses, c’est-à-dire des idées et des tendances nouvelles, la conduise à s’isoler de la société laïque et à vivre au milieu d’elle dans les conditions énoncées en manière de formule par un grand homme d’état italien; mais il faut bien compter que, si la violence n’intervient pas (ce qui ne servirait qu’à éloigner l’issue des événemens), cette transformation de la société religieuse ne pourra s’opérer que par degrés, et qu’elle s’opérera d’elle-même : une loi universelle de la nature qu’il faut avoir sans cesse présente à l’esprit veut que les choses commencent et finissent insensiblement. Jusque-là, la condition naturelle de l’église sera, comme elle l’a été, l’antagonisme et la lutte; par conséquent son premier besoin sera toujours d’être éloquente. Et qu’on le remarque bien, ce que la société religieuse défend par son éloquence, c’est sa liberté et rien de plus, du moins jusqu’au jour où elle confond sa liberté avec son empire. L’histoire ne nous offre aucun autre exemple d’une société combattant pour elle avec une si longue persévérance et employant pour la défendre la parole sous tant de formes variées. Elle n’a point d’armes entre les mains, ou du moins elle n’en a presque plus, et elle a certainement renoncé à s’en servir, tant celles qui peuvent lui rester encore sont surannées et hors de service. La parole avec son accent impérieux ou pénétrant, caressant ou terrible, avec ses insinuations oratoires, ses mœurs, comme on disait autrefois, ses argumens, ses preuves, ses sophismes même et ses réticences, voilà de quel instrument elle se sert pour lutter contre son adversaire ou pour gagner des défenseurs à sa cause. Cette arme, qu’elle manie et qu’elle perfectionne depuis dix-huit cents ans, est la plus forte qui puisse être à l’usage de l’homme; c’est l’arme humaine par excellence, c’est la seule arme humaine, parce qu’elle n’exige ni grandes dépenses pour être forgée, ni remaniemens coûteux, ni matière extérieure, et que, transportée sans fatigue et invisible partout où va celui qui la possède, elle atteint l’homme au cœur même et lui fait une blessure incurable et contagieuse. La puissance qu’elle a pour blesser et pour tuer, elle l’a aussi pour guérir et pour ramener à la vie. Il y a dans l’église une éloquence à voix basse qui ne parle qu’à la personne dans le secret et le silence, et qui n’est ni moins persuasive ni moins active que la grande éloquence publique de la chaire. C’est là surtout qu’elle touche les cœurs et convainc les esprits. Se faisant toute à tous et variant les accens de sa voix suivant les âges, le sexe et la condition physique ou morale des personnes, elle attire à elle ou se prépare dès l’enfance de nouveaux défenseurs, et souvent elle fait tomber les armes des mains de ceux qui se croyaient menacés par elle. Toutes les fois que depuis Constantin son pouvoir temporel a paru chanceler, l’église s’est attachée à prouver qu’elle ne menace personne, et que c’est elle au contraire qui est menacée, victime ou martyre de pouvoirs impies; elle a montré ses bras désarmés, ses vêtemens en lambeaux, son avoir usurpé par des voisins criminels, et par-dessus tout sa liberté enchaînée. Elle eût renoncé à tous les biens de ce monde, si seulement la liberté lui eût été assurée, affirmant que sans la liberté elle ne peut vivre, que la religion ne peut durer si elle n’est indépendante, et que par la perte de la religion tout est perdu. Il est certain qu’un changement dans la religion entraîne des changemens correspondans dans toutes les parties de la société. Il ne l’est pas moins qu’une religion privée d’indépendance est le pire de tous les esclavages, et que l’homme ne s’y soustrait qu’en renonçant à sa religion : il faut toutefois l’entendre d’une certaine manière. Quand le christianisme naissant était opprimé dans Rome, le christianisme, que l’on voulait empêcher, grandissait par la lutte; au contraire ce qui perdit les religions païennes, ce fut la protection que le pouvoir laïque leur donna et les efforts qu’il fit pour les imposer à ceux qui songeaient à se détacher d’elles. La foi libre était l’opprimée, la religion esclave était celle que l’empereur armé protégeait; l’une vainquit, l’autre tomba. Il ne se trouva pas un homme éloquent pour la relever de sa chute, tandis que brillaient dans des chaires nombreuses les plus éloquens apologistes de la religion nouvelle. Si la religion chrétienne continuait d’être protégée et que cette protection devînt pour elle un asservissement, elle serait dans la condition du paganisme sous les empereurs non chrétiens, et si elle acceptait finalement cette situation subordonnée, elle serait infidèle à son origine et à ses traditions. Ce lit de repos où elle s’endormirait serait un lit de mort d’où elle ne se relèverait plus; la sainte parole irait s’éteindre dans le silence des tombeaux. Si le Verbe divin veut encore se faire entendre, il faut qu’il accepte résolument la situation que les sociétés modernes veulent lui faire, qu’il accueille la liberté pauvre qu’elles lui offrent, qu’il renonce à soutenir la lutte sur un terrain où il n’a pas d’adversaires sérieux, qu’il laisse à d’autres une éloquence plus politique que religieuse, et n’ait plus pour ennemi que l’ennemi éternel du genre humain, le vice et l’immoralité. Là encore une grande carrière est ouverte à son éloquence. La lutte peut être vive, car l’immoralité s’étale chez nous avec une publicité que notre enfance n’avait point vue; elle est partout, dans les lettres et dans les arts, dans la vie privée et dans la vie publique, à tous les degrés de l’échelle sociale. C’est contre cet ennemi commun de la société civile et de la société religieuse que l’éloquence sacrée peut entreprendre une lutte qu’elle soutient ailleurs sans espoir de succès. C’est lui en effet et non les pouvoirs temporels des nations qui porte la plus rude atteinte à l’indépendance et à l’existence de la religion; s’il venait à prendre le dessus chez nous au point que l’équilibre social fût rompu à son avantage, la religion s’en allant avec les mœurs, il faudrait un nouveau Christ pour nous sauver. II. On vient de voir, par la théorie et par l’histoire, comment la liberté est la condition essentielle de l’éloquence sacrée, comment la liberté religieuse s’acquiert et se soutient par la lutte : c’est à l’orateur de choisir et de bien distinguer son véritable adversaire. L’éloquence politique est de tout point dans des conditions analogues à l’éloquence religieuse; seulement, comme la société politique repose sur des constitutions dont la nature est en général très facile à saisir, parce qu’elles sont elles-mêmes très bien définies, l’orateur politique a un domaine plus circonscrit que l’orateur sacré. Dans les limites où se meuvent l’un et l’autre, ils ne peuvent déployer leur art que sous la condition de la lutte et de la liberté. Aussi, dans les états où la liberté politique n’existe point, l’éloquence est une faculté qui demeure sans se développer, c’est un organe qui s’atrophie. Telle est par exemple la Russie chez les modernes; tels furent dans l’antiquité les royaumes de l’Inde et de la Perse. Dans tous ces états, l’autorité monarchique réunissant tous les pouvoirs sociaux, c’est dans l’âme du prince que se concentre la liberté, c’est cette âme seule qui est le théâtre des luttes dont l’issue décide du sort des nations. Les réflexions qui s’y produisent sous la pression des événemens doivent avoir souvent cette éloquence muette que fait naître en chacun de nous le besoin de nous décider dans les graves circonstances de la vie; mais cette éloquence mystérieuse des cœurs royaux, ne se produisant pas au dehors, ne s’est jamais exprimée par un discours en forme et n’a pu engendrer un art. Là où le monarque est tout à lui seul, les peuples ne parlent pas, car on ne peut appeler discours les cris plaintifs qu’ils élèvent de temps en temps vers leurs maîtres pour les implorer ou pour les maudire. En réalité, ces empires et ces royaumes de l’Orient, dont les temps modernes nous ont plus d’une fois reflété l’image, ont été des empires silencieux, dont les peuples sont morts comme ils ont vécu, sans faire de bruit dans le monde et sans laisser d’eux aucun souvenir. Ces peuples marchaient devant eux sous la conduite prudente ou insensée de leurs monarques, pareils à ces troupeaux que les pasteurs des montagnes mènent dans les vertes prairies ou sur le penchant des abîmes. Comment des peuples aryens, tels que les Indiens et les Perses, ont-ils eu si peu de souci de leurs propres affaires qu’ils s’en soient remis durant tant de siècles au jugement individuel d’un seul homme? Comment aussi notre roi Louis XIV en était-il venu à ce point de confiance dans son pouvoir absolu d’en énoncer la formule avec l’audace et le peu de ménagement que l’histoire nous rapporte? Il y a dans les événemens humains une loi naturelle qui en règle la marche et qui donne à chaque constitution politique la durée qu’elle doit avoir dans chaque nation. Cette loi elle-même n’est pas simple ni primitive, comme les partisans exagérés du gouvernement de la Providence le prétendent; elle est le résultat d’un concours de causes que l’histoire s’efforce d’élucider en les recherchant dans leurs conséquences. L’étude en est d’autant plus difficile et d’autant moins instructive que la direction des événemens a été plus personnelle et plus taciturne. En réalité, l’éloquence et la liberté politiques ont été également ignorées de l’Asie. C’est en Grèce et particulièrement à Athènes qu’elles se sont produites pour la première fois dans le monde. Leurs destinées ont été communes : elles ont eu la même origine, elles ont grandi l’une avec l’autre et l’une par l’autre; elles sont arrivées ensemble à leur point culminant, peu après elles ont commencé à courir les mêmes dangers, et, après avoir soutenu de concert leurs derniers combats, elles ont péri frappées du même coup. L’étude de la partie de l’histoire hellénique comprise entre Solon et Philippe de Macédoine est la plus instructive de toute l’histoire du monde et la plus capable d’éclairer sur sa propre conduite un peuple libre ou qui veut l’être; si j’étais un monarque absolu, j’interdirais à mes sujets l’étude de l’histoire athénienne. Il est aisé d’y voir en quoi ce grand peuple a fait consister la liberté politique, et les nombreux discours qu’il nous a laissés nous montrent ce qu’il a fait de l’éloquence. Pour un Athénien, la liberté était le pouvoir de discuter, de diriger et d’administrer ses propres affaires : à ses yeux, un homme était libre dans sa vie privée quand il réglait à son gré sa conduite privée sans qu’aucune puissance extérieure lui imposât quelque contrainte; un homme était libre dans sa vie publique quand il participait, dans la proportion de son droit de citoyen et sans aucun amoindrissement de ce droit naturel, à la direction des affaires de l’état. Quand le peuple d’Athènes fut sorti de l’état monarchique et féodal, et que par une législation fortement conçue il en eut rendu le retour à peu près impossible, il se considéra comme maître de ses destinées et comme en pleine possession de la liberté. En effet, comme sa constitution républicaine était son œuvre, bien que Solon en eût été le rédacteur, elle lui appartenait; il la pouvait modifier selon ses vues, il la savait perfectible sans qu’il fût besoin de le lui dire, il pouvait même la détruire entièrement et la remplacer par une autre. Comme une constitution politique aussi librement formulée répondait nécessairement aux véritables besoins de la nation, il n’y avait aucun risque d’ailleurs qu’elle fût violemment et tout à coup changée. Les besoins anciens ne cessent pas subitement et les nouveaux ne se produisent pas en un jour; la loi que j’ai rappelée tout à l’heure s’applique ici d’une manière éclatante, et les changemens dans la loi politique d’un peuple libre y sont soumis aussi bien que ses besoins. La parole exprime ces derniers dès qu’ils commencent à se faire jour; mais il y a constamment un besoin ancien qui leur fait obstacle : la discussion s’engage, se prolonge et se reproduit bien des fois dans les assemblées populaires avant que les demandes nouvelles aient revêtu par un vote le caractère d’une loi. Là où la liberté est pleine et entière, c’est-à-dire là où l’assemblée souveraine comprend ou représente le peuple entier, la loi nouvelle n’est votée que quand le besoin nouveau qu’elle doit satisfaire a grandi assez en face des anciens besoins pour que l’équilibre ait été rompu à son profit. Quand le sentiment de la justice, fruit d’une éducation libérale, anime une assemblée populaire, celle-ci s’applique à ménager les transitions, elle donne quelque satisfaction aux besoins nouveaux à mesure qu’ils s’accroissent; elle en donne encore à ceux qui diminuent jusqu’au moment où ils disparaissent tout à fait. C’est ici que se place le rôle de l’orateur, et qu’il devient possible de le définir. Qu’un besoin nouveau, qu’un mouvement spontané d’idées se produise au sein d’un peuple libre, d’individuel qu’il a été d’abord il s’étend peu à peu à plusieurs personnes, et s’il a en lui quelque cause réelle et générale de se produire, il gagne toute une partie du peuple. Le premier homme qui le ressent l’exprime faiblement d’abord et comme une chose de sa vie privée; mais, à mesure qu’il s’étend, l’expression en devient plus forte et plus générale, elle s’impose aux esprits, elle soumet les consciences : un jour vient où elle retentit dans l’assemblée nationale et demande à prendre force de loi. Celui qui la porte alors devant l’assemblée, c’est l’orateur. L’essence d’un tel homme est de ressentir fortement et de savoir énoncer, sous sa forme la plus intelligible pour les esprits, ce que ressent le groupe de citoyens dont il est l’organe. Il n’arrive jamais à la tribune avec une idée qui lui soit personnelle, parce qu’il n’ignore pas que cette pensée tout individuelle ne trouverait dans le peuple aucun écho. Au contraire il est lui-même l’écho d’une pensée répandue parmi le peuple, et dont il n’a pu devenir l’organe que parce qu’il a été, lui aussi, conquis par elle, qu’il en est maintenant possédé. Dans les états républicains ou simplement libres, cette idée n’est jamais fausse, car elle résulte d’un besoin réel. Elle peut quelquefois, il est vrai, être exclusive, lorsqu’elle ne représente que le besoin d’un groupe de citoyens et qu’elle s’offre comme une opinion générale ; mais dans ce cas elle est sans danger, parce que l’opinion contraire trouve toujours une autre bouche pour s’exprimer, et que chacune d’elles ne tarde point à être ramenée à sa juste valeur. Tel est le mécanisme naturel des constitutions libérales et le rôle qu’y remplit l’éloquence. Il est évident que la constitution républicaine est de beaucoup la plus favorable aux progrès de cet art, car c’est elle qui comporte la plus grande somme de liberté. La moins favorable de toutes est celle qui l’exclut entièrement. Enfin la somme de liberté dont jouit un peuple se mesure exactement au rôle plus ou moins étendu laissé à la parole dans le jeu des institutions. Chez le peuple athénien, durant la période de sa liberté, l’éloquence fut partout, au Pnyx, au sénat, dans les tribunaux, à l’armée, au théâtre, dans les fêtes et les cérémonies publiques. Ceux qui sauvèrent la Grèce et l’Occident à Salamine et à Platée furent des orateurs populaires. Celui que je ne craindrai pas d’appeler le plus grand politique des temps anciens et modernes, Périclès, ne gouverna durant trente ans que par la parole. Chaque loi dont il fut l’auteur, il la développait lui-même à la tribune, sans passion, sans gestes, sans sophismes; il la défendait avec cette inflexibilité persuasive d’un orateur qui se sent appuyé sur une majorité populaire réelle et non factice. Le pouvoir qu’il exerça si longtemps, il le pouvait perdre après un échec à la tribune, et cet échec il l’eût fatalement éprouvé, si le plus grand nombre des Athéniens n’eût point pensé comme lui; mais, comme il ne l’éprouva pas, il put revenir chaque année déposer ses pouvoirs entre les mains du peuple qui les lui avait conférés, et qui chaque année les remettait de nouveau entre ses mains. Lorsque le développement naturel des institutions républicaines eut montré aux Athéniens le rôle et la puissance de l’orateur, l’éloquence devint, elle aussi, une véritable institution et un art que l’on put enseigner. Ils comprirent bientôt que, dans un état où rien ne se fait sans avoir été auparavant discuté et mis en pleine lumière, il s’agit moins de parler avec véhémence et de passionner les hommes que de savoir exposer avec méthode les avantages et les inconvéniens d’une proposition, montrer les causes, la marche et les conséquences certaines ou probables des événemens, faire sentir au peuple souverain à quoi il s’engage, soit envers ses propres membres, soit envers les étrangers. Cette science, qui devient ainsi la base même de l’éloquence, est précisément celle qu’il importe le plus à un citoyen de connaître, car c’est elle qui fait de lui un homme politique. Or il est évident qu’elle ne s’acquiert pas seulement comme une théorie dans les livres et dans les écoles, mais que la véritable école de gouvernement est la pratique des affaires. La solide éloquence, celle qui éclaire une nation dans sa marche, sans l’éblouir par des sophismes ou l’aveugler par des passions, a donc pour condition nécessaire la liberté. Chaque portion de liberté retranchée est une portion d’éloquence annihilée, car à chacune des libertés publiques répond un ordre particulier de besoins et de problèmes sur lesquels un peuple doit être éclairé quand il fait lui-même ses propres affaires. Si un homme ou une caste s’empare de ces questions et s’en réserve le règlement, elles échappent du même coup au peuple et à l’orateur. Si le nombre de ces questions réservées augmente, on voit se restreindre dans la même proportion le champ de l’éloquence. Si ces réserves portent sur les principaux objets de la politique, — la paix, la guerre, les traités, les finances, l’armée, le commerce, — le rôle de l’orateur, réduit aux questions secondaires dont la solution est pour ainsi dire entraînée par celle des problèmes supérieurs, n’a plus qu’une médiocre importance; on le néglige parce qu’on le dédaigne, et le grand art de la parole ne tarde pas à tomber au plus bas degré. C’est ce qui arriva dans Athènes lorsqu’une puissance étrangère vint exercer son influence dissolvante dans les délibérations et substituer peu à peu l’action monarchique à l’activité nationale. Toutefois même alors, le précepteur d’Alexandre, l’ami et le conseiller de Philippe, Aristote, composait le meilleur traité de l’art oratoire que nous possédions. Il se montrait si convaincu de la dignité du citoyen libre qu’il définissait l’homme un animal politique, comme si les hommes qui, en cessant de s’occuper de leurs propres affaires, abdiquent entre les mains d’autrui leurs droits et leurs devoirs et renoncent à être des hommes politiques n’eussent plus été à ses yeux que de purs et simples troupeaux. A Rome aussi, l’éloquence dura autant que la liberté. Quand la chute du dernier roi sur la fin du VIe siècle eut mis entre les mains d’une assemblée souveraine la discussion de la loi et la solution de toutes les questions pendantes, les jeunes hommes qui regrettaient la licence tolérée par les Tarquins accusaient la loi d’être « une chose sourde, plus favorable aux petites gens qu’aux puissans, tandis qu’un roi était un homme de qui l’on pouvait obtenir quelque chose quand on avait besoin d’un acte de justice ou d’une illégalité. » Quoique la langue des Romains fut encore à cette époque inculte et presque barbare, il est certain que dans ce sénat primitif les affaires se traitaient par la parole avant de se décider. On ne tarda pas non plus à parler au Forum devant l’assemblée du peuple, parce que les plébiscites résolvaient un grand nombre de questions importantes, et que le peuple dans les comices exerçait par les élections une grande influence sur la conduite des affaires. Toutefois l’éloquence romaine ne parvint à la dignité d’un art que le jour où elle put se modeler sur celle des Athéniens et s’inspirer des grands principes de liberté dont celle-ci était animée. A vrai dire cependant, l’éloquence politique des Romains fut toujours une éloquence sénatoriale, et n’eut jamais ces libres allures et ce caractère d’indépendance qui ont fait des orateurs d’Athènes les orateurs de l’humanité. Rome n’a jamais su se constituer en démocratie. A mesure que les droits du peuple s’accroissaient et qu’il entrait en partage de privilèges avec la noblesse, la conquête introduisait à Rome un nombre croissant d’étrangers qui, acquérant le titre de citoyens, se fondaient dans le peuple et le dénaturaient. En même temps le contraste des grandes et des petites fortunes allait croissant, la classe pauvre devenait plus nombreuse et celle des riches diminuait; quelques familles ne tardèrent point à posséder tout le sol de l’Italie avec les millions d’esclaves qui le cultivaient, ou qui y exerçaient les industries et les métiers. Le peuple, avili par la pauvreté, n’eut plus qu’un seul bien qui lui appartînt en propre, le droit de suffrage : ce bien, il le vendit. Ainsi s’élevèrent ces meneurs du peuple, qui furent ses acheteurs, mais non ses représentans, et qui, après avoir dompté la noblesse par le suffrage populaire, devinrent maîtres du peuple à son tour. Aussi le peuple romain n’eut d’orateurs à lui que pendant les années où la fonction tribunitienne lui appartint exclusivement. Quand les tribuns du peuple eurent commencé d’être pris dans la noblesse, le peuple, en quelque sorte désarmé, mit tout son espoir dans les ambitieux qui semblaient prendre en main sa cause. Un jour vint où la nation tout entière abdiqua entre les mains d’un seul homme, qui fit succéder à l’aristocratie mêlée du sénat une sorte de démocratie ou, pour mieux dire, d’ochlocratie impérialiste. « Lorsqu’après la défaite de Brutus et de Cassius, dit Tacite (Ann., I, 2), la cause publique fut désarmée, Auguste abdiqua le nom de triumvir, s’annonçant comme simple consul, et content, disait-il, pour protéger le peuple, de la puissance tribunitienne. Quand il eut gagné les soldats par ses largesses, la multitude par l’abondance des vivres, tous par les douceurs du repos, on le vit s’élever insensiblement et attirer à lui l’autorité du sénat, des magistrats, des lois. Nul ne lui résistait : les plus fiers républicains avaient péri par la guerre ou par la proscription ; ce qui restait de nobles trouvaient dans leur empressement à le servir honneurs et opulence, et comme ils avaient gagné au changement des affaires, ils aimaient mieux le présent et sa sécurité que le passé avec ses périls. Le nouvel ordre de choses ne déplaisait pas non plus aux provinces, qui avaient en défiance le gouvernement du sénat et du peuple à cause des querelles des grands et de l’avarice des magistrats, et qui attendaient peu de secours des lois, impuissantes contre la force, la brigue et l’argent... La révolution était donc achevée : un nouvel esprit avait partout remplacé l’ancien, et chacun, renonçant à l’égalité, les yeux fixés sur le prince, attendait ses ordres. » III. Ainsi l’éloquence se tut quand périt la liberté et quand le peuple, fatigué de luttes, eut demandé le repos à l’autorité du prince; mais de même qu’il n’y a pas d’éloquence politique sans la liberté, il n’y a pas non plus de liberté sans la lutte. Quand un peuple comme celui d’Athènes fait lui-même ses lois et les exécute, il ne crée jamais une loi nouvelle sans qu’une lutte d’intérêts ou de principes opposés ne l’ait préparée; cette lutte, si pacifique qu’on la suppose, ne se produit pas sans qu’il y ait des blessés et des victimes, je veux dire des fortunes amoindries et des familles ruinées. C’est un mal sans doute; mais, si la liberté est un bien, elle vaut la peine qu’on l’achète, et, si elle est la première sauvegarde de la dignité et de la moralité humaine, le prix sera d’autant moins cher que la pratique de la vie publique aura rendu un peuple plus clairvoyant et plus équitable. D’ailleurs la lutte des intérêts opposés, des ambitions rivales, des privilèges de caste ou de famille, n’existe pas moins sous un prince absolu que sous le régime de la liberté : à Rome, le destructeur de tout ce qu’il y avait d’hommes distingués par leur vertu, l’ennemi de toute idée nouvelle, l’homme qui enduisait de poix les chrétiens et les allumait comme des torches dans ses jardins, enfin l’incendiaire de Rome, Néron, fut un empereur absolu et populaire. Ainsi un chef habile pourra ménager les intérêts rivaux; un chef malhabile ou violent les sacrifiera l’un à l’autre. Dans l’état de liberté, ces intérêts luttent par la parole; la discussion fait trouver le moyen terme le plus équitable. Dans l’autre condition, le sacrifice s’accomplit en silence, et la souffrance est d’autant plus cruelle. Si un peuple pouvait se donner ou recevoir une législation invariable, répondant à des besoins qui ne changeraient jamais, il n’aurait besoin ni d’orateurs, ni de princes; la stabilité de sa fortune se suffirait à elle-même et ne redouterait aucun échec. Il n’en est pas ainsi : la nature entière, dans son ensemble et dans ses parties, est soumise à une loi nécessaire, que j’appellerai la loi des périodes. Cette loi veut que toute production de phénomène soit comprise entre deux limites où se fait le passage insensible de ce phénomène à celui qui l’a précédé et à celui qui le remplace. Entre ces limites, il est impossible de saisir un seul point fixe où la chose reste la même pendant une durée quelconque. Son état actuel est un mouvement, et ce mouvement suppose un état antérieur qui se termine et un état postérieur qui commence; mais, comme la somme des existences est toujours la même, une chose ne se substitue à une autre qu’en la détruisant, et l’accroissement de l’une est toujours en proportion avec la diminution de l’autre. Les peuples, leurs constitutions, leurs lois, leurs idées, leurs inventions, leurs intérêts, leurs rapports entre eux, leurs guerres et leurs traités, sont soumis comme tout le reste à la loi absolue des changemens périodiques. Une nation croit échapper à cette loi et conquérir la stabilité en remettant ses affaires aux mains d’un seul homme qui les discute en silence, seul ou entouré de quelques conseillers, comme à Rome; elle est en cela le jouet d’une illusion dont voici la cause. Il n’y a de halte que dans l’unité éternelle de Dieu; cette unité, l’individualité humaine en est l’image, et l’homme à son tour communique à tout ce qu’il fait l’image de sa propre personne et de sa permanence apparente. Ainsi un monarque absolu organise et administre son état suivant une constitution et des lois dont il est l’auteur, sa personne est présente partout, toutes choses semblent avoir atteint l’unité, avoir échappé au changement; mais ce prince lui-même vieillit, meurt, et le jour où il disparaît on s’aperçoit que tout a changé autour de nous, que les lois ne répondent plus à des besoins qui avaient grandi dans le silence. La situation d’un peuple qui se retire ainsi de ses propres affaires et qui ne souffre plus qu’on lui en parle est pareille à celle d’un homme retiré dans une caverne obscure et silencieuse, et qui, ne voyant plus le soleil tourner et les saisons s’accomplir autour de lui, s’imaginerait qu’il a conquis le repos et qu’il est devenu éternel. Qu’il sorte de cette nuit et qu’il regarde encore les étoiles et les êtres de la nature, la réalité le détrompera facilement, et s’il se mire lui-même dans la surface immobile d’un cristal, il verra comme sa face a vieilli, comme ses rides se sont creusées, comme la vie s’est retirée de lui par degrés et l’a conduit, malgré qu’il en eût, jusqu’au point où la loi des périodes va toucher pour lui à son accomplissement. Ainsi l’instabilité des pouvoirs politiques ne saurait effrayer un citoyen digne de l’être, et les changemens dans la loi ne doivent pas troubler sa raison. Cette instabilité est une loi naturelle à laquelle il ne peut se soustraire. C’est à lui de faire en sorte qu’elle s’applique sans secousses violentes et sans soudaines révolutions. Il n’y a pour atteindre ce but aucun moyen plus sûr que l’usage absolument libre de la parole publique. Le rôle de l’orateur en effet est de manifester aux yeux des assemblées et de leur signaler, longtemps avant qu’elle ait grandi, toute force nouvelle destinée à se faire place dans la société. Dès qu’elle entre en lutte, l’orateur qui la défend et celui qui la repousse épuisent une partie des passions qu’elle doit faire naître. Chaque fois que la lutte recommence, la force nouvelle a gagné du terrain, l’orateur qui la représente a plus d’empire; soutenu par un plus grand nombre d’hommes, il acquiert par degrés le calme que donne la victoire. Quand il a triomphé, le moment décisif, la crise, comme disaient les Grecs, est passée; il n’y a plus à craindre de mouvemens populaires désordonnés, ni de malheurs irréparables. Ainsi l’éloquence politique est nécessairement une lutte, et plus elle est libre, moins les changemens dans la législation et les lois de circonstance sont à redouter. Comme tout le monde est prévenu longtemps à l’avance de ce que l’avenir doit apporter, on s’y prépare de longue main, les discussions éloquentes des assemblées éclairent d’une lumière de plus en plus vive la route à parcourir et le terme où elle aboutira; ce terme, on l’envisage sans illusions, c’est-à-dire sans folles espérances et sans vaines terreurs. Les uns se préparent à l’atteindre pour en jouir, les autres à le subir impunément; personne n’est pris à l’improviste, et, comme dit Bossuet, « ne laisse à la fortune rien de ce qu’on peut lui ôter par raison et par prévoyance. » La lutte qu’il a fallu soutenir s’est étendue sur un long espace de temps, et les passions qu’elle a soulevées ont perdu en intensité tout ce qu’elles ont gagné en durée. Ç’a été l’œuvre de la parole publique. Il ne faut pas s’y tromper, les élémens du problème sont parfaitement saisissables. Pour peu qu’on ait de philosophie, on sait que dans un peuple une somme d’intérêts lésés ou satisfaits est représentée par une somme proportionnelle de sentimens hostiles ou favorables, et cette dernière somme l’est à son tour par deux forces antagonistes qui ne peuvent se détruire que l’une par l’autre. Comme elles sont limitées, plus on leur laisse de temps et d’espace pour se développer, plus leur lutte est facile; mais si, par un silence impossible à rompre, elles sont tenues séparées l’une de l’autre pendant le temps où elles s’engendrent, quand elles se sont accumulées, elles finissent par briser les entraves qui les retenaient, et se précipitent l’une contre l’autre avec une extrême énergie. A Rome, l’impuissance du peuple et la domination exclusive des patriciens causèrent ces tensions violentes de forces politiques qui pendant plusieurs siècles firent éclater presque chaque année des émeutes et de temps en temps d’horribles révolutions. Et chez nous qui rendit si meurtrière la grande révolution du siècle dernier, sinon la suppression de toute assemblée régulière et permanente sous Louis XIV et ses successeurs, l’absence de discussions légales et efficaces, la continuité d’un pouvoir arbitraire, l’accumulation sur la fin du siècle d’une force incroyable engendrée par des besoins physiques et moraux non satisfaits? C’est une chose très sage au contraire, surtout dans un état presque aristocratique, que ces assemblées qui, sous le nom de meetings, réunissent souvent en Angleterre des milliers de personnes, pacifiquement et librement convoquées pour discuter sur un besoin du jour. Quoiqu’elles ne puissent faire une loi, puisqu’elles ne représentent jamais qu’une partie de la nation, les discours de leurs orateurs et les votes idéaux qu’elles émettent sont des avertissemens pour les assemblées souveraines et une utile préparation de leurs travaux. Les Athéniens n’avaient pas besoin de meetings, parce que les citoyens faisaient eux-mêmes leurs lois et n’avaient point de représentans. Néanmoins ils s’étaient construit à eux-mêmes des édifices publics, des péristyles, des portiques toujours ouverts, où se préparaient, par des discussions anticipées, les matières que les orateurs devaient ensuite porter à la tribune. Ces libres allures de la vie publique sont an des plus grands exemples que l’antiquité ait légués aux temps modernes. Le raisonnement et l’histoire nous montrent donc également que la liberté est le véritable remède préservatif contre les révolutions, et que son instrument le plus indispensable est la parole; mais il faut entendre par là une parole suivie d’effet et non pas un vain son dans l’air dont les administrateurs de la chose publique ne tiendraient aucun compte. Le peuple athénien considérait ses orateurs comme des fonctionnaires de l’état; leurs discours étaient suivis d’un vote, le vote entraînait l’action, et bien souvent l’orateur était choisi pour l’exécuter. Cette charge était à la fois pour lui un honneur et un péril, car, si à l’œuvre son conseil était reconnu mauvais, il pouvait être condamné à de fortes peines comme conseiller pervers ou malavisé. Au contraire. Là où les luttes oratoires sont impuissantes, là où l’orateur ne retire ni honneur ni profit de sa science et de son travail, l’éloquence est bientôt découragée et ne tarde pas à tomber en désuétude. C’est ce qui arriva dès les premières années dans l’empire romain. Auguste avait conservé intactes toutes les institutions, on continuait de parler au sénat et dans l’assemblée du peuple; mais, comme le pouvoir réel était entre les mains d’un seul homme, cette éloquence eut si peu d’effet que pas un discours ne nous en a été conservé. Nous savons seulement que plus tard quelques revendications furent faites des anciens droits nationaux, et que les orateurs qui eurent l’audace de les exprimer furent tenus pour des ennemis publics et traités de même. Aussi bien, quand le peuple romain, vainqueur à Actium, se fut retiré de la politique et eut déposé ses pouvoirs entre les mains d’un monarque, les orateurs ne représentèrent plus les besoins et les idées populaires, dont tous les échos étaient censés devoir se concentrer dans la pensée du prince. De même, quand les idées monarchiques eurent cheminé à travers la société grecque et ouvert les voies à Philippe de Macédoine et à son fils, il n’y eut plus de place pour l’éloquence politique, qui cessa en effet de se faire entendre. L’un et l’autre peuple s’étaient mis hors de lutte : ils s’endormirent sur la foi du pilote au sein de cette mer agitée dont parle le poète Horace, et de ce jour commença pour eux une ère d’effrayantes révolutions dynastiques qui les conduisit aux abîmes. La loi des périodes et des forces antagonistes s’accomplissait pour eux dans les conditions nouvelles qu’ils s’étaient créées pour lui échapper. Que l’on compare le sort d’un Hortensius, orateur épicurien comblé d’honneurs et de richesses sous la république, avec celui de son petit-fils Hortalus venant mendier à la porte du sénat, devant l’image de son aïeul, en présence de Tibère, qui le repousse en lui jetant l’obole pour ses enfans, et l’on aura une idée de la condition des orateurs et de leurs descendans sous ces deux. régimes. Que l’on compare aussi l’attitude calme et noble d’un Périclès avec les avertissemens douloureux d’un Démosthènes et les aboiemens d’un Eschine, et l’on saisira dans leur contraste poignant les deux situations où se trouva le peuple athénien quand il présidait librement à sa destinée, et quand son dernier orateur poussa pour lui le cri de détresse. Ce cri, qui fut le dernier, marqua l’heure où le peuple grec, mis hors de combat par les monarques macédoniens, perdait sa liberté et se précipitait silencieux dans sa décadence. Dans les pages qu’on vient de lire, j’ai voulu montrer que dans l’ordre religieux et plus visiblement encore dans l’ordre politique il y a chez les grandes nations de notre race trois choses qui sont unies par des rapports étroits, l’éloquence, la liberté, la lutte. La lutte est un fait nécessaire, inévitable, produit par la constitution de notre nature et soumis à une loi primordiale et universelle. Elle est la condition de toutes les transformations sociales et politiques: dirigée avec méthode et d’après le principe de la liberté, elle engendre le progrès; empêchée dans sa marche ou retenue par des gouvernemens protecteurs, même par ceux qu’animent les intentions les plus bienveillantes, elle se concentre, accumule ses forces sur certains points du temps et éclate en révolutions; car, de quelque nom qu’on la désigne, la révolution, lente ou explosive, est l’état permanent de l’humanité. Il ne faut ni l’exalter ni la maudire : il faut l’accepter comme un fait et comme une loi et s’efforcer de la rendre la plus inoffensive qu’il est possible; or le seul moyen efficace indiqué par la théorie et par l’histoire, c’est de lui laisser son libre cours. Si c’est une fièvre qui nous travaille, tout remède violent qui la répercute la fait éclater ailleurs en ma- ladies plus dangereuses qu’elle-même et parfois mortelles. Mais comment croire qu’une loi universelle de la nature soit une maladie, et qu’il la faille réprimer? Ne voyons-nous pas que les peuples dont l’histoire est finie ont produit leurs plus belles œuvres pendant le temps où ils ont soutenu en vue du progrès les luttes pacifiques et quelquefois même orageuses de la liberté? Si la révolution pacifique et permanente n’est au fond que le perfectionnement en toutes choses, qui peut savoir mieux que chacun de nous les besoins que chacun de nous éprouve? Et qui peut avec plus de justice que tout le monde trouver et appliquer les moyens de les satisfaire? Il faut donc que ces besoins se fassent connaître, qu’ils se groupent, qu’ils se concertent, qu’ils prennent l’empire auquel ils ont droit, et qu’enfin ils demandent à être pleinement et librement discutés dans les assemblées souveraines. Ainsi l’éloquence est la condition de la liberté. Aucune sollicitude monarchique ne peut la remplacer. C’est elle qui maintient la santé du corps social dont elle prévient les maladies; l’application la plus attentive des pouvoirs ne les prévient ni toutes ni toujours. Celui qui a plus de clairvoyance que le plus clairvoyant des hommes, c’est tout le monde. Les discours libres sont dans le corps social comme sont les impressions de bien-être et de douleur dans notre corps, des avertissemens pour la santé et la maladie; l’éloquence les exprime, la liberté sait y répondre. Les peuples qui ont une fois compris la grande loi naturelle de la lutte des forces morales, et qui savent qu’elle est de tous points analogue à celle des forces physiques, ont autant d’intérêt à la voir s’appliquer sans obstacles qu’ils en ont à se servir des forces naturelles en leur obéissant. La machine sociale est un générateur de forces en activité permanente. Ces forces à la vérité ne sont pas infinies; mais, comme elles s’engendrent sans interruption, le vase où on les tient renfermées supporte une pression intérieure qui s’accroît rapidement avec le temps; il siffle par toutes ses. fissures comme pour avertir qu’il faut détendre cette vapeur accumulée. Si ces bruits menaçans cessent enfin de se faire entendre, c’est un signe certain que la force vive a cessé d’être, que le feu dont elle s’alimentait s’est éteint, et que le mécanisme tout entier n’est plus qu’un corps mort livré à la curiosité du passant. Chez les peuples qui s’éteignent, à l’éloquence survit encore l’histoire avec ses tristesses et ses regrets; après Cicéron, Tacite et Suétone. Le mourant traîne ses derniers jours jusqu’à ce qu’un principe plus jeune et une famille d’hommes plus virile l’aient achevé sur place, et aient fait apparaître dans les mêmes lieux un nouvel être vivant. EMILE BURNOUF. LES COLONIES ANGLAISES DE LA MALAISIE PENANG, MALACCA, SINGAPORE ET SARAWAK. I. Our tropical Possessions in Malayan India, by John Cameron; London 1865. II. Adventures among the Dyaks of Borneo, by Fred, Boyle; London 1865. Lorsqu’on suit sur un planisphère la route que parcourent les paquebots qui se rendent de Suez aux contrées de l’extrême Orient, on remarque au bas de l’Asie une langue de terre qui impose un long détour aux navigateurs : c’est la péninsule malaise. Au-dessous des royaumes indigènes de l’Indo-Chine, en face de l’île de Sumatra, s’étend en effet sur plusieurs centaines de lieues de long, entre l’équateur et le 10e degré de latitude nord, une étroite presqu’île posée par la nature en travers de la route qui mène dans l’Océan-Pacifique. Cette terre tropicale, qui n’est plus l’Asie et qui n’est pas encore l’Océanie, renferme tous les produits des pays chauds et les métaux les plus précieux. Elle est arrosée par deux mers et de nombreux cours d’eau, la végétation y est exubérante, le règne animal y est représenté par ses espèces les plus brillantes. De larges rivières pénètrent à l’intérieur des immenses forêts dont le sol est recouvert. Les populations indigènes sont sauvages, mais nullement farouches ni cruelles. Rien n’y manque enfin de ce qui peut attirer les étrangers et rendre la colonisation facile. La nation qui possédera cet isthme aura des ports sur la mer des Indes et l’Océan-Pacifique, à égale distance de l’Hindostan, de la Chine et de l’Australie. Aussi ne faut-il pas s’étonner que la péninsule malaise ait été souvent convoitée par les puissances européennes. Elle a été citée à toutes les époques dans les annales de l’histoire. Ce fut, dit-on, la Chersonèse d’or d’Hérodote. Ce fut aussi le siège de l’une des plus anciennes colonies créées par les Portugais, qui s’y établirent sous la conduite d’Albuquerque il y a trois siècles et demi. La ville de Malacca, qui a donné son nom à l’étroit canal dont cette terre forme l’un des côtés, fut longtemps célèbre, et la cathédrale qu’y édifièrent les premiers conquérans européens renferme encore au milieu de ses ruines le tombeau de saint François-Xavier, l’une des plus belles gloires des missions catholiques. Aujourd’hui l’île de Singapore, qui termine la presqu’île vers le sud, est devenue entre les mains des Anglais ce que, ce peuple commerçant appelle avec raison un emporium, un port franc, un entrepôt de toutes les productions du globe. A mesure que se développent les échanges entre l’Europe et l’Asie orientale, cette pointe de l’Indo-Chine acquiert une importance plus grande. On aimera peut-être à savoir, d’après des documens récens, en quel état se trouvent les villes fondées dans ces parages et quels élémens de prospérité leur sont offerts. I. Voyons d’abord ce qu’est le pays lui-même et ce que sont les villes européennes qui y ont été créées. On ne sait pas bien au juste à quelle puissance asiatique appartient la péninsule malaise. Le roi de Siam a la prétention de posséder un droit de suzeraineté sur la partie la plus voisine de son empire ; à l’intérieur, plusieurs petits états indigènes paraissent avoir conservé leur indépendance, ou du moins ne reconnaissent à ce souverain et au gouvernement anglais, qui y a pris pied, qu’une suprématie illusoire. Sur la côte orientale qui regarde le golfe de Siam, quelques ports où des navires étrangers viennent charger les denrées du pays ne sont encore occupés que par les indigènes. Sur la côte occidentale, trois stations, qui appartiennent aujourd’hui aux Anglais, concentrent tout le commerce européen, et servent d’intermédiaires entre les peuplades barbares et le monde civilisé. Ce sont, en commençant par le nord, l’île de Penang avec la province de Wellesley, qui lui fait face, un peu plus bas la ville de Malacca, et enfin, à l’extrémité même de la presqu’île, l’île et la ville de Singapore, dont la prospérité récente a éclipsé les colonies voisines. Nos lecteurs savent que sous le nom d’Aryens on désigne un grand peuple, rassemblé primitivement dans les pays appelés plus tard Bactriane, Sogdiane et Arie. Ce peuple se divisa de bonne heure en plusieurs fractions, dont deux se répandirent dans l’Inde et sur le plateau de l’Iran, tandis que d’autres s’avançaient vers l’Occident et pénétraient successivement en Europe. Les Aryens sont considérés comme la souche commune des nations indo-européennes, Perses, Grecs, Romains, Celtes, Germains et Slaves. Voyez, pour plus de détails, un grand nombre de travaux insérés dans la Revue, entre autres un article de M. Th. Pavie, 1er mai 1856, et un autre de M. Albert Réville, 1er février 1864. |
Taxil, Révélations complètes sur la franc-maçonnerie, Les frères Trois-Points, 1886, tome 2.djvu/387 | collègue l’attouchement d’Apprenti en lui disant: « Notre
frère est retrouvé ». Le collègue vous donne l’attouchement
de Compagnon et vous répond : « L’aigle est de garde ».
Enfin, tous les deux vous vous renversez la main droite, en
disant ensemble : ''{{corr||« }}Kyrié »''.
{{sc|Batterie}}. Douze coups : 00000000 — 0000.
{{sc|Mot de Passe}}. L’un dit : ''« Elohaï »''. L’autre répond : ''« Ohel »''.
{{sc|Mot Sacré}}. L’un dit : « ABAMA ». L’autre répond :
« MENIAS ».
{{c|<small>'''39{{e}} degré. — Chevalier de l’Aigle Rouge.'''</small>}}
{{sc|Signe}}. On porte les deux bras en avant comme pour
saisir le collègue aux épaules. En réponse, le collègue
s’agenouille devant vous, en mettant en terre le genou
droit, et croise ses bras sur la poitrine.
{{sc|Batterie}}. Dix coups : 00000 — 0000 — 0.
{{sc|Mot de Passe}}. ''« Moabite »''.
{{sc|Mot Sacré}}. « NOEMI ». Il s’épèle par syllabes.
{{c|<small>'''40{{e}} degré. — Chevalier d’Orient Blanc.'''</small>}}
{{sc|Signe}}. On porte la main droite sur le front.
{{sc|Attouchement}}. Avec la main gauche on se prend mutuellement les doigts de la main droite, et on les compte ensemble.
(Ce doit être sans doute pour voir s’il n’en manque pas).
{{sc|Batterie}}. Cinq coups lents : 0 — 0 — 0 — 0 — 0.
{{sc|Mot de Passe}}. ''« Spes »''.
{{sc|Mot Sacré}}. « FIDES ». On répond : « SALUS »
{{sc|Décor}}. Tablier rouge, avec bordure et doublure blanches ;
au milieu est brodée une étoile en or.
{{c|<small>'''41{{e}} degré. — Chevalier d’Orient.'''</small>}}
Exactement comme au 15{{e}} degré du Rite Écossais.
{{-}}
{{c|{{sc|huitième classe}}}}
{{c|<small>'''42{{e}} degré. — Commandeur d’Orient.'''</small>}}
{{sc|Signe}}. On ferme la main droite, sauf l’index que l’on
garde levé, et, comme si cet index était une lance (telle est
<references/> |
Taxil, Révélations complètes sur la franc-maçonnerie, Les frères Trois-Points, 1886, tome 2.djvu/391 |
{{-}}
{{c|{{sc|dixième classe}}}}
{{c|<small>'''52{{e}} degré. — Suprême Commandeur des Astres.'''</small>}}
{{sc|Signe}}. Vous vous prenez le nez entre l’index et le doigt
du milieu de la main droite. Le collègue répond à ce signe
en croisant ses bras et en vous regardant avec compassion.
{{sc|Attouchement}}. C’est celui du grade de Maître ; seulement on dit le Mot Sacré du 3{{e}} degré ''« Moabon »'' en donnant l’attouchement, c’est-à-dire sans attendre qu’on vous le demande.
{{sc|Mot de Passe}}. ''« Hiram »''
{{sc|Mot Sacré}}. « JEHOVAH »
{{sc|Batterie}}. Trois coups : 000. Seulement, le collègue
doit vous répondre par cinq autres coups, frappés ainsi :
000 — 0 — 0. Et vous lui répliquez par sept, de cette
façon : 000 — 000 — 0.
{{sc|Âge}}. Quinze ans.
{{c|<small>'''53{{e}} degré. — Philosophe Sublime.'''</small>}}
{{sc|Signes}}. Vous présentez la main droite, les doigts écartés,
puis l’index et le doigt du milieu de la main gauche. Le
collègue, en réponse, étend le bras droit vers vous, tandis
qu’il porte sur son épaule droite son index et son doigt du
milieu de la main gauche.
{{sc|Attouchement}}. On se frappe mutuellement le front avec
les doigts de la main droite réunis, puis avec l’index et le
doigt du milieu seuls.
{{sc|Mot de Passe}}. ''« Alsimphos. »'' On le répète trois fois.
{{sc|Mot Sacré}}. Il est triple ; on dit chacun un des trois
mots : « JELCON », « JELOUN », « ZEPHOFRAS. »
{{sc|Batterie}}. Cinq coups égaux: 0 — 0 — 0 — 0 — 0.
{{sc|Âge}}. « Je suis mort aussitôt que né. »
{{sc|Décor}}. On porte un tablier rouge, long, avec doublure
blanche ; une couronne y est suspendue. Le bijou du grade,
attaché à un cordon vert, est une croix de Saint-André,
soutenant une équerre et surmontée d’une couronne d’argent : sur la croix, d’un côté, sont les lettres S∴ J∴ A∴
O∴ ; sur le revers de l’équerre, J∴ B∴ M∴ B∴, et au
milieu, J∴ Z∴ ; chacune de ces lettres est renfermée dans
une étoile. En outre, les Philosophes Sublimes, qu’il ne
faut pas confondre avec les Sublimes Philosophes (48{{e}} degré), ont un grand manteau blanc, doublé en rouge, agrafé
sur le devant avec une étoile en or.
<references/> |
George Sand (Caro)/3 | Elme-Marie Caro George Sand Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français), 1887 (p. 71-117). ◄ CHAPITRE II CHAPITRE IV ► CHAPITRE III bookGeorge SandElme-Marie CaroLibrairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français)1887ParisCCHAPITRE IIICaro - George Sand, 1887.djvuCaro - George Sand, 1887.djvu/1571-117 Peut-on démêler exactement et réduire à quelques-unes les sources principales de l’inspiration de Mme Sand dans sa longue vie littéraire ? Quelle était sa doctrine sur les grands sujets de la méditation humaine dont elle se montre passionnément occupée : les lois sociales, l’amour, la nature, les idées, le sentiment du divin dans le monde et dans la vie ? Comment gouverne-t-elle et mélange-t-elle ces diverses inspirations ? N’ont-elles pas produit quelquefois, par leur conflit, quelque effet discordant, quelque confusion dans son œuvre ? Certes ce serait un insupportable pédantisme que d’évoquer les ombres charmantes et légères de ses divers romans, de demander à chacune d’elles ce qu’elle représente dans le monde et de réduire en syllogismes ces fantaisies d’un esprit si libre et si varié. Dans le sens rigoureux du mot, il n’y a pas de doctrine chez Mme Sand : c’est une imagination puissante qui s’épanche en liberté, ce n’est pas une théorie qui se développe. D’ailleurs la passion est bien plus forte et bien plus vivante chez elle que l’idée, et, quand c’est un principe, vrai ou faux, qui l’inspire, il a fallu d’abord que ce principe cessât d’être une abstraction et devînt un sentiment. On dit que Mme Sand a eu plusieurs maîtres de philosophie. Je veux bien le croire, puisqu’elle-même nous le laisse supposer. Mais son premier maître de philosophie a été son cœur, un maître plein d’illusions et de chimères, et ce n’est que par l’intermédiaire de celui-ci que les autres ont pu agir et se faire écouter. Il n’y a donc pas lieu de chercher bien rigoureusement la doctrine de Mme Sand, mais seulement d’analyser ses idées à travers ses sentiments. Trois sources d’inspiration semblent intarissables chez Mme Sand : l’amour, la passion de l’humanité, le sentiment de la nature. Plusieurs autres peuvent être distinguées à côté de celles-là, mais elles s’absorbent insensiblement et finissent par disparaître. Il semble, à l’en croire, que l’amour est l’unique affaire de la vie, que la vie elle-même, c’est-à-dire l’action, sous ses formes les plus variées, n’ait pas d’autre objet ni d’autre emploi. Avant d’avoir aimé, on ne vivait pas ; quand on n’aime plus ou qu’on n’est plus aimé, à peine a-t-on le droit de vivre encore. Cela seul, aimer, être aimé donne du prix à l’existence. Je vois bien apparaître un autre mobile, vaguement déjà dans les romans de la première manière, très nettement dans les romans de la seconde période, le sentiment humanitaire ; mais ce mobile lui-même se subordonne au premier. Dans des romans comme le Compagnon du tour de France, la Comtesse de Rudolstadt, le Meunier d’Angibault, c’est l’amour qui est l’initiateur suprême à la doctrine égalitaire. On se dévoue au grand œuvre, comme le comte Albert, soit, mais Consuelo est la récompense espérée et prévue de ce dévouement. Tout ce qu’il y a d’activité virile ou d’héroïsme dans le monde a pour but l’amour à mériter ou à conquérir. Si l’opinion sociale ou les hasards de la vie ont creusé un abîme entre eux et l’objet aimé, les héros de Mme Sand déploient une force incalculable pour le franchir. Il y a même là une idée touchante, que l’auteur a employée plusieurs fois avec un singulier bonheur. Que d’énergie montre ce paysan demi-lettré, Simon, dans le rude assaut de sa destinée ! Pour s’élever jusqu’à Fiamma, il aura la force de conquérir la fortune, le talent même. Mauprat, le cœur pris par l’image d’Edmée, deviendra, avec une résolution et des peines incroyables, de bandit et de sauvage, honnête homme, héros. Quand il n’y a pas d’abîme à franchir, on se croise les bras et on aime ; on ne sait bien faire que cela dans le petit monde que gouverne l’amoureuse fantaisie de Mme Sand. Voyez Octave, dans Jacques, il ne lui vient pas à l’idée qu’il puisse y avoir d’autre occupation ou d’autre devoir ici-bas. Il a aimé Sylvia ; quand il ne l’aime plus, c’est Fernande qu’il aime. Son inutilité dans la société n’est pour lui ni un souci ni un remords ; d’ailleurs il n’y pense pas, et s’il y pense, il n’y croit pas. Sa fonction sociale est d’aimer ; Dieu sait s’il s’en acquitte en conscience. Bénédict, dans Valentine, ne s’imagine pas non plus que son intelligence ou ses bras puissent servir à autre chose. Du jour où il a rencontré Valentine, sa vie extérieure s’arrête. Il abdique toute son activité, tout son avenir ; il ne songe pas que l’existence a ses exigences et ses devoirs. Il vit avec son amour et de son amour, dans l’immobilité d’une extase orientale, que troublent seulement ses fureurs et ses désespoirs.--La raison de vivre, c’est l’amour ; le droit de vivre cesse avec lui. Ceux qui persistent à traîner sur la terre l’inutile fardeau d’une existence sans amour sont des âmes faibles qui n’ont pas su trouver en elles l’énergie d’une résolution suprême. Mais croyez bien que ces volontés inertes, qui n’ont pas l’énergie de la mort, n’ont pas eu celle du véritable amour. André, après la mort de Geneviève, se promène malade au bras de Joseph Marteau, le long des traînes, lentement, les yeux baissés, comme s’il craignait encore de rencontrer le regard de son père. L’infortuné, nous dit Mme Sand, n’avait pas eu la force de mourir. C’est qu’aussi André n’a porté dans la passion que les agitations et les terreurs de la faiblesse. Voyez les vrais héros de l’amour, ils sauront quitter la vie quand l’amour les quittera. Valentine mourra de la mort de Bénédict. Indiana ne veut pas survivre à son cœur. Jacques, trahi, va chercher une mort inconnue dans les glaciers. À qui n’a plus l’amour il ne reste plus rien à faire en ce monde. Ainsi le veut l’esthétique du roman. Quel contraste avec les idées de Carlyle, le philosophe anglais, sur le même sujet ! « Ce qu’il exécrait le plus violemment dans les romans de Thackeray, c’est que l’amour y est représenté (à la façon française) comme s’étendant sur toute notre existence et en formant le grand intérêt ; tandis que l’amour, au contraire (la chose qu’on appelle l’amour), est confiné à un très petit nombre d’années de la vie de l’homme, et que, même dans cette fraction insignifiante du temps, il n’est qu’un des objets dont l’homme a à s’occuper, parmi une foule d’autres objets infiniment plus importants... À vrai dire, toute l’affaire de l’amour est une si misérable futilité qu’à une époque héroïque personne ne se donnerait la peine d’y penser, encore bien moins d’en ouvrir la bouche ? » Qui a raison ? Si l’on s’étonne que l’amour soit, non pas le plus grand, mais presque l’unique devoir de la vie, Mme Sand vous l’expliquera en disant qu’il vient de Dieu. On sait qu’il était fort à la mode, en ce temps, de mêler ce nom aux plus vifs emportements de la passion. Nos poètes mettaient alors une sorte de mysticisme dans les aventures les plus risquées du cœur. Mais aucun poète, aucun romancier n’a plus ou vertement que Mme Sand, je dirai plus candidement, abusé de Dieu dans l’amour. Certes il y a de nobles passions qui grandissent l’âme, et, comme la raison humaine cherche l’idéal divin dans tout ce qui est grand et beau, on peut croire parfois, en sentant l’homme meilleur, à une secrète intervention de Dieu dans ces sentiments privilégiés. Mais quel enthousiasme indiscret et périlleux d’appliquer à tous les amours, quels qu’ils soient, cette complaisante faveur de la Providence ! De quelles coupables lâchetés de cœur, de quelles perfidies, de quelles défaillances morales on la rend ainsi involontairement complice ! Écoutez Mme Sand nous retracer à sa façon les hautes origines de l’amour : « Ce qui fait l’immense supériorité de ce sentiment sur tous les autres, ce qui prouve son essence divine, c’est qu’il ne naît point de l’homme même, c’est que l’homme n’en peut disposer ; c’est qu’il ne l’accorde pas plus qu’il ne l’ôte par un acte de sa volonté ; c’est que le cœur humain le reçoit d’en haut sans doute pour le reporter sur la créature choisie entre toutes dans les desseins du ciel ; et quand une âme énergique l’a reçu, c’est en vain que toutes les considérations humaines élèveraient la voix pour le détruire ; il subsiste seul et par sa propre puissance. Tous ces auxiliaires qu’on lui donne, ou plutôt qu’il attire à soi, l’amitié, la confiance, la sympathie, l’estime même, ne sont que des alliés subalternes ; il les a créés, il les domine, il leur survit. » Et, quelques lignes plus loin, elle ajoute : « La suprême Providence, qui est partout en dépit des hommes, n’avait-elle pas présidé à ce rapprochement ? L’un était nécessaire à l’autre : Bénédict à Valentine, pour lui faire connaître ces émotions sans lesquelles la vie est incomplète ; Valentine à Bénédict, pour apporter le repos et la consolation dans une vie orageuse et tourmentée. Mais la société se trouvait là entre eux, qui rendait ce choix absurde, coupable, impie ! La Providence a fait l’ordre admirable de la nature, les hommes l’ont détruit ; à qui la faute ? » Qu’il y ait une prédestination divine entre Bénédict et Valentine, j’ai peine à le croire, mais que Dieu intervienne exprès pour autoriser jusqu’aux inconstances du cœur, voilà ce que je ne peux, en conscience, accorder à Jacques. « Je n’ai jamais travaillé mon imagination, dit-il, pour allumer ou ranimer en moi le sentiment qui n’y était pas encore ou celui qui n’y était plus ; je ne me suis jamais imposé la constance comme un rôle. Quand j’ai senti l’amour s’éteindre, je l’ai dit sans honte et sans remords, et j’ai obéi à la Providence qui m’attirait ailleurs. » La singulière fonction pour la Providence, d’appeler Jacques à de nouvelles amours ! Du reste, Jacques fait des prosélytes à sa doctrine, sa femme la première. Car, plus tard, lorsque sa femme le trahit, c’est religieusement, si je puis dire. On n’avait jamais poussé la piété si avant dans l’adultère. Imaginez, pour consacrer son bonheur, le projet que forme l’aimable Fernande. « O mon cher Octave ! écrit-elle à son amant, nous ne passerons jamais une nuit ensemble sans nous agenouiller et sans prier pour Jacques. » Voilà un mari bien consolé. On ne doit pas s’étonner, d’après cela, si les héros de Mme Sand croient rendre à Dieu une sorte de culte en cédant à l’amour. Les amants prennent tout à coup, dans leurs extases, des airs d’inspirés. Quand ils racontent leurs joies, c’est avec une sorte d’exaltation pieuse. Ils semblent voir là quelque chose comme des rites sacrés, où ils apportent un orgueil attendri. Ce ne sont plus des amants, ce sont des grands prêtres. De quel ton religieux Valreg raconte l’invraisemblable bonheur qui lui est arrivé, le mensonge bizarre et l’héroïsme cynique par lequel la Daniella s’est livrée à lui ! Je n’insisterai pas, je veux seulement indiquer la note qui domine dans cette étrange action de grâces. Les métaphores les plus mystiques se pressent sous sa plume délirante. « Une vierge sage calomniant sa pureté, éteignant sa lampe comme une vierge folle, pour rassurer la mauvaise et lâche conscience de celui qu’elle aime et qui la méconnaît ! Mais c’est un rêve que je fais !... Je suis dans un état surnaturel... Je me trouve tel que Dieu m’a fait. L’amour primordial, le principal effluve de la divinité s’est répandu dans l’air que je respire ; ma poitrine s’en est remplie... C’est comme un fluide nouveau qui le pénètre et qui le vivifie... Je vis enfin par ce sens intellectuel qui voit, entend et comprend, un ordre de choses immuable, qui coopère sciemment à l’œuvre sans fin et sans limites de la vie supérieure, de la vie en Dieu », etc., etc. Ce n’est plus seulement un apôtre de l’amour, c’est un illuminé. Venant de Dieu, l’amour est sacré. Y céder, c’est faire acte pie ; y résister serait un sacrilège ; le blâmer dans les autres, une impiété. Le vœu de la nature, n’est-ce pas l’appel même de Dieu à ces élus d’une nouvelle espèce ? Est-il besoin d’ajouter que l’amour se légitime par lui-même ? Il est irresponsable, puisqu’il est divin. Les égarements qu’il amène rencontrent dans l’auteur et dans ses principaux personnages la plus large indulgence, la sympathie la plus illimitée : « Marthe, dit Eugénie (dans le roman d’Horace), pourquoi donc cette douleur ? Est-ce du regret pour le passé, est-ce la crainte de l’avenir ? Tu as disposé de toi, tu étais libre, personne n’a le droit de t’humilier. » Ceux mêmes qui auraient quelque droit de se plaindre, comme les maris abandonnés, sont les premiers, quand ils ont de grandes âmes, à répandre leur bénédiction héroïque sur le couple adultère : « Ne maudis pas ces deux amants, écrit Jacques à Sylvia. Ils ne sont pas coupables, ils s’aiment. Il n’y a pas de crime là où il y a de l’amour sincère ». Et ailleurs : « Fernande cède aujourd’hui à une passion qu’un an de combats et de résistance a enracinée dans son cœur ; je suis forcé de l’admirer, car je pourrais l’aimer encore, y eût-elle cédé au bout d’un mois. Nulle créature humaine ne peut commander à l’amour, et nul n’est coupable pour le ressentir et pour le perdre. » Mais où donc s’arrêtera cette indulgence pour les égarements de l’amour ? J’ai peur qu’elle ne s’étende bien loin, jusqu’aux dernières limites où peut s’étendre la vie libre. Je me rappelle involontairement une apologie très vive (pro domo suâ) d’Isidora la courtisane, démontrant à Laurent que toutes ces femmes de plaisir et d’ivresse qu’un stoïcisme puéril méprise, ce sont les types les plus rares et les plus puissants qui soient sortis des mains de la nature. Mme Sand peut dire qu’Isidora parle ainsi par circonstance ou par situation, et que d’ailleurs il ne faut pas discuter si sévèrement les folles pensées qui s’échangent au bal masqué. Soit ; mais plus loin, dans le même livre, Laurent développe un thème analogue, et conclut hardiment, devant la noble Alice, que la société n’a pas donné d’autre issue aux facultés de la femme, belle et intelligente, mais née dans la misère, que la corruption. Et la pudique Alice répond avec une expansion douloureuse : « Vous avez raison, Laurent ». Le mot est d’une bouche bien grave, cette fois ! Dans toutes les fautes qui peuvent entraîner une femme, dans celles mêmes qui l’avilissent aux yeux du monde, il n’y a de coupable que la société, qui entrave les libres élans de Dieu dans les âmes. On va bien loin avec cette théorie. J’ai peur que les âmes qui, par malheur, la prendraient au sérieux, ne s’énervent dans une sorte de fatalisme oriental. C’est la foi dans la liberté qui nous fait libres. Croyez-y vigoureusement, vous la sentirez vivre et agir en vous. Cessez d’y croire, et vous tomberez au rang de ces âmes serviles que la passion agite sous son joug de fer. On est libre dans la mesure où l’on croit l’être, car c’est précisément cette affirmation de notre force qui nous affranchit. Ceci est un dogme de la plus pure philosophie ; c’est un dogme religieux aussi, car la religion nous dit que la grâce ne se refuse pas à qui la mérite par l’effort. Je ne prétends pas que l’homme soit impeccable, ni que l’opinion doive s’armer d’une ridicule sévérité pour châtier ses défaillances. Ce que je veux uniquement, c’est rétablir la responsabilité là où elle doit être, et empêcher qu’on n’aggrave encore des faiblesses trop réelles par ces complaisances de doctrines empressées à les absoudre. Il y a une certaine grandeur morale, même dans une faute, à s’en reconnaître le libre auteur, plutôt que d’en chercher la lâche excuse dans une fatalité que nous faisons nous-mêmes en y croyant. L’idéalité sensuelle, voilà le vice secret de presque tous les amours dans Mme Sand. Ses héros s’élèvent aux plus hautes cimes du platonisme. Mais regardez de plus près dans le cœur, vous y apercevrez un sensualisme délicat ou violent qui gâte les plus nobles aspirations. Un exemple suffira. Lélia est moins une femme qu’un symbole. Parmi tous les grands sentiments qu’elle symbolise, il faut placer incontestablement l’amour pur. Mme Sand a voulu en faire la plus brillante expression de l’idéalisme dans la passion. Certes elle parle un magnifique langage quand elle s’écrie : « L’amour, Sténio, n’est pas ce que vous croyez ; ce n’est pas cette violente aspiration de toutes les facultés vers un être créé, c’est l’aspiration sainte de la partie la plus éthérée de notre âme vers l’inconnu. Êtres bornés, nous cherchons sans cesse à donner le change à ces insatiables désirs qui nous consument ; nous cherchons un but autour de nous, et, pauvres prodigues que nous sommes, nous parons nos périssables idoles de toutes les beautés immatérielles aperçues dans nos rêves. Les émotions des sens ne nous suffisent pas. La nature n’a rien d’assez recherché dans le trésor de ses joies naïves pour apaiser la soif de bonheur qui est en nous ; il nous faut le ciel, et nous ne l’avons pas ! » Et le discours, lancé ainsi par une pensée impétueuse et sublime vers l’infini, ne s’arrête plus. L’âme, entraînée à sa suite, gravit les cîmes les plus élevées du sentiment. Mais tournez le feuillet : l’âme redescend la montagne. Quelle scène ! et comme le grand cœur de Lélia est près de faiblir ! Se rappelle-t-on les pages brûlantes qui commencent ainsi : « Lélia passa ses doigts dans les cheveux parfumés de Sténio, et, attirant sa tête sur son sein, elle la couvrit de baisers... » Il y a dans ces pages un si indéfinissable mélange de platonisme et de volupté, l’un reprenant sans cesse ce que l’autre a ravi, et la volupté vaincue revenant à chaque instant se jouer du platonisme tour à tour indigné et attendri, il y a dans cette lutte dangereuse et trop longtemps décrite quelque chose de si irritant pour l’imagination, que je n’hésite pas à juger Pulchérie, la prêtresse du plaisir, moins impudique dans ses ivresses, que cette sublime Lélia dans les hallucinations de sa cynique chasteté. Les nobles idées elles-mêmes qui se présentent au milieu de ce délire ne font qu’en aggraver l’étrange abandon. « Comme ton cœur bat rude et violent dans ta poitrine, jeune homme ! C’est bien, mon enfant ; mais ce cœur renferme-t-il le germe de quelque mâle vertu ? Traversera-t-il la vie sans se corrompre ou sans se sécher ?... Tu souris, mon gracieux poète, endors-toi ainsi. » Je ne peux souffrir cette sollicitude pour la vertu future de Sténio en un pareil moment. Lélia proteste en vain contre nos soupçons. En vain elle déclare qu’elle se complaît dans la beauté de Sténio avec une candeur, une puérilité maternelle. Je me défie malgré moi de ces candeurs et de ces maternités factices. Une des conséquences de la théorie sur l’origine providentielle de la passion est cet axiome romanesque, que l’amour égalise les rangs. C’est la société seule qui fait les castes. Dieu n’est pour rien dans nos puériles combinaisons. D’où il faut conclure que, dans ce travail providentiel qui prédestine les âmes les unes aux autres, il n’est tenu aucun compte des degrés de la hiérarchie sociale où le hasard et le préjugé distribueront ces âmes à leur entrée dans la vie. Il y a égalité devant Dieu, il y aura égalité dans l’amour, qui est son œuvre. Et l’on verra toutes ces nobles héroïnes, Valentine de Raimbault, Marcelle de Blanchemont, Yseult de Villepreux et tant d’autres, aller chercher leur idéal sous la blouse du paysan ou la veste de l’ouvrier, jalouses de relever leurs frères abaissés et de remettre chacun d’eux à sa vraie place. Ainsi se font les mariages d’âmes, d’une extrémité à l’autre de l’échelle sociale, dans le monde des romans de Mme Sand. Elle se plaît, dans les jeux de son imagination, à rapprocher les conditions et à préparer (elle le croit du moins) la fusion des castes par l’amour. Qu’y a-t-il de vrai dans cette idée ? L’amour égalise-t-il les rangs dans la vie comme dans le roman ? C’est une de ces questions délicates qui n’admettent pas de réponse absolue, et que d’autres juges que les hommes pourraient seuls éclairer avec leurs instincts et leurs fines inductions. Si j’en crois quelques témoignages, cette idée de Mme Sand séduirait beaucoup l’imagination des femmes. Il y a, en effet, dans le cœur de chacune d’elles, une tendance au dévouement dans l’amour, une sorte d’instinct chevaleresque qui s’exalte dans l’idée d’une lutte généreuse avec les disgrâces imméritées de la société ou de la fortune. Quelle âme féminine résisterait, en imagination au moins, au plaisir de relever une grande intelligence refoulée dans l’ombre, un cœur vaillant égaré, par les hasards d’un sort contraire, dans les rangs obscurs de la vie ? Mais cet héroïsme va-t-il au delà du rêve ? Une femme née dans un rang élevé, entourée de ce luxe et de cet éclat qui sont comme le cadre naturel des hautes existences sociales, pourra-t-elle, de cette région où elle vit, distinguer dans la foule humaine ce noble déclassé qu’elle doit remettre à son vrai niveau ? Et si par un hasard miraculeux elle le découvre, les circonstances se feront-elles assez les complices de son désir pour rapprocher ces deux cœurs entre lesquels le monde met des intervalles plus infranchissables que l’Océan avec ses abîmes, que le désert avec ses immensités ? Je suppose ces obstacles vaincus et les deux âmes mises en contact l’une avec l’autre par une destinée propice, tout sera-t-il dit pour cela, et ne verra-t-on pas s’élever tout à coup, par le seul effet d’une connaissance plus longue, des obstacles imprévus et cette fois invincibles ? L’amour survivra-t-il à cette délicate épreuve de l’intimité familière ? Songez que, de ces deux âmes, l’une apporte cette indélébile habitude de manières, de langage et de ton, qui est devenue pour elle une seconde nature plus nécessaire que la première. Songez que l’autre vient d’ailleurs et que toute la distinction du cœur ne rachète pas ces inexpériences de la vie sociale, ces ignorances qui ne sont sublimes que dans les livres. Il faut au moins que la culture intellectuelle et des instincts particulièrement délicats viennent combler ces abîmes où l’amour, cruellement désappointé, risquerait fort de s’engloutir. Sans doute, l’amour ne consulte pas les règles de la hiérarchie sociale ; mais il sera difficile d’admettre que ces règles soient absolument interverties. Et, pour préciser ma pensée, j’accorde à Mme Sand qu’Edmée puisse aimer Mauprat : il est de sa famille et, après quelques années de soins, ce sera un fort galant homme ; ou que la dernière Aldini laisse son imagination d’abord, son cœur ensuite, s’éprendre de Lélio : c’est un artiste célèbre, un esprit charmant, un noble cœur ; que Valentine enfin pardonne à Bénédict quelques rudesses de manières : c’est une sorte de génie, inculte seulement à la surface, plein d’éloquence naturelle et d’idées fortes. Mais je doute que les grandes dames et les nobles demoiselles de Mme Sand puissent aimer, ailleurs que dans les romans, les unes un gondolier ignare, les autres un ouvrier illettré ; surtout que, si elles ont eu le vertige de ces amours disproportionnés, elles poussent l’imprudence au delà, et qu’elles rêvent des unions plus impossibles que leur amour. En tout ceci je ne fais qu’exprimer des doutes et marquer des nuances. Je pose des questions, je me garderai bien de les résoudre. Qui oserait, sans folie, affirmer qu’il y a quelque chose que l’amour ne puisse pas faire ? Mais alors c’est à titre d’exception. Nous avons indiqué la théorie de l’amour dans Mme Sand, si pourtant ce n’est pas forcer le sens des mots que de voir une théorie dans ces inspirations ardentes d’une sensibilité sans règle. Et malgré tout, en dépit des plus justes critiques, il est difficile de ne pas subir le charme. Il faut tenir sa raison bien en garde pour l’empêcher d’être entraînée. Jamais on n’a porté une candeur plus éloquente dans le paradoxe, ni une loyauté plus enthousiaste dans l’erreur. Et puis, quelle injustice ce serait de ne voir dans Mme Sand que le peintre séduisant des égarements ou des sophismes de la passion ! Comme il y a de grandes et nobles parties dans sa conception de l’amour ! Quelle générosité, quelle délicate fierté, quel dévouement chevaleresque dans ses types les plus aimés ! Il y a sur quelques-uns d’entre eux l’impérissable rayon de la grâce idéale. Geneviève, créature plus fraîche et plus pure que les fleurs au milieu desquelles s’écoulait ta vie, jusqu’au jour fatal où l’on te ravit ton bonheur en troublant ta pureté ; Consuelo, ravissante et fière image de la conscience dans l’art et de l’honneur dans l’amour, chaste fille religieusement fidèle à un souvenir à travers les aventures de votre vie errante ; Edmée, type envié des femmes, une des plus touchantes créations du roman moderne, douce héroïne qui avez si souvent visité les rêves des jeunes âmes enthousiastes, dans ce fantastique costume de chasse sous lequel vous vit pour la première fois votre sauvage amant, avec cet air de calme souriant, de franchise courageuse et d’inviolable honneur ; et vous aussi, vous Marie, l’héroïne de la Mare au Diable, qui n’aviez pour inspirer un grand amour que votre ingénuité et qui avez vaincu avec cette arme l’âme rude d’un paysan, qui avez fait par votre désintéressement l’éducation de cette générosité ignorée d’elle-même, qui avez fait éclore par votre honte sans art la justice et le dévouement, là où le calcul régnait en maître ; vous enfin, Caroline de Saint-Geneix, qui avez vaincu un ennemi plus fort que la rudesse du paysan, l’implacable orgueil d’un préjugé, et qui, à force de réserve, de pudeur, de grandeur d’âme, d’héroïsme simple et modeste, avez soumis toutes les résistances, amélioré toutes les âmes, transformé autour de vous toutes les fatalités d’éducation et de race ; vous toutes, vous avez su noblement et délicatement aimer, vous avez fait connaître un jour, une heure, la vraie grandeur dans l’amour vrai. Vous avez ému l’âme de plusieurs générations. Vous vivrez maintenant au milieu de ce peuple idéal que le génie crée et qui vit du souffle immortel de l’art. La conception que Mme Sand s’est faite de l’amour n’a pas été indifférente ; elle a eu des conséquences d’une certaine portée. C’est par l’idée de la passion irresponsable que la lutte de Mme Sand a commencé contre l’opinion, contre les lois sociales, et que cette lutte s’est tout d’abord introduite dans les romans, où plus tard elle s’est fait une si large place. Là s’est révélée une lacune qu’il serait inutile de ne pas signaler dans la nature morale de Mme Sand, tant elle s’y trahit manifestement d’elle-même. Ce qui manque à cette âme si puissante et si riche d’enthousiasme, c’est une humble qualité morale qu’elle dédaigne et qu’elle calomnie même, quand elle vient à en parler, la résignation, qui n’est pas, comme elle semble le croire, l’inerte vertu des âmes basses, pliées d’avance à tous les jougs dans une superstitieuse servilité devant la force. C’est là une fausse et dégradante résignation ; la véritable procède de la conception de l’ordre universel, au prix duquel les souffrances individuelles, sans cesser d’être une occasion de mérite, cessent d’être un droit à la révolte. Que deviendrait la société si chacun, armant sa passion de la force, la jetait en guerre à travers les intérêts légitimes ou les droits contraires ? Ce serait la société élémentaire selon Hobbes, la lutte de l’homme devenu un loup pour l’homme. La résignation, entendue dans son vrai sens, philosophique et chrétien, est une acceptation virile des lois morales et aussi des lois nécessaires au bon ordre des sociétés, elle est une adhésion libre à l’ordre, un sacrifice consenti par la raison d’une partie de son bien particulier et de sa liberté personnelle, non à la force ou à la tyrannie d’un caprice humain, mais aux exigences du bien général, qui ne subsiste que par l’accord des libertés individuelles et des passions réglées. Cette conception manque tout à fait à Mme Sand. Elle ne sait pas se résigner, et l’orgueil de la passion frémit dans toutes ses œuvres, superbe et révolté. De là ces déclamations célèbres sur les droits de l’être humain à secouer le joug des lois sociales, des lois sans pitié et sans intelligence, qui meurtrissent le cœur et violentent la liberté. De là tant de prophéties irritées et cette utopie du mariage idéal : « Je ne doute pas, s’écrie Jacques, que le mariage ne soit aboli, si l’espèce humaine fait quelque progrès vers la justice et la raison ; un lien plus humain et non moins sacré remplacera celui-là, et saura assurer l’existence des enfants qui naîtront d’un homme et d’une femme, sans enchaîner jamais la liberté de l’un et de l’autre. Mais les hommes sont trop grossiers et les femmes trop lâches, pour demander une loi plus noble que la loi de fer qui les régit ; à des êtres sans conscience et sans vertu il faut de lourdes chaînes. » Demander une loi, c’est bientôt dit, une loi qui affranchisse la liberté des époux sans détruire la famille que fonde le pacte de ces deux libertés. Qu’on essaye donc de la concevoir, cette loi, dans la contradiction de ses termes ! À moins de conclure tout simplement à l’union libre, je défie les législateurs de l’avenir de sortir de ce dilemme : il faut que l’homme et la femme aliènent leur liberté ou que la famille périsse. Encore s’il n’y avait que l’homme et la femme, le problème serait bientôt résolu. Ils se quitteraient dès qu’ils ne s’aimeraient plus, à supposer pourtant qu’ils puissent vivre l’un sans l’autre. C’est une panacée commode à l’usage des deux époux, quand ils ont tous deux des rentes ou même quand ils n’ont rien. Mais que deviendront les enfants, sous la loi de ces mariages éphémères ? Mme Sand ne s’en occupe pas. Pas davantage la Sibylle, quand elle prépare dans le temple des Invisibles les décrets de l’avenir : « Oui, dit-elle, l’abandon de deux volontés qui se confondent en une seule est un miracle, car toute âme est libre en vertu d’un droit divin. Arrière donc les serments sacrilèges et les lois grossières ! Laissez-leur l’idéal, et ne les attachez pas à la réalité par les chaînes de la loi. Laissez à Dieu le soin de continuer le miracle. » À merveille ; mais enfin, si Dieu ne continue pas le miracle ? Si l’enthousiasme qui a entraîné cet homme et cette femme à se donner l’un à l’autre par le pacte toujours révocable de l’amour ; si cette ferveur qui les fait s’écrier à la première heure de l’amour : « Non pas seulement dans cette vie, mais dans l’éternité » ; si la passion, enfin, se refroidit et disparaît, le mariage idéal cessera-t-il par là même ? L’enthousiasme est une base bien fragile pour supporter la famille. Le roman de Jacques nous montre une femme qui s’est mariée dans la plénitude de sa liberté, qui a connu et pratiqué cette ferveur exigée dans le mariage idéal et qui disait, elle aussi : « Pour l’éternité ». Et pourtant, après quelques années, que deviennent Fernande et la famille qu’elle a fondée ? Mme Sand élude la difficulté ; elle envoie aux enfants une maladie, qui les enlève, elle conseille à Jacques d’aller se tuer dans quelque gouffre ignoré, pour laisser sa femme libre d’aimer ailleurs. Fort bien, mais la réalité ne se laisse pas gouverner comme le roman. Et si les enfants s’obstinent à vivre ? Et si Jacques ne veut pas mourir ? Il serait trop cruel, en vérité, de recommander l’exemple de Jacques à tous les maris que leurs femmes cessent d’aimer. Quelle hécatombe ! George Sand avait-elle été coupable, dès ses premiers romans, de pareilles intentions ? Elle s’en était défendue dans une réponse bien curieuse, courtoise mais vive, à M. Nisard, qui a dû être écrite vers 1836 et qui a été annexée, sous forme de post-scriptum, aux Lettres d’un Voyageur. C’est comme une apologie personnelle des romans de sa première manière et de leurs tendances : « S’il ne s’agissait pour moi que de vanité satisfaite, disait-elle au critique sévère et délicat qui s’était occupé de la partie sociale de ses œuvres, je n’aurais que des remerciements à vous offrir, car vous accordez à la partie imaginative de mes contes beaucoup plus d’éloges qu’elle n’en mérite. Mais plus je suis touché de votre suffrage, plus il m’est impossible d’accepter votre blâme à certains égards... Vous dites, monsieur, que la haine du mariage est le but de tous mes livres. Permettez-moi d’en excepter quatre ou cinq, entre autres Lélia, que vous mettez au nombre de mes plaidoyers contre l’institution sociale, et où je ne sache pas qu’il en soit dit un mot... Indiana ne m’a pas semblé, non plus, lorsque je l’écrivais, pouvoir être une apologie de l’adultère. Je crois que dans ce roman (où il n’y a pas d’adultère commis, s’il m’en souvient bien) l’amant (ce roi de mes livres, comme vous l’appelez spirituellement) a un pire rôle que le mari — André n’est ni contre le mariage, ni pour l’amour adultère. — Enfin dans Valentine, dont le dénouement n’est ni neuf ni habile, j’en conviens, la vieille fatalité intervient pour empêcher la femme adultère de jouir, par un second mariage, d’un bonheur qu’elle n’a pas su attendre — Reste Jacques, le seul qui ait été assez heureux, je crois, pour obtenir de vous quelque attention. » Et l’apologie, très habile, commence par l’aveu que l’artiste a pu pécher, que sa main sans expérience et sans mesure a pu tromper sa pensée, que son histoire ressemble un peu à celle de Benvenuto Cellini, qui s’arrêtait trop au détail en négligeant la forme et les proportions de l’ensemble. C’est quelque chose de semblable qui a dû lui arriver à elle-même en écrivant ce roman, et sans doute aussi tous ses autres romans se ressentent de cette hâte d’ouvrier ardent et malhabile, qui se complaît à la fantaisie du moment, et qui manque le but à force de s’amuser aux moyens. Cette première excuse une fois admise, on voudra bien considérer qu’il y a en elle plus de la nature du poète que de celle du législateur, qu’elle ne se sent pas la force d’être un réformateur ; qu’il lui est arrivé souvent d’écrire lois sociales à la place des vrais mots, qui eussent été les abus, les ridicules, les préjugés et les vices du temps, lesquels lui semblent appartenir de plein droit à la juridiction du roman, tout aussi bien qu’à celle de la comédie. À ceux qui lui ont demandé ce qu’elle mettrait à la place des maris, elle a répondu naïvement que c’était le mariage, de même qu’à la place des prêtres, qui ont compromis la religion, elle croit que c’est la religion qu’il faut mettre. Elle a fait peut-être une autre grande faute contre le langage, lorsque, en parlant des abus et des vices de la société, elle a dit la société ; elle jure qu’elle n’a jamais songé à refaire la Charte constitutionnelle ; elle n’a pas eu, d’ailleurs, l’intention qu’on lui prête de donner au monde son malheur personnel en preuve de sa thèse, faisant ainsi d’un cas privé une question sociale. Elle s’est bornée à développer des aphorismes aussi péremptoires que ceux-ci : « Le désordre des femmes est très souvent provoqué par la férocité ou l’infamie des hommes ». — « Un mari qui méprise ses devoirs de gaieté de cœur, en jurant, riant et buvant, est quelquefois moins excusable que la femme qui trahit les siens en pleurant, en souffrant et en expiant. » Mais enfin quelle est sa conclusion ? Évidemment cet amour qu’elle édifie et qu’elle couronne sur les ruines de l’infâme est son utopie ; cet amour est grand, noble, beau, volontaire, éternel ; mais cet amour, « c’est le mariage tel que l’a fait Jésus, tel que l’a expliqué saint Paul, tel encore, si vous voulez, que le chapitre VI du titre V du Code civil en exprime les devoirs réciproques ». C’est, en un mot, le mariage vrai, idéal, humanitaire et chrétien à la fois, qui doit faire succéder la fidélité conjugale, le véritable repos et la véritable sainteté de la famille à l’espèce de contrat honteux et de despotisme stupide qu’a engendrés la décrépitude du monde. Malgré tout, l’objection de fond subsiste toujours. Comment tirer un pacte irrévocable d’éléments aussi changeants, aussi fugaces que l’amour ? Comment le sacrement social du mariage pourra-t-il avoir une chance quelconque de stabilité, s’il n’est que la constatation de la passion ? Ne faut-il pas toujours y faire intervenir un élément plus solide, plus substantiel, ou l’honneur ou un serment social, ou un engagement religieux qui lui donne une règle et un appui ? Et que deviendront, dans le péril de ces unions mobiles si facilement rompues, la faiblesse de la femme abandonnée ou celle de l’enfant trahi ? On dirait que Mme Sand elle-même a reconnu tardivement la force de l’objection. Elle s’est fort amendée dans les derniers romans. Comme exemple, voyez Valvèdre, la contre-partie de Jacques dont la conclusion logique était que le mariage tombe de soi avec l’amour. Rien n’est plus curieux que de voir le même sujet traité deux fois par un auteur sincère, à vingt-sept ans de distance, chaque fois avec les préoccupations différentes qu’apporte la vie et qui imposent aux héros du roman des destinées si différentes, au roman lui-même deux dénouements contraires. Le sujet est le même : la lutte du mari et de l’amant ; mais comme cette lutte se termine différemment ! Par malheur, Valvèdre ne vaut pas Jacques. La verve et le charme se sont en partie éclipsés. Alida, c’est encore Fernande, mais dépouillée de sa poésie, passionnée à froid et dans le faux. L’amant n’a guère changé. Qu’il s’appelle Octave ou Francis, c’est toujours le même personnage qui prodigue l’héroïsme dans les mots et qui débute dans la vie par immoler une femme à son amour-propre. Mais le mari n’est plus cet insensé sublime qui se tue pour n’être pas un obstacle dans la vie de celle qu’il aime follement et pour faire que le bonheur de sa femme ne soit pas un crime. Jacques s’appelle maintenant Valvèdre ; il a réfléchi, il a cherché des consolations dans l’étude. Il a tué en lui la folie du désespoir ; il n’abdique pas son rôle et son devoir de mari ; il ne cède plus volontairement sa femme à Octave, et quand sa femme l’a quitté, quand elle meurt de la situation fausse où l’a jetée le dépit plus que l’amour, il apparaît près du lit funèbre ; il reprend à l’amant faible et inutile le cœur de cette femme qui va mourir. Il écrase Francis de sa générosité, tout en lui enlevant la joie de la dernière pensée d’Alida. Le dénouement est, on le voit, tout l’opposé de l’ancien roman. La réflexion a fait son œuvre, la vie aussi. Il est certain que c’est l’attaque vive contre les lois à propos du mariage qui introduisit plus tard la question sociale tout entière dans les romans de George Sand. Elle s’enhardit en dehors des limites qu’elle avait tout d’abord tracées autour de sa pensée. Elle ne s’arrêta pas, comme en 1836, à la crainte de se poser en réformateur de la société ; elle entreprit de porter remède, sur les principaux points, à l’infâme décrépitude du monde. Exaltation dans le sentiment, faiblesse et incohérence dans la conception, voilà ce qui caractérise les théories sociales de Mme Sand. Nous n’insisterons pas sur ce côté si connu et si souvent discuté de ses œuvres, où d’ailleurs il y aurait bien des questions de propriété ou de voisinage à résoudre entre elle et ceux qu’elle se plut à nommer ses maîtres dans l’œuvre de destruction et de reconstruction qu’elle préparait. D’ailleurs, il faut bien se le dire, depuis ces âges lointains des politiciens et des philosophes dont la pensée agitait les réformes futures, cette partie des romans de Mme Sand a étrangement vieilli. Il semble, lorsqu’on les relit à près de cinquante ans de distance, que l’on assiste à une exhumation de doctrines antédiluviennes. Étrange et magnifique supériorité de la poésie, qui est la fiction dans l’art, sur l’utopie, qui est la fiction violente dans la réalité sociale ! Tout ce qui reste de l’art pur, de l’art désintéressé, dans les récits de cette période, conserve à travers les années la sérénité d’une incorruptible et radieuse jeunesse. Les figures aimées, qu’on y rencontre avec tant de plaisir, dans les intervalles de la thèse qui déclame, peuplent encore notre imagination et sont comme le charme immortel de notre souvenir. Au contraire, tout ce qui relève du système, toutes ces doctrines si trompeuses, si vagues, si pleines de spécieuses promesses et de formules sibyllines, tout ce qui rappelle ces grandes épopées de la philosophie de l’avenir, tout cela porte les traces d’une effroyable caducité, tout cela est mort, irrémissiblement mort. Qui aurait le courage, aujourd’hui, de relire ou de discuter des pages, écrites pourtant avec une conviction ardente, sous la dictée des grands prophètes, comme celles qui remplissent le second volume de la Comtesse de Rudolstadt, les trois quarts du Péché de M. Antoine, et cet Évenor, dont je ne peux évoquer le souvenir sans un indicible effroi ? Est-il besoin de rappeler même les traits fondamentaux de la doctrine, le mélange d’un mysticisme historique élaboré par Pierre Leroux, et d’un radicalisme révolutionnaire naïvement imité de Michel (de Bourges) ? Mme Sand a toujours eu un goût très vif, une passion véritable pour les idées, mais elle les interprète en les mêlant et les confondant toutes. Sa métaphysique est fort incertaine et vague. George Sand est idéaliste, sans doute, et c’est par là qu’elle se distingue profondément de l’école des romanciers qui l’ont suivie. Mais qui pourrait définir clairement sa pensée dans les œuvres diverses où elle a essayé de l’exprimer ? Elle a l’élan vigoureux, elle a le coup d’aile vers les régions mystérieuses. Mais quelle doctrine précise rapporte-t-elle de ces explorations sublimes ? Que l’on essaye seulement de comprendre quel sens prend sous sa plume, en certaines circonstances solennelles, ce grand mot Dieu, dont elle use avec une sorte de prodigalité ? Que devient-il, ce nom, au bout des transformations que sa pensée a subies dans ses diverses phases, à travers les maîtres qu’elle a écoutés avec une curiosité docile et passionnée ? Que devient-il dans cet immense laboratoire humanitaire, ce Dieu de l’amour pur, que Lélia appelait dans sa prière désespérée, dans l’église des Camaldules, ce Dieu de vérité que Spiridion invoquait, d’un cœur enflammé, à travers les persécutions des moines, dans les sombres visions du cloître ? Sous l’influence de Pierre Leroux, il semble bien qu’il soit devenu le commencement et le terme du circulus universel. Plus tard, affranchie de la secte, Mme Sand rendra au nom de Dieu une partie de sa signification compromise et de ses attributs perdus. Mais ce serait toute une histoire que de raconter l’odyssée de ce Dieu successivement transformé, anéanti et finalement retrouvé. C’est tout un avatar dont le sens reste souvent une énigme. Loin de nous toute pensée d’ironie ! Ces choses sont graves, et il faudrait être misérablement gai pour en rire ; d’ailleurs ces idées philosophiques et sociales ont vécu dans une âme sincère, c’est assez pour que l’on n’en plaisante pas. J’accorde de grand cœur mon respect, non aux théories elles-mêmes, mais au loyal enthousiasme qui les a embrassées. Au reste, il faut bien le dire, ces doctrines sont mortes, et bien mortes ; elles ont succombé sous leur impuissance en face des faits, et le socialisme doctrinal de 1848 a été trouvé incapable de résoudre pratiquement le plus mince problème. Mais ce qui n’est pas mort, ce sont les problèmes eux-mêmes ; ce qui n’est pas mort, c’est la nécessité économique et morale de les poser, et d’en chercher au moins la solution partielle. Ce qui n’est pas mort, enfin, c’est la misère et l’imprescriptible obligation, pour quiconque a une conscience et du cœur, de dévouer une part de sa pensée et de sa vie à ces souffrances de nos frères inconnus. Les théories de ce temps-là sont bien finies, je le crois, mais la cause qui les a fait naître leur survit, et ce n’est pas trop dire que de déclarer que cette cause est celle même du christianisme, que ces deux causes n’en font qu’une, et que nul n’est vraiment ni chrétien ni philosophe qui n’est pas résolu à opposer aux tristes conquêtes de la misère l’effort croissant de la sympathie et du dévouement. Ne nous inquiétons pas trop de savoir si le progrès est indéfini et continu. Nous savons, en tout cas, qu’il n’est pas fatal et qu’il dépend de nous. Travailler au progrès partiel, sur un atome de l’étendue, sur un point du temps, c’est peut-être tout ce que nous pouvons faire, faisons-le. Occupons-nous moins d’aimer l’humanité de l’avenir que les hommes qui sont près de nous, à la portée de notre main et de notre cœur. Tout cela n’est pas chose nouvelle, c’est le socialisme de la charité, et c’est le bon. Qui de nous ou de Mme Sand se trouve le plus rapproché de M. de Lamennais, la seule intelligence vraiment philosophique qu’elle ait connue ? Avait-elle lu ces admirables lignes dans les œuvres posthumes : « On ne saurait tromper plus dangereusement les hommes qu’en leur montrant le bonheur comme le but de la vie terrestre. Le bonheur n’est point de la terre, et se figurer qu’on l’y trouvera est le plus sûr moyen de perdre la jouissance des biens que Dieu y a mis à notre portée. Nous avons à remplir une fonction grande et sainte, mais qui nous oblige à un rude et perpétuel combat. On nourrit le peuple d’envie et de haine, c’est-à-dire de souffrances, en opposant la prétendue félicité des riches à ses angoisses et à sa misère. » Et, avec un admirable geste d’âme, l’illustre penseur s’écrie : « Je les ai vus de près, ces riches si heureux ! Leurs plaisirs sans saveur aboutissent à un irrémédiable ennui qui m’a donné l’idée des tortures infernales. Sans doute, il y a des riches qui échappent plus ou moins à cette destinée, mais par des moyens qui ne sont pas de ceux que la richesse procure. La paix du cœur est le fond du bonheur véritable, et cette paix est le fruit du devoir parfaitement accompli, de la modération des désirs, des saintes espérances, des pures affections. Rien d’élevé, rien de beau, rien de bon ne se fait sur la terre qu’au prix de la souffrance et de l’abnégation de soi, et le sacrifice seul est fécond. » Pour cette simple page d’un vrai penseur qui tempère par des traits d’une raison si forte ses indignations et ses colères, je donnerais de grand cœur tous les discours de Pierre Leroux et surtout la fameuse conversation du pont des Saints-Pères, un soir que les Tuileries ruisselaient de l’éclat d’une fête, où M. Michel (de Bourges) tenta d’initier à des doctrines farouches l’intelligence vraiment naïve de Mme Sand, où elle eut l’étonnement et presque le scandale de cette éloquence furibonde, débridée à cette heure jusqu’à une sorte de férocité apocalyptique. La naïveté dans le génie, peut-on la nier, puisque, malgré l’horreur avouée de cette conversation, tout entière en sanglants dithyrambes, Mme Sand continua quelque temps encore à croire à l’esprit politique de son prolixe et bruyant ami ? Pour moi, je ne pardonnerai jamais à cet ami et à beaucoup d’autres d’avoir exalté dans le faux cette sensibilité d’artiste, si facile à recevoir les impressions fortes, et jeté cette vive imagination dans les chimériques violences de leurs doctrines. Au fond, ils trouvaient d’avance un complice dans son cœur, qui longtemps ne vit pas la transition trop facile entre les idées de réforme et les utopies sanglantes ; elle-même l’avoua plus tard. Son cœur fut la première dupe. Tout enfant, dans les campagnes du Berry, plus tard au couvent, ce qui avait éclaté dans les premiers traits de sa nature, c’était une immense bonté, une compassion infinie, une tendresse profonde pour la misère humaine. Il était impossible de s’approcher d’elle, même avec les préventions les plus contraires, sans être désarmé par cette grâce rayonnante du sentiment. Rarement elle se fâchait, soit contre les hommes, soit contre les choses, même quand elle en souffrait le plus cruellement. Elle se retirait avec tristesse, mais sans colère, des contacts ou des situations les plus injurieux pour sa dignité. Et quand elle regardait autour d’elle, c’était avec un regard de tendre et profonde sympathie. Après bien des essais différents de morale applicable à sa vie, elle avait fini par se faire à elle-même une morale qui tenait dans cette règle unique : Être bon. Chacun se fait une morale selon son cœur. Le jour où elle s’était élevée à cette conception claire du but et de l’emploi de la vie, les grandes émotions qui avaient soulevé la sienne jusque dans son fond s’étaient pacifiées. Une lumière supérieure avait pénétré à travers le trouble et le tumulte de son cœur qui, jusqu’alors, n’avait eu que des instincts facilement égarés. Cette idée, qui résume en effet la morale sociale, avait pris chez elle une importance et une sorte de royauté intellectuelle : le devoir de sortir de soi. Elle avait fini par comprendre, à force de douloureuses expériences, ce qu’il y a d’égoïsme implacable dans la passion. Elle avait fini par concevoir que la vraie vie, c’est de penser non toujours à soi et pour soi, mais aux autres et pour les autres, et aussi à tout ce qui est grand, noble et beau, à tout ce qui peut nous distraire de ce moi, toujours prêt à se prendre pour l’objet de sa monotone analyse et de sa lugubre idolâtrie. C’est par ce grand côté de sa nature, la sensibilité toute prête et la bonté absolue, qu’elle avait été si facilement prise par les thèses sociales émergées du cerveau de chaque réformateur en disponibilité. Ces thèses elles-mêmes, qu’était-ce, sinon des formes variées de l’utopie qui l’avait séduite dès son enfance et dont le premier mobile avait été le sentiment profond du mal humain, du mal social ; utopie qui pouvait se croire innocente et sainte tant qu’elle n’avait pas essayé de régner en dehors des imaginations et des cœurs, et qu’elle n’avait pas encore tenté la force comme dernier moyen d’apostolat ? « Il n’y a en moi, disait-elle un jour, rien de fort que le besoin d’aimer. » C’est par ce besoin d’aimer qu’elle parvint à maintenir en elle, au-dessus des tentations du doute et même un peu contre l’opinion de son siècle « qui n’allait pas de ce côté-là pour le moment », une doctrine toute d’idéal et de sentiment qui ressemblait assez à une sorte de platonisme chrétien. Leibniz d’abord, et puis Lamennais, Lessing, puis Herder expliqué par Quinet, Pierre Leroux, Jean Reynaud enfin, voilà les principaux maîtres qui l’empêchèrent, par des secours successifs, de trop flotter dans sa route à travers les diverses tentatives de la philosophie moderne. « Chaque secours de la sagesse des maîtres vient à point en ce monde, où il n’est pas de conclusion absolue et définitive. Quand, avec la jeunesse de mon temps, je secouais la voûte de plomb des mystères, Lamennais vint à propos étayer les parties sacrées du temple. Quand, indignés après les lois de septembre, nous étions prêts encore à renverser le sanctuaire réservé, Leroux vint, éloquent, ingénieux, sublime, nous promettre le règne du ciel sur cette même terre que nous maudissions. Et, de nos jours, comme nous désespérions encore, Reynaud, déjà grand, s’est levé plus grand encore, pour nous ouvrir, au nom de la science et de la foi, au nom de Leibniz et de Jésus, l’infini des mondes comme une patrie qui nous réclame. » Que de noms divers et contradictoires successivement invoqués ! Elle n’avait pas eu trop de ces secours pour rester fidèle à quelques-unes des idées qui, sous des formules plus ou moins variées, donnent du prix à la vie et un sens à l’espérance. Après la période de dévotion et d’extase qu’elle avait traversée au couvent des Anglaises et les années qui suivirent, avec des oscillations diverses terminées un jour par une rupture avec la foi ancienne, elle avait eu de grandes perplexités et de grands abattements. Elle avait connu le doute et avait révélé l’état de son âme dans plusieurs de ses livres. « Tu me demandes, dit-elle à un de ces amis réels ou imaginaires qui sont les confidents commodes du Voyageur, si c’est une comédie que ce livre (Lélia), que tu as lu si sérieusement. — Je te répondrai que oui et que non, selon les jours. Il y eut des nuits de recueillement, de douleur austère, de résignation enthousiaste, où j’écrivis de belles phrases de bonne foi. Il y eut des matinées de fatigue, d’insomnie, de colère, où je me moquais de la veille et où je pensai tous les blasphèmes que j’écrivis. Il y eut des après-midi d’humeur ironique et facétieuse, où je me plus à faire Trenmor (le forçat philosophe) plus creux qu’une gourde. » Tous les types avaient représenté, à un certain moment, des états de son esprit en lutte. Ce ne sont des personnages ni complètement réels, ni complètement allégoriques. Pulchérie, c’était l’épicurisme héritier de la partie mondaine et frivole du dernier siècle ; Sténio, l’enthousiasme et la faiblesse d’un temps sans point de repère et sans appui ; Magnus, le débris d’un clergé corrompu et abruti ; Lélia, l’aspiration sublime, qui est l’essence même des intelligences élevées. Tel était son plan ; jusqu’à quel point elle l’a exécuté, dans quelle mesure elle l’a fait sortir d’une demiréalité, où sont plongés tous les personnages, pour lui confier parfois une réalité choquante, c’est là la part et c’est aussi l’œuvre de l’artiste, la responsabilité de l’artiste. Quant à l’idée philosophique qui préside au livre, elle ressort de chaque page ; c’est l’idée conçue sous le coup d’un abattement profond devant l’énigme de la vie, qui jamais n’avait pesé plus lourdement et plus cruellement sur elle. Elle s’étonna des fureurs qui accueillirent ce livre, ne comprenant pas que l’on haïsse un auteur à travers son œuvre. C’était un livre de bonne foi, c’est-à-dire de doute sincère, d’un doute qui remue à de grandes profondeurs les idées et les âmes. Ceux qui ne comprirent pas ou qui n’entendirent pas ce cri de conscience, cette plainte entrecoupée, mêlée de fièvre et de sanglots, se scandalisèrent. Ce qui dura toute sa vie, ce qui la consola infailliblement et toujours dans ses heures de détresse, ce fut l’amour de la nature, un des rares amours qui ne trompent pas. Cet amour fut le plus sûr de son inspiration et la moitié au moins de son génie. Personne, comme elle, avec des mots, de simples mots choisis et combinés entre eux, de ces mots qui servent à chacun de nous et qui expriment les sensations communes avec une désespérante froideur, personne n’a réussi à traduire, dans la réalité vivante d’un paysage, ces lumières et ces ombres, ces harmonies et ces contrastes, cette magie des sons, ces symphonies de la couleur, ces profondeurs et ces lointains des bois, cet infini mouvant de la mer, cet infini étoilé du ciel. Personne surtout n’a su comme elle saisir, exprimer cette âme intérieure, cette âme secrète des choses qui répand sur la face mystérieuse de la nature le charme de la vie. À quoi tient cette supériorité de peintre de la nature, qui frappe au premier aspect chez Mme Sand ? La première raison qui s’offre est si naïve que j’ose à peine l’exprimer. Mme Sand voit la nature, elle la regarde, elle ne l’invente pas. La preuve en est dans la netteté des détails et de l’ensemble, qui fait voir exactement ce qu’elle voit elle-même. La pensée du lecteur reconstruit avec facilité les grandes scènes qu’a décrites son ample et souple pinceau. J’ai trouvé l’explication de cet effet si simple, et pourtant si rare, dans ces lignes jetées au bas d’une page perdue : « Il est certain, dit Mme Sand, que ce qu’on voit ne vaut pas toujours ce qu’on rêve. Mais cela n’est vrai qu’en fait d’art et d’œuvre humaine. Quant à moi, soit que j’aie l’imagination paresseuse à l’ordinaire, soit que Dieu ait plus de talent que moi (ce qui ne serait pas impossible), j’ai le plus souvent trouvé la nature infiniment plus belle que je ne l’avais prévu, et je ne me souviens pas de l’avoir trouvée maussade, si ce n’est à des heures où je l’étais moi-même. » Le trait propre de Mme Sand, c’est précisément d’avoir une imagination qui ne précède pas son regard, qui ne déflore pas son plaisir, qui n’interpose pas les jeux d’un prisme personnel entre elle et la nature. Elle voit la nature telle qu’elle est, longuement, profondément. Elle garde gravé en traits indélébiles le tableau qui a passé sous ses yeux, elle le conserve inaltéré. On pourrait dire qu’elle apporte plus de mémoire imaginative que d’imagination dans ses souvenirs et ses visions de la réalité. C’est même cette absence d’un brillant défaut qui donne aux traits de son paysage une si lumineuse précision. Un des grands peintres de son temps, M. de Lamartine, avait trop de splendeurs dans son âme pour bien voir au dehors. Je parierais qu’il trouvait toujours la nature moins belle qu’il ne l’avait prévu. L’éclat de son rêve éclipsait la réalité tant qu’elle était sous ses yeux, et, plus tard, quand il voulait revoir dans son souvenir le paysage entrevu, quand il voulait le peindre, c’était encore son imagination qui travaillait autant que sa mémoire. Sa peinture était splendide, mais confuse ; elle avait la mobilité scintillante d’un rayonnement ; le regard ébloui ne pouvait ni s’y fixer ni en rien saisir avec tranquillité. L’art fatigue à la longue l’esprit. La nature le repose et le récrée sans cesse. Quand Mme Sand voyageait en Italie, son compagnon de voyage, Alfred de Musset, n’était avide que de marbres taillés. « Quel est donc, disait-on de lui, ce jeune homme qui s’inquiète tant de la blancheur des marbres ? » Au bout de peu de jours il fut rassasié de statues, de fresques, d’églises et de galeries. Son plus doux souvenir fut celui d’une eau limpide et froide où il lava son front chaud et fatigué dans un jardin de Gênes. « C’est que les créations de l’art parlent à l’esprit seul, et que le spectacle de la nature parle à toutes les facultés. Il nous pénètre par tous les pores comme par toutes les idées. Au sentiment tout intellectuel de l’admiration l’aspect des campagnes ajoute le plaisir sensuel. La fraîcheur des eaux, les parfums des plantes, les harmonies du vent circulent dans le sang et les nerfs, en même temps que l’éclat des couleurs et la beauté des formes s’insinuent dans l’imagination. » La nature tout entière passe dans l’homme ; elle lui parle le langage le plus varié. Il y a quelques pages, à la fin du premier volume de la Daniella, qui sont une tentative étonnante pour exprimer l’effet d’orchestre que réalisent pour des oreilles intelligentes ces jeux sonores et combinés de la campagne. Jean Valreg est monté, le soir, sur la petite terrasse du château de Mondragon, et là il recueille tous les bruits des collines et des vallées qui montent jusqu’à lui, il étudie cette musique produite par la rencontre des sons épars qui constitue en ce pays la musique naturelle, locale. « Il y a, dit-il, des endroits comme cela qui chantent toujours », et celui-ci est le plus mélodieux où il se soit jamais trouvé. Et il énumère, dans une langue bien curieuse, tous ces bruits divers : la chanson des grandes girouettes, si régulièrement phrasée à son début qu’il a pu écrire six mesures parfaitement musicales, lesquelles reviennent invariablement à chaque souffle du vent d’est. Ces girouettes pleurardes et radoteuses, avec leurs notes d’une ténuité impossible, sont comme les ténors aigus qui dominent l’ensemble. « Je ne sais quel esprit de l’air les met d’accord avec le son des cloches des Camaldules... D’autres chants se mêlent à ces bruits : ce sont les refrains des paysans épars dans la campagne... Les basses continues sont dans le bruissement lourd des pins démesurés et d’une cascade qui recueille les eaux perdues des ruines. Puis il y a les cris des oiseaux, des vautours, et des aigles surtout. » En écoutant tout cela, Valreg poursuit une idée qui l’a bien souvent frappé dans ces harmonies naturelles que produit le hasard ; par cela même qu’elles échappent aux règles tracées, elles atteignent à des effets d’une puissance et d’une signification extraordinaires ; elles remplissent l’air d’une symphonie fantastique qui ressemble à la langue mystérieuse de l’infini. À la réalité découverte ou devinée du paysage se joint, chez Mme Sand, un charme de sensibilité et un attrait tout particuliers. On ne s’intéresse pas seulement à sa peinture, on en est ému, on l’aime. Ce nouvel effet tient à l’art délicat ou plutôt à l’heureux instinct de ne jamais décrire uniquement pour décrire, et d’associer toujours à la nature quelque chose de l’âme humaine, une pensée ou un sentiment. Le paysage ne va jamais seul, chez elle ; il est choisi en harmonie ou en contraste avec l’état de l’âme qui s’y répand. Mais ce contraste lui-même est une sorte particulière d’harmonie plus intime. Au moment où il semble que, dans l’imposante solitude des montagnes, tout le reste va être oublié, il surgira de l’ombre du rocher une petite pastoure espagnole, et nous voilà qui mettons dans un coin du paysage son piquant profil, son joli sourire, sa chevelure flottante, mêlée au vent comme la queue d’une jeune cavale. Et ainsi l’âme, en retrouvant la figure humaine, se détend de la grandeur trop austère que lui imposent les cimes et les torrents. Si nos regards se perdent dans les horizons de la mer, on nous y montre une voile, et sous cette voile nous devinons un rude travailleur qui peine et qui souffre. S’ils se portent vers les profondeurs sans limites du ciel, on nous y fait supposer des peuples d’âmes inconnues, animant de leurs joies ou de leurs souffrances la bleue immensité. Toujours un sentiment joue autour du paysage et ajoute à l’infini de la nature l’infini plus mystérieux de l’âme. Une fleur, une herbe, tout s’harmonise avec nos pensées. Des traits charmants éclatent à chaque instant à travers les dialogues ou les rêveries, comme celui-ci : « En portant mes mains à mon visage, je respirai l’odeur d’une sauge dont j’avais touché les feuilles quelques heures auparavant. Cette petite plante fleurissait maintenant sur la montagne, à plusieurs lieues de moi. Je l’avais respectée ; je n’avais emporté d’elle que son exquise senteur. D’où vient qu’elle l’avait laissée ? Quelle chose précieuse est donc le parfum, qui, sans rien faire perdre à la plante dont il émane, s’attache aux mains d’un ami, et le suit en voyage pour le charmer et lui rappeler longtemps la beauté de la fleur qu’il aime ? Le parfum de l’âme, c’est le souvenir... » Cette page m’a toujours frappé comme un exemple de l’heureuse facilité avec laquelle Mme Sand mêle l’âme aux choses et l’homme à la nature. On n’oublie plus ces paysages. Ils se marient si bien à la situation du roman ou au caractère des personnages, que les deux souvenirs restent inséparablement liés et n’en font bientôt plus qu’un. Est-il possible de penser à Valentine sans se reporter à cette scène enchanteresse où son âme, vaguement impatiente d’amour, en pressent le mystérieux appel dans la campagne déserte, qu’elle traverse seule, le soir de la fête, au pas négligent de son cheval, quand tout à coup, aux murmures de l’eau voisine et de la brise qui s’élève, vient se joindre une voix pure, un chant jeune et vibrant ? C’est Bénédict qui s’approche, c’est la rencontre, c’est l’amour ; la destinée fait son œuvre. Et André, qui de nous ne saurait le retrouver, s’il l’avait perdu ? Il est là, bien sûr, dans cette gorge inhabitée, où de rivière coule silencieusement entre deux marges la verdure, promenant les rêves de son adolescence romanesque et troublée. Il est là, je l’ai vu, évoquant ses héroïnes, Alice et Diana Vernon, derrière ce massif de trembles où il a cru voir un jour passer une ombre, une fée, qui sera Geneviève. — Il y a des attitudes qui restent gravées dans l’esprit. « Il m’enveloppa dans mon couvre-pied de satin rose et me porta auprès de la fenêtre. Je jetai un cri de joie et d’admiration à la vue du sublime aspect déployé sous mes yeux. Ce site sauvage et romantique me plaît à la folie... Ah ! ne changeons rien aux lieux que tu aimes, Jacques ! Comment aurais-je d’autres goûts que les tiens ? Crois-tu donc que j’aie des yeux à moi ? » Ainsi écrivait, ainsi parlait Fernande, et plus tard, quand Octave aura passé dans sa vie et que Jacques sera trahi, nous la reverrons involontairement à cette fenêtre d’où elle aperçut ses riches domaines, et nous saisirons là, dans cette attitude et dans ce moment, les faciles extases d’une âme faible. — Mauprat ! son nom seul évoque l’ombre sinistre de son château effondré, la herse brisée, les traces du feu encore fraîches sur les murs et le souterrain à demi comblé où Edmée sentit défaillir son courage. Sténio, enfin, le charmant poète, allez le contempler pour la dernière fois dans le premier de ses sommeils que ne vint pas troubler l’orgueilleuse et orageuse image de Lélia. Le voilà, baigné du flot bleu, les pieds ensevelis dans le sable de la rive, sa tête reposant sur un tapis de lotus, son regard attaché au ciel. Ainsi tous ces souvenirs nous reviennent dans le cadre heureux qui les reçut la première fois et les fixa pour toujours. Chacun des romans de George Sand se résume dans une situation et dans un paysage dont rien ne peut rompre ni déconcerter la poétique union. L’homme associé à la nature, la nature associée à l’homme, c’est une grande loi de l’art. Nul peintre ne l’a pratiquée avec un instinct plus délicat et plus sûr. C’est qu’en effet la nature nous écrase de son silence et de sa grandeur quand la voix de l’homme ne vient pas l’émouvoir, quand ses muettes harmonies n’expriment pas une âme imaginaire que la nôtre conçoit et interprète. L’homme, dit quelque part Mme Sand, n’est pas fait pour vivre toujours avec des arbres, avec des pierres, ni même avec l’eau qui court à travers les fleurs ou les montagnes, mais bien avec les hommes ses semblables. Dans les jours orageux de la jeunesse on rêve de vivre au désert, on s’imagine que la solitude est le grand refuge contre les atteintes, le grand remède aux blessures que l’on recevra dans le combat de la vie ; c’est une grave erreur : l’expérience nous aura bientôt détrompés et nous apprendra que, là où l’on ne vit pas avec des semblables, il n’est point d’admiration poétique ni de jouissance d’art capables de combler l’abîme. C’est la pensée, c’est la souffrance, c’est le don humain de sentir ou d’aimer qui répand la vie au dehors et crée le paysage avec l’âme particulière qui le contemple. Mais, pour aider à ce travail d’idéalisation, la nature prête ses formes, ses harmonies, ses couleurs, et le tout, ainsi combiné, devient la matière immortelle de l’art. La passion et la nature, Mme Sand est là tout entière. Tout ce qui est en dehors de cette double inspiration lui est comme étranger, comme venu d’une âme pour ainsi dire extérieure, et si les formes de son talent se plient encore, avec leur admirable souplesse, à quelque nouvelle sorte d’inspiration qui ne viendrait pas du fond même, on sent bientôt l’effort et le parti pris. Elle n’est elle-même, dans la plénitude de ses forces et la liberté de son art, qu’alors qu’elle raconte les troubles délicats de l’amour naissant, les violentes émotions des cœurs éprouvés par la vie ou qu’elle esquisse à grands traits les paysages alpestres, comme dans le voyage aux Pyrénées, la vie et l’aspect de Venise, comme dans les Lettres d’un voyageur, ou les scènes tranquilles de la campagne du Berry, dont l’image la poursuivait à travers les enchantements de l’Italie. Elle arrive au comble de son art quand elle unit ces deux inspirations l’une à l’autre, et que, mêlant l’âme de l’homme à la nature, elle attendrit le paysage et ajoute à la grandeur la sympathie. Cet amour de la nature, elle ne l’avait pas pris seulement à l’école de Jean-Jacques Rousseau, elle l’avait pris en elle-même. Elle avait senti la grandeur religieuse de la terre, la nourrice féconde ; son âme virgilienne avait vécu, pendant une grande partie de son enfance et de sa jeunesse, dans l’intimité des champs et des bois ; elle était vraiment la fille de ce sol natal qui l’avait bercée dans ses sillons, nourrie avec les petits pastours, façonnée à son image, formée de ses influences familières, consolée dans bien des chagrins sans cause, charmée de ses vagues terreurs. Par cette communauté de sensations, elle s’était faite elle-même la sœur des petits paysans qui avaient été pendant de longs mois sa compagnie vagabonde et qui, depuis, avaient grandi. De là lui vint tout naturellement au cœur le goût de la bucolique et de l’idylle qui apparaissent dans presque toutes ses œuvres et qui deviendront même, à un moment de sa vie, un refuge contre les émotions violentes de la politique et comme un genre privilégié. C’est alors que, en face des injustices sociales dont elle était blessée, elle évoquera l’image de la vie champêtre et le tableau des intérieurs rustiques ; elle transportera de la scène du monde, qu’elle a jugée artificielle, sur une scène aussi humaine et plus naturelle à son gré, le conflit des passions et les drames du cœur, qu’elle poursuit toujours. Mais elle y transportera aussi quelques-unes des illusions de son imagination ; elle n’y verra bien souvent que des types embellis ou rectifiés de paysan poète, prêtre de la nature, officiant, bénissant les travaux de la campagne, ou de paysanne vertueuse, sentimentale, chevaleresque, héroïque même (comme Jeanne, la grande pastoure). C’est de la poésie, assurément, et si sincère qu’elle paraît naturelle. Balzac et les romanciers modernes concevront autrement les paysans et les peindront avec une âpreté dure, même féroce, de pinceau ; ne sera-ce pas une exagération dans un autre sens ? Ce que je reprocherais plus volontiers à George Sand, ce n’est pas sa peinture du bon paysan, qui, après tout, a sa réalité, pourvu qu’on l’aide un peu à se dégager d’une enveloppe de sensations et d’impressions vulgaires, c’est sa conception chimérique du paysan philosophe, lettré, comme Patience, qui serait plutôt un transfuge de la société, un renégat des villes, un Jean-Jacques Rousseau réfugié dans les forêts, et qui n’a plus rien de l’âme élémentaire des champs. Quant au paysan, légèrement idéalisé par George Sand, il n’est pas aussi faux qu’on l’a dit ; cet ensemble de bons sentiments et ces germes de poésie champêtre peuvent se trouver en lui, dans certaines circonstances et par d’heureuses rencontres. L’auteur n’a fait que les dégager de leur rudesse native et les éclaircir par le langage. Il ne les a pas créés, il les a exprimés. Tous ses personnages de la campagne sont à la rigueur possibles ; il ne faut à chacun d’eux, pour devenir ce qu’ils sont dans ses récits, qu’une occasion favorable, une excitation venue du dehors, une combinaison d’événements qui les élève au-dessus de leur manière ordinaire de sentir et de parler, et les révèle à eux-mêmes. C’est là l’œuvre de l’artiste, qui n’invente pas, à proprement parler, mais qui ajoute à la réalité humaine la conscience, par laquelle elle s’aperçoit, et la voix, par laquelle elle se rend compte d’elle-même en se traduisant aux autres. C’est l’œuvre propre de George Sand dans ses adorables paysanneries. Elle est interprète plutôt que créatrice, si l’on excepte quelques personnages faux et artificiels qui n’ont rien du paysan que l’apparence et le nom, et qui se sont introduits, par une sorte de fraude, dans ses bergeries. Mme Carlyle. — Portraits de femmes, par Arvède Barine. Histoire de ma vie, t. VIII. |
Fouillée - Descartes, 1893.djvu/42 | {{nr|34|{{sm|DESCARTES.}}}}qu’elle appartient au genre des corps pesants, c’est parce que le tourbillon de rélher, animé d’une énorme vitesse centrifuge, ne peut pas ne ])as repousser la pierre vers le centre. Si un homme meurt, ce n’est pas parce qu il fait partie des animaux mortels, mais parce que « le feu sans lumière » qui entretient le mouvement de sa machine corporelle ne peut pas ne pas être éteint par des mouvements adverses. Expliquer, dans les sciences de la nature, c’est trouver la combinaison nécessaire de mouvements qui aboutit à tel mouvement actuel.
La philosophie anti(|ue et scolastique se perdait dans la considération des « choses » et de leurs ’(. accidents ». Mais qu’est-ce qu’une chose ? Il n’y a, dans la nature extérieure, aucune « chose » c|ui soit vraiment séparée du reste, rien qui possède une unité propre et inhérente : chaque ensemble de mouvements que nous appelons une pierre, un arbre ou même un animal, et que nous individualisons, n’est, au point de vue physique, qu’une partie inséparable d’un ensemble de mouvements plus vaste, qui l’englobe ; et cet ensemble, à son tour, renferme d’autres mouvements et d’autres encore, à l’infini, puisque l’étendue est indéfiniment divisible et même indéfiniment divisée i)ar le mouvement qui anime chacune de ses parties. C’est un tourbillon de tourbillons où le regard se perd, comme à compter, dans un gouffre deau tournante, les gouttes d’eau qui passent, reviennent, passent. Une c/wsc, dans la nature, n’est donc qu’une portion de la quantité uni-
<references/> |
Annales de géographie - Tome 22 -1913.djvu/297 |
{{c|ANNALES<br />{{T|{{sc|de}}|75}}<br />{{T|GÉOGRAPHIE|150}}|fs=200%}}
{{—|l=}}
{{c|I. — GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE|fs=150%}}
{{T2|DES CARACTÈRES DISTINCTIFS DE LA GÉOGRAPHIE|fs=125%}}
Appelé à parler de géographie devant un auditoire de futurs maîtres formés aux méthodes scientifiques, mais se préparant à des enseignements divers, je me suis demandé, non sans embarras, quelle était, parmi les questions que soulève un tel sujet, celle qui convenait le mieux en la circonstance<ref>Cette conférence fait partie d’une série de leçons pédagogiques professées, cette année, à l’École Normale Supérieure.</ref>.
J’ai été frappé, à la réflexion, des malentendus qui règnent sur l’idée même de géographie. Dans le groupe des sciences naturelles auxquelles elle se rattache sans nul doute, elle tient une place à part.
Ses affinités n’excluent pas de sensibles différences.
Or, c’est surtout sur ces différences que les idées manquent de précision.
Il m’a semblé qu’en essayant de porter quelque lumière sur ce côté des choses, c’est-à-dire en m’attachant à spécifier ce qui distingue la géographie, je me conformerai à l’intention qui préside à ces conférences.
La pédagogie est une œuvre de coordination et de rapports ; ne doit-elle pas être considérée comme une sorte de philosophie embrassant dans une vue d’ensemble ce qui contribue à la formation de l’esprit ?
La géographie est tenue de puiser aux mêmes sources de faits que la géologie, la physique, les sciences naturelles et, à certains égards, les sciences sociologiques. Elle se sert de notions dont quelques-unes sont l’objet d’études approfondies dans des sciences voisines. De là vient, pour le dire en passant, le reproche qui lui est parfois adressé<section end="s2"/> |
L. Remacle - Dictionnaire wallon et français, 1823.djvu/90 | ''{{lang|wa|aprett}} :'' Avoir été bien apprêté,
bien confectionné.
<section end="Aprett"/>
<section begin="Apriesté"/><nowiki/>
''{{lang|wa|Apriesté}}'', v. a. Faire, prêtre.
— ''{{lang|wa|S’apriesté}}'', Se faire prêtre.
<section end="Apriesté"/>
<section begin="Arainî"/><nowiki/>
''{{lang|wa|Arainî}}'', v. a. Adresser la
parole, aborder, accoster, interroger.
— ''{{lang|wa|Vo m’arainî, et g’iv respon :}}''
Vous m’adressez la
parole, et je vous réponds. —
''{{lang|wa|Arainî avâ le vôie :}}'' Aborder,
accoster en chemin, sut la rue.
— ''{{lang|wa|Ni parlé gamaïe, si vo n’esté arainî :}}''
Ne parlez jamais si on
ne vous adresse la parole. — On
''aborde'', un ami, une connaissance,
on ''accoste'' les voyageurs,
les passans. ''Interroger'' : c’est faire
une question, une demande.
<section end="Arainî"/>
<section begin="A-rasta"/><nowiki/>
''{{lang|wa|A-rasta}}''. En repos. Rester
court, perdre le fil de son discours,
de ce qu’on, voulait dire.
<section end="A-rasta"/>
<section begin="Aray"/><nowiki/>
''{{lang|wa|Aray}}'', v. a. Ouvrir, entr’ouvrir,
élargir, dans le sens
de faire que ce qui était fermé
ne le soit plus. — On ''ouvre'' plus
ou moins. ''Entr’ouvrir'' c’est ouvrir
un peu. On. dit ''fam.'' écarquiller
les ''jambes''.
<section end="Aray"/>
<section begin="Arbitreg"/><nowiki/>
''{{lang|wa|Arbitreg}}''. Arbitrage, s. m.
jugement par arbitre.
<section end="Arbitreg"/>
<section begin="Arbitt"/><nowiki/>
''{{lang|wa|Arbitt}}''. Arbitre. s. m.
<section end="Arbitt"/>
<section begin="Areg"/><nowiki/>
''{{lang|wa|Areg}}'' s. f. Bruit, démêlé,
contestation, querelle, vacarme,
tumulte, tapage. — Une seule
personne fait quelquefois du ''varcarme ;''
mais le ''tumulte'' suppose
toujours qu’il y, a un grand
nombre de gens. — On a un
''démêlé'', on fait du ''bruit'', on
''conteste'', on se ''querelle'', le ''vacarme''
commence, et conduit au
''tumulte ;'' alors on fait ''tapage''.
<section end="Areg"/>
<section begin="Aregeie"/><nowiki/>
''{{lang|wa|Aregeie}}'', adj. Enragée, fougueuse,
impétueuse, violente.
— Par {{sic2|extention}} on emploie
ce mot en interjection pour exprimer
la surprise l’étonnement.
— ''{{lang|wa|Vola inn aregeie, gi m’î piett :}}''
Voila qui est ''inconcevable'' je m’y
perds. — ''{{lang|wa|Aregeie}}'' se dit aussi
pour ''singulier, rare, étonnant, unique, extraordinaire, bizarre ;''
et quelquefois pour ''ridicule, délicieux, divin,'' etc. ''{{lang|wa|{{corr|vola|Vola}} inn aregeie :}}'' Voila qui est délicieux,
impayable. — Ce qui est ''singulier'' est ''rare'', il se compare
peu souvent. Quoique l’extraordinaire
dessine à grands traits il
admet la comparaison, l’un et
l’autre peuvent être ''étonnant''.
''L’unique'', n’appartient qu’à lui
seul. Ce qui est ''inconcevable''
exclut les limites de la pensée.
— Nous voyons tant de prétendus
originaux se ''singulariser'' que
nous avons cessé de les trouver
''singuliers''. Un génie extraordinaire
est devenu une chose ''rare'' ;
et s’il était permis d’être caustique,
on le croirait ''inconcevable''.
<section end="Aregeie"/>
<section begin="Aregi"/><nowiki/>
''{{lang|wa|Aregi}}'', adj. Enragé, {{sic2|fougeux}},
impétueux, violent, endiablé,
démoniaque. — Dans sa ''fougue'' l’homme
''violent'' ne respecte rien ;
ne sachant se commander il est
d’une aussi mauvaise société pour
lui même que pour les autres. Il
n’est ici question que de l’acception
propre.
''{{lang|wa|Aregi}}''{{corr||,}} v. n. Être atteint, saisi
de la rage ; avoir un violent
dépit, une grande douleur,
un besoin pressant. — Il a magni del vag aregeie :}}''
Il a mangé de la vache enragée, il a beaucoup
souffert, il a eu des privations
de toute espèce à souffrir.
<section end="Aregi"/>
<section begin="Areingi"/><nowiki/>
''{{lang|wa|Areingi}}'', v. a. Arranger,
mettre l’ordre convenable, accommoder.
— ''{{lang|wa|S’areingi}}''. S’arranger ;
Il se dit aussi par opposition.
— ''{{lang|wa|Nonn-ziran areingi :}}'' Nous
irons nous battre.<section end="Areingi"/>
<references/> |
Meyer - Girart de Roussillon, 1884.djvu/327 | la plaine, et, s’il veut la bataille, je la lui donnerai ! »
<section end="Laisse132"/>
<section begin="Laisse133"/>133. Les barons du château, quand ils ont entendu que
don Fouque est venu, sont arrivés. Et je vous dirai quels
ils étaient, si je ne les oublie pas : c’étaient Bernart, Gilbert,
Boson, et Elin et Oudin, tout dispos, Artaut, Grimau
d’Oitran<ref>''Guinans d’Oltran'' P. (v 1640).</ref>, hommes choisis. Ils ont fait de Landri de Nevers
leur guide. Ils furent dix barons de telle puissance que le
plus pauvre d’entre eux avait à lui cinq cents chevaliers.
Le comte entra en la chambre, se plaça sur un tapis, et
leur parla avec décision.
<section end="Laisse133"/>
<section begin="Laisse134"/>134. « Seigneurs, de tous les partis à prendre, je n’en
veux qu’un : c’est que chacun mande [ses hommes] par
sa terre, sans rechigner. Charles va fondre sur nous :
nous n’avons bois ni vigne qu’il ne coupe, fossé ni motte
qu’il ne détruise. » Le premier qui parla ce fut Guillaume
d’Autun : « Mande tes amis et tes hommes partout où tu
en as. — J’ai envoyé un messager à mon père, à Besalu,
qui convoquera tous ceux de Val de Dun, le Bergadan
<ref>''Vergedaigne'', cf., p. 48, n. 1.</ref>, la Cerdagne et Montcardon<ref>''Molgradun'' P. (v. 1656).</ref>, Purgele<ref>Cf. p. 48, n. 2.</ref>, et Ribagorza
et Barcelone. De ce côté-ci [des Pyrénées], j’ai
appelé mon oncle, don Odilon qui tient toute la Provence
jusqu’à Toulon<ref>''Tonun'' Oxf., ''Diiun'' P. (v. 1659) ; il y a ''Tolon'' dans Oxf., § 98,
(ci-dessus, p. 48, n. 7).</ref>, Arles, Forcalquier et Embrun,
les vallées de la Maurienne et d’Anseün<ref>''Auceün'' P. (v. 1661). Ce semble être la forme masculine du
nom d’''Anseüne'' sur lequel nous avons divers témoignages, voy.
''Romania'', {{rom-maj|IV|4}}, 191.</ref>. Trois lundis
ne seront pas écoulés que cinq cent mille hommes seront
assemblés. Charles de Mont-Laon<ref name="p327-7">Laon. Ce surnom, si fréquent dans certaines chansons de geste,</ref> aura bataille. »<section end="Laisse134"/>
<references/> |
Elzenberg - Le Sentiment religieux chez Leconte de Lisle, 1909.djvu/84 | comme une illusion<ref>Dans ce vaste anéantissement, c’est au sort de
l’âme humaine qu’il pense avant tout :
. Dans la ''Fontaine aux Lianes'', en 1847, le poète appelait
les bois de son île natale
:::Fils du soleil, debout sur le globe changeant.
En 1852, il remplaça ce vers par celui-ci :
:::Vous verrez passer l’homme et le monde changeant.</ref>. Ce ne sont pas seulement
les peuples et les races qui meurent : c’est l’humanité
entière, et le globe qu’elle habite, et les autres globes
de l’espace, qui (iniront au néant. « Le jour où
le globe s’en ira en poussière » apparaît à l’imagination
de Leconte de Lisle au milieu même de ses
préoccupations de révolutionnaire, en 1849<ref>Lettre à Ménard du 7 septembre 1849.</ref>, et
toute sa vie, les images de destruction et de mort
universelle le hanteront<ref>''La Légende des Nornes, Solvet Seclum'' et beaucoup
d’autres.</ref>. Tant qu’il s’agissait
de lui-même, il était trop fier pour exprimer directement
son horreur de la mort, c’est-à-dire un sentiment
qui, après tout, n’était que celui de la peur ;
mais ici. l’orgueil et la pudeur ne le retenant plus, il
laisse éclater son désespoir :
Un monstre insatiable a dévoré la vie.
Astres resplendissants des cieux, soyez témoins !
C’est à vous de frémir, car ici-bas, du moins,
L’affreux spectre, la goule horrible est assouvie.
</poem>
<br />
Dans ce vaste anéantissement, c’est au sort de
l’âme humaine qu’il pense avant tout :
<references/> |
Elzenberg - Le Sentiment religieux chez Leconte de Lisle, 1909.djvu/92 | l’évolution est accomplie. ''Dies Iræ'', c’est la reprise
du sujet de la ''Recherche'', avec cette différence que le
regard ne se tourne plus vers l’avenir : le pessimisme
est définitif.
Un événement extérieur a pu y contribuer d’une
certaine façon : la Révolution de 1848, c’est-à-dire,
pour parler exactement, l’échec qu’y éprouvèrent
les partis avancés. Non pas certes que cet échec lui
ait été par lui-même un coup dont il ne se soit pas
relevé. Après une explosion de colère au début, il
semble que Leconte de Lisle en ait pris son parti.
Il n’attribuait pas à cette tentative une importance
telle qu’après la défaite il ne restât plus qu’à s’abîmer
dans le désespoir ; il la considérait comme un
simple épisode d’une lutte éternelle, non comme
un fait immense, une occasion unique qui ne reviendra
plus. À Ménard qui s’impatientait, se démenait,
répétait que « la lutte est ouverte », il répondait :
« Il y a bien des siècles que cette lutte est commencée
et elle se perpétuera jusqu’au jour où le
globe s’en ira en poussière dans l’espace »<ref>Lettre à Ménard du 7 septembre 1849. [Leblond, p. 241.]</ref>. Il fut
loin de perdre confiance dans l’avenir : a la révolution
s’accomplira», dit-il encore dans une lettre<ref>Lettre du 27 septembre de la même année. [''Ibid''., p. 244.]</ref> ;
et l’on voit par ''Qaïn'' et par lesécrits d’autour de 1870
qu’il ne se découragea jamais. Seulement, si {{tiret|l’aven|ture}}
<references/> |
Monsieur et Madame Denis (Laurencin, Delaporte) | Livret de Paul-Aimé Laurencin et Michel Delaporte Musique de Jacques Offenbach Monsieur et Madame Denis Michel Lévy Frères, 1862. bookMonsieur et Madame DenisLivret de Paul-Aimé Laurencin et Michel Delaporte Musique de Jacques OffenbachMichel Lévy Frères1862ParisVLaurencin, Delaporte - Monsieur et Madame Denis.pdfLaurencin, Delaporte - Monsieur et Madame Denis.pdf/11-32 OPÉRA-COMIQUE EN UN ACTE Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre des Bouffes-Parisiens, le 11 janvier 1862 Distribution de la pièce La scène, à Paris, vers 1750. Un salon vieux style. À droite, au premier plan, une cheminée avec pendule et flambeaux, ensuite une porte ; dans l’angle, une fenêtre ; au fond, au milieu, porte d’entrée ouvrant sur un vestibule ; dans l’angle de gauche, une fenêtre. À gauche, dernier plan, une porte conduisant à la cuisine et à un petit escalier. Sur l’avant-scène, un guéridon ; sur ce guéridon, une grande tête de poupée avec un bonnet ; à droite, une tête à perruque avec une grande perruque ; devant la cheminée, deux fauteuils à haut dossier ; au-dessus des portes latérales et face à face, les portraits des vieux époux Denis. NANETTE seule, achevant de plier des vêtements. — Fredonnant. Souvenez-vous-en ! souvenez-vous-en !... La ! M. et madame Denis pourront revenir de la campagne si tôt qu’ils voudront... Voilà leurs hardes bien brossées, pliées. (Elle les met sur les fauteuils, puis va au guéridon où est la tête en carton.) Le bonnet de madame est monté. (Allant arranger les boucles de la perruque placée sur la tête de bois.) La perruque de monsieur frisée et poudrée... Est-elle belle !... C’est madame qui lui en a fait cadeau pour sa fête... à ce pauvre bonhomme... Elle l’aime encore tant ! (Souriant.) Je suis bien sûre que celle-là n’aura jamais planté autre chose sur la tête de son mari. (S’adressant à la poupée.) Pas vrai, madame ?... Tiens, elle ne se presse pas de répondre... Après ça... elle ne s’en souvient peut-être plus... à son âge !... Et dire que viendra une époque où, moi aussi, Nanette, je porterai des bonnets comme ça. ––––––––––Hélas ! un jour, –––––––––––À mon tour, ––––––––La vieillesse me viendra ! ––––––––––Ah ! ah ! ah ! ah ! ––––––––D’avance je déplore ––––––––Ce vilain moment-là ––––––––Où l’âge m’atteindra. (Changeant de ton.) ––––––––––––Ah ! bah ! –––––––––Je suis jeune encore, ––––––Chantons et rions jusque-là, –––––––––Tra, la, la, la, la. ––––Priser comme un suisse, avoir des lunettes, ––––Aimer un vieux chat, jouer au loto, ––––Se brûler les pieds sur des chaufferettes, ––––––Du grand âge, voilà le vrai lot, REPRISE. ––––––––––Hélas ! un jour, etc. (Violent coup de sonnette.) Hein ! quoi ! ce coup de sonnette effronté ?... M. et madame Denis n’ont pourtant pas de créanciers ! (On sonne de nouveau.) Eh ! mon Dieu, un moment donc, on y va ! (Elle ouvre et l’on voit entrer un jeune homme et une jeune fille.) Entrez ! LUCILE, GASTON, NANETTE. GASTON. Venez, ma chère Lucile, venez ! NANETTE. Monsieur Gaston... le filleul de M. Denis ! GASTON. Et sa petite-nièce, mademoiselle Lucile Du Coudrai, ma femme. NANETTE. Votre... GASTON. Ou qui le sera bientôt, plaise à Dieu ! Prévenez vite vos respectables maîtres, ou conduisez-nous à eux. NANETTE. Ah bien, oui ! ils sont à leur campagne de Saint-Germain. LUCILE. Ô ciel ! GASTON. Ah diable ! LUCILE. Que faire alors ? que devenir ? Eux qui devaient nous donner un asile. GASTON. Rassurez-vous, mon cher amour... et écoutez-moi. LUCILE. Non, monsieur, non... je ne vous ai que trop écouté déjà... et j’ai eu bien tort de quitter mon pensionnat. NANETTE. Un enlèvement ? LUCILE. Je veux y retourner. GASTON, la retenant. Y songez-vous ? LUCILE. Vous n’avez pas à craindre les reproches et la colère de madame la supérieure, vous. GASTON, souriant. C’est vrai... mais ni vous non plus... nous en voilà à quinze lieues. NANETTE, riant. Oh ! alors... LUCILE. Et mon tuteur, qui sans doute nous poursuit. GASTON. Oh ! avec sa goutte qui le fait marcher ainsi. (Il marche en boitant comiquement.) NANETTE, riant. Ah ! ah ! ah ! (Elle va prendre la tête à perruque et la porte à gauche.) LUCILE, riant et pleurant à la fois. Je vous défends de me faire rire, monsieur. GASTON. Eh bien, parlons sérieusement... Je vous aime comme un fou... et vous m’aimez aussi un peu. LUCILE. Oh ! non... plus du tout. GASTON. Plus du tout ?... pas plus que ce vilain employé des gabelles que votre tuteur veut vous donner pour mari... hein ? LUCILE. Laissez-moi. GASTON. Mais vos parents s’y opposeront.... Ils protégeront notre amour, eux qui s’aiment tant aujourd’hui encore. NANETTE, revenue à droite auprès de Lucile. Ah ! ça, c’est vrai... au point qu’on les chansonne. (Chantant.) –––––––En mil sept cent un, mon cœur GASTON. –––––––Vous déclara son ardeur. LUCILE, surprise et cherchant à se rappeler. –––––––––Souvenez-vous-en... Comment, ce refrain que le jardinier du pensionnat chantait ?... Ces deux bons vieux époux... GASTON. Mon parrain et votre tante. NANETTE, montrant les portraits. M. et madame Denis. GASTON, à Lucile. Que nous allons rejoindre... Nanette, vite, à quelque prix que ce soit, une voiture ! NANETTE. Tout de suite. GASTON, la retenant. Mais avant, quelque chose pour nous réconforter, car nous en avons grand besoin. LUCILE. Oh ! oui. GASTON, suivant Nanette qui se dirige vers la porte de gauche. Ce que vous voudrez, un quartier de volaille... deux tranches de pâté... Ah ! et du vin, aussi âgé que mon vénérable parrain. NANETTE, riant. Bien, bien ! (Elle sort.) LUCILE, GASTON. GASTON, à Lucile pensive. Cet air soucieux !... Qu’est-ce donc, chère ange ? LUCILE. Eh ! mais ce nouveau départ, la nuit... seuls. GASTON, riant. Comment, c’est pour cela ? DUO. ––––––––Partir seule avec moi. LUCILE. ––––––––Partir seule avec toi ? ––––––––––––Non, non ! GASTON. ––––––––––––Non, non ? ENSEMBLE. GASTON. ––––––––D’où vient donc cet effroi ? LUCILE. –––––––––Ne comptez pas sur moi. GASTON. ––––––Que crains-tu ? Veillant sur tes jours, ––––––Près de toi je serai toujours, ––––––––Heureux de te défendre. LUCILE. ––––––––Malgré ta voix si tendre, ––––––––Partir seule avec toi... GASTON. ––––––––Partir seule avec moi... LUCILE. ––––––––––––Non, non ! ENSEMBLE. GASTON. ––––––––Mais d’où vient tant d’effroi ? LUCILE. ––––––––J’éprouve trop d’effroi. (Gaston va surveiller au fond.) LUCILE. ––––––––Est-ce crainte ou bonheur ? ––––––––Je ne sais, mais je tremble, ––––––––Et ne puis sans frayeur ––––––––Nous revoir seuls ensemble. GASTON, revenu près de Lucile. ––––––––Mais contre tout danger ––––––––Je veux te protéger. LUCILE, à part. ––––––––Pourquoi trembler ?... Il m’aime ! ––––––––Et je puis, sans danger, (À Gaston.) ––––––––Partir seule avec toi. GASTON. ––––––––Et tu n’as plus d’effroi ? LUCILE. ––––––––––––Non, non ! GASTON. ––––––––––––Non, non ! ENSEMBLE. GASTON. ––––––––Avec moi, plus d’effroi ! LUCILE. ––––––––Avec toi, plus d’effroi ! Les Mêmes, NANETTE. NANETTE, rentrant avec un panier de provisions et de vin qu’elle dépose auprès du guéridon. Voilà ce que j’ai trouvé de mieux. GASTON, allant à elle et regardant. Tout cela me semble très-appétissant. NANETTE, mettant le couvert. Quant au vin, c’est de celui que vous avez bu, il y a un mois, en célébrant la cinquantaine du mariage de M. et madame Denis. GASTON. Oui, oui, je le connais... Excellent, mais sournois en diable ! NANETTE. Ah ! dame, du jurançon. GASTON. Et comme il avait mis notre respectable parrain en gaieté ! LUCILE. Vraiment ? GASTON. Il riait, il chantait, il embrassait sa chère moitié ! (Il s’avance vers Lucile.) LUCILE, vivement et reculant avec un effroi comique. Monsieur, je ne veux pas que vous buviez de ce vin-là. NANETTE. Nous lui verserons beaucoup d’eau. GASTON. Ah ! Nanette... NANETTE. Voilà qui est prêt.... À table ! GASTON. À table ! (Il conduit Lucile, qui se place à gauche du guéridon.) NANETTE. Et ne perdons pas de temps. J’ai commandé la voiture ; elle sera en bas dans un quart d’heure. (Bruit au dehors. Elle s’arrête.) Hein ? GASTON. Quoi ! NANETTE. N’entendez-vous pas... ce bruit de voix dans la cour de la maison voisine ?... (Elle va à la fenêtre de droite et regarde.) Ah ! mon Dieu !... GASTON, se levant. Qu’y a-t-il ? NANETTE, qui a entr’ouvert. Mais oui... des soldats du guet... LUCILE, effrayée, se levant aussi. Des soldats ! NANETTE, lui faisant signe. Chut !... écoutez !... Ils parlent d’un enlèvement ! GASTON, allant à elle. Ah ! peste ! NANETTE. Deux jeunes gens partis d’Étampes ce matin... GASTON. Plus de doute... c’est nous qu’on cherche... Fuyons !... (Il veut emmener Lucile.) NANETTE, les arrêtant. Impossible !... ils sont en bas ! LUCILE. Que faire, alors ?... NANETTE. D’abord, ne pas perdre la tramontane, et puis... (Apercevant les vêtements sur les fauteuils.) Ah !... oui... c’est cela... prenez ces vêtements de M. et madame Denis. GASTON, riant. Ah ! je devine. À moi la douillette... (Montrant la perruque.) et cette perruque ! NANETTE, à Lucile. Pour vous ce bonnet à barbes et cette... grande pelisse. (Elle aide Lucile à se déguiser.) LUCILE. Mon Dieu, mon Dieu, si l’on allait nous reconnaître ! NANETTE. Donnez-vous l’air bien vieux et cassés. GASTON, prenant la contenance et la voix d’un vieillard. Nanette !... Na... a... nette !... NANETTE, riant. C’est cela !... (À Lucile.) Et vous, mademoiselle ? LUCILE. Na... Na... Ah ! je ne pourrai jamais... j’ai trop peur !... NANETTE. Alors... ne dites rien... et faites mine de dormir... là, au coin du feu. (Elle la fait asseoir dans le fauteuil de droite, devant la cheminée.) GASTON. On monte l’escalier. (Il vient s’asseoir sur l’autre fauteuil.). NANETTE. Oui... vite... à vos places !... (Poussant un cri.) Ah ! (Ils se lèvent tous deux effrayés.) Non... rien... c’est pour une recommandation... N’oubliez pas que vous êtes un peu sourds. (Elle va jeter une serviette sur le guéridon et le place à l’écart, à gauche.) GASTON. Très-bien ! (on frappe à la porte de l’appartement ; les deux jeunes gens se rassoient vivement, s’enfoncent dans les grands fauteuils et mettent de grandes lunettes qu’ils trouvent sur la cheminée.) NANETTE. Entrez ! Les Mêmes, BELLEROSE. BELLEROSE, ouvrant brusquement la porte. Bonsoir, la compagnie ! NANETTE, allant vivement à lui et le retenant sur le seuil. Hein ? Depuis quand entre-t-on de cette façon chez les gens ? BELLEROSE. La, la, tout doux, la jolie fille ; on va s’expliquer ! (À part.) Mordieu, le frais minois !... NANETTE, le repoussant du côté opposé aux jeunes gens. Mais enfin, qui êtes-vous ? que voulez-vous ? BELLEROSE. ––––––Vous voyez en moi, Bellerose, ––––––––––Sergent du guet, ––––––––––S’il vous plaît ! ––––––C’est sur ma tête que repose ––––––––––Tout le Châtelet. ––––––J’ai bon pied, bon œil, fine oreille, ––––––Leste et vif comme un émouchet, ––––––Sur Paris, nuit et jour je veille ––––––––––En sergent du guet. ––––––––––Il est deux amants, ––––––Jeune garçon, jeune fille, ––––––––––Que je viens céans ––––––Réclamer pour la Bastille ! GASTON, LUCILE, NANETTE, à part. Grand Dieu ! BELLEROSE. ––––––Vous voyez en moi Bellerose, –––––––––––L’émouchet ––––––––––Du Châtelet ; ––––––C’est sur ma tête que repose –––––––––Tout l’honneur du guet. ––––––––––Soldat du roi, ––––––––––Bras de la loi, ––––––––––De tous l’effroi, ––––––––––C’est Bellerose ! (À Nanette, avec galanterie.) ––––––––––Près d’un tendron, ––––––––––Plein d’abandon, ––––––Son colonel, c’est Cupidon ! –––––––––Ces deux beaux enfants, –––––––Accourus dans la grand’ville, –––––––––Ont chez leurs parents –––––––Trouvé, dit-on, un asile. (Nanette passe aux jeunes gens.) ––––––Vous voyez en moi Bellerose, etc. ENSEMBLE. BELLEROSE. ––––––––––Soldat du roi, ––––––––––Bras de la loi, ––––––––––De tous l’effroi, ––––––––––C’est Bellerose ! ––––––––––Près d’un tendron, ––––––––––Plein d’abandon, ––––––Son colonel, c’est Cupidon ! GASTON, LUCILE, NANETTE. ––––––––––Soldat du roi, ––––––––––Bras de la loi, ––––––––––De tous l’effroi, ––––––––––C’est Bellerose ! ––––––––––Il a raison, ––––––––––Attention, ––––––Car il y va de la prison. NANETTE. Ainsi, monsieur l’émouchet du... Châtelet, vous venez ici pour... BELLEROSE. Une perquisition. NANETTE, reculant. Sur moi ? Avisez-vous-en !... BELLEROSE. Eh !... non. (Galamment.) Quoique, à vrai dire, la commission me semblasse remplie d’agrément... (Riant.) Ah ! ah ! ah ! NANETTE. Plus bas, donc ! (Elle lui montre les fauteuils.) Mes maîtres se sont assoupis après leur repas, et, n’était qu’ils sont sourds, vous les auriez réveillés. BELLEROSE. Corbleu !... vos maîtres, ces deux... sarcophages ?... (Mouvement de Nanette.) Pardon, je voulais dire... catafalques. (Avec défiance.) Est-ce bien sûr, au moins ? (Il veut s’approcher encore.) NANETTE, l’arrêtant, Comment ?... BELLEROSE, se posant. La loi, dont je suis le représentant céans, m’ordonne de m’assurer. (Il veut passer, Nanette le repousse ; il chancelle et renverse une chaise.) LUCILE, poussant un cri d’effroi. Ah ! GASTON. Ah ! QUATUOR. NANETTE. ––––––Grand Dieu ! les voici réveillés ! BELLEROSE. ––––––Tubleu ! je les ai réveillés ! NANETTE. ––––––Je vous demandais le silence, ––––––C’est montrer peu de complaisance. BELLEROSE, très-fort. ––––––Mais je me tais, vous le voyez, ––––––Peut-on montrer plus d’obligeance ! LUCILE, toussant, voix de vieille. ––––––Hem ! hem ! hem ! hem ! mon cher Denis ! ––––––Hem ! hem ! hem ! hem ! à votre femme. ––––––Répondez donc, hem ! hem ! Denis. GASTON, même jeu. ––––––Hem ! hem ! hem ! hem ! Plaît-il, chère âme LUCILE. –––––––Quoi vous ne me dites rien ? –––––––Mon ami, ce n’est pas bien, –––––––Jadis c’était différent, ––––Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en ! –––––––J’étais sourde à vos discours, –––––––Et vous me parliez toujours ! BELLEROSE, riant, bas à Nanette. Eh ! eh ! la Vieille... GASTON. –––––––Mais, m’amour, j’ai sur le corps –––––––Cinquante ans de plus qu’alors ; –––––––Car c’était en mil sept cent, ––––Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en ! –––––––Au premier de mes amours, –––––––Que ne durez-vous toujours ! ENSEMBLE. GASTON, LUCILE, NANETTE. ––––––––––Avec adresse, ––––––––––Avec finesse, –––––––––De nos vieux parents, ––––––––––Ici l’abuse, –––––––––Et, libre tous deux, BELLEROSE. ––––––––––À la vieillesse, ––––––––––Je m’intéresse. –––––––––Ils ont les accents –––––––––De mes grands-parents. –––––––––Ce vieux m’amuse, –––––––––Mais je m’abuse, –––––––––Ailleurs qu’en ces lieux –––––––––Sont mes amoureux. GASTON, qui a pris la main de Lucile. –––––––Laissez-moi cette main jolie. (Il la couvre de baisers.) BELLEROSE, reluquant Nanette. ––––––D’en faire autant ça donne envie. NANETTE, bas à Gaston. ––––––––Il faut être prudent, –––––––––Souvenez-vous-en. (Lucile et Gaston se lèvent) REPRISE DE L’ENSEMBLE. GASTON, NANETTE, LUCILE. ––––––––––Avec adresse, etc. BELLEROSE. ––––––––––À la vieillesse, etc. BELLEROSE. ––Quel aimable réveil pour des gens de cet âge ! NANETTE. ––C’est gentil, n’est-ce pas ? Ce serait grand dommage ––De les troubler, venez !... BELLEROSE, résistant et passant à Gaston. ––De les troubler, venez !... Eh ! la belle, un instant. (Il frappe sur l’épaule de Gaston.) ––Pardon, bourgeois ! GASTON. ––Pardon, bourgeois ! Hein ! quoi ? NANETTE, à la gauche de Gaston, entre lui et Lucile. ––Pardon, bourgeois ! Hein ! quoi ? C’est un sergent ! GASTON. ––Vous dites ? BELLEROSE, plus fort. ––Vous dites ? Un sergent ! NANETTE. ––Vous dites ? Un sergent ! Un sergent ! BELLEROSE, très-fort. ––Vous dites ? Un sergent ! Un sergent ! Un sergent ! NANETTE, à l’oreille de Gaston, parlant dans ses mains, rapprochées en cornet. –––––––Cet homme est à la poursuite –––––––De deux amoureux en fuite. LUCILE. –––––––Des amoureux ! GASTON. –––––––Des amoureux ! Sur ma foi, –––––––Vous échoûrez ! BELLEROSE. –––––––Vous échoûrez ! Et pourquoi ? GASTON, s’animant. – Il se lève. ––––––––Ils sauront se défendre, ––––––––Comme j’eus fait jadis, ––––––––Si l’on m’eût voulu prendre ––––––––Mes amours, ma Denis. BELLEROSE. ––––––Ne vous échauffez pas la bile. (À Nanette.) ––––––Le bonhomme est encore vif. GASTON, s’animant. ––––––Votre recherche est inutile ! BELLEROSE. ––––––Tout doux, vieillard rébarbatif. GASTON. –––––––M’arracher mon doux trésor ! BELLEROSE. –––––––Mais non ! GASTON. –––––––Mais non ! Je saurais encore, ––À qui le tenterait, couper les deux oreilles ! ––Tubleu ! corbleu ! BELLEROSE. ––Tubleu ! corbleu ! Vit-on jamais fureurs pareilles ! (Lucile se lève : elle s’appuie sur une grande canne.) GASTON ET LUCILE. BELLEROSE, avec effroi comique. ––––Essayez-donc de m’enlever ! Merci ! GASTON. ––––––Alors, au diable, et hors d’ici ! (Lucile va à Bellerose.) ENSEMBLE. GASTON, LUCILE, NANETTE. –––––Insolent ! c’en est trop, de chez moi, –––––––Sors bien vite, ou, sur ma foi, ––––––Nous saurons nous venger de toi. BELLEROSE. –––––C’en est trop ! on me met hors de moi, –––––––Et je saurai, sur ma foi, ––––––Vous faire obéir à la loi, LUCILE, le menaçant. ––––––Porter la main sur ma personne, ––––––L’audacieux ! NANETTE. ––––––L’audacieux ! Ah ! quelle horreur ! ––––––Sur une femme douce et bonne. BELLEROSE, à part. ––––––Bonne, oui, comme une lionne ! GASTON. ––––––Sors, ou crains tout de ma fureur. GASTON, LUCILE, NANETTE. ––––––––––Pars, insolent, ––––––––––Brutal sergent, ––––––Quitte la maison à l’instant ; ––––––––––Fuis vivement, ––––––––––Ici t’attend ––––––Un juste et rude châtiment. REPRISE DE L’ENSEMBLE. –––––Insolent, c’en est trop... etc. –––––C’en est trop ! on met... etc. (Lucile retourne à sa place.) GASTON. À bon entendeur, serviteur ! (Il retourne à sa place ; dans le mouvement animé et brusque que Gaston a fait, sa douillette s’est entr’ouverte et le sergent a aperçu son épée.) BELLEROSE, à part. Qu’ai-je vu !... une épée !... Hum !... hum !... NANETTE. Or donc, si vous les rencontrez, regardez-y à deux fois, beau sergent. BELLEROSE. Soyez tranquille, la jolie fille, un bien averti en vaut deux... (À part.) Ce sont eux... je les tiens ; mais un jeune homme armé, résolu, soyons prudent... point de violence ni d’infusion de sang... (Haut, en saluant Gaston.) Pardon de vous avoir dérangés, (Appuyant.) respectable monsieur et vénérable madame Denis. NANETTE. Bonsoir, monsieur Bellerose ; à l’avantage (à part.) de ne plus te revoir, estaffier maudit !... (Restant sur la porte et lui parlant à la cantonade.) À gauche... l’escalier. GASTON, se levant. Et puisses-tu t’y rompre le cou. (Il se débarrasse de sa douillette.) NANETTE, riant. Ainsi soit-il ? BELLEROSE, trébuchant avec bruit et poussant un cri Ah ! NANETTE. Patatras !... (À la cantonade.) Prenez garde, il y a un pas ! BELLEROSE, dehors, avec colère. Du diable, il est bien temps de m’avertir ! NANETTE. Je vais vous montrer le chemin. (Elle sort.) LUCILE, GASTON, puis NANETTE. GASTON, remontant au fond en enlevant sa perruque, qu’il jette sur un siège du fond avec sa douillette, à Lucile, qui de son côté se débarrasse du bonnet et de la pelisse. Parti enfin ! Le danger est passé, et nous pouvons continuer notre repas... (Il va à la table et la remet en place.) repas si fâcheusement interrompu avant d’avoir commencé. (Allant à Lucile.) Venez, chère Lucile. (Il lui prend la main.) Eh quoi ! vous tremblez encore ? LUCILE. J’ai eu si grand’peur ! GASTON. Et moi donc !... Mais nous nous en sommes bien tirés... Vous étiez charmante en petite vieille... (Mouvement de Lucile.) Ah ! mais c’est égal, je vous aime mieux ainsi. (Prenant la bouteille.) Allons, vite, à chacun un doigt de ce vin, pour nous remettre de cette terrible alarme... (Il va verser.) NANETTE, entrant tout effarée. Alerte ! alerte ! GASTON ET LUCILE, se levant inquiets. Qu’est-ce encore ? NANETTE. Ah ! le sournois ! ah ! le fourbe de sergent ! GASTON ET LUCILE. Eh bien ? NANETTE. Il vous a devinés... Arrivé en bas, je l’ai entendu parler à ses soldats. Ils vont revenir ici en force. GASTON. Malpeste ! LUCILE. Perdus cette fois ! GASTON, jetant sa serviette avec colère. Il est dit que nous ne souperons pas aujourd’hui. (Il passe à droite.) LUCILE, Nanette va replacer le guéridon à l’écart. Et que nous ne leur échapperons pas. GASTON. Oh ! ils ne nous tiennent pas encore. NANETTE. Que voulez-vous faire ? GASTON, tirant son épée. Les tuer tous ! LUCILE. Gaston !... NANETTE, accourant à lui. Ta, ta, ta ! rengaînez donc votre flamberge ; ne voyez-vous pas que mam’selle pâlit déjà ! GASTON, courant à Lucile. Chère Lucile ! LUCILE. Que devenir ! GASTON, qui réfléchissait. Ah ! une idée !... Tout à l’heure, le sergent nous a pris pour nos grands-parents... maintenant, il faut qu’il les prenne pour nous. NANETTE, riant. Oui... oui... il a raison... (Elle court au fond à droite prendre la poupée.) LUCILE. Mais ils sont à Saint-Germain ! GASTON. Les autres ! NANETTE, apportant la poupée. Mais pas ceux-ci. GASTON, qui a été prendre la tête à perruque. Mais pas ceux-ci. NANETTE. Aidez-moi à les affubler avec les vêtements et coiffures que vous aviez tout à l’heure... puis à les placer ici et là, comme vous étiez... GASTON. Très-bien. NANETTE, à Lucile. Chargez-vous de votre grand’tante, mademoiselle. (Lucile passe un fauteuil de la cheminée. À Gaston.) Et vous de votre parrain. GASTON, laissant échapper la tête à perruque, qui lui tombe sur le pied. Ah ! NANETTEcourant à lui. Oh ! le malheureux ! il a occis son parrain ! GASTON, relevant la tête en l’examinant. Non, non, il n’a rien. NANETTE, prenant la tête. On dirait qu’il a une bosse. Pauvre cher homme !... (Elle va porter la tête au premier fauteuil.) A son âge... ce serait la première ! (Elle l’habille avec la douillette.) LUCILE, qui a fini d’affubler la poupée. Écoutez... on monte, je crois. GASTON. Hâtons-nous. LUCILE. Ah ! mon Dieu !... Tout le guet vient de ce côté. NANETTEmontrant la porte à gauche. Eh bien, entrez là, et vous fuirez par le petit escalier pendant que j’occuperai le guet. GASTON. Comment ! toute l’escouade ? NANETTE. Ça me regarde. Allez, allez... (Les deux jeunes gens sortent, Nanette rassemble plusieurs chaises devant les mannequins.) Ces pauvres enfants ! Pourvu qu’ils aient le temps de rejoindre la voiture... (Elle écoute.) Voici le guet.... (Elle prend le flambeau qui est sur la cheminée et entre dans la chambre à droite. – Le théâtre est dans l’obscurité.) BELLEROSE, BRINDAMOUR, JOLICŒUR, LA VALEUR, LA RAMÉE, et quatre autres Soldats. ENSEMBLE. ––––––––––––Marchons, ––––––––––––Marchons, ––––––––––Grâce à la nuit, ––––––Nos oiseaux seront pris au nid. BRINDAMOUR. ––––––Mais la maison paraît déserte. BELLEROSE. ––––––––––Marchons, marchons. JOLICŒUR. ––––––Les tourtereaux ont pris l’alerte. BELLEROSE. ––––––––––Cherchons, cherchons. LA VALEUR. ––––––Auraient-ils fui par la fenêtre ? BELLEROSE. ––––––––––Voyons, voyons. LA RAMÉE. ––––––Blottis sous les meubles, peut-être ? BELLEROSE. ––––––––––Fouillons, fouillons. (Ils fouillent partout avec leur fusil, mais ils se heurtent à la barricade de chaises, et reculent.) ––––––––Surtout de la prudence, ––––––––Et point de violence. ––––––––––––Ensemble ––––––––––––Cherchons, ––––––––––––Marchons, etc. (Cherchant en vain. – Perdant patience et frappant le plancher avec la crosse de son fusil.) ––––––––Holà ! ho ! chambrière ! ––––––––À nous de la lumière ! Les Mêmes, NANETTE. NANETTE, paraissant avec le flambeau garni d’un abat-jour. Demi-nuit sur la scène. ––––––––Eh quoi ! c’est encore vous ? ––––––––Par grâce, silence tous, ––––––––Quand du sommeil le plus doux ––––––––Se rendorment ces deux époux. BELLEROSE, raillant. ––––Souvenenez-vous-en, souvenez-vous-en ! (Lui arrachant le flambeau qu’il passe à un soldat, et que celui-ci met sur le guéridon.) ––––––Mais, foin de la plaisanterie ! ––––––Assez, assez de fourberie ; ––––––Gardez vos discours superflus, ––––––Ma charmante, on ne vous croit plus ! (Aux soldats.) ––––––Saisissez-les !... Place, ma chère ! NANETTE. ––––––Non, non, jamais ! plutôt la guerre, ––––––––––––La guerre ! (Elle court prendre un balai, et se place entre les chaises et les mannequins.) BELLEROSE. –––––––Allons, ma vaillante escorte, ––––––––On ose nous défier ; –––––––À la loi prêtez main-forte, –––––––En avant, point de quartier ! NANETTE, brandissant son balai. ––––––Avancez donc, moi je me charge ––––––De culbuter vos bataillons. (Elle le repousse.) BELLEROSE. ––––––À fond, faisons tous une charge ; ––––––Courage ! sus aux cotillons ! NANETTE. ––––––––––Bien, avancez ! BELLEROSE, enlevant les chaises une à une. ––––––––––Démolissez. (Il saisit le balai et l’enlève à Nanette, qui s’échappe et court à la porte de gauche.) NANETTE. ––––––Le beau combat, la belle gloire. LES SOLDATS. ––––––––––Victoire ! victoire ! NANETTE, redescendant à l’avant-scène. ––––––––––Ils sont partis, ––––––––––Ces chers petits ! BELLEROSE ET LES SOLDATS, aux mannequins. ––––––––––Réveillez-vous ! NANETTE, riant, et enlevant l’abat-jour. – Jour complet sur la scène. ––––––––––Sont-ils malins ! BELLEROSE, renversant les mannequins. ––––––––––Des mannequins ! ENSEMBLE. BELLEROSE, LES SOLDATS. ––––––Bernés par une chambrière, ––––––Que dira-t-on au Châtelet ? ––––––C’est trop défier la colère ––––––Des valeureux soldats du guet ! NANETTE, riant et se tenant les côtes. ––––––Ah ! ah ! ah ! la plaisante affaire ! ––––––Ah ! ah ! ah : les soldats du guet ! ––––––Bernés par une chambrière ––––––Que dira-t-on au Châtelet ? (Un des soldats enlève les mannequins, et les porte dans la chambre pendant ce qui suit.) NANETTE. Eh bien, beau sergent, vous attendiez-vous à celle-là ? BELLEROSE. Peut-être. (Coup de feu au dehors.) NANETTE. Ciel !... BELLEROSE. Ma risposte, mignonne. (À part.) Le signal de mes hommes. (Allant au fond.) Donnez-vous la peine d’entrer, monsieur et madame Denis. (Gaston et Lucile paraissent, ramenés par deux soldats.) Les Mêmes, GASTON, LUCILE. GASTON, désarmé, entrant furieux. Surpris, arrêtés par des soldats qu’il avait appostés dans la voiture ! LUCILE. Perdus ! BELLEROSE, à Nanette. Et vous, la belle, vous attendiez-vous à celle-là ? NANETTE, menaçant de le dévisager. Ah ! tenez, si je ne me retenais pas, sergent de malheur ! BELLEROSE, lui saisissant les deux mains. On vous retiendrait, mon cœur. (Aux soldats.) Allons, vous autres, demi-tour à gauche et emmenez les prisonniers. BRINDAMOUR, allant à Gaston. Pas accéléré. JOLICŒUR, même jeu. Arrrrche ! NANETTE. Écoutez, sergent, un mot. BELLEROSE. Pas un mot... NANETTE, suppliant. Sergent !... Amour de sergent !... BELLEROSE. Arrière ! NANETTE, câlinant. Ah ! monsieur Bellerose, de la rancune, parce que, bonne servante, j’ai défendu mes jeunes maîtres ; comme vous, bon militaire, vous avez suivi votre consigne !... Ah ! M. Bellerose ! GASTON ET LUCILE. Ah ! M. Bellerose ! BRINDAMOUR. C’est véridique, sergent. JOLICŒUR. C’est histoirique, sergent. NANETTE. Écoutez-moi. BELLEROSE. Eh bien... parlez... Je l’obtempère. NANETTE. C’est à la liberté seulement, et non à la vie des prisonniers que vous en voulez, n’est-ce pas ? BELLEROSE. Indubitablement. BRINDAMOUR. Ostensiblement. NANETTE, d’un ton pathétique, à toute l’escouade en passant à la droite de Bellerose. Eh bien, ils n’ont rien pris depuis vingt-quatre heures. BELLEROSE. Oh ! LES SOLDATS. Oh ! oh ! oh ! NANETTE, même ton, et faisant un signe aux jeunes gens. Tous deux tombent de faiblesse. LUCILE, se laissant aller dans les bras de Brindamour. Ah ! GASTON, dans les bras de Jolicœur. Ah ! NANETTE. Voyez ! (s’appuyant sur Bellerose.) Et moi aussi... ah ! je me trouve mal ! BELLEROSE, la regardant. Elle se trouve mal !... Mais je me trouve bien, moi. BRINDAMOUR, ému. Ces pauvres petits ! JOLICŒUR. Sont-ils gentils ! LA VALEUR. Je m’attendris. LA RAMÉE. Ah ! j’en gémis. TOUS LES SOLDATS, tirant leurs mouchoirs. Et moi aussi ! (Ils se mouchent bruyamment.) BELLEROSE. Silence dans les rangs ! NANETTE, pleurant aussi. Ces pauvres enfants ! Vous n’aurez pas la barbarie de leur refuser quelques instants pour se réconforter ? BELLEROSE, ému. Hum !... À vrai dire, on n’est point un rhinoféroce. (Il se mouche ; tous les soldats recommencent.) Silence !... En somme, quelques moments de plus ou de moins... LES SOLDATS. Ostensiblement, sergent. BELLEROSE. Allons, je réobtempère. NANETTE. Vous permettez ?... Alors, vite, monsieur, vite, mademoiselle ! (Elle court au guéridon.) Monsieur Bellerose, je vous revaudrai ça. BELLEROSE, à part. J’y compte lien. (Haut, à ses soldats.) Reposez vos armes ! (Aux deux soldats qui ont amené les jeunes gens et qui sont restés à la porte.) Retournez au poste, on n’a plus besoin de vous. (Aux autres.) Et nous, ne les perdons pas de vue !... (Ils s’assoient tous, moins Bellerose.) GASTON, à qui Nanette parlait bas. Très-bien, très-bien !... je comprends... (À Bellerose.) Si monsieur le sergent voulait accepter une tranche de ce pâté ? BELLEROSE. Merci ! NANETTE, avec une bouteille et un verre. Ou plutôt un verre de vin ? BELLEROSE. Merci ! NANETTE, aux autres. Et vous ? LES SOLDATS, tentés, le priant. Sergent... BELLEROSE, vivement. Je vous le prohibe ! LES SOLDATS, se rasseyant. Oh ! NANETTE, à Bellerose. Du jurançon ! BELLEROSE, vivement. Du... Hum !... BRINDAMOUR, s’approchant du sergent et saluant militairement. Sergent !... du jurançon ! (Il fait claquer sa langue.) NANETTE. Oui ! (Tous les soldats se lèvent.) BELLEROSE, avec force. Non ! (Tous retombent assis ; Brindamour retourne à sa place.) NANETTE. Cinquante ans de bouteille ! JOLICŒUR, même jeu que Brindamour Cinquante ans, sergent ! NANETTE. Oui ! (Même jeu des soldats.) BELLEROSE. Non ! (Même jeu.) GASTON. Pas même pour trinquer à la santé du roi ?... BELLEROSE, tenté. Brrrons... LA VALEUR, même jeu que ses deux précédents camarades. Du roi, sergent ! LUCILE. Et de la reine ! LA RAMÉE, même jeu. Oh ! de la reine, sergent ! LUCILE. De notre gracieuse reine ! GASTON, avec chaleur. Des militaires ne peuvent pas refuser. (Nanette court à la cuisine et rapporte des bouteilles et des verres qu’elle donne aux soldats.) Ça ne se peut pas, sergent, mille diables !... Le roi, la reine ! BELLEROSE, entraîné. Ah ! vous m’en direz tant !... LES SOLDATS, à Nanette. Versez, versez ! BELLEROSE. Les voilà heureux, ils vont boire !... Mais avant, prenons nos précautions... (Il va à la porte du fond, la ferme et en retire la clef, qu’il met dans sa poche.) GASTON, à Nanette. Il a pris la clef ! NANETTE. Oui ; mais laissez-moi faire, nous la reprendrons. (À Bellerose, en lui offrant un verre.) À vous, sergent ! (Lucile et Gaston circulent parmi les soldats et leur versent du vin.). BELLEROSE. ––––––Versez et buvez à plein verre, ––––––Bellerose ici l’obtempère. LUCILE. COUPLETS. I –––––Vive un vin généreux qui pétille ! LES SOLDATS. ––––––––Vive un vin qui pétille ! LUCILE. ––––––––Dès qu’il mousse et qu’il brille, –––––––Rougissant un pur cristal, –––––––Du plaisir c’est le signal. ––––C’est un ami qui charme et qui console ! LES SOLDATS. ––––––––Oui, le vin nous console. LUCILE. ––––––––À son aspect s’envole –––––Des soucis le cortège fâcheux. ––––––––Vive un vin généreux ! GASTON, LUCILE, NANETTE. ––––––––––À notre reine ! LES SOLDATS. ––––––––––À notre roi ! GASTON, LUCILE, NANETTE. ––––––––––À notre reine ! LES SOLDATS. ––––––––––Au roi, je boi. GASTON, LUCILE, NANETTE. ––––––––Buvez, la coupe est pleine. LES SOLDATS. ––––––––––––Je boi ! GASTON, LUCILE, NANETTE. ––––––––Ce vin vieux les entraîne, LES SOLDATS. ––––––––––––Au roi ! LUCILE. ––––––––Amis, buvez sans gêne ––––––––À notre souveraine. LES SOLDATS. ––––––––––––Je boi ! LUCILE. ––––––––Mes amis, il faut boire ! LES SOLDATS. ––––––––À la reine, au roi ! ––––––––––––Je boi ! ––––––Buvons, buvons, buvons, buvons –––––––––––À sa gloire ! (Ils trinquent et boivent.) II LUCILE. –––––Voyez ce jurançon plein de flamme. LES SOLDATS. ––––––––Quelle ardeur ! quelle flamme ! LUCILE. ––––––––Il électrise l’âme. –––––––Fils d’un rayon du soleil, –––––––Comme lui, vif et vermeil, –––––Franc compagnon, partout il sait plaire. LES SOLDATS. ––––––––En tous lieux il sait plaire. LUCILE. ––––––––S’il anime à la guerre, –––––Il charme et distrait en garnison. ––––––––Vive le jurançon ! ––––––––––À notre reine, etc. GASTON, à Nanette. –––––Ne les laissons pas reposer. NANETTE, aux soldats, –––––Merci pour le roi, pour la reine, –––––Mais vous ne pouvez refuser ––––Aussi de boire à votre capitaine ? LES SOLDATS. ––––––Ça ne peut pas se refuser. NANETTE. ––––––Ni de trinquer à notre belle –––––––––––Demoiselle ? LES SOLDATS. ––––––À cette belle demoiselle ! GASTON. –––––––––Et puis, mes amis, ––––––––Au bon monsieur Denis. (Il montre le portrait.) LES SOLDATS. ––––––––Au bon monsieur Denis ! (Ils s’inclinent devant le portrait.) LUCILE. ––––––––À madame Denis ! LES SOLDATS, même jeu. ––––––––À madame Denis. BELLEROSE. –––––––––Souvenez-vous-en ! LES SOLDATS. –––––––––Souvenez-vous-en ! BELLEROSE. –––––––––Et, finalement, –––––––––Buvons à la ronde, ––––––––––À tout le monde ! (Ils se mêlent et trinquent entre eux, puis viennent se grouper derrière le sergent, à droite.) ––––––––––––Allons, ––––––––––––Buvons, ––––––––––––Trinquons, –––––––––––Et vidons –––––––––––Les flacons ; ––––––––––––Chantons, ––––––––––––Trinquons, ––––––––––––Versons, ––––––––––––Buvons ; –––––––––––Oui, chantons, –––––––––––Oui, trinquons, –––––––––––Et vidons –––––––––––Les flacons. BRINDAMOUR. –––Ce vin est vraiment un nectar, un velours. JOLICŒUR. –––Je le préfère même à toutes les amours. LA VALEUR. –––Ah ! je voudrais en boire, en boire toujours. ENSEMBLE. ––––––––––––Buvons, etc. TOUS LES SOLDATS. Vive le sergent ! BELLEROSE, chancelant. Or çà, Brindamour, Jolicœur, La Valeur, en route ! NANETTE. Eh quoi, déjà ? BELLEROSE, la prenant par le bras. Halte-là ! ho ! mignonne, arrêtez-vous ! NANETTE. Plaît-il ? BELLEROSE. Ne tournez pas tant, ça m’étourdit. NANETTE. Moi ? BELLEROSE. Oui, pardieu ! et M. et madame Denis, et tout le bataclan ici. LES SOLDATS. C’est vrai, tout tourne ! GASTON ET LUCILE, riant. Ah ! ah ! ah ! NANETTE. Chut ! nous les tenons... BELLEROSE, prenant Nanette dans ses bras. Holà ! ho ! pas si vite, ma mie, ou je perds la mesure... J’ai tant chanté de votre vin et tant bu de votre chanson... que ça me brouille la cervelle. NANETTE, à Lucile. Chantez encore. GASTON. Oui, la chaconne. BELLEROSE. Oui... la... chaconne... chacun sa chaconne. LUCILE, chantant –––––––––Dansons la chaconne ; –––––––––––L’air résonne ––––––––De son rhythme joyeux. –––––––––Allons, en cadence, –––––––––––Que l’on danse –––––––––––Deux à deux ; –––––––––Cette mélodie ––––––––À l’amour nous convie. –––––––––Dansons la chaconne, etc. (Pendant le chant, Bellerose et les soldats, fatigués, étourdis, tombent sur les sièges et s’endorment, les soldats çà et là, deux à deux, Bellerose seul, à l’avant-scène, où Nanette, qu’il voulait embrasser, l’a amené et fait asseoir sur un siège placé au milieu du théâtre.) GASTON. Prenons la clef... NANETTE. Non, non ! ce serait imprudent ! Attachons-les d’abord. Les serviettes... les cordons de sonnettes... ceux des rideaux... coupez, arrachez ! GASTON. Oui, oui, et garrottons-les tous... (Riant.) à la ronde. BELLEROSE, rêvant. La ronde !... Hé ! camarades !... GASTON, LUCILE, NANETTE, s’arrêtant effrayés. Ah ! BELLEROSE, rêvant. La ronde... c’est l’heure de la ronde... COUPLETS. I ––––––C’est la ronde qui partout veille. LES SOLDATS, ronflant. ––––––––––Ron, ron, ron, ron. BELLEROSE. ––––––Et, l’œil ouvert, toujours surveille. LES SOLDATS. ––––––––––Ron, ron, ron, ron. BELLEROSE. ––––––Dormez, bons bourgeois de Paris, ––––––Le guet protège vos logis. LES SOLDATS ET BELLEROSE. ––––––––––Ron, ron, ron, ron. GASTON, parlé. Le joli concert ! NANETTE. Chut ! II BELLEROSE. ––––––Prudent, adroit, rien ne l’abuse. LES SOLDATS. ––––––––––Ron, ron, ron, ron. BELLEROSE. ––––––Vin et tendron il les refuse. LES SOLDATS. ––––––––––Ron, ron, ron, ron. BELLEROSE. ––––––Dormez, bons bourgeois de Paris, ––––––Le guet veille sur vos logis. BELLEROSE ET LES SOLDATS. ––––––––––Ron, ron, ron, ron. NANETTE. La ! voilà ce que c’est... la clef, maintenant... dépêchons... (Elle cherche dans une des poches de Bellerose et Gaston dans l’autre.) GASTON. Ah ! je la tiens, je crois... Oui !... (En retirant vivement sa main, la clef s’est embarrassée dans la poche, et Gaston a donné une forte secousse à Bellerose, qui se réveille.) BELLEROSE. Qui vive ! SOLDATS. Aux armes ! LUCILE. Ciel ! vous les avez réveillés ! BELLEROSE, qui a voulu se lever. Ouais ! qu’est-ce cela ?... lié ! LES SOLDATS. Garrottés ! ! (Ils se démènent sur leurs chaises pour se délivrer de leurs liens.) GASTON. Ne vous fatiguez pas, c’est inutile. BELLEROSE. Où suis-je ?... comment se fait-il ?... Ah ! je me souviens !... Vin du diable ! NANETTE. Et comment la trouvez-vous, celle-là ? GASTON. Vous vouliez nous conduire à la Bastille ; nous, c’est différent, nous vous laisserons seuls ici. BELLEROSE. Seuls ? NANETTE. Absolument seuls, car nous allons rejoindre leurs parents, et il faut que je ferme la porte de la maison. (Elle lui montre la clef.) BELLEROSE. Et vous reviendrez ? GASTON. À Pâques. BELLEROSE ET LES SOLDATS. À Pâques ? (Ils s’agitent sur leurs chaises.) LUCILE. Ou à la Trinité. BELLEROSE. Dans deux mois ! (Il s’agite.) GASTON. Ça vous contrarie ? Eh bien ! acceptez une capitulation. BELLEROSE. Jamais ! GASTON. Adieu donc ! (À Lucile et Nanette.) Partons ! À notre retour, on ne trouvera plus ici que feu le sergent Bellerose et son escouade... ! BELLEROSE. Tonnerre ! GASTON. Morts de faim. BELLEROSE ET LES SOLDATS, consternés. Hélas ! NANETTE. Et de soif. BELLEROSE ET LES SOLDATS, furieux. De soif aussi ! (Ils se démènent.) Au secours !... à l’aide !... à la garde !... GASTON. Capitulez-vous ? LES SOLDATS. Oui, oui ! BELLEROSE. Silence dans les rangs. NANETTE. Capitulez-vous ? BELLEROSE, à Nanette. Houx !... (À Gaston.) Parlez ! FINALE. GASTON. ––––––En liberté je vais vous mettre, –––––––––––Beau sergent. NANETTE. ––––––Mais ici vous devez promettre, –––––––––––Par serment, GASTON. ––––––D’oublier pour nous votre indigne ––––––––––––Consigne, ––––Qui nous privait de notre liberté. LES SOLDATS. ––––Nous le jurons à l’unanimité. GASTON. ––––––––Alors on vous accorde LUCILE. ––––––––––Miséricorde. NANETTE, détachant les liens du sergent. ––––––––Et l’on coupe la corde ! (On dénoue les liens. L’orchestre joue l’air de la chanson de M. et madame Denis.) NANETTE. ––––––––Silence, mes amis ! GASTON, qui a couru à la fenêtre. ––––––Oui, ce sont eux. Oh ! quelle chance ! (À Lucile, avec joie.) ––––––C’est l’heureux couple qui s’avance ! NANETTE, au militaire. ––––––Monsieur et madame Denis ! (Les soldats courent prendre leurs fusils et se mettent en rang devant la porte d’entrée.) LUCILE. ––––––––Ah ! courons ! NANETTE, l’arrêtant. ––––––––Ah ! courons ! Mais, avant, ––––––––Il faut bien humblement ––––À nos amis demander assistance. LUCILE, air de la chaconne. –––––––––Ici, l’espérance ––––Nous a conduits, jeunes, aimants, joyeux ; –––––––––Un peu d’indulgence, –––––––Ah ! soyez tous généreux ! GASTON ET NANETTE. ––––––Nous aussi, contre le danger, –––––––Daignez tous nous protéger. ENSEMBLE. –––––––––Ici, l’espérance –––––––––Un peu d’indulgence, ––––––––Ah ! soyez généreux ! CHŒUR. ––––––––Du couple qui s’avance ––––––––Imitant l’indulgence ; ––––––Ah ! puissiez-vous, messieurs, toujours, FIN. Nanette, Gaston, Lucile. Gaston, Lucile. Lucile, Gaston. Nanette, Gaston, Lucile. Lucile, Gaston, Nanette. Gaston, Nanette, Lucile. Bellerose, Nanette, Gaston, Lucile. Bellerose, Nanette, Gaston, Lucile. Bellerose, Gaston, Nanette, Lucile. Bellerose, Lucile, Gaston, Nanette. Nanette, Lucile, Gaston. Lucile, Gaston, Nanette. Lucile, Guston, Nanette. Gaston, Nanette Lucile. L’escouade, Bellerose, Nanette. Nanette, les soldats, Bellerose. Bellerose, Nanette. Lucile, Gaston, Bellerose, Nanette. Gaston, Lucile, Nanette, Bellerose. Nota. — On pourra, en province, faire chanter ces deux couplets par Gaston. |
Lenéru - Saint-Just, 1922.pdf/27 | {{nr||SAINT-JUST|27}}
{{Séparateur|l}}{{tiret2|repré|sentant}} extraordinaire à Strasbourg, est un jeune
homme d’une suavité — bon fils, bon frère, ami
dévoué — d’une aménité — faite plus digne d’un
semblant de raideur — on ne peut mieux exemplaires :
le parfait homme sensible que tout narrateur
souhaite offrir au public. N’a-t-on pas loué
Gœthe de sa reconnaissance envers les services
rendus ? Et Las Cases tient par-dessus tout à la
douceur des rapports, à la bonhomie de Napoléon
Bonaparte. Il faut peut-être un don exceptionnel
pour, non pas dans l’ensemble, mais dans le
détail, le ligne à ligne, admirer franchement
parce que différent. Il y faut peut-être une « immoralité »
très élevée. Nous nous garderons en tournant
les aspérités, les acerbités révolutionnaires
de n’approuver plus qu’un jeune homme au
cœur sensible, intéressant comme un poitrinaire
par sa mort prématurée.
Que fut-il donc en somme ? Un député de
vingt-cinq ans, dont le ''maiden-speech'' à la Convention
est tel, qu’il emporte, on dirait à lui seul,
la tête du roi et réserve désormais l’orateur pour
les grands coups, dont on lui fit toujours hommage :
rapport contre les Girondins, déclaration
du gouvernement révolutionnaire, rapport contre
Hébert, rapport contre Danton. Quand la tribune
<references/> |
Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/715 | {{Nr|[1388]|LIVRE III.|709}}nous espérons, car sur les champs ils se surattendent. » — « Et sont ils grands gens ? » demanda le duc de Guerles. Cils répondirent par avis et dirent : « Monseigneur, ceux que nous avons vus sont plus de cinq mille. »
De-lez le duc étoient pour l’heure le sire de Ghesme, ordonné souverain de la chevalerie, et le Damoisel de Hansbergue, le sire de Hueckelent, messire Ostes, sire d’Aspres, et plusieurs autres chevaliers et écuyers qui toutes ces paroles ne pouvoient pas avoir ouïes. Puis demanda le duc conseil à ses hommes et à ses plus prochains, lequel en étoit bon et le meilleur à faire ; et comment qu’il en demandât, son courage s’inclinoit toujours d’aller sur ses ennemis, puisque trouver les pouvoit. Là eut sur les champs, de ceux qui acconseillé l’avoient, plusieurs paroles retournées, car les aucuns disoient ainsi : « Sire, vous n’avez que une poignée de gens au regard des Brabançons, car sachez : toute la puissance du Brabant, chevaliers et écuyers et communautés des villes, sont hors. Comment pourrez-vous assembler, trois mille hommes espoir que vous avez, à quarante mille hommes ? Si vous le faites, vous ferez un très grand outrage ; et si mal vous en prenoit, on diroit que folie, outre cuidance ou jeunesse le vous auront fait faire ; et nous qui vous avons acconseillé en serièmes blâmés. » — « Et quel chose est bon, répondit le duc, que j’en fasse ? » — « Sire, répondirent les chevaliers, retrayons-nous en la ville de Gavres. Véez-le ci-devant nous et laissons les Brabançons loger hardiment sus votre pays. Jà avez-vous dit, s’ils ardent votre pays, vous entrerez et arderez au leur, et lui porterez bien autant de dommage que ils feront à vous. De deux mauvais chemins on doit élire et prendre le meilleur. » — « Hà ! répondit le duc, que à votre loyal pouvoir vous me conseillez, ce crois-je ; mais je veux bien que vous sachiez que je ne ferai jà ce marché ; il me seroit trop déshonorable. Ni en ville ni en chastel que j’aie, je ne m’enclorrai, et lairrai mon pays ardoir. Je aurois plus cher à être mort sur les champs. Je veux bien qu’ils soient dix mille ou vingt mille ; pensez-vous que ces communages sachent combattre ? M’aist Dieu ! nennil. Sitôt qu’ils nous verront chevaucher en brousse et entrer en eux de grand volonté, ils ne tiendront nul arroi et se desfouqueront. »
À ces mots le duc de Guerles, qui désiroit la bataille, dit, en tenant la main contre son cœur : « Mon cœur me dit que la journée est bien mienne. Je veux combattre ; mais mes ennemis j’ai trop plus cher à assaillir ; et mieux me vaut, et plus honorable et plus profitable nous est que de être assailli. Or tôt, développez ma bannière, et qui veut être chevalier traie avant, je le ferai, en l’honneur de Dieu, de Saint-George à qui je me rends de bonne volonté à la journée de hui, et à madame Sainte Marie, dont l’image est à Nimaige, et à laquelle au départir je pris congé de bonne volonté ; si lui recharge et recommande toute mon affaire. Avant ! Avant ! dit-il encore, qui m’aimera si mette peine à me suivre légèrement. »
Celle parole, que le duc de Guerles dit, rencouragea grandement toutes ses gens, et par espécial ceux qui l’avoient ouï : et montrèrent tous, par semblant, qu’ils fussent en grand’volonté de combattre, et tous confortés de courir sur leurs ennemis qui approchoient. Si estreingnirent leurs plates, et avalèrent les carnets de leurs bacinets, et restreingnirent les sangles de leurs chevaux ; et se mirent en bon arroi, et tous ensemble ; et chevauchèrent tout le pas, pour avoir leurs chevaux plus frais et plus forts à l’assembler. Et là furent faits aucuns chevaliers nouveaux qui se désiroient à avancer ; et chevauchèrent en cel arroi, en bon convenant, devers Ravestain. Jà étoient tout outre les Brabançons et grand’foison des communautés des bonnes villes.
Nouvelles vinrent au sénéchal de Brabant et aux chevaliers, que le duc de Guerles étoit sur les champs, et si près qu’il venoit sur eux, et que tantôt l’auroient. Ceux à qui les premières nouvelles vinrent, furent moult émerveillés de l’aventure ; et cuidèrent bien et de vérité, que le duc de Guerles, pour un homme qu’il avoit en sa compagnie, en eut six. Si s’arrêtèrent sur les champs ; et s’en vinrent mettre en arroi ; mais ils n’eurent pas loisir, car véez ci venir ie duc de Guerles et sa route, tous venant ensemble, éperonnant leurs chevaux, et criant : « Notre-Dame ! Guerles ! » les lances toutes abaissées. Et là eut un écuyer de Guerles lequel on doit recommander, car, pour le grand désir qu’il avoit d’exaulser son nom et de venir aux armes, tout devant les batailles il férit cheval
<references/> |
Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t5.djvu/436 |
On se rend célèbre dans sa nation et chez les peuples voisins, si l'on surpasse les autres par le nombre et le courage de ses compagnons : on reçoit des présents ; les ambassades viennent de toutes parts. Souvent la réputation décide de la guerre. Dans le combat, il est honteux au prince d’être
inférieur en courage ; il est honteux à la troupe de ne point égaler la vertu du prince ; c’est une infamie éternelle de lui avoir survécu. L’engagement le plus sacré, c’est de le défendre. Si une cité est en paix, les princes vont chez celles qui font la guerre ; c’est par là qu’ils conservent un
grand nombre d’amis
<ref>
A : et ils ne conservent un grand nombre d’amis que par la force et par la guerre.
</ref>. Ceux-ci reçoivent d’eux le cheval du
combat et le javelot terrible. Les repas peu délicats, mais grands, sont une espèce de solde pour eux. Le prince ne soutient ses libéralités que par les guerres et les rapines.
Vous leur persuaderiez bien moins de labourer la terre et d’attendre l’année
<ref>
C’est-à-dire la moisson.
</ref>, que d’appeler l’ennemi et de recevoir
des blessures ; ils n’acquerront pas par la sueur ce qu’ils peuvent obtenir par le sang. »
Ainsi, chez les Germains, il y avoit des vassaux, et non pas des fiefs. II n’y avoit point de fiefs, parce que les princes n’avoient point de terres à donner ; ou plutôt les fiefs étoient des chevaux de bataille, des armes, des repas.
Il y avoit des vassaux, parce qu’il y avoit des hommes fidèles qui étoient liés par leur parole, qui étoient engagés pour la guerre, et qui faisoient à peu près le même service que l’on fit depuis pour les fiefs.
<references/> |
Cahiers du Cercle Proudhon, cahier 2, 1912.djvu/13 | font porter leurs raisonnement et ainsi ils se posent
des problèmes qui sont étrangers à l’histoire. Quant
aux historiens, ils n’ont jamais besoin d’entrer sur ce
terrain propre de la théologie »<ref>Georges Sorel. ''Le système historique de Renan''.</ref>.
Donc, l’interprétation erronée d’un fait peut susciter
un effort fécond. De même une prévision fausse de
l’action présente peut conduire ses résultats bien au
delà des effets prévus. Mais encore certaines conditions
sont-elles nécessaires ; c’est pourquoi va se constituer
la théorie du mythe et pourquoi la philosophie bergsonienne
apporte son concours.
« Au cours de mes études, écrit Sorel, j’avais constaté
une chose qui me semblait si simple que je n’avais
pas cru devoir beaucoup insister : les hommes qui participent
aux grands mouvements sociaux se représentent
leur action prochaine sous forme d’images de
bataille assurant le succès de leur cause<ref>Georges Sorel. ''Réflexions sur la violence, Introd. XXVI''.</ref>. » Georges
Sorel nomme ces constructions des mythes : pour lui,
la grève générale des syndicalistes et la révolution
catastrophique de Marx sont des mythes. Le rôle efficace
de ces mythes est indiscutable ; pour le comprendre,
et avec lui la nature de ceux-ci, Sorel utilise
la psychologie de Bergson.
Les moralistes qui cherchent a donner les motifs de
nos actes ne raisonnent presque jamais sur ce qu’il y a
de vraiment fondamental dans notre individu. « Ils
cherchent d’ordinaire à projeter nos actes accomplis
sur le champ des jugements que la société a rédigés
d’avance pour les divers types d’action qui sont les
plus communs dans la vie contemporaine<ref>''Id., ibid., Introd. XXI''.</ref>. » Au {{tiret|con|traire|}}
<references/> |
L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 3/Chapitre 1 | Anatole Leroy-Beaulieu L’Empire des tsars et les Russes Hachette, 1889 (Tome 3, p. 326-341). ◄ LIVRE III. LE RASKOL ET LES SECTES Chapitre ii. — Origine et caractère du raskol : ses causes politiques ► bookL’Empire des tsars et les RussesAnatole Leroy-BeaulieuHachette1889ParisVTome 3Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 3, Hachette, 1889.djvuAnatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 3, Hachette, 1889.djvu/10326-341 CHAPITRE I Origine et caractère du raskol ou schisme ; ses causes religieuses. Importance attachée aux rites et aux formules. Révolution provoquée par la correction des livres liturgiques. — Les principaux points en litige. Les Vieux-Ritualistes ou Vieux-Croyants. — Comment ils ont outré les principes du christianisme oriental. Exagération du principe d’immobilité. Exagération du nationalisme dans l’Église. De quelle manière le raskol est sorti de la liturgie slavonne. — Comment, en se révoltant contre l’Église officielle, les Vieux-Croyants se révoltaient contre les influences étrangères. L’orthodoxie russe est, depuis plus de deux siècles, sourdement minée par des sectes obscures, inconnues de l’étranger, mal connues des Russes. Sous l’imposant édifice de l’Église officielle se creusent des retraites souterraines, de vastes cavités, tout un dédale de cryptes ténébreuses, asile des croyances et des superstitions populaires. C’est dans ces catacombes de l’ignorance et du fanatisme que nous allons descendre ; nous essayerons d’en dresser le plan, nous en explorerons les coins les plus sombres pour y saisir, dans leur refuge, le génie et les aspirations du peuple. Rien ne saurait mieux donner l’intelligence du caractère national et nous faire toucher le fond de l'âme russe. Le raskol, avec ses mille sectes, est peut-être le trait le plus original de la Russie, celui par où l’Orient moscovite se distingue le plus nettement de l’Occident. Qu’on ne s’étonne pas de nous voir réclamer l’attention pour de bizarres et rustiques hérésies. Ce n’est pas qu’à ces sectes illettrées nous prétendions attribuer une importance ou un avenir sans proportion avec leur valeur morale ou leur force numérique. Si nous insistons sur cette face obscure de la vie nationale, c’est qu’à nos yeux c’est le côté par lequel le Russe du peuple, si différent du Russe que connaît l’Europe, se laisse le plus facilement pénétrer. C’est presque toujours par les dehors, par les institutions et les lois, par la haute littérature et la haute société, c’est-à-dire par le dessus, par la surface, qu’on envisage l’empire du Nord. L’étude des sectes populaires nous permet d’atteindre le peuple russe par le dedans, par le fond et en quelque sorte par le dessous. Comme les rivières selon le sol qu’elles traversent, les religions, en passant par des populations différentes, prennent aisément des teintes diverses. Le raskol est le christianisme byzantin au sortir des couches inférieures du peuple russe. Dans les eaux troubles et bourbeuses des sectes moscovites, il est possible de signaler des infiltrations étrangères, parfois protestantes et parfois juives, plus souvent gnostiques ou païennes. Par son principe, comme par ses tendances, le raskol n’en diffère pas moins de toutes les religions ou confessions du dehors ; il reste essentiellement original, foncièrement national. Il est si bien russe que, en dehors de la Russie, il n’a nulle part fait de prosélytes, et que, en dedans même de l’empire, il n’a guère d’adeptes que parmi les populations grandes-russiennes, moscovites, les plus russes de la Russie. Il est si bien spontané que, à travers toutes ses phases, il suffit à s’expliquer lui-même ; enfermé dans un continent isolé, comme en un vase clos, il n’eût rien changé à sa marche. Le plus national de tous les mouvements religieux sortis du christianisme, le raskol est en même temps le plus exclusivement populaire. Ce n’est ni dans les écoles ni dans le clergé, c’est dans l’izba du moujik, dans le comptoir du marchand qu’il a grandi ; c’est là qu’il reste confiné. À ce titre, d’ignorantes hérésies ont, pour le politique et le philosophe, un intérêt supérieur à l’intérêt des doctrines. L’attention que ne leur saurait valoir leur pauvre théologie, ces sectes de paysans, hier encore serfs, la méritent comme symptôme d’un état mental, d’un état social dont rien, en Occident, ne saurait plus donner l’idée. Le raskol, c’est-à-dire le schisme, n’est ni une secte ni même un groupe de sectes ; c’est un ensemble de doctrines ou d’hérésies souvent différentes et opposées, n’ayant entre elles d’autre lien qu’un point de départ commun et un commun antagonisme avec l’Église orthodoxe officielle. A cet égard, le raskol n’a d’autre analogue que le protestantisme. Inférieur à ce dernier par le nombre et par l’instruction de ses adeptes, il l’égale presque par l’abondance et l’originalité de ses formes ; là, du reste, s’arrête la ressemblance. Dans leur révolte contre leur mère, le protestantisme germanique et le raskol russe gardent chacun la marque de leur origine et comme l’empreinte de l’Église dont ils sont sortis, du monde qui les a produits. En Europe, la plupart des sectes modernes sont nées de l’amour de la spéculation et du goût de la critique, de l’esprit d’investigation et de liberté ; en Russie, elles sont issues de l’entêtement de l’ignorance et de l’esprit de révérence. En Occident, le principe des déchirements religieux est la prédominance du sentiment intérieur sur les formes et les dehors de la religion ; en Russie, c’est le culte des formes extérieures, du cérémonial et du rituel. Les deux mouvements sont, pour ainsi dire, en sens inverse, au rebours l’un de l’autre, ce qui ne les a pas toujours empêchés d’aboutir au même point. C’est qu’une fois affranchi de l’autorité traditionnelle qui maintenait l’unité de la doctrine, le raskol, pas plus que le protestantisme, n’a pu constituer dans son sein de nouvelle autorité. Par là, il a été, malgré lui, voué au libre examen, aux fantaisies individuelles, partant, à la diversité, à l’anarchie. Peu de révolutions religieuses ont été dans leurs conséquences aussi complexes que le raskol ; aucune n’a été plus simple dans sa cause première. Les sectes innombrables qui, depuis deux siècles, s’agitent dans le peuple russe ont, pour la plupart, un même point de départ, la correction des livres liturgiques. Toutes ces branches sont sorties d’une même souche : quelques sectes seulement, non les moins curieuses, il est vrai, sont antérieures ou étrangères à la réforme de la liturgie. En Russie, comme partout, le moyen âge eut ses hérésies. Les plus anciennes purent naître au contact des Grecs ou des Slaves, au contact des ancêtres ou des frères orientaux de nos Albigeois, les Bogomiles bulgares. D’autres hérésies surgirent plus tard, dans le nord, sur le territoire de Novgorod, au contact des marchands européens ou juifs. De la plupart, il ne reste guère que le nom, les martynovisy, les strigolniki, les judaïsants, etc. Toutes ces sectes étaient à leur fin lorsque éclata le raskol, qui recueillit dans son sein les croyances informes en germe au fond du peuple russe. Quelques-unes de ces anciennes hérésies, les strigolniki et les judaïsants par exemple, semblent même, après avoir disparu de l’histoire, reparaître dans certaines sectes contemporaines, comme si, durant plusieurs siècles, elles eussent coulé sous terre. Dans ces obscures querelles du moyen âge se montre déjà le principe fondamental du raskol, le culte minutieux de la lettre, le formalisme. « En telle année, dit un annaliste de Novgorod du quinzième siècle, certains philosophes conmiencèrent à chanter : O Seigneur, ayez pitié de nous ; tandis que d’autres disaient : Seigneur, ayez pitié de nous. » Le raskol est tout entier dans cette remarque ; c’est de controverses de ce genre qu’est né le schisme qui déchire l’Église russe. Pour ce peuple, demeuré à demi païen sous l’enveloppe chrétienne, les invocations religieuses étaient comme des formules magiques dont la moindre altération eût détruit l’effet. Il semble que, pour lui, le prêtre fût resté une sorte de chaman, les cérémonies des enchantements, et toute la religion une sorcellerie. L’attachement au rite, à l’obriad, est, nous l’avons dit, un des traits caractéristiques du Grand-Russien. La manière dont la Russie a passé au christianisme n’y est point étrangère. La masse du peuple était devenue chrétienne par ordre, sans avoir été préparée à la foi nouvelle, sans même avoir achevé l’évolution polythéiste qui, chez les autres peuples de l’Europe, précéda l’adoption du christianisme. La religion de l’Évangile, trop élevée pour l’état intellectuel et social de la nation, s’y réduisit aux formes extérieures. D’autres peuples se sont lentement assimilé l’esprit du christianisme dont ils n’avaient d’abord adopté que les dehors : l’isolement géographique et historique de la Russie lui rendit cette assimilation plus difficile. La distance et la domination mongole la séparèrent des centres du monde chrétien, la misère et l’ignorance y dégradèrent la religion comme le reste. Toute théologie disparaissant, le culte devint toute la religion. Au milieu de l’abaissement intellectuel général, la connaissance des paroles et des rites du service divin fut l’unique science exigée d’un clergé dont les membres ne savaient point toujours lire. L’attachement du peuple moscovite à ses rites et à ses textes traditionnels était d’autant moins justifié que textes et rites avaient subi plus d’altérations. La liturgie, qu’elle entourait d’une superstitieuse vénération, l’ignorance l’avait elle-même corrompue. Dans les livres s’étaient glissées des leçons erronées, dans les cérémonies des coutumes locales. L’unité liturgique avait insensiblement fait place aux divergences de lecture et de rituel. La main des copistes avait introduit dans les missels des contresens, des interpolations bizarres, parfois des intercalations capricieuses, et ces leçons nouvelles recevaient du peuple le respect dû à l’antiquité. Les versets corrompus et parfois inintelligibles semblaient d’autant plus saints qu’ils étaient plus obscurs. La dévotion y cherchait des mystères, un sens caché ; sur ces textes altérés se fondaient des théories et des systèmes que le zèle imposteur des scribes formulait parfois dans des livres apocryphes, mis sous le nom de Pères de l’Église. Les altérations étaient si visibles, que, dès le commencement du seizième siècle, un prince moscovite, Vassili IV, avait appelé un moine grec à reviser les livres liturgiques. L’aveugle révérence du clergé et du peuple fit échouer cette tentative. Le correcteur des livres, Maxime le Grec, fut condamné par un concile et enfermé comme hérétique dans un couvent lointain. Ce fut l’imprimerie qui fit éclater la crise définitive. Comme partout, la nouvelle découverte provoqua l’étude des textes et, partant, les luttes Ihéologiques. Les missels sortis des presses russes du seizième siècle empirèrent d’abord le mal auquel ils eussent dû remédier. Aux fautes des manuscrits sur lesquels ils furent composés, ces missels donnèrent l’autorité et la diffusion de l’imprimé. Aux variantes et aux divergences des copistes, ils substituèrent une unité, une unanimité d’où les anciennes erreurs tirèrent une force nouvelle. La corruption de la liturgie slavonne russe semblait irrémédiable, lorsque, au milieu du dix-septième siècle, le patriarche Nikone en décida la réforme. D’un esprit cultivé pour son temps et pour son pays, d’un caractère entreprenant et inflexible, Nikone possédait tout ce qu’exigeait une telle résolution, le savoir et le pouvoir, car, par son influence sur le tsar Alexis, il gouvernait l’État presque autant que l’Église. C’était une chose hardie qu’une telle œuvre d’érudition dans la Moscovie antérieure à Pierre le Grand. Par l’ordre du patriarche, d’anciens manuscrits grecs et slavons furent rassemblés de toutes parts ; des moines de Byzance et de l’Athos furent appelés à comparer les versions slaves aux originaux grecs. Des livres liturgiques, Nikone effaça les interpolations de l’ignorance ou de la fantaisie. Les nouveaux missels imprimés, le patriarche les fit adopter par un concile qui en imposa l’usage à tous les États moscovites. « Un grand tremblement me prit, dit un copiste du seizième siècle, et l’épouvante me saisit quand le révérend Maxime le Grec me donna l’ordre d’effacer quelques lignes d’un de nos livres d’église » Le scandale ne fut pas moindre sous le père de Pierre le Grand : la main qui touchait aux livres sacrés fut, de toutes parts, traitée de sacrilège. Soit instruction, soit esprit de corps, le haut clergé soutint le patriarche ; le bas clergé et le bas peuple opposèrent une vive résistance. Après plus de deux siècles, un grand nombre de fidèles persistent toujours à garder les anciens livres et les anciens rites, consacrés par les conciles nationaux et la bénédiction des patriarches. C’est là le point de départ du schisme, du raskol, qui déchire encore l’Église russe. A la prendre de haut, cette contestation roule sur l’épineuse question de la transmission et de la traduction des textes sacrés, question qui plus d’une fois a divisé les Églises de l’Occident. En Moscovie, il n’y avait pas dix hommes capables de porter, en connaissance de cause, un jugement sur le fond de la dispute : la querelle n’en fut que plus violente et plus longue. Des moines, des diacres, souvent de simples sacristains dénoncèrent les corrections de Nikone comme un emprunt à Rome ou aux protestants, comme une religion nouvelle. Contre ces séditieux, l’Église employa les supplices partout usités contre les hérétiques : elle ne flt que donner au schisme une impulsion nouvelle en lui donnant des martyrs. Dix ans après la proclamation de la revision liturgique, un concile en déposait solennellement le hardi promoteur, victime de la jalousie des boyards. La déposition de Nikone parut justifier le raskol. La condamnation du réformateur semblait devoir entraîner l’abandon de la réforme. Aussi, grande fut la stupéfaction populaire quand le concile qui venait de déposer l’auteur des corrections liturgiques, lança l’anathème contre les adversaires de ces corrections. La part prise à cette excommunication par les patriarches orientaux en affaiblit l'effet au lieu de le renforcer, les dissidents refusant à des évêques grecs ou syriens, qui ne connaissaient point une lettre slave, le droit de prononcer sur des livres slavons. Dans le monde théologique, si habitué aux subtilités, jamais peut-être d’aussi longues querelles n’eurent d’aussi futiles motifs. La forme et le signe de la croix, la direction des processions à l’occident ou à l’orient, la lecture d’un des articles du symbole, l’orthographe du nom de Jésus, l’inscription mise au-dessus du crucifix, l' alleluia répété deux ou trois fois, le nombre de prosphores ou pains à consacrer, tels sont les principaux points de la controverse qui, depuis Nikone, divise l’Église russe. A vrai dire, les premières disputes entre les Latins et les Grecs ne portaient pas sur des questions beaucoup plus graves. C’étaient aussi des altérations dans le rite que les Grecs reprochaient aux Latins comme des hérésies. En attachant une telle valeur au rituel, les raskolniks moscovites ne faisaient guère que suivre l’exemple de leurs maîtres grecs. En ce sens, le raskol russe n’est qu’une conséquence ou, si l’on préfère, une exagération du formalisme byzantin. Les Russes orthodoxes font le signe de la croix avec trois doigts, les dissidents avec deux doigts comme les Arméniens. Les premiers admettent comme nous la croix à quatre branches, les seconds ne tolèrent que la croix à huit branches, ayant une traverse pour la tête du Sauveur et une autre pour ses pieds. L’Église, depuis Nikone, chante trois alléluia, les raskolniks en chantent deux. Les dissidents justifient leur entêtement par des interprétations symboliques ; d’un simple rite, ils aiment à faire toute une profession de foi. Ainsi, dans leur signe de croix, ils prétendent avec les trois doigts fermés rendre hommage à la Trinité, et avec les deux autres à la double nature du Christ, en sorte que, sans aucune parole, le signe de la croix devient une adhésion aux trois dogmes fondamentaux du christianisme : trinité, incarnation, rédemption. Ils interprètent de même le double alléluia venant après trois gloria, reprochant à leurs adversaires de négliger dans leurs rites l’un ou l’autre des grands dogmes chrétiens. Ces interprétations, appuyées sur des textes corrompus ou de prétendues visions, montrent de quel singulier alliage de grossièreté et de subtilité s’est formé le raskol. A en juger par l’origine de la querelle, le culte de la lettre, le respect servile de la forme est l’essence du schisme. Pour le Moscovite en révolte contre les réformes de Nikone, les cérémonies semblent être tout le christianisme et la liturgie toute l’orthodoxie. Cette confusion entre les formes du culte et la foi s’exprime dans le nom que se donnent à eux-mêmes les dissidents. Non contents de l’appellation de vieux-ritualistes, staroobriadtsy, ils prennent le titre de vieux-croyants, starovèry, c’est-à-dire de vrais croyants, de vrais orthodoxes, car, à l’inverse des sciences humaines, dans les choses religieuses c’est toujours l’antiquité qui fait loi ; les innovations même ne s’y font qu’au nom du passé. Cela est particulièrement vrai de l’Église grecque, qui a mis sa gloire dans l’immobilité, et fait de la fidélité à la tradition l’unique critérium de la vérité. Ici encore, lorsqu’ils se refusaient à toute apparence d’innovation, les vieux-croyants ne faisaient qu’outrer le principe de leur Église. Peu importe que la prétention des starovères fût mal justifiée, que le parti qui se réclamait le plus de l’antiquité eût le moins de titres à l’antiquité ; les vieux-ritualistes, en se laissant martyriser pour les anciens livres, n’étaient que les aveugles victimes de l’immobilité systématique du byzantinisme. Le principe du raskol est essentiellement réaliste. Sous ce matérialisme du culte se laisse cependant découvrir une sorte d’idéalisme grossier. Les aberrations religieuses ont toujours un côté élevé, dans la déraison même. Tout n’est point ignorante superstition dans l’attachement scrupuleux du starovère pour ses cérémonies traditionnelles. Cette vulgaire hérésie n’est, en somme, qu’un ritualisme excessif et logique jusqu’à l’absurde. Si le vieux-croyant révère ainsi la lettre, c’est qu’à ses yeux la lettre et l’esprit sont indissolublement unis, que, dans la religion, les formes et le fond sont également divins. Pour lui, le christianisme est quelque chose d’absolu, le culte aussi bien que le dogme ; c’est un tout complet dont toutes les parties se tiennent : à ce chef-d’œuvre de la Providence, nulle main humaine ne peut toucher sans le défigurer. A chaque parole, à chaque rite, le starovère cherche une raison cachée. Il se refuse à croire qu’aucune des cérémonies, aucune des formules de l’Église soit vide de sens ou de vertu. Pour lui, rien d’accessoire, rien d’indifférent ou d’insignifiant dans le service divin. Tout est saint dans les choses saintes, tout est profond et mystérieux, tout est incommutable et adorable dans le culte du Seigneur. Sans pouvoir formuler sa doctrine, le starovère fait de la religion une sorte de figure achevée, de représentation adéquate du monde surnaturel. Ainsi compris, le vieux-croyant, qui se faisait brûler vif pour un signe de croix, et arracher la langue pour un double alleluia, devient éminemment religieux ; ce qui l’égaré, c’est en quelque sorte l’excès de religion. Son formalisme a pour principe le symbolisme, ou, pour mieux dire, le raskol n’est que l’hérésie du symbolisme. Là est son originalité, là est sa valeur dans l’histoire des sectes chrétiennes. Aux yeux de ces ritualistes outrés, les cérémonies ne sont point un simple vêtement de la religion, elles en sont le corps et la chair ; sans elles, le dogme n’est qu’un squelette inanimé. Par là le raskol est en opposition directe avec le protestantisme, qui fait bon marché des formes extérieures, les regardant comme une parure frivole ou une dangereuse superfétation. Pour le starovère, le rituel est, de même que le dogme, partie intégrante de la tradition ; il est également le legs du Christ et des apôtres : la mission de l’Église est de les conserver intacts l’un comme l’autre. Unie au goût du symbolisme, cette scrupuleuse fidélité aux formes extérieures du culte n’implique pas toujours un esprit servile. Loin de là, le penchant à l’allégorisme, qui s’attache tellement à la lettre, prend parfois de singulières libertés avec l’esprit des cérémonies ou des textes. C’est le propre du génie symbolique de respecter scrupuleusement les dehors en traitant arbitrairement le fond. Dans ses mains, le rituel et les livres sacrés deviennent comme la donnée d’une céleste énigme dont l’imagination trouve le mot. En demandant un sens caché aux faits comme aux paroles, certains raskolniks ont fini par allégoriser les histoires de l’Ancien et du Nouveau Testament, par transformer les récits de l’Écriture en paraboles. Quelques-uns ont été jusqu’à ne voir que des figures dans les plus grands miracles évangéliques. Avec une telle méthode d’exégèse, on peut aboutir à une sorte de rationalisme mystique ; les formes de la religion risquent de devenir venir plus solides que le fond, et le culte plus sacré que le dogme. C’est ce qui est arrivé pour quelques-unes des sectes extrêmes du raskol. Il y eut, chez ce peuple ignorant, une véritable débauche d’interprétation et, par suite, d’enseignements fantastiques et de croyances bizarres. Le vieux-croyant est attaché à ses rites non seulement pour le sens qu’il leur donne, mais pour la bouche dont il les tient ; le respect des coutumes traditionnelles, des mœurs léguées par les ancêtres, est la raison morale, la raison sociale du schisme. Dans sa dévotion obstinée aux rites et aux prières que lui ont enseignés ses pères, le starovère ne fait encore qu’exagérer un sentiment religieux ou, du moins, un des sentiments qui, d’ordinaire, se lient à la religion et en augmentent la force. Les hommes ou les peuples ont toujours tenu à honneur de garder « la foi de leurs pères » ; l’abus que la rhétorique a fait de cette expression en montre la puissance sur le cœur humain. Ainsi liée à la famille ou à la patrie, la religion semble un héritage et comme un dépôt des ancêtres. Nulle part ce sentiment n’a été plus vivace qu’en Russie, où il s’unit souvent à un respect superstitieux de l’antiquité. Beaucoup de sectaires, quand on les interroge sur leur foi, n’en donnent point d’autre raison. Naguère encore, aux exhortations d’un juge de notre connaissance, des paysans poursuivis pour des pratiques religieuses clandestines répondaient : « Ce sont les rites de nos pères ; qu’on nous transporte où l’on voudra, mais qu’on nous laisse suivre le culte de nos pères ». On raconte que, lors de sa visite à leur cimetière de Rogojski, le césarévitch Nicolas, frère aîné d’Alexandre III, reçut des vieux-croyants de Moscou une semblable réponse. La réforme de Nikone était une révolution dans les pratiques élémentaires de la dévotion ; le fils était obligé de désapprendre le signe de croix enseigné par sa mère. En tout pays, un tel changement eût jeté un grand trouble ; en aucun la perturbation ne pouvait être plus grave qu’en Russie, où la prière, accompagnée d’inclinaisons de corps et de signes de croix répétés, a une sorte de rite matériel. Le peuple repoussait le nouveau signe de croix et toute la nouvelle liturgie. Il se souciait peu que les rites établis par Nikone fussent plus antiques que les siens. Pour l’ignorant Moscovite, il n’y avait d’autre antiquité que celle de ses pères et grands-pères ; et ses pères lui avaient enseigné de minutieuses observances pour toutes les heures et tous les actes de la vie. Le Moscovite était emmailloté d’un réseau de rites comparable au cérémonial chinois. Un livre du seizième siècle, le Domostroï, le Ménagier russe, montre jusqu’où était poussé le formalisme de l’ancienne Moscou. La religion que recommande le prêtre Sylvestre, précepteur d’Ivan IV et rédacteur du Domostroï, consiste avant tout dans le respect scrupuleux des rites extérieurs. Pour ce code de la piété et du savoir-vivre moscovites, le bon chrétien est celui qui se tient raide pendant les offices ; qui baise la croix, les images, les reliques, en retenant son souffle, sans ouvrir les lèvres ; qui consomme l’hostie sans la faire craquer avec les dents ; qui, le matin et le soir, s’incline trois fois devant les icônes domestiques, en frappant la terre du front, ou en se courbant au moins jusqu’à la ceinture. Tous ces usages des ancêtres, le raskolnik mit son honneur à leur demeurer fidèle, et cela non seulement en religion, mais en toute chose. Dans certaines régions il a conservé avec presque autant de soin les coutumes domestiques, les rites des fêtes civiles, les légendes du passé, y compris les traditions et les chants d’origine païenne, que la liturgie antérieure à Nikone. G*est ainsi, parmi les raskolniks de l’Onéga, que Hilferding a recueilli les principales de ses bylinas ou romances épiques. C’est ainsi que, dans la fête à demi païenne du printemps, A. Petchersky avait cru retrouver, à dix siècles de distance, un écho de la lointaine poésie slave, antérieure à la prédication du christianisme. Dans l’izba des vieux-croyants, les vieilles coutumes se sont conservées intactes, comme enfouies sous la superstition. L’un des caractères de l’orthodoxie orientale, c’est, nous l’avons dit, sa propension à prendre une forme nationale en se constituant en Églises locales, ayant chacune leur langue liturgique. Nulle part cette tendance n’a été plus marquée que chez le Slave russe. A certains égards, le raskol n’a été que la conséquence ou le dernier terme de ce nationalisme. Il est sorti de la liturgie nationale ; il est né des missels slavons. La liturgie slave, héritée de Cyrille et de Méthode, le Russe s’y était attaché avec une ignorante révérence, sans tenir compte des originaux. Le slavon était devenu pour lui la véritable langue sacrée. Identifiant l’orthodoxie avec ses livres et ses apocryphes, le Moscovite n’a pas voulu en croire les Grecs et les textes grecs, appelés en témoins par ses patriarches. Il s’en est tenu obstinément à ses missels slavons, égalés par lui aux Écritures. Chez lui, le côté local, national de l’Église a prévalu sur le côté œcuménique, catholique. Il n’a plus connu que son Église, que sa liturgie, que ses traditions, et il s’y est aveuglément cantonné, comme si la révélation avait été faite en paléoslave, ou comme si la Russie était tout le bercail du Christ. Aussi a-t-on pu dire que le raskol n’a pas été seulement la vieille foi, mais la foi russe. Chez le Moscovite du dix-septième siècle, l’attachement aux formes extérieures du culte était d’autant plus vif que Moscou se méfiait des tentatives des papes et des jésuites pour la rapprocher del’Occident. En laissant toucher à ses cérémonies traditionnelles, le Russe pouvait craindre de se laisser romaniser et, comme les grecs-unis de Pologne, d’être à son insu incorporé à l’empire spirituel des papes. C’était par une aveugle fidélité à l’orthodoxie que le vieux-croyant se soulevait contre la hiérarchie orthodoxe. Dans leur crainte de toute corruption de l’Église, le peuple et le clergé tenaient en suspicion tous les étrangers, même leurs frères dans la foi, que les tsars ou les patriarches appelaient de Byzance ou de Kief. Demeuré, seul de tous les peuples orthodoxes, indépendant de l’infidèle ou du catholique, le Russe se regardait comme le peuple de Dieu élu pour con$erver sa foi. Avec la présomption et l’entêtement de l’ignorance, ce pays, longtemps détaché de l’Europe, repoussait tout ce qui lui en venait. Dans leur haine contre l’Occident, contre ses Églises et sa civilisation, certains vieux-croyants en excommuniaient la langue théologique et savante. A la fin du dix-huitième siècle, un de leurs écrivains s’indignait contre les prêtres orthodoxes de la Petite-Russie, dont beaucoup, disait-il, « étudient la trois fois maudite langue latine ». Il leur reprochait de ne point regarder comme un péché mortel d’appeler Dieu Deus, et Dieu le père pater comme si la Divinité ne pût avoir d’autre nom que le slave Bog, ou comme si le changement de mot changeait le Dieu. La résistance faite par les starovères à la correction du nom de Jésus est dans le même esprit. Conservant la forme populaire corrompue de Issous, ils repoussèrent comme diabolique la forme Iissous, directement dérivée du grec. A de tels traits on sent un peuple isolé par la géographie et l’histoire, et comme enfermé dans sa propre immensité, une sorte de Chine chrétienne, ne connaissant et ne voulant connaître qu’elle-même. C’était contre l’étranger, contre l’influence occidentale, que se soulevait le peuple russe en se révoltant contre Nikone. Quand ils accusaient le patriarche de pencher vers le latinisme ou le luthéranisme, les vieux-croyants formulaient mal leur reproche. Ce n’était pas les théologies de l’Occident, c’était son esprit et sa civilisation qu’empruntaient, à leur insu peut-être, le patriarche Nikone et le tsar Alexis. L’origine du raskol concorde avec l’inauguration de l’influence étrangère en Russie. Ce n’est point là un fait accidentel. C’est que le schisme fut le contre-coup des réformes européennes des Romanof. L’œuvre de Nikone, parfois attribuée à la vanité du patriarche, à son désir de paraître lettré, était un signe avant-coureur de la révolution prochaine, un symptôme du rapprochement avec l’Occident, où, vers la même époque, en Angleterre, par exemple, des réformes analogues donnaient lieu à de semblables querelles. En appelant la critique et l’érudition à contrôler les pratiques de la piété, l’ancien ermite du Lac-Blanc cédait au courant qui, sous le successeur d’Alexis, sous le frère aîné de Pierre le Grand, allait faire établir à Moscou une académie, une sorte d’université ecclésiastique, sur le modèle de celle de Kief. Le vent d’ouest, qui se levait sur les plaines russes, soufflait sur l’Église aussi bien que sur l’État. C’est dans le domaine religieux que se fit d’abord sentir l’imitation européenne, c’est dans la religion qu’elle rencontra le plus redoutable obstacle. Au point de vue de l’histoire, le raskol est la résistance du peuple aux nouveautés importées de l’Occident. Ce caractère du schisme, Pierre le Grand le mit dans tout son jour ; d’une révolte théologique, le réformateur fit une révolte sociale et civile. Schédo-Ferroti, La tolérance et le schisme religieux, p. 33. Il s’agit là du Gospodi pomiloui, l’équivalent de notre Kyrie eleison, qui revient sans cesse dans la liturgie slavonne. De semblables discussions sur l’Alléluia ou d’autres formes de prière se rencontrent également longtemps avant l’explosion du raskol. Voyez plus haut, liv. I, ch. iii, p. 41. Les corrections apportées aux livres liturgiques par Nikone n’ont pas toujours suffi à rétablir la pureté du texte. Aussi a-t-il été parfois question d’une nouvelle revision ; mais le schisme suscité au dix-septième siècle par l’entreprise de Nikone est peu encourageant pour ses imitateurs. Prénié Daniila mitropolita Moskovskago s’inokom Maksimom, p. 10 ; Schédo-Ferroti, Le schisme, p. 32. S’il faut en croire Dmitri de Rostof, évéque du dix-huitième siècle, certains sectaires disaient déjà que la résurrection de Lazare était, non point un fait ; mais une parabole. « Lazare est l’âme humaine, et sa mort le péché. Ses sœurs, Marthe et Marie, sont le corps et l’âme. La tombe, ce sont les soucis de la vie ; la résurrection, c’est la conversion. De même, l’entrée du Christ à Jérusalem sur une ânesse n’est qu’une similitude. » Kelsief, Sbornik pravitelstvennykh svédénii o raskolnikakh, t. Ier, p. 14. « Pourquoi rejetez-vous notre Église ? leur avait demandé le prince. — Parce que ainsi nous ont enseigné nos pères et nos aïeux. » F. V. Livanof Ruskolniki i Ostrojniki, t. 1er p. 28. Voyez dans la Bibliothèque Universelle, Lausanne, mai 1887, l’étude de M. L. Léger sur la vie domestique en Russie. Voyez A. Rambaud, La Russie épique. Voyez plus haut, liv. II, chap. ii. Vladimir Solovief, Religioznyia Osnovy jisni : Appendice. Sinaksar o podvigakh stradalisef Pokrovskago monastyria soverchivchikhsia v 1791 gudou. Kelsief : Sbornik pravitelstvennykh svédénii o raskolnikakh, t. II, p. 225. |
Sand - Lélia, édition Dupuy-Tenré, 1833, tome 1.djvu/101 | {{tiret2|con|templé}} avec délices, à travers l’étroit grillage d’une meurtrière, la scène immense et grandiose de la mer agitée, promenant sa houle convulsive et ses longues lames d’écume d’un horizon à l’autre avec la rapidité de l’éclair ! Qu’elle était belle alors, cette mer encadrée dans une fente d’airain ! Comme mon œil collé à cette ouverture jalouse étreignait avec transport l’immensité déployée devant moi ! Eh ! ne m’appartenait-elle pas tout entière, cette grande mer que mon regard pouvait embrasser, où ma pensée errait libre et vagabonde, plus rapide, plus souple, plus capricieuse dans son vol céleste que les hirondelles aux grandes ailes noires qui rasaient l’écume et se laissaient bercer endormies dans le vent ! Que m’importaient alors la prison et les chaînes ? Mon imagination chevauchait la tempête comme les ombres évoquées par la harpe d’Ossian. Depuis, je l’ai franchie sur un léger navire, cette mer où mon ame
s’était promenée tant de fois. Eh bien ! alors
<references/> |
Meyer - Girart de Roussillon, 1884.djvu/53 | {{nr||{{sc|iii. — l’ancienne et la nouvelle chanson}}|{{sc|xxxv}}}}{{tiret2|charbon|nier}}, faisant en même temps pénitence de ses fautes, et notamment
de celles que l’orgueil lui avait commettre. Sa femme travaille
comme couturière. Enfin, la réconciliation a lieu, grâce
à l’entremise de la reine, belle-sœur de Girart.
{{rom-maj|III|3}} (§§ 549-678). Toutefois le roi n’a pardonné qu’à contrecœur.
Il permet aux enfants de Thierri de recommencer la guerre
contre Girart et les soutient, tandis que, de son côté, la reine aide
Girart et les siens de ses conseils et de son argent. Mais les ennemis
de Girart ne tardent pas à être battus et faits prisonniers.
Girart, conseillé par la reine, se montre plein de générosité à
leur égard ; il leur rend la liberté et une trêve de sept ans est
conclue. Mais au bout de sept ans la guerre recommence (§ 617)
et cette fois le roi y prend part ouvertement. Mal lui en prend,
car il est battu et fait prisonnier. Girart, cette fois encore, se
montre généreux. La paix est conclue par l’entremise du pape,
et Girart consacre le reste de sa vie à des fondations de monastères
et autres bonnes œuvres.
Je viens de dire que l’ordre des récits n’était pas le
même dans la vie latine et dans le poème renouvelé. En
effet, ces récits se correspondent d’un texte à l’autre selon
le tableau suivant :
{|align="center" style="width:50%"
|-
|align="center"|''Vie latine.''||align="center"|''Poème.''
|-
|align="center"|{{rom-maj|I|1}},||align="center"|{{rom-maj|II|2}},
|-
|align="center"|{{rom-maj|II|2}},||align="center"|{{rom-maj|III|3}},
|-
|align="center"|{{rom-maj|III.|3}}||align="center"|{{rom-maj|I.|1}}
|}
En somme, la différence consiste en ce que la vie latine
place en troisième lieu le récit de la guerre qui se
clôt par la bataille de Vaubeton, tandis que, dans le
poème, cette guerre est la première des trois. Si on
considère que, dans la vie latine, elle ne se rattache
<references/> |
La Chaumière africaine/Chapitre 1 | Charlotte-Adélaïde Dard La Chaumière africaine Noellat, 1824 (p. 1-17). ◄ PRÉFACE CHAPITRE II ► CHAPITRE PREMIER bookLa Chaumière africaineCharlotte-Adélaïde DardNoellat1824DijonTCHAPITRE PREMIERDard - La chaumière africaine, 1824.pdfDard - La chaumière africaine, 1824.pdf/31-17 M. Picard fait un premier voyage en Afrique, laissant à Paris son épouse et ses deux jeunes filles. — Mort de Madame Picard. — Ses enfants sont reçus chez leur grand-père. — Retour de M. Picard après neuf ans d’absence. — Il se remarie et part, peu de temps après avec toute sa famille, pour le Sénégal. — Description du voyage de Paris à Rochefort. Au commencement de 1800, mon père sollicita et obtint l’emploi de Greffier-Notaire à la résidence du Sénégal, côte occidentale d’Afrique. Ma mère qui allaitait alors ma sœur cadette, ne put se résoudre à nous exposer, si jeunes encore, aux fatigues et aux dangers d’un si long voyage. À cette époque, je n’avais guère que deux ans. Il fut donc résolu que mon père partirait seul, et que nous irions le rejoindre l’année suivante ; mais l’espoir de notre mère fut déçu, la guerre ayant rendu impossible toute communication avec nos Colonies. Notre malheureuse mère, désespérée d’une séparation qui la mettait à près de deux mille lieues de son mari, sans savoir quel en serait le terme, tomba bientôt dans un état de langueur ; et au bout de cinq ans de souffrances, la mort nous l’enleva. Mon grand-père, chez qui nous avions toujours demeuré, nous tint alors lieu de père et de mère, et je ne dois pas craindre de dire que les soins, les conseils et toutes les bontés de ce vénérable vieillard nous firent peu à peu oublier que nous étions comme orphelines. Trop jeunes encore pour penser que l’état de bonheur dont nous jouissions sous la tutèle de notre aïeul, ne pouvait pas toujours durer, nous étions sans inquiétude sur l’avenir, et nos années s’écoulaient dans une parfaite tranquillité. Nous vécûmes ainsi jusqu’en 1809, époque où la prise de la colonie du Sénégal par les Anglais, permit à notre père de venir retrouver sa famille. Mais quel changement pour lui en arrivant à Paris ! Épouse, domicile, mobilier, amis, tout avait disparu ; il ne lui restait que deux jeunes filles qui refusaient de le reconnaître pour leur père, tant nos jeunes âmes s’étaient habituées à ne voir et à n’aimer, dans le monde, que le respectable vieillard qui avait pris soin de notre enfance. En 1810, notre père jugea à propos de nous donner une belle-mère ; mais un grand malheur attendait ses enfans ; notre grand-père mourut. Nos larmes n’étaient pas encore séchées, que l’on nous conduisit chez celle qui était devenue notre seconde mère. Nous la connaissions à peine : notre douleur était grande, et la perte que nous venions de faire, irréparable ; mais l’on parvint à nous consoler. Robes, bijoux, fantaisies, tout nous fut prodigué pour nous faire oublier que nous avions perdu notre meilleur ami. Nous jouissions encore de cet état vraiment heureux, lorsque tes armées alliées arrivèrent à Paris en 1814. La France ayant eu le bonheur de recouvrer son roi, et avec lui, la paix, une expédition fut armée à Brest pour aller reprendre possession de la colonie du Sénégal qui nous était rendue. Mon père fut aussitôt réintégré dans sa place de Greffier-Notaire, et partit au mois de novembre pour Brest. Comme notre famille était devenue plus nombreuse par le second mariage de mon père, il ne put emmener avec lui que notre belle-mère et ses plus jeunes enfants. Pour ma sœur Caroline et moi, nous fûmes placées dans une pension de Paris, en attendant que le ministre de la marine et des Colonies voulût bien nous accorder le passage ; mais les événemens de 1815 ayant fait abandonner l’expédition du Sénégal, qui se trouvait encore au port de Brest, tous les employés furent licenciés. Mon père alors revint à Paris laissant à Brest notre belle-mère, à qui son état de grossesse ne permit pas de faire le voyage. En 1816, une nouvelle expédition fut préparée : mon père reçut l’ordre de se rendre à Rochefort d’où elle devait partir ; il prit ses mesures pour que son épouse, qui était restée à Brest pendant les cent jours, s’y rendit aussi. Le dessein de nous emmener tous avec lui en Afrique, lui fit adresser une nouvelle supplique au ministre de la marine, pour le prier d’accorder le passage à toute sa famille, ce qu’il obtint. Le vingt-trois mai était le jour auquel nous devions quitter la capitale, nos parents et nos amis. En attendant cette époque, ma sœur et moi nous sortîmes de la pension où l’on nous avait placées, et nous allâmes faire nos adieux à tous ceux qui nous étaient chers. Une cousine qui nous aimait tendrement, ne put apprendre notre prochain départ sans répandre des larmes ; et comme il lui était impossible de rien changer à notre destinée, elle s’offrit à la partager. Aussitôt elle se présenta au ministère, et M. le baron Portal, touché de l’amitié qui lui faisait affronter les dangers d’une si longue traversée, lui accorda son passage. Enfin, une belle aurore vint nous annoncer que nous touchions au moment de quitter Paris. Le conducteur qui devait nous mener à Rochefort, était déjà à la porte de la maison que nous habitions, pour nous prévenir que sa voiture nous attendait à la barrière d’Orléans. Bientôt un vieux fiacre se présente ; mon père le retient : il est rempli en un instant. Le cocher impatient fait claquer son fouet, l’étincelle jaillit, et la rue de Lille que nous quittions est déjà loin de nous. On arrive devant le jardin du Luxembourg, où le soleil dardant ses premiers feux à travers le feuillage, semblait nous dire : Vous abandonnez les zèphirs en quittant ce beau séjour. On arrive devant l’Observatoire, et en un moment nous eûmes franchi la barrière d’Enfer. Là, comme pour nous laisser encore un instant respirer l’air de la capitale, on nous fait descendre à l’hôtel du Panthéon où se trouvait notre voiture. On déjeune promptement ; le postillon arrange nos malles, et l’on part. Il était près de sept heures quand nous quittâmes les barrières de Paris, et nous arrivâmes le soir dans la petite ville d’Étampes, où notre hôte empressé à nous restaurer, faillit brûler son auberge en nous faisant une omelette avec des œufs couvis. La flamme se développant dans sa vieille cheminée, commençait déjà à gagner le toît. Cependant on parvint à l’éteindre ; mais nous fûmes régalés d’une fumée qui nous fit tous pleurer. Il était grand jour quand nous partîmes d’Étampes, et notre conducteur, qui avait passé une grande partie de la nuit à boire avec ses camarades, n’était rien moins que complaisant. Nous lui en fîmes des reproches, mais il en fit peu de cas ; car le soir du même jour, il s’enivra complètement. Le vingt-cinq mai, à dix heures du matin, mon père m’apprit que nous étions déjà à trente-deux lieues de Paris. Trente-deux lieues, m’écriai-je ! ah ! que c’est loin ! Pendant que je faisais cette réflexion, nous arrivâmes à Orléans. Nous nous y arrêtâmes environ trois heures, tant pour nous rafraîchir que pour laisser reposer nos chevaux. Nous ne voulûmes point quitter cette ville, sans saluer la statue qu’on y a élevée en l’honneur de Jeanne d’Arc, de cette fille extraordinaire à qui la monarchie a dû autrefois son salut. Au sortir d’Orléans, la Loire et les pâturages abondans à travers lesquels elle roule ses eaux, excitèrent notre admiration. Nous avions à droite les superbes vignobles de Beaugency. La route jusqu’à Amboise est délicieuse. Je commençai dès-lors à croire que Paris et ses environs pourraient bien être oubliés, si le pays du Sénégal où nous allions, était aussi beau que celui que nous parcourions. Nous couchâmes à Amboise, qui, par sa situation au confluent de la Loire et de la Masse, présente un aspect fort agréable. Lorsque nous en partîmes, le soleil commençait à sortir des bosquets verdoyans qu’arrose le cours majestueux du fleuve ; son disque paraissait comme un lustre éclatant suspendu à une voûte d’azur. Notre route se trouvait alors garnie des deux côtés de hauts peupliers qui semblaient porter leur tête pyramidale jusqu’au ciel. À gauche était la Loire, et à droite un large ruisseau dont les eaux claires et limpides réfléchissaient partout les rayons dorés du soleil. Les oiseaux par leur chant célébraient la beauté du jour, tandis que la rosée, en forme de perles descendait en cadence des rameaux déliés que les zéphirs balançaient. Là, mille sites pittoresques s’offrirent à notre vue. D’un côté étaient des bosquets charmans dont les fleurs suaves parfumaient l’air que nous respirions ; d’un autre, une claire fontaine sortait en bouillonnant du creux d’un rocher, et tombait ensuite du haut d’une petite colline à travers des buissons fleuris, pour aller mêler ses eaux avec celles du fleuve. Plus loin, un petit bois de coudriers servait d’asile aux ramiers qui roucoulaient, et aux rossignols qui chantaient le printems. Nous jouîmes de ce spectacle vraiment enchanteur jusqu’à notre arrivée à Tours. Mais autant la route d’Orléans à Tours avait été variée et agréable, autant celle de cette derniére ville à Rochefort fut monotone et ennuyeuse. Cependant les villes de Chatellerault, Poitiers et Niort, firent un peu diversion à notre ennui. De Niort à Rochefort, la route était presqu’impraticable ; aussi fûmes-nous souvent obligés de descendre de la voiture, pour donner plus de facilité aux chevaux de la tirer des mauvais pas que nous rencontrions. En approchant d’un hameau nommé Charente, nous nous enfonçâmes si profondément dans un bourbier, qu’il nous fut presqu’impossible d’en sortir, même après le déchargement de nos malles et de tout notre bagage. Cependant nous étions au milieu d’un bois, et aucun village ne s’offrait à notre vue. Il fallut donc se résoudre à attendre que quelques bonnes ames passassent pour nous aider à sortir de l’embarras où nous étions. Pendant plus d’une grande heure, nous attendîmes des secours, mais en vain ; les personnes qui se présentèrent d’abord étaient des marchands ambulans, qui ne furent point du tout d’avis de retarder leur voyage, pour nous être utiles. Enfin nous vîmes sortir d’un petit sentier, qui se trouvait à l’extrémité du bois, une jeune Dame qui se promenait un livre à la main. Aussitôt mon père courut vers elle, et lui exposa l’état où nous nous trouvions. Cette Dame, loin de se conduire à notre égard comme les voyageurs que nous venions de rencontrer, alla de suite prier ses fermiers qui labouraient dans la plaine voisine, de venir avec leurs bœufs pour nous sortir du mauvais pas où nous étions, et elle revint avec eux. Lorsque notre voiture fut remise en état de continuer la route, la Dame nous offrit d’aller nous rafraîchir dans sa maison de campagne, située au milieu du bois. Nous prîmes donc la traverse, et nous nous rendîmes avec notre voiture aux instances de cette aimable Dame, qui nous reçut de la manière la plus affable, et avec les procédés les plus généreux. Elle nous offrit d’abord des poires de son jardin, qui déjà commençaient à être bonnes ; ensuite on nous servit un goûter exquis, à la fin duquel un jeune enfant, beau comme les amours, nous présenta une corbeille remplie des plus belles fleurs du printems. Nous acceptâmes ce don de flore, en témoignant toute notre gratitude à notre Dame généreuse et à son charmant enfant. Traversant ensuite le parc de notre hôtesse hospitalière, nous allâmes rejoindre la route de Rochefort. En payant un juste tribut de reconnaissance, à la personne officieuse qui nous fut d’un si grand secours je ne puis résister au plaisir de faire connaître son nom : cette Dame est l’épouse de M. Télotte, employé supérieur au magasin général de Rochefort. Déjà les mâts des navires paraissaient à l’horison, et nous entendions dans le lointain un bruit sourd et confus, semblable à celui que fait une multitude de gens occupés à divers travaux. Nous approchions de Rochefort. Le tumulte que nous entendions, était causé par les ouvriers des chantiers et les forçats qui traînaient péniblement leurs fers, tout en vaquant aux divers travaux du port. Étant entrés en cette ville, le premier tableau qui s’offrit à nos yeux fut celui de ces malheureux, qui, accouplés deux à deux par d’énormes chaînes, sont forcés de transporter les fardeaux les plus pesans. Il faut le dire en passant, ce spectacle n’était guère attrayant pour des jeunes Demoiselles qui n’avaient jamais quitté Paris ; car malgré toute la répugnance qu’on peut avoir pour ceux que les lois condamnent à vivre loin de la société, on ne peut voir avec indifférence, cette foule d’êtres pensans, dégradés par suite de leurs actions criminelles, au point d’être assimilés aux bêtes de somme. Mon esprit était encore plein de ces tristes réflexions, lorsque mon père, ouvrant la portière de notre voiture, m’apprit que nous allions descendre dans un hôtel de la rue Dauphine, où déjà nous attendaient notre belle-mère et nos jeunes frères et sœurs, qui étaient restés à Brest avec elle. Bientôt toute notre nombreuse famille fut encore réunie. Quels transports de joie ! quels embrassemens ! non il n’est rien de comparable au plaisir de revoir ses parens après une longue absence ! Nous voilà à Rochefort. Mon père va rendre sa visite aux employés qui devaient faire le voyage du Sénégal avec nous. Ma belle-mère s’occupe de nous faire apprêter à souper, et ma sœur Caroline, ma cousine et moi, nous allons dormir, car la promenade ne s’accommodait point avec la fatigue dont nous étions accablées. D’ailleurs nous pouvions facilement nous passer de souper, après le goûter délicieux que nous avions fait à la métairie de Charente. Le lendemain, 3 juin, nous eûmes tout le tems de parcourir la ville de Rochefort. En moins de deux heures nous vîmes ce qu’elle offre de plus curieux. Ho ! la belle chose qu’une ville maritime, pour un faiseur de romans ! comme il y trouve de quoi exercer sa verve ! comme le mugissement des flots se fait entendre sous sa plume enchantée ! En un mot, rien ne manque à son tableau que la vérité, quoique ce soit l’objet principal. Pour moi qui n’ai ni le talent ni l’envie d’écrire un roman, et qui ai promis au lecteur d’être toujours véridique, je me contenterai de lui apprendre que pendant neuf jours, je me suis ennuyée à Rochefort, et que si le génie de l’homme a produit quelques merveilles, elles ne se trouvent sûrement point dans cette ville marécageuse. |
Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/100 | soir sur le spardeck ; on répétait une comédie l’après-diné ;
enfin, la traversée a passé comme un rêve. C’est
tout à fait pareil, la vie : un voyage en paquebot ;
il faut égayer le voyage.
— Vous êtes un philosophe.
— Pas du tout ! j’ai horreur des grands raisonnements
dans quoi l’on coupe les cheveux en quatre.
Et je trouve stupide et absurde d’ergoter sans fin sur
l’âme, sur l’éternité, sur l’infini, sans jamais arriver
à rien qui ait le sens commun... C’est ma dispute
perpétuelle avec Marthe...
— Marthe ?
— Marthe Abel. Vous ne saviez pas qu’elle s’appelait
Marthe ? Au fait, on lui donne toujours quelque
sobriquet...
— Dites ?
— Je ne dirai pas, — elle sourit ; — tant mieux si
vous les ignorez...
— Vous êtes une petite amie discrète.
— Amie... plus ou moins, mais discrète toujours.
— Amie plus ou moins ?
— Camarade. Je n’ai point d’amie jeune fille. Les
jeunes filles m’ont en horreur : il parait que je suis
sans façon, mal élevée...
— Et avec ça, madame ?
— Je vous assure. Ça ne se voit pas écrit sur mon
front ? — Enfin, je suis la pelée et la galeuse. Marthe
me supporte à peu près, mais nous n’avons pas les
mêmes idées...
<references/> |
Andry - Traité des aliments de carême, 1713, tome II.djvu/193 | en avoit qu’un qui fût un vrai repas ;
c’est que c’étoit intempérance chez
eux de ''manger son saoul deux fois le jour''.
On nous le prouve par un passage
du cinquième Livre des Tusculanes,
où Ciceron cite une Lettre de Platon,
dans laquelle ce Philosophe dit qu’il
a de l’aversion pour la bonne chere,
& qu’il ne sçauroit appeller heureuse
une vie où l’on ne songe qu’à se remplir
de mets, & qui consiste à manger
deux fois le jour jusqu’à n’en pouvoir
plus : ''{{lang|la|Bis in die saturum fieri}}''<ref>L’Anonyme n’a pas rapporté le passage des Tusculanes. Le voici tout entier : on verra qu’il ne s’y agit que des excés de la bonne chere. ''{{lang|la|Confer sudantes, ructantes, refertos epulis, tanquam opimos boves, tum intelleges, qui voluptatem maximè sequantur, eos minimè consequi, jucunditatemque victûs esse in desiderio, non in satietate. Timotheum clarum hominem Athenis & principem civitatis ferunt, cùm cœnavisset apud Platonem, eoque convivio admodum delectatus esset, vidissetque eum postridie, dixisse : vestræ quidem cœnæ, non solum in præsentia, sed etiam postero die jucundæ sunt. Quid ne mente quidem recte uti possumus, multo cibo & potione completi ? Est præclara Epistola Platonis ad Dionis propinquos, in qua scriptum est his fere verbis. Quò cum venissem, vita illa beata, quæ ferebatur, plena Italicarum, Syracusiarumque mensarum, nullo modo mihi placuit, bis in die saturum fieri}}''. Tusculan. Quæst. lib. {{rom|v}}.</ref>. L’approbation
que Ciceron donne à cette
Lettre de Platon, est ce qui fait dire à
nôtre Auteur, que du tems de Ciceron
c’étoit intempérance chez les Romains
de ''manger son saoul deux fois le jour ;''
& qu’ainsi s’ils faisoient deux repas,
<references/> |
Salomon, F. T. - Le Père-Lachaise.djvu/163 | ! Section
|Dehoul
|Ai
|144
|-
|Dehu et Pillé
|Y
|81
|-
|Dehys (veuve)
|Z
|720
|-
|Dehys
|Z
|700
|-
|Dejaer
|R
|360
|-
|Dejardin (veuve)
|Jj
|68
|-
|Dejean
|Ff
|524
|-
|Dejean
|Bb
|32
|-
|Dejean
|B
|185
|-
|Dejean
|Ee
|50
|-
|Dejeans
|Aa
|5
|-
|Dejongh
|Z
|362
|-
|Dejouy
|T
|264
|-
|Delaage
|K
|76
|-
|Delaage
|Kk
|97
|-
|Delaagede Belfaye
|R
|206
|-
|Delabarre
|R
|583
|-
|Delabarre
|Uu
|177
|-
|Delabarre et Chenuel
|R
|47
|-
|Delabarre-Lacour
|Ah
|436
|-
|Delabay
|Aa
|312
|-
|Delaberge
|M
|132
|-
|Delaberge
|U
|176
|-
|Delaboissière
|Tt
|451
|-
|Delaborde et Hamare
|I
|17
|-
|Délabrière
|Ad
|91
|-
|Delabussière d’Angeliers
|Aj
|26
|-
|Delachausse
|Ss
|72
|-
|Delachaussée
|Ll
|102
|-
|Delache
|Vv
|333
|-
|Delacloche
|C
|122
|-
|Delacoste
|I
|238
|-
|Delacoulonge
|U
|484
|-
|Delacour
|Gg
|81
|-
|Delacour
|Ap
|77
|-
|Delacour
|Dd
|19
|-
|Delacour
|Ii
|189
|-
|Delacour
|Bb
|1
|-
|Delacour
|Y
|409
|-
|Delacour
|Bb
|120
|-
|Delacquit
|Z
|206
|-
|Delacroix
|B
|136
|-
|Delacroix
|G
|120
|-
|Delacroix
|Z
|649
|-
|Delacroix
|B
|105
|-
|Delacroix
|S
|498
|-
|Delacroix
|Kk
|447
|-
|Delacroix (veuve)
|X
|284
|-
|Delacroix Frainville
|Ss
|188
|-
|Delacroix Frainville et Gemy
|Ss
|189
|-
|Deladreue
|Y
|164
|-
|Deladreue
|J
|297
|-
|Delafaulotte
|Cc
|
|-
|Delaferté
|Ss
|120
|-
|Delafolie
|Ff
|35
|-
|Delafond et Augubault
|Ah
|48
|-
|Delafontaine
|Bb
|38
|-
|Delafontaine
|V
|70
|-
|Delafontaine, Renault et Hadenge
|U
|323
|-
|Delaforge
|Kk
|241
|-
|Delaforge de Soignolles
|Yy
|121
|-
|Delafosse
|B
|375
|-
|Delafosse
|Z
|473
|-
|Delafosse et Gosse
|Kk
|14
|-
|Delagarde (veuve)
|Ae
|113
|-
|Delage
|Ac
|
|-
|Delagrange
|Ee
|109
|-
|Delagroue
|H
|86
|-
|Delagroue, vtcsse Balathier
|X
|248
|-
|Delaguette et Bruley
|Vv
|134
|-
|Delahaie
|Bb
|640
|-
|Delahaye
|Ff
|46
|-
|Delahaye
|Aq
|72
|-
|Delahaye
|Y
|299
|-
|Delahaye
|Q
|195
|-
|Delahaye
|Ii
|175
|-
|Delahaye d’Anglemont
|Bb
|432
|-
|Delahaye de Cormenin et Emery
|Tt
|53
|-
|Delahaye (Théodore)
|Ad
|89
|-
|Delahogue
|Ss
|134
|-
|Delahogue
|Ss
|20
|-
|Delahogue
|Ss
|132
|-
|Delaïde
|Ap
|11
<references /> |
Martin - Histoire des églises et chapelles de Lyon, 1908, tome I.djvu/257 | {{nr||{{sc|prado}}|209}}d’une école municipale nous attendaient, selon leur coutume, à la sortie des classes pour nous frapper. Mes camarades me mirent à leur tête parce que j’ai toujours été grand, et nous voici, eux derrière moi, juchés sur un tas de pierres, en face de nos petits adversaires qui ramassaient des pierres. Alors, du haut de ma forteresse improvisée, j’essayai de faire appel à la conciliation. « Ohé les amis, pourquoi nous attaquez-vous ? Quel mal vous avons-nous fait ? Allons nous-en chacun de notre côté ; nous avons déjà bien assez des punitions que les maîtres distribuent à vous, je pense, comme à nous. » Cet impromptu annonçait un orateur populaire. « Il cause bien ce gone-là » dirent les petits agresseurs et leur bande se dispersa. — Bravo, vive Chevrier », hurlèrent les camarades de l’ingénieux garçon.
[[Fichier:Martin - Histoire des églises et chapelles de Lyon, 1908, tome I 0265.jpg|vignette|500px|centré|{{centré|{{Taille|Chapelle du Prado.|80}}}}]]
Chevrier savait se faire aimer : s’absentait-il de la classe, c’était une tristesse sincère, et dès qu’il y paraissait, on se le disputait d’un tel enthousiasme que le professeur dit une fois en souriant : « Mangez-le donc votre petit Chevrier, puisque vous l’aimez tant. » Mangez-le donc, n’était-ce point presque une prophétie ? Ne se donna-t-il pas à manger aux pauvres et aux méchants, et pour cela ne multiplia-t-il pas ses forces de l’âme et du corps, comme dom Bosco, son rival en charité ?
À dix-sept ans, il entra au petit séminaire de l’Argentière. Il y fit de bonnes études : il n’était pas d’une intelligence brillante, ni aussi rapide que son cœur, mais il y suppléait par une volonté assurée et constante. Son professeur de philosophie, l’abbé Brunel, a écrit de lui : « On pouvait voir sur son visage toutes les impressions de son âme ; aussi franc avec ses maîtres qu’avec ses condisciples, il avait sur ceux-ci un tel empire qu’il les menait à l’intelligence et à la pratique du bien, outre qu’il avait, en récompense de son innocence et de sa singulière docilité, le don qui ne s’apprend pas, de subjuguer les âmes et de les conservera la vérité. »
<references/> |
Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/06 | Léon Tolstoï Anna Karénine Traduction par J.-Wladimir Bienstock. Stock, 1907 (Œuvres complètes, volume 17, p. 264-271). ◄ Chapitre V Chapitre VII ► Chapitre VI bookAnna KarénineLéon TolstoïJ.-Wladimir BienstockStock1907ParisVŒuvres complètes, volume 17Chapitre VITolstoï - Œuvres complètes, vol17.djvuTolstoï - Œuvres complètes, vol17.djvu/7264-271 VI Pendant que les enfants prenaient le thé, les grandes personnes se réunirent sur la terrasse et causèrent comme si rien n’était arrivé, cependant tous savaient, surtout Serge Ivanovitch et Varenka, qu’il s’était passé quelque chose de très important bien que négatif. Tous deux éprouvaient le même sentiment et semblaient deux écoliers qui auraient échoué à leurs examens et seraient exclus pour toujours. Toutes les personnes présentes sentant qu’il était arrivé quelque chose causaient avec une grande animation de sujets quelconques. Lévine et Kitty se trouvaient particulièrement heureux et amoureux ce soir-là et ils se sentaient confus de leur bonheur, comme d’une allusion indiscrète à la maladresse de ceux qui ne savaient pas être heureux. — Rappelez-vous ce que j’ai dit, Alexandre ne viendra pas, dit la vieille princesse. On attendait par le train du soir Stépan Arkadiévitch et peut-être le vieux prince. — Et je sais pourquoi, continua la princesse ; il prétend qu’il ne faut pas troubler la solitude des jeunes mariés. — Papa nous abandonne. Nous ne l’avons pas vu, dit Kitty. Nous ne sommes plus de jeunes mariés. Nous sommes déjà de vieux époux. — Seulement s’il ne vient pas, moi aussi je vous dirai adieu, dit la vieille princesse, soupirant tristement. — Que dites-vous, maman ! protestèrent ses deux filles. — Mais pensez donc qu’il est seul là-bas. Maintenant... Tout à coup la voix de la princesse trembla. Ses filles, sans rien dire, échangèrent un regard : « Maman trouvera toujours quelque chose de triste », disait ce regard. Elles ne savaient pas que, malgré le plaisir d’être chez sa fille et la nécessité qu’elle sentait d’y être, la vieille princesse était triste pour elle et son mari, car depuis le mariage de sa dernière fille, le vieux foyer était devenu vide. — Qu’avez-vous, Agafia Mikhaïlovna ? demanda tout d’un coup Kitty à la vieille bonne qui se tenait debout, l’air mystérieux et grave. — C’est à cause du souper... — Eh bien, dit Dolly, va donner des ordres et moi j’irai faire travailler Gricha, sans quoi il ne fait rien. — C’est une leçon pour moi ! dit Lévine, se levant vivement. Non, Dolly, c’est moi qui irai. Gricha, qui allait déjà au lycée, avait des devoirs de vacances. À Moscou, Daria Alexandrovna s’était mise à faire étudier le latin à son fils, et à la campagne elle s’était imposé la tâche de lui faire travailler chaque jour l’arithmétique et le latin. Lévine s’était offert à la remplacer. Mais la mère ayant entendu les leçons de Lévine et remarqué qu’il ne s’y prenait pas comme le répétiteur qu’elle avait à Moscou, pour son fils, lui déclara résolument, de façon cependant à ne pas le blesser, qu’on devait étudier d’après le livre comme le faisait le répétiteur, et que, dorénavant, elle s’en chargerait elle-même. Lévine en voulait à Stépan Arkadiévitch qui par insouciance laissait à sa femme le soin des études de son fils, alors qu’elle n’y comprenait rien ; il en voulait également au professeur qui s’acquittait si mal de sa tâche, néanmoins il promit à sa belle-sœur de suivre la méthode qu’elle voudrait. Il continua donc de faire travailler Gricha, et cette fois, non plus à sa manière mais d’après le livre ; aussi le faisait-il sans grand enthousiasme et oubliait-il souvent l’heure de la leçon. C’était précisément le cas. — Non, Dolly, j’irai ; reste ici. Nous ferons tout ce qu’il faut, d’après le livre. Seulement, quand Stiva sera là, nous irons à la chasse, et nous manquerons la leçon. Lévine partit avec Gricha. Varenka proposa son aide à Kitty. Même dans la maison heureuse et bien agencée de Lévine, Varenka savait être utile. — Je vais commander le souper, vous, restez ici, dit-elle, se levant et se dirigeant du côté d’Agafia Mikhaïlovna. — Oui, oui, on n’a sans doute pas trouvé de poulets, alors il faut en prendre des nôtres, dit Kitty. — Nous verrons cela avec Agafia Mikhaïlovna. Et Varenka disparut. — Quelle charmante personne ! dit la princesse. — Non, maman, pas charmante mais exquise, elle n’a pas sa pareille. — Alors vous attendez aujourd’hui Stépan Arkadiévitch ? demanda Serge Ivanovitch, qui évidemment ne désirait pas continuer à causer de Varenka. Il est difficile de trouver deux beaux-frères aussi différents, fit-il avec un sourire malicieux : l’un, très vif, vit dans la société comme un poisson dans l’eau ; l’autre, notre Kostia, également vif, alerte, aussitôt dans le monde devient muet ou se débat comme un poisson sur la paille. — Oui, il est très enfant, dit la princesse s’adressant à Serge Ivanovitch. Je voulais précisément vous demander de lui dire qu’elle (elle désigna Kitty) ne peut rester ici. Elle doit absolument venir à Moscou. Et lui parle de faire venir un docteur... — Maman, il fera tout ce qu’il faudra ; il consent à tout, dit Kitty mécontente de voir sa mère prendre pour juge de leurs affaires Serge Ivanovitch. L’ébrouement des chevaux accompagnant le bruit d’une voiture sur l’avenue interrompit la conversation. Dolly n’eut pas le temps de se lever pour aller au-devant de son mari que de la fenêtre de la chambre où travaillait Gricha bondit Lévine, en écartant Gricha. — C’est Stiva ! cria Lévine en bas du balcon. Nous avions terminé, Dolly, n’aie pas peur ! Et comme un gamin il s’élança au-devant de la voiture. — Is, ea, id, ejus, ejus, ejus, cria Gricha en courant dans l’allée. — Il y a quelqu’un avec lui, probablement papa ! s’écria Lévine s’arrêtant à l’entrée de l’avenue. Kitty, ne descends pas l’escalier, fais le tour ! Mais Lévine se trompait en prenant pour le vieux prince le second visiteur. Quand il fut plus près de la voiture, il aperçut à côté de Stépan Arkadiévitch un beau jeune homme, coiffé d’un béret écossais avec de longs rubans flottants. C’était Vassenka Veslovski, un cousin issu de germain des Stcherbatzkï, un des brillants jeunes hommes de Pétersbourg et de Moscou, « brave garçon et remarquable chasseur », ainsi que le dit Stépan Arkadiévitch en le présentant. Nullement confus du désenchantement causé par sa présence en place de celle du vieux prince, Veslovski salua gaîment Lévine, lui rappela qu’ils s’étaient rencontrés autrefois et souleva Gricha au-dessus du pointer qu’amenait Stépan Arkadiévitch, pour le mettre dans la voiture. Lévine ne monta pas dans la voiture et suivit à pied. Il était contrarié de ne pas voir le prince qu’il aimait et il l’était surtout de l’arrivée de ce Vassenka Veslovski, un étranger dont la présence était parfaitement inutile. Cette impression fâcheuse s’accrut encore quand Lévine en arrivant au perron, où s’était assemblée la foule animée des grandes personnes et des enfants, vit Vassenka Veslovski baiser galamment et tendrement la main de Ivitty. — Nous sommes cousins, votre femme et moi, et d’anciennes connaissances, dit-il, serrant une seconde fois fortement la main de Lévine. — Eh bien ! Y a-t-il du gibier ? demanda Stépan Arkadiévitch à Lévine, avant même d’avoir salué tout le monde. Nous avons, lui et moi, les intentions les plus cruelles... — Tiens, Tania, voici pour toi ! Prends dans la voiture, derrière ! dit-il, s’adressant à la fois à tout le monde. Comme tu as bonne mine, Dolly ! dit-il à sa femme baisant de nouveau sa main et la lui retenant dans les siennes. Lévine, heureux un moment auparavant, considérait cette scène avec humeur. « Qui ces mêmes lèvres ont-elles embrassé hier ? » pensa-t-il à la vue de ces marques de tendresse de Stépan Arkadiévitch pour sa femme. Il regarda Dolly ; elle aussi lui déplut. « Elle ne croit plus à son amour. Alors de quoi est-elle si contente ? C’est répugnant ! » pensa-t-il. Il regarda la princesse qu’il trouvait si charmante un moment avant et il fut vexé de l’accueil affable qu’elle faisait à Vassenka avec ses rubans. Serge Ivanovitch lui déplut également à cause de sa politesse envers Stépan Arkadiévitch, qu’il jugea hypocrite car il savait que son frère n’aimait et n’estimait pas Oblonskï. Varenka aussi le fâcha parce qu’avec son air de sainte nitouche, elle se mettait en frais pour ce monsieur, tandis qu’elle ne songeait qu’au mariage. Mais il fut surtout mécontent quand il vit Kitty prendre un air de fête, comme si l’arrivée de ce monsieur à la campagne était pour elle et pour tous une vraie réjouissance ; il était particulièrement furieux du sourire par lequel elle répondit au sien. Tous rentrèrent à la maison en causant avec animation, mais dès qu’ils furent assis, Lévine fit demi-tour et sortit. Kitty, ayant remarqué la mauvaise humeur de son mari, voulait saisir un moment pour lui parler en tête à tête, mais il s’éloigna très vite déclarant avoir affaire au bureau. Depuis longtemps ses occupations n’avaient eu autant d’importance à ses yeux que ce jour-là. « Pour eux c’est toujours fête, pensa-t-il, mais il y a un travail qui n’attend pas et sans lequel on ne peut vivre. » |
Bossard - Gilles de Rais dit Barbe-Bleue, 1886.djvu/460 | {{nr||CONTRE GILLES DE RAIS|{{rom|vii}}}}{{lang|la|''de Rays'' et quosdam alios suos complices, fautores, sequaces et familiares
proditorie captos et deinde inhumaniter trucidatos et jugulatos
fuisse et esse, et cum eisdem turpiter et contra naturam luxuriasse
et peccatum sodomie nequiter commisisse, malignosque
spiritus pluries invocasse et homagia eis fecisse ac quamplurima
alia crimina et delicta enormia et inaudita, forum ecclesiasticum
concernencia, perpetrasse : supplicando humiliter dictis reverendo
domino episcopo Nannetensi et fratri Johanni ''Blouyn'', vicario suprascripto,
quatinus de oportuno juris remedio super hoc sibi celeriter
providere dignarentur.
Unde, primo, eisdem conquesta est {{sc|Agatha, uxor Dyonisii de Le
Mignon}}, parrochiana beate Marie Nannetensis, quod quidam Colinus,
ejus nepos, filius Guillermi ''Apvrill'', etatis viginti annorum vel circa,
qui erat parve stature et albe faciei, ut asserebat, habens quoddem
signum sub altera aurium suarum ad modum cujusdem parve auricule,
anno Domini millesimo quadringentesimo tricesimo nono,
mense augusti, vel circa illud tempus, quadam die lune de mane
adivit domum vulgariter nuncupatam ''la Suze'', sitam Nannetis, satis
prope ecclesiam beate Marie Nannetensis predictam, que domus tunc
erat domini Radesiarum. Et depost non vidit dictum Colinum, nec
audivit nova de eo, donec quedam Perrina Martini, alias ''la Meffraye'', capta fuit et curie secularis Nannetensis carceribus mancipata.
Post cujus capcionem dici audivit a quamplurimis famam
communem fore quod quamplures pueri et innocentes fuerant ex
parte domini Radesiarum capti et occisi : nescit ista ad quem finem.
Item, {{sc|relicta deffuncti Reginaldi Donete}}, parrochiana dicti loci
beate Marie Nannetensis, etiam conquesta est quod Johannes, ejus
et dicti ''Donete'' filius, frequentabat dictam domum ''de la Suze'' ; et, a
festo Nativitatis beati Johannis Baptiste anno Domini millesimo quadringentesimo
tricesimo octavo, non audivit de eo nova, quousque
dicta Perrina ''Martin'', aliter ''la Meffraye'', ut premissum est, capta et
mancipata, confessa fuit illum dicto domino ''de Rays'' et suis gentibus
tradidisse.
{{sc|Johanna, uxor Guibeleti Delit}}, parrochiana beati Dyonisii Nannetensis,
similiter conquesta est quod Guillermus, ejus filius, frequentabat
dictam domum ''de la Suze'', et adivit ibidem prima ebdomada
quadragesime ultimo preterite ; dicique audiverat a magistro
Johanne Briencii<ref>Jean Briant.</ref> quod illum viderat in dicta domo per septem vel}}
<references/> |
Stretser - Description de la Forêt noire, 1770.djvu | |Type=book
|Titre=[[Description de la Forêt noire|Description topographique, historique, critique et nouvelle du pays et des environs de la Forêt noire, situés dans la province du Merryland]]
|Sous_titre=Traduction très-libre de l’anglais
|Volume=
|Auteur=[[Auteur:Thomas Stretser|Thomas Stretser]]
|Traducteur={{anonyme}}
|Illustrateur=
|Editeur=chez les veuves sulamites, aux petits appartements de Salomon (A. Boutentativos).
|School=
|Annee=1770
|Publication=
|Bibliotheque=Département Réserve des livres rares, ENFER-630
|Clef=
|BNF_ARK=bpt6k8573962
|Source=djvu
|Image=11
|Avancement=T
1="Plat sup"
2to7="—"
8="Fig"
9="—"
10="Fig"
11="Gt"
12="—"
13=3
94to99="—"
100="Plat inf"
101="Dos"
/>
|Tomes=
{{interligne}}
{{Table|largeur=36em|largeurp=50|indentation=-1 | titre = [[Description de la Forêt noire/Gravures|{{sc|Gravures}}]] |page = [[Page:Stretser - Description de la Forêt noire, 1770.djvu/8|NP]]}}{{br0}}
{{interligne}}
{{-}}
{{interligne}}
{{Table|largeur=36em|largeurp=50|indentation=-1 | titre = [[Description de la Forêt noire/Avis|{{sc|Avis de l’Éditeur}}]] |page = [[Page:Stretser - Description de la Forêt noire, 1770.djvu/13|3]]}}{{br0}}
{{interligne}}
{{-}}
{{interligne}}
{{Table|largeur=36em|largeurp=50|indentation=-1 | titre = [[Description de la Forêt noire/1|{{sc|Chapitre premier}}]] |page = [[Page:Stretser - Description de la Forêt noire, 1770.djvu/17|7]]}}{{br0}}
{{Table|largeur=36em|largeurp=50|indentation=-1 | titre = [[Description de la Forêt noire/2|{{sc|Chapitre II.}}]] |page = [[Page:Stretser - Description de la Forêt noire, 1770.djvu/20|10]]}}{{br0}}
{{Table|largeur=36em|largeurp=50|indentation=-1 | titre = [[Description de la Forêt noire/3|{{sc|Chapitre III.}}]] |page = [[Page:Stretser - Description de la Forêt noire, 1770.djvu/27|17]]}}{{br0}}
{{Table|largeur=36em|largeurp=50|indentation=-1 | titre = [[Description de la Forêt noire/4|{{sc|Chapitre IV.}}]] |page = [[Page:Stretser - Description de la Forêt noire, 1770.djvu/37|27]]}}{{br0}}
{{Table|largeur=36em|largeurp=50|indentation=-1 | titre = [[Description de la Forêt noire/5|{{sc|Chapitre V.}}]] |page = [[Page:Stretser - Description de la Forêt noire, 1770.djvu/44|34]]}}{{br0}}
{{Table|largeur=36em|largeurp=50|indentation=-1 | titre = [[Description de la Forêt noire/6|{{sc|Chapitre VI.}}]] |page = [[Page:Stretser - Description de la Forêt noire, 1770.djvu/51|41]]}}{{br0}}
{{Table|largeur=36em|largeurp=50|indentation=-1 | titre = [[Description de la Forêt noire/7|{{sc|Chapitre VII.}}]] |page = [[Page:Stretser - Description de la Forêt noire, 1770.djvu/59|49]]}}{{br0}}
{{Table|largeur=36em|largeurp=50|indentation=-1 | titre = [[Description de la Forêt noire/8|{{sc|Chapitre VIII.}}]] |page = [[Page:Stretser - Description de la Forêt noire, 1770.djvu/69|59]]}}{{br0}}
{{Table|largeur=36em|largeurp=50|indentation=-1 | titre = [[Description de la Forêt noire/9|{{sc|Chapitre IX.}}]] |page = [[Page:Stretser - Description de la Forêt noire, 1770.djvu/77|67]]}}{{br0}}
{{Table|largeur=36em|largeurp=50|indentation=-1 | titre = [[Description de la Forêt noire/10|{{sc|Chapitre X.}}]] |page = [[Page:Stretser - Description de la Forêt noire, 1770.djvu/80|70]]}}{{br0}}
{{Table|largeur=36em|largeurp=50|indentation=-1 | titre = [[Description de la Forêt noire/11|{{sc|Chapitre XI.}}]] |page = [[Page:Stretser - Description de la Forêt noire, 1770.djvu/82|72]]}}{{br0}}
{{Table|largeur=36em|largeurp=50|indentation=-1 | titre = [[Description de la Forêt noire/12|{{sc|Chapitre XII.}}]] |page = [[Page:Stretser - Description de la Forêt noire, 1770.djvu/87|77]]}}{{br0}}
|Epigraphe=
|Width=
|Css=
}} |
Guèvremont - Le survenant, 1945.djvu/40 |
Elle ressemblait à une maison par lui aperçue en
rêve autrefois : une maison assise au bord d’une
route allant mourir au bois, avec une belle rivière
à ses pieds. Il y resterait le temps qu’il faudrait :
un mois ? Deux mois ? Six mois ? Insoucieux de
l’avenir, il haussa les épaules et ramassa la pierre et
l’outil. Puis, d’un pouce lent, sensible, humide de
salive, ayant pris connaissance du taillant, il continua
tranquillement à affûter la faux.
— Arrivez vite, Survenant, le manger est dressé.
Comme il s’avançait vers la maison, Alphonsine
lui reprocha :
— Traînez donc pas toujours de l’aile de même
Alphonsine se mettait en peine d’un rien. Le plus
léger dérangement dans la besogne routinière la
bouleversait pour le reste de la journée. De plus,
de faible appétit, d’avoir à préparer l’ordinaire, depuis
la mort de sa belle-mère, surtout la viande que
Didace voulait fortement relevée d’épices, d’ail et
de gros sel, lui était tous les jours une nouvelle
pénitence. Nul supplice cependant n’égalait pour
elle celui de voir à chaque repas la nourriture soumise
au jugement du Survenant. Ah ! jamais un mot
de reproche et jamais un mot de louange, mais une
manière haïssable de repousser l’assiette, comme un
fils de seigneur, lui qui n’était pas même de la {{tiret|pa|roisse}}
<references/> |
ONU - Résolutions et décisions du conseil de sécurité, 1958.djvu/15 | QUESTIONS INSCRITES A L’ORDRE DU JOUR DU CONSEIL
DE SÉCURITÉ EN 1958 POUR IA PREMIÈRE FOIS
Note. ■— Le Conseil a pour pratique d’adopter a chaque séance, en se fondant sur un
ordre du jour provisoire distribue à l’avance, l’ordie du jour pour la séance ; on trouvera
l’ordre du jour des séances tenues en 1958 dans les /) >eu>nents olsiciels du Conseil de sécurité,
treizième année, 809e à 844e séances.
Une fois portée à l’ordre du jour, une question ieste inscrite sur la liste des questions
dont le Conseil est saisi jusqu’à ce. que celui-ci accepte qu’elle en soit rayée. Lors de séances
ultérieures, ladite question peut figurer à l’oidrc du jour soit sous la forme initialement
approuvée, soit avec les nouvelles rubriques que h Conseil aura décidé d’y inclure.
La liste ci-dessous indique, dans l’ordre chronologique, les séances auxquelles le
Conseil a décide d’inscrire une que-dion à l’ordo ; Iv ’our pour la première fois.
Quesimns
Lettre, en date du 13 février 1958. adressée au Préside C.
Conseil de sécurité par le représentant tk la l music.
concernant la question suivante ; «Plainte de la I -.niso.
au sujet de l’acte d’agression rommis par la I-rance > ut■
elle à Sakiet-Sidi-Youssef le 8 février 1958 - (S/’.’-V
Lettre, en date du 14 février 1958, adressée au Président
Conseil de sécurité par le représentant d< la Pi inc
concernant la question suivante : - Situation lesidtam
de l’aide apportée par la l’unisic a des rebelles, pc in< ;
tant à ceux-ci de mener à partir du territoire lumsiea .L1.
opérations dirigées contre l’intégrité du teriitoire franya-*et
la sécurité des personne- ei des biens des - essoi t >■-.m -français
» (S/3954 18) [P/ariies <A /,/ Iuh^k
France (février 1958)}
Lettre, en date du 20 févrici 1958. adressée .... Sco
général par le représentant du Soudan (S ; 396» .
du Soudan}
Plainte du représentant de l’Unioti Ues République-- ■<><.)
listes soviétiques, contenue dans une lettre- en dan « -
18 avril 1958 au Président du Conseil de sciante et mi
tulée : «Adoption de mesures urgentes potu laiic .iss.
les vols d’aéronefs militaires des L iais-i bus «’An-<. i-iqu
armés de bombes atomiques et de bombes à i’Iiydro-mu
dans la direction des frontières m ’Umoi- -.oviio im
(S/399019)
Lettre, en date du 22 mai 1958, adressée au Président J
Conseil de sécurité par le représentant du Liban, - o «.< :
nant la question suivante : « Plainte du Liban t< u< ban,
une situation créée par l’intervention de la Rcpi.-b’n.marabe
unie dans les affaires inténcurcs du Liban, et J>-m
la prolongation est susceptible de menacer le mai-uiv ;-.
de la paix et de la sécur té internationales LS-’-it». ’ «
[Plainte du Liban}
Lettre, en date du 29 mai 1958. adressée au Présidai» d
Conseil de sécurité par le représentant de la I miisii
concernant la question suivante ■< Plainte de la Hanau
sujet d’actes d’agression armer commis contre
par les forces militaires française-- stationnées sm - territoire
et en Algérie depuis .le 19 mat 1958 ■ (S/401 !
Lettre, en date du 29 mai 1958, adressée au Présie. i : i
Conseil de sécurité par ie rrprésentant de la l r i
Séances Dates
8H-1 18 février 1958
812’’ 21 février 1958
SM- 21 avril 1958
4 18e 27 mai 1958
18 Ibid., Supplément de janvier, Pviu-i
>iui’-ZSV
’■aip ;>k- ;ni’ni d’avril, mai ei min 1958.
<references/> |
Les Huit journées de mai/3 | Prosper-Olivier Lissagaray Les Huit journées de mai Le Petit Journal, 1871 (p. 55-81). ◄ II. — Le lundi 22. IV. — Le mercredi 24. ► bookLes Huit journées de maiProsper-Olivier LissagarayLe Petit Journal1871BruxellesVLissagaray - Les huit journees de mai, Petit Journal Bruxelles, 1871.djvuLissagaray - Les huit journees de mai, Petit Journal Bruxelles, 1871.djvu/655-81 Le mardi 23. Proclamations de la Commune et du Comité central. — Préparatifs. — Prise de Montmartre.— La place Pigalle. — Héroïsme de la défense. — La prévôté à Montmartre. — Prise de la barricade de la chaussée d’Antin. — Mort de Dombrowski. — Opérations vers le nord-est. — Le général Cissey sur la rive gauche. — Occupation des quartiers qui bordent la Seine. — La mairie du VIe ; cruauté des Versaillais. — Agressions contre les fédérés dans le faubourg Saint-Germain. — Occupation de la mairie de Montrouge. — Diverses positions des troupes à la fin de la journée. — Évacuation de la terrasse des Tuileries. — Incendie des palais. — Aspect de l’Hôtel de ville. — Dombrowski mort. — Exécution de Chaudey. — Ordre de préserver Notre-Dame. — La dernière matinée de l’Hôtel de ville. Personne ne dormit dans cette nuit d’angoisses. Le Comité de salut public et le Comité central s’adressèrent aux troupes versaillaises dans de nouvelles proclamations. Le Comité central disait : » Soldats de l’armée de Versailles ! » Nous sommes des pères de famille. » Nous combattons pour empêcher nos enfants d’être un jour, comme vous, sous le despotisme militaire. » Vous serez, un jour, pères de famille. Si vous tirez sur le peuple aujourd’hui, vos fils vous maudiront comme nous maudissons les soldats qui ont déchiré les entrailles du peuple, en juin 1848 et en décembre 1851. » Il y a deux mois, au 18 mars, vos frères de l’armée de Paris, le cœur ulcéré contre les lâches qui ont vendu la France, ont fraternisé avec le peuple ; imitez-les ! » Soldats, nos enfants et nos frères, écoutez bien ceci, et que votre conscience décide : » Lorsque la consigne est infâme, la désobéissance est un devoir ! » 3 prairial, an 79. » Le Comité central. » Le Comité proposait en même temps une transaction dans les termes suivants : » RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. » LIBERTÉ — ÉGALITÉ — FRATERNITÉ. » Fédération républicaine de la garde nationale. — Comité central. » Au moment où les deux camps se recueillent, s’observent et prennent leurs positions stratégiques ; » A cet instant suprême où toute une population, arrivée au paroxysme de l’exaspération, est décidée à vaincre ou à mourir pour le maintien de ses droits ; » Le Comité central veut faire entendre sa voix. » Nous n’avons lutté que contre un ennemi : la guerre civile. Conséquents avec nous-mêmes, soit lorsque nous étions une administration provisoire, soit depuis que nous sommes entièrement éloignés des affaires, nous avons pensé, parlé, agi en ce sens. » Aujourd’hui, et pour une dernière fois, en présence des malheurs qui pourraient fondre sur tous, » Nous proposons à l’héroïque peuple armé qui nous a nommés, nous proposons aux hommes égarés qui nous attaquent, la seule solution capable d’arrêter l’effusion du sang, tout en sauvegardant les droits légitimes que Paris a conquis : » 1° L’Assemblée nationale, dont le rôle est terminé, doit se dissoudre ; » 2° La Commune se dissoudra également ; » 3° L’armée dite régulière quittera Paris et devra s’en éloigner d’au moins vingt-cinq kilomètres ; » 4° Il sera nommé un pouvoir intérimaire, composé des délégués des villes de 50,000 habitants. Ce pouvoir choisira parmi ses membres un gouvernement provisoire, qui aura la mission de faire procéder aux élections d’une Constituante et de la Commune de Paris ; » 5° Il ne sera exercé de représailles ni contre les membres de l’Assemblée, ni contre les membres de la Commune, pour tous les faits postérieurs au 26 mars. » Voilà les seules conditions acceptables. » Que tout le sang versé dans une lutte fratricide retombe sur la tête de ceux qui les repousseraient. » Quant à nous, comme par le passé, nous remplirons notre devoir jusqu’au bout. » 4 prairial, an 79. « Le Comité central. » L’histoire prononcera entre ces hommes qui, encore debout, se sont efforcés d’arrêter l’effusion du sang et ceux qui, repoussant toute conciliation, les traquant comme des bêtes fauves, refusant de leur reconnaître les qualités d’hommes et de citoyens, les ont, par leur froide cruauté, rejetés dans le désespoir. Cependant, le Comité de salut public, solide à son poste, organisait la résistance. Les chefs de barricades furent autorisés à requérir tous les vivres et outils nécessaires à la défense ; toute maison de laquelle on tirerait sur les gardes nationaux, fut condamnée à être brûlée. — Ouvrez les contre-vents, levez les jalousies, fermez les fenêtres ! — ce cri remplit les rues. Au dessous des fausses fenêtres, une inscription fut mise après vérification. Comme la veille, tous les magasins étaient fermés. Un ou deux journaux parurent, malgré les obus du Trocadéro qui tombaient à l’imprimerie de la rue d’Aboukir et aux bureaux de vente centrale de la rue du Croissant. Le Tribun du Peuple prêchait la résistance et déclarait la victoire possible tant que Montmartre appartiendrait aux fédérés. Et à cette même heure, la butte tombait presque sans combat ! La dernière, la seule forteresse qui pût balancer le succès, cette hauteur inaccessible de laquelle tout assaillant doit être précipité, elle fut prise en moins de six heures, sans bataille ! — surprise, dois-je dire. Mais la guerre est faite de ruses ; poitrine contre poitrine, qui eût jamais vaincu les braves fédérés ! Pendant la nuit une forte reconnaissance de Versaillais avait essayé de surprendre les avant-postes des Batignolles et enlevé une sentinelle. Le fédéré cria de toutes ses forces : Vive la Commune ! et ses camarades avertis purent se mettre sur leurs gardes. Il fut aussitôt fusillé. Ainsi tombèrent d’Assas et Barra. La butte Montmartre fut attaquée de trois côtés à la fois, dès six heures du matin. Clinchant, maître de la gare Saint-Lazare, s’avança par les Batignolles ; Ladmirault, longeant les remparts, prit à revers toutes les portes de Neuilly à Saint-Ouen, tournant ainsi Montmartre, pendant que Montaudon s’avançait à l’extérieur de la ville, sur la zone neutre, par Clichy et Saint-Ouen. Clinchant vint se heurter aux Batignolles, contre la barricade de Clichy. La résistance dura deux heures ; il fallut, pour réduire ces pavés mal agencés et derrière lesquels cent hommes à peine combattaient, l’effort combiné des canons versaillais, amenés dans la rue de Saint-Pétersbourg, et des régiments entassés dans le collège Chaptal. Un peu avant, une colonne s’empara de la mairie des Batignolles, que le membre de la Commune Malon, homme d’un cœur éprouvé, dut abandonner, après avoir évacué sur Montmartre ses voitures et ses munitions. Une partie des troupes remonta l’avenue de Clichy. Rue des Carrières, une barricade l’arrêta net. Les fédérés tinrent bon jusqu’au moment où Ladmirault, maître de l’avenue de Saint-Ouen, les tourna par le cimetière Montmartre et les prit entre deux feux. Une vingtaine de gardes, restés à la barricade, refusèrent de se rendre. Les Prussiens se fussent contentés de les désarmer, admirant leur courage ; les Versaillais les fusillèrent sans pitié. Place Blanche, les cent vingt femmes qui défendaient la barricade, tinrent quatre heures en échec les troupes de Clinchant. A onze heures seulement, exténuées et manquant de munitions, elles furent surprises et celles qu’on saisit massacrées sur place. Les Versaillais, passant sur leurs cadavres, s’élancèrent vers la rue Lepic, que gravissaient en même temps les soldats vainqueurs de la rue des Carrières. Cluseret n’avait fait que paraître à Montmartre. Le commandement était resté entre les mains de La Cécilia. Républicain, savant distingué, brave, mais absolument incapable d’organiser la résistance, il se perdit toute la matinée dans le chaos des bataillons. Rien n’avait été préparé pendant le siége pour mettre Montmartre à l’abri d’un coup de main, et l’on s’était contenté d’y accumuler des pièces et des munitions. Il était difficile au dernier moment d’improviser un plan de défense ; personne ne l’essaya, et les fédérés ne pouvaient guère y suppléer par leur initiative. La demi-discipline de la garde nationale avait énervé cette spontanéité si précieuse dans la guerre des rues. On s’était habitué à une sorte de direction, d’administration. Quand elles manquèrent, les gardes nationaux, abandonnés à leurs seules ressources, crurent à la trahison, cédèrent au découragement, et sur beaucoup de points se retirèrent. Vers dix heures, La Cécilia connut la marche tournante de Ladmirault. — Malon venait d’arriver. Au même moment, une colonne s’emparait du Château-Rouge. Les gardes nationaux accoururent auprès du général, criant à la trahison, que les portes Saint-Ouen et Clignancourt avaient été ouvertes aux troupes versaillaises. Reconnaissant qu’il était cerné, La Cécilia dut donner aux hommes découragés l’ordre de la retraite. Peu d’instants après, les colonnes du Château-Rouge et de la rue Lepic faisaient sans combat, au travers des rues escarpées et tortueuses, leur jonction sur les buttes. Puis, redescendant, elles s’emparèrent de tout le XVIIIe arrondissement, et, vers une heure, occupèrent la mairie. La barricade de la place Pigalle ne put être emportée qu’après trois heures de lutte. Là se trouvaient les femmes qui s’échappèrent de la place Blanche. Délogées de nouveau, les survivantes s’enfuirent vers la barricade du boulevard Magenta. Pas une ne survécut. C’est un des nombreux épisodes de cette barricade devenue légendaire. Un étudiant en médecine anglais, attaché aux ambulances de la Commune et qui se trouvait présent à cet endroit, a raconté quelques preuves du dévouement héroïque que le peuple montrait à la défense de sa cause : » On m’apporta un homme âgé de quarante ans, qui avait reçu une balle dans les poumons. Il n’avait qu’une demi-heure à vivre, et après avoir été pansé d’une façon peu habile par le barbier, il fut déposé dans un coin de la salle. J’étais à ma besogne, quand un cri violent me fit retourner. C’était le blessé qui l’avait poussé, et je le vis essayer de se lever sur ses mains et ses genoux. Je lui demandai ce qu’il désirait, et, après quelques efforts, il dit : " Citoyen, je suis un soldat de la République universelle ; je me suis battu en 48 et maintenant je meurs en 71. Dites à mes amis que je crie en expirant : Vive la Commune ! » Quelques convulsions et il n’était plus. » Un autre, un jeune Polonais, de l’état-major de Dombrowski, reçut une balle dans le ventre et fut transporté une heure après dans mon ambulance. La perte de sang avait été si forte qu’il était presque mort. Je le soignai pourtant, et on alla chercher son frère aîné, qui était du même régiment que lui. Quand il arriva, je lui montrai son jeune frère blessé, qui lui dit : « Je rejoindrai mon régiment dans une demi-heure ; demande à Dombrowski de m’accorder un peu de repos ; dis-lui bien que ce n’est pas par lâcheté que je me trouve ici. » L’aîné le regarda d’une manière que je ne puis décrire, prit sa main, la serra avec angoisse et sortit en disant : « Oui, viens tantôt. » J’entendis ses éperons résonner sur les dalles, et le son ne s’éteignait pas encore que son pauvre frère expirait. Une troupe composée de tels gardes aurait pu faire des miracles si elle avait été bien commandée. » Le premier acte des Versaillais, dès la prise de Montmartre, fut d’établir au sommet de la butte, au n°6 de la rue des Rosiers, une prévôté présidée par un capitaine de chasseurs. Certains habitants du quartier rivalisant de zèle pour dénoncer les Communalistes, les arrestations furent nombreuses. Les prisonniers étaient interroges sommairement. Puis on les conduisait dans le jardin. On les contraignait à se mettre à genoux, tête nue, en silence, devant le mur au pied duquel les généraux Lecomte et Clément Thomas avaient été exécutés le 18 mars. Ils restaient ainsi, en face de ce mur dont l’aspect les préparait à la mort, jusqu’à ce que d’autres vinssent les remplacer. Puis on les emmenait à deux pas de là, sur le versant de la butte dominant la route de Saint-Denis, et on les fusillait. Ce fut le mardi que commencèrent les massacres réguliers de tous ceux que les dénonciations des voisins accusaient d’avoir servi ou seulement soutenu la Commune. Beaucoup de concierges, comme en juin 1848, se firent pourvoyeurs de massacre, dénonçant leurs locataires ou les habitants du quartier. Partout, au fur et à mesure de l’occupation, des cours martiales s’installèrent et prononcèrent des condamnations sommaires, immédiatement exécutées. Pour ne point ralentir le récit de l’action militaire, nous renvoyons les détails à un chapitre suivant. Les Versaillais maintinrent le drapeau rouge sur les buttes, afin de laisser croire aux fédérés que Montmartre leur appartenait encore. Le drapeau tricolore ne fut arboré que deux jours plus tard, après la complète installation des batteries dirigées contre les buttes Chaumont et le Père-Lachaise. Au moment où Montmartre succombait, la troupe s’emparait de l’église de la Trinité, défendue par cent fédérés, qu’il fallut déloger à coups de canon et refouler ensuite à l’arme blanche ; elle surprenait le nouvel Opéra, insuffisamment défendu. Cinq pièces établies sous le porche de l’église de la Trinité, commencèrent à battre la barricade de la chaussée d’Antin, qui défendait l’accès du boulevard et de la place Vendôme. La canonnade dura six.heures, jusqu’au moment où les marins, cheminant à travers les maisons, parvinrent à dominer la barricade et à fusiller ses défenseurs presque à bout portant. Les troupes, poursuivant leur mouvement, descendirent sur trois colonnes ; à gauche, rue de Châteaudun, contre la barricade de Notre-Dame de Lorette ; au centre, rue Lafayette, où se trouvaient les barricades du carrefour Drouot : à droite, rue du 4 Septembre. Les seules barricades de la rue Notre-Dame et du carrefour Drouot opposèrent une résistance durable. La rue du 4 Septembre ne fut même pas défendue, quoi qu’en aient dit les complaisants historiographes de l’armée versaillaise. Vers six heures, l’ensemble des barricades établies rue Rochechouart et chaussée Clignancourt, était à peu près abandonné. Ce fut dans la rue Myrrha, en s’efforçant de rallier les fédérés, que Dombrowski, presque seul, tomba mortellement blessé. « Et ils diront que j’ai trahi ! » s’écria-t-il, faisant une douloureuse allusion aux soupçons de la veille. Peu après, il mourut dans d’atroces douleurs. On le transporta à l’Hôtel de ville. Nous vîmes le cortège s’avancer précédé d’un drapeau rouge ; quelques gardes suivaient la civière. Tout le monde se découvrait, les fédérés accouraient des rues voisines. Alors seulement on commença à connaître à l’Hôtel de ville l’occupation de Montmartre et les dangers de la position. Sur la rive gauche, le général Cissey avait pris d’assaut, dès le matin, la gare Montparnasse, après avoir tourné, par le carrefour de la Croix-Rouge, la rue du Dragon et la rue de Taranne, les batteries de la rue de Rennes. Toujours même manœuvre ; — les fédérés se fortifiaient aux extrémités des grandes voies ; les Versaillais, se gardant bien de leur faire face, attaquaient les rues latérales moins défendues, moins préparées, et prenaient à revers l’ouvrage principal. Les troupes descendirent ensuite, sur trois colonnes, les rues Jacob, de l’Abbaye, Gozlin, jusqu’à la barricade de la place de l’Abbaye. Le combat durait depuis deux heures et demie environ, quand des habitants du quartier prévinrent les marins qu’on pouvait tourner les défenses par le jardin de l’Abbaye. Les fédérés, pris dès lors à revers, durent évacuer la barricade. Dix-huit d’entre eux, qui refusèrent de se rendre, furent massacrés sans pitié. De la place de l’Abbaye, les Versaillais, se divisant, gagnèrent les quais par le carrefour de Buci et la rue de Seine, et par la rue Saint-André des Arts, le boulevard Saint-Michel. Sur la droite, ils tenaient l’église Saint-Sulpice et la mairie du VIe. Les officiers s’installèrent aux bureaux du télégraphe et communiquèrent avec l’Hôtel de ville, en laissant croire que les fédérés occupaient toujours la position. Ayant demandé ce qu’il faudrait faire si les Versaillais s’avançaient, on leur répondit, suivant leur récit : « Faites sauter ! » Immédiatement, disent les journaux versaillais qui rapportent cette anecdote, on fusilla les délégués du VIe arrondissement, — sans doute pour les punir d’un ordre qu’ils n’avaient pas provoqué, qu’ils n’avaient pas reçu et qu’ils ne pouvaient mettre à exécution. La marche des troupes était moins avancée sur les bords de la Seine. Tout le jour le canon gronda rue de Grenelle-Saint-Germain, rue Saint-Dominique et passage Sainte-Marie. Là des bataillons versaillais furent décimés, mais l’artillerie et les renforts leur arrivèrent par masses. Des croisées de ce quartier, naturellement hostile à la Commune, des balles venaient à chaque instant frapper les fédérés derrière les barricades. L’ennemi déclaré, de quelque façon qu’il lutte, face à face ou par ruse, est toujours digne de respect. Mais celui-là est au-dessous de toute pitié, qui, s’embusquant derrière sa neutralité, égorge sournoisement son adversaire. Les fédérés punirent ces lâches aggressions en brûlant les maisons d’où étaient venus les projectiles. Les obus versaillais avaient allumé déjà un grand nombre d’incendies ; bientôt tout le quartier fut en flammes. Pendant que son aile gauche se rabattait sur la Seine pour donner la main au général Vinoy, l’aile droite du général de Cissey rasait les remparts du XIVe arrondissement. Les fédérés avaient barricadé la place de l’église Saint-Pierre et la gare de Sceaux ; ils luttèrent rudement, toute la journée et le soir seulement, la mairie de Montrouge tomba au pouvoir de l’armée. Le mardi soir, à huit heures, l’armée versaillaise occupait sur la rive droite une ligne qui, partant de Montmartre, suivait la rue Rochechouard, la rue Cadet, la rue Drouot, le boulevard des Italiens, le nouvel Opéra et la rue de la Paix ; sur la rive gauche, le Corps législatif, l’église Saint-Sulpice, enclavaient l’espace compris entre la Seine, le boulevard Saint-Michel, la rue de l’École-de-Médecine et la rue Bonaparte, et venait aboutir, par la gare de Sceaux, à l’extrême limite du XIVe arrondissement : — la moitié de Paris environ, presque dix arrondissements entiers et la forteresse principale.— L’arc de cercle décrit au commencement par les troupes se tendait, on le voit, et se transformait en une ligne presque droite. La position des corps était ainsi déterminée : au centre, Douay et Vinoy enveloppaient les Tuileries, la place Vendôme ; à l’aile gauche, Ladmirault et Clinchant continuaient leur mouvement vers la Bourse, le carrefour Drouot et Montmartre ; Cissey, à droite, s’efforçait de se porter par la Seine sur l’Hôtel de ville. La nuit vint et n’arrêta pas la bataille. Quatre-vingts pièces d’artillerie, installées sur les quais d’Orsay, de Passy, au Champ-de-Mars, à la barrière de l’Étoile, tonnèrent contre la place de la Concorde et le jardin des Tuileries. On vit bien alors combien ces fortifications si vantées étaient incomplètes. La barricade de la rue Royale, sans embrasures, sans créneaux, était d’ailleurs commandée par la Madeleine, au pouvoir des Versaillais ; la barricade de la rue Saint-Florentin, armée de trois pièces de 7, la terrasse des Tuileries, garnie de six pièces seulement, ne pouvaient répondre à une telle averse de fer. Et cependant, sur ce point de Paris, la résistance fut effroyable. Les canons de la terrasse et de la redoute balayèrent pendant deux jours tout ce qui osa s’aventurer dans les Champs-Elysées. La place fut bientôt couverte de débris de toutes sortes : cadavres, colonnes de bronze, statues, fontaines, candélabres renversés, tordus, pulvérisés par les obus. Enfin, Vers minuit, cette ligne de défense n’étant plus tenable, il fallut l’évacuer. La place de la Concorde, la rue Royale furent occupées par les troupes. La barricade Saint-Florentin, attaquée aussi par derrière, dut être abandonnée. Avec la barricade de la rue de la Chaussée d’Antin, la place Vendôme était tombée, prise à revers par la rue de la Paix. M. Thiers avait télégraphié le soir à ses préfets : « Si la lutte ne finit pas aujourd’hui, elle sera terminée demain au plus tard et pour longtemps. » Depuis le début de la guerre, il avait cru sérieusement que, les remparts franchis, les armes tomberaient des mains des Parisiens et que tous les membres de la Commune ne songeraient qu’à s’enfuir. Mais Paris, contre toutes les habitudes militaires de l’Empire, avait attendu l’armée de pied ferme, se défendait rue par rue, maison par maison, et, plutôt que de se rendre, il brûlait ! Une lueur se lève sur Paris, mais sanglante et rougeâtre. Les Tuileries brûlent ! Puis le Palais-Royal, puis la Légion d’Honneur, puis le Conseil d’État, la Cour des Comptes. — De formidables détonations partent du palais des rois ! — Ce sont les barils de poudre qui éclatent, les murs qui s’écroulent, les vastes coupoles qui s’effondrent. Les flammes, tantôt longues et lentes, tantôt vives, comme des dards, sortent des mille croisées. La Seine est en feu, et de ses ponts qui apparaissent d’une blancheur éclatante, on la voit, miroir immense, refléter ses bords enflammés. Le vent soufflait légèrement de l’est. Les flammes irritées semblaient se dresser contre Versailles, et dire au vainqueur, rentrant à Paris, qu’il n’y retrouverait plus sa place et que ces vastes monuments monarchiques n’abriteraient plus de monarchie. Peuple ou roi, le souverain, quel qu’il soit, ne pardonne jamais aux symboles de l’ennemi. Ainsi, au XVIe siècle et en 89, la royauté et la bourgeoisie ne furent en repos que lorsque les nids de pierre de la féodalité eurent été détruits et ramenés au ras du sol. La rue du Bac, la rue de Lille, lancent au milieu de la nuit leurs rougeurs sinistres. Un immense are de feu s’étend de la rue Royale, jusqu’à Saint-Thomas-d’Aquin. De vastes tourbillons de fumée enveloppent tout l’ouest de Paris, et des trombes gigantesques de flammes, s’élevant des monuments incendiés, retombent en pluie brûlante sur les quartiers voisins. Minuit. — Nous approchons de l’Hôtel de ville ; les sentinelles, poussées fort loin, de distance en distance ; préviennent toute surprise. A la barricade de l’Avenue Victoria, un membre de la Commune qui nous accompagne donne l’ordre d’enlever le corps d’un homme qu’on vient de fusiller. Ce malheureux, vêtu d’un uniforme d’officier, gisait palpitant au pied de la barricade. De larges jets de sang avaient rejailli sur la muraille de pavés ; les yeux remuaient encore. Il était venu dans la soirée porter ou demander un ordre à l’Hôtel de ville, et les officiers l’avaient invité à leur table. Peu après, un colonel portant le même uniforme que le nouveau venu, entra précisément dans la salle ; regarda fixement l’officier, ne le reconnut pas et lui demanda son nom. Celui-ci se troubla. — « Mais non, vous n’êtes pas des miens, » dit avec force le colonel. — On arrêta le personnage, on le trouva porteur d’instructions et d’ordres de l’état-major versaillais ; on l’entraîna au dehors. Fusillé comme espion, son corps fut jeté à la Seine. Nous entrâmes. Les couloirs inférieurs étaient remplis de gardes nationaux, dormant dans leurs couvertures. A coté des blessés étendus sur leurs matelas rougis, des civières dressées le long des murs dégouttaient de filets de sang. On apporta un commandant qui n’avait plus face humaine ; une balle, entrée par la bouche, avait enlevé les lèvres, une partie des dents et fait un trou énorme dans la joue. Ne pouvant articuler un son, ce brave agitait dans sa main un drapeau rouge comme une dernière menace, et du geste il exhortait les hommes couchés à se lever pour le combat. L’escalier, soutenu par des colonnes de marbre, qui conduisait aux bureaux de la guerre, était noir de foule des deux côtés ; les sentinelles préservaient à peine le cabinet du délégué. Certains membres de la Commune se multipliaient. Mais quelques-uns de ceux qui avaient des fonctions militaires, ne portaient plus leur uniforme, plus nécessaire cependant que jamais dans une pareille confusion. Le membre du Comité de salut public, Ranvier, républicain droit, austère et la plus froide énergie de la Commune, ayant rencontré, revêtus d’habits civils, deux de ses collègues X et X, les plus empanachés pendant le siège, les apostropha durement, menaçant de les faire fusiller s’ils ne se rendaient dans leurs arrondissements pour y soutenir la résistance. Dans le bureau du délégué, deux ou trois officiers de sang-froid faisaient le calme, expédiaient des ordres, donnaient des signatures. Un d’eux, X, jeune homme impassible, se faisait remarquer par sa présence d’esprit véritablement admirable, parlant peu et faisant face à tout. Beaucoup d’officiers supérieurs et même de simples gardes entouraient la table. Nul discours, mais des conversations par groupe. L’espoir était absent, mais le courage restait. Delescluze ne se soutenait que par la volonté. Les souffrances de la prison de Vincennes, les angoisses de ces derniers jours avaient brisé sa santé. Depuis le mois d’avril, sa voix avait totalement disparu. Usé, cassé, blanchi, moribond, le regard et le cœur étaient seuls vivants chez lui. Nous descendîmes au premier étage, et dans la fameuse chambre bleue, gardée par des sentinelles, nous vîmes Dombrowski mort, étendu sur un lit, dans son uniforme, pantalon et tunique noire, sans autres ornements que des galons aux manches. Une seule bougie éclairait la pièce. Deux ou trois officiers, assis dans les coins obscurs, veillaient silencieux. Près du lit. un capitaine esquissait à la hâte les derniers traits du général. Le visage d’une blancheur de neige était calme, le nez fin, la bouche délicate, la petite barbe blonde relevée en pointe. Ses traits fermes et pleins de douceur en même temps avaient reflété pendant leur vie une âme généreuse qui s’emparait invinciblement de tous ceux qui l’approchaient. Ses ennemis n’ont pu contester son mérite militaire, et en effet, pendant cinq semaines, avec une poignée d’hommes, il disputa pied à pied Neuilly aux Versaillais. D’une bravoure exagérée, oubliant que sa vie ne lui appartenait plus, on le vit aux avant-postes, surprendre et désarmer les sentinelles des Versaillais. Il vivait de la vie et de la nourriture du soldat et soumettait son état-major, à toutes ses épreuves. On a calculé que ses aides de camp vivaient en moyenne trois jours. Son cœur l’avait fait le champion d’une cause qui devait succomber, faute d’organisation. Il le savait, et il la servit comme s’il eût espéré la victoire. Aucune amertume ne lui manqua ; objet d’un odieux soupçon à la dernière heure, il mourut pour ceux qui l’accusaient. Les journaux de Versailles ne lui ont pas ménage l’injure, l’appelant faux monnayeur, lui donnant pour aide de camp un proxénète. Cette vie courageuse et loyale peut défier bien d’autres attaques. Dombrowski dédaignait de répondre. Les défenseurs de sa mémoire peuvent croire, comme lui. que ses actes la protègent suffisamment. Les cours intérieures de l’Hôtel de ville bouillonnaient de foule et de tumulte. On évacuait à grand fracas les munitions sur la mairie du XIe. Des prolonges d’artillerie, des omnibus chargés de poudre, retentissaient sous les voûtes avec un cliquetis sinistre. Jamais les fêtes du baron Haussmann n’éveillèrent d’aussi sonores échos. Dans cette dernière nuit de son existence, l’Hôtel de ville offrit un aspect prodigieusement fantastique. La vie et la mort, le râle et le rire se coudoyaient, dans les escaliers, à chaque pièce, à chaque étage, baignés par la même lumière éblouissante du gaz. Souvent on surprenait des espions et on les exécutait sur la place de l’Hôtel de ville contre une barricade. Malheur à tout individu suspect ou soupçonné de l’être. Dans ces moments de luttes physiques et morales, quand la vie est à la merci d’une erreur ou d’un caprice, l’insouciance de la mort vous gagne comme un vertige, et l’existence perd tout son prix, comme l’or entre les mains fiévreuses du joueur. On ne savait rien à l’Hôtel de ville de l’exécution du rédacteur du Siècle, Gustave Chaudey, fusillé à la prison de Sainte-Pélagie. Le Siècle seul a rapporté cet épisode, et l’on n’a pu contrôler son témoignage. Il raconte que le soir, à onze heures, le procureur de la Commune Raoul Rigault, pénétrant dans la cellule de Gustave Chaudey, lui déclara qu’il allait être immédiatement exécuté. Conduit dans la partie du chemin de ronde voisin de la Chapelle. Chaudey était tombé aux cris de : Vive la République ! Il était enfermé depuis plus d’un mois, sous l’inculpation d’avoir, étant adjoint à la mairie de Paris et présent le 22 janvier à l’Hôtel de ville, ordonné le feu contre le peuple dans cette fatale journée. Raoul Rigault affirmait avoir en mains la preuve certaine que l’ordre avait été donné par Chaudey. Ce procès, par malheur, ne put être instruit publiquement, et Chaudey tomba au moment où, sous les balles versaillaises, des centaines de citoyens, pris en dehors des barricades, étaient égorgés sans jugement. A trois heures du matin, un officier d’état-major arriva de Notre-Dame. Des bruits d’incendie ayant couru, le directeur de l’Hôtel-Dieu, dont l’hospice contenait huit cents malades, avait exprimé ses craintes à un officier d’état-major. Aussitôt un membre du Comité de salut public signa l’ordre formel au chef de poste de la caserne voisine de s’opposer à tout préparatif de cette nature, s’il y en avait. Cet ordre fut immédiatement porté par l’officier, et des mesures de précautions furent prises en conséquence. L’humanité de la Commune préserva la cathédrale de tout fait de guerre, et pendant les jours qui suivirent, aucun des obus du Père-Lachaise ne l’atteignit. A cinq heures, le silence le plus complet régnait dans cette partie de Paris et les barricades établies au pont Notre-Dame étaient entièrement abandonnées. L’Hôtel de ville lui-même avait perdu de son animation ; les gardes dormaient sur la place et, dans les bureaux, étendus sur les matelas et les canapés, les membres de la Commune et les officiers des différents services prenaient quelques instants de repos. Ce fut la dernière matinée de l’Hôtel de ville, ce fut le premier jour qui se leva sans un rayon d’espoir. Note 1 de l’appendice. Note 1 de l’appendice. Un journal, le Grelot, publié par le photographe Bertall, et qui parut après les massacres, faisait parler ainsi Dombrowski : Général polonais, j’ai volé plusieurs sommes, Un peu partout ; tué pour ma part cinquante hommes, Quatre femmes, de plus énormément d’enfants. J’ai pris soin d’afficher des placards triomphants Qui grisaient l’ouvrier et le faisaient se battre. Jurant comme un païen, me soûlant comme quatre, Sabrant, assassinant, fusillant, bombardant ; J’ai couronné, Rigault et Pilotell aidant, Mon oeuvre de brigand, fidèle à ma parole, En faisant de Paris un grand punch au pétrole. C’était beau ! Tu voulais mes titres ? Les voilà ! |
Rodenbach - L’Élite, 1899.djvu/151 | tant où Victor Hugo, lui aussi frappé par la politique,
allait commencer ses chefs-d’œuvre.
Lamartine maintenant aurait pu écrire son
''Livre de Job'' ; mais, lui, manqua de loisirs parce
qu’il manqua d’argent. Il fallait de la prose
solide et marchande. Plus d’épisode nouveau
pour faire suite à ''Jocelyn'' et à la ''Chute d’un ange'',
ni les ''Pécheurs'' annoncés, ni l’autre fragment
sur la vie religieuse dans le cadre de la Judée.
Et pas non plus ce retour sur les œuvres
anciennes qu’il avait appelé lui-même des
« improvisations poétiques » et promis de « polir
à froid ».
Vain espoir ! l’homme, pas plus que l’Océan
ne peut revenir sur ses traces et retoucher ce
qu’il a laissé derrière lui.
C’est tout polis que la mer jette au rivage ses
galets après les avoir longtemps roulés dans ses
marées.
Au contraire toute l’œuvre de Lamartine fut
hâtive, d’une forme lâchée. Aussi, dans ses
préfaces, redoutait-il lui-même le dédain des
délicats. Il n’ignorait pas non plus les caprices
fantasques de la vogue, l’effrayante mobilité
des goûts littéraires qui démodent vite les œuvres.
Surtout pour celles qui appartiennent plus au
passé qu’à l’avenir. Il y a des poètes qui ouvrent
une époque et une poésie, tel Victor Hugo. Au
contraire Lamartine ferma une époque. Il résume
<references/> |
Michelet - OC, Les Femmes de la Révolution, Les Soldats de la Révolution.djvu/107 | {{nr|106|LES FEMMES DE LA RÉVOLUTION}}dire, la femme se jetait devant, l’en écartait au nom de Dieu. Et c’eût été en présence de ce désintéressement (aveugle, mais honorable) de la femme que le prêtre aurait profité des avantages matériels que lui offrait la Révolution ? Il eût déchu certainement dans l’opinion de ses {{corr|paroisiennes|paroissiennes}}, se fût fermé leur confiance, eût descendu du haut idéal où leur cœur prévenu aimait à le placer.
On a beaucoup parlé de l’influence des prêtres sur les femmes, mais pas assez de celle des femmes sur les prêtres.
Notre conviction est qu’elles furent et plus sincèrement et plus violemment fanatiques que les prêtres eux-mêmes ; que leur ardente sensibilité, leur pitié douloureuse pour les victimes, coupables ou non, de la Révolution, l’exaltation où les jeta la tragique légende du roi au Temple, de la reine, du petit dauphin, de {{Mme|de}} Lamballe, en un mot la profonde réaction de la pitié et de la nature au cœur des femmes, fit la force réelle de la contre-révolution. Elles entraînèrent, dominèrent ceux qui paraissaient les conduire, poussèrent leurs confesseurs dans la voie du martyre, leurs maris dans la guerre civile.
Le dix-huitième siècle connaissait peu l’âme du prêtre. Il savait bien que la femme avait influence sur lui ; mais il croyait, d’après la vieille tradition des noëls et des fabliaux, d’après les plaisanteries de village, que la femme qui gouverne le prêtre, c’était la gouvernante, celle qui couche sous son toit, la servante-maîtresse, la dame du presbytère. En cela, il se trompait.
Nul doute que, si la gouvernante eût été la femme
<references/> |
Par un beau Dimanche/01 | Georges Ista Par un beau dimanche Albin Michel, 1921 (p. 5-20). Chapitre ii ► bookPar un beau dimancheGeorges IstaAlbin Michel1921ParisTIsta - Par un beau dimanche, 1921.djvuIsta - Par un beau dimanche, 1921 (page 1 crop).jpg5-20 Le soleil brillait, déjà haut, dans le ciel laiteux encore d’une radieuse matinée de printemps. Entre la gueule béante du tunnel et la laideur géométrique du pont en fer, un énorme remblai coupait brutalement l’étroite vallée ardennaise, toute bleuie aux sommets par les lointaines sapinières, toute dorée aux premiers plans par les genêts en fleurs. À la cime du remblai, un vieux wagon à bestiaux, démuni de ses roues, se penchait d’inquiétante façon sur l’extrême bord de la crête minée par les pluies ; une petite porte, une minuscule fenêtre et un immense tuyau de poêle avaient fait une maison de l’ex-véhicule ; une cloison intérieure, percée d’un guichet, en avait fait une gare. M. Pascal Brusy gravit d’un pas leste, malgré ses soixante ans, le sentier abrupt qui grimpait obliquement au flanc du remblai, jeta un coup d’œil sur les rails luisants et le quai désert, s’approcha du wagon, essaya sans succès d’en ouvrir la porte, puis cogna de l’index à la fenêtre, en criant d’une voix mince et timide : — Monsieur le Chef de Gare, s’il vous plaît ! Des pas traînants raclèrent le plancher, une serrure grinça, et la porte s’ouvrit. M. Brusy souleva son chapeau et dit avec un sourire amène : — Bonjour, Monsieur le Chef de Gare. Dans la pénombre du wagon, une petite bonne femme de soixante-dix ans, plus large que haute, répondit sans sourciller : — Bonjour, monsieur le docteur. Son image, vue de face, inscrivait un triangle équilatéral dans le rectangle de la porte : Sous un chignon en pointe et un front d’une exiguïté rare, ses larges joues se continuaient par un cou plus large encore, presque aussi large qu’un buste très court et sans épaules, posé d’aplomb sur l’énorme cône d’une jupe en forme d’abat-jour, raidie et comme empesée par d’immenses taches de cambouis. Vue de profil, la petite vieille évoquait plutôt l’idée d’un informe écroulement de margarine : son menton, tel un goître, tombait sur sa poitrine ; sa poitrine tombait sur son ventre ; son ventre tombait sur ses genoux ; on ne voyait pas si ses genoux tombaient sur quelque chose. Telle était la mère Fahette, mieux connue dans le pays sous le sobriquet de « Monsieur le Chef de Gare ». Quinze années auparavant, la surveillance de ce « point d’arrêt » étant devenue vacante, le fils cadet de la veuve Fahette avait passé de longs et laborieux examens, évincé une cinquantaine d’autres candidats, puis occupé la place de surveillant pendant six semaines, temps nécessaire pour mettre sa mère au courant de la besogne. Ensuite, il avait tranquillement émigré au Canada, où on le disait en train de faire fortune. Inapte à passer le moindre examen, mais très adroite à s’attirer la bienveillance des employés gros et petits, en servant ou en menaçant leurs intérêts personnels, la bonne vieille faisait l’intérim depuis quinze grandes années, au mépris de tous les règlements, sans que nul se fût jamais avisé de l’inquiéter sur ce point. Comme le titulaire officiel, là-bas, à l’autre bout du monde, se portait fort bien et semblait décidé à ne jamais revenir, elle faisait souvent remarquer, non sans satisfaction, qu’on pourrait seulement la mettre à la retraite lorsque son fils en atteindrait l’àge, et qu’elle aurait alors cent deux ans, ce qui constituait pour elle un indéniable avantage sur ses collègues nommés à titre régulier Furieuse, au début, de s’entendre appeler « Monsieur le Chef de Gare », elle avait fini par s’y habituer, puis par en être fière. Douée, du reste, d’un esprit alerte et caustique, elle menait les voyageurs tambour battant, et accomplissait son service sans omission ni défaillance. — J’espère que le train montant n’est pas encore passé ? demanda le docteur. — Pas encore... Vous l’prenez ?... Pour où-s-qu’y vous faut un coupon ? — Non, non !... Pas de coupon pour moi... Je viens simplement attendre mon beau-frère et ses deux filles... Le train tardera longtemps encore ? Monsieur le Chef de Gare tira, de la poche de sa jupe, une grosse montre d’homme enfermée dans une boîte en celluloïd, y jeta un coup d’œil, puis répondit : — D’après l’horaire y d’vrait être passé d’puis un quart d’heure. Donc, si nous étions en s’maine, y s’rait là dans cinq minutes. Mais comme c’est dimanche, vous en avez encore pour une petite demi-heure. — Nous sommes dimanche, c’est vrai ! opina M. Brusy en se passant le bout des doigts sur le menton. Car, ne se rasant que tous les samedis, et étant quelque peu distrait de sa nature, il avait pris l’habitude de consulter cette partie de son visage, quand il voulait savoir si l’on était au commencement ou à la fin de la semaine. Monsieur le Chef de Gare roula entre ses gros doigts le coin de son tablier, puis toussa à deux ou trois reprises, d’un air qui s’efforçait assez mal de paraître embarrassé, Sur quoi le docteur, qui savait depuis longtemps ce que ne pas parler veut dire, s’empressa de demander : — Qu’avez-vous donc ? Il y a quelque chose qui ne va pas ? Vous désirez une consultation ? — Non, non !... Pas une consultation, m’sieur l’ docteur !... J’ voudrais seul’ment un conseil, un p’tit conseil de rien du tout. — Bah ! Conseil ou consultation, qu’est-ce que ça fait, du moment où ça ne vous coûte rien. — Ah ! si je n’ paie pas, ça n’ me fait rien, comme de juste... Merci beaucoup, m’sieur l’ docteur... Alors, vous seriez bien aimable en m’ disant c’ qu’y faut mettre sur une coupure... Une grosse vilaine coupure plus longue que mon doigt. — Vous pouvez me montrer la plaie ? Où se trouve-t-elle ? — Elle se trouve... Enfin, peu importe... J’ peux pas vous la montrer, m’sieur l’ docteur, j’ peux vraiment pas. — Soit !... C’est profond ? — Tout d’même... On voit la viande. — Fichtre !... Comment est-ce arrivé ? — C’est une faux qu’est tombée juste en passant tout près. — Et qui vous a coupée à travers les vêtements ?... Fichtre de fichtre ! — Ben, à travers les vêtements... Enfin, peu importe... Qu’est-ce qu’y faut mettre dessus, m’sieur l’ docteur ? M. Brusy tira ses tablettes et griffonna une ordonnance. — Vous laverez soigneusement la plaie à l’eau bouillie, dit-il, puis vous l’oindrez chaque jour d’une couche de ceci. — Ah ! faudra aller chez l’ pharmacien ? fit Monsieur le Chef de Gare en réprimant une grimace. J’avais pensé qu’ vous auriez peut-être un vieux fond d’bouteille qui pourrait suffire, pour une coupure pas plus grande que ça... Vous en donnez tant pour rien, des bouteilles... Vous en donnez à la vieille Nanette, à la petite Phrasie, à d’autres et à d’autres... — Phrasie et Nanette ne sont pas fonctionnaires comme vous... Et puis... Enfin, vous aurez votre bouteille... C’est tout ? — Bien sûr, m’sieur l’ docteur... J’ suis pas une femme à abuser... Alors, c’est promis, pour la bouteille ? — Mais oui, c’est promis, c’est entendu. — Merci beaucoup, m’sieur l’ docteur... Merci d’avance, parce qu’on sait bien qu’ quand monsieur Brusy a promis quéque chose, y r’vient jamais d’ssus, faut dire la vérité... Alors, j’ suis bien sûre de l’avoir, ma bouteille. Le docteur regarda fixement les yeux de la vieille femme, deux petits yeux pleins de malice, dont les paupières se baissèrent trop tard pour masquer une courte lueur goguenarde. — Vous, dit-il enfin, vous êtes encore une fois en train de me rouler... Qu’y a-t-il ?... Vous ne m’avez pas tout dit. Monsieur le Chef de Gare crut indispensable de reprendre entre ses gros doigts le coin de son tablier, avant de lâcher ce demi-aveu : — Si j’vous ai pas tout dit, c’est p’t-être que j’y aurai pas pensé. — Qu’y a-t-il, voyons ? — Bé, voilà... La bouteille, c’est pour moi, et c’est pas pour moi... Enfin, c’est pour César. — César ? — Oui, vous savez bien, César... Mon cochon quoi !... C’est sur lui qu’ la faux, est tombée hier au soir. M. Brusy ne put réprimer un soubresaut. — C’est bon, dit-il un peu sèchement. Vous aurez votre bouteille, mère Fahette... Je vais me promener sur le quai en attendant le train. Et, tournant le dos, il s’en fut du côté du tunnel. La petite vieille le regarda s’éloigner, d’un air où la pitié se mêlait à pas mal de mépris. — Faut qu’y soit rud’ment furieux, songea-t-elle, pour pas m’avoir app’lée « Monsieur le Chef de Gare »... Bah ! y donn’ra la bouteille, puisqu’il a promis... Et quand j’aurai encore besoin de lui, il aura oublié tout ça. Sur quoi, non sans s’adresser à elle-même un clin d’œil de félicitations, elle rentra dans son wagon-salle d’attente. Là-bas, sous le soleil qui chauffait déjà dru, le docteur Brusy arpentait le quai en grommelant, mais tout bas, très bas, par crainte qu’on ne l’entendît. C’était un petit vieillard alerte et doux, bien conservé par une vie simple et régulière, par l’exercice forcé des longues marches, à travers champs et bois, vers l’enfant malade ou le vieillard moribond. Sous de rudes cheveux gris, abondants encore, son large front gardait malgré les rides, pour ceux qui savent voir, une grande noblesse de formes et de lignes. Derrière d’épaisses lunettes de myope, les yeux, lumineux et profonds, étaient d’un bleu candide, d’un bleu de myosotis si pur et si doux, qu’il détonnait presque dans cette vieille figure halée et tannée. Les lèvres étaient épaisses, bien modelées et volontiers souriantes. Mais les sourcils trop rares et trop facilement écarquillés, le nez trop menu, le menton trop court, les maxillaires étroits et grêles, donnaient à la face glabre du vieux docteur une expression de naïveté enfantine qui se changeait bien vite, devant un interlocuteur autoritaire ou madré, en un air d’inquiétude ahurie, voire d’imbécillité complète. — Pour César ! monologuait le docteur indigné... C’était pour César, pour son cochon !... Vous me le payerez, mère Fahette, vous me le payerez !... Je ne suis pas vétérinaire, que je sache... Fichtre non, je ne suis pas vétérinaire ! Ses regards fixaient, obstinés, la vilaine cendrée noire épandue sur le quai, la rigide laideur des rails qui s’enfonçaient parallèlement dans la gueule sombre du tunnel. Et il sentait la tristesse et la rancune descendre et grandir en lui, peu à peu. Mais un chant d’oiseau, très joyeux et très doux, lui fit tourner la tête vers la vallée lumineuse et charmante, bleuie par les lointaines sapinières, dorée par les genêts en fleurs. Au bout de quelques secondes, ses sourcils froncés remontèrent lentement par-dessus les cercles d’or de ses lunettes, sa grosse bouche s’entr’ouvrit, en un bon sourire, pour aspirer l’air pur tout chargé de fraîches senteurs, et le docteur se déclara soudain à lui-même, sans le moindre entêtement : — Après tout, les termes « docteur » et « vétérinaire » sont d’assez vaines subtilités... Le César de la mère Fahette est, ni plus ni moins, comme celui qui régna sur Rome et comme tous les vertébrés, un composé de quatorze corps simples : azote, carbone, hydrogène, oxygène, etc... J’ai soigné maintes fripouilles baptisées qui, selon moi, ne valaient pas cet animal domestique, et je crains bien d’avoir péché par orgueil en me scandalisant à propos d’une telle vétille... Demain, j’apporterai la bouteille moi-même, je demanderai à voir César et je le soignerai de mon mieux. Ce sera une bonne farce à faire à Monsieur le Chef de Gare, qui me croit furieux et vexé. Là-dessus, M. Brusy, tout rasséréné, se remit à arpenter le quai d’un air joyeux et affable. Bientôt, comme le soleil chauffait de plus en plus, il avisa, près de l’entrée du tunnel, une brouette posée dans l’étroite bande d’ombre que projetait la palissade du remblai, épousseta le fond du véhicule en quelques coups de mouchoir, et s’y assit avec un soupir de satisfaction. Bloqué dans l’angle formé par la palissade et le mur de soutènement du tunnel, tout au bout du long quai désert, le docteur murmura en souriant : « Je dois avoir l’air d’un enfant mis en pénitence ». Et, par une association d’idées bien naturelle chez lui, il songea un instant à couvrir la muraille d’inscriptions commémoratives, comme il faisait jadis quand sa mère « le mettait dans le coin ». Mais, non sans quelque regret peut-être, il rejeta cette envie trop puérile, et, pour en détourner sa pensée, avisa un gros cailou tombé au pied de la muraille, le ramassa, l’examina sur toutes ses faces, puis marmotta gravement, car il se piquait de quelque érudition en matière de géologie : — Ceci est du granit, roche cristallisée, composée de mica, de cristal de roche et de feldspath. Le granit est une roche ignée, que l’on nomme aussi roche primitive, ou éruptive. Ses masses sont disposées sans aucune espèce de régularité, et ne présentent jamais le moindre vestige de débris organiques. Il est très employé comme matériel de construction, et les peuples anciens y taillaient d’énormes et magnifiques monolithes, tel l’obélisque de Louqsor, qu’un monarque prudent érigea sur la place de la Concorde, à Paris, pour tâcher de faire oublier aux passants qu’un de ses prédécesseurs fut guillotiné à ce même endroit. Ce souverain avait une juste et forte idée de la bêtise humaine, car son petit truc réussit très bien. Après quoi, d’une main machinale, M. Brusy posa son fragment de granit sur la poignée gauche de la brouette, depuis longtemps polie par d’innombrables contacts avec des paumes calleuses, copieusement imprégnées de salive et de jus de tabac. Sitôt lâché, le caillou tomba par terre. M. Brusy fixa sur lui un regard distrait, où passait pourtant comme un vague reproche, puis le ramassa en murmurant : — J’aurais dû prévoir cette chute, puisque je n’ignore point qu’en vertu de la loi de la pesanteur, tous les corps sont attirés vers le centre de la Terre. Dans le vide, ils tombent tous avec la même vitesse. À l’air libre, la vitesse de la chute augmente avec la hauteur, et les espaces parcourus pont proportionnels aux carrés des temps employés à les parcourir. Puis il posa de nouveau le caillou sur la poignée de la brouette, avec précaution, après en avoir choisi la face la plus plane. La pierre tomba derechef, et un désappointement visible se marqua dans les traits de M. Brusy. — Je n’ai pas traduit les faits dans leur vérité intégrale, songea-t-il en ramassant encore le caillou. Ceci n’est pas seulement un effet de la loi susdite, mais aussi de la loi d’équilibre, qui veut qu’un corps soit soumis à la loi de pesanteur lorsque son centre de gravité n’est pas appuyé ou soutenu. Puis, ayant choisi une autre face du caillou, il l’appliqua, avec des soins infinis, sur la poignée de la brouette. La pierre tomba de nouveau, et le docteur la ramassa d’une main fiévreuse et volontaire, tout en continuant à monologuer : — Les lois de l’équilibre sont loin d’être entièrement connues, et offrent aux chercheurs un vaste champ d’expériences... (Cependant, il choisissait avec attention une autre face du morceau de granit.) D’aucuns vont jusqu’à en faire la base d’une science toute nouvelle, qui doit révolutionner la plupart de nos connaissances acquises... La pierre fut posée de nouveau sur la poignée de la brouette, glissa encore, et fut rattrapée par une main preste avant même d’avoir atteint le sol. — S’il faut en croire certains savants, continua M. Brusy en choisissant une nouvelle face du caillou, l’affinité, la cohésion, les diverses formes de l’attraction moléculaire ne sont, aussi bien que la gravitation des astres, que des manifestations diverses d’une seule et unique loi d’équilibre. Des forces insoupçonnables seraient contenues, en puissance, dans cette pierre inerte. (Le caillou, posé sur la poignée, tomba comme les autres fois, et fut encore rattrapé au vol...) Et la loi d’équilibre se manifesterait aussi bien à l’intérieur du moellon formant clef de voûte, que dans l’édifice dont il assure la stabilité... Ceci, c’est trop fort !... Je triche, ma parole !... Je triche comme un reître pipant les dés ! Et le docteur rougit, telle une vierge surprise au bain, car tandis que son esprit, libéré des mesquines contingences, errait dans les sphères des lois impassibles qui régissent les mondes et les molécules, il venait de constater que son faible corps, ancestralement asservi aux dubitatifs à peu près des solutions pratiques et immédiates, était en train de cracher sur le caillou, pour le faire tenir. — C’est indigne d’un honnête, homme ! grommela le docteur... C’est vraiment indigne ! Et, tirant son mouchoir, il essuya scrupuleusement le caillou, en choisit une face non encore utilisée, et le posa sur la poignée de la brouette, sans plus de succès que les autres fois. — Après tout, pensa M. Brusy en ramassant son joujou, pourquoi le Soleil et la Terre, tournant dans ce que nous osons appeler l’Infini, auraient-ils plus d’importance, à certain point de vue, que deux molécules d’oxygène gravitant dans une fiole de pharmacien, parmi des milliards d’autres molécules, selon des lois non moins formelles sans doute, et pour des fins aussi complètement ignorées dans un cas que dans l’autre ? Supposons que je détache une minime parcelle de l’infini : quelques milliards de petits systèmes planétaires semblables au nôtre... Et sa pensée s’envola tout entière dans les espaces sidéraux, tandis que son corps s’acharnait, patient, inlassable, dix fois, vingt fois, trente fois, et toujours sans succès, à faire tenir un caillou en équilibre sur une poignée de brouette. L’âme du docteur était en train de vaguer autour du huitième satellite de Saturne, quand son corps reçut une forte tape sur l’épaule, et éprouva comme une vague sensation de s’entendre répéter pour la troisième fois : — Eh bien, mon oncle, que faites-vous donc ? M. Brusy, mal revenu de son immense voyage, jeta autour de lui des regards ahuris et vacillants. Sans qu’il en eût ouï le fracas formidable, un train s’était arrêté sur les rails ; aux portières des derniers wagons, cinquante face rieuses braquaient des regards amusés sur ce vieux monsieur assis dans une brouette et jouant gravement avec un caillou. À deux pas de lui, une grande jeune fille blonde, à la tête surchargée, comme un cheval de corbillard, d’ondulants panaches noirs et blancs, criait pour la quatrième fois : — Eh bien, mon oncle, que faites-vous donc ? — C’est à cause de la loi d’équilibre, déclara le docteur... Cette pierre et le huitième satellite de Saturne sont, au même titre... Mais, sentant que l’explication serait peut-être un peu longue, il rougit, s’arrêta net, et, sans se lever de sa brouette, adressa quelques gestes fort vaguement explicatifs à la muraille qui se dressait devant lui. — Venez donc vite, mon oncle ! implora la grande jeune fille. Papa a perdu nos tickets, et il y a là une vieille femme qui ne veut pas nous laisser sortir. M. Brusy avait sans doute eu le temps de redescendre tout à fait ici-bas, car il sortit de de sa brouette, et, sans dire un seul mot, s’élança en trottinant vers le wagon-salle d’attente, auprès duquel il voyait s’agiter avec frénésie, devant la masse impassible de Monsieur le Chef de Gare, la silhouette bien connue de son beau-frère, Walthère Hougnot. Posez, sur le corps d’un garçonnet rachitique et scrofuleux, un masque étroit et blême, hirsute et cruel de guerrier japonais. Étirez ses moustaches de matou en colère, et d’un noir évidemment artificiel, jusqu’à ce qu’elles dépassent de quelques centimètres la carrure des épaules, d’où il ne s’ensuit pas que les moustaches doivent être très longues. Coiffez d’un haut-de-forme le crâne luisant et bossué. Pendez aux épaules étroites le costume trop voyant, trop soigné, d’un jeune calicot en quête de bonnes fortunes. Emballez dans des guêtres blanches et des souliers vernis deux larges pieds de goutteux. Et vous aurez le fidèle portrait de Walthère Hougnot, en prise de bec, pour l’instant, avec Monsieur le Chef de Gare : — Je suis un honnête homme, madame ! J’ai pris mes tickets, je les ai payés ! Vous devez donc me laisser sortir ! — J’ demande pas mieux, que d’ vous laisser sortir. Donnez-les moi, vos coupons. — Je viens de vous dire que mes filles les ont égarés ! Mais ma parole d’honnête homme doit vous suffire, madame ! — C’est pas mis dans l’ règlement. J’ suis là pour prendre les coupons ; donnez-moi vos coupons. — Je porterai plainte en haut lieu ! Je vous ferai casser, destituer ! J’ai de puissantes relations, madame ! — Vaudrait mieux qu’ vous ayez vos coupons, ça s’rait plus facile pour sortir. Marie, la fille cadette de monsieur Hougnot, une petite brune à l’air éveillé, tira son père par la manche en lui soufflant pour la dixième fois : — Fouille-toi encore, papa. Je t’assure que ni Joséphine ni moi n’avons eu les tickets. — Marie, je suis absolument certain de te les avoir donnés ! — Mais puisqu’ils ne sont pas dans mon petit sac, et que je n’ai pas de poche ! — Alors, c’est que je les ai donnés à Joséphine... Madame, je vous somme de me laisser sortir ! — C’est bien facile : donnez-moi vos coupons. Cela pouvait durer éternellement, quand M. Pascal Brusy arriva au petit trot, en criant d’une voix énergique : « Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ? » comme s’il détenait le pouvoir de tout arranger en un clin d’œil. — Monsieur n’a pas ses coupons, j’ peux pas l’ laisser sortir, répondit la vieille préposée. — C’est fâcheux, très fâcheux ! murmura la docteur. Le menton dans la main, il se mit à réfléchir, résolu à trouver au conflit une solution pratique et immédiate. Son beau-frère continuait à donner sa parole d’honnête homme, à gourmander ses filles, à menacer la mère Fahette de révocation. Marie et Joséphine, sans se lasser, conseillaient à leur père de se fouiller encore. Monsieur le Chef de Gare, impassible, attendait ses coupons. Le docteur en était déjà à envisager cette face intéressante de la question : que les habitants de la Lune, s’il en existe, ont peut-être découvert, depuis des siècles, le moyen de voyager sans tickets ; et le huitième satellite de Saturne revenait se mêler, insidieusement, à ses recherches d’une solution pratique et immédiate, quand Marie s’écria, toute joyeuse : — Je les tiens ! Je les tiens ! La jeune fille avait pris le parti de fouiller elle-même son père, et découvert les tickets dans la première poche visitée. — Ça n’est pas possible ! gronda M. Hougnot. Joséphine, je suis absolument certain de te les avoir donnés ! — Mais, papa, puisque tu les avais ! — C’est que tu les auras remis dans ma poche ! Je sais ce que je dis, me semble-t-il... Tu ne vas pas affirmer que je divague, maintenant ? — Mais, papa... — Tu les as remis dans ma poche, te dis-je ! C’est une farce idiote ! Tu manques de respect à ton père, entends-tu ! — Mais, papa... — Si ça n’ vous faisait rien d’ sortir, interrompit Monsieur le Chef de Gare... V’là l’heure de préparer ma soupe. — Je ne suis pas ici pour recevoir vos ordres, et je sortirai quand il me plaira ! déclara M. Hougnot, si pressé de sortir tout à l’heure. Mais le docteur le tirait doucement par la main ; les deux jeunes filles le poussaient par derrière, et il se laissa emmener, tout en remâchant ses rancunes contre les iniquités de ce monde : — C’est une farce, une farce idiote !... Du reste, je vais écrire à l’administration pour faire supprimer au plus tôt ces absurdes bouts de carton... Quant à vous, gronda-t-il en passant devant la mère Fahette, vous aurez bientôt de mes nouvelles. — Du moment qu’vous oubliez pas d’mettre un timbre, c’est point d’refus, répondit l’impassible préposée. Au r’voir, m’sieur... Au r’voir, monsieur l’docteur... Au r’voir, mesdemoiselles... Deux bien jolies demoiselles, monsieur l’docteur, et qui n’ doivent pas manquer d’amoureux. M. Hougnot sursauta comme si l’on avait marché sur le plus sensible de ses cors, et, plus furieux que jamais, vociféra en brandissant sa canne : — Apprenez, madame, que mes filles n’ont pas d’amoureux ! — Tant pis pour elles, riposta Monsieur le Chef de Gare. À leur âge, j’ les comptais par douzaines. Puis, penchée sur sa barrière à claire-voie, la vieille suivit d’un œil goguenard le groupe qui descendait l’étroit sentier. M. Brusy avait pris le bras de son beau-frère, et, sans mot dire, s’efforçait de le calmer en lui donnant de petites claques sur l’épaule, comme s’il tentait d’apaiser un jeune cheval trop fougueux. Joséphine et Marie suivaient à quelques pas, l’air très agitées et chuchotant à qui mieux mieux. Au bas du sentier, le quatuor frôla un jeune homme coiffé d’un superbe feutre gris et chaussé de bottines jaunes flambant neuves. Il lisait, avec une attention extrême, une affiche, vieille de deux ans, relative à l’échenillage des arbres et des haies, et ne se retourna même pas quand M. Hougnot, par mégarde, le heurta du coude en passant. Plus fort que ça ! Il ne se retourna pas davantage quand Marie, volontairement, cette fois, le pinça de toutes ses forces dans le bras, la petite effrontée ! Les deux beaux-frères, tournant l’angle du viaduc, disparurent aux yeux de la mère Fahette. Et celle-ci, gloussant de joie, vit les deux sœurs se retourner soudain vers le jeune homme au feutre gris, une pantomime animée s’échanger entre les trois personnages, puis l’inconnu envoyer de la main trois grands baisers, tandis que Marie lui en rendait six, et eût sans doute continué, tant elle y allait de bon cœur, si Joséphine ne l’eût entraînée en riant. — Apprenez, madame, que mes filles n’ont pas d’amoureux ! glapit pour son plaisir personnel la vieille préposée. Puis elle vit le jeune homme s’en aller tout doucement et disparaître à son tour, après avoir laissé aux jeunes filles le temps de prendre une avance décente. Et la mère Fahette, devenue soudain sérieuse, mélancolique un brin, soupira, en regagnant son wagon-salle d’attente : — C’est bête, les vieux !... Et c’est beau, la jeunesse !... Dire que j’ai fait tout pareil, dans mon jeune temps ! Car l’amour de l’amour ne s’éteint jamais tout à fait dans un cœur de femme, quelle que soit devenue l’enveloppe qui l’enferme. |
Michelet - OC, Les Femmes de la Révolution, Les Soldats de la Révolution.djvu/194 | {{nr|192|LES FEMMES DE LA RÉVOLUTION }}{{tiret2|arri|vait}} bien en garde, armé, cuirassé, ferme à toute séduction ; la beauté n’y eût rien gagné. Mais que faire contre une femme qui a peur, et qui le dit, qui vous prend les mains, qui se serre à vous ?... « Ah ! monsieur ! ah mon ami, vous pouvez encore nous sauver. Parlez pour nous, je vous prie ; rassurez-moi, faites pour moi telle démarche, tel discours... Vous ne le feriez pas pour d’autres, je le sais, mais vous le ferez pour moi... Voyez comme bat mon cœur ! »
Ces dames étaient fort habiles. Elles se gardaient bien d’abord de montrer l’arrière-pensée. Au premier jour, vous n’auriez vu dans leurs salons que de bons républicains, modérés, honnêtes. Au second déjà, l’on vous présentait des Feuillants, des Fayettistes. Et pour quelque temps encore, on ne montrait pas davantage. Enfin, sûre de son pouvoir, ayant acquis le faible cœur, ayant habitué les yeux, les oreilles, à ces nuances de sociétés peu républicaines, on démasquait le vrai fonds, les vieux amis royalistes pour qui l’on avait travaillé. Heureux, si le pauvre jeune homme, arrivé très pur à Paris, ne se trouvait pas à son insu mêlé aux gentilshommes espions, aux intrigants de Coblentz.
La Gironde tomba ainsi presque entière aux filets de la société de Paris. On ne demandait pas aux Girondins de se faire royalistes ; on se faisait Girondin. Ce parti devenait peu à peu l’asile du royalisme, le masque protecteur sous lequel la contre-révolution put se maintenir à Paris, en présence de la Révolution même. Les hommes d’argent, de banque, s’étaient divisés les uns Girondins, d’autres {{tiret|Jaco|bins}}
<references/> |
René Benjamin - Gaspard, 1915.djvu/63 |
— Bong ! Et allez-z-y ! Ça leur leur-z-y fait toujours un marron su l’{{lié}}coin de l’œil !
Ce mot fut un succès. On avait beau marcher
depuis six heures, les hommes étaient gaillards,
bavards, joyeux. D’ailleurs, une nouvelle admirable
courait les rangs : la révolution venait d’éclater
en Allemagne... oui, la révolution. Alors,
ils se tapaient les coudes : « Ah ! dis donc ! »,
mais ils n’étaient pas surpris, car depuis le 2 août
la chose était prévue. Est-ce qu’un peuple ne se
retourne pas toujours contre ses chefs, quand il
voit tant de voisins lui tomber sur le dos ?
— L’{{lié}}copain Burette l’avait dit, remarqua Gaspard. C’t un type qui sait les choses.
— C’était forcé, fit tranquillement Burette, la face épanouie et le képi sur l’oreille. Dans les
journaux, tout le monde le savait. La coalition contre l’Allemagne, c’est pour elle, au bout d’un
mois, la guerre intérieure, la banqueroute ou la famine.
— Parfaitement, dit Gaspard, et ils en sont p’t’être à bouffer leurs semelles de bottes à la croque
au sel !
Le capitaine longeait la colonne sur son cheval.
— Mon capitaine... y a la révolution en Allemagne ?
Puche répondit simplement : « On le dit » et
<references/> |
Encyclopédie anarchiste/Phalanstère - Philosophie | Collectif Encyclopédie anarchiste Texte établi par Sébastien Faure, La Libraire internationale (p. 2027-2039). ◄ Fascicule Pensée - Peuple Fascicule Physicisme - Plagiat ► Fascicule Phalanstère - Philosophie bookEncyclopédie anarchisteCollectifLa Libraire internationaleVFascicule Phalanstère - PhilosophieFaure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.1.djvuFaure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.1.djvu/12027-2039 PHALANSTÈRE n. m. Dans le système de Fourier (1772-1837), la phalange représente le groupe élémentaire sur lequel repose la commune sociétaire et le phalanstère est le nom que, s’inspirant très probablement du mot « monastère », Fourier a donné à l’ensemble des constructions destinées à abriter la phalange. Ce grand penseur trace de la manière que voici le plan du phalanstère : La phalange comprend une réunion de 1.500 à 1.800 personnes, exécutant les travaux de ménage, de culture, d’industrie, d’art, de science, d’éducation, d’administration, nécessaires à l’exploitation unitaire de 16 kilomètres carrés de terrain. Quant au phalanstère, ce doit être un magnifique édifice, ayant une façade de plusieurs centaines de mètres, projetant, à droite et à gauche, de vastes ailes en fer à cheval et repliées sur elles-mêmes, de manière à se doubler et à former des cours intérieures spacieuses et ombragées, séparées par des couloirs, sur colonnes jetées d’un corps de bâtiments sur l’autre et servant de terrasse et de serre. Les ateliers bruyants seront établis dans une des ailes et, dans une autre, ceux où règne le silence ; au centre, se trouveront la bourse, la bibliothèque, le musée, les réfectoires, la tour d’ordre avec beffroi, horloge et télégraphe, le théâtre, le bureau de la Régence et un Temple. Une rue-galerie, à hauteur du premier étage, chauffée l’hiver, ventilée l’été, où seront exposés les produits industriels et artistiques, serpentera autour de l’édifice, établissant entre toutes ces parties, une communication facile. Chaque famille trouvera à se loger, selon ses convenances, dans des appartements somptueux ou simples, mais dont le moins riche offrira, par sa distribution bien entendue, un degré de confort et d’élégance qu’on trouve rarement dans les habitations de la classe aisée. Elle choisira de même parmi les mets, tous sains et nutritifs, mais plus ou moins recherchés, préparés au restaurant commun, ceux qui conviendront le mieux à ses goûts ou à sa fortune. Les plus jeunes enfants seront réunis dans des salles vastes et bien aérées, où seront établies, à hauteur d’appui, des nattes élastiques, séparées par des cordons de soie, qui soutiendront l’enfant fatigué du berceau, sans le priver du mouvement et lui permettront de se livrer à ses instincts de sociabilité, qui sont, après les besoins purement moraux, les premiers à se développer. Cette partie de la théorie reçoit une ample confirmation des salles d’asile, où plusieurs centaines d’enfants s’ébattent joyeusement, sous la garde de deux femmes qui, malgré leur aptitude spéciale, ne réussiraient pas à faire taire les cris ou à réprimer la fatigante turbulence d’un enfant isolé. Les bâtiments affectés à l’exploitation rurale se trouveront sur l’autre côté de la route, communiquant avec 18 phalanstères par des galeries couvertes et, dans la campagne, s’élèveront des pavillons où le travailleur se reposera pendant la chaleur du jour ou à l’heure du repas. Frappé et douloureusement ému par le spectacle des masures à la campagne et des taudis en ville, dans lesquels étaient logées les classes laborieuses et pauvres de son temps (celles de nos jours sont aussi mal abritées, meublées, installées, éclairées, ventilées), le fameux sociologue voulait, grâce à la fondation et à la multiplication des phalanstères édifiés sur le plan ci-dessus indiqué, remplacer, par chaque groupement phalanstérien, quatre cents masures rurales environ, ou quatre cents de ces infects réduits où sont entassées quatre cents familles plus ou moins indigentes qui, privées d’air, de lumière, de propreté et d’hygiène, grouillent dans les agglomérations citadines. Pour compléter les indications que comporte le mot phalanstère, ajoutons que les travaux devaient y être rétribués en raison composée du Capital, du Travail et du Talent. Quelques essais de phalanstère ont été tentés en France, notamment à Condé-sur-Vesgre (Seine-et-Oise) et en Amérique, par Victor Considérant, un des plus illustres apôtres du Fouriérisme. Ces essais n’ont pas donné les résultats qu’on en attendait. Je suis porté à attribuer cet échec au mode de rétribution des travaux en honneur et en pratique au sein du phalanstère. Je ne prétends pas, tant s’en faut, que ce système de rétribution soit l’unique cause de l’échec en question ; mais j’estime qu’elle en est la principale. La théorie fouriériste a pour but la réalisation d’une harmonie sociale remplaçant l’état d’opposition, de méfiance, d’hostilité, de concurrence et de rivalité qui est le propre des sociétés modernes. Il est de certitude élémentaire que pour atteindre ce résultat, il est indispensable d’éliminer des rapports sociaux toutes les sources de compétition qui jaillissent du système politique, économique et moral de pratique actuelle. On imagine aisément les contestations et désaccords que devait fatalement provoquer, au sein de l’association phalanstérienne, cette triple attribution fixant la part du Capital, du Travail et du Talent. Il n’est pas douteux que, dans le dosage à établir, chacun de ces bénéficiaires : Capital, Travail et Talent, devait faire effort pour que la meilleure part lui fût accordée et il est certain que, quelle que soit la part attribuée à chacun de ces trois associés — cette part, fût-elle la même —aucun ne devait se trouver satisfait et que, par conséquent, chacun devait : d’une part, concevoir de l’injustice dont il se prétendait victime, une certaine irritation sourde ou avouée ; d’autre part, travailler à la réparation de cette injustice. On pouvait, on devait, dans ces conditions, dire adieu à l’Harmonie rêvée. Celle-ci s’avérait rapidement impossible. Au sein d’un groupement, d’une association, d’une collectivité, bref d’une société quelconque, l’harmonie (c’est-à-dire l’entente, l’accord) ne peut être réalisée que par un régime se rapportant le plus et le mieux possible, à un principe égalitaire. Egalité dans l’effort à accomplir et égalité dans la satisfaction des besoins ressentis. Je ne dis pas identité, je dis égalité. Il serait injuste et déraisonnable de demander à une personne de seize ans un travail aussi soigné et fini que celui d’une personne de trente-cinq ans, familiarisée avec la technique et les moindres détails d’une besogne professionnelle ; il serait déraisonnable et injuste d’exiger qu’un être plutôt faible — quoique bien portant — dépensât la même somme d’énergie physique qu’un être exceptionnellement vigoureux et endurant. Il serait tout aussi injuste et déraisonnable d’assigner la même limite aux besoins — d’alimentation, par exemple — de deux individus d’âge très différent, de constitution opposée ou de goût dissemblables. Par contre, il est raisonnable et juste de demander à chacun qu’il collabore, dans la mesure de ses connaissances et de ses forces à la production commune, de lui reconnaître, en échange, la faculté de puiser dans le grand tout alimenté par l’effort de tous — le sien et celui des autres — de quoi satisfaire ses besoins. Cette égalité dans l’effort à accomplir et dans la faculté de satisfaire les besoins éprouvés, c’est l’application de cette formule : « De chacun selon ses forces à chacun selon ses besoins ». Cette formule est spécifiquement et exclusivement libertaire. Sa mise en pratique est, seule, de nature à faire naître et à fortifier l’harmonie sociale. — Sébastien Faure. PHALLUS. La place que tient le phallus dans l’histoire de la civilisation est immense. Tout part de lui et y revient. Il est l’alpha et l’oméga de la vie humaine. Les religions, les morales et les politiques tournent autour de lui : il en est le pivot. Le phallus, qu’est-il besoin de le dire, c’est le membre viril. Celui-ci, et sa compagne, la vulva (organes génitaux féminins), ont joué dans l’histoire un rôle primordial. Le mot phallus viendrait d’un mot phénicien : phalou, qui signifie chose cachée, et aussi chose admirable (le verbe phala signifie, en phénicien, tenir secret). On conçoit que les premiers hommes aient vénéré leur phallus d’où sortait la vie. Ils le comparaient au Soleil, qui fécondait la terre. Dans l’art préhistorique, on trouve des phallus, associés ou non à la vulve, sur des corps humains, ou isolés d’eux, gravés et sculptés dans la pierre. L’époque aurignacienne et l’époque magdalénienne nous ont laissé de ces dessins qu’on qualifierait de nos jours de pornographiques (déesses de la fécondité, scènes de coït, phallus sur bâtons de commandement, etc.) Pendant les temps néolithiques s’élevèrent un peu partout les menhirs, symboles agraires et symboles érotiques tout ensemble. L’histoire emprunta à la préhistoire le culte du phallus : Assyrie, Phénicie, Égypte ont adoré le phallus sous différents noms. Les Hébreux en parlent à chaque instant : la Bible est un livre obscène sous tous les rapports. Les Indous ont vénéré le lingam. Ensuite, les Grecs et les Romains ont célébré Priape. Le christianisme emprunta au paganisme ses croyances : Saint Foutin était une réincarnation de Priape. Les cathédrales reproduisent sur leurs portails des scènes phalliques. L’ethnographie nous fournit de nombreuses représentations du membre viril : ce sont des « idoles » qui sont de véritables œuvres d’art (sculpture africaine et océanienne). De nos jours, le culte phallique est en pleine décadence : il n’est plus que l’ombre de lui-même. La religion lui fait la guerre. La politique envisage les organes sexuels comme un moyen de remédier à la crise de la dépopulation et de préparer les futures hécatombes : le lapinisme intégral est soutenu et encouragé par l’État. La morale traque le phallus, tandis que tout, dans la vie sociale, le met, pour ainsi dire, à toutes les sauces. L’érotisme est à la fois encouragé et combattu par les Pouvoirs publics. On en arrive à une incohérence sans précédent. La plupart des maladies nerveuses proviennent d’un refoulement de la sexualité qui, dans une société renouvelée, serait considérée comme une chose normale, et, non comme un péché ! En somme, adorer le Phallus était, chez les peuples anciens, chose moins stupide que d’adorer le bon Dieu ou la Sainte Vierge. « Peut-être, écrit Voltaire, en respectant dans les temples ce qui donne la vie, était-on plus religieux que nous ne le sommes aujourd’hui en entrant dans nos églises, armés en pleine paix d’un fer qui n’est qu’un instrument d’homicide. » Dans l’ouvrage que nous terminons sur Le Culte Phallique à travers les âges, Évolution et Signification, nous avons écrit l’histoire complète et détaillée des différents aspects sous lesquels on peut considérer le culte du phallus, et rappeler les coutumes auxquelles il a donné lieu dans l’antiquité, les temps modernes et l’époque contemporaine. — Gérard de Lacaze-Duthiers. PHARE n. m. (latin pharus, du mot grec Pharos : île située près d’Alexandrie). On donne le nom de phare aux tours surmontées d’un fanal, établies le long des côtes pour éclairer les navigateurs pendant la nuit. Les phares ont pour but de permettre à un navire passant la nuit en vue du littoral de déterminer sa position et de tracer la route qu’il doit suivre pour arriver au lieu de sa destination ; ils servent également à rendre visibles les dangers sous-marins : récifs ou hauts-fonds. Ils consistent en de puissants appareils d’éclairage, soit électriques, à pétrole ou à huile, placés à des hauteurs convenables dans des endroits judicieusement choisis, sur des tours ou des constructions élevées à cet effet. L’humanité s’est efforcée, depuis que la navigation maritime existe, de venir en aide aux navigateurs. Déjà Pline l’Ancien, en l’année 77, mentionne les premiers phares : ceux d’Alexandrie, d’Ostie et de Ravenne. La tour de l’île de Pharos, près d’Alexandrie, a fourni, d’ailleurs, le nom générique aux langues romanes. Mais c’est seulement au premier siècle de l’ère chrétienne qu’a commencé l’éclairage régulier des côtes. Les romains dressèrent de nombreux phares un peu partout. Le moyen âge en vit s’élever d’autres, surtout sur les côtes de la mer du Nord et de la Baltique. À notre époque les phares sont nombreux, puissants et variés. Partout où la navigation est dangereuse ; à l’entrée de chaque port important, les phares lumineux, les cloches sous-marines et les phares hertziens se sont multipliés, rendant ainsi à peu près nuls les dangers de la navigation et faisant de plus en plus, de la mer, une route sûre. Avec les moyens d’éclairage, très imparfaits, d’autrefois, il fallait beaucoup de soins, de peines et de patience pour conserver en bon état les feux battus par la tempête et la pluie, dans le brouillard et la neige. Les côtes étaient souvent peuplées de pêcheurs avides et d’écumeurs de rivages qui n’hésitaient pas à allumer des signaux trompeurs pour attirer les navires circulant de nuit, à des endroits où ils venaient immanquablement se briser sur des récifs ou sur la côte. C’est pourquoi les premiers gardiens de phares furent souvent des ermites ou des prêtres, gens sur qui l’on pouvait presque toujours compter. Les installations destinées à donner de la lumière dans les phares furent d’un genre très simple depuis l’antiquité jusqu’au début du siècle dernier. On brûlait, dans des mannes de fer, du bois trempé dans du goudron. Les mannes étaient placées au milieu du sommet de la tour ou accrochées à de solides perches à quelque distance de la pointe extrême de la tour et en biais. Il existait aussi des bascules sur des échafauds en bois où l’on suspendait la manne de feu. Vers le milieu du xvie siècle, on remplaça le bois par du charbon. On obtenait ainsi une lumière plus puissante et moins susceptible d’être éteinte par la tempête. Consumé d’abord dans les mannes de fer, le charbon fut brûlé plus tard sur la plateforme des tours, dans des foyers creux et la fumée fut emmenée par une cheminée quand on sut abriter le feu par une grande lanterne de verre. Au commencement du xixe siècle, les deux phares importants du cap Lizard étaient encore alimentés par un feu de charbon et en Suède, il y eut quelques feux du même genre qui persistèrent plus longtemps encore. Vers 1782 apparurent les premiers phares à huile, et en 1791, Teulères et Borda inventèrent les phares à réflecteurs paraboliques, dont la portée et la clarté furent supérieures à toutes celles obtenues jusqu’alors. Quelques temps après, le physicien Fresnel parvint, grâce à une disposition particulière de lentilles et de prismes, aujourd’hui encore usitée dans tous les appareils de phare, à renforcer puissamment les feux de ceux-ci. Durant le xixe siècle, on employa comme combustible, l’huile de colza, plus tard le pétrole et enfin la lumière électrique. Les phares les plus récents emploient principalement la lumière électrique et aussi la lumière à pétrole incandescente ou la gazoline, aux endroits où la force électrique fait défaut. Étant donné le grand nombre de feux qui éclairent aujourd’hui les côtes, il est nécessaire de les différencier pour qu’ils ne soient pas confondus par les marins qui, de nuit, s’approchent d’un port. On distingue, d’après leurs espèces : les feux fixes où la lumière brûle continuellement, avec une clarté égale ; les feux discontinus qui disparaissent à des intervalles déterminés ; les feux changeants où les rayons blancs alternent avec des rayons rouges ou verts ; les feux brillants qui apparaissent après une assez longue obscurité et les feux éclairs qui surgissent brusquement avec des éclats d’une durée de moins de deux secondes. Tout navire qui arrive du large, tombe d’abord dans le rayon d’action des plus grands phares, dont l’emplacement et la puissance sont déterminés de façon que le navire faisant route vers un point indiqué, ne puisse passer sans les apercevoir ; il rencontre alors les phares de second ordre qui le conduiront jusqu’au port dont ils signalent les abords immédiats ; ensuite un éclairage spécial signale au navire les jetées et les travaux du port et lui permet d’arriver sans encombre au lieu de stationnement définitif. Outre les constructions fixes établies à terre, il existe également des bateaux-phares qui sont placés aux endroits où la construction d’un feu est impossible, comme dans les parages de la mer du Nord, où les bancs de sable se déplacent continuellement. Après le bateau-phare, vient, dans l’échelle des feux flottants, la bouée lumineuse, indiquant, en général, un danger isolé à proximité d’un port. Enfin, signalons les cloches sous-marines et les phares hertziens. Les premiers sont des appareils sonores fonctionnant sous l’eau et émettant, au moyen d’un mécanisme approprié, des battements simples ou doubles, dont la combinaison permet au navire de résoudre le problème de la détermination d’un point le long des côtes. Les phares hertziens constituent la solution du même problème par la télégraphie sans fil. C’est grâce à ces diverses combinaisons : phares lumineux, cloches sous-marine, bouée lumineuse, phares hertziens, que diminuent peu à peu les périls de la navigation nocturne aux abords des côtes. Ils assurent à une grande distance au large, la sécurité de la pêche et des transports par temps calme et réduisent considérablement les risques terribles que la tempête fait courir aux usagers de la mer. — Ch. Alexandre. Bibliographie. — Clerc Rampal : La Mer. — A. Neuburger : Utilisation des forces naturelles. — Thoulet : L’Océan. — Dr Richard : L’Océanographie. PHILANTHROPIE (du grec philos, ami, et anthropos, homme). La Philanthropie est un masque trompeur sous lequel la bourgeoisie abrite ses méfaits. C’est le déguisement dont elle se sert pour faire croire aux individus qu’elle veut leur bonheur. Sous ce masque se dissimulent les pires appétits. Sous prétexte de faire le bonheur de l’humanité, les philanthropes font son malheur. Les riches, les puissants, les mercantis, les maîtres de l’heure, tous les dirigeants ont intérêt à ce que les individus ne se révoltent point, devant les crimes que leur morale, leur politique et leur administration perpétuent au sein de la société. Ils se servent d’un narcotique pour endormir les masses : ce narcotique, c’est l’altruisme. Entendez, par ce mot, une fausse bonté, une fausse pitié, qui constituent ni plus ni moins qu’une mystification. Ce palliatif, — la philanthropie —, est pire que le mal. Elle accumule misères sur misères. Elle entretient l’ignorance, et sa compagne la douleur, au sein des masses. Il faut aux philanthropes, — ces pseudo-amis des hommes, — une certains dose de pitié, une certaine dose de charité, une certaine dose de dévouement, pour leur permettre de dominer, de diriger, de légiférer ; donc, par la même occasion, pour justifier leur semblant de dévouement, il leur faut de la douleur, de la souffrance et de la misère. Ces « amis du peuple » en font les ennemis. Chaque jour nous les voyons à l’œuvre. Leur dévouement est un trompe-l’œil. Ils ne connaissent point le sacrifice vrai. Ce qu’ils servent, ce sont leurs intérêts. De même que les pacifistes de banquet, tout en prétendant limiter les armements, ne font que les étendre, de même les philanthropes, en prétendant combattre le chômage et le paupérisme, ne font que les cultiver. Malheureusement, cette « culture de la souffrance humaine », qu’on appelle la philanthropie, s’exerce avec la complicité des sacrifiés, et leur assentiment. Les malchanceux profitent de la pitié, ils emploient mille ruses pour obtenir quelques miettes du festin philanthropique, et ils sont aussi coupables que leurs bienfaiteurs. Les individus se prêtent trop, par lucre, par calcul, par veulerie, aux « combinaisons » des bienfaiteurs, ce qui fait que les uns et les autres sont aussi peu intéressants, et qu’ils méritent autant les uns que les autres le titre de profiteurs de la bêtise humaine. Les uns exploitent ; les autres se laissent exploiter : on se trouve en présence de deux classes d’individus qui se prêtent main-forte, et font appel au sentiment pour servir leur intérêt. Comme on prétend « humaniser » la guerre, lui donner des lois, — pour l’éterniser, — ainsi les dirigeants s’efforcent, par tous les moyens, de conserver l’état de paupérisme qui sévit, présentement, dans le monde. Leurs méfaits sont innombrables. O philanthropie, que de crimes on commet en ton nom ! Tous ces « chariteux » ne font la charité qu’à moitié. Ils la font d’ailleurs ostensiblement au vu et su de tout le monde. Combien plus « philanthrope » est celui qui, n’ayant pas le sou, aide un camarade, lui vient en aide, partage ses peines. Il y a des philanthropes ignorés, mais ce ne sont pas ceux dont nous parlons. Les philanthropes sont de drôles de « types ». Dames patronnesses, vieux messieurs décorés qui président des conseils d’administration dans les compagnies d’assurances ou dans les grandes banques, noceurs repentis, énergumènes de la politique, âmes sentimentales qui tiennent à gagner le ciel, tous ces pantins, tous ces fantoches sont à mettre dans le même sac. Moralistes, économistes, patrons d’usine, etc., tous se disent « philanthropes », de même qu’ils se disent « pacifistes », alors qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre. La psychologie de « philanthrope », autant que sa physiologie (ici la déformation professionnelle est visible) est curieuse et décevante. Il a la manie de faire le bien. Pour satisfaire cette manie, il use de tous les moyens en son pouvoir, licites ou illicites : tracts, prospectus, cérémonies patriotardes, causeries, représentations au bénéfice de..., etc. « Visiteurs » et « visiteuses » vont à domicile porter du bonheur ! Le philanthrope a toujours sous le bras une serviette bourrée de papiers. Il ne s’épargne aucune démarche auprès des particuliers ou des Pouvoirs publics. Où il n’y a point d’administration, il en crée une. Le philanthrope est bureaucrate. Il faut qu’il salisse beaucoup de papier pour pouvoir faire le bien. Sa mentalité est celle du vieux militaire abruti par l’alcool ou de la vieille dame qui se voile la face devant l’éphèbe qui exhibe dans le marbre ou le plâtre une académie impeccable ! La philanthropie sert de prétexte à décorer beaucoup de gens et à décrocher quelque sinécure. Palmes académiques ou Mérite agricole, parchemins, distinctions honorifiques, tableaux d’honneur, diplômes, médailles, ornent le vestibule des home bien pensants. Ne nous étonnons pas qu’il y ait tant de philanthropes de par le monde. Si on ne mettait pas leurs noms dans les gazettes, il y en aurait beaucoup moins. La philanthropie est un chancre qu’il faut à tout prix extirper. C’est un microbe, une lèpre, une peste... Il faut la combattre par tous les moyens. Elle est le fruit de l’incohérence et du bluff. C’est une des mille et une mystifications dont notre époque est remplie. Que voit-on à l’heure où tant de gens prétendent faire le bonheur de leurs semblables ? La peine de mort (guillotine, électrocution, pendaison, etc.), le bagne, la justice des tribunaux (de classe), les erreurs policières, les expertises truquées, — la guerre qui menace, tandis qu’une conférence dite du désarmement se refuse à désarmer. Alors, que vient-on nous parler, avec des trémolos dans la voix, du bonheur des peuples ? Liberté, égalité, fraternité sont des mots vides de sens tant que la chose qu’ils signifient n’est point réalisée. Les politiciens nous bourrent le crâne, avec leurs promesses et leurs boniments. C’est ce que font aussi les philanthropes, cette espèce de politiciens dont nous mourons, comme des autres. Refusons de les écouter, et combattons leur action. Méfions-nous des « aventuriers » de la philanthropie. Ils sont extrêmement dangereux. La philanthropie est une affaire, comme la guerre, ou comme la paix (dans le monde des politiciens). Les petites « combinaisons » vont leur train, en philanthropie comme en politique. Tout bon politicien doit être au moins philanthrope (en paroles, non en actes), et tout bon philanthrope doit être doublé d’un politicien avisé. Nous avons vu à l’œuvre les philanthropes, comme leurs amis les élus du suffrage universel. Ils se valent. Ils soutiennent la même cause : celle de leur porte-monnaie ! Le philanthrope respecte la morale, croit en Dieu et vénère l’autorité. En père de famille, il est à cheval sur les principes, qu’il viole chaque fois que l’occasion s’en présente. Le philanthrope redoute l’opinion et craint la critique. Il fait partie de la Ligue contre la licence des rues et commandite les maisons de prostitution. Il est plein d’illogisme et nage dans l’incohérence. Ses conversations abondent en lieux communs, en phrases toutes faites, en bourdes colossales. Il passe son temps à exprimer des banalités. Il est à la fois pour et contre ceci ou cela. Il n’ose pas prendre parti, mais il est au fond du parti la réaction intégrale en toute chose. Les « putains » de la Haute font la charité en dansant et en couchant avec des ministres, Les représentants de l’aristocratie frayent avec ceux de la démocratie. Le clan des philanthropes va de l’extrême droite à l’extrême gauche, en passant par le centre. Tous ces gens-là s’entendent comme larrons en foire pour faire le bonheur du peuple, avec des discours et des pirouettes. Faire l’aumône, c’est pour les gens qui sortent de la messe une agréable distraction. Avant d’aller s’empiffrer chez le pâtissier, ils jettent deux sous dans la sébile de l’aveugle ou du manchot. Ce geste leur vaut la considération de leurs pairs. Ils iront droit au ciel ! On verse aux foules l’opium de la philanthropie, comme celui de l’espérance. On fait miroiter à leurs yeux les paradis futurs, sur terre ou dans l’autre monde. C’est autant de gagné pour les bienfaiteurs. Pendant ce temps ils s’amusent, pérorent dans les académies ou les salons. Ils font leurs affaires sur le dos des pauvres. Combien de « fondations » qui n’ont eu que la vanité pour mobile ! Celle-ci est une animatrice dangereuse. Que de bêtises leur vanité fait commettre à certains individus ! A côté de la philanthropie humanitaire, il y a la philanthropie scientifique. Les « bienfaiteurs » agissent encore ici dans un but de réclame ou pour faire oublier leurs crimes. Cependant, quels que soient les mobiles auxquels ils obéissent, ils peuvent rendre des services. On préfèrera toujours le philanthrope qui permet à un savant de poursuivre ses expériences, en mettant à sa disposition des instruments de travail et un laboratoire, au philanthrope qui fait construire un couvent ou une chapelle. Les deux ne se comparent pas. Le premier est utile ; le second est nuisible, Qu’un milliardaire mette une partie de sa fortune à la disposition d’un biologiste ou d’un physicien, c’est chose autrement intéressante qu’un dévot qui lègue à sa paroisse le contenu de son coffre-fort pour gagner le ciel. Le véritable « philanthrope » fait le bien, non pour qu’on l’applaudisse et l’encense, non par devoir, snobisme, intérêt, égoïsme, ou toute autre considération inférieure, mais simplement parce qu’il considère que la solidarité bien comprise, l’entraide intelligente et l’union sont les meilleurs facteurs du progrès. Il se préserve du sentimentalisme à l’eau de rose, de la sensiblerie, de la fausse pitié, de la charité des mondains et de l’altruisme des impuissants. Il n’obéit qu’à sa raison. En se libérant de tous les préjugés, il libère ceux qui l’approchent. Il donne à tous l’exemple, non de la vertu, non de la résignation, non du sacrifice, ces mots dont usent et abusent les malfaiteurs déguisés en bienfaiteurs, mais de l’énergie, de la volonté, de la virilité, de la sincérité en toute chose. Le véritable philanthrope serait celui qui délivrerait l’humanité de tous ses tyrans. Il aurait fort à faire ! La philanthropie est destinée à disparaître avec notre société. Elle disparaîtra avec l’alcoolisme, le suffrage universel, la prostitution et autres tares sur lesquelles repose tout notre édifice social. D’ici là, l’État — ce philanthrope des philanthropes — fera tout son possible pour maintenir dans la société la misère sous toutes ses formes, tout en encourageant les philanthropes à bien faire, et les individus à s’abandonner entre leurs mains. Avec quelle sollicitude l’Etat — cette pieuvre — vient en aide à l’individu, de sa naissance à sa mort ! On n’a jamais bien su ce que c’était que l’État. L’État, c’est moi, disait Louis XIV. L’État, c’est nous, disent nos modernes roitelets. Bref, l’État c’est tout ce que l’on voudra, Il est insaisissable, on ne le voit pas plus que Dieu. Cependant il manifeste sa présence par des maux de toute sorte. Sa sollicitude s’étend de l’enfant au vieillard. Elle prend l’enfant dans le sein de sa mère, et guide les premiers pas. L’État commence par combattre la limitation des naissances. Il encourage le lapinisme intégral. Il ignore l’eugénisme. Il préfère, à la qualité, la quantité, qui fera des soldats et des bulletins de vote ! C’est toujours ça de gagné. Faites des enfants ! ne cessent de dire les riches à leurs serviteurs les pauvres. Mais eux se gardent bien d’en faire. On accorde aux mères lapines et aux pères lapins des tas de passe-droits qu’on refuse aux pauvres bougres de célibataires. Il est certain que l’État fait beaucoup pour les déshérités de ce monde, avec l’appui des donateurs, bienfaiteurs et autres, ce qui permet à l’administration de l’Assistance publique de boucler son budget. La fille-mère, la mère qui ne peut nourrir son enfant touchent des allocations (oh ! bien minimes), de vagues secours. Il semble vraiment qu’il n’y en ait que pour elles : crèches, pouponnières, que sais-je ? Tout cela, évidemment, c’est de la poudre aux yeux. Ça fait très bien dans un salon, quand on en parle, ou en période électorale. Cela permet aux dames patronnesses, déguisées en infirmières, de tripoter, de fricoter à qui mieux mieux. Ces « foyers », stigmatisés par Octave Mirbeau dans une pièce célèbre, voient éclore plus d’un scandale, aussitôt étouffés. Tous ces messieurs et dames, avec la complicité de l’État, protègent les tout-petits, et leurs pères et mères. Tel directeur de grand magasin lègue à l’Etat de fortes sommes pour que son nom soit vénéré à jamais de ses employés. Les « familles nombreuses » y trouvent leur compte. Les chers petits anges, dorlotés par les sœurs et par les curés, sont l’objet des attentions les plus délicates de la part des « bienfaiteurs » mâles et femelles (notons en passant que la pitié de ceux-ci s’étend aussi à nos frères inférieurs, chiens, chats et chevaux notamment, et que beaucoup de vieilles dames s’intéressent à leur sort. Il y a une Société dite Protectrice des Animaux, qui ne protège que ses membres. L’argent ne va pas aux bêtes, mais dans la poche de ses administrateurs. Nous sommes, là-dessus, particulièrement bien documentés). L’État, — avec le concours des particuliers, — ou les particuliers avec le concours de l’État, s’occupent du sort des adolescents, de la « jeune fille », etc. Ouvroirs et orphelinats leur évitent les pires tentations. Les sociétés de scouts, sur lesquels il y aurait tant à dire, font le reste. Patronages, laïques ou non, sociétés de tir, de gymnastique, de préparation militaire, etc. sont, avec l’appui des « pères de famille », protecteurs de la veuve et de l’orphelin, parmi les moyens dont dispose la société pour faire l’éducation de la jeunesse. L’âge mûr possède également ses protecteurs et ses protectrices : marraines de guerre, et de paix, tuteurs et tutrices de celui-ci ou celui-là, asiles d’aliénés nouveau modèle, prisons du dernier confort, etc..., s’harmonisent avec l’hygiène sociale, la salubrité publique et autres balivernes qui servent à corser les boniments électoraux. Les casernes sont bien aérées. Les classes des écoles sont très attrayantes. Quant aux hôpitaux, on a envie d’y mourir (il y aurait beaucoup à dire sur les hôpitaux). La vieillesse est également protégée et secourue. Secours, allocations, hospices, notre République égalitaire a bien fait les choses. La mort s’exploite au grand jour, le pauvre bougre ira pourrir dans la fosse commune si sa famille n’a pas les moyens d’engraisser les entrepreneurs de pompes funèbres ! Soupes populaires, — combien appétissantes ! — retraites ouvrières, assurances sociales, etc., quelle salade, et quelle bouillabaisse ! La bourgeoisie fait présent à ses pauvres des plats les plus faisandés : moyens de communication grotesques, spectacles abrutissants, bistros, beuglants, lupanars, cinés... J’allais oublier les sports : boxe, tour de France, traversée de Paris à la nage, ou simples courses de midinettes... Avec cela le peuple est content, le peuple est heureux. Vraiment, la philanthropie, telle que l’entendent nos contemporains, est une belle chose. Elle fait « marcher » les gens, et ils marchent bien. La démocratie redouble d’efforts pour rendre le palais du peuple habitable. Elle a réalisé de grands progrès, quand on pense à la façon dont on pratiquait l’hygiène sous l’ancien régime. Cependant bien peu de chose a été fait, tout n’est que façade et bluff. Des paroles. D’actes, point, ou si peu ! Les quelques réalisations tentées par la République dite démocratique pour remédier aux différents maux qu’elle entretient dans son sein sont stériles. Que n’ont pas inventé les maîtres de l’heure pour se faire pardonner leurs crimes et leurs méfaits ! Les manifestations de cette philanthropie « laïque et obligatoire » se répartissent, avons-nous dit, en plusieurs groupes. On peut les classer suivant qu’elles s’adressent à l’enfant, à la femme, au vieillard, au malade, à l’infirme, etc., selon qu’elles visent telle ou telle catégorie de travailleurs, etc. Pour la jeunesse, nous avons des orphelinats ; pour la vieillesse, des asiles ; pour les nécessiteux, des soupes populaires et des asiles de nuit ; pour les malades, des hôpitaux avec ou sans curés. Pour les femmes en couches, nous avons des secours, ainsi que pour les familles nombreuses (encouragement au lapinisme intégral). Nous avons un vieux stock de lois concernant les accidents du travail, les retraites ouvrières et les assurances sociales, etc., etc. Nous avons vraiment trop de « secours », pour qu’ils soient équitablement distribués. Ne vaudrait-il pas mieux, pour l’individu, qu’il se débarrassât de cette charité légale et administrative, pire que le mal qu’elle prétend guérir et qu’en réalité elle s’efforce d’entretenir par tous les moyens ? Les classes dirigeantes, devant la misère créée par elles, se trouvent acculées dans une impasse, et s’efforcent de l’atténuer jusqu’à un certain point (il est nécessaire, en effet, de conserver une certaine dose de misère, pour que fonctionne normalement toute la machinerie sociale). Les accapareurs de la richesse ne savent qu’inventer pour endormir les consciences et maîtriser les estomacs de ceux qui souffrent et peinent pour eux. Mais ils ne parviennent pas à enrayer la vague de paupérisme dont ils sont les auteurs, et qui les emportera, un jour, comme fétu de paille ! On prend vraiment en pitié ces pauvres philanthropes qui suent sang et eau pour nous prouver qu’ils font le bien, — leur bien. Ils dansent, mangent et forniquent en musique, pour le bonheur de leurs semblables. Ils sauvegardent la vertu... des autres. Bals de charité, des Petits Lits Blancs (ma chère !), banquets monstres, soirées de galas, mascarades, travestis, divertissements variés, orgies, soulographies, « partouzes », versent dans les caisses des philanthropes des billets de banque et des pièces d’argent pour leurs « bonnes œuvres ». Les mendiants de profession, envoyés par les confréries aux portes des églises ou sur le passage des processions, opèrent aussi pour la communauté. Il y a des troncs dans les églises, cagnottes toutes trouvées dans lesquelles ses sacristains bien pensants puisent de quoi se saouler les jours de fêtes ! Avec cet argent, les curés entretiennent des danseuses et font des repas pantagruéliques. Il y aurait une histoire de la philanthropie à écrire depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. On y verrait que les riches, sous tous les régimes et dans tous les pays, sont partout les mêmes. On verrait, sous toutes les latitudes, de « généreux philanthropes » qui ont voulu le bonheur de leurs semblables. Pour ne parler que de l’époque contemporaine, combien de patrons d’usine, de grands industriels, de milliardaires, de partisans des trusts à outrance et du système Taylor, essaient de faire oublier leurs... humbles débuts, l’esclavage et la sueur du peuple dont ils vivent, en fondant des cantines, des lieux d’amusements et autres façades pour entretenir dans la bonne voie le peuple des travailleurs (ceux-ci leur sont reconnaissants, si l’on en juge par les « fanfares » qu’ils exhibent dans les rues, pour la fête du « patron » ). Les philanthropes sont optimistes. Du moment que leur petit commerce prospère, ils sont contents. Tout leur sourit : les femmes, la fortune, la gloire... Leur portrait orne les taudis. Leur nom vole de bouche en bouche ! Point d’argent, point de philanthropes ! Quand ils « font la charité », c’est le ventre plein et le gousset bien garni. En somme, c’est surtout aux philanthropes que profite la philanthropie. C’est le plus clair de l’histoire ! La philanthropie, ce sont les pilules Pink de la misère ! Absorbées à petite dose, elles produisent des effets excellents, de l’avis même de ceux qui les avalent. De quoi les pauvres se plaignent-ils ? Ils ont tout pour être heureux. On les dorlote, on les nourrit, on les chauffe, on les loge, on les habille, on les entretient. On leur procure du travail. Tout est bien dans le meilleur des mondes. Nous avons, à Fresnes, une prison moderne. Nos casernes sont d’une propreté exemplaire. Les infirmes et les malades sont bien soignés, les épidémies sont enrayées. On trouve des docteurs à chaque coin de rue. Les chirurgiens ne chôment pas. La vie est belle ! — Gérard de Lacaze-Duthiers. PHILOSOPHIE (du grec : philos, ami, et sophia, sagesse). Il y a une certaine philosophie, qui n’a que de lointains rapports avec ce que l’on désigne d’habitude sous ce nom. Si la philosophie a ses détracteurs, la faute en est aux philosophes. Ils ont fait de la philosophie quelque chose de si compliqué, de si impénétrable et de si abscons, qu’ils ont découragé les meilleures volontés. Ils se sont enfermés dans leur tour d’ivoire, échafaudant des théories dans le vide, fabriquant des systèmes incohérents, avec cette singulière prétention, bien qu’isolés du reste du monde, d’imposer au monde leurs conceptions. Je ne puis croire à la philosophie telle que l’enseignent les philosophes. Les philosophes sont pour moi des abstracteurs de quintessence, des coupeurs de cheveux en quatre. Ils déraisonnent et sont terriblement ennuyeux. Ils croient se distinguer du vulgaire, avec lequel ils se confondent, en parlant le langage des apothicaires et des huissiers. La philosophie est une variété de « bourrage de crâne ». Comme la Science, comme la Morale, comme l’Art, comme tout ce qui s’enseigne en médiocratie, les classes dirigeantes l’ont confisquée à leur profit : la philosophie est devenue leur prisonnière. Il faut l’arracher à ses bourreaux et lui rendre sa liberté. Il sied de restituer au vocable philosophie son sens positif. C’est la tâche réservée aux véritables philosophes. La philosophie « officielle », d’une prudence extrême, se tient constamment dans le juste milieu. Sa timidité lui interdit toute investigation hardie. Elle ne hasarde rien de contraire aux bonnes mœurs. Elle n’ose s’aventurer sur un terrain scabreux. Elle se contente de tourner éternellement dans le même cercle vicieux et de contempler les mêmes paysages ; le monde serait perdu si elle s’écartait tant soit peu de la route suivie : ce serait la fin de tout. Tout ce qui est nouveau, original, indépendant, lui fait peur. La pensée l’effraye. C’est une vieille radoteuse, qui ne veut pas qu’on la dérange de ses habitudes. Elle est affreusement laide, et porte un vêtement singulier, qui la fait ressembler à une folle. Elle parle un langage mesuré, pondéré, lourd et prétentieux comme sa personne. Elle marche à petits pas, en s’appuyant sur un bâton, sans rien voir autour d’elle. Jamais elle ne consentira à faire connaissance avec la vie. Si, par hasard, elle exprime un semblant d’idée, c’est sans le faire exprès et en s’excusant bien vite de son audace. Elle invoque l’autorité des philosophes antérieurs qui eux-mêmes invoquent celle de leurs prédécesseurs qui tiennent leur autorité des « anciens ». Cette pseudo philosophie a pour mission de faire respecter la tradition et d’éterniser, sous des noms différents, les vieilles idoles. Elle entretient une atmosphère de banalité dans les cerveaux. Elle veille à ce que l’esprit humain soit bien sage, et ne s’éloigne jamais du chemin qui lui a été assigné de toute éternité. Elle interdit toute originalité aux individus. Elle exige que tous les êtres se ressemblent. Elle est chargée de maintenir l’ordre dans la cité des idées et de s’opposer à ce que les gens aillent trop vite. Il faut piétiner sur place pour faire plaisir à cette vieille coquette qui ne sait qu’inventer pour abrutir les individus. Quel que soit le déguisement sous lequel elle cache son impuissance, suivant les lieux et les époques, elle sert le même idéal : celui de la médiocrité. Ce vocable « philosophie », synonyme de néant, il sied de lui donner un sens positif qu’il n’a eu que bien rarement. A la philosophie traditionnelle, étatiste et légale, négative par excellence, opposons une philosophie d’hommes libérés, a-légale et a-sociale, jugeant les choses en toute indépendance, sans se soucier de l’opinion et de la tradition. A la pseudo philosophie ou non-philosophie « archiste », opposons une philosophie « an-archiste », éclairée par la raison et magnifiée par l’amour. Nous ne chercherons ni à plaire, ni à déplaire ; nous ne nous préoccuperons que d’être nous-mêmes. Ce qui nous guidera dans nos jugements, ce ne sera pas ce que d’autres ont pu dire avant nous, mais notre conscience. Nous ne mépriserons pas pour cela la pensée des autres, chaque fois qu’ils auront été eux-mêmes. Nous en dégagerons l’essentiel. Ce n’est qu’à la condition de ne pas imiter le passé qu’on le continue. C’est en le dépassant, c’est en s’opposant à lui qu’on le prolonge dans l’avenir. Imiter quelqu’un c’est le méconnaître. C’est faire œuvre d’incompréhension. Admirer vraiment, c’est comprendre. C’est conserver sa liberté au lieu de l’aliéner. La sympathie exige la différenciation. Il faut nous efforcer de saisir, dans une pensée qui n’est pas nôtre, un atome de vérité. Ne soyons ni intransigeants ni exclusifs, sans pour cela abdiquer notre personnalité. Il faut admettre certaines pensées que nous n’approuvons pas. Le monde serait affreusement monotone si nous pensions tous la même chose et agissions semblablement. Quel enfer ce serait ! Ce qu’il faut, c’est qu’ayant devant les yeux un idéal de beauté, nous nous efforcions d’y tendre tous par toutes les routes, que ce soit le même idéal, mais que nous le réalisions par des voies différentes. La tolérance n’est pas l’indulgence. Ne confondons pas. Elle ne nous dispense pas de dire ce que nous pensons de l’action d’autrui. L’indulgence approuve, la tolérance laisse à l’adversaire la liberté de patauger, de se montrer tel qu’il est, de se détruire lui-même. En face de l’intolérance, elle fait preuve d’une patience à toute épreuve, se gardant bien d’imiter le sectarisme et le fanatisme qui, eux, ne tolèrent rien. Nous dégager de l’emprise des milieux, nous « ressaisir » sous les mailles du social qui nous enserrent, telle sera notre méthode. Notre philosophie sera anarchiste en ce sens qu’elle reposera sur l’esprit critique qui n’accepte rien les yeux fermés, mais tient compte de tout ce qui peut aider à la manifestation de la vérité. Par vérité, je n’entends point un dogme intangible devant lequel nous n’avons qu’à nous incliner. J’entends par « vérité » le besoin qui est en nous de vivre une vie autre que la vie que nous impose la société. C’est là notre vérité. L’an-archiste est le véritable philosophe, parce que la sagesse guide ses actes, dans lesquels l’esprit intervient autant que le cœur pour réaliser par son accord avec lui un équilibre harmonieux. Il y a philosophes et philosophes. C’est encore un de ces mots qui expriment tout ce que l’on veut. La langue française fourmille de vocables auxquels on prête les sens les plus fantaisistes. Le même mot a trente-six significations pour trente-six individus. Le langage philosophique lui-même aide à cette confusion, donnent aux mots un sens qu’ils n’ont point. Il est juste que les philosophes soient victimes de l’exemple qu’ils donnent. Que sont les philosophes pour le vulgaire ? Des abstracteurs de quintessence. C’est bien, au fond, ce qu’ils sont en réalité. Mais la véritable philosophie est autre chose que le langage tarabiscoté et les formules hermétiques des philosophes professionnels. Ce n’est point chez les philosophes qu’il faut chercher la véritable philosophie. Le malheur est qu’en la confondant avec sa contrefaçon on en méconnaît la réalité. La foule ne fait aucune différence entre la vraie et la fausse philosophie : elle est incapable de voir où sont les véritables philosophes. Elle a les philosophes qu’elle mérite. Au fond, si elle déteste les philosophes, ayant le vague instinct de quelque chose qui la dépasse, elle a néanmoins une secrète admiration pour tous ceux qui parlent pour ne rien dire. Elle ne comprend pas : donc, ce doit être génial ! Les pseudo-philosophes déshonoreraient la philosophie, si elle pouvait être déshonorée. Ils ont pris la place des vrais, en sorte que la philosophie n’est plus qu’une mystification et ne peut plus être prise au sérieux. Où l’on cherche des philosophes, on trouve des charlatans. Certes, les philosophes ont de nombreux représentants à notre époque, mais quel que soit le bruit fait autour de leur nom, ils ne nous ont rien apporté de bien nouveau. Comme hommes, ils sont poltrons et timorés, suivent la foule et manquent de courage. Ce n’est pas du côté de nos soi-disant philosophes qu’on trouve des esprits libres. Ce sont des hommes sociaux, et cela veut tout dire. Arrivistes est l’épithète qui convient à ce genre d’intellectuels. Parce que j’aime la philosophie, je n’aime guère les philosophes. Ils sont si peu philosophes ! Ils ont exactement les mêmes appétits et les mêmes besoins que les autres hommes. Ils ont mêmes vices, mêmes défauts. Ils en ont même davantage. Ils sont pourris de préjugés. Leur philosophie est un non-sens. Elle reflète leur mentalité. C’est la philosophie qui convient parfaitement à une médiocratie sans idéal. Elle est l’expression d’une élite qui, elle-même, est l’expression d’un troupeau. Suiveurs et suivis se valent. Il y a une autre philosophie, qui exige chez l’individu l’harmonie des gestes et des paroles et qui est la victoire de la vie intérieure sur la vie extérieure. Son harmonie n’est pas en surface, mais en profondeur. Elle n’est pas un semblant d’harmonie, masquant tous les désordres. Cette philosophie réelle et vivante, peu d’hommes l’enseignent et la pratiquent, ceux qui s’intitulent philosophes moins que les autres, car ils cachent leur vide de pensée sous des formules creuses et des banalités. Ils sont insincères. On les trouve toujours du côté du plus fort. Ce qui caractérise ces eunuques, c’est la crainte. La crainte d’émettre la moindre idée qui ne figure pas dans le dictionnaire des idées reçues. Ils ont peur de l’autorité. Ils flattent le pouvoir. Ils se mettent à la remorque des dirigeants. Tristes individus ! Ils sont bien de leur époque. Tout autre est le vrai philosophe. Il ne mange pas à tous les râteliers. Il ne fréquente pas le monde et les académies. Il se tient en dehors du « mouvement ». Il n’est à la remorque d’aucun régime. Le philosophe est l’homme d’avant-garde, — écrivain, poète, artiste ou autre, — qui sème des idées sur sa route. La prison le guette, les dictateurs le pourchassent : il est libre. Il est certain que ceux qui ont usurpé le titre de philosophes, comme d’autres celui d’artistes ou d’écrivains, ne sont pas autre chose que de vulgaires arrivistes. Comment empêcher des gens qui n’ont aucune idée dans le cerveau de nous donner le change en débitant, sous le nom d’idées, toutes sortes de lieux communs ? Ne pas penser est dans les habitudes des pseudo-philosophes. À cette ombre de pensée, on donne le nom de philosophie. Cet abus d’un vocable qu’on ne devrait employer qu’à bon escient est un scandale parmi d’autres scandales dont notre époque foisonne. On ne peut contempler sans rire les acrobaties des philosophes suspendus dans le vide par un pied. Ils sont amusants. Leurs tours de force n’arrivent pas à prouver leur force. Leur adresse et leur habileté ne servent à rien. On essaie de suivre leurs prouesses déclamatoires : au bout du chemin, on aboutit à une impasse. C’est le vide qu’on rencontre. Il y a une « philosophie officielle », comme il y a une esthétique et une morale officielles. Elle résout tous les problèmes dans un sens autoritaire. Cette philosophie est facilement reconnaissable sous son masque de libéralisme et les différents déguisements qu’elle revêt. La véritable philosophie n’est pas là, mais dans la vie intérieure de l’individu aux prises avec la vie sociale. Ce qui caractérise la plupart des professeurs de philosophie, c’est qu’ils ne sont point philosophes. Ils le sont « officiellement », c’est tout. S’ils l’étaient réellement, enseigneraient-ils aussi platement la philosophie ? Des professeurs non-artistes et non-écrivains enseignent sans conviction l’art et la littérature. Est-ce enseigner vraiment qu’enseigner sans originalité les « matières du programme » ? Enseigner la philosophie et la pratiquer sont deux choses différentes. Il n’y a de véritables professeurs de philosophie que celui qui vit sa philosophie. Il y a des « professeurs d’énergie » sans énergie. Pareillement, il y a des professeurs de philosophie sans philosophie. Ils font eux-mêmes partie des professeurs dits d’énergie. J’entends, ici, par professeur sans philosophie autant l’écrivassier qui pontifie dans une revue ou un journal, que le bavard qui ergote dans une chaire. Et quelle philosophie que celle qu’ils enseignent ! Une philosophie morte, une philosophie sans âme, et quand par hasard, ils côtoient la vraie philosophie, c’est pour l’étouffer. De toutes les manies qui tyrannisent l’âme humaine, la philosophomanie est peut-être la moins curable. Nos philosophomanes ne perdent aucune occasion de montrer leurs talents. Ils font des discours à tout propos. Aussi réussissent-ils en politique et dans l’administration. Des gens tiennent commerce de philosophie, comme ils vendraient du sucre ou des épices. La philosophie est un métier qui n’exige ni beaucoup de savoir, ni beaucoup de talent. Cette philosophie alimentaire, en harmonie, si je puis m’exprimer ainsi, avec ce qui ne comporte aucune espèce d’harmonie, — avec la critique et l’esthétique alimentaires, qui nourrissent pas mal de gens, — philosophie qui flaire d’où vient le vent et flatte les passions, — comment la prendre au sérieux ? Inexistante, elle n’en existe pas moins par les ravages qu’elle exerce. C’est le contraire de toute philosophie, car sous ce nom on ne peut désigner que ce qui est libre et vivant. Ces « philosophes » sans philosophie, dépourvus d’héroïsme à tous les points de vue, n’appartiennent pas, quels que soient leurs titres et leurs chamarrures, à l’histoire de la philosophie. Rompre avec leur enseignement, ce devoir s’impose à qui ne cherche pas dans le jargon philosophique un moyen de se distinguer du vulgaire. Sous les apparences dont se revêtent les pontifes, leur vraie nature apparaît : un geste maladroit révèle leur basse mentalité. Tôt ou tard, l’insincérité des penseurs de la médiocratie se manifeste. Ils se montrent tels qu’ils sont. Que les impuissants cherchent dans « la philosophie », comme d’autres dans l’art et la littérature, un moyen de faire parler d’eux, rien de plus logique. Le contraire nous étonnerait. On ne peut cependant se résoudre à contempler ce spectacle sans protester. Philosophe sans philosophie, ôte ton masque ! Que le vide de ta pensée soit enfin révélé ! En marge des philosophies « officielles », les philosophies indépendantes font leur chemin. Elles apportent à l’humanité des directives nouvelles. Par elles, l’individu s’augmente et s’embellit. Il approcherait de la perfection, l’être qui joindrait l’harmonisme de Louis Prat au subjectivisme de Han Ryner. Toute philosophie vraiment digne de ce nom doit commencer par une critique de l’autoritarisme sous toutes ses formes, y compris l’autoritarisme philosophique. Elle ne peut rester indifférente au triomphe du mensonge, mais dans cette lutte de chaque instant contre le mensonge, qui est sa raison d’être, elle ne se compromet point. Elle ne doit pas perdre de vue les hauteurs, si elle veut agir efficacement. Elle contribue au progrès des esprits par sa sérénité même. Sa polémique est supérieure. Ce n’est pas la petite polémique des mécontents et des aigris. Elle renonce à tout sectarisme. C’est ainsi que la philosophie, en s’élevant sur les sommets, devient cette « existence volontaire au milieu des lacs et des hautes montagnes », dont parle Nietzsche. Le philosophe ne s’abaisse pas à la polémique vulgaire qui ne sort pas de l’insulte et de la calomnie. Il polémique à sa manière. Sa polémique est désintéressée. Il n’a en vue que l’intérêt de la vérité. Il dit tout ce qu’il pense. L’indulgence du philosophe n’est pas faiblesse. Il n’épargne personne, et ne s’épargne pas lui-même. Avec le sage Han Ryner, je dirai : « L’équilibre philosophique consiste à éviter également de tyranniser et d’être tyrannisé. Le désir du philosophe, c’est de se sentir libre parmi des mouvements libres. » C’est également le désir de l’artiste, du créateur de beauté sous toutes ses formes, — de quiconque n’est pas un eunuque, mais un vivant. La véritable philosophie a nom sagesse. La sagesse d’autrui s’éveille au contact de la nôtre, comme la nôtre a son contact. Il y a entre les êtres un échange de sentiments qui peut aider à libérer les êtres. Découvrir, au contact d’autrui, notre philosophie, de même qu’autrui découvre sa philosophie au contact de la nôtre, c’est recevoir autant que donner. Chaque être se donne dans la mesure où il peut se donner, mais il y a, dans l’humanité, des êtres qui, n’ayant rien à donner, ne s’enrichiront jamais spirituellement. La philosophie doit quitter son visage sévère pour revêtir le visage souriant de la sagesse. Elle doit se laisser facilement aborder. Quand la philosophie est sagesse, elle existe vraiment. La véritable philosophie n’est ni triste, ni follement gaie. Elle ignore les joies factices comme les pleurs hypocrites. Elle se meut dans la joie sereine comme dans la profonde douleur. Elle est une compagne qui nous soutient dans l’affliction et partage nos espérances. La philosophie rend jeune. Elle a le privilège de conserver à l’homme la fraîcheur de ses sentiments, tout en accroissant la vigueur de son esprit. Elle en fait un être capable de vibrer et d’aimer, autant que de penser et d’agir. Le véritable philosophe est une harmonie qui se déploie librement au sein de la vie. L’existence du philosophe a son unité. Elle est pareille à une architecture bien équilibrée, à une statue aux lignes pures, à un poème vivant et libre. On la contemple comme on contemple un beau vase aux contours harmonieux. Que notre philosophie soit notre vie même. Faisons passer nos idées dans nos actes. Qu’est-ce qu’une philosophie qui se contente de belles paroles ? Une mystification. Ce qui caractérise le pseudo-philosophe, c’est l’écart qui existe entre sa pensée et ses actes. C’est son insincérité. La philosophie, c’est la vie même. La vie se charge de réduire à néant toutes les pseudos-philosophies. « Ah ! ces philosophes ! » disent, avec un petit air entendu, des gens qui ne savent même pas ce que c’est que la philosophie. Ils veulent évidemment dire par là : « Ces fous, qui n’ont pas des idées comme tout le monde, qui ne font rien comme les autres, ces utopistes, ces rêveurs, qui vivent dans les nuages. » Et ils les prennent en pitié, parce qu’ils méprisent l’argent et les honneurs. Sans s’en douter, ils assignent à la philosophie son véritable but : combattre, en restant sur les hauteurs, le mensonge sous toutes ses formes. Les imbéciles ont pour les philosophes un souverain mépris. Ils affectent de ne pas les prendre au sérieux. Ils ne prennent au sérieux que les pseudo-philosophes sortis de leurs rangs, qui se chargent de les guider et de les éclairer. Mais pour l’homme qui pense par lui-même, ils n’ont que de la commisération. Le philosophe est, comme l’artiste, relégué parmi les bouches inutiles. Du moment qu’il ne fait pas de politique, c’est un être nuisible. C’est un fou dangereux, qu’il faut mettre hors d’état de nuire. Si les philosophes sont des « fous », au dire des esprits pratiques, ils le sont à leur manière, de même que ces derniers le sont en leur genre. Ce n’est pas le même genre de « folie ». La folie du philosophe ne quitte pas les sommets ; celle des gens pratiques stagne dans les bas-fonds. La folie du premier est utile à l’humanité, celle des seconds lui est nuisible. L’idée fixe de l’artiste n’est pas celle du non-artiste. Le premier aspire à réaliser la beauté, le second se complaît dans la laideur. En quoi le philosophe qui médite sur le ciel constellé d’étoiles est-il plus insensé que l’homme d’affaires courbé sur des chiffres, dont le cerveau s’affole à la pensée qu’il a fait une mauvaise spéculation, que le politicien qui se maintient au pouvoir à force d’acrobaties, que le mercanti qui cherche à voler le plus possible sa clientèle, etc. ? Tous ces gens-là sont fous, terriblement fous. Le philosophe est moins fou, assurément, que ces déchets d’humanité. Débarbariser l’âme humaine, la philosophie n’a pas d’autre but. Comme tout art, la philosophie suppose la science. Ses racines plongent dans la science pour en extraire la sève qui s’épanouira en fleurs et en fruits. Philosophie et science sont inséparables. Les isoler, c’est les mutiler. S’appuyant sur la science, la philosophie rejoint l’art. Elle devient esthétique. Elle affirme la nécessité de l’art dans la vie humaine, à la place de la politique et de la morale, qui sont des négations de la vie. La philosophie esthétique exige, de la part de l’individu, une vie libre, une vie vivante dégagée de toute laideur. Elle s’appuie sur la réalité pour dépasser la réalité. Ce n’est pas toujours, chez les professeurs de philosophie, que nous trouvons la vraie philosophie. Nous trouvons, chez eux, des bavardages sur la philosophie des autres, qu’ils approuvent, si elle est amorphe, qu’ils combattent, si elle est sincère. La philosophie doit être cherchée beaucoup plus dans les ouvrages des critiques, essayistes, romanciers, poètes et dramaturges, qui ont quelque chose à nous dire, que du côté des philosophes qui ont usurpé ce titre par leur savoir-faire et leur habileté. Même dans une chaire « officielle », un penseur original peut renouveler la philosophie et se montrer sincère. Rares sont ces esprits d’avant-garde que leur métier n’a pas corrompu. Ils n’en ont que plus de mérite. Mais vraiment on les compte. La philosophie est la recherche de l’harmonie sous toutes ses formes. Etre philosophe, c’est tenter de concilier dans sa personne l’amour et la raison, le conscient et l’inconscient. La philosophie est une esthétique et le philosophe un artiste. La vie humaine peut être une œuvre d’art, au même titre qu’un poème. Elle exige, comme l’art, indépendance et sincérité. Des gens s’intitulent « philosophes » comme ils s’intituleraient n’importe quoi. Ils vendent de pseudo-idées Et vivent de mystifications. Ces mercantis de la pensée ont des prétentions sans bornes. Le tort qu’on a, c’est de les prendre an sérieux. De même qu’il existe une « critique alimentaire », une esthétique et une morale « alimentaires », etc., qui empêchent certains individus de mourir de faim, il existe une philosophie « alimentaire » destinée à engraisser les pseudo-penseurs. Ils exploitent un « filon » et vivent aux dépens de la bêtise humaine. Ce sont des malins qui se croient très forts. Ils le sont, en effet, en un certain sens. On les prend pour de grands esprits. La philosophie alimentaire suppose toutes sortes de compromissions. Le pseudo-philosophe se voit contraint de trahir ses amis et de flatter ses ennemis. Il fait de la politique. Il mange à tout les râteliers. C’est une espèce de « déclassé » qui arrive à ses fins. Il possède l’intelligence des affaires, plus que celle de la philosophie. Ces philosophes politiciens restent toute leur vie des « ratés » malgré leurs titres et les grades. La philosophie est l’expression d’un cerveau affranchi qui pense par lui-même. Ne demandons pas de penser par eux-mêmes aux pseudo-philosophes. Leur pensée ne leur appartient pas. Moins ils ont d’originalité, plus ils ont de prétentions. Leur cerveau est compliqué comme leur existence. Vide, comme elle. Ils ne font rien, naturellement. Le philosophe véritable est un être simple. S’il se tient à l’écart de la foule, ce n’est point par vanité. Loin de chercher à leur en imposer par ses grands airs, il passe inaperçu au milieu des hommes. Il n’essaie pas d’attirer l’attention sur lui par des grimaces. Sa sérénité est celle du sage. Les pontifes affectent une sérénité qui ne trompe que les imbéciles. La sérénité du philosophe n’est point cette attitude équivoque qui nous fait considérer avec la même indifférence la beauté et la laideur, la vérité et le mensonge. On appelle cela planer ! Appelons cela ramper. La sérénité du philosophe n’en fait point un eunuque ; il y a dans sa sérénité une vie profonde et intense que ne connaissent point les agités. Sérénité qui n’ignore ni la souffrance, ni la joie, ni la lutte, ni le danger, et qui est faite de la volonté de rester soi-même dans tous les milieux. Philosophie, que de bêtises on a dites en ton nom ! Je renonce à les énumérer. Par elles, ou ne peut se faire une bien belle idée de l’esprit humain. Je n’appelle pas « bêtises » des erreurs inévitables d’où peuvent naître des « vérités ». Je n’appelle pas « bêtises » des recherches non couronnées de succès, des utopies plus créatrices que de plates réalités. Qui ne cherche pas, ne s’expose pas à errer. Il y a des erreurs qui ont rendu plus de services à l’humanité que de petites vérités superficielles et transitoires. J’appelle de ce nom des divagations qui n’ont rien à voir avec la philosophie et que l’on s’obstine à confondre avec elle. Le langage amphigourique des philosophes ne prouve point leur profondeur. Si des grands philosophes ont dit des « bêtises », de petits en ont dit bien davantage, et n’ont dit que cela. Dans leurs théories, on ne peut rien prendre. Aucune vérité ne luit dans leurs erreurs. Les autres ne se sont jamais trompés pour rien. Leur philosophie existe. La philosophie n’est pas quelque chose que l’on place au-dessus de la vie, mais qui a sa source dans la vie même. La philosophie c’est tout ce qui, dans l’art et la littérature, augmente la pensée de l’homme. Ainsi, elle est souvent hors de la philosophie. Certaine philosophie est la négation de la philosophie. Nous arrivons à ceci, qui semble un paradoxe, que pour connaître la philosophie nous devons nous adresser à d’autres hommes qu’à des philosophes. Un philosophe devrait être un homme universel, connaissant tous les arts et pratiquant tous les métiers. Un tel homme n’existe pas. Chaque philosophe est un spécialiste : autant de sciences, autant de philosophes. Mais celui qui tente de dégager l’éternel de l’éphémère, l’unité de la variété, celui-là seul est un philosophe. Le véritable philosophe serait l’homme qui dégagerait l’harmonie des contraires. Or, je ne vois qu’une sorte de philosophes assez vivant pour réussir dans cette entreprise : l’Artiste. Et par artiste j’entends tout créateur de beauté, quel qu’il soit, le poète dans ses multiples manifestations. Il y aurait beaucoup à dire sur la philosophie, sur ce qu’elle est et sur ce qu’elle devrait être : la philosophie devrait avoir pour but de nous apprendre à devenir meilleurs. Elle devrait consister, avant tout, dans la réforme de notre « moi ». Elle devrait avoir pour objet de nous aider à échapper à l’emprise du social, pour que nous vivions enfin notre vie. Elle devrait s’efforcer de nous faire passer de l’état de sous-hommes à celui d’hommes vivants et pensants. Nous apprendre à vivre en beauté, telle devrait être l’unique philosophie. La philosophie est un art : c’est l’art de vivre par excellence. Penser, rêver, aimer, agir, créer, il n’y a point d’autre philosophie. Appelez cela d’un autre nom, peu importe. Cela suppose une autre vie que la vie que nous vivons, cela suppose une conception de la sagesse autre que celle que l’on nous enseigne, cela suppose une humanité régénérée et embellie, autre que l’humanité que nous avons sous les yeux. Cela suppose l’affranchissement total des individus. Il y a la philosophie morte et la philosophie vivante. La première a entretenu l’humanité dans sa laideur, elle est cette laideur même. La philosophie vivante est celle qui, dans chaque système philosophique, dans chaque œuvre d’art ou de littérature, ancienne ou moderne, représente l’idée en marche, le mouvement et l’action. La philosophie n’est point donnée une fois pour toutes : elle se fait chaque jour, mais dans ses transformations successives les mêmes éléments demeurent, dont chaque individu fait son profit pour sa libération spirituelle. A travers la philosophie qui passe s’exprime la philosophie qui demeure, et qui est faite de tous les nobles gestes, de toutes les belles pensées, de toutes les aspirations sincères, sans lesquelles l’humanité ne serait qu’un troupeau de brutes. C’est ce côté positif de la philosophie qui seul compte ; le côté négatif ne nous intéresse que comme curiosité : c’est une manifestation du néant, rien de plus. On ne peut vraiment donner le nom de philosophie qu’à ce qui enrichit l’esprit, l’oblige à penser, lui fait concevoir la vie d’une façon vivante, l’arrache à la servitude et à la mort sous toutes ses formes. La philosophie devrait être une œuvre d’art et le philosophe un artiste. Au lieu de cela, la philosophie est quelque chose d’amorphe, d’où la vie est absente. C’est la plupart du temps un docte bafouillage. Ceux qui s’intitulent pompeusement philosophes, pour se distinguer du reste de l’humanité, ne sont que des farceurs ou des impuissants. La philosophie est devenue, entre les mains de la bourgeoisie, quelque chose qui n’a de nom dans aucune langue. La vraie philosophie doit être cherchée dans l’œuvre des grands artistes, et, parmi les philosophes, seuls méritent ce titre l’eux qui sont des artistes. Art et philosophie, loin de s’exclure, se confondent. Qu’est-ce que la philosophie ? Question qui reste sans réponse, ou provoque les réponses les plus saugrenues de la part des gens. Il n’est pas facile de savoir, au juste, ce que c’est que la philosophie, quand les philosophes ne le savent pas eux-mêmes. On dit, de certaines personnes : « C’est un philosophe », ce qui signifie : « C’est un être qui ne s’émeut de rien, supporte tous les maux, accepte toutes les souffrances, se rit de la bêtise, et finalement renonce à l’action. » Cependant, le véritable philosophe ne se résignera jamais à subir toutes les humiliations, toutes les privations, sous prétexte que son âme reste libre. Non, l’âme n’est pas libre qui accepte aveuglément son sort. C’est faire le jeu de la laideur que de renoncer à vivre. Cette façon d’envisager la philosophie est néfaste : celle-ci ne saurait être faite de passivité et de résignation. Le stoïcisme du philosophe n’est pas cela. La philosophie doit être la révolte la plus élevée de l’esprit humain contre toutes les iniquités. Certes, le philosophe ne se fait aucune illusion sur la bonté de la nature et la justice des hommes. Mais il agit quand même, sans espérer quoi que ce soit, sachant que toute action n’est pas perdue, même si elle n’est pas couronnée de succès immédiat. L’action du philosophe, c’est sa pensée, et sa pensée porte toujours ses fruits. Qu’est-ce que la philosophie ? Est-ce l’amour de la sagesse, comme l’étymologie l’indique (du grec philos, ami, et sophia, sagesse) ? C’est là son sens le plus large. Et c’est au fond son vrai sens. Mais qu’est-ce que la sagesse ? Est-ce le bon sens étroit du bourgeois, qui a peur de se compromettre s’il émet une idée ? Ce n’est point cette caricature de sagesse que la sagesse du philosophe. Dans la sagesse viennent s’épanouir les plus beaux dons de l’homme : beauté, sincérité. Etre sage n’a jamais voulu dire : reculer, avoir peur de l’inconnu, stagner. Cette conception de la sagesse est fausse. La sagesse des eunuques parodie la sagesse. Le vocable philosophie est un vocable extrêmement complexe, qui désigne les choses les plus différentes. Elle embrasse l’univers et, dans l’univers, cet autre univers qu’est l’homme. Elle constitue une discipline supérieure, servant de trait d’union entre toutes les disciplines, différant de celles-ci tout en entretenant avec elles des rapports étroits. Elle analyse et synthétise ; elle observe et elle imagine : elle est à la fois rêve et réalité. Œuvre de science, elle est en même temps œuvre d’art : elle dégage l’harmonie de toute chose, et propose à l’homme un autre idéal que celui de manger et de boire. Sous ses multiples significations, elle est bien la science de la sagesse : tout ce que l’homme connaît n’étant pour lui qu’un moyen de s’augmenter et de s’enrichir intérieurement. Le philosophe est l’homme qui sculpte sa propre statue, la perfectionnant sans cesse, l’ennoblissant par de perpétuelles retouches, en faisant une œuvre d’art, dont la note dominante est l’harmonie. Il y a, en dehors et au-dessus de la philosophie traditionnelle, une philosophie humaine, qui n’est enseignée nulle part, et qui est la seule qui ait un sens. Elle incarne la liberté de l’esprit dans sa plus haute expression. Elle est la forme la plus élevée du progrès. Toute philosophie réside dans la science de la conscience et la conscience de la science. Dans le premier cas, la philosophie consiste à se connaître soi-même, afin de se diriger sans secours étranger, à perfectionner sans cesse la technique de sa vie, pour agir harmonieusement ; dans le second, elle consiste à avoir conscience du pouvoir que nous avons sur ces choses en les faisant servir à notre perfectionnement au lieu d’utiliser pour nous diminuer une science sans conscience, mise au service de la mort. Ces deux formules se complètent, ne sont que deux aspects de l’homme envisagé au double point de vue intérieur et extérieur. A la philosophie de « classe » il ne sied point d’opposer une autre philosophie de classe, mais la philosophie tout court. La philosophie ne sert aucun parti, si chaque parti s’en sert. Elle est quelque chose d’inactuel et d’actuel à la fois, qui plane au-dessus de notre existence quotidienne et cependant se mêle constamment à elle. Ce vocable peut signifier, pour nous, autre chose que ce qu’il signifie pour la plupart des individus. Le mot « philosophie » veut dire « amour de la sagesse ». Pour ceux qui n’en comprennent pas le sens il signifie : « amour de la folie. » C’est bien, en effet, ce qu’elle est chez certains philosophes. On peut ne pas employer de formules bizarres et se garder de phrases contournées, et cependant n’être qu’un fou. La folie n’est pas qu’extravagance : elle est aussi timidité, pauvreté de fond et de forme. C’est la sagesse, et la sagesse seule, que nous recherchons, à l’aide de toutes les méthodes et sur toutes les routes. La sagesse seule nous intéresse, car en elle seule habitent la justice et la vérité. La sagesse est la forme suprême de la beauté. Hors de la sagesse, point de salut. Etre sage ne signifie pas : être timide, obéir et se résigner. Etre sage signifie vivre, mais vivre normalement, non à la façon anormale des brutes qui se prétendent normales parce qu’elles ont légalisé leurs sales instincts. Aimer la sagesse, c’est aimer la vie. Ont seuls droit au beau nom de sages ceux qui, dans l’humanité, ne piétinent pas sur place, refusent de regarder en arrière, ne s’attardent pas à répéter des lieux communs, en un mot qui ne pratiquent pas cette pseudo-sagesse en honneur dans notre société. Il y a deux philosophies : celle du passé et celle de l’avenir. N’hésitons pas entre les deux, Cette dernière est la nôtre. A nous de la créer sur les ruines de l’ancienne. La vraie philosophie cependant ne peut être située ni en arrière, ni en avant : elle est en nous, elle réside dans notre pensée, elle est la manifestation de notre héroïsme intérieur. Elle ne connaît pas de bornes : le temps ni l’espace ne peuvent la limiter. Elle est, — ou elle n’est pas. Notre « philosophie » n’est point une philosophie d’esclaves. Que voulons-nous ? Examiner toute chose avec nos yeux, rejeter l’esprit d’autorité, nous délivrer des chaînes qui enlisent la pensée. Quelques philosophes ont tenté ce suprême effort, mais c’était pour retomber, comme Descartes, sous le joug de l’autorité. Les uns et les autres ne semblaient rejeter les chaînes traditionnelles que pour s’en forger de nouvelles, aussi lourdes à porter. Et l’autorité était rétablie sous un autre nom, un dogme en remplaçait un autre : tout était à refaire. N’importe, même dans ces équivoques, ces compromis, il y a quelque chose à prendre. Ce qu’il y a de particulier aux systèmes philosophiques, c’est qu’on peut en tirer tout ce qu’on veut : c’est là leur point faible. C’est peut-être aussi ce qui fait leur force. Si l’on fait dire à un philosophe le contraire de ce qu’il a voulu dire, c’est quelquefois un bien. Il dit alors des paroles sensées. Il faut, d’autre part, rétablir la vérité en ce qui concerne les théories que l’on interprète à tort et à travers : combien de philosophes ont été exploités par l’ignorance ou la politique : ne les rendons pas responsables de cette exploitation. C’est une aventure qui arrive aux plus grands : on n’exploite que les forts. Certains philosophes sont obscurs, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient profonds. Mais, déjà obscurs par eux-mêmes, ils le sont bien davantage quand leurs disciples essaient de mettre à la portée de tous leur philosophie. Les professeurs de philosophie les rendent plus incompréhensibles encore, et finalement personne n’y comprend plus rien. Evitons de leur ressembler, et ne faisons dire à tout philosophe, vrai ou faux, que ce qu’il a voulu dire. Pour discuter une doctrine, il faut la connaître. Comment la discuterons-nous si nous n’avons d’elle qu’une image tronquée ? N’obscurcissons pas à plaisir des théories suffisamment obscures par elles-mêmes, clarifions les plutôt, tâchons de les rendre compréhensibles. Sans rien abdiquer de notre liberté de pensée, faisons l’effort de nous « objectiver », en nous mettant dans la peau du personnage dont nous exposons les théories. Nous devons prendre, pour ainsi dire, à la gorge, chaque philosophe et le forcer à dire toute sa pensée, ce qu’il n’a pas dit ou ce qu’il n’a fait que balbutier. Même s’il est en désaccord avec nous, afin de mieux le combattre, nous devons nous efforcer de mieux le connaître. Un philosophe est un homme comme les autres, qui affecte de ne pas leur ressembler : montrons-le tel qu’il est, et surtout rendons-nous compte s’il n’y a point, entre sa vie et son œuvre, de contradictions, s’il a bien été sincère, et demandons-nous ce que, pour son temps, il a vraiment apporté d’utile à l’humanité. Plaçons-nous dans son milieu : alors tel philosophe qui nous apparaît en retard pour notre époque se révèlera en avance sur la sienne. Il n’a pas toujours été facile aux penseurs de dire toute leur pensée : en exprimant des demi-vérités, ils sont parvenus à dominer leur siècle et à s’imposer même aux tyrans. Voilà ce que nous ne comprenons pas toujours quand nous condamnons les philosophes du passé. Placés, comme les hommes d’aujourd’hui, entre la vie et la mort, ils ont préféré conserver leur existence, non pas au prix de reniements, mais de ruses qui leur ont permis de conserver, sinon toute leur liberté, du moins une partie de leur liberté. Chaque régime a combattu les philosophes quand ceux-ci ont fait preuve d’esprit critique en pensant par eux-mêmes. Quelques-uns ont payé de leur mort leur indépendance. Mais leur pensée leur a survécu. Quelque ardue que soit certaine philosophie, il faut avoir le courage de s’aventurer dans ce labyrinthe : on risque d’être récompensé de sa persévérance par quelque trouvaille. La véritable philosophie ne consiste-t-elle pas à découvrir, même dans ce qui n’est pas vivant, même dans l’incohérence et la folie, des parcelles de vérité ? Une erreur peut être créatrice si nous la comprenons, si nous l’interprétons. Tel philosophe, qui semble loin de nous, devient ainsi pour nous un précieux collaborateur. Faisons servir la pseudo-philosophie à l’édification de la vraie, — cette philosophie profonde et humaine, où l’esprit critique domine, opposé à l’esprit de résignation et de soumission. Même chez les philosophes les plus bourgeois, il y a quelque chose à glaner. Ils ont souvent dit des « vérités » sans le faire exprès. Ils ont été des destructeurs malgré eux. Certains ont combattu les préjugés de leur classe, la raison n’étant pas chez eux tout à fait morte. Et par là ils ont cessé d’être bourgeois. Mais quelle ironie de constater que des bourgeois élèvent des statues à des penseurs, des écrivains dont l’œuvre est la condamnation de leur vie entière. Les bourgeois n’en sont pas à une incohérence près. Cependant ni Rabelais, ni Voltaire, ni Rousseau, dans la partie vivante de leur œuvre, ne leur appartiennent : ce sont des « rescapés » qui, sortis de leurs rangs, appartiennent à une humanité qui n’offre aucune ressemblance avec celle qu’ils représentent. Les philosophes, ce sont tous les hommes qui, dans tous les temps et dans tous les pays, ont osé penser par eux-mêmes. Quand je dis : les philosophes, je songe surtout aux artistes. Ce sont eux surtout qui ont le privilège de penser et d’exprimer harmonieusement leur pensée. Tous les créateurs de beauté, quels qu’ils soient, sont des philosophes. Il y a toujours, dans l’art véritable, de la pensée. Un art sans pensée est un art sans beauté. C’est un art sans vérité. C’est le faux-art. L’art est une forme de la philosophie et la philosophie est une forme de l’art. On peut remplacer ces mots l’un par l’autre, ils signifient la même réalité. Ce qui rend les études philosophiques si ardues pour les non-initiés, ce n’est pas seulement le mystère dont elles ont été enveloppées, comme si cela pouvait leur communiquer un prestige quelconque ; c’est que, même dépouillées de cet attirail sans élégance, elles sont encore dures à digérer pour des cerveaux habitués à ne pas réfléchir. La philosophie exige un effort de pensée dont bien peu sont capables. Habitués à lire des romans d’une stupidité dont rien n’approche, à voir jouer des pièces sans idée, à ne connaître, des manifestations de l’art, que son affreuse parodie, comment les esprits pourraient-ils goûter les réflexions profondes sur la vie, les recherches désintéressées, les travaux les plus sérieux sur tel ou tel problème, que constitue la philosophie ? Il faut, pour suivre celle-ci, un effort constant, une attention soutenue. Alors que la dispersion fait son œuvre, détournant les cerveaux de la recherche de la vérité, il est difficile, même en s’y prêtant, de concentrer sa pensée, de la ramener sur un sujet qui exige de la patience, du travail et une perpétuelle tension d’esprit. Tant que les brutes seront en majorité dans le monde, seule une élite cultivera la philosophie, puisera dans son étude les plus pures joies intellectuelles. Toute étude à laquelle on n’est pas habitué constitue, quand on l’aborde, un malaise pour l’esprit. Il y a comme une sorte de désarroi et d’hésitation dans la pensée. Ce qui est nouveau réclame de l’attention. Le cerveau doit faire un effort pour entrer en contact avec ce qu’il ne connaît pas. De là vient sans doute que tant de gens repoussent toute innovation comme dangereuse, car elle bouleverse leurs habitudes et trouble leur repos. Se contenter de ce qu’ils ont plus ou moins bien appris, et ne pas savoir autre chose, telle est l’ambition suprême de la plupart des individus. Avec la philosophie on quitte les sentiers battus et l’on s’engage sur une route peu fréquentée, aux prises avec des difficultés qui surgissent de toutes parts. On est pareil à ces explorateurs qui pénètrent pour la première fois dans un pays habité par les bêtes féroces et qui doivent défendre leur existence pied à pied. C’est pourquoi peu de gens s’intéressent à la philosophie, et par philosophie qu’il me soit permis de répéter que j’entends par là non seulement la philosophie proprement dite, mais toute réflexion profonde sur la vie, la pensée sous toutes ses formes, et en particulier, et surtout les œuvres d’art et de littérature sincères. Qui n’a pas le cerveau conformé de façon à s’intéresser à la beauté, qu’il s’en détourne, qu’il aille grossir le nombre des imbéciles et des médiocres. Quand on aborde certaines études, il ne faut pas se laisser décourager par les difficultés du début. L’entrée du temple de la science est obscure, mais une fois qu’on en a franchi le seuil, quels merveilleux horizons se découvrent au voyageur assoiffé d’infini. Mille merveilles surgissent, et cela compense les fatigues éprouvées. Chez certains penseurs, ce qui semblait d’abord obscur devient lumière, les détails se précisent peu à peu. Ad augusta per augusta, c’est le cas de répéter à propos de la philosophie le mot que Victor Hugo prête, dans Hernani aux conjurés, mot que je traduis par ceux-ci : « On n’arrive sur les sommets qu’à force de patience, d’obstination et d’amour. » Les arcanes de la philosophie finissent par livrer tous leurs secrets à celui qui ne se décourage pas dès les premières pages du livre qu’il vient d’ouvrir pour la première fois. Si une élite seule est capable de s’intéresser à la philosophie, cela ne signifie pas que la philosophie ne s’adresse qu’à une élite. Elle s’adresse à tous : tout homme peut être un philosophe si, dans le métier qu’il exerce, il agit librement ; si, dans son travail même gît sa libération ; s’il est artiste dans tout ce qu’il fait. Or, la société actuelle empêche les hommes d’être eux-mêmes en les contraignant aux gestes mécaniques et en bannissant l’art de leur vie. Elle leur impose des tâches absurdes et déprimantes qui en font des esclaves, des non-artistes, des semblants d’hommes. En les empêchant d’exercer un métier intelligent, elle en fait des ratés et des mécontents qui subissent leur sort sans même avoir le courage de se révolter. Qu’on ne nous objecte point l’adage : primo vivere, deinde philosophari. « Vivre d’abord, philosopher ensuite », c’est-à-dire : discuter, spéculer, imaginer et rêver. Oui, sans doute, il faut vivre matériellement avant de songer à l’idéal. Mais ne vaudrait-il pas mieux mêler l’idéal à notre vie entière, en sorte que vivre et philosopher soit une seule et même fonction ? Dans la société capitaliste, certes, primo vivere, deinde philosophari, il faut d’abord songer à la nourriture du corps avant de songer au pain de l’esprit. Dans une société vivante, ce fossé n’existerait plus. Il n’y aurait plus, entre philosopher et vivre, de barrière. C’est qu’en effet l’idéal existerait en chacun de nos gestes, et toute besogne cesserait, par là même, d’être inférieure. On ne vivrait plus pour manger, on mangerait pour vivre de la vie de l’esprit, sans que la vie matérielle soit un obstacle au développement de cette dernière, au lieu qu’aujourd’hui il y a antagonisme entre la pensée et l’action. Toute philosophie n’est au fond que l’esprit critique analysant chaque chose, destructeur et constructeur à la fois. En même temps qu’il manie la pioche du démolisseur, l’esprit critique pose les fondements d’un nouvel édifice à la place de l’édifice vermoulu qu’il vient d’abattre. On ne conçoit pas que la critique se contente de détruire, ce n’est là qu’une partie de sa tache ; à côté de cette besogne négative, une besogne positive s’impose à elle. C’est celle d’introduire de l’ordre dans les idées, de libérer les sentiments du mensonge, de dépouiller le vieil homme qui sévit sous le masque de l’homme civilisé. Le philosophe a deux fonctions : montrer que les « valeurs » anciennes ne correspondent plus aux besoins profonds de la conscience humaine, et leur substituer des valeurs nouvelles. Toute philosophie comporte une part de négation et une part d’affirmation. Négative, elle voit dans chaque problème son côté fragile, factice et transitoire ; affirmative, elle en considère le côté positif, durable et vivant qui constitue le meilleur de la pensée humaine. Il s’agit d’édifier, en utilisant les matériaux les plus purs, les plus solides parmi ceux que nous a légués le passé, un édifice sain, aéré et propre. Cet édifice s’élève un peu plus chaque jour, mieux équilibré et plus harmonieux, auprès duquel l’agitation des hommes vient mourir comme les flots de la mer viennent se briser sur les rochers du phare qui les domine. A côté de l’enseignement de la philosophie, se place l’histoire de la philosophie, qui en est inséparable. On ne peut rien comprendre à la philosophie si on ne sait rien de son histoire. On est constamment obligé de faire appel à celle-ci quand on étudie les problèmes les plus variés. Sur telle ou telle question, on cite l’opinion d’un ou de plusieurs philosophes, ayant eu un système original et personnel. A chaque instant, on se trouve en présence d’une école, qu’il faut connaître, discuter, quand on examine un problème d’une façon sérieuse. C’est pourquoi il est indispensable de commencer un cours de philosophie par l’histoire de la philosophie, surtout si l’on s’adresse à des profanes qui n’ont qu’une vague idée de la philosophie. Loin de rebuter l’auditeur, elle l’intéresse. C’est une sorte d’initiation sans fatigue pour l’esprit. Pour des débutants, qui sont censés tout ignorer de la philosophie, les mettre en contact avec son histoire, les familiariser avec certains noms, c’est leur faciliter leur tâche, c’est leur rendre moins aride une étude qui exige un effort intellectuel continu ; quand ils aborderont la philosophie proprement dite, ils auront une idée de celle-ci, ils seront moins dépaysés, et en mesure de réfléchir et de discuter. L’histoire de la philosophie doit servir d’introduction à l’enseignement philosophique. Avec elle, on s’initie peu à peu à l’étude des grands problèmes que l’homme intelligent ne peut pas ne pas se poser. Il s’en dégage une leçon qui constitue pour ainsi dire la philosophie de l’histoire de la philosophie. Histoire intéressante et vivante entre toutes, que celle de la philosophie. En étudiant les philosophes, on se rend compte de la marche de l’humanité, de ses tâtonnements, de ses illusions, de ses désillusions, de l’éternel va et vient de l’esprit humain à la recherche de l’absolu ; on voit les erreurs succédant aux erreurs, et quelquefois on découvre dans cet arsenal de systèmes un pur diamant qui resplendit, car il contient une parcelle de vérité. — Gérard de Lacaze-Duthiers. PHILOSOPHIE. Ami de la sagesse. Pour l’antiquité, le terme de sagesse doit être entendu dans le sens de connaissance. Le philosophe, celui qui connaît, qui pense, alors que les autres se contentent de vivre. De nos jours encore, le peuple appelle volontiers philosophe l’homme qui réfléchit, qui a des idées. La philosophie antique comprend toute la connaissance, aussi bien les sciences dans leurs détails que les problèmes derniers de l’univers. Aristote, philosophe, est aussi physicien et naturaliste. Plus près de nous, Descartes, l’auteur du « Discours de la méthode », est mathématicien et physiologiste (théorie des esprits animaux). Mais les sciences se dégagent l’une après l’autre de la philosophie et il ne lui reste plus que quatre départements de la connaissance : la psychologie, la logique, la morale et la métaphysique. La psychologiedemeure dans les manuels classiques de philosophie, mais c’est seulement par l’effet de la routine. Elle est une science, la science de l’esprit humain, comme telle, elle a droit à l’indépendance au même titre, par exemple, que l’anatomie, science du corps humain. La logique, art de bien raisonner, constitue aussi un objet autonome de connaissance. La morale, à son tour, doit être affranchie de la philosophie. Jusqu’à l’époque contemporaine, on croyait que la connaissance du bien et du mal nous venait soit de Dieu, soit d’on ne sait où (impératif catégorique de Kant). Aujourd’hui, on sait que la morale est humaine, qu’elle est un ensemble de conventions : des bonnes et des mauvaises qui se sont développées au cours de l’évolution sociale des peuples. C’est donc à la sociologie et non à la philosophie que la morale doit être rattachée. Ainsi, il ne reste à la philosophie que la métaphysique, connaissance des problèmes les plus généraux de l’univers. On a dénié à la métaphysique le droit à l’existence. Voltaire en faisait une manière de folie et Auguste Comte voulait qu’on la rayât de la connaissance. La métaphysique est cependant un progrès, un progrès sur la religion. Les fondateurs de religions : Moïse, Jésus, Mahomet, etc., se prétendaient les détenteurs d’une révélation divine. Le métaphysicien, s’il croit en Dieu, ne dit pas avoir eu avec lui soit une entrevue directe, soit une inspiration quelconque. C’est avec sa raison seule qu’il veut étudier l’univers. Que vaut son étude ? Evidemment, elle est relative. Le savant, lui aussi, se sert de sa raison, mais à la base de son étude, il y a toujours les faits d’observation qu’il a constatés avec ses sens et que chacun peut constater comme lui, s’il se met dans les mêmes conditions. Le métaphysicien, enfermé dans son cabinet n’a devant lui que son papier pour écrire. S’il étudie, c’est seulement dans les livres, les pensées que les autres métaphysiciens se formaient de l’univers. Il les répète, les critique ou les combine entre elles, pour en former de nouvelles. Est-ce là un travail inutile ? Pas complètement. La connaissance des faits ne suffit pas ; il est bon de faire des synthèses, de se demander de quoi l’univers est fait ; s’il a ou n’a pas de but, etc. Les résultats de ces études ne sont pas il est vrai encourageants. Si la science est fertile, si, grâce à elle, on peut voler dans les airs, communiquer en quelques minutes avec toute la terre, la métaphysique est stérile. Bacon l’a comparée à une vierge consacrée à Dieu, et a dit qu’elle n’enfantait rien. La raison du métaphysicien se heurte à un mur. Il découvre que, tout étant fonction de notre esprit, nous ne pouvons rien savoir de la réalité des choses. La raison même en arrive à douter d’elle-même et l’esprit humain, en dernière analyse, se réduit à l’état de conscience présent, point psychologique, comparable au point mathématique qui n’a ni longueur, ni largeur, ni hauteur ; c’est-à-dire qui n’est rien. Malgré ces négations, l’étude de la métaphysique n’est pas complètement inutile. Il est bon de savoir qu’en étudiant les faits, nous n’atteignons pas l’absolu, mais restons à jamais enfermés dans le relatif. La métaphysique comporte plusieurs écoles. Le spiritualisme, comme son nom l’indigne, admet qu’au-dessus de la matière il y a l’esprit qui, tout en ayant besoin d’elle, en est indépendant. En général, le spiritualisme admet Dieu. Parfois, il le nie d’une manière honteuse. Par exemple lorsqu’il dit que Dieu est un « devoir être », qu’il n’est pas, mais qu’il sera. Autant dire que Dieu c’est le progrès et se déclarer athée. Le matérialisme n’admet que la matière. Les religions de toute espèce se sont acharnées sur lui. On a dit qu’il était grossier, générateur de crime (les pourceaux du troupeau d’Épicure). Les charlatans religieux ne lui pardonnent pas de vouloir lui enlever leur pain et leur puissance, en portant l’humanité à se passer de leur prétendue médiation avec le divin. Les savants officiels d’aujourd’hui, valets de la bourgeoisie, déclarent que le matérialisme est infirmé par la science, parce que la physique a découvert les ions et les électrons. La découverte des atomes d’électricité n’infirme en rien le matérialisme. La matière, c’est ce qui est, ce que l’on peut observer, ce n’est pas nécessairement l’atome solide et insécable d’Épicure. Le scepticisme, systèmes de Berkeley, de Hume, d’Hamilton, etc., déclare que nous ne pouvons rien savoir de la nature des choses, parce que tout est fonction de races. C’est une doctrine irréfutable mais dangereuse. Nous avons besoin de faire, à la base, un acte de foi. « Je crois au monde extérieur », mais cet acte de foi suffit ; après lui, la porte est fermée aux autres. — Doctoresse Pelletier. PHILOSOPHIE. Le dictionnaire désigne par le mot philosophie la science générale des êtres, des principes et des causes. Au figuré, l’art de s’élever au-dessus des incidents de la vie courante. Sous ce vocable, on désigne aussi la classe, le cours où l’on enseigne la morale, la psychologie, la logique et la métaphysique. La philosophie ancienne était l’amour de la sagesse, même chez ceux qui n’aspiraient pas à la connaissance de la vérité qui pourrait les orienter vers la connaissance de la vraie sagesse. Au xviiie siècle, la philosophie est devenue la négation de l’erreur, ou plus exactement de tout ce dont la vérité ne pouvait pas être démontrée. L’objet de la philosophie est de répondre, par de bonnes raisons, claires et péremptoires, à la question fort simple que voici : pourquoi doit-on, quoi qu’il puisse en coûter, ne jamais nuire aux autres, soit par la violence, soit par tromperie, en leur faisant du mal, ou encore en ne leur faisant pas tout le bien qu’on pourrait leur faire. Cette question résolue, la vraie science est fondée. Alors la société s’organise rationnellement, la morale existe et devient la clé de voûte de l’édifice social. Mais pour arriver à cet état d’esprit individuel et collectif, il faut que la philosophie enseigne par des connaissances positives établies incontestablement, qu’il n’est pas indifférent, comme résultat social, de se conduire honnêtement, de pratiquer la justice dans les actes de la vie courante. L’amour rationnel de soi, et non l’amour passionnel, rend obligatoire le dévouement à son prochain comme condition de son propre bonheur. Il n’y a pas deux études, a dit Origène ; l’une de la philosophie, l’autre de la religion. La vraie philosophie est la vraie religion et la vraie religion est la vraie philosophie. Faut-il conclure que la philosophie de l’avenir continuera la philosophie actuelle ou l’ancienne philosophie ? La Philosophie de l’Avenir, sous peine de rester dans la même impuissance sociale, ne doit même pas continuer les philosophies précédentes ; elle leur succédera de la même manière que le jour succède à la nuit sans la continuer. Aux ténèbres de la nuit succèdera la lumière de vérité et de justice qui démontrera à chacun et à tous les multiples avantages de l’équité dans les rapports sociaux. La philosophie doit démontrer scientifiquement que l’Humanité récolte selon qu’elle a semé. — Elie Soubeyran. |
Daveluy - Les holocaustes, 1935.djvu/6 |
À cet instant, la voix de Perrine se fit entendre.
— Je vous en prie, Marie, allez chercher tout
de suite cette enfant.
Mais déjà Perrine ouvrait doucement la
porte.
« Chère Madame Le Gardeur, si vous saviez,
commença-t-elle, puis reculant : « oh, pardon...
je vous croyais seule. Madame de Repentigny
ne vous dérangez pas, je reviendrai dans quelques
minutes. Ce sera l’heure de la potion.
— Voyons, Perrine, veux-tu bien mettre un
instant de côté ta discrétion habituelle ? Regarde
ma mère, Elle est encore frémissante d’inquiétude... À cause de toi.
— Oui, fit celle-ci, tu as beaucoup tardé à rentrer. Je ne savais que penser.
Perrine courut s’agenouiller près de l’aïeule.
— Oh ! Madame, reprocha-t-elle, pourquoi vous mettre en cet état ? Le médecin m’en voudra. Que pouvait-il m’arriver, voyons ?
— Ma pauvre enfant, sait-on jamais en ce pays !
— Il se passe tout de même quelque chose
d’inaccoutumé, tu as le teint trop animé, Perrine,
et tes yeux brillent, remarqua Madame de
Repentigny. Allons, qu’y a-t-il ?
<references/> |
Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/47 |
Ces rares qualités, qui font de M. de Rémusat le type le plus accompli du libéral de notre temps, il ne les a pas seulement déployées dans la politique, il les a portées dans la philosophie, pour
laquelle il a toujours eu la plus constante des passions : on ne se
tromperait même pas en supposant que sa passion pour la philosophie est plus vive encore que pour la politique. Si la politique est
pour lui un devoir, une tradition de famille, un engagement de
jeunesse, la philosophie est un goût, une libre inclination. L’une
s’impose à sa volonté, l’autre à son amour. Si les longues années
de silence et de loisir que lui a données l’empire lui ont douloureusement pesé, ce n’est pas l’ambition, ni même le désir inquiet
de l’activité, qui souffraient en lui, c’était l’amour du pays et le
sentiment blessé de la dignité humaine, car autrement une retraite qui l’eût obligé à se renfermer dans la philosophie eût été
la bienvenue, elle eût rempli tous les vœux d’une âme curieuse
qui se plaît dans la méditation et dans l’étude plus que dans le
bruit des partis, où sa raison sereine, sa grande droiture, sa passion pour la vérité, sont constamment froissées. Si dans ces dernières années une amitié illustre n’eût pas forcé sa répugnance en
l’engageant presque malgré lui dans l’arène, il eût volontiers fait
comme le philosophe de Platon : « se regardant comme au milieu
de bêtes féroces, incapable de partager les injustices d’autrui, et
trop faible pour s’y opposer à lui seul, il reconnaît qu’avant d’avoir
pu rendre quelques services à l’état ou à ses amis il lui faudrait
périr, inutile à lui-même et aux autres; ayant fait toutes ces réflexions, il se tient en repos, uniquement occupé de ses propres
affaires, et, comme le voyageur pendant l’orage, abrité derrière
quelque petit mur contre les tourbillons de poussière et de pluie,
voyant de sa retraite l’injustice envelopper les autres hommes, il se
trouve heureux s’il peut couler ici-bas une vie pure et irréprochable, et quitter cette vie avec une âme calme et sereine et une
belle espérance<ref> Platon, ''République'', 1. VI, trad. Cousin. </ref>. »
En philosophie, M. de Rémusat n’a jamais pris le rôle d’un chef
d’école; son amitié, son admiration, sa déférence respectueuse pour
M. Victor Cousin, ne lui eussent pas permis d’opposer sa propre
influence à celle de l’illustre maître, et il mettait la meilleure
grâce du monde à se ranger, avec de plus jeunes, honorés et étonnés, parmi ses disciples. C’était à d’autres, ce n’était pas à lui de signaler ce qui le distinguait et le mettait hors pair. Malheureusement nous sommes en un temps où celui qui veut passer pour un
esprit original doit commencer par le dire : les modestes sont pris
au mot. On a trop affaire de rabattre les prétentions pour avoir le
<references/> |
Eberhardt - Contes et paysages, 1925.pdf/164 | Et elle l’injuria, fermée, hostile, elle aussi, pour
toujours...
Jacques la quitta.
Tout était bien fini...
Il voulut revoir au moins la petite maison en
ruines où il avait été si heureux.
Comme il était seul, maintenant, et comme
tout ce qu’il avait cru si solide, si durable ressemblait
maintenant à ces ruines confuses, inutiles et
grises !
Jacques souffrait. Résigné, il s’en allait, car il
se sentait bien incapable de recommencer ici une
autre vie, banale et vide de sens.
Sous le grand ciel du printemps, limpide encore
et lumineux, sous l’accablement lourd de l’été, les
dunes du Souf s’étendaient, moutonnantes, azurées
dans les lointains vagues... Jacques avait voulu
quitter le pays aimé à l’heure aimée, au coucher
du soleil. Et, pour la dernière fois, il regardait
tout ce décor qu’il ne reverrait jamais, et son cœur
se serrait.
Pour la dernière fois, sous ses yeux nostalgiques,
se déroulait la grande féerie des soirs clairs...
Quand il eut dépassé la grande dune de Si Omar
<references/> |
Jametel - La Corée avant les traités, souvenirs de voyages.djvu/60 | Djincka, me semble en effet indiquer, chez les hommes d’état
coréens, des idées fort pratiques en fait d’instruction publique. Le
système qu’ils ont adopté me paraît des mieux combinés pour
éviter les préparations trop rapides, et les succès dus bien plus à
la chance qu’au mérite. Quoique bien moins compliqué que les
réformes qui ont été faites récemment, dans les modes d’examen,
en France et en Allemagne, à seule fin d’atteindre ce même but, il
ne doit cependant pas être moins efficace qu’elles, et il y aurait
peut-être avantage à les implanter en Occident.
Dans l’espoir de découvrir encore quelque chose d’ingénieux
dans l’organisation de l’Université coréenne, j’interrogeai mon
guide. J’appris ainsi qu’au-dessus du Djincka, il y a un troisième
titre universitaire : celui ''Oou-djiau'', qui donne droit à ceux
qui l’ont obtenu à une fonction publique soit dans l’armée, soit
dans l’administration civile. Nous retrouvons encore, dans ce mélange
de deux carrières si différentes, la trace de l’influence chinoise,
grâce à laquelle on voit, dans l’Empire du Milieu un grand
dignitaire, comme Li-Hong-tchang, exercer successivement, dans
le cours de sa longue carrière, des fonctions judiciaires, financières,
administratives, militaires et maritimes. De même, à Séoul,
comme à Pékin et en bien d’autres lieux, la faveur l’emporte souvent
sur le mérite dans le choix des futurs administrateurs. Il
paraît même que les grands dignitaires du royaume acceptent des
postes qu’ils se transmettent de père en fils, et qui sont devenus,
avec le temps, des charges héréditaires.
Malgré le peu de cas que l’on fait à Séoul des mérites littéraires
des étudiants, lorsqu’il s’agit de les pourvoir de places au détriment
de courtisans ignorants, la population n’en a pas moins pour
eux le plus grand respect, et à leur sens tout ce que dit l’homme
qui a le droit de porter sur sa robe les deux longues ailes bleues
qui constituent le bouton des lettrés coréens, équivaut aux arrêts
d’une puissance infaillible. Ce respect des masses pour le savoir,
même sans qu’il ait pour accompagnement la puissance, nous
semble indiquer, chez les populations coréennes, une indépendance
d’idées qui contraste singulièrement avec la tendance déplorable
que nous avons, en Occident, à ne considérer la science que comme
un meuble inutile, si elle n’a, pour la faire valoir, l’éclat des honneurs
qui ne s’obtiennent le plus souvent que par l’intrigue. Au reste,
le peu que j’ai eu à faire aux Coréens m’a donné une haute idée
<references/> |
Daveluy - Le cœur de Perrine, 1936.djvu/120 | peu, relisait encore, puis se prenait à réfléchir
autour des assertions inattendues de Charlot.
Mais que disait son frère ?
« Je ne sais ce que t’écrit chaque jour mon
cher beau-frère, écrivait le capitaine Le Jeal,
mais sa taciturne nature semble y trouver son
compte. Impossible de lui tirer un mot à ton
sujet. Un jour que, par esprit de taquinerie, je
faisais allusion aux pages et aux mille folies
de tendresses qu’il devait t’adresser, — et,
après tout, ce n’eût pas été si {{corr|mal —,|mal, —}} voilà qu’il
me repartit, sombre et en haussant les épaules :
« Tu ne seras donc jamais sérieux, mon pauvre
ami. Comme si Perrine allait goûter ces effusions
intempestives. Non, je lui raconte notre
vie, afin qu’elle puisse ainsi la partager ; je la
consulte comme si elle était ici, voulant lui
faire entendre que sa présence nous est indispensable ;
et, enfin, je pense tout haut, en lui
écrivant, témoignage de confiance, de l’estime
que j’ai pour son intelligence... » Vexé, j’ai répliqué
vivement : « Si tu crois que ce langage
raisonnable est ce qui plaît le plus aux femmes ! »
— Alors figure-toi, Perrine, qu’au
lieu de se froisser, ou de m’envoyer à tous les
diables, ton beau capitaine de mari en est resté
muet, tout déconfit, les yeux à terre. Eh, bien,
voilà ! que moi aussi je devins embarrassé à
<references/> |
Nerciat - Les Aphrodites, 1864.djvu/499 | }}
de si bonne compagnie, qu’on pourrait enfin
avouer publiquement d’en être. Cependant,
dix-huit ans ! c’est un peu court... Voilà
Fessanze, par exemple, qui en a dix-neuf.
''La Durut''. — Eh bien ?
''Le Prélat''. — Z’en appelle à Dardamour :
ne serait-ce pas domaze... hein ?
''Dardamour''. — On pourra, monseigneur,
proposer quelque amendement<ref>L’aristocratie se sert au besoin de quelques nouveaux
termes et, qui pis est, de quelques-unes des manières
de son ennemie mortelle. On pourra s’en repentir.</ref>, comme
deux ou trois ans de plus.
''Le Prélat''. — Cela me paraît fort saze.
Z’irai sans faute ce soir me faire inscrire
cez le vicomte pour lui marquer mon
estime au suzet de l’important service qu’il
rend à la fraternité.
À travers cette presque sérieuse conversation,
Sa Grandeur, Fessange et le grand
vicaire lui-même ont baissé pavillon. Au
premier moment de silence, Fringante, d’un
seul baiser, ravive Dardamour. Fessange
aussi n’a pas plutôt reçu quelque marque
d’intérêt de la part de Célestine, qu’il redevient
lui-même fort intéressant. Il n’y a que
<references/>
<div style="font-size:0.9em">{{Nr|{{tab}}{{tab}}III.||11.{{tab}}{{tab}}}}</div> |
Le Tour du monde - 03.djvu/158 |
Dans les villages où l’on prend la peine de rassembler
des provisions pour la mauvaise saison, c’est sur la terrasse
de sa maison que le paysan amoncelle la paille
destinée à ses bêtes de somme, et, par cette combinaison,
il évite les infiltrations des eaux pluviales. Mais au
printemps, quand la paille est épuisée, les premières
pluies font germer le blé ou l’orge sur le sol de la terrasse
qui se couvre de verdure, et donne ainsi au village
l’aspect le plus pittoresque.
<includeonly>
[[Fichier:Le Tour du monde-03-p155b.jpg|thumb|center|350px|{{c|Coupe de chariot.}}]]
</includeonly>
Aux environs d’Ismeth, le chariot dont on se sert pour
transporter les foins est assez ingénieusement construit.
L’absence de chemins frayés et la nature marécageuse
du sol ne permettraient point aux grands et solides chariots
de nos campagnes de circuler facilement. On comprendra
comment les habitants ont éludé la difficulté
des transports en étudiant le chariot dont ils se servent
(voy. p. 156). Deux paires de roues réunies entre elles
par une grande perche ou ligne ; au lieu de nos lourds
berceaux, deux longues traverses percées de distance en
distance de trous ou sont fixées de grandes chevilles aiguisées
à leur extrémité, constituent toute la machine,
qu’une largeur peu considérable tend encore à rendre
plus légère. Le foin, très-long dans ces prairies, est placé
en travers et s’enchâsse dans les dents qui le retiennent.
Quand on en a accumulé ainsi une certaine quantité,
on maintient le tout au moyen d’une perche plantée au
milieu. Le riz, le blé et le coton forment les principales
cultures du pays. Partout en Asie on rencontre le même
instrument de labourage : l’araire, cette charrue des premiers
âges, sans oreilles, sans roues. Traînée par une
paire de buffles ou de bœufs, elle gratte suffisamment un
sol fertilisé par des siècles de repos. Sur cette terre à
peine soulevée, on répand à la volée la semence qui
doit s’y développer, et, dans les sols légers, quelques
branches d’arbres traînées, après les semailles, recouvrent
suffisamment la graine.
<includeonly>
[[Fichier:Le Tour du monde-03-p156.jpg|thumb|center|500px|{{c|Chariot de voyage (Boly). — Charriot à fourrages (Ismedt). — Dessin de Pelcoq d’après J. E. Dauzats.}}]]
</includeonly>
L’orge occupe une place importante dans l’agriculture
chez les Turcs, mais le riz est cultivé de préférence.
Toute vallée bien exposée et parcourue par un cours
d’eau assez rapide et assez abondant pour servir à des
irrigations, est occupée par des champs de riz. Le paysan
excelle dans cette culture qu’il aime et soigne comme un
vieil héritage. La division du sol en parcelles aux bords
relevés, la disposition en gradins insensibles, l’aménagement
des eaux, le sarclage, tout est fait avec une rare
intelligence. Le riz constitue la nourriture favorite du
Turc d’Asie : on sait qu’il est la base du ''pilaw'', leur mets national.
Pour battre l’orge et le blé, on nivelle une partie du
sol sur laquelle on étale la récolte. L’instrument qu’on
emploie consiste en deux planches fort épaisses, relevées
à l’avant et reliées à la partie supérieure par deux traverses
(voy. p. 155, fig. 3). Chacune de ces planches est
percée, dans une partie de son épaisseur, de trous dans
lesquels ont été enchâssés des fragments de silex tranchants,
et faisant saillie à la partie inférieure des planches (voy. p. 155, fig. 2). À la traverse antérieure est adaptée une corde que l’on attache au joug d’une paire
de buffles. Les lames de silex sont mises en contact avec
la couche de céréales étalées sur le sol ; un homme monte
sur les planches entre les traverses et chasse les buffles.
Au bout de quelque temps, les silex ont haché la paille
et les épis.
<includeonly>
[[Fichier:Le Tour du monde-03-p155a.jpg|thumb|center|500px|{{c|Anatolie. — Fig. 1. Pelle pour le vannage. — Fig. 2 et 3. Machine à battre. — Fig. 4. La machine en position. — Dessin de Pelcoq d’après J. E. Dauzats.}}]]
</includeonly>
Le vannage se fait en jetant en l’air le mélange de
paille menue et de graines, au moyen d’une pelle divisée
en dents grossières dans les deux premiers tiers de son
étendue, pour faciliter la séparation du grain de la paille
(voy. p. 155, fig. 1).
Le grain, à peine battu, est porté au marché voisin :
le paysan ne conserve que la quantité strictement nécessaire
à sa consommation et à l’ensemencement de ses
terres. L’ensilage est le seul moyen de conservation qu’il
connaisse ; le silo est généralement construit sous le sol
même de la maison.
{{ancre|p158-fromage}}Le Turc mange peu de lait : il en fait ou du beurre,
en le battant dans une peau de bouc par un mouvement
prolongé de va-et-vient, ou du fromage, dont deux espèces
surtout, le yoourth et le kaïmak, sont fort répandues.
Le yoourth est un fromage blanc fort acide, que l’on
prépare en faisant bouillir du lait et en le laissant refroidir
jusqu’à la température du doigt. On prend du lait
précédemment aigri, on le délaye dans l’eau, et on en
verse quelques gouttes dans le lait qu’on veut faire aigrir.
La fermentation s’établit bien vite à la température où
se trouve le lait, qui devient aussi très-acide, et constitue
le yoourth.
Si on le verse dans un sac pour laisser écouler le petit lait,
on obtient le torba yoourth (''torba'', sac ; ''yoourth'',
lait aigri).
Le kaïmak est préparé avec la caillette des agneaux et
le lait pur. Il est également égoutté dans un sac.
Les ustensiles de ménage consistent en plats et gamelles
de cuivre étamé, et sont aussi simples et aussi
peu nombreux que les machines agricoles.
L’apiculture mérite d’être mentionnée, plutôt à cause
de la multitude des abeilles que de l’intelligence des
soins qu’elles reçoivent. Le plus souvent, la ruche n’est
qu’un simple tronc de sapin creusé à l’intérieur. Après
y avoir enfermé l’essaim, on bouche les deux extrémités
et on ne laisse qu’une petite ouverture. On empile les
troncs les uns sur les autres, en dirigeant les ouvertures
vers le sud-est, puis un mur en terre vers le nord-ouest,
un peu de paille et de terre sur le rang supérieur terminent
l’édifice.
Les arbres fruitiers, peu nombreux et mal cultivés,
ne donnent point de fruits savoureux. La vigne est un
peu mieux soignée, surtout par les Arméniens, qui seuls
boivent du vin. Les Turcs ne la cultivent que pour ses
fruits, avec lesquels ils fabriquent une sorte de raisiné.
Les belles forêts qui recouvrent une partie des chaînes
de montagnes de l’Asie Mineure offrent aux chantiers
de Constantinople des ressources infinies. Diverses espèces
de chênes, des sapins, des hêtres, des charmes,
des platanes, des tilleuls aux feuilles argentées, des
noyers, des châtaigniers forment les essences principales.
Jetées çà et là par la nature, elles végètent à leur guise,
<references/> |
Daveluy - Le filleul du roi Grolo, 1924.djvu/4 | M. le curé au catéchisme. Ne vous disent-ils pas souvent, très souvent, qu’il n’y a de vraiment malheureux dans le monde, de malheureux et de vaincus irrémédiablement, que les lâches, les paresseux, les cœurs très méchants.
— Tante, s’écrie vivement Jacqueline avec reproche, vous dites un grand, grand mot. (''Elle étend les bras.'') Qu’est-ce que ça veut dire irre... irre... (''Elle roule les r, fait des contorsions, tire un peu la langue.'')
On rit quelques instants. Tante Élise s’en mêle. Puis : « Pardon, mes pauvres petits. Je vais reprendre mon irrémédiablement, et tacher d’être plus claire. Dans la vie, vous ne le savez pas encore heureusement, on peut sembler, parfois, perdre la victoire. Tant de rudes coups vous accablent et vous blessent à la fois. Mais, tôt ou tard, avec une bonne conscience, — ce qui est déjà une consolation, — de la patience, du travail, un peu de savoir et d’adresse, on se relève, on surmonte les obstacles, on éloigne les malheurs.{{corr|| »}}
— Comme Job, alors, tante, remarque Luce, qui a obtenu cette année un premier prix d’Histoire sainte.
— Comme Job, comme le saint homme Job, oui, Luce. Et maintenant, n’interrompez plus tante. Elle a hâte de vous présenter son petit héros, Jean-le-joyeux.
— Jean, il s’appelle Jean comme moi, s’exclame malgré lui le petit Jean, rouge de plaisir. Est-ce un canadien, tante ?
— {{corr||«}} Chut, chut, chut, reprennent en chœur les enfants{{corr|»|. »}} Et Jacqueline, sans plus de cérémonie pose sa menotte nerveuse sur la bouche de Jean. Il la repousse, lève un instant le poing, puis baisse la tête, confus. Mais tante n’a rien vu. Elle a repris la parole, les yeux au loin.
<references/> |
Daveluy - Les holocaustes, 1935.djvu/33 | donc pas assagi maintenant ? reprit Charlot en
riant. Lise, défends-moi.
— Non, reprit doucement celle-ci, car tu me
quittes trop souvent à mon gré, et pour ceci,
et pour cela. Je te voudrais toujours à mes
côtés.
— Ma pauvre enfant, vous oubliez sans cesse
que vous avez épousé un soldat... lui rétorqua
Charlot, tandis qu’une ombre d’ennui, de
contrariété traversait son front.
— Eh bien, maintenant, Charlot et Lise, dit
Madame de Repentigny, nous allons redescendre.
Il y a en bas, au salon, beaucoup d’anciennes
connaissances qui veulent voir Charlot
et saluer sa jolie jeune femme.
Tous se dirigèrent vers la porte.
Charlot, appela faiblement la malade au
moment où celui-ci allait disparaître.
— Que me voulez-vous, chère bonne maman ?
répliqua vivement le jeune homme en revenant
près du lit.
— Reviens ici, seul, dans une heure.
Puis Madame Le Gardeur ferma les yeux,
en faisant de la main un geste d’au revoir.
Un lourd sommeil saisit cette fois la malade.
Il se prolongea bien au delà du temps convenu.
Charlot, exact au rendez-vous, ne s’en plaignit
pas. Il approcha sans bruit de la fenêtre, un
<references/> |
Lacerte - L'ombre du beffroi, 1925.djvu/42 |
— Vous proposez-vous de retourner tout de
suite dans le nord, M. Fauvet ?
— Oui, tout de suite demain.
— Alors, je cours offrir mes sympathies à
{{Mlle}} Lecoupret ; en même temps, je lui ferai
mes adieux. Au revoir, M. Fauvet ! dit Gaston,
en franchissant le reste des degrés conduisant à la maison.
— Tu choisis mal ton temps, Gaston, dit
Henri Fauvet. {{Mlle}} Dolorès est à préparer ses
malles, aidée par {{Mme}} de Bienencour, dans le
moment. Pourquoi n’attends-tu pas à ce soir ?
Nous irons, ensemble dîner et veiller aux '''Terrasses'''.
— Ah ! {{Mlle}} Lecoupret va se retirer immédiatement
chez {{Mme}} de Bienencour ?
— Oui. Les de Pont-Joly se sont installés
dans la maison, et ce n’est plus tenable pour Dolorès.
— Pauvre {{Mlle}} Dolorès ! fit Gaston.
— Je t’invite à déjeuner avec moi, à l’hôtel,
mon garçon, dit Henri Fauvet. Acceptes-tu ?
— Je dis que c’est bien aimable à vous de
m’inviter et je n’aurai garde de refuser, cher M. Fauvet.
— Au revoir donc ! À tout à l’heure ! Nous
déjeunons à une heure précise.
Le programme que Henri Fauvet s’était tracé
fut exécuté à la lettre ; il vaqua à ses
affaires d’abord, puis il déjeuna avec Gaston,
ensuite, on dîna, tous ensemble aux '''Terrasses'''.
Pendant la veillée, on fit des projets pour
l’été, puis Gaston dit ;
— M. Fauvet, j’aurais une grande faveur à
vous demander... J’ose à peine, cependant...
— Qu’est-ce, Gaston ?... « Demandez et vous
recevrez » a dit le Seigneur, tu sais.
— Ce serait d’arrêter chez-nous, demain, au
lieu de continuer tout droit dans le nord.
Mon père et ma mère seraient si heureux de
vous revoir, M. Fauvet, et aussi, ils désirent
vivement faire la connaissance de {{Mlle}} Lecoupret.
Ne refusez pas, je vous prie !
— Cela retarderait notre arrivée au '''Beffroi'''
d’un jour, répondit Henri Fauvet ; mais, si Dolorès
n’y a pas d’objections, nous allons accepter
ton invitation. Qu’en dis-tu, Dolorès ?
— Rien ne me serait plus agréable, répondit
Dolorès, souriant et rougissant en même temps.
M. et {{Mme}} Archer attendaient leurs visiteurs
à la gare. Quelle joie, pour eux, de revoir
Henri Fauvet et de faire la connaissance
de Dolorès, dont Gaston leur avait parlé si souvent !
Une confortable berline de famille les transporta
tous au '''Vieux Manoir''' ; c’est sous ce nom
que leur propriété était désignée. Aussi, la
grande maison blanche, devant laquelle la
berline s’arrêta, ressemblait-elle beaucoup aux
manoirs de jadis (peut être en était-ce un d’ailleurs).
— Oh ! fit Dolorès, en apercevant la maison.
C’est splendide le '''Vieux Manoir''', splendide !
M. et {{Mme}} Archer aimèrent tout de suite
Dolorès ; la jeune fille, de son côté, raffola de
l’homme aimable et courtois qu’était Émile
Archer, ainsi que la dame charmante et douce
qu’était {{Mme}} Archer. Gaston était au comble
de ses joies : avoir Dolorès sous son toit ! Que
pouvait-il désirer de plus ou de mieux... pour le moment ?
Le lendemain, Henri Fauvet et Dolorès durent
faire leurs adieux aux Archer et reprendre
la route du nord. Gaston alla les accompagner
jusqu’à Montréal, puis on se sépara,
mais avec promesse de se revoir.
Quelle réception ils eurent, au '''Beffroi''' ! Marcelle
les attendait, sur le pont du Tocsin, et
c’est à pied qu’ils parcoururent le chemin, du
pont à la maison.
— Chère Dolorès ! s’écria Marcelle. Tout est
prêt pour te recevoir. Je t’ai donné ton ancienne
chambre, que nous appelons toujours
« la chambre de Dolorès » d’ailleurs. Tu es la
bienvenue, des milliers et des milliers de fois !
Tu seras ma sœur, Dolorès. Tu le sais, j’ai
toujours désiré avoir une sœur ; eh ! bien...
— J’ai deux filles maintenant ! dit Henri Fauvet, en souriant.
— Cher M. Fauvet ! Chère Marcelle ! fit Dolorès,
tandis que des larmes coulaient sur ses
joues. Je n’ai pas essayé de vous remercier
de l’empressement que vous avez mis à venir
à mon secours... C’est que je...
— Qu’il n’en soit pas question, Dolorès, dit
Henri Fauvet. Inutile de te dire que, en apprenant
la nouvelle du décès de ta tante de
Pont-Joly, rien ne nous a semblé plus naturel,
à Marcelle et à moi, que de t’offrir l’abri de
notre toit et l’affection de nos cœurs.
— L’hospitalier '''Beffroi'''... murmura Dolorès,
ainsi que l’avait fait {{Mme}} de Bienencour,
quelques jours plus tôt.
Dolorès fut vite installée au '''Beffroi'''. Raymond
Le Briel, le premier, vint lui rendre visite,
puis vinrent le Docteur Carrol et ses deux filles.
Le temps s’écoulait agréablement. Un jour,
Dolorès constata qu’il y avait déjà un mois et
demi qu’elle avait quitté la ville de Québec.
L’été était arrivé ; le bel été, qui ramènerait
Gaston Archer dans le nord, pensait-elle...
L’été, qui ramènerait peut être Gaétan de Bienencour,
se disait Marcelle.
{{t3|{{sc|LE PRESSENTIMENT DE RAYMOND LE BRIEL}}|CHAPITRE IV}}
On était au 7 juin. Raymond Le Briel avait
dîné au '''Beffroi'''. Il ne se pressait pas pour
retourner chez lui, car la lune devait se montrer
de bonne heure, et Aquilon, son cheval,
aurait bientôt parcouru les cinq milles séparant
le '''Beffroi''' de '''l’Eden'''.
Raymond adorait Marcelle. Combien de fois
il avait été tenté de la demander en mariage !
Mais il craignait un refus, qui lui fermerait,
en quelque sorte, les portes du '''Beffroi'''. Marcelle
lui donnait toutes les preuves d’une grande
amitié, mais c’était tout, et ce n’était pas
ainsi que le jeune homme voulait être aimé,
bien sûr... Il attendrait encore quelque temps,
avant de risquer la proposition... En attendant,
il était toujours le très bienvenu chez les
Fauvet ; il ne quitterait pas, pour ainsi dire,
la proie pour l’ombre.
— Que ! temps {{corr|plendide|splendide}} nous avons ! s’écria
Marcelle, en ce soir du 7 juin, alors qu’elle et
son père, Dolorès et Raymond étaient assis sur
un banc, qui avait été placé sur le bord de la
Rivière des Songes. Pas un nuage au ciel ! C’est ravissant !
— C’est ainsi que devrait toujours être l’été,
dit Dolorès : du beau temps, jamais de pluie...
La pluie, c’est si détestable !
— La pluie a son utilité, cependant, {{Mlle}} Le-<section end="s2"/>
<references/> |
Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t7.djvu/98 | {{nr|80|DISCOURS}}
{{tiret2|révol-|tés}} contre la nature, nous nous obstinons à chercher des plaisirs qui ne sont point faits pour nous, ils semblent nous fuir à mesure que nous en approchons. Une jeunesse folâtre
triomphe de son bonheur, et nous insulte sans cesse ; comme elle sent tous ses avantages, elle nous les fait sentir ; dans les assemblées les plus vives toute la joie est pour elle, et pour nous les regrets. L’étude nous guérit de ces inconvénients,
et les plaisirs qu’elle nous donne ne nous avertissent point que nous vieillissons.
Il faut se faire un bonheur qui nous suive dans tous
les âges : la vie est si courte, que l’on doit compter pour rien une félicité qui ne dure pas autant que nous. La vieillesse oisive est la seule qui soit à charge : en elle-même elle ne l’est point ; car si elle nous dégrade dans un certain monde, elle nous accrédite dans un autre. Ce n’est point le
vieillard qui est insupportable, c’est l’homme ; c’est l’homme qui s’est mis dans la nécessité de périr d’ennui, ou d’aller de sociétés en sociétés rechercher tous les plaisirs.
Un autre motif qui doit nous encourager à nous appliquer à l’étude, c’est l’utilité que peut en tirer la société dont nous faisons partie ; nous pourrons joindre à tant de commodités que nous avons, bien des commodités que nous n’avons pas encore. Le commerce, la navigation, l’astronomie, la géographie, la médecine, la physique, ont reçu mille avantages des travaux de ceux qui nous ont précédés :
n’est-ce pas un beau dessein que de travailler à laisser après nous les hommes plus heureux que nous ne l’avons été ?
Nous ne nous plaindrons point, comme un courtisan de
Néron, de l’injustice de tous les siècles envers ceux qui ont fait fleurir les sciences et les arts.
''Miron, qui fere hominum anima a ferarumque''
''œre deprehenderat, non invenit hæredem''. Notre siècle est bien peut-être aussi ingrat
<references/> |
Créquy - Souvenirs, tome 5.djvu/237 | {{nr||DE LA MARQUISE DE CRÉQUY.|233}}ses paupières, un rayon de soleil qui faisait scintiller la plaque de diamans que portait {{M.|de Penthièvre}}... — Elle se mit à sourire avec une douceur ineffable, en disant : — Comment... ai-je pu... mériter ?... — Pardonnez-nous, Monseigneur !... — Votre fils !... C’est tout ce que put dire Geneviève expirante.
— Mon fils vous avait élue pour sa compagne en présence de Dieu ! puisque l’Église a consacré votre union, vous avez reçu la bénédiction du Père universel, de notre père qui est aux cieux ; je vous pardonne et vous bénis autant qu’il est en moi ; je vous bénis ! je vais prier avec vous et pour vous, ma fille !...
Elle avait rendu l’âme avant qu’il eût cessé de prier, et d’après la beauté, la candeur et la sérénité de sa figure, on aurait dit que c’était de joie qu’elle était morte.
Geneviève Galliot, dont j’espère que vous conserverez le portrait, est inhumée dans les caveaux de l’église collégiale de Dreux, à côté de la mère de {{M.|le Prince de Lamballe}}, Marie-Thérèse-Félicie d’Est de Modène.
Toutes les fois que je vais à Montflaux, je ne manque jamais de m’arrêter à Dreux, pour aller faire ma prière à son intention dans l’église de St.-Étienne.
La maladie de {{M.|de Lamballe}} fut longue et pénible, mais la convalescence de ce malheureux Prince fut plus longue et plus pénible encore ; il en sortir comme l’or du creuset, épuré, solide, et sa résignation fut égale à sa douleur. Par déférence pour les désirs de son père, à la sollicitation de sa
<references/> |
Dharmasindhu, ou Océan des rites religieux/Chapitre XIX | Dharmasindhu, ou Océan des rites religieux Texte établi par Musée Guimet, Ernest Leroux, 1884 (Tome 7, p. 226). ◄ CHAPITRE XVIII CHAPITRE XX ► bookDharmasindhu, ou Océan des rites religieuxErnest Leroux1884ParisCTome 7Annales du Musée Guimet, tome 7.djvuAnnales du Musée Guimet, tome 7.djvu/9226 CHAPITRE XIX DESCRIPTION DE LA TREIZIÈME TITHI Pour les rites de la treizième Tithi du demi-mois brillant il faut choisir son premier jour, mais pour ceux du demi-mois obscur il faut prendre le second. Le rite de Pradosha (voir note 114), qui est accompagné par l’adoration de Shiva et par le rite du repas de nuit, doit commencer sur une treizième Tithi qui tombe un samedi et être célébré ou à chaque treizième Tithi qui tombe un samedi pendant une année tout entière, ou pondant vingt-quatre treizièmes Tithis consécutives du demi-mois brillant. Pour ce rite il faut prendre le jour de la treizième qui renferme un crépuscule du soir de six ghatikas après le coucher du soleil. Si dans ses deux jours la treizième englobe ou renferme presque également un crépuscule du soir, il faut alors prendre le second jour. Si elle la renferme presque dans ses deux jours, mais pas également, il faut alors prendre le premier, c’est-à-dire s’il contient plus du crépuscule du soir et qu’il y ait le temps suffisant pour le culte des dieux et pour le repas ; si non il faut suivre la règle précédente et prendre le second jour. Si la treizième ne renferme pas de crépuscule du soir dans aucun de ses deux jours, il faut choisir le second. Tel est le dix-neuvième chapitre, description de la treizième Tithi. |
Calvat - Vie de Mélanie, bergère de la Salette.djvu/179 | {{nr||VIE DE MÉLANIE|119}}yeux au ciel, je m’écriai : « Maman, Maman Immaculée,
toute belle, toute pure, sauvez-moi !
Toute, toute, je suis votre propriété. {{sc|Jésus}}, mon
{{sc|Jésus}}, faites que je vous aime et je vous aimerai ;
faites que je sois en vous et je serai en
vous ; sauvez-moi et je serai sauvée, etc., etc., et
je vous prie par les mérites de votre très précieux
sang de convertir Maurice, de sauver son âme. »
Maurice, arrivé près de moi, leva respectueusement
son chapeau en saluant profondément, prit
le panier, remercia et s’en retourna. Vers le soir,
Maurice vint chez ma maîtresse, et environ une
demi-heure après je fus appelée par ma maîtresse.
La famille était réunie. Ma maîtresse me
demanda quelle était cette Dame qui était avec
moi quand Maurice était venu prendre le panier
et à quel endroit elle s’était jointe à moi, si je
lui avais dit qui m’envoyait porter le dîner, etc.
Je répondis franchement que j’étais seule et que
seule avec mon {{sc|Dieu}} j’étais revenue, et que je
n’avais en aucune manière trahi mes maîtresses.
Jusque vers la fin de mars (où je commençais
à faire paître les brebis) je portais le dîner à
Maurice et toujours je lui disais quelques paroles,
sans que j’eusse la connaissance, la {{tiret|signi|fication}}
<references/> |
Moressée - Un mariage à Mondorf, 1887.djvu/107 | {{nr||— 103 —}}qui enleva pour les saluer, dès qu’il les aperçut, le
chapeau haut de forme dont se coiffent encore la
plupart des prêtres du pays.
— Monsieur le curé de Mondorf, glissa M. Pauley
à l’oreille de son ami.
Et quand il eut serré la main que le digne prêtre
lui tendait en un geste plein de cordialité, il
le présenta à M. Dubreuil.
— Vous serez certainement charmé, lui dit-il, de
faire la connaissance de M. l’abbé Fleury, dont vous
êtes le paroissien en ce moment.
Car c’est votre paroissien, Monsieur le curé, et
l’un des plus anciens déjà parmi les étrangers venus
aux bains cette année.
— Et l’un des meilleurs, interrompit le prêtre :
M. Dubreuil, n’est-il pas vrai ? député au Parlement
français et le père de deux charmantes jeunes filles
que je suis accoutumé de voir chaque matin assister
à la messe. Suis-je bien informé ?...
— De tout point, monsieur l’abbé, dit à son
tour M. Dubreuil : je ne croyais cependant pas
avoir l’avantage d’être aussi bien connu de vous.
Vous m’en voyez enchanté, d’ailleurs...
M. Fleury raconta alors que ces renseignements
lui venaient de Marcelle, qu’il avait, quelques jours
plus tôt, arrêtée pour lui donner une belle image,
selon la gracieuse coutume du pays, et à qui il
avait demandé son nom en la félicitant de sa bonne
conduite et de sa piété. Depuis lors, l’espiègle
fillette était devenue sa meilleure camarade, et presque
chaque jour il la rencontrait le saluant d’un
joyeux bonjour et d’un serrement de main.
— Permettez-moi d’espérer, monsieur le député,
que l’ami de la fille a quelque chance de devenir
<references/> |
Les Misérables/Tome 3/Livre 8/12 | Victor Hugo Les Misérables — Tome III : Marius (1862) Émile Testard, 1890 (p. 353-360). ◄ Offres de service de la misère à la douleur Solus cum solo, in loco remoto, non cogitabuntur orare pater noster ► Emploi de la pièce de cinq francs de M. Leblanc bookLes Misérables — Tome III : Marius (1862)Victor HugoGeorges JeanniotÉmile Testard1890ParisTEmploi de la pièce de cinq francs de M. LeblancHugo - Les Misérables Tome III (1890).djvuHugo - Les Misérables Tome III (1890).djvu/3353-360 XII EMPLOI DE LA PIÈCE DE CINQ FRANCS DE M. LEBLANC Rien n’était changé dans l’aspect de la famille, sinon que la femme et les filles avaient puisé dans le paquet, et mis des bas et des camisoles de laine. Deux couvertures neuves étaient jetées sur les deux lits. Le Jondrette venait évidemment de rentrer. Il avait encore l’essoufflement du dehors. Ses filles étaient près de la cheminée, assises à terre, l’aînée pansant la main de la cadette. Sa femme était comme affaissée sur le grabat voisin de la cheminée avec un visage étonné. Jondrette marchait dans le galetas de long en large à grands pas. Il avait les yeux extraordinaires. La femme, qui semblait timide et frappée de stupeur devant son mari, se hasarda à lui dire : — Quoi, vraiment ? tu es sûr ? — Sûr ! Il y a huit ans ! mais je le reconnais ! Ah ! je le reconnais ! je l’ai reconnu tout de suite ! Quoi, cela ne t’a pas sauté aux yeux ? — Non. — Mais je t’ai dit pourtant : fais attention ! mais c’est la taille, c’est le visage, à peine plus vieux, il y a des gens qui ne vieillissent pas, je ne sais pas comment ils font ; c’est le son de voix. Il est mieux mis, voilà tout ! Ah ! vieux mystérieux du diable, je te tiens, va ! Il s’arrêta et dit à ses filles : — Allez-vous-en, vous autres ! — C’est drôle que cela ne t’ait pas sauté aux yeux. Elles se levèrent pour obéir. La mère balbutia : — Avec sa main malade ? — L’air lui fera du bien, dit Jondrette. Allez. Il était visible que cet homme était de ceux auxquels on ne réplique pas. Les deux filles sortirent. Au moment où elles allaient passer la porte, le père retint l’aînée par le bras et dit avec un accent particulier : — Vous serez ici à cinq heures précises. Toutes les deux. J’aurai besoin de vous. Marius redoubla d’attention. Demeuré seul avec sa femme, Jondrette se remit à marcher dans la chambre et en fit deux ou trois fois le tour en silence. Puis il passa quelques minutes à faire rentrer et à enfoncer dans la ceinture de son pantalon le bas de la chemise de femme qu’il portait. Tout à coup il se tourna vers la Jondrette, croisa les bras, et s’écria : — Et veux-tu que je te dise une chose ? La demoiselle... — Eh bien quoi ? repartit la femme, la demoiselle ? Marius n’en pouvait douter, c’était bien d’elle qu’on parlait. Il écoutait avec une anxiété ardente. Toute sa vie était dans ses oreilles. Mais le Jondrette s’était penché, et avait parlé bas à sa femme. Puis il se releva et termina tout haut : — C’est elle ! — Ça ? dit la femme. — Ça ! dit le mari. Aucune expression ne saurait rendre ce qu’il y avait dans le ça de la mère. C’était la surprise, la rage, la haine, la colère, mêlées et combinées dans une intonation monstrueuse. Il avait suffi de quelques mots prononcés, du nom sans doute, que son mari lui avait dit à l’oreille, pour que cette grosse femme assoupie se réveillât, et de repoussante devînt effroyable. — Pas possible ! s’écria-t-elle. Quand je pense que mes filles vont nu-pieds et n’ont pas une robe à mettre ! Comment ! une pelisse de satin, un chapeau de velours, des brodequins, et tout ! pour plus de deux cents francs d’effets ! qu’on croirait que c’est une dame ! Non, tu te trompes ! Mais d’abord l’autre était affreuse, celle-ci n’est pas mal ! elle n’est vraiment pas mal ! ce ne peut pas être elle ! — Je te dis que c’est elle. Tu verras. À cette affirmation si absolue, la Jondrette leva sa large face rouge et blonde et regarda le plafond avec une expression difforme. En ce moment elle parut à Marius plus redoutable encore que son mari. C’était une truie avec le regard d’une tigresse. — Quoi ! reprit-elle, cette horrible belle demoiselle qui regardait mes filles d’un air de pitié, ce serait cette gueuse ! Oh ! je voudrais lui crever le ventre à coups de sabot ! Elle sauta à bas du lit, et resta un moment debout, décoiffée, les narines gonflées, la bouche entr’ouverte, les poings crispés et rejetés en arrière. Puis elle se laissa retomber sur le grabat. L’homme allait et venait sans faire attention à sa femelle. Après quelques instants de silence, il s’approcha de la Jondrette et s’arrêta devant elle les bras croisés, comme le moment d’auparavant. — Et veux-tu que je te dise encore une chose ? — Quoi ? demanda-t-elle. Il répondit d’une voix brève et basse : — C’est que ma fortune est faite. La Jondrette le considéra de ce regard qui veut dire : Est-ce que celui qui me parle deviendrait fou ? Lui continua : — Tonnerre ! voilà pas mal longtemps déjà que je suis paroissien de la paroisse-meurs-de-faim-si-tu-as-du-feu-meurs-de-froid-si-tu-as-du-pain ! j’en ai assez eu de la misère ! ma charge et la charge des autres ! Je ne plaisante plus, je ne trouve plus ça comique, assez de calembours, bon Dieu ! plus de farces, père éternel ! je veux manger à ma faim, je veux boire à ma soif ! bâfrer ! dormir ! ne rien faire ! je veux avoir mon tour, moi, tiens ! avant de crever ! je veux être un peu millionnaire ! Il fit le tour du bouge et ajouta : — Comme les autres. — Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda la femme. Il secoua la tête, cligna de l’œil et haussa la voix comme un physicien de carrefour qui va faire une démonstration : — Ce que je veux dire ? écoute ! — Chut ! grommela la Jondrette, pas si haut ! si ce sont des affaires qu’il ne faut pas qu’on entende. — Bah ! qui ça ? le voisin ? Je l’ai vu sortir tout à l’heure. D’ailleurs est-ce qu’il entend, ce grand bêta ? Et puis je te dis que je l’ai vu sortir. Cependant, par une sorte d’instinct, Jondrette baissa la voix, pas assez pourtant pour que ses paroles échappassent à Marius. Une circonstance favorable, et qui avait permis à Marius de ne rien perdre de cette conversation, c’est que la neige tombée assourdissait le bruit des voitures sur le boulevard. Voici ce que Marius entendit : — Écoute bien. Il est pris, le crésus ! C’est tout comme. C’est déjà fait. Tout est arrangé. J’ai vu des gens. Il viendra ce soir à six heures. Apporter ses soixante francs, canaille ! As-tu vu comme je vous ai débagoulé ça, mes soixante francs, mon propriétaire, mon 4 février ! ce n’est seulement pas un terme ! était-ce bête ! Il viendra donc à six heures ; c’est l’heure où le voisin est allé dîner. La mère Burgon lave la vaisselle en ville. Il n’y a personne dans la maison. Le voisin ne rentre jamais avant onze heures. Les petites feront le guet. Tu nous aideras. Il s’exécutera. — Et s’il ne s’exécute pas ? demanda la femme. — Jondrette fit un geste sinistre et dit : — Nous l’exécuterons. Et il éclata de rire. C’était la première fois que Marius le voyait rire. Ce rire était froid et doux, et faisait frissonner. Jondrette ouvrit un placard près de la cheminée et en tira une vieille casquette qu’il mit sur sa tête après l’avoir brossée avec sa manche. — Maintenant, fit-il, je sors. J’ai encore des gens à voir. Des bons. Tu verras comme ça va marcher. Je serai dehors le moins longtemps possible. C’est un beau coup à jouer. Garde la maison. Et, les deux poings dans les deux goussets de son pantalon, il resta un moment pensif, puis s’écria : — Sais-tu qu’il est tout de même bien heureux qu’il ne m’ait pas reconnu, lui ! S’il m’avait reconnu de son côté, il ne serait pas revenu. Il nous échappait ! C’est ma barbe qui m’a sauvé ! ma barbiche romantique ! ma jolie petite barbiche romantique ! Et il se remit à rire. Il alla à la fenêtre. La neige tombait toujours et rayait le gris du ciel. — Quel chien de temps ! dit-il. Puis croisant la redingote : — La pelure est trop large. — C’est égal, ajouta-t-il, il a diablement bien fait de me la laisser, le vieux coquin ! Sans cela je n’aurais pas pu sortir et tout aurait encore manqué. À quoi les choses tiennent pourtant ! Et, enfonçant la casquette sur ses yeux, il sortit. À peine avait-il eu le temps de faire quelques pas dehors que la porte se rouvrit et que son profil fauve et intelligent reparut par l’ouverture. — J’oubliais, dit-il. Tu auras un réchaud de charbon. Et il jeta dans le tablier de sa femme la pièce de cinq francs que lui avait laissée le « philanthrope ». — Un réchaud de charbon ? demanda la femme. — Oui. — Combien de boisseaux ? — Deux bons. — Cela fera trente sous. Avec le reste, j’achèterai de quoi dîner. — Diable, non. — Pourquoi ? — Ne va pas dépenser la pièce-cent-sous. — Pourquoi ? — Parce que j’aurai quelque chose à acheter de mon côté. — Quoi ? — Quelque chose. — Combien te faudra-t-il ? — Où y a-t-il un quincaillier par ici ? — Rue Mouffetard. — Ah ! oui, au coin d’une rue ; je vois la boutique. — Mais dis-moi donc combien il te faudra pour ce que tu as à acheter ? — Cinquante sous-trois francs. — Il ne restera pas gras pour le dîner. — Aujourd’hui il ne s’agit pas de manger. Il y a mieux à faire. — Ça suffit, mon bijou. Sur ce mot de sa femme, Jondrette referma la porte, et cette fois Marius entendit son pas s’éloigner dans le corridor de la masure et descendre rapidement l’escalier. Une heure sonnait en cet instant à Saint-Médard. |
Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/233 | demande. En effet, qui l’homme aimera-t-il ? À qui chantera-t-il des hymnes de reconnaissance ? Rakitine rit. Il dit qu’on peut aimer l’humanité sans Dieu. Ce morveux peut l’affirmer, moi je ne puis le comprendre. La vie est facile pour Rakitine : « Occupe-toi plutôt, me disait-il aujourd’hui, de l’extension des droits civiques, ou d’empêcher la hausse de la viande ; de cette façon, tu serviras mieux l’humanité et tu l’aimeras davantage que par toute la philosophie. » À quoi je lui ai répondu : « Toi-même, ne croyant pas en Dieu, tu hausserais le prix de la viande, le cas échéant, et tu gagnerais un rouble sur un kopek ! » Il s’est fâché. En effet, qu’est-ce que la vertu ? Réponds-moi, Alexéi. Je ne me représente pas la vertu comme un Chinois, c’est donc une chose relative ? L’est-elle, oui ou non ? Question insidieuse ! Tu ne riras pas si je te dis qu’elle m’a empêché de dormir durant deux nuits. Je m’étonne qu’on puisse vivre sans y penser. Vanité ! Pour Ivan, il n’y a pas de Dieu. Il a une idée. Une idée qui me dépasse. Mais il ne la dit pas. Il doit être franc-maçon. Je l’ai questionné, pas de réponse. J’aurais voulu boire de l’eau de sa source, il se tait. Une fois seulement il a parlé.
— Je lui demandais : « Alors, tout est permis ? » Il fronça les sourcils : « Fiodor Pavlovitch, notre père, dit-il, était une crapule, mais il raisonnait juste. » Voilà ses paroles. C’est plus net que Rakitine.
— Oui, dit Aliocha avec amertume. Quand est-il venu ?
— Nous y reviendrons. Je ne t’ai presque pas parlé d’Ivan jusqu’à présent. J’ai attendu jusqu’à la fin. Une fois la pièce terminée et le jugement prononcé, je te raconterai tout. Il y a une chose terrible, pour laquelle tu seras mon juge. Mais maintenant, plus un mot là-dessus. Tu parles du jugement de demain ; le croirais-tu, je ne sais rien.
— Tu as parlé à cet avocat ?
— Oui, mais à quoi bon ? Je lui ai tout raconté. Un suave fripon de la capitale, un Bernard ! Il ne croit pas un mot de ce que je lui dis. Il pense que je suis coupable, je le vois bien ! « Alors, pourquoi êtes-vous venu me défendre ? » lui ai-je demandé. Je me fiche de ces gens-là ! Et les médecins voudraient me faire passer pour fou. Je ne le permettrai pas ! Catherine Ivanovna veut remplir « son devoir » jusqu’au bout. Avec raideur ! (Mitia eut un sourire amer.) Elle est cruelle comme une chatte. Elle sait que j’ai dit à Mokroïé qu’elle avait de « grandes colères » ! On le lui a répété. Oui, les dépositions se sont multipliées à l’infini. Grigori maintient ses dires ; il |
Daveluy - Les petits Patriotes du Richelieu, paru dans Oiseau Bleu, 1937-1938.djvu/73 |
— Merci, monsieur, fit l’enfant, en se rapprochant.
Vous êtes trop bon. Et puisque vous
le permettez... me voici près de vous.
— Comment, si je permets ? Je n’ai pas
besoin d’enfant de chœur, moi, comme M. le
Curé... quand il porte le Saint-Sacrement.
Les deux enfants partirent à rire. Josephte
se suspendit au bras de son frère, puis tout en
évitant de regarder du côté de Michel, elle
se mit à bavarder, racontant sa promenade du
côté de Sorel, sa chance d’avoir rencontré Michel,
et la résolution prise d’avoir une conversation
tout de suite avec Olivier. On arriva
à l’endroit convenu. La maison, humble d’apparence,
était d’une propreté parfaite, avec son
bois peinturé de blanc, et son toit d’un beau
rouge foncé. Un petit jardin potager se voyait
à droite. Une vieille femme y cueillait des
radis et quelques pieds de laitue. Elle ne parut
pas apercevoir les nouveaux venus. Une jeune
femme, souriante, à la taille robuste et vêtue
d’étoffe du pays grossièrement tissée ouvrit à
cet instant la porte.
— Vous nous servirez bien quelque breuvage,
et... ce que vous auriez sous la main, ma
bonne dame, pria courtoisement Olivier en
soulevant son chapeau.
— Entrez, monsieur, entrez avec les enfants.
<references/> |
L’Enfer des femmes/Le gant blanc | H. Laroche et G. Fould L’Enfer des femmes E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1863 (p. 239-244). ◄ La fleur qui tue L’enfer des femmes ► Le gant blanc bookL’Enfer des femmesH. Laroche et G. FouldE. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie1863Paris. Bruxelles, et LeipzigVLe gant blancLaroche - Fould - L Enfer des femmes.pdfLaroche - Fould - L Enfer des femmes.pdf/8239-244 Pendant cette même nuit, Lydie, après avoir lu tout entier un de ses livres chéris et presque le dernier de sa bibliothèque, s’endormit avec la douce pensée de passer la journée suivante avec Violette. Elle rêva de son amie et la vit dans la plus grande peine, malheureuse, le cœur déchiré, le visage en pleurs, et souffrit horriblement. Le timbre de sa pendule sonna trois heures, et l’éveilla ; elle avait besoin de bien se persuader qu’elle ne rêvait plus. Les cauchemars laissent toujours un trouble qui fait mal. Elle sonna sa femme de chambre ; celle-ci ne vint pas. Jamais Mme Dunel n’appelait ses domestiques pendant la nuit, et, se croyant libre, cette fille avait sans doute été sauter dans quelque mascarade. Lassée d’agiter sa sonnette, Lydie, qui ne pouvait se remettre, ne voulut pas rester seule et alla trouver son époux pour lui faire part de sa frayeur. — S’il dort, se disait-elle, je ne l’éveillerai point ; mais il me semble que si je le vois j’aurai moins peur. Elle alluma sa bougie, traversa le grand salon et arriva tout doucement à la chambre d’Adolphe. — Je vais lui faire peur, pensa-t-elle, avec mon peignoir blanc. Lydie avança la tête et fut terrifiée : son mari n’était pas dans la chambre. Plusieurs fois elle ferma, puis rouvrit les yeux ; elle croyait rêver encore. Enfin, s’asseyant sur le fauteuil placé près du lit, elle se perdit en suppositions. Une seule chose lui semblait possible : il était certainement arrivé quelque accident à son mari. Que faire ? Elle voulait s’habiller et sortir ; mais où aller ? Elle restait immobile ; un grand désordre se faisait dans son esprit. Elle posa sa main sur une petite table qui se trouvait près d’elle, et sans s’en apercevoir saisit un objet qu’elle froissa, tout en se livrant toujours à ses inquiétudes. Cet objet cédait sous ses doigts, ses yeux le rencontrèrent et s’y fixèrent longtemps sans le voir, puis tout à coup son excessive blancheur attira son attention. C’était un gant ! un gant déchiré. Le moindre indice peut éclairer une femme qui aime. Elle l’examina, comme pour l’interroger. Il était neuf ! C’était en essayant de le mettre qu’on l’avait fait craquer. Dunel se trouvait donc au bal ou en soirée, du moins pouvait-on le supposer. Lydie fut un peu tranquillisée. Mais, au bal sans moi, pensait-elle. On mit la clef dans la serrure, Adolphe rentrait. Par prudence et pour que personne dans sa maison ne pût savoir ce qu’il faisait, il avait eu soin de faire coucher tous ses domestiques. Il fut assez désagréablement surpris en voyant sa femme venir au devant de lui. — Où étiez-vous donc, mon ami ? s’écria-t-elle. — Au bal, répondit Dunel qui n’avait pas eu le temps de chercher un mensonge. Il n’aurait rien eu de mieux à dire. — Je vous croyais malade, me voilà rassurée ; mais au bal, où donc ? — Chez un de mes amis. — Un ami qui ne m’invite pas ? — Un bal de garçons. — Comment, sans femmes ? — Non, je veux dire un bal un peu trop sans cérémonie pour vous, une société mêlée. — Je comprends. Mais pourquoi ne pas m’en avoir parlé ? — Je ne voulais point y aller, mais on m’a décidé ce soir, et quand je suis venu pour m’habiller vous étiez déjà couchée. Dunel reprenait son assurance à mesure qu’il parlait, et la fin de son mensonge avait si bien l’air d’une vérité, que sa femme ne lui fit plus de questions. — Par quel hasard êtes-vous levée, ma chère, me soupçonnez-vous ? lui dit-il en souriant. — Oh ! non ; quelle vilaine pensée ! — Je plaisante. — J’ai fait un songe affreux, j’ai eu peur et je suis venue, voilà tout. — Que rêviez-vous donc ? — Que le duc trompait Violette. — On voit toujours en dormant le contraire de la réalité, dit Dunel qui avait peine à ne pas rire. — Je le sais ; mais c’est égal, ce souvenir me trouble encore. — Ne restez pas ainsi, ma chère aimée, vos mains sont glacées. Adolphe reconduisit sa femme dans sa chambre, la mit dans son lit comme un enfant et l’embrassa, puis la quitta en lui recommandant de n’avoir plus peur. Lydie s’endormit heureuse et cependant fut tourmentée par le même rêve. Le lendemain matin elle résolut d’interroger son amie ; non parce qu’elle prenait un songe comme l’avertissement d’un malheur prochain, mais parce que cette circonstance ravivait des inquiétudes qui l’agitaient souvent. Elle pensa que, sans doute, elle n’avait pas assez insisté, s’accusa d’indifférence, se reprocha sa tiédeur et prit la ferme résolution de forcer son amie à parler, d’exiger des confidences nécessaires à sa tranquillité personnelle. Le dimanche avait été choisi par les deux ménages comme jour de réunion. Lydie et la duchesse passaient ensemble la journée, le soir on dinait avec les maris ; à neuf heures les hommes partaient et laissaient les deux jeunes femmes seules. Le lendemain du bal de l’Opéra se trouvait donc être jour de réunion. |
Dictionnaire de la langue française du seizième siècle-Huguet-Tome1.djvu | |Titre=[[Dictionnaire de la langue française du seizième siècle]]
|Sous_titre=
|Volume=I
|Auteur=[[Auteur:Edmond Huguet|Edmond Huguet]]
|Traducteur=
|Illustrateur=
|Editeur=Éditions Honoré Champion
|School=
|Lieu=Paris
|Annee=1925
|Publication=
|Bibliotheque=
|Clef=
|BNF_ARK=bpt6k34116718
|Source=djvu
|Image=13
|Avancement=C
|Pages='''Dictionnaire de la langue française du seizième siècle'''
<pagelist from=12 to=18 1to18=_ />
'''Préface '''
<pagelist from=19 to=76 19=1
19to78=roman />
'''Auteurs cités '''
<pagelist from=77 to=90 77=59
77to90=roman />
'''A'''
<pagelist from=91 to=534 91= 1 />
|Tomes=[[Livre:Dictionnaire de la langue française du seizième siècle-Huguet-Tome1.djvu|Tome 1 : {{sc|A}}]] - [[Livre:Dictionnaire de la langue française du seizième siècle-Huguet-Tome1-A-B.djvu|Tome 1 : {{sc|Lettre B}}]] - [[Livre:Dictionnaire de la langue française du seizième siècle-Huguet-Tome2.djvu|Tome 2 : {{sc|Brochat - Dentade}}]] - [[Livre:Dictionnaire de la langue française du seizième siècle-Huguet-Tome3.djvu|Tome 3 : {{sc|Dentaille - Fabrique}}]] - [[Livre:Dictionnaire de la langue française du seizième siècle-Huguet-Tome4.djvu|Tome 4 : {{sc|Fabriqueur - Leucocruta}}]] - [[Livre:Dictionnaire de la langue française du seizième siècle-Huguet-Tome5.djvu|Tome 5 : {{sc|Leur - Pissoir}}]] - [[Livre:Dictionnaire de la langue française du seizième siècle-Huguet-Tome6.djvu|Tome 6 : {{sc|Pissoire - Siller 1}}]] - [[Livre:Dictionnaire de la langue française du seizième siècle-Huguet-Tome7.djvu|Tome 7 : {{sc|Siller 2 - Zygaine}}]]
|Sommaire={{Page:Dictionnaire de la langue française du seizième siècle-Huguet-Tome1.djvu/12}}
|Epigraphe=
|Width=2400px
|Css=
}} |
Contes et romans populaires/La Taverne du Jambon de Mayence | Erckmann-Chatrian La Taverne du Jambon de Mayence Contes et romans populaires, J. Hetzel, éditeur, 1867 (p. 44-86). ◄ Confidences d’un joueur de clarinette Les Amoureux de Catherine ► collectionLa Taverne du Jambon de MayenceErckmann-ChatrianThéophile Schuler,Léon Benett,Émile Bayard, Eugène GluckJ. Hetzel, éditeur1867ParisVLa Taverne du Jambon de MayenceErckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvuErckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/344-86 LA TAVERNE DU JAMBON DE MAYENCE ________ Le 1er septembre 1840, de neuf heures du matin à six heures du soir, Frantz Christian Sébaldus Dick, maître de taverne au Jambon de Mayence, à Bergzabern, propriétaire du moulin de la Fromuhle, de la prairie de l’Eichmatt, des vignobles de Rothalps, de Frankenthal, de Gleiszeller et autres coins fameux, régala ses amis et connaissances en l’honneur de sa nouvelle acquisition des vignes de Kilian. La taverne du Jambon de Mayence est située au fond de l’antique cour des Trabans, où l’on entre par une porte cochère, en face de la fontaine Saint-Sylvestre. Sa large toiture plate descend à quinze ou vingt pieds du sol ; une file de hautes fenêtres, étroites, à petites vitres rondes, donnent du jour à l’intérieur et s’ouvrent sur la grande cour. De ces fenêtres on voit, à droite le jeu de quilles qui longe les murs décrépits de la vieille synagogue ; à gauche , par-dessus les échoppes d’une foule de chaudronniers, de savetiers, de vanniers et autres gens de cette espèce, on découvre les pignons innombrables de la ville, avec leurs sculptures gothiques, leurs dentelures, leurs gargouilles, leurs girouettes bizarres et leurs nids de cigogne ; la flèche de granit rouge de l’antique cathédrale qui perce les nuages, et, plus loin, la côte de Frankentha couverte de vignes qui s’élèvent, d’étage en étage, jusqu’au sommet de la montagne. Tout est lumière là-haut, et quand, du fond de la cour sombre, on regarde les vignerons, la houe sur l’épaule, grimper les sentiers arides entre les vignes, ou les jeunes filles en petite jupe, les jambes nues, traîner leurs ânes, chargés de fumier, de terrasse en terrasse jusqu’à la cime des airs, vos yeux en sont éblouis. Du haut de la côte, la cour lointaine, au milieu de ses vieilles bâtisses, produit l’effet d’une citerne ; pourtant le soleil y descend aussi tout chargé de poussière d’or, et la brise, en automne, y chasse les feuilles rouges que recueillent les pauvres vieilles, pour servir de litière à leurs chèvres. C’est là, dans cette cour profonde, que maître Sebaldus donna son festin, et ce fut quelque chose de solennel, quelque chose de vraiment grandiose. Jamais je ne pourrai vous dépeindre ces longues tables couvertes de nappes blanches, à l’ombre des murs de la synagogue, les grandes soupières fleuronnées à ventre rebondi, les plats énormes de bœuf, de veau, de choux aux petites saucisses ; les pâtés aux larges flancs dorés, les hures de sanglier au vin blanc, les rôtis de cerf, les bouillies de gruau au sucre brun, les chapons et les cochons de lait croustillants, les gelées de volaille, les pâtisseries de Hunebourg, les fromages d’Ourmatt, d’Emmenthâl et de Hirschland, qui furent consommés en cette occasion mémorable. Les garçons de taverne, en manches de chemise et tablier de cuir, couraient avec leurs brocs autour des tables, remplir les verres de Deidisheim, de Gleiszeller, d’Umstein, de Bodenheimer, selon le goût des convives ; les verres cliquetaient, les canettes tintaient, les bouteilles gloussaient ; la joie, le bonheur, se peignaient sur toutes les figures. L’orchestre du Hareng Saur, celui des Trois Boudins et du Bœuf Gras jouaient ensemble sur les immenses estrades dressées jusqu’aux toits ; le soleil chaud remplissait l’air ; on avait plaisir à se rafraîchir, et chacun, la joue rouge, l’œil ardent, la lèvre humide, taillait, déchiquetait, levait le coude, avalait, riait et criait : « Vive maître Sébaldus ! honneur à maître Sébaldus ! » Toute la ville de Bergzabern assistait au gala ; tous les toits d’alentour étaient couverts de têtes contemplant le service splendide, respirant l’odeur des viandes fumantes, et s’étonnant que maître Sébaldus eût invité tant de mauvais gueux, quand les honnêtes bourgeois auraient consenti volontiers à l’honorer de leur présence. On s’indignait de voir Toubac, le chaudronnier ; Hans Aden, le marchand d’amadou ; Karl Bentz, le vannier ; Nickel Finck, le vétérinaire ; Bével Henné, la cardeuse de laine ; Trievel Rasimus, la ravaudeuse ; Ildes Jacob, le savetier ; Paulus Borbès, le rémouleur, et cent autres véritables chenapans, le bonnet de travers, le chapeau râpé, les manches trouées aux coudes, la chemise débraillée, les bottes éculées, la jupe pendante, avaler des alouettes rôties, des cuisses de poulet et de grands verres de Deidisheim, comme s’ils n’eussent fait que cela toute leur vie, et lâcher les boutons de leurs culottes l’un après l’autre, pour se farcir à l’aise de crème, de kougelhof, de küchlen, de compote et de toutes les choses les plus délicates. « Oh ! les gueux, se disait-on, comme ils mangent ! Voyez, n’est-ce pas abominable ! Ils avalent cinquante plats à la file, tandis que tant d’honnêtes gens se contenteraient d’un plat de choucroûte et d’une omelette au lard les dimanches. Ils mériteraient d’être pendus, et on leur fait encore de la musique ! » Tout cela n’empêchait pas le banquet d’aller son train, les éclats de rire de redoubler, les bouteilles de se vider, et l’orchestre d’élever ses chœurs joyeux jusqu’au ciel. Les musiciens, sur leurs estrades, avaient trois garçons pour les servir, qui montaient et descendaient sans cesse le long de la rampe, le broc au poing. A chaque morceau, après s’être desséché le gosier à souffler dans leurs trombones, leurs cors de chasse et leurs clarinettes, ils recevaient une grande coupe de vin frais, pour s’entretenir l’haleine. Ils jouèrent le Volfort de Rastadt, le Lutzelsteiner, la Course en traîneau, les trois Hopser de Pirmesens, et les Lendlers de Creutznach. Le vieux chef d’orchestre, Rosselkasten battait la mesure ; on aurait dit, à le voir lever son archet, appuyer la jambe, se pencher, faire des signes à droite et à gauche, que c’était le diable en personne. Vers trois heures, on n’entendait plus qu’un immense bourdonnement d’éclats de rire, de lambeaux do musique, de trépignements, de cris enroués et d’apostrophes joyeuses : Toubac pinçait la vieille Rasimus, Hans Aden entonnait le chant des Pèlerins. Au bout de la grande table du milieu, Christian, le peintre, sa toque de velours noir sur l’oreille, ses grands yeux bleus noyés de douces larmes, regardait la petite Fridoline Dick, fraîche et rose comme une églantine, qui rougissait et baissait modestement ses longues paupières. Maître Sébaldus, en face du capucin Johannes, à l’autre bout de la table, les joues cramoisies, son triple menton boursoufflé comme un coq d’Inde, les bras nus jusqu’aux coudes, sa large panse repliée en forme de cornemuse sur les cuisses, les yeux arrondis à fleur de tête, et son gros nez, du plus beau vermillon qu’il soit possible de voir, riait à faire trembler les vitres d’alentour, et criait, en présentant sa coupe au garçon : « Verse, Kasper, verse jusqu’au bord. Ha ! ha ! ha ! ça va bien... Buvons ! » Et tous les autres répétaient en chœur, le verre haut : « Buvons ! Oui... oui... il faut boire ! » Le digne maître de taverne avait un goût particulier pour le vin rouge du Rhingau, il le préférait à tout autre, cela lui réjouissait le cœur. — Son ami Johannes, au contraire, préférait le vin blanc de Bodenheimer, et, chose étrange, plus il en buvait, plus sa joue gauche se relevait, plus il s’assombrissait ; de petites rides lui sillonnaient les tempes comme des éclairs, il riait en nasillant et bégayait : « Ça va bien ! Que maintenant les trente-cinq mille légions de Belzébuth se déchaînent ! que la race d’Abimélech soit confondue ! que l’ange du Seigneur extermine les premiers-nés d’Égypte ! hé ! hé ! hé ! » Puis il faisait trois ou quatre grimaces et posait sa longue mâchoire sur ses deux poings velus. Le jour baissait alors, mais le soleil oblique n’en était pas moins chaud. Un grand nombre de curieux se retiraient des toits ; les plus obstinés seuls restaient à se pâmer sur les tuiles. Quelques bambins s’étaient approchés des tables, et tantôt l’un, tantôt l’autre des convives leur passait son verre ou leur fourrait des küchlen dans les poches. La vieille Rasimus bégayait d’une voix chevrotante : « Ah ! maintenant... maintenant, je n’en puis plus !... Toubac, je vous ai toujours aimé ! — Et moi aussi, Trievel, » répondait le chaudronnier. Et ils se faisaient des yeux à mourir de rire. Partout il en était de même ; seulement les musiciens n’avaient plus de souffle, et l’ardeur de Rosselkesten commençait à se ralentir. Or, comme on croyait le festin fini, et que plusieurs criaient : « Entrons nous rafraîchir avec de la bière ! » Voilà que du fond de la taverne s’avance un énorme pâté représentant le château de Rôthalps. Quatre garçons l’apportaient de la cuisine sur une large planche, et Grédel Dick, qui venait de mettre son bonnet à rubans roses, marchait à côté toute joyeuse. Et tandis que tout le monde soupirait, regardant ce beau pâté, le chef-d’œuvre de Grédel, et pensant qu’on ne pourrait jamais en venir à bout, on le déposa sur la table du milieu, puis deux paons farcis, ornés de leur queue en éventail, ce qui formait un coup d’œil superbe. L’orchestre se tut, et maître Sébaldus, faisant asseoir sa femme près de lui, se leva pour parler. Le capucin Johannes, les sourcils joints en touffe à la racine du nez, les joues brunes, la barbe rousse, le gros capuchon de bure rabattu sur ses larges épaules, le contemplait en louchant d’un air rêveur, comme il arrive aux boucs quand ils regardent le soleil. Tous les autres convives, le nez en l’air, semblaient attentifs. Maître Sébaldus toussa trois fois, et dit d’une voix grasse et retentissante : « Chers compagnons, voilà bientôt vingt ans que nous menons joyeuse vie ensemble ; nous pouvons nous vanter et nous glorifier d’avoir bu des chopes, des pintes et des moos, Dieu merci ! « J’ai toujours fait en sorte de contenter tout le monde, d’avoir le meilleur vin, la meilleure bière, les meilleures andouilles, jambons, saucisses, boudins, et généralement tout ce qui peut satisfaire des gens qui jouissent d’un esprit sain et d’une bonne conscience. Par ce moyen, la taverne du Jambon de Mayence est devenue célèbre sur les deux rives du Rhin, depuis Strasbourg jusqu’à Cologne. C’est d’abord à moi, Frantz Christian Sébaldus Dick, qu’elle le doit ; ensuite à vous, chers amis et compagnons ! « Oui, vous avez fait la réputation de ma taverne, et elle grandira dans les siècles des siècles, comme je l’espère ; car, après moi, d’autres viendront de ma race, qui ne la laisseront jamais périr. — Je suis, en quelque sorte, votre feld-maréchal, chers amis et compagnons ; nous avons gagné bien des batailles ensemble ; j’ai remporté le butin de la guerre : les moulins, les gras pâturages, les vignobles, et vous... vous... » Maître Sébaldus ne sachant pas ce que les autres avaient gagné à cette guerre, prit son moos à deux mains et but un bon coup pour s’ouvrir les idées. Après quoi, posant sa cruche sur la table, il ajouta en riant aux éclats : « Vous avez gagné la gloire. Ha ! ha ! ha ! » Ces paroles ne plurent pas à tout le monde, et plusieurs pensèrent qu’il voulait se moquer d’eux. Cependant personne ne dit rien, et le gros homme, émerveillé de sa propre éloquence, poursuivit : « Regardez, chers camarades, regardez ! Voici les vignes de Frankenthal, celles de Lupersberg, celles de Rothalps, et plus loin celles de Lauterbach, et bien d’autres que l’on ne peut voir d’ici. Eh bien, vous avez gagné tout cela pour Frantz Christian Sébaldus Dick. Est-ce que dans tout Bergzabern un seul bourgeois peut se glorifier d’en avoir autant ? Non, pas même le bourgmestre Omacht ; je vous dis qu’il n’en a pas la moitié, pas le quart ! « Et cette taverne, la plus grande, la mieux fournie en nobles vins, à qui est-elle ? Et ma femme, Grédel Dick, la meilleure cuisinière du Rhingau, et ma fille Fridoline, et ma bonne santé ? — Quant aux amis, je n’en parle pas. Dieu merci, les amis ne manquent jamais lorsqu’on les régale ; lorsqu’on leur donne des combats de coqs, des fêtes et des galas, les amis vous arrivent par centaines, ha ! ha ! ha ! comme les moineaux dans les blés, comme les pinsons dans le chanvre vert : ils ont toujours trente-deux dents à votre service et une besace vide. « Aussi je puis dire que le Seigneur m’aime, car... » En ce moment, le capucin Johannes, dont les joues, le nez, et même les oreilles, frissonnaient depuis le commencement de ce beau discours, s’écria : « Maître Sébaldus, vous avez tort de laisser éclater votre orgueil comme vous le faites, ce n’est pas chrétien. — Chrétien ! s’écria le tavernier, furieux d’être interrompu, je me moque bien d’être chrétien, moi. Tel que vous me voyez, je n’ai jamais eu de respect que pour le soleil. — Le soleil, dit Johannes en haussant les épaules, vous êtes donc un païen ? vous ne croyez pas à notre sainte religion, aux prophètes, aux apôtres, à la vocation du Seigneur ? Vous n’avez donc ni foi ni loi ; vous adorez les oignons, les choux, les raves et les vaches d’Égypte ! vous êtes un Amalécite, un Moabite, un Madianite, un Philistin ! » Chacun alors regardait, tendait l’oreille. « Moi, répondit maître Sébaldus, je n’adore pas les oignons, ni les choux, ni les raves ; j’aime bien mieux les boudins et les andouilles. Mais ça ne m’empêche pas de respecter le dieu Soleil. Celui-là, au moins on le voit, on sait ce qu’il fait pour nous. En hiver, quand il s’en va, tout le monde grelotte ; au printemps, quand il revient, chacun danse, rit, chante ; les oiseaux, les poissons, les animaux à quatre pattes et les hommes, et jusqu’aux hannetons, oui, les hannetons se réjouissent de le revoir. Le soleil fait la pluie et le beau temps ; sans lui, mes prés, mes champs et mes vignes ne me rapporteraient pas un pfenning : je tiens pour le dieu Soleil ! — Pourquoi donc allez-vous à la messe les dimanches ? répliqua Johannes indigné. — A cause de ma fille Fridoline, pour lui donner le bon exemple. Mais, quant à moi, je dis qu’il faut être aveugle, et même estropié du cerveau pour croire à autre chose qu’au soleil. — Alors, qu’est-ce que nous sommes donc, nous autres ? hurla le capucin. Nous sommes donc des artisans de mensonge et d’hypocrisie ? — Non, vous êtes des goinfres, » répondit le gros tavernier d’un ton goguenard. Et dans le même instant la cour retentit d’une véritable tempête d’éclats de rire ; on se tordait les côtes le long des tables, on se balançait, on s’étouffait, on n’en pouvait plus, de douces larmes coulaient sur les joues, et Sébaldus, tenant son large ventre à deux mains, criait : « Ha ! ha ! ha ! si j’ai jamais dit la vérité, c’est bien cette fois ! » Mais le père Johannes ne riait pas ; il avait le vin mauvais, et surtout le vin blanc. Après avoir regardé quelques secondes cette foule qui s’égayait à ses dépens, ses yeux gris se plissèrent, puis il se leva les lèvres frémissantes. On crut qu’il allait s’en aller, et plusieurs jouissaient déjà de sa déconfiture ; mais lui, s’arrêtant derrière la chaise de Sébaldus, prit sa longue trique de cormier à deux mains, et, l’ayant balancée lentement, il en déchargea un coup si furieux sur les reins charnus du gros homme, que tous les assistants en eurent la chair de poule. Et, bien loin d’être satisfait, il continua de la sorte jusqu’à ce que maître Sébaldus, qui faisait le gros dos et exhalait des hein ! lamentables, se mit à crier : « Ah ! ah ! mes amis... on me tue... au secours... au... secours ! » Tout le monde alors ne fit qu’un cri : « Assommons le capucin ! tombons sur le capucin ! » Mais Johannes, reculant vers la porte des Trabans, ne semblait pas s’effrayer de ces cris. Il était possédé d’une sainte fureur et faisait tourbillonner son énorme trique comme le vent. Les plats, les assiettes, les cruches volaient autour de lui par douzaines. Quelques-uns, indignés de l’orgueil du tavernier, venaient se joindre au terrible moine ; d’autres se sauvaient à toutes jambes ; les femmes gémissaient, Fridoline sanglotait dans les bras de Christian, la mère Grédel ôtait la cravate de maître Sébaldus, et voyant son dos tout bleu, levait les mains en appelant la vengeance céleste. Lui, ne disait rien, il paraissait ahuri, le vin coulait sur ses jambes, dans ses manches et jusque dans ses poches ; il murmurait des paroles confuses. Sa triple couche de graisse l’avait seule empêché d’avoir les côtes rompues. Toubac, Hans Aden, la vieille Rasimus, tous les savetiers, vanniers, chaudronniers et rémouleurs, s’acharnaient à la poursuite de Johannes. Sous la voûte des Trabans, la mêlée devint épouvantable ; Toubac, s’étant trop approché de la terrible trique, reçut sur l’oreille un coup qui le renversa dans un coin, Paulus Borbès venait d’être éreinté, et la vieille Rasimus, sa tignasse grise arrachée, se retirait lentement de la bagarre en traînant derrière elle ses guenilles. Lorsque Sébaldus sortit de sa stupeur profonde, il vit au loin le père Johannes qui battait en retraite en assommant les gens, comme l’ange exterminateur. « Ah ! gueux de capucin, s’écria-t-il, tu viendras encore me demander de remplir les paniers de ton âne ! je t’en donnerai des œufs, du beurre, du fromage et des boudins, je t’en donnerai ! » Au bout d’un quart d’heure, les défenseurs du dieu Soleil restèrent enfin maîtres du champ de bataille. Mais quel spectacle ! quel dégât ! les vitres enfoncées, les tables renversées, les gens éclopés, le grand pâté et les paons à terre, les cruches, les assiettes en mille morceaux ! — Allez donc donner des festins de Balthazar à des savetiers, à des chaudronniers, à des capucins ; servez-leur du Forstheimer, du Pleis zeller, de l’Umstein : que le ciel nous préserve d’avoir de pareils amis. Ce qu’il y avait de pire, c’est que tout Bergzabern riait de la débâcle universelle, et disait que les honnêtes gens n’ont de meilleures raisons pour se réjouir, que lorsque les gueux s’exterminent les uns les autres. Et voilà comment ces deux vieux camarades, le père Johannes et maître Sébaldus, se séparèrent brusquement à propos du dieu Soleil, qui ne les regardait pas et faisait très-bien ses affaires sans eux. Cela nous prouve que les idées divisent bien plus les hommes que les choses ; car les choses, on les voit, on les sent, on les goûte, on en jouit, tandis que pour les idées, chacun s’en forge d’après son tempérament et la couleur du vin qu’il a bu. Et cela nous prouve encore qu’il faut toujours boire du même vin que ses amis, si l’on veut rester d’accord avec eux. Depuis vingt ans, le père Johannes remontait, chaque matin, au petit jour, la rue des Trabans, et sa longue figure de bouc s’épanouissait à la vue de la porte cochère ; car maître Sébaldus était là, sur le seuil de la vieille taverne enfumée, qui l’attendait en manches de chemise, et lui tendait les bras. « Hé ! bonjour, père Johannes, lui criait il de loin ; comment ça va-t-il ce matin ? Est-ce que les andouilles d’hier soir ont bien passé ? — Hé, mon Dieu oui, maître Sébaldus, répondait le capucin d’un ton joyeux ; dame Grédel n’a pas son égale pour les andouilles, toute la nuit je m’en suis léché les moustaches. Et votre petit vin d’Umstein est une fameuse sauce pour les andouilles... Hé ! hé ! hé ! » Alors, tous deux, riant et jubilant, se serraient la main. Ils entraient dans la taverne ; le père Johannes déposait son bâton derrière la porte, et maître Sébaldus criait d’une voix retentissante : « Grédel ! Grédel ! voici le père Johannes, tu peux apporter la friture. Allons, père Johannes, asseyez-vous, je vais tirer une pinte du vieux vin pour nous rafraîchir. Il va faire joliment chaud aujourd’hui, il faut s’y prendre d’avance. » Et le gros homme, embrassant sa panse à deux mains, descendait dans le cellier à droite, sous la galerie vermoulue, tandis que dame Grédel ouvrait la porte de la cuisine en criant : « Soyez le bienvenu, père Johannes, soyez le bienvenu. » On entendait le beurre rire dans la poêle, et l’on voyait la flamme danser dans l’âtre et grimper comme un diablotin à la crémaillère. Le père Johannes s’asseyait, les yeux riants, tendus par deux grandes rides circulaires qui faisaient le tour de ses joues musculeuses, et dame Grédel accourait avec un grand plat de professersvurst tout violets et couverts de petites taches blanches de graisse bouillante. Maître Sébaldus remontait de la cave sombre un broc au poing, et, le déposant sur la table, s’asseyait en face de son joyeux compère, en exhalant un gros soupir : « Déjeunons, père Johannes, disait-il. Grédel, apporte des chopes. Vous allez me donner des nouvelles de ce vin-là, père Johannes ; c’est de ce vin gris clair que nous avons récolté nous-mêmes il y a sept ans ; il n’a fait que se bonifier depuis, tous les jours. En visitant ma cave du fond, sous le schlossgarten avant-hier, je l’ai vu et j’ai dit : « Toi, je te reconnais ! » C’est quelque chose de délicieux ! » Et il baisait le bout de ses gros doigts d’un air d’extase. « Nous allons voir, » répondait le capucin en retroussant ses grosses moustaches. Maître Sébaldus lâchait quatre ou cinq boutons de sa culotte, et l’on empoignait les fourchettes. Un peu plus tard apparaissait Fridoline au haut de la vieille galerie, où s’ouvrait sa chambre ; elle s’inclinait sur la rampe, les yeux encore endormis, le petit bonnet blanc noué sous son menton rose, et le petit fichu de soie en croix sur son sein. « Eh ! bonjour, père Johannes, disait-elle. Bon appétit, papa Sébaldus. » Et tous deux levaient la tête, l’un sa longue barbe luisante de graisse, l’autre ses joues pleines ; ils répondaient ensemble : « Bonjour, mon enfant, bonjour ! Viens donc prendre un doigt de vin, ces profcssersvurst sont délicieux. » Elle descendait, et venait les embrasser l’un après l’autre. Ah ! qu’ils aimaient cette enfant ! Combien de fois, depuis quinze ans, le père Johannes l’avait-il prise sur son âne Polak, lorsqu’il allait en quête ! combien de fois l’avait-il fait sauter dans ses larges mains velues ! Toute petite, il la promenait des heures entières sur les larges manches de sa robe de bure, elle sa petite joue rose contre sa joue brune, ses petites mains vermeilles dans sa barbe fauve, lui tout heureux, tout souriant, et les yeux un peu humides de satisfaction intérieure. Il la promenait ainsi dans tout Bergzabom, dans la campagne, lui montrant de loin la ligne bleue du Rhin, qui s’éloigne dans les plaines verdoyantes, et du haut du Bocksberg, les villages innombrables, la vieille ville aux toits en équerre, les petites cours intérieures, les échoppes, les bouges ; puis, au retour, il lui faisait voir la vieille Rasimus nourrissant ses lapins, Toubac raccommodant ses casseroles, ou la mère Bével filant de la laine. Partout il s’accoudait le long des fenêtres, pour lui faire plaisir et lui donner une idée de toutes choses. — Ahi qu’il aimait cette enfant, qu’il aimait la taverne, qu’il aimait Sébaldus, et qu’il était aimé d’eux ! Tous les souvenirs de Fridoline se confondaient avec les bonnes explications du vieux capucin ; elle le voyait, elle se le rappelait partout, elle le croyait de la famille. Après le déjeuner, vers sept heures en été, huit heures en hiver, arrivaient les autres amis du Jambon de Mayence : Hans Aden, Toubac, Borbès, la vieille Rasimus, quelquefois tous ensemble les jours de fête, le plus souvent les uns après les autres, à mesure que chacun avait fini son ouvrage. On prenait un petit verre sur le pouce, on dépêchait un plat de choucroute, on entrait, on sortait, ceux qui n’avaient rien à faire jouaient au rams, au youker, ou bien aux quilles dans la cour. Puis on dînait. Le peintre Christian, le plus joli garçon de Bergzabern, avec sa petite toque et sa polonaise de drap vert bien serrée sur les hanches, l’œil vif, les dents blanches et la petite moustache blonde retroussée, arrivait d’habitude vers cinq heures du soir, en faisant résonner les talons de ses bottes dans la cour et sifflotant tout bas : « Que je t’aime, que je t’aime, ma tourterelle ! » Fridoline alors retirée dans sa petite chambre sous les toits, derrière ses pots de fleurs, le voyant venir, déposait aussitôt son ouvrage et descendait bien vite à la taverne. Elle était là, derrière le comptoir, quand il entrait. « Hé ! criait le brave garçon, salut, père Johannes ! salut, maître Sébaldus et tous les amis ! Une petite chope pour l’amour de Dieu, maman Grédel ! — Hé ! c’est le petit, disait Johannes ; à la bonne heure ! je commençais à croire qu’il ne viendrait pas ce soir, | et ça me faisait de la peine. » Il regardait du coin de l’œil la petite Fridoline, qui rougissait jusqu’aux oreilles. Christian serrait la main de tout le monde ; puis, les deux coudes sur les épaules du vieux capucin, il faisait semblant de regarder la partie de Toubac, de Hans Aden ou de tout autre, sans quitter des yeux sa chère Fridoline, qui baissait ses longues paupières toute rêveuse. On ne rentrait guère chez soi avant minuit, et le père Johannes partait toujours le dernier, avec. sa grande lanterne de fer-blanc, pour l’ermitage de Luppersberg. Je ne parle pas des jours de combats de coqs, de combats d’ours, de grand concours de pinsons en automne, de la course des sacs, de la fête des asperges et des vendanges ; ces jours-là, c’était bien autre chose encore, et la vieille Rasimus se distinguait en dansant le Hopser de Lutzelstein avec Toubac. Telle était la vie de tous les jours ; une vie grasse, plantureuse, une existence vraiment fortunée, et qui promettait de dorer ainsi des siècles, à la satisfaction universelle. Mais,.pour en revenir à la grande bataille, cette nuit-là maître Sébaldus, indigné, ne fit que traiter le père Johannes de mauvais gueux, de va-nu-pieds, de pendard, de mendiant, de goinfre. Il ne croyait jamais en avoir assez dit sur son compte, et se ranimait, à chaque instant pour l’accabler d’injures. Toubac, la vieille Rasimus et les autres, réunis autour des grandes tables de la taverne, ne cessaient de se glorifier de leur victoire, et d’avaler des chopes avec enthousiasme, Cependant, vers quatre heures du matin, quelques-uns furent pris tout à coup de la mélancolie des chats, et s’endormirent, en gémissant, le nez dans leur chope ; d’autres eurent encore la force de se retirer en trébuchant. On les entendait au loin frapper à leur porte, on entendait les voisins ouvrir leurs fenêtres, et les maudire, les chiens aboyer et les coqs annoncer l’approche du jour. À cette heure, Sébaldus, assis derrière son comptoir, les yeux ronds et les joues pendantes, se prit à sentir la fraîcheur du dehors, car les fenêtres étaient restées ouvertes, et le brouillard matinal se répandait dans la taverne. Alors fo gros homme eut l’idée d’aller se coucher ; mais qu’on juge de sa consternation, lorsqu’il se sentit roide comme une bûche, et que des douleurs terribles lui passèrent tout le long du dos, depuis la nuque jusqu’au croupion. « Seigneur Dieu ! fit-il, qu’est-ce que cela veut dire ? » Et tentant un nouvel effort, la douleur fut telle qu’il se prit à crier : « Grédel !... ah ! Seigneur, qu’est-ce que je sens ! Ce gueux de capucin m’a cassé les reins... Ouf... je suis mort ! » Et ses joues devinrent pourpres ; il soufflait, clignait des yeux et criait : « Ho ! hol ho ! Seigneur, ayez pitié de moi. » Le restant des convives s’éveilla stupéfait, épouvanté, comme ceux du festin de Balthazar. Grédel accourut en criant :. Sébaldus ! Sébaldus ! qu’as-tu ? — Ne me touche pas ! ne me touche pas ! gémissait le pauvre homme ; quand on me touche, c’est comme si je recevais mille coups de bâton. Ah ! Dieu du ciel, dire que je ne peux plus bouger ni bras ni jambes ; il faudra maintenant qu’on m’aide à boire... Ah ! Seigneur... Encore, si j’étais sûr d’en réchapper... Grédel, Grédel, cours vite chez le docteur Eselskopf... qu’il vienne tout de suite. Ah ! brigand de capucin, moi qui t’ai nourri... Que le diable emporte le soleil... Je me moque pas mal du soleil I > Il criait si fort, que tous ses amis et Toubac lui-même en furent épouvantés ; la vieille Rasimus seule conserva tout son calme, et fourrant ses cheveux gris dans son bonnet, elle puisa une large prise dans sa tabatière de carton noir, et dit d’un air philosophique : « Il a une courbature, le pauvre cher homme. Ne vous effrayez pas, dame Grédel, ne vous effrayez pas ; les coups de bâton sont marqués sur son dos, c’est tout naturel. Restez tranquillement chez vous, faites un emplâtre de graine de lin ; moi, je vais éveiller Eselskopf, il ordonnera des compresses à l’eau-de-vie, c’est ce qu’il y a de mieux contre les coups de bâton, je sais ça ! » Et elle sortit en marmottant : < Dieu du ciel, que ces hommes gras sont douillets ; moi, j’en aurais reçu dix fois autant, que je ne dirais pas seulement : « Ho ! » Ce que c’est pourtant d’avoir la peau blanche et luisante comme un ortolan. » Le jour commençait à blanchir les pignons décrépits, et Trievel Rasimus, la tête penchée, un pan de sa robe traînante relevé dans la main, les grandes franges de son bonnet retombant sur son nez rouge, trottait comme une vieille hase dans la ruelle du Pot-Cassé, en murmurant des paroles confuses : « Quelle noce nous avons faite ! Dieu de Dieu, quelle noce ! m’en suis-je donné ! se disait-elle. Hé ! hé ! la bonne aubaine ! En voilà pour six semaines, jusqu’à la fête des vendanges, Les pommes de terre ; les carottes et les navets vont recommencer : gueux de navets, je ne peux pas les sentir ! Et quand on pense qu’il y a des gens qui mangent tous les jours des omelettes au lard, des harengs saurs et de la morue, et qui font des noces tout le long de l’année ! » Puis rêvassant tout haut : « Toubac en tient pour moi, se disait-elle ; je l’ai ébloui, c’est clair comme le jour ; il faut que je l’entortille tout à fait, pour que nous nous marions ensemble. Alors, tout sera bien ; il travaillera comme le caniche du cloutier Hans ; moi, je ferai tranquillement mon café tous les jours au coin du feu, je rôtirai des marrons en société de la mère Schmutz et de mademoiselle Sclapp, ma bonne chaufferette sous mes jupons, pendant que Toubac gèlera dehors à raccommoder ses casseroles. Tiens, c’est tout simple, quand on adore la beauté, il faut qu’on se sacrifie pour elle. » Et la vieille, en pensant à ces choses, se donnait des tours de reins gracieux, et souriait dans sa barbe grise ; elle croyait déjà tenir le chaudronnier sous sa coupe. Au bout de dix minutes environ, Trievel Rasimus déboucha sur la Kapougnerstras, en face d’une maison étroite, ayant deux fenêtres grillées au rez-de-chaussée, la porte précédée de cinq ou six marches raboteuses. « Nous y voilà ! » se dit-elle. Et tirant sa tabatière du fond de sa poche, elle aspira d’abord une prise, s’essuya les moustaches du revers de la manche ; après quoi, grimpant les marches de la cassine, elle donna trois coups de marteau, qui retentirent au loin dans la rue silencieuse. Presque aussitôt on entendit quelqu’un remuer dans la maison. « Eselskopf met ses savates et sa robe de chambre verte ; il a peur d’attraper un gros rhume, » fit la vieille en clignant de l’œil. Puis elle prêta l’oreille, et, n’entendant plus rien, elle se remettait à frapper de plus belle, quand une fenêtre s’ouvrit brusquement au premier, et une tête longue, jaune, maigre, les joues creuses, le front étroit, surmonté du bonnet de coton en pyramide, une grosse cravate de laine bouffante autour d’un vrai cou de girafe, et les épaules revêtues de la robe de chambre verte à larges fleurs jaunes ; bref, la tête, le cou et le bras maigre du docteur Eselskopf se penchèrent au dehors. Le digne homme, regardant dans la rue, se prit à crier : « Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’on veut ? Vous n’avez pas besoin de frapper jusqu’à demain ; je ne suis pas sourd. — Ah ! pardon, monsieur Eselskopf, dit la vieille ; il faut arriver bien vite chez maître Sébaldus Dick, à la taverne du Jambon de Mayence. — Est-ce que maître Sébaldus est malade ? — Oui, monsieur le docteur, son ami Johannes lui a donné des coups de bâton sur le dos, et le pauvre cher homme ne peut plus remuer. — Ah ! ah ! j’avais prévu cela, fit Eselskopf, dont la longue figure jaune s’illumina de satisfaction. C’est un corps brûlé par les liqueurs spiritueuses ; maintenant il a recours à moi, quand l’incendie se déclare. Bon, bon, j’arrive. » Et Eselskopf se retira de la fenêtre. Ce docteur, le seul de Bergzabern, aimait autant l’eau que maître Sébaldus aimait le vin. Il avait même essayé de fonder en ville une société de tempérance, pour combattre l’ivrognerie et le débordement de la chair. Mais allez donc fonder une société de tempérance en pays vignoble, en face de la cour des Trabans ! Sauf trois ou quatre goutteux, deux ou trois graveleux et cinq ou six vieilles filles quinteuses, Eselskopf n’avait pu rallier personne à sa doctrine. Il avait eu beau prédire les plus terribles accidents aux amis du Jambon de Mayence, pas un ne s’en était ému, et le pire, c’est que tous continuaient d’être gros et gras, frais, vermeils, riants et jubilants. M. Eselskopf, maigre comme un coucou et jaune comme un citron, nourrissait une sorte de malveillance secrète contre maître Sébaldus, dont la nature plantureuse était la critique vivante de ses idées sur le vin et la bonne chère. Qu’on juge de sa satisfaction en apprenant que le gros homme avait enfin besoin de lui ; il triomphait d’avance, et voyait tous les suppôts de Bacchus embrigadés dans sa doctrine. Pendant qu’il s’habillait, la vieille Rasimus se prit à songer qu’un incendie de liqueurs spiritueuses dans l’estomac devait être quelque chose de terrible, et quand, dix minutes après, le docteur parut sur le seuil avec son vieil habit de ratine noire, sa culotte de velours, ses bas de soie et ses souliers ronds à boucles d’argent, le jonc à pomme d’ivoire sous le bras et le tricorne en tête, elle lui demanda d’un ton de confidence : « Vous pensez donc, monsieur Eselskopf, que maître Sébaldus a le feu dans le corps ? — Sans doute, dit-il ; voilà les effets de l’intempérance ; que ceci vous serve de leçon ! Combien de fois n’ai-je pas averti maître Sébaldus qu’il se précipitait dans un abîme sans fond et sans rivages, par l’abus du vin et des viandes succulentes ? Bien loin de m’écouter, il se moquait encore de mes avis salutaires ; il portait même l’inconvenance jusqu’à me rire au nez, en m’appelant buveur d’eau et mangeur de fromage blanc. Plût à Dieu qu’il n’eût jamais bu que de l’eau et mangé du fromage blanc ! au lieu d’acquérir cette énorme corpulence, cette face pourpre, signe d’apoplexie imminente, il se serait maintenu dans d’heureuses conditions hygiéniques ; les fluides se seraient tenus en équilibre dans ses vaisseaux, et nous ne serions pas forcés aujourd’hui d’éteindre cet embrasement colossal, qui se déchaîne spontanément comme je l’avais prévu. « Quand on songe à ce que cet homme a bu de vin, de kirschwasser, de bière, de liqueurs de toutes sortes depuis vingt ans, il y a de quoi frémir ; on doute que toutes les eaux du Rhin et toutes les neiges de la mer Glaciale puissent apaiser l’inflammation intérieure qui le consume. C’est incroyable, c’est quelque chose d’exorbitant et de sinistre. Enfin, il faut essayer, la science nous impose le pénible devoir d’essayer. Si nous avions le bonheur de réussir, ce serait une cure merveilleuse, unique dans son genre ; j’en enverrais la description à toutes les académies de l’Europe. » Ainsi parlait Eselskopf tout en marchant, s’adressant plutôt ces réflexions à lui-même qu’à Trievel Rasimus. La vieille, d’après le ton du docteur, jugeait maître Sébaldus un homme mort, et faisait vœu pour son compte de ne plus jamais boire que de l’eau. C’est ainsi qu’ils arrivèrent à la cour des Trabans, où régnait alors une agitation inusitée, car tous les amis de Sébaldus, à la nouvelle de son accident, étaient revenus, encore tout engourdis du sommeil de l’ivresse. La porte de la taverne était ouverte ; on ne faisait qu’entrer, sortir, regarder en tous sens, se raconter la chose, lever les mains au ciel, maudire Johannes et boire du vin blanc pour se donner du courage. La mère Grédel s’essuyait les yeux avec son tablier, en racontant le malheur à cinq ou six commères, qui se pressaient autour d’elle, et Christian, assis derrière le comptoir, cherchait à consoler la petite Fridoline qui pleurait à chaudes larmes. Lorsque Eselskopf et la vieille Rasimus parurent sous la voûte des Trabans, une foule de voix s’écrièrent : « Les voilà... les voilà ! » Eselskopf devint fort grave ; en traversant la cour, ses yeux se portèrent sur les tables, où Toubac et plusieurs autres levaient le coude un peu dans l’ombre. Le digne homme, à cette vue, parut éprouver une sorte d’horreur, et, quand il fut sur le seuil du Jambon de Mayence, s’arrêtant une seconde, il dit : « Oui, me voilà, me voilà ! Quand des gens de cette espèce — il montrait les buveurs — ont passé dix, quinze, vingt ans à s’ingérer tous les poisons de la nature, du matin au soir, et qu’il leur arrive enfin de se sentir tout à coup embrasés, consumés jusqu’aux entrailles, jusqu’à la moelle des os, alors on nous appelle, on nous crie : « Le voilà... le voilà... Sauvez-nous ! » Mais nous ne sommes pas des dieux, ce qui est brûlé est brûlé. » Il avait l’air de vouloir en dire davantage, mais comme Toubac lui répondit tranquillement, en vidant sa chope : « A votre santé, monsieur Eselskopf ! » Il haussa les épaules et demanda : « Voyons le malade. » La mère Grédel, tout en larmes, le précéda dans le vieil escalier de la taverne, et toutes les commères les suivirent dans une sorte de recueillement religieux. Au haut de l’escalier s’ouvrait la chambre de Sébaldus, sur l’antique galerie vermoulue ; cette chambre, assez vaste et haute, recevait le jour de la cour intérieure par deux fenêtres. Il y avait à droite une vieille armoire sculptée, à belles ferrures luisantes ; à gauche, un grand lit à baldaquin, les rideaux bleu de ciel à carreaux blancs, et dans ce lit était couché, la tête haute, le dos dans un énorme tas de coussins, maître Sébaldus, dont on découvrait à peine le nez pourpre et les grosses joues en forme de citrouille, sous un bonnet de coton. Le gros homme avait une physionomie vraiment consternée ; à peine vit-il entrer Eselskopf qu’il gémit : « Sauvez-moi, monsieur Eselskopf ; vous I êtes mon unique consolation dans le malheur ; ce gueux de capucin m’a brisé les os, je ne peux plus seulement remuer le cou. Ah ! le brigand ! un homme que j’aimais comme mon propre frère ! » Eselskopf, sans rien dire, déposa son tricorne au rebord de la fenêtre et sa canne dans un coin ; puis, relevant ses manchettes jaunes, il s’approcha lentement du lit et prit le pouls de maître Sébaldus, qui le regardait, les yeux arrondis par la crainte. Le savant docteur, son front chauve, étroit et jaune, contracté, les yeux fixes, les lèvres serrées et le menton dans sa cravate blanche, semblait réfléchir. Derrière, Grédel, Christian, Toubac, Hans Aden, une dizaine de commères, attendaient, se regardant les uns les autres. Fridoline n’osait monter, de peur d’apprendre qu’il n’y avait plus de remède. Et comme Eselskopf ne disait rien, l’épouvante de Sébaldus grandissait de seconde en seconde. A la fin, n’y tenant plus, il allait crier : « Est-ce que je suis mort sans rémission ? » lorsque enfin le docteur dit en hochant la tête : « Fièvre latente ! pouls irrégulier ! soubresauts des tendons ! symptômes gastriques ! haleine embarrassée ! » Et il continua de la sorte, jusqu’à ce que Sébaldus, qui pâlissait à mesure, s’écria : « J’ai donc toutes les maladies réunies, maintenant ! — Vous ne les avez pas toutes, dit Eselskopf, vous êtes trop usé, trop épuisé, trop annihilé par l’usage immodéré de la boisson, pour les avoir toutes, mais vous en avez au moins la moitié, et les plus dangereuses. » Sébaldus voulut encore parler, mais sa langue était devenue si épaisse, qu’il ne put dire un mot. « Ah ! s’écria la mère Grédel, quand on pense que ce malheureux père Johannes est cause de tout. — Non, madame Dick, non ! s’écria Eselskopf avec dignité. n’attribuez pas la cause d’un pareil état aux coups de bâton portés par cet homme ; rendons à César ce qui appartient à César. La cause de ce mal est bien antérieure aux événements d’hier soir ; la cause de ce mal remonte à quinze, vingt et peut-être trente ans ; toutes les liqueurs, tous les vins absorbés par monsieur Dick, ont déposé lentement en lui un germe de toute espèce de maladies ; de sorte qu’en se réunissant, ces germes ont formé dans sa personne une sorte d’œuf, contenant en graine toutes les infirmités, comme la boîte de Pandore. Il y avait hier dans cet œuf la gravelle, la goutte, la sciatique, les rhumatismes articulaires, la gastrite, les rétentions de toute sorte, l’apoplexie séreuse et l’apoplexie sanguine, la paralysie générale et partielle, et une foule d’autres maladies qu’il serait trop long d’énumérer. Tout cela se trouvait dans l’œuf, madame Dick ; l’œuf devait éclore tôt ou tard : cela pouvait encore durer trois mois, six mois, un an peut-être. Je veux bien admettre que les coups de bâton du père Johannes aient cassé l’œuf, mais les petits étaient dedans, et le capucin ne les y avait pas mis ; c’est maître Sébaldus, ici présent, qui les y avait mis et couvés lui-même. — Il n’y a donc plus de remède ! s’écria la mère Grédel en joignant les mains. — Si, madame Dick, il y a un remède propre à toutes les maladies, un remède qui guérit tous les maux, toutes les infirmités humaines, ce remède est le contraire du vin, qui produit toutes les misères ; c’est l’eau, madame Dick, c’est l’eau, dont les hommes ingrats méconnaissent les vertus, c’est l’eau que nous allons appliquer. » Et comme maître Sébaldus, recouvrant la voix, disait : « Ah ! pourvu que je guérisse, je boirai de l’eau... Oui, j’en boirai... quoique depuis bien longtemps j’en aie perdu l’habitude. — Vous guérirez, dit Eselskopf d’un ton ferme ; seulement ce sera peut-être un peu long, car, pour entraîner les mauvais germes, il vous faudra boire autant d’eau que vous avez bu de vin. Or, comme vous buvez du vin depuis vingt à trente ans, et quelquefois six, sept, huit et dix bouteilles par jour, jugez du nombre de bouteilles d’eau qu’il vous faudra boire. » Alors la figure de Sébaldus, qui commençait à s’épanouir, devint sombre, ses joues tombèrent, et il bégaya : « Je ne peux pourtant pas en boire plus de dix pintes par jour, et si ça dure trente ans, je serai trop vieux pour pouvoir reprendre du vin. » À cette réflexion, Eselskopf se fâchai « Du vin ! s’écria-t-il, vous pensez eneore à reprendre du vin ! en ce cas, je n’ai plus qu’à m’en aller. » Il saisissait déjà sa canne et son tricorne, quand la mère Grédel et tous les autres le supplièrent de rester. Il se laissa fléchir, et prescrivit d’appliquer sur-le-champ à maître Sébaldus, des compresses d’eau à la glace sur les reins, et de renouveler ces compresses de quart d’heure en quart d’heure. Quant à la boisson, de l’eau claire ; et pour le manger, des épinards, de l’oseille et des choux cuits à l’eau. Il défendit les pommes de terre comme trop nourrissantes, et prévint la mène Grédel que le moindre écart de régime tuerait du coup maître Sébaldus, comme un poison violent. Alors il sortit majestueusement, et je vous laisse à penser la mine et les réflexions que dut faire maître Sébaldus, quand on lui appliqua sa première compresse de glace sur la nuque, et qu’on lui donna son premier verre d’eau pour le consoler. « Ah ! seigneur Dieu, criait-il, qu’est-ce que j’ai fait pour mériter un si triste sort ! Grédel, Grédel, ce linge froid me donne des frissons... Je ne me sens plus... Ah ! le gueux de capucin... Eselskopf a beau dire : sans lui, l’œuf aurait pu durer encore longtemps ; c’est ce misérable Johannes qui l’a cassé, et maintenant, voilà que tous mes vieux péchés sortent par centaines. » Et chaque fois qu’on lui présentait un verre d’eau, le pauvre homme faisait une mine vraiment pitoyable. a De l’eau... toujours de l’eau ! gémissait-il ; je n’en puis plus, et c’est avec de l’eau qu’on veut me ressusciter ; encore si elle était rouge, je pourrais du moins la regarder ; mais de l’eau claire, rien qu’à la voir, mon pauvre estomac grelotte ! Et puis, ces épinards, cette oseille, ces choux à l’eau ; toujours des épinards, des choux, de l’oseille, ça me fait prendre la verdure en grippe. Qui jamais aurait cru que je pourrais en venir là ! je suis sûr qu’en me voyant, je me ferais peur à moi-même. » Le fait est que le pauvre homme maigrissait d’heure en heure ; sa graisse fondait à vue d’œil, son gros nez devenait bleu, et son triple menton, se vidant, ne forma bientôt plus qu’une mince collerette transparente, qui lui descendait en serpentant sur la poitrine. « Allons, Sébaldus, allons, du courage ! lui disait sa femme. Tiens, je t’apporte ce que tu aimes le mieux, tes bons choux, à la place de l’oseille qui t’agace les dents. — Mes choux... mes bons choux... tu veux te moquer de moi, Grédel ; mes bons choux ! faisait-il, c’est abominable de rire d’un pauvre malade. — Voyons, Sébaldus, calme-toi ; et tu te fâches et si tu te plains déjà là cinquième jour, comme tu fais, que sera-ce donc dans trois ou quatre mois ? Il faut de la patience. » Ces réflexions judicieuses stupéfiaient tellement Sébaldus, qu’il ne trouvait plus un mot à dire. Quelquefois, lorsque Fridoline, les yeux tout rouges, venait le voir, il la regardait longtemps, et une larme coulait lentement sur sa joue pendante : « Tu vois, mon enfant, tu vois à quel état est réduit ton pauvre père, murmurait-il tout bas ; ce n’est plus qu’une ombre, mais c’est une ombre qui t’aime bien, Fridoline ; c’est une ombre qui voudrait te voir bien heureuse, chère enfant. Dans ma misère, avec cette eau froide sur le dos, et ces épinards dans l’estomac, j’ai encore la force de t’aimer ! » Alors ils sanglotaient tous deux ensemble, il y avait de quoi vous fendre l’âme. Quanta Eselskopf, il venait régulièrement deux fois par jour, et voyant Sébaldus maigrir, pâlir et S’affaissant, il disait : « Bon... bon... ça va bien... ça va très-bien. Puisque les épinards et l’oseille produisent un si bon effet, il faut continuer. Et si l’oseille agace les dents du malade, il faudra s’en tenir aux épinards. » Peindre la figure de Sébaldus, lorsqu’il, entendait ces choses, serait impossible ; ses yeux s’arrondissaient, ses joues pâlissaient ; la colère, l’indignation l’étouffaient ; l’aspect seul d’Eselskopf lui donnait froid. L’idée de cet homme et celle de l’eau claire n’en faisaient plus qu’une dans sa tête ; il en avait horreur, et parfois il se prenait à croire qu’Ëselskopf se vengeait de lui, ce qui l’exaspérait plus qu’il n’est possible de le dire. Cependant le bruit de ces événements étranges : de la grande bataille, des coups de trique et de la maladie de maître Sébaldus, s’était répandu dans le pays, et c’est alors qu’on put voir combien le digne maître de taverne avait d’amis sur la rive gauche du Rhin. En effet, le dimanche suivant, une foule innombrable de buveurs accoururent s’informer de son état. Il en arrivait de cinq, six et jusqu’à dix lieues à la ronde. Il y en avait de vieux à perruque, le dos cassé, les genoux en zigzag » le tricorne sur la nuque et le nez bleu ; il y en avait des jeunes en bien plus grand nombre, et même quelques femmes arrivant de Pirmesens et de Landau. Tous ces braves gens défilaient en procession sous la voûte des Trabans ; ils se serraient la main d’un air triste, puis s’acheminaient vers la taverne, où la mère Grédel les recevait tout en larmes, leur recommandant de s’asseoir le long des grandes tables et de ne faire aucun bruit, car maître Sébaldus ne pouvait plus entendre le glou-glou des bouteilles et le cliquetis des fourchettes, depuis qu’il buvait de l’eau et se nourrissait de légumes. Vers une heure, ces braves gens, au nombre de cinquante ou soixante, présentaient un coup d’œil attendrissant ; tous buvaient et causaient dans un recueillement qui vous faisait venir les larmes aux yeux. L’un vantait le bon cœur de maître Sébaldus, l’autre ses bonnes idées, l’autre son humeur joyeuse. Le vieux greffier Frantz Schlouck, le plus fin connaisseur en vins du Rhingau, racontait comment il l’avait vu jadis arriver à Bergzabern, simple garçon vigneron, ne possédant que son tablier de cuir, son gilet rouge et sa serpe, mais plein de bon sens, doué d’un grand appétit et d’une soif proportionnée ; comment il s’était marié fort heureusement avec Grédel Baltzer, la cuisinière du grand hôtel de l’Aigle, par amour du vin rouge, du jambon et du pâté de veau, ce qui prouvait, disait-il, un rare discernement ; comment il s’était établi d’abord dans le cul-de-sac des Tanneurs, à l’enseigne des Trois Harengs, où les charbonniers et les marchands de bois avaient commencé sa réputation ; mais que plus tard, aspirant au grand monde, il avait vendu cette petite taverne, pour acheter le fonds de la vieille synagogue, ce qui fut un véritable trait de génie, car ses affaires n’avaient fait que croître et s’embellir tous les jours, la foule s’étant portée en masse à la cour des Trabans. « Et depuis, grâce au ciel, disait le digne greffier, la vieille cour était plus fréquentée que l’église. Voilà ce que font le bon vin, la bonne humeur et les bons comestibles, ajouta-t-il, ils font les bonnes digestions, et les bonnes digestions sont les trois quarts de la santé, du plaisir et de la prospérité en ce bas monde. » Chacun reconnaissait la justesse de ce discours. D’autres alors exaltèrent les exploits de maître Sébaldus aux grands concours de la Cruche de Rudesheim. En telle année, il avait battu tous les vignerons, et même le fameux Sexomen de Neustadt. En telle autre année, il avait mis tous ses adversaires sous la table ; une tonne d’une mesure ne lui faisait pas peur, d’autant plus qu’il mangeait en proportion, ce que les autres ne pouvaient faire. On célébra ses heureuses opérations, ses grandes caves, son cellier, le plus frais de Bergzabern, et, finalement, comme trois heures sonnaient à l’église Saint-Sylvestre, le vieux Zaphéri Mutz dit qu’il fallait aller le voir ; que cela lui ferait certainement plaisir ; qu’on lui souhaiterait une bonne santé, et qu’on lui témoignerait l’espérance de le voir bientôt assis au milieu de ses anciens camarades, la cruche au poing, ce qui ne pouvait manquer de lui mettre la joie au cœur. Tous, à l’unanimité, trouvèrent cette idée très-bonne ; la mère Grédel eut beau leur dire qu’il avait besoin de repos. « Bah ! s’écria Zaphéri, nous le connaissons bien, rien que le plaisir de nous voir serait capable de le guérir. » Et, bon gré, mal gré, la mère Grédel dut aller prévenir Sébaldus que ses vieux compagnons allaient défiler autour de son lit et lui serrer la main. Sébaldus venait de prendre sa huitième pinte d’eau quand il reçut cette nouvelle ; il était aussi pâle et défait que les autres étaient rouges et joyeux ; son nez pourpre avait pris des teintes violettes, par le froid intérieur ; la consternation se peignait dans ses yeux. Avant qu’il eût eu le temps de répondre, la porte s’ouvrit, et ses joyeux compères d’autrefois entrèrent deux à deux en disant : Hé ! hé ! maître Sébaldus, comment ça va-t-il ? Ha ! ha ! ha ! vous voilà donc malade une fois... ça ne vous arrive pas souvent... Ça ne sera rien... ça ne sera rien ! » Mais à peine l’eurent-ils regardé, que la voix leur manqua ; un frisson leur passa dans le dos, et plusieurs se tournèrent vers la porte pour s’en aller. Comment un homme si gros, si frais, si vermeil il y avait huit jours, pouvait-il être réduit à ce point ? Cela ne leur semblait pas naturel. Les derniers arrivants poussant les autres, bientôt toute la chambre fut remplie de ces bons vivants, la bouche béante, les yeux écarquillés, regardant muets de terreur. Zaphéri Mutz avait préparé quelques mots d’encouragement pour le malade, mais alors il n’eut pas le courage de les prononcer et se prit à bégayer : « Oh ! le gueux de capucin ! dans quel état il vous a mis, mon pauvre Sébaldus ; ça fait dresser les cheveux sur la tête. — Oui, oui, balbutia le pauvre homme, qui, lisant la stupeur sur toutes ces figures, en conçut une peur singulière ; oui... ça ne peut plus durer longtemps comme cela... Je ne tiens plus ensemble... je m’en va... je n’ai plus seulement la force de tousser... Ho ! ho ! ho ! quel malheur... quel malheur ! — Le brigand de capucin ! s’écrièrent plusieurs autres, le misérable gueux ! si nous avions été là, tout cela ne serait pas arrivé ! — Ah ! fit Sébaldus, il vous aurait tous exterminés jusqu’au dernier ; vous ne connaissez pas sa fureur !... C’est le Seigneur lui-même... c’est l’ange du Seigneur qui m’a puni de mes péchés innombrables, de ma paresse, de mon ivrognerie, de ma gourmandise, de mes blasphèmes contre son saint nom. Jamais le père Johannes n’aurait eu cette force tout seul. Son bâton m’entrait dans le dos comme un sabre ! Maintenant me voilà... Que la volonté du Seigneur soit faite... Oui, que votre volonté soit faite, mon doux Jésus ! Je ne murmure pas... je reconnais votre justice... je renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres !... C’est fini... je le sais bien... Il y a longtemps que la mesure était pleine... elle a débordé par ma faute... par ma très-grande faute. J’ai blasphémé... | Les tempêtes se sont déchaînées sur moi ! » Il disait ces choses par la peur horrible qu’il avait de mourir ; on aurait juré, à le voir les mains jointes et le nez violet, que c’était un véritable saint du paradis. « Bah ! fit Zappéri Mutz tout pâle, vous en reviendrez, maître Sébaldus ; vous pouvez encore en revenir. — Non, Zaphéri, non ; je sais bien que ma fin approche. Tout ce que je désire maintenant, c’est que vous profitiez de mon exemple pour vous convertir, car nous menions tous ensemble une vie bien criminelle, et que vous renonciez aux faux biens de la terre. Regardez-moi : à quoi me servent maintenant mes fermes, mes vignes, mes moulins, mes caves, mes vieux vins de Rudesheim, de Markobrünner, de Johannisberg, et tant d’autres, que je réservais pour la satisfaction de ma bouche et la perdition de mon âme ? Tout cela n’existe plus pour Frantz Christian Sébaldus Dick. Hélas ! c’est la vanité des vanités ! » Alors il se prit à pleurer en songeant à ces, choses. Chacun se disait : < Maître Sébaldus est un saint homme, nous ne l’aurions jamais cru, il parle comme un prophète. » On ne pouvait rien voir de plus édifiant, surtout quand on songeait que le digne maître de taverne avait déclaré huit jours auparavant qu’il fallait être estropié du cerveau, pour croire à autre chose qu’au dieu Soleil. Voilà comment les réflexions inspirées par l’eau claire vous ramènent un homme aux saines doctrines, et voilà pourquoi les saints anachorètes sont toujours représentés vivant de racines au milieu du désert. C’est un symbole, une sorte d’apologue en peinture. Mais tout cela n’empêchait pas les amis du Jambon de Mayence d’être consternés d’une pareille transformation, et de faire un triste retour sur eux mêmes. « La même chose peut nous arriver, pensaient-ils ; tout le vin que nous avons bu peut tourner en vinaigre du jour au lendemain. Alors, au lieu d’être frais et vermeils, nous tomberons ensemble, comme une vessie qu’on désenfle, et ce sera, pour chacun de nous en particulier et pour tous en général, l’abomination de la désolation prédite par les saintes Écritures. » Or, ces réflexions judicieuses ne leur paraissaient pas gaies ; au contraire, ils en devenaient tout mélancoliques, et tous, les uns après les autres, se retiraient doucement, gagnaient l’escalier, puis la cour des Trabans et la rue, et s’en allaient la tête basse, sans oser regarder ni à droite ni à gauche. Au bout de vingt minutes, maître Sébaldus restait seul dans la chambre avec la vieille Rasimus et Grédel, qui tricotaient en silence, Christian qui rêvait, et la petite Fridoline qui n’avait plus de larmes, à force d’avoir pleuré. Tous les vieux camarades étaient partis, et cela prouve que si le chanvre vert attire les moineaux et les pinsons, l’épouvantail du malheur les chasse bien vite. La désertion des amis de maître Sébaldus eut un effet étrange à Bergzabern ; le bruit se répandit que toutes les prédictions d’Eselskopf s’étaient vérifiées ; que le digne maître de taverne, à force d’excès, était tombé dans un état d’affaissement incurable ; qu’il maigrissait, qu’il s’en allait, qu’il radotait, qu’il fondait comme du beurre dans la poêle. Ainsi les honnêtes gens attribuaient au vin rouge l’effet déplorable des légumes et de l’eau claire. La société de tempérance prenait racine, les adhérents du bon vin étaient en déroute, et Eselskopf, grâce à sa persévérance, triomphait sur toute la ligne. Adieu les combats de coqs, adieu les combats d’ours et de chiens, adieu les fêtes de saint Magloire, de saint Pancrace, de saint Boniface, de saint Crépin, de saint Cyprien, de tous les saints du calendrier que maître Sébaldus avait l’habitude de célébrer avec magnificence. Adieu la fête des asperges et celle des vendanges, adieu la course des sacs, le grand concours des Biberons en automne, adieu ! « Maintenant tout est fini, » se disaient les véritables soutiens du Jambon de Mayence : les vanniers, les cloutiers, les savetiers, les gagne-petit, les chaudronniers, les marchands d’amadou, Hans Aden, Toubac, Paulus Borbès et cent autres, qui s’étaient fait une habitude, une seconde vie, une manière d’être à part dans l’antique et respectable taverne. La désolation était au milieu d’eux, la consternation se peignait sur leurs figures. Bien loin d’abandonner maître Sébaldus, ils se relayaient dans la grande salle, causant à voix basse, s’informant des ordpnnances et de la santé du malade, s’essuyant les yeux du revers de la manche, lorsqu’il y avait une petite amélioration, et se désolant lorsque la nuit avait été mauvaise. La mère Rasimus seule avait le bonheur de veiller auprès du malade. Chaque fois qu’elle entr’ouvrait la porte sur la galerie vermoulue, on lui faisait signe de descendre ; alors elle attirait ses guenilles, et, relevant les loques de son bonnet, elle se penchait sur la rampe, et tout bas leur donnait des nouvelles : « Ça va bien ! — Ça va mal ! — Il ne veut plus d’oseille. — Il se fâche contre Eselskopf. » Tels étaient, du matin au soir, les bruits qui couraient dans l’antique cour de la synagogue, et qui faisaient la joie ou la désolation de ces pauvres diables. Tant que maître Sébaldus sentit ses maux de reins, ce qui dura bien une douzaine de jours, il se soumit avec résignation aux ordonnances du docteur ; mais aussitôt après la figure d’Eselskopf lui devint odieuse. A chacune de ses visites, il se retournait la face au mur pour ne pas le voir ; et quand il l’entendait répéter sans cesse : « Ça va bien ! continuons les légumes ! » une indignation profonde lui remuait les entrailles. Mais ce qui le désespéra plus que tout autre chose, ce fut lorsqu’un soir Eselskopf, frappé lui-même de sa pâleur et de son état de vacuité complète, se prit à sourire en lui montrant ses dents jaunes et dit : « Monsieur Dick, maintenant je réponds de vous ! vous êtes en bonne voie de guérison ; encore un ou deux mois du même régime, et tous vos liquides seront en équilibre, vos flegmes auront disparu, et vous aurez une taille comme cela. » Eselskopf se serrait les hanches de ses deux longues mains sèches avec une sorte d’admiration pour lui-même. « Va-t’en au diable ! » murmura Sébaldus en se retournant tout désolé. Et de toute la nuit il ne put fermer l’œil. Il se voyait aussi maigre qu’Eselskopf, et n’osait lever les yeux. « Comment paraître ainsi devant les honnêtes gens ? se disait-il. Que pensera-t-on de moi ? Tous ceux qui m’ont connu me montreront du doigt ; je serai forcé de me cacher ; le petit tailleur Eisenlœffel sera un géant auprès de moi, et le vieux Diederich Sauffer pourra me renverser d’une chiquenaude. J’aime mieux mourir, oui, j’aime mieux mourir que de suppporter une pareille honte. » Or, dans la matinée, Trievel Rasimus vint, comme d’habitude, relever la mère Grédel au petit jour. Depuis longtemps elle était revenue sur le compte d’Eselskopf, et le considérait comme un âne ; la peur qu’il lui avait faite d’abord s’était dissipée. « Ce gueux, se disait-elle parfois en levant son tablier, et tirant de sa poche un long flacon couvert d’osier, ce gueux d’Eselskopf, il avait entortillé tout le monde. Moi qui voulais boire de l’eau, hé ! hé ! hé ! Oui, je t’en donnerai de l’eau, ma pauvre Trievel, de l’eau pour t’éclaircir le teint, en voilà ! » Et, levant le coude, elle buvait d’un air de jubilation goguenarde, puis faisait claquer sa langue et glissait le flacon dans sa poche. « Oh ! la bonne eau de fontaine ! » » Et tout aussitôt elle levait la jambe et se balançait sur les hanches, comme au moment de danser un hopser avec Toubac. Mais elle se serait bien gardée de souffler un mot de ses idées sur Eselskopf à dame Grédel, qui considérait M. le docteur comme un oracle. « Pas si bête ! faisait-elle, on me chasserait de la maison, et je ne pourrais plus secourir ce bon maître Sébaldus, qui est bien la crème des honnêtés gens. Pauvre cher homme, il n’a plus que la peau et les os... Qu’est-ce qu’il lui faudrait ? Des bouillons gras pour lui remonter le cœur... et on lui verse de grands verres d’eau froide ! Ah ! gueux d’Eselskopf, c’est pire que les coups de bâton du capucin. » Donc, ce matin-là, Trievel Rasimus tricotait et rêvassait comme d’habitude au coin de la fenêtre. Un beau rayon de soleil pourpre et or s’étendait sur les vitres, à travers le feuillage d’un grand acacia qui s’élevait dans la cour ; une troupe de moineaux pillards se chamaillaient ; on les entendait crier, se démener, puis s’enfuir au moindre bruit. La vieille, fourrant les aiguilles de son tricot dans sa tignasse grise, regardait alors ce qui se passait aux environs sur les toits ; elle observait le chat du voisin Yéri-Péter, un gros chat roux, qui faisait sa ronde matinale dans les lucarnes et balançait la queue en cadence ; les beaux nuages blancs voguant dans l’azur ; elle songeait aux prochaines vendanges ; enfin elle regardait maître Sébaldus, les paupières closes, dans l’ombre du baldaquin, et se remettait à l’ouvrage. Parfois un petit cliquetis de verres et de bouteilles arrivait jusque dans la chambre, quoique la porte fût fermée, et que la mère Grédel eût bien recommandé de faire doucement. Aussitôt les paupières du malade s’entr’ouvraient, il prêtait l’oreille, puis soupirait longuement, et jetait un coup d’œil triste sur la carafe étincelante au bord de la cheminée, entre deux grandes chopes bien propres. « Quelle misère ! murmurait-il, quelle misère ! » ! Dans un de ces moments, n’y tenant plus, il fit un effort pour lever le rideau, et voyant la vieille toute seule, il se prit à dire : « Ah ! je voudrais être enterré sous le Schlossgarten ! J’en ai bien assez de choux, d’épinards et d’oseille comme cela. Trievel, tiens, puisque ma femme et Fridoline ne sont pas là, je te le dis à toi : oui, j’aimerais mieux être mort, que de continuer à boire de l’eau. Je me suis bien assez donné de bon temps ; et si c’est fini, si je ne dois plus descendre dans ma taverne que les pieds en avant... eh bien, j’aimerais autant qu’on m’achevât tout de suite avec une cruche de Rudesheim ou de Johannisberg ; ça serait au moins une mort digne de Sébaldus Dick !... Mais mourir en buvant de l’eau... pouah ! Rien que d’y penser, ça me retourne le cœur de fond en comble... J’aurais cassé mon broc sur la tête de celui qui m’aurait dit ça ! » Le brave homme parlait avec tant de conviction et d’un accent si pathétique, que Trievel Rasimus en fut attendrie. Elle se retourna ; ils se regardèrent deux ou trois secondes dans le blanc des yeux d’un air expressif ; puis la vieille se leva, déposa son tricot au bord de la fenêtre, et tout doucement alla entr’ouvrir la porte. Elle vit à travers la balustrade de la galerie, dans l’ombre de la taverne, Hans Aden, Toubac et plusieurs autres, assis le coude sur la table, d’un air mélancolique, et vidant leur petite chope sans rien dire ; la mère Grédel, toute pensive, les mains jointes sur ses genoux, derrière le comptoir, et Fridoline auprès d’elle. Alors, bien sûre.que personne ne pouvait la troubler, elle revint près du lit, et, souriant à maître Sébaldus d’un air étrange : « Du vin ! fit-elle ; seigneur Dieu ! vous donner du vin ! mais ce serait votre mort, maître Sébaldus. Si vous me demandiez de l’eau, à la bonne heure ; de la bonne eau du Sonneberg, je ne dis pas. Oui, je vous en donnerais, quoiqu’elle soit un peu forte pour un malade. — De l’eau du Sonneberg, bégaya Sébaldus. — Oui... vous ne connaissez pas ça... c’est une eau... une eau bonne pour les yeux... et toutes les autres infirmités du corps, maître Sébaldus ; une eau si bonne, que ma grand’mère Annah, qui ne manquait jamais d’en boire au moins deux pintes par jour, lisait encore son almanach sans lunettes à quatre-vingts ans. » Et comme maître Sébaldus ne répondait pas, tant il avait en horreur toutes les eaux du monde, elle tira sa gourde de sa grande poche et dit : « Cette nuit, j’ai été en chercher, tout exprès pour vous, ce petit flacon... Hé ! hé ! hé ! Tenez, goûtez-moi ça ? » Le bon tavernier détournait la tête d’un air désolé ; mais à peine eut-il le goulot près des lèvres, que, se relevant bien vite sur le coude, il prit la gourde d’une main tremblante et se mit à boire, les yeux écarquillés, avec une sorte d’extase inexprimable. Son cou se gonflait et se dégonflait, comme celui d’un rossignol qui chante l’amour. C’était admirable de le voir ; il ne finit qu’à la dernière goutte, en exhalant un soupir de regret. La vieille, sa longue figure lie de vin penchée entre les rideaux, le regardait d’un œil tendre. « Eh bien, fit-elle en reprenant le flacon vide et le glissant dans sa grande poche, eh bien ! que pensez-vous de mon eau du Sonneberg ? Ça va-t il mieux ? hé ! hé ! hé ! Ça vous éclaircit-il la vue, hein ? — Oui... oui... bégaya le brave homme, oui, ça m’éclaircit la vue... ça me rafraîchit les idées ! Ça, Trievel, c’est comme l’eau de la piscine miraculeuse qui guérissait les paralytiques. Est-ce que tu en as encore de cette bonne eau ? — Soyez tranquille, je vais en chercher. — Une grande bouteille, n’est-ce pas ? une bouteille de deux pintes. — Oui, maître Sébaldus, oui, dit la vieille en riant de bon cœur. — Et tu la mettras ici dans le placard, derrière mon lit. — Ne vous inquiétez de rien ; mais il ne faudra pas en prendre trop à la fois : s’il vous arrivait quelque chose, je serais perdue. — Il ne m’arrivera rien, Trievel. Oh ! la bonne eau !... Tu m’en chercheras tous les jours au... au Sonneberg ; c’est sous le Sonneberg qu’elle coule ? fit-il en clignant les yeux. — Oui, sous la roche du Sonneberg, au pied du coteau. — Bon... bon... je m’en doutais ; elle doit venir de là... Ah ! si j’avais déjà l’autre flacon, je serais guéri ! — Chut ! fit Trievei Rasimus en se dépêchant de reprendre son tricot, dame Grédel arrive. » Maître Sébaldus, se tournant aussitôt la face vers le mur, fit semblant de dormir, et la vieille se rassit au coin de la fenêtre. Ce n’étaient pas seulement Grédel, Fridoline et Christian qui montaient à la chambre, c’était aussi le docteur Eselskopf, qui venait faire sa visite. « Il dort, » dit la vieille à voix basse. Eselskopf, inclinant la tête, posa son tricorne sur la table et sa canne dans un coin ; s’approchant du lit, il leva doucement la couverture et prit le pouls du malade. Tout le monde le regardait ; il semblait tout étonné, et, se retournant au bout d’une minute : « Qu’avez-vous donné à monsieur Dick ? fit-il ? — De l’eau et de l’oseille, répondit la mère Grédel. — Rien que de l’eau et de l’oseille ? — Oui, monsieur le docteur. » Il reprit le pouls et réfléchit. « C’est vraiment étrange, je le disais bien, l’eau est encore trop nourrissante ; Ce fait mérite d’être consigné dans les Annales médicales du Hundsrück. » Et les lèvres serrées, le front soucieux, tout à coup il sortit, oubliant son tricorne. Christian courut après lui : « Hé ! monsieur Eselskopf, vous oubliez votre canne et votre chapeau. Que faudra-t-il faire aujourd’hui ? vous n’avez pas tracé d’ordonnance. — Ah ! vous réduirez les épinards de moitié et vous ne donnerez pas tant d’eau ; l’eau est délicieuse, excellente, mais il ne faut pas en abuser. — C’est tout ? —Oui, je repasserai demain ; il faut que je réfléchisse. » Eselskopf s’en alla. Tous les assistants étaient inquiets, surtout la vieille Rasimus, qui ne pouvait se défendre d’admirer la pénétration du docteur. « Il en sait pourtant plus que je ne croyais, » se disait-elle. Malgré cela, comme maître Sébaldus n’éprouvait aucun inconvénient de la chose, et Grédel s’étant installée dans la chambre, la bonne vieille se mit en devoir d’aller chercher de l’eau du Sonneberg, selon sa promesse. Trievel Rasimus n’était pas sortie depuis un quart d’heure, que maître Sébaldus, grâce à la bonne eau qu’il avait bue, dormait profondément. Jusqu’à huit heures du soir, le brave homme ne fit que rêver de vendanges, de combats de coqs, de fêtes, de noces et de festins. Tantôt il se voyait en face d’un magnifique pâté à la croûte brune, qui répandait une odeur délicieuse, et dont il creusait les flancs avec jubilation. Tantôt, debout sur le char des vendanges, entre les grandes tonnes cerclées de fer, et couronné de pampres, il levait sa large coupe pleine d’un vin écumeux, et célébrait la gloire du dieu Soleil ; le père Johannes, à côté de lui, comme un vieux faune attaché à la famille, faisait danser dans ses mains la petite Fridoline ; et Christian, derrière le char, sa toque sur l’oreille, et les joues gonflées, tirait des airs amoureux d’une longue trompe d’écorce. Puis tout à coup il se retrouvait dans l’antique cour des Trabans, au milieu des cages d’osier ; son coq, le Petit-Vigneron, venait de remporter une grande victoire sur l’Amiral-Hollandais du bourgmestre Omacht, et l’air retentissait de mille cris d’enthousiasme. Au milieu de ces rêves joyeux, des paroles confuses trahissaient l’agitation du brave homme ; la mère Grédel et Fridoline n’étaient pas sans inquiétude. Mais vers le soir sa respiration devint calme et régulière, puis douce comme celle d’un enfant. Enfin, sur le coup de huit heures à l’église Saint-Sylvestre, il s’éveilla, bâilla, détira ses bras, et dans le moment même ses yeux se rencontrèrent avec ceux de la vieille Rasimus, déjà de retour, et qui tricotait au coin de la fenêtre. Elle lui fit signe, d’un clin d’œil expressif, que la gourde était dans le placard, et cela le remplit d’une satisfaction inexprimable. « Grédel ! fit-il. — Ah ! te voilà éveillé. — Oui, et je me sens tout à fait bien ! Cet Eselskopf est un savant homme, il m’a sauvé. Maintenant, vous pouvez aller vous coucher tranquillement, je n’ai plus besoin de vous. » Il disait ces choses afin d’écarter Grédel et Fridoline, pour s’emparer de la gourde. « Tu n’as pas envie de manger ? —Si, je mangerais bien une andouille, une omelette au lard, une... — Une andouille ! s’écria la mère Grédel ; Seigneur Dieu, tu perds la tête ; tant que tu auras des idées pareilles, Sébaldus, tu ne seras pas guéri. » Le brave homme comprit qu’il venait de commettre une grande imprudence, et s’efforçant de rire : « C’est une plaisanterie, fit-il, pour voir ce que tu dirais, Grédel. Dieu me garde de vouloir manger une andouille, du boudin, ou toute autre chose de pareil ! Ce sont des choux, de l’oseille, des épinards qu’il me faut. Mais allez-vous coucher. Trievel, dis donc à Grédel d’aller se coucher ; de la voir toujours veiller auprès de moi, ça me fait de la peine. Et cette pauvre petite Fridoline, comme elle a les yeux rouges ! Viens m’embrasser, mon enfant, viens embrasser ton bon père, et puis va dormir. N’est-ce pas, Trievel, que j’ai raison ? — Oui, monsieur Dick, je l’ai déjà dit cent fois à dame Grédel ; elle se tue, il lui faudrait un peu de repos. » Grédel alors, sans savoir pourquoi, se prit à concevoir une vague défiance. « Fridoline a veillé la moitié de la nuit dernière, dit-elle, Trievel veillera demain ; à chacun son tour. Que tout le monde aille se coucher, je resterai ce soir. — Mais, dit Sébaldus, ça me gêne qu’on veille auprès de moi, ça m’empêche de dormir ; cette chandelle-là m’ennuie. — On la mettra derrière le rideau, répliqua Grédel d’un ton ferme. Bonne nuit, Trievel ; bonsoir. Fridoline. » Bon gré, mal gré, la vieille Rasimus dut s’en aller. Avec sa finesse habituelle, elle avait compris qu’en insistant, les doutes de Grédel ne feraient que se confirmer. Elle se leva donc, et dit en bâillant : « Eh bien, au revoir, maître Sébaldus, je ne suis pas fâchée de faire un bon somme cette nuit ; je vais m’en donner pour aujourd’hui et demain. » Et Fridoline, ayant embrassé son père, elles sortirent ensemble, tandis que la mère Grédel plaçait la lumière au rebord de la fenêtre, et reprenait son tricot. Maître Sébaldus ne se possédait plus d’indignation et de convoitise. « Faut-il être malheureux pour avoir une femme si bonne, se disait-il ; à force de m’aimer, elle me ferait manger des légumes et boire de l’eau toute ma vie. A-t-on jamais rien vu de pareil ! C’est pire que l’amitié du père Johannes, au moins lui voulait m’assommer tout de suite. Comment faire maintenant pour avoir la gourde ? Si je remue, si j’étends le bras, elle regardera, elle verra la chose, elle criera, elle chassera la vieille Rasimus, et moi je resterai tranquillement avec ma bonne femme d’un côté et Eselskopf de l’autre. » Ces idées allaient et venaient dans sa tête ; il entendait les aiguilles du tricot poursuivre ! leur jeu sans relâche, il voyait le profil de Grédel se dessiner contre le rideau, il écoutait le tic-tac de l’horloge, et son impatience grandissait de seconde en seconde. « Au nom du ciel 1 Grédel, dit-il au bout d’une heure, je t’en prie, va te coucher. De te voir veiller comme cela, ça me crève le cœur. Tu maigris, tu n’es plus la même... Tu finiras par tomber malade. » 11 parlait d’un ton si naturel et si tendre, que Grédel en fut touchée. « Ne pense pas à moi, Sébaldus, dit-elle, tâche seulement de dormir. » Un mouvement de colère prit le gros homme, mais il se contint et dit avec expression : « Tu ne peux pas t’imaginer, Grédel, comme tu me ferais plaisir de te coucher. Je me sens tout à fait bien ; mais de te voir là, ma pauvre femme, ça me tourne le sang ; je me dis en moi-même : « Comme elle est bonne, Cette pauvre Grédel ! comme elle se fatigue à cause de moi ! » Va donc te coucher, au nom du ciel ! Tiens, voilà onze heures qui sonnent ; si tu te couches, je vais m’endormir tout de suite. » Grédel, vraiment épuisée de fatigue, finit par céder. Elle déposa son ouvrage et s’étendit sur un lit de repos, en face de l’alcôve, en disant . « Tu le veux, Sébaldus, je vais donc tâcher de dormir un peu, mais s’il te fallait quelque chose... — J’appellerai... je crierai. — Tu n’auras pas besoin de crier, dis seulement « Grédel ! » et je serai là. » L’excellente femme ayant soufflé la lumière, Sébaldus attendit encore un bon quart d’heure ; puis, tout doucement, tout doucement, il s’empara de la gourde et but à sa satisfaction. Après quoi, tout glorieux de son triomphe et riant en lui-même, il ramena la couverture sur son épaule et se prit à ronfler comme un bienheureux. Il faisait grand jour lorsque la bonne mère Grédel fut éveillée par une musique étrange. Elle prêta l’oreille, croyant que Kasper, le garçon de taverne, chantait, en rinçant ses chopes et ses canettes, ce qu’il faisait tous les matins vers six heures ; mais quelle ne fut pas sa surprise d’entendre maître Sébaldus lui-même fredonner la chansonnette de Karl Ritter : Ah ! qu’on est bien sous la treille ! Tra deri dera, tra deri dera lallà ! « Seigneur Dieu ! s’écria-t-elle, Sébaldus devient fou ! » Mais lui, d’un ton calme, répondit : « Fou, Grédel, oh ! que non ; quand j’ai fait venir Eselskopf, à la bonne heure ? j’étais fou ; mais à cette heure, j’ai repris mon bon sens. Tra deri dera ! » Malgré cette assurance, Grédel bégayait en mettant ses jupes à la hâte : « Eselskopf... bien vite ! il faut chercher Eselskopf. » Et comme elle ouvrait la porte, la mère Rasimus, qui venait la relever, lui apparut dans l’escalier de la galerie. « C’est le Seigneur qui vous amène, Trievel, s’écria la pauvre femme. — Quoi ! qu’est-çe qui se passe ? » demanda la vieille sans trop s’émouvoir, sachant combien dame Grédel était peureuse. Sébaldus, qui de son lit entendait tout, s’écria « Hé ! Trievel, il se passe que ma femme perd la tête. Grédel, n’as-tu pas honte d’effrayer les gens ? Va... je te croyais plus de bon sens. » : La mère Rasimus était montée, et les mains sous son grand châle replié, les franges jaunes de son bonnet pendant jusque sur les sourcils, elle regardait Sébaldus en souriant. « Mais cet homme-là se porte comme un charme, ficelle. Qu’est-ce que vou6 me chantez donc, dame Grédel ? il n’a jamais été plus frais, plus réjoui. Hé ! Fridoline, venez donc voir, il a rajeuni de-vingt ans depuis hier, le pauvre cher homme ! » Fridoline accourut en petite jupe blanche, puis Christian, qui venait justement d’arriver pour avoir des nouvelles, puis Kasper, le garçon tonnelier, Sofiayel, la cuisinière ; et Sébaldus, le teint coloré, souriait à tout ce monde, comme un gros poupon qui s’éveille et regarde autour de son berceau, tout émerveillé : « Ha I ha ! ha ! fit-il enfin, le temps des légumes est passé ! Hum ! hum ! ça va bien... ça va très-bien ! » Puis, regardant la mère Rasimus, ses gros yeux se troublèrent ; il lui tendit la main sans rien dire ; « Est-ce que vous voulez me tâter le pouls ? demanda la vieille en riant. — Non, Trievel, non, grâce au ciel, tu n’as pas besoin qu’on te tâte le pouls, pour savoir que tu as bon cœur, Dieu merci ! Je veux seulement t’embrasser, Trievel ; viens, que je t’embrasse. » Et la vieille, émue à son tour, dit : « Si ça peut vous faire plaisir, monsieur Dick, moi je ne demande pas mieux ; vous êtes un bel homme, il n’y a pas de honte. » Et ils s’embrassèrent. Grédel restait stupéfaite. Alors le bon maître de taverne, se remettant un peu, s’écria : « Grédel, Fridoline, regardez cette bonne vieille Trievel Rasimus ; regardez-la bien, c’est elle qui m’a sauvé la vie. Vous vous rappelez comme j’étais encore hier faible, minable et pâle ; je n’avais plus une goutte de sang dans les veines : c’est ce gueux d’Eselskopf qui m’avait mis dans cet état. Ah ! j’ai réfléchi depuis hier, j’ai pensé à bien des choses ; les coups de bâton du père Johannes n’étaient rien, qu’est-ce qu’il m’aurait fallu ? un cataplasme sur le dos, oui, un simple cataplasme, et au bout de trois ou quatre jours, on n’aurait plus rien vu que des lignes jaunes et vertes, comme lorsqu’on reçoit un coup sur la figure. Au lieu de ça, ce gueux de médecin a voulu me dessécher le corps, pour dire à tous les bons vivants de Bergzabern : « Voyez cet homme maigre, long, jaune, qui passe en toussant, qui n’a ni bras, ni cuisses, ni mollets, ni rien, et qui ressemble à un manche à balai, c’est Frantz Christian Sébaldus Dick, le gros Sébaldus, vous savez, celui qui était si gros ; c’est le même, je l’ai sauvé : sans moi, sans mon eau claire, il était mort... Que cela vous serve d’exemple ! » Et l’on aurait eu peur, tout le monde aurait bu de l’eau, et Eselskopf aurait écrit de gros livres sur mon histoire, sur l’eau, sur les légumes ; il aurait été fier, et on l’aurait appelé à Vienne, à Munich, à Berlin, pour guérir tous les gens un peu gros. Ah I j’ai bien réfléchi... oui, c’est ça... Le bandit... qu’il arrive !... Heureusement son coup est manqué... et c’est à elle, c’est a Trievel que je dois mon bonheur, ma santé, ma vie... tenez ! » Il tira une gourde énorme du placard, et la levant d’un air de vénération : « C’est avec ça qu’elle m’a guéri ! O Rasimus, Rasimus, je n’oublierai jamais que je te dois la lumière du jour ! — Toi, Grédel, je ne t’en veux pas, tu es la bête du bon Dieu ; Eselskopf t’avait fait croire que l’eau et les légumes allaient me sauver, tu l’as cru, je ne puis pas t’en vouloir ; mais qu’il revienne, lui, qu’il revienne, j’aurai quelque chose à lui dire ea particulier ! » Le brave homme reprit haleine ; puis, regardant Fridoline, qui pleurait de joie au pied du lit, il lui fit signe d’approcher et la tint longtemps serrée sur son cœur en silence. Christian n’était pas le moins ému de cette scène ; maître Sébaldus le vit immobile et pâle à l’angle de la fenêtre. « Hé ! garçon, fit-il, approche donc un peu... Tu ne m’as pas abandonné... tu es venu tous les jours savoir de mes nouvelles... Sois tranquille... sois tranquille... Sébaldus Dick n’est pas ingrat. J’ai quelque chose pour toi qui te fera plaisir. » Il regarda Fridoline encore penchée sur son épaule, et Christian se prit à trembler si fort, que, durant quelques secondes, il ne put répondre un mot ; enfin il dit : « Vous savez, maître Sébaldus, que je vous aime, et toute votre famille, depuis longtemps. — Oui, oui, je sais ; nous recauserons de ça plus tard. Et, s’adressant de nouveau à la mère Rasimus : « Trievel, s’écria-t-il en riant, il ne faut pas croire que je paye les gens avec de belles paroles : tu sauras que ta place est marquée à ma table tous les jours, tant que nous durerons l’un et l’autre, avec la grâce de Dieu, afin que tu n’aies plus à t’inquiéter de rien, que de prendre ta fourchette et ton verre. Et si, par malheur, je mourais avant toi, eh bien, Grédel et Fridoline seront là pour se rappeler ma promesse. — Ça, fit la vieille toute joyeuse, ce n’est pas de refus, maître Sébaldus, au contraire, je ne dirais pas ce que je pense, si j’avais la délicatesse de refuser. — Oui, mais ce n’est pas tout, Trievel, il faut que je te fasse un présent, en échange de cette belle gourde, que je garde comme souvenir ; je me suis fourré ça dans la tête depuis hier soir. Tu vas me demander quelque chose, n’importe quoi. Voyons, forme un vœu. Si tu me demandais ma vigne de Kilian ou mon moulin de la Fromuhle, je serais capable de te les donner, car tu es une brave femme, et pas sotte comme on en voit tant. » La vieille Rasimus, à ces mots, devint grave ; de petites plaques rouges se formèrent à droite et à gauche de son grand nez, sur ses joues et ses tempes ; jamais elle ne s’était trouvée en aussi belle passe. Cependant cette émotion disparut vite ; et, tirant de sa poche profonde sa grande tabatière de carton noir, elle ferma l’œil gauche, aspira une prise lentement, regarda tout autour d’elle les gens qui l’observaient, se disant tout bas : « Voilà Trievel devenue riche d’un seul coup. C’est maintenant le plus beau parti de Bergzabern après mademoiselle Fridoline. » Elle regarda, dis-je, toutes ces bouches béantes, puis elle finit par répondre : « Puisqu’il faut que je fasse un vœu... eh bien, nous verrons ça plus tard... Je n’ai pas l’habitude de faire des vœux, il pourrait m’arriver comme à la femme des trois boudins et des trois vœux. Elle souhaita d’abord un boudin, et elle l’eut ; ensuite, étant en colère, elle le souhaita au nez de son mari ; ensuite il lui fallut son dernier vœu pour l’ôter de là. Moi, je vais réfléchir. Si je pouvais me souhaiter trente ans de moins, avec un joli garçon pour mari, ce serait bientôt fait ; mais, à mon âge, il faut que je réfléchisse. — Allons, réfléchis, s’écria Sébaldus en riant. Et maintenant, Christian, tu vas aller chez le watchmann Purrhus, et tu lui diras de trompetter et de publier par toute la ville, au coin de tputes les rues, que Frantz Christian JSébaldus Dick se porte bien, et qu’il invite tous ses amis et connaissances, pour dimanchoen huit, à une grande noce, à cette fin de célébrer son rétablissement et de rendre grâce au Seigneur. Tu lui recommanderas de s’arrêter sous les fenêtres d’Eselskopf, et de trompetter jusqu’à ce qu’il arrive, ei qu’il entende que toutes ses gueuseries n’ont servi à rien... que je me moque de lui, et que je vais boire du vin, du vieux vin... tout ce qu’il y a de mieux en fait de Rudesheim afin de rattraper le temps perdu. Va, Christian, et reviens vite, car Grédel ne peut pas manquer de nous préparer une bonne friture, pour célébrer mon rétablissement ; il me semble déjà entendre le beurre dans la poêle. Ha ! ha ! ha ! — Sébaldus, dit Grédel d’un ton de reproche, prends garde ; il ne faut pas recommencer tout d’un coup. — Ne crains rien, femme, je sais ce qu’il me faut pour me conserver. Je n’ai plus envie de boire de l’eau, et puis la mère Rasimus sera là pour m’avertir. Allons, déguerpissez, que je me lève ; — vive la joie ! » Tout le monde alors sortit, causant de ces événements merveilleux, de la générosité de maître Sébaldus, et du bonheur de Trievel, qui se trouvait tout à coup élevée au pinacle de la gloire, n’ayant qu’un vœu à faire pour être riche. On ne se lassait point d’admirer ces choses, et la nouvelle s’en répandit aussitôt dans la cour des Trabans. Trievel Rasimus habitait une petite cassine, à cinquante pas sur la gauche du Jambon de Mayence. Cette cassine était recouverte de vieilles planches moisies, de quelques tuiles disjointes et d’un morceau de tôle en forme de cheneau, où passait la pluie comme dans une écumoire ; elle avait deux lucarnes à fleur de terre, garnies d’un vitrail de plomb nacré par la lune. Contre les murs décrépits, la vieille ravaudeuse suspendait aux beaux jours toutes ses guenilles : ses vieux casaquins, ses jupons rapiécés, ses chapeaux, ses bas et ses savates. Elle accrochait aussi aux jambages vermoulus de sa porte, dans une petite cage d’osier, son merle Jacob, un oiseau superbe au large bec jaune, aux yeux luisants comme des perles d’agate, et qui chantait l’air « J’ai du bon tabac » jusqu’à la première reprise. Ces cinq ou six notes, sans cesse répétées d’une voix sonore, éveillaient tous les échos de la cour et formaient une sorte d’harmonie avec le tic-tac du marteau de Toubac, le sifflement de la roue du gagne-petit Paulus, le chant nasillard du vannier Karl Bentz, qui tressait ses corbeilles, et les mille bruits, les mille rumeurs de l’antique cloaque. Jacob était en quelque sorte le chef d’orchestre des grillons, des bourdons, des savetiers, des vanniers, des rémouleurs, des marchands d’amadou, des vieilles commères bavardes, et des enfants criards de tout le voisinage. C’était le dieu familier de l’endroit, la première voix du printemps, le dernier soupir de l’automne. Quand Jacob ne chantait plus, tout se taisait ; la neige encombrait les petites lucarnes, il y avait de la boue dehors, on grelottait au coin du feu. Quand il se remettait à siffler « J’ai du bon tabac, » il suffisait d’ouvrir sa porte pour voir le soleil, le beau soleil trébucher du haut des toits dans la cour fangeuse, et vous dire en riant : « Me voilà de retour ! Regardez là-haut, les violettes fleurissent, les dernières neiges fondent sous les haies du Bocksberg. » Aussi la vieille Rasimus aimait son merle plus qu’il n’est possible de le dire ; elle le nourrissait de fromage blanc et nettoyait sa cage tous les matins. Du reste, rien de simple comme l’intérieur de la cassine : le grabat au fond, à droite le bahut ; au-dessus du bahut, une petite Vierge habillée de soie toute passée, et couronnée de macaroni jaune ; à gauche, le merle rêveur dans sa cage ; les lapins qui grignotent dans l’ombre ou se promènent, la queue en trompette, sous le lit ; enfin les guenilles suspendues à des clous. C’est là-dedans que vivait Trievel, depuis trente-cinq ou quarante ans. Elle n’aurait pas changé sa baraque pour un empire, et je crois qu’elle n’avait pas tout à fait tort, car ce qui fait valoir les choses, ce sont les souvenirs qui s’y rattachent. Or, la baraque de Trievel lui rappelait de fort jolis moments ; elle n’avait pas toujours eu le nez rouge, l’excellente femme, et le merle n’avait pas toujours chanté seul à la maison. Pauvre Trievel, rien que de se courber sous la petite porte, tous les airs de sa jeunesse lui revenaient comme un songe, et, sans le vouloir, elle en fredonnait des bribes, tantôt mélancoliques, mais le plus souvent joyeuses, surtout quand elle sortait de la taverne. On pense bien que ce jour-là Trievel n’était pas triste, bien au contraire ; elle riait et se dandinait en traversant la cour, et quelques finauds du voisinage, feignant de ne pas savoir la nouvelle, lui disaient en passant : « Hé ! mère Rasimus, comment ça va-t-il ce matin ? Vous ne prenez pas une prise ? » Ils lui tendaient leur tabatière par la fenêtre, pensant se bien mettre avec elle ; mais Trievel, clignant de l’œil, répondait : « Merci, Fritz ! merci, Yokel !... ce sera pour une autre fois ; vous êtes bien honnête... bien honnête... Hé ! hé ! hé ! on m’attend à déjeuner ; il faut que je m’habille. » Et, tout en descendant les marches concassées de sa vieille cassine : « Dieu du ciel ! que l’on a d’amis, se disait-elle, quand on n’en a plus besoin ! » Les lapins, effarouchés, disparurent alors dans leur cabane, le merle se prit à chanter. Elle, toute préoccupée, sans faire attention à ces choses, se mit à choisir, dans ses plus belles nippes, ce qu’il y avait de mieux : un grand bonnet de tulle à rubans larges comme la main, une robe orange à grands ramages verts, des bas bleus, un châle traînant rouge et noir, et une paire de souliers presque neufs. « Maintenant, Trievel, pensait-elle tout haut, tu n’as plus rien à ménager ; il faut te mettre comme la bourgmestre. Dieu merci ! tu vaux bien Catherina Omacht, sans te flatter. Il faut te soigner, Trievel, pour faire honneur à la table de maître Sébaldus ; il faudra t’arracher les moustaches avec des pincettes, comme mademoiselle Kœnig, la fille du bedeau ; ça ne convient pas aux demoiselles à marier d’avoir des moustaches. » Elle déposa ses effets sur le vieux bahut, puis, tout en s’habillant, songeant à ce qu’elle venait de penser : « Hé ! hé ! hé ! de quoi t’inquiètes-tu, Trievel ? fit-elle en riant ; est-ce que tu veux devenir folle à ton âge ? grâce au ciel, le temps des folies est passé. » Et la pauvre vieille exhala un soupir. En ce moment deux coups retentirent à la porte. « Hé ! cria-t-elle, n’entrez pas, je mets ma robe. — C’est moi, Trievel ; c’est Toubac, dit le chaudronnier. — Attendez, attendez une minute, je vais avoir fini. » Et tout bas, elle se dit à elle-même : « Ah ! le gueux, il vient me faire sa déclaration, maintenant. Ah ! nous allons voir, nous allons entendre. » Et ayant passé sa jupe : « Vous pouvez entrer, Toubac ; entrez ! » Toubac, tout affairé, ses yeux gris un peu troubles, les pommettes de ses joues enluminées et les narines dilatées, entra gravement, comme un caniche qui fait le beau. Il avait son feutre des dimanches, une chemise blanche, dont le col lui coupait les oreilles en ligne droite à la hauteur des tempes, sa belle veste brune à boutons de cuivre luisants, et son pantalon de toile bleue, qu’il ne mettait que les jours de fête, pour aller à l’église. « Bonjour, Trievel, dit-il en adoucissant sa voix, d’habitude un peu voilée par le kirschwasser et la pipe, bonjour, Trievel. Seigneur Dieu, que vous êtes belle ! rien que de vous voir, ça m’éblouit ; vous rajeunissez tous les jours, Trievel, vous êtes comme un buisson d’églantines : quand il n’y en a plus le soir, il en repousse le matin. — Hé ! hé l hé ! fit la vieille. Est-ce bien possible, Toubac ? vous ne pensez pas ce que vous dites ! — Trievel, comment pouvez-vous croire qu’à mon âge... — Toubac, vous êtes un enjôleur. — Moi, Trievel ? Oh ! si j’en étais capable... — Oui, vous avez beau faire, Toubac ; avec vos belles paroles... — Mais... mais... Trievel... quand je vous dis là... parole d’honneur... c’est la pure vérité : votre beauté me tire des yeux de la tête. Voilà vingt-cinq ans que je vous regarde, et de jour en jour vous embellissez, vous rajeunissez. — Tiens... tiens... tiens... c’est drôle... vous trouvez que je rajeunis ? — Oui... je vous aurais déjà cent fois demandée en mariage, mais j’avais peur d’être refusé ; ça m’aurait donné le coup de la mort. — Pas possible, Toubac ? — Ça, c’est sûr ; j’en aurais dépéri. Que voulez-vous ? je suis craintif comme un enfant ; à moins d’avoir bu un coup de trop, je n’ose pas dire ce que j’ai sur le cœur. Comme à la grande fête, il y a quinze jours ; vous vous en rappelez, Trievel ? — Oui ; mais vous ne m’avez plus reparlé de cela depuis. — Justement, je n’ai pas osé ! Mais je suis amoureux de plus en plus ; tenez, Trievel, regardez, j’en tremble. » La vieille alors avait le dos tourné, elle mettait son bonnet en face du petit miroir et riait tout bas. Toubac entendit quelle riait, et lui dit : « Vous riez, Trievel, c’est pourtant comme ça ; vous faites mon malheur, je rêve de vous nuit et jour. — Je ris, Toubac, parce que tout le monde m’adore depuis ce matin ; les uns m’offrent des prises de tabac, les autres disent que je suis comme un buisson de fleurs et que je rajeunis ; tout cela me fait plaisir. Je veux bien croire ; Toubac, que vous m’aimez ; je ne suis pas déjà trop Rasimus pour qu’on ne puisse pas m’aimer ; il y en a qui ont plus de pattes de mouches au bout du nez que moi, et qu’on adore tout de même. Et puis, vous m’avez déjà raconté ça dans le temps, deux ou trois fois, ce qui montre que vous êtes un homme d’esprit... Mais... Mais... là... franchement, Toubac, pour venir me demander en mariage aujourd’hui, plutôt que la semaine dernière, et sans avoir bu un coup de trop, comme vous dites, il doit y avoir autre chose. » Et, se retournant, elle se prit à rire : « Voyons... est-ce vrai ? » Toubac fit un geste pour nier. « Vous n’avez pas entendu dire que maître Sébaldus veut que je fasse un souhait, que je lui demande quelque chose ? » Le chaudronnier ne savait plus sur quel pied danser. « J’ai bien entendu causer de cela, fit-il en se grattant l’oreille ; mais je ne croirai jamais que maître Sébaldus... — Eh bien ! voilà justement ce qui vous trompe, » interrompit la vieille, en minaudant un sourire, et se balançant la tête d’un air gracieux. Elle fit ainsi le tour de la chambre, se dandinant, tirant son châle et se regardant par-dessus l’épaule, pour voir si la robe balayait le plancher convenablement. « Voilà ce qui vous trompe, monsieur Toubac, il a dit ça ; je n’ai qu’à souhaiter quelque chose : une maison, une vigne, une grosse somme, il me la donnera ! — Est-ce possible ? fit le chaudronnier d’un air naïf. Et qu’est-ce que vous allez souhaiter, Trievel ? qu’est-ce que vous allez demander ? » Alors la vieille, s’arrêtant, reprit son air bonasse habituel, et puisant une prise dans sa tabatière, elle l’aspira lentement avec un bruit de trompette, et sans y mettre de coquetterie ; puis, d’un ton rêveur, elle répondit : « Quant à cela, il faudra voir. Vous comprenez, ça mérite qu’on y pense. Je me déciderai le jour de la grande fête, et, selon que je voudrai me marier à un bourgmestre, un conseiller ou un chaudronnier, je demanderai autre chose. Il faut que je choisisse d’abord un homme, et, Dieu merci ! il ne m’en manquera pas maintenant ; ensuite je choisirai la dot. Mais, pour le quart d’heure, je ne vous réponds ni oui ni non, Toubac. Puisque vous me trouvez belle femme, moi, je vous trouve aussi bel homme ; mais si d’autres viennent se mettre sur les rangs, alors je regarderai, j’aurai les moyens de faire la difficile : je choisirai selon mon goût. — Trievel ! s’écria le chaudronnier en faisant mine de s’arracher les cheveux, si vous en choisissez un autre que moi, je me pends à votre porte. — Bah ! Toubac, allons déjeuner, dit la vieille ; tenez, venez avec moi, ça vaudra mieux que de vous désespérer, donnez-moi le bras et en route. » Toubac s’empressa de lui donner le bras, et ils sortirent ensemble gravement. Tout le monde était aux fenêtres dans la cour et disait : « Toubac a séduit Trievel. Faut-il qu’elle soit encore bête, pour croire que c’est pour ses beaux yeux qu’il est venu ! Regardez comme elle se redresse, comme elle se donne des airs. Hé ! hé ! hé ! » La vieille, entendant ces choses, fermait à moitié les yeux et se pinçait les lèvres, pour faire encore mieux enrager ces gens ; et c’est ainsi qu’ils arrivèrent à la porte du Jambon de Mayence. A peine maître Sébaldus, assis derrière la table, les eut-il aperçus, qu’il se mit à frapper des mains au-dessus de sa tête, en s’écriant : « Trievel !... Trievel !... à la bonne heure !... Ha ! ha ! ha ! tu me feras toujours du bon sang !... Viens ici, voici ta place, et toi, Toubac, voici la tienne. » Et comme Trievel, sans rire, saluait et faisait la révérence d’un air de grande dame, le gros tavernier, tout réjoui, se prit à rire de si bon cœur, que les échos de la vieille taverne, depuis longtemps assoupis, se réveillèrent à leur tour, et lui répondirent jusqu’au fond de la cuisine. Ce jour-là fut une véritable fête pour les bons vivants de la cour des Trabans et de tout Bergzabern. On entendait au loin retentir le tambour du watchmann Purrhus et sa voix perçante crier : « Faisons savoir que, par la grâce de Dieu et l’intercession de la sainte Vierge, maître Frantz Christian Sébaldus Dick s’est heureusement rétabli de son accident ; qu’il se porte bien, et qu’il invite tous ses amis et connaissances à venir de dimanche en huit, après la grand’messe, célébrer les louanges du Seigneur le verre à la main. Il y aura banquet dans la cour de la vieille synagogue, musique des trois orchestes, jeu de quilles, jeu de bague, jeu de tonneau, etc., etc. » Le dieu Soleil semblait lui-même prendre part à la jubilation universelle, jamais il n’avait été plus beau, plus splendide. On voyait, par les hantes fenêtres de la taverne, l’automne pourpre s’étaler sur la côte, les vignes, à perte de vue, chargées de raisin, et la forêt de chênes du Schlosswald au-dessus, dont le feuillage vert commençait à brunir. Dans la cour tout bruissait, tout s’agitait, tont bourdonnait à la chaleur un peu humide, concentrée entre les hautes bâtisses sombres. Le coq roux d’Anna Schmidt battait de l’aile et grasseyait au milieu de ses poules ; le merle de la vieille Rasimus chantait comme un coucou, ses quatre notes, toujours les mêmes. Des milliards de petites mouches dorées voltigeaient dans la lumière rouge tombant du haut des toits. Et dans le fond de la taverne obscure, autour de la grande table du milieu, maître Sébaldus, la vieille Rasimus, Christian, Fridoline, Toubac, Grédel et vingt autres, la face épanouie, buvaient, mangeaient, se donnaient du bon temps, et serraient la main de ceux qui, par trois, quatre, six, accouraient sans cesse de la voûte des Trabans, agitant leurs feutres, et s’écriant : « Hé ! salut, salut, maître Sébaldus ! quel bonheur de vous revoir en bonne santé ! — Ah ! diable, vous nous avez fait peur ; ce gueux d’Eselskopf vous avait mis bien bas. Enfin, vous voilà revenu, grâce au ciel ! — Savez-vous, maître Sébaldus, qu’il fallait être taillé comme vous pour en réchapper ? — Je crois ma foi bien ! s’écriait le brave homme, cinquante autres y auraient laissé leur peau. Il m’a fallu vivre quinze jours de ma propre graisse, heureusement il y avait de quoi. Mais gare à Eselskopf, si je le rencontre, gare ! » Il levait le poing avec expression, et tout le monde approuvait sa colère. Mais le brave homme, enveloppé de son ancien habit marron comme d’une robe de chambre, en voyant les larges manches s’aplatir sur ses bras et le collet descendre le long de ses reins, comme la capuche du père Johannes, semblait fort triste. « On en mettrait quatre comme moi là-dedans, disait-il ; mais un peu de patience, Grédel, un peu de patience ! Je me charge de le remplir tout seul ; avant quinze jours ou trois semaines, je veux qu’il n’y ait plus un seul pli. Christian, verse donc, ma coupe est vide ! Trievel, passe-moi les boudins Dieu de Dieu ! quel bonheur de se sentir là, le ventre à table, et de ne plus voir cette longue figure jaune d’Eselskopf, qui vous crie chaque bouchée : « Halte 1 halte ! c’est trop, prenez garde ! vous mangez trop d’épinards !... Est-ce qu’un pareil gueux ne mériterait pas d’être pendu ? J’ai toujours dit qu’il n’y a pas de justice sur la terre ; sans cela, cet Eselskopf serait depuis longtemps à gigotter au bras de la potence, sur le Galgenberg ! » Toute la journée se passa dans ces occupations agréables. Vers six heures du soir, le vieux Rosselkasten, à la tête de l’orchestre des Trois-Harengs, vint jouer une sérénade à la porte du Jambon de Mayence. Il y avait trois clarinettes, deux trombones, un fifre et Rosselkasten, qui tenait la contre-basse. Ils jouèrent la grande symphonie : « Soleil, lève-toi, voici ton fils qui te contemple ! » Maître Sébaldus, dans un doux recueillement, écoutait, de grosses larmes coulaient sur ses joues, et il s’écria : « Seigneur Dieu ! quand on pense pourtant que j’aurais pu mourir ! » Et à ces paroles touchantes, toute l’assistance frémit ; Grédel pâlit, et Fridoline vint se jeter dans les bras du brave homme, qui sanglotait comme un enfant. On fit alors entrer Rosselkasten et tout l’orchestre, pour boire un coup au rétablissement du digne maître de taverne. Cependant il fallut partir plus tôt que d’habitude, car maître Sébaldus, un peu fatigué, se retira de bonne heure. Grédel, la mère Rasimus, Fridoline et Christian, après tant de veilles et d’inquiétudes, éprouvaient aussi le besoin de repos. Ce qui réjouit le plus ces braves gens, c’est qu’à la nuit tombante, Purrhus, après avoir fait sa tournée en ville, vint dire qu’Eselskopf s’était embarqué dans la patache de Baptiste Kromer, sous prétexte d’aller visiter sa tante à Creuznach. Tout le monde comprit qu’il se sauvait, pour cacher la honte de sa défaite. Maître Sébaldus vida sa coupe en l’honneur de ce nouveau triomphe ; après quoi, les jambes un peu vacillantes, soutenu d’un côté par Christian, et de l’autre par Toubac, il remonta dans sa chambre. En même temps, ses amis évacuèrent la salle, et longtemps on les entendit aux environs, causer entre eux de ces choses extraordinaires, du bonheur singulier de maître Sébaldus Dick qui, dans toutes les circonstances orageuses de sa vie, avait toujours été protégé par les puissances invisibles. On parla beaucoup aussi de la chance surprenante de Trievel Rasimus, des tendres regards que la petite Fridoline reposait sur Christian, et d’une foule d’autres choses semblables. La nuit était si belle, si parsemée d’étoiles, si calme et si douce, qu’on ne pouvait se décider à rentrer. Enfin toutes ces conversations, tous ces chuchotements oe turent. Vers onze heures, tout dormait à Bergzabern, en attendant la fête promise et les événements de l’avenir, que personne ne peut prévoir L’Ecclésiaste a dit dans sa sagesse que tout est vanité sur la terre ; que l’amour, la richesse, la santé, l’ambition satisfaite, l’humiliation de nos ennemis et notre propre glorification ne font point le bonheur ; que jamais nous ne sommes contents de nous-mêmes ni des autres, et que les choses vont ainsi de jour en jour, de mois en mois, d’année en année, jusqu’à ce qu’enfin, maigres, jaunes, chauves, cassés, perclus, tremblants, l’œil terne, l’oreille sourde, la mâchoire dégarnie, le nez et le menton en carnaval, nous finissions par nous écrier d’une voix chevrotante : « Vanitas vanitatum, et omnia vanitas ! » Hélas ! le roi, le prophète, le philosophe, le vieux rabbiniste, quel qu’il soit, qui jadis (il y a deux ou trois mille ans), écrivait ces choses, celui-là connaissait les hommes et la vie humaine ; il avait vu, palpé, senti, goûté, observé, raisonné : il avait raison, mille fois raison ; mais ces vérités ne sont pas consolantes, et, sauf meilleur avis, il aurait mieux fait de se taire que de nous mettre la mort dans l’âme. Toujours est-il que le vieux rabbin avait raison. Que manquait-il alors à maître Sébaldus pour être parfaitement heureux ? N’avait-il pas recouvré sa bonne santé, son bon appétit et sa bonne mine ? N’était-il pas délivré d’Eselskopf ? Ne voyait-il pas autour de lui Grédel, Fridoline, Christian, Trievel Rasimus et les gens qu’il aimait le plus au monde ? Le temps des vendanges n’approchait-il pas ? et le jour, le grand jour du festin, fixé par lui-même pour célébrer son heureuse convalescence, n’était-ce pas le deuxième dimanche suivant ? Sans doute, tout aurait dû le satisfaire, et pourtant Trievel Rasimus, dès le lendemain, avait remarqué qu’il n’était plus le même homme ; qu’il ne buvait plus avec autant de recueillement ; qu’il ne riait plus d’aussi bon cœur, et qu’à tous les instants de la journée, ses gros yeux se tournaient vers la porte, comme s’il y eût cherché quelque chose. C’était surtout le matin que la vieille ravaudeuse, en mettant le nez à sa lucarne, remarquait en lui cette inquiétude étrange. Dès la pointe du jour, il descendait de sa chambre, ouvrait la taverne, et, les mains croisées sur le dos, l’épaule appuyée au mur, il regardait vers la porte des Trabans. On voyait l’ennui se peindre sur sa bonne figure ; il entrait, sortait, regardait encore ; puis, tout abattu, tout mélancolique, il s’asseyait devant son déjeuner, l’œil vague, l’air distrait. Souvent sa fourchette lui tombait des mains, son verre restait à mi-chemin de ses lèvres, il le déposait avant d’avoir bu. L’arrivée de Fridoline même ne pouvait le faire sourire. « Assieds-toi là, mon enfant, disait-il, causons. » Mais Fridoline ni lui ne trouvaient rien à dire. « Ah ! s’écriait-il parfois, le bon temps est passé, il ne reviendra plus ! » Presque toujours alors la mère Rasimus, qui s’était dépêchée de mettre sa jupe et d’accourir, entrait en disant : « Bonjour, monsieur Dick. Eh bien, l’appétit ! marche-t-il ce matin ? — Tiens, assieds-toi, Trievel, répondait le brave homme, mange, bois ; ces andouilles ; sont excellentes, mais je n’ai plus faim, j’ai quelque chose de dérangé à l’intérieur. » Et, appuyant le doigt sur son cœur : « Là... là ! faisait-il d’un accent ému, il y a quelque chose de dérangé, je le sens bien, ça me serre, ça ne va plus. » Alors, il se mettait à crier.contre le père Johannes : « Le gueux ! c’est lui qui m’a tué... il m’a porté un coup qui me fait dépérir... Ah ! le brigand, moi qui l’aimais tant ! moi qui lui aurais tout donné, tout, la moitié de mon bien ; moi qui le regardais comme mon propre frère ! » Et sa voix devenait de plus en plus sourde ; il pâlissait : « Je vois bien, disait-il, que c’est fini pour moi. » Et il se levait ; il se mettait à marcher, la tête basse, les yeux pleins de larmes, en criant : « C’est toujours ceux qu’on aime le plus qui nous font aussi le plus souffrir. On ne devrait jamais aimer personne... Je n’ai pas pu faire autrement ; ce gueux-là, quand je le voyais, mon cœur riait ; j’aurais dû le jeter à la porte. Oui, mais que voulez-vous ? c’était écrit. » En de telles circonstances, la mère Rasimus ne disait rien ; elle laissait sa colère suivre son cours, et cela durait quelquefois une demi-heure. Puis il venait se rasseoir et buvait en silence. Quelquefois Toubac, ou tout autre, arrivant sur l’entrefaite, voulait ajouter quelque chose aux imprécations du brave homme contre le capucin, mais il les interrompait tout de suite en s’écriant : « De quoi vous mêlez-vous ? C’est moi qui dois me plaindre. Est-ce que j’ai besoin de vous pour dire que c’est un gueux, un mendiant, un bandit ? Est-ce que je ne peux pas le dire moi-même ? Est-ce moi, oui ou non, qu’il a lâchement attaqué par derrière ? Qu’on ne me parle plus de lui, il ne mérite pas qu’on en parle. Qu’est-ce qu’on vient donc toujours m’ennuyer avec cet homme-là ? Je ne le connais plus... c’est comme s’il n’avait jamais existé ! » Presque tous les jours il arrivait que des bûcherons ou des charbonniers entraient en passant au Jambon de Mayence, prendre leur chope de vin. Maître Sébaldus, connaissant tous les gens du pays, allait aussitôt s’appuyer les deux mains sur leur table, et sans s’asseoir, causant des récoltes, du prix des bois, de ceci, de cela : « Et le bandit... le capucin ? finissait-il par dire. — Ah ! maître Sébaldus, répondaient ces gens, il n’est pas à la noce tous les jours comme autrefois ; maintenant ses andouilles sont des pommes de terre cuites sous la cendre, et son Pleiszeller, c’est l’eau de la fontaine. — Est-ce qu’il est bien maigre ? demandait-il. — S’il est maigre ? il n’a plus que la peau et les os. — Pourquoi ne fait-il pas des quêtes avec son âne Polak ? — Ah ! monsieur Dick, le monde n’est plus aussi charitable que dans le temps. Les capucins n’ont plus la ressource de visiter les cheminées du village ; le père Johannes a beau chanter des oremus du matin au soir, le corbeau d’Élie ne lui apporte pas de boudins ; il dépérit, il décline. — Ah ! bon ! bon ! faisait le brave homme, je suis content. Ah ! c’est comme cela ; le gueux n’aurait pas le cœur de venir me voir et de me dire : « Maître Sébaldus, c’est le vin blanc qui m’a fait pécher contre vous. » Ce ne serait pourtant pas bien difficile d’inventer ça, et je ferais semblant de le croire ; mais il aime mieux dépérir, par orgueil ; il veut que j’aille lui dire : « Père Johannes, venez donc manger mes boudins, mes andouilles, boire mon Pleiszeller ! » Oui, oui, j’irai lui dire ça ; qu’il attende ! » Et il ajoutait : « Quel bonheur d’être débarrassé d’un pareil gueux, quel bonheur ! Je peux dire hardiment que le jour où j’ai reçu ses coups de bâton est le plus beau jour de ma vie ; au moins me voilà débarrassé pour toujours de cette peste. » Ainsi le digne maître de taverne était heureux de tout ce qu’il voyait, de tout ce qu’il entendait, et pourtant sa tristesse semblait grandir à mesure que s’avançait le jour de la fête. Vers le milieu de la semaine, il fallut songer aux apprêts du festin, à l’ordonnance des tables, à l’élévation des estrades pour la musique, à la décoration dé la cour. On voyait maître Sébaldus se promener, le mètre en main, avec le menuisier Furst et le charpentier Ulrich, prendre des mesures et discuter les dispositions générales lui-même, chose qu’il n’avait jamais faite ; et dès lors on put prévoir que cette solennité serait plus grande, plus imposante que toutes celles du même genre qui l’avaient précédée. Lui-même descendit dans ses caves immenses et les parcourut d’un bout à l’autre, accompagné du tonnelier Schweyer et de ses garçons, indiquant les tonneaux qu’il faudrait mettre en perce pour le premier, le deuxième et le troisième service, et choisissant les vins en bouteille qui devaient paraître au dessert. Lui-même aussi s’occupa des commandes de comestibles ; il écrivit à tous ses correspondants de Spire, de Mayence, de Francfort, et jusqu’à Cologne. Contrairement à l’avis de Grédel, il voulut avoir de la marée, et comme sa femme avoua qu’elle ne connaissait pas la manière d’apprêter le poisson de mer, n’étant jamais sortie du pays, lui, ne voulant rien négliger, écrivit au célèbre cuisinier Hâfenkouker, de l’hôtel du Rœimer, à Francfort, de venir présider en personne à cette partie de la cuisine. Toutes ces choses l’occupèrent beaucoup, et Fridoline, la mère Rasimus ainsi que Christian furent consultés. Christian eut particulièrement à veiller sur la décoration, qui devait être de différents feuillages : le chêne, le hêtre, le platane et le mélèze y furent employés. Le grand monde de Bergzabern se relayait sous la voûte des Trabans, pour contempler ces préparatifs grandioses : ces guirlandes, qui s’élevaient en courbes immenses jusqu’à la cime des toits, ces murailles tapissées de mousse, cette profusion de feuilles et de fleurs recouvrant les pauvres échoppes d’alentour, au point qu’on ne découvrait plus que leurs petites vitres miroitantes. Dès le jeudi de la deuxième semaine, les tables étaient dressées ; elles formaient fer à cheval. Entre les deux branches se trouvait une autre table pour les amis intimes de Sébaldus, pour sa famille et les gens qu’il voulait honorer. Ce jour-là, lorsqu’il s’agit de désigner la place de chacun, afin que tous les amis fussent ensemble, le menuisier Furst, montrant le haut bout de la table du milieu, ayant dit : Maître Sébaldus, voici la place d’honneur, vous pourriez y mettre notre bourgmestre Omacht. — Le bourgmestre ? s’écria maître Sébaldus indigné, je me moque bien de votre bourgmestre, moi ! Un homme qui fait venir des coqs d’Amsterdam pour exterminer les nôtres. Qu’il s’en aille au diable, qu’il se mette où il voudra ! — Mais, dit Furst, alors à qui donner la place d’honneur ? Vous ne pouvez pas être assis aux deux bouts à la fois, mpnsieur Dick, cela ne s’est jamais vu. — Cette place restera vide, dit alors le gros nomme d’une voix sourde, oui, elle restera vide ; on ne mettra personne à cette place. » Et s’animant : « Celui qui devrait y être est un gueux, dit-il, un être rempli d’orgueil et de vanité, et qui n’aura pas seulement le cœur de se présenter, je vous en pré riens ; un être qui s’est rendu méprisable aux yeux de tout l’univers ; sa place restera vide, et chacun dira : « Voyez, le capucin devrait être là, mais lui-même se reconnaît indigne de venir s’asseoir en face de celui qui l’a nourri, abreuvé, aimé comme un frère pendant vingt ans. » Voilà ce que je veux ! Et qu’on ne pense pas que je lui ôte sa place ; non, j’en suis incapable, ça n’entre pas dans mes idées. Car, si par hasard, il revenait, vous m’entendez, et s’il voyait sa place occupée par un autre, ça lui crèverait le cœur, et la honte alors retomberait sur ma tête. » Ainsi parla le digne maître de taverne, et quoique personne ne comprît rien à ses raisons, Furst lui répondit : « Ah ! c’est bien différent, bien différent ; j’ignorais ces choses. » Au dernier jour, arrivèrent les envois de tous les pays d’Allemagne ; la grande salle était tellement encombrée de paniers, de bourriches, de colis, de caisses et de ballots, que cinq personnes avaient peine à mettre tout en ordre. La cuisine était en feu pour la prépation des küchlen des kougelhof et autres pâtisseries, que Grédel préparait à l’avance. Dans la cour s’entendaient des exclamations enthousiastes à l’arrivée de chaque nouvelle voiture. Mais ce qui surprit le plus la foule, ce fut l’arrivée des poissons de mer ; jusqu’alors maître Sébaldus avait eu de l’inquiétude à ce sujet. Le célèbre Hâfenkouker était arrivé la veille, avec ses trois principaux marmitons en veste blanche et bonnet de coton ; il avait fait aussitôt construire un fourneau de briques dans l’un des angles de la cour, la cuisine n’étant pas assez grande pour suffire à la préparation de tant de viandes succulentes, ni la porte assez large pour les servir. La marée arriva donc dans l’après-midi du samedi, en telle abondance, que la voiture eut peine à passer sous la voûte des Trabans. Et quand, au milieu de la cour, entre les longues tables de sapin, on se mit à décharger ces poissons inconnus, — larges et plats comme des assiettes, gluants, blancs d’un côté, noirs ou roses de l’autre, aux larges nageoires dentelées comme des ailes de chauve-souris, — ces soles, ces raies, ces merlans, ces turbots, tous ces êtres étranges dont on ne reconnaissait pas la tête de la queue, et qui avaient la bouche au milieu du ventre ; des êtres absolument ignorés dans la montagne, et que maître Sébaldus lui-même ne connaissait que de nom, alors il est facile de concevoir la stupéfaction générale. On se tenait autour en cercle, on regardait, on contemplait, on discutait pour savoir s’ils nageaient debout, de côté ou à plat. On ne pouvait concevoir que le Seigneur eût créé des êtres aussi hideux, et chacun se promettait à part soi de ne jamais y mordre. Maître Sébaldus lui-même, se bouchant le nez, dit : « Ça, c’est bon pour les sauvages, quand ils ont jeûné trois ou quatre jours, et qu’ils ne leur reste plus d’autre ressource que de se dévorer entre eux, ou de manger ces grands têtards. Je croyais que c’était autre chose, sans quoi je n’en aurais pas demandé. » Cependant tout le monde fut satisfait de voir qu’il y avait parmi ces monstres vingt-quatre écrevisses de mer si magnifiques, que les plus belles du Hundsrück auraient paru petites à côté. Hâfenkouker, lui, n’était pas de l’avis des assistants ; ils trouvait les poissons de mer fort beaux, et les fit transporter dans sa baraque de planches, affirmant que maître Sébaldus lui-même reviendrait de ses préventions sur leur compte, lorsqu’il les verrait apprêter convenablement. Ainsi les expéditions arrivaient de toutes parts, les tables étaient dressées, la cour décorée, les fourneaux en feu, et pourtant maître Sébaldus, au milieu de sa gloire, semblait triste ; au lieu de rire et de se glorifier lui-même comme autrefois, il regardait ces choses d’un air d’indifférence. Dans la soirée de ce jour, en soupant, la mère Rasimus remarqua même que le digne homme avait les yeux pleins de larmes. « Chers enfants, dit-il tout à coup, en s’adressant à Fridoline et à Christian, qui se souriaient tendrement après avoir suspendu leurs dernières guirlandes ; chers enfants, vous ne sauriez croire combien je suis satisfait de vous ; tous mes désirs, vous les avez accomplis ; aussi ce n’est pas sans orgueil et sans attendrissement que je vous contemple. Oui, Frantz Christian Sébaldus Dick est le plus heureux des hommes, et demain sera un beau jour pour tout le monde ; pour vous d’abord, mes enfants, pour Trievel Rasimus, qui formera son souhait, pour tous nos amis et nos parents, pour tous, excepté... » Alors il ne finit pas sa pensée, et seulement au bout d’un instant il ajouta : « Je voudrais pourtant bien que les pauvres, ceux qui n’ont que des pommes de terre à | manger et de l’eau à boire, se réjouissent avec nous ! » Et d’une voix attendrie, il témoigna le désir que les débris du grand festin fussent distribués aux pauvres, avec une somme de cent gulden. « Christian et Fridoline feront cela, dit-il, et le Seigneur étendra sur eux ses bénédictions. » Il n’en dit pas davantage et monta dans sa chambre fort ému. Trievel comprit que le brave homme désirait revoir son vieux compagnon Johannes ; que cette privation gâtait tout son bonheur, et que l’idée de le savoir dans la misère, tandis que tout autour de lui respirait la joie et l’abondance, l’accablait. Mais que faire à cela ? L’orgueil du capucin n’était pas moins grand que celui du maître de taverne ; Johannes tenait mordicus au Dieu de Jacob, Sébaldus se serait méprisé lui-même de renoncer au dieu Soleil. — Allez donc les décider à faire le premier pas l’un ou l’autre ! C’était impossible. — Trievel rentra dans sa baraque, rêvant à ces choses. Or, dans cette nuit du samedi au dimanche, vers trois heures du matin, tout à coup les lucarnes de la cassine de Trievel Rasimus s’illuminèrent ; la vieille se leva, passa ses jupes, puis, entrouvrant sa porte, elle se mit à regarder le ciel tout scintillant d’étoiles. « La nuit est magnifique, se dit-elle, il va faire bon marcher à la fraîcheur. » Alors elle finit de s’habiller. Son merle Jacob, tout étonné d’être éveillé bien avant le jour, lui qui, depuis longtemps, avait pris l’habitude d’éveiller les autres, Jacob ne bougeait pas ; du fond de sa cage, la tête inclinée, il suivait, de ses petits yeux luisants, la lumière allant et venant dans la chambre. Les lapins aussi se taisaient ; seulement, le plus vieux, le grand-père de la nichée, un superbe lapin blanc à taches rousses, que la mère Rasimus appelait familièrement Abraham, à cause de ses grands favoris ébouriffés, de sa fécondité singulière et de son air vénérable, Abraham, sur le seuil de sa cabane, : regardait tout émerveillé, relevant et abaissant tour à tour ses grandes oreilles, et se grattant le nez de sa patte, comme pour dire : « Que fait-elle là ? Pourquoi court-elle de si grand matin ? En voudrait-elle à mon cher petit Isaac, l’espoir et la consolation de ma vieillesse ? » Enfin Trievel, ayant mis ses gros souliers, prit son bâton et sortit sans se donner d’autre peine que de repousser la petite porte criarde et de tirer le verrou, puis elle se dirigea vers la voûte des Trabans et gagna la rue. La rue des Trabans, au sortir de la cour, descend à gauche dans la ville basse, jusqu’à la petite porte des Halles et des Vieilles-Boucheries. Elle s’élève à droite vers la côte du Schlosswald, derrière laquelle se trouve l’ermitage de la sainte chapelle du Lupersberg. C’est cette dernière direction, plus rapprochée de la campagne, que prit Trievel Rasimus. Elle allait en trottinant, la tête penchée, sa longue robe de rayage bleu et rouge lui remontant au milieu du dos, la main sur son bâton, et les franges de son bonnet caressant ses joues couleur de brique. On l’eût prise, dans l’ombre des murs, où se découpaient les pâles rayons de la lune, pour une vieille bohémienne en maraude, d’autant plus qu’elle courait sans relâche. Au bout d’un quart d’heure, elle avait atteint le sentier qui monte à travers les vignes jusqu’au sommet de la côte. La lune, en rase campagne, brillait comme un miroir, éclairant les petits murs de pierres sèches, les ceps noueux aux larges feuilles rouges, les broussailles et jusqu’aux plus petits cailloux du sentier : on y voyait mieux qu’en plein jour. Le temps était doux ; au loin, une perdrix claquait du bec, on entendait frôler ses ailes et de petits cris amoureux lui répondre. Trievel Rasimus s’arrêta deux secondes au pied de la vieille croix moussue où s’agenouillent les pèlerins de Marienthal ; elle tira sa gourde de sa poche et but un bon coup ; puis, saisissant le bas de sa jupe de la main gauche, elle se mit à grimper comme une chèvre, ne s’arrêtant que de loin en loin, sur les petits plateaux en terrasse, pour reprendre haleine. Bientôt elle fut au-dessus de la cour des Trabans. La vieille ville, de cette hauteur, avec ses pignons aigus, ses toits immenses à quatre et cinq étages de lucarnes, ses flèches, ses gargouilles, ses rues étroites, enchevêtrées les unes dans les autres, ses hangars en au— vent, ses tourelles découpant leurs ombres noires sur le pavé blanc comme neige ; l’église Saint-Sylvestre, fouillée de mille sculptures en relief, avec ses trois portails sombres et ses mille statuettes de saints et de saintes, argentées par la lune sur le fond obscur des niches ; la synagogue décrépite, la taverne et les échoppes innombrables dans la cour profonde des Trabans, où ne descendait pas la pâle lumière ; tout cela présentait un coup d’œil étrange, mystérieux et grandiose. Tout dormait à Bergzabern ; seulement, dans l’un des angles de la cour des Trabans, une vive lumière rouge annonçait que les fourneaux de Hâfenkouker étaient en pleine activité ; Hâfenkouker lui-même et ses marmitons, en bonnet de coton, passaient parfois devant cette flamme comme des diablotins, et leurs grandes ombres tourbillonnaient alors tout autour des hautes murailles revêtues de feuillage. « Hé ! hé ! hé ! fit la vieille en riant, la bonne odeur monte jusqu’ici. Quelle fête, Dieu de Dieu, quelle fête nous allons avoir ! » Après cette réflexion, Trievel se reprit à grimper. Aux vignes succédèrent bientôt les broussailles, puis les bruyères ; enfin, sur le coup de quatre heures, et comme déjà des centaines de coqs se saluaient d’une ferme à l’autre, et que les aboiements des caniches et des roquets de la ville s’élevaient à la cime des airs en rumeurs confuses, Trievel Rasimus atteignit le plateau aride, et vit en face d’elle, sur l’autre pente du Lupersberg, le clocher de la petite chapelle de Saint-Jean et la large toiture de chaume de l’ermitage se découper en vignette dans les brumes matinales. Pas un bruit ne s’entendait de ce côté, pas un murmure. Comme la lune s’inclinait vers Pirmesens, l’ombre du plateau couvrait toute cette pente de la montagne. Un éclair intérieur illuminait parfois les deux lucarnes de la hutte, puis tout redevenait sombre. « Allons, nous y voilà, » se dit Trievel en aspirant une large prise de tabac ; puis elle poursuivit son chemin. Deux minutes après, elle arrivait près de la masure ; et, le cou tendu, se penchait dans l’une des lucarnes pour voir à l’intérieur. D’abord elle ne vit rien, tant il y faisait sombre ; mais bientôt elle distingua quelques poutres en l’air, à travers lesquelles pendaient des milliers de brindilles de paille, de foin et d’herbages, comme d’une grande hotte ; ensuite, une grande caisse pleine de feuilles sèches, et un sac pour oreiller ; puis à gauche, une ouverture dans la muraille, un trou noir, au fond duquel s’agitait quelque chose. Trievel crut d’abord que c’était le capucin, qui se couchait dans ce trou par esprit de pénitence ; mais en regardant mieux, elle reconnut que c’était l’âne Polak, dont les grandes oreilles et la tête mélancolique se dessinaient parfois audessus de la crèche, et presque aussitôt elle vit le père Johannes assis à terre, les jambes écartées devant la pierre de l’âtre ; il retournait des pommes de terre sous la cendre, et, comme le feu se prit à briller, toutes les brindilles du plafond, les barreaux de la crèche, la tête ébouriffée de l’âne, son bât et son licou suspendus au mur, le vieux crucifix de chêne et le petit bénitier de faïence au-dessus de la caisse, le pot à eau dans un coin et la grande trique de cormier dans un autre ; toutes ces choses confuses, entassées, hérissées, se prirent à danser avec leurs ombres autour des murailles de terre glaise : c’était vraiment étrange. Le père Johannes, le coude sur le genou, la joue sur le poing, ressemblait alors au bouc Hazazel, qui porte les péchés du genre humain ; il était devenu jaune, sec et maigre comme un vieux buis ; ses sourcils joints en V à la racine du nez semblaient s’être rapprochés davantage, et ses yeux regardaient les pommes de terre en louchant. Trievel, connaissant le caractère ombrageux du capucin, après avoir vu ces choses, se retira tout doucement dans les bruyères, puis elle fit du bruit en approchant de la porte, pour avoir l’air d’arriver. « Hé ! c’est moi, père Johannes ! Êtes-vous là ? Ouvrez ! c’est Trievel Rasimus ! » cria-t-elle d’un accent joyeux. Quelques instants après, la porte s’ouvrit et le capucin, qui s’était fait une mine moins désolée, lui dit en souriant : « Hé ! c’est Trievel Rasimus ! d’où venez-vous donc de si bonne heure, Trievel ? — J’arrive de Hirschland, père Johannes ; je n’ai pas voulu passer si près de l’ermitage sans vous souhaiter le bonjour. — Et vous avez bien fait, Trievel ; entrez, entrez. » Ils se courbèrent sous les bottes de paille du fenil et entrèrent, la figure épanouie. « Asseyez-vous, Trievel, dit le capucin en présentant à la vieille le seul escabeau de la hutte, chauffez-vous, il fait assez frais ce matin. Ah ! vous arrivez de Hirschland ? — Mon Dieu, oui, je viens d’inviter mon cousin Frantz Piper, le clarinette, à la grande fête d’aujourd’hui, et j’ai quitté Hirschland de bon matin, pour arriver avant la chaleur. » Les oreilles du père Johannes se dressèrent en entendant parler de fête, mais il ne dit rien. « C’est très-bien, fit-il, c’est très-bien. » Trievel s’était assise près de l’âtre et se fourrait les cheveux dans son bonnet ; puis regardant autour d’elle : « Mais vous n’êtes pas trop mal ici, père Johannes, dit-elle ; en hiver surtout, avec votre âne, vous devez avoir bien chaud. Et puis, ce lit de feuilles... moi, j’aime les lits de feuilles, ça n’est pas aussi salissant que le linge, on n’a qu’à remuer un peu... Enfin, je vois que vous êtes tout à fait bien. — Oui, oui, on pourrait être plus mal logé, » répondit le capucin d’un air rêveur. Et, revenant à la charge : « Ainsi, vous arrivez de Hirschland pour une fête. Il y a donc fête aujourd’hui, Trievel, en l’honneur de quel saint ? — Comment ! vous ne savez pas ça ? dit la vieille d’un air naïf ; vous ne savez pas que maître Sébaldus donne une fête, un banquet, un festin, mais quelque chose, là, quelque chose de tellement extraordinaire, qu’on en parle jusqu’à Landau, jusqu’à Neustadt, enfin partout ? » Le père Johannes, durant un instant, parut stupéfait. « Ah bah ! fit-il ; comment ! il donne une fête pareille ? » Et le brave homme resta les yeux fixes, les narines tirées, comme s’il eût vu ce spectacle ; puis, se réveillant : « Maître Sébaldus est donc rétabli, demanda-t-il, tout à fait rétabli ? Ah ! bon... bon... tant mieux, ça me fait plaisir ! Mais, quoique cela, je déplore, oui, je déplore qu’un homme d’âge, un homme d’expérience, à peine échappé des bras de la mort, songe à se replonger tout de suite dans un océan de jouissances sensuelles, à se gorger de nourriture succulente, à s’abreuver de vins délicieux ; c’est déplorable, tout à fait déplorable. » En parlant de nourriture succulente, de vins délicieux, de jouissances sensuelles, Johannes en avait la bouche pleine, son nez remuait, et une légère teinte pourpre colorait ses joues brunes. Trievel l’observait en clignant des yeux. « Vous avez bien raison, dit-elle, ça fait frémir de penser à cela ; mais que voulez-vous ? le danger passé, on songe à autre chose. Figurez-vous, père Johannes, qu’on a fait venir de Mayence trois de ces pâtés d’anguilles, vous savez, de ces pâtés fondants, aux petites knœpfe et aux champignons blancs, de ces pâtés... — Ne me parlez pas de ça, interrompit le capucin en se levant, ne me parlez pas de ça ! Dire que ce Sébaldus, au lieu de songer à son salut, après une crise terrible, ne s’inquiète que de se farcir la panse de choses délicates, c’est révoltant, c’est abominable. » Mais, remarquant que la vieille l’épiait du coin de l’œil : « Seigneur Dieu, fit-il d’un ton paterne en joignant les mains, je vous remercie de m’avoir éclairé de votre divine lumière ; je vous remercie de m’avoir arrêté sur le bord de cet abîme sans fond du sensualisme, et de m’avoir appris que les choses humaines ne sont que la vanité des vanités. Il ne m’appartient pas, indigne que je suis, de critiquer la conduite de mon prochain, mais il m’est permis de verser des larmes sur ses égarements. » Alors le vieux pécheur se passa la main sur la figure en reniflant, et la mère Rasimus lui dit d’un ton de pitié bonasse : « C’est beau, père Johannes, c’est beau ce que vous venez de dire là ; j’ai toujours pensé que vous finiriez par devenir un saint homme ; même dans le temps, quand vous buviez la grand’coupe de Gleiszeller de l’an XI, vous leviez les yeux au plafond avec un air d’adoration qui me faisait penser : « Quel beau saint ça ferait ! Dieu du ciel, quel beau saint, en peinture, dans la cathédrale ! » Le père Johannes regarda la vieille de travers, croyant qu’elle voulait rire ; mais elle semblait si convaincue, de si bonne foi, et si bonasse avec ses mains jointes sur les genoux, et les franges de son bonnet pendant sur son nez rouge, qu’il ne douta point qu’elle ne parlât sérieusement. « Oui, reprit-elle, vous avez bien raison, père Johannes ; tout ça, les jambons, les andouilles, les professerswurst, les pâtés d’anguilles, les dindes farcies, les bouteilles de Forstheimer, de Bodenheimer, tout ça, c’est de la vanité ! Il n’y a de bien sûr, là, de bien sûr, que la vie éternelle, les anges, les saints et les séraphins qui volent en l’air en soufflant dans des trompettes, comme on en voit dans la chapelle Saint-Sylvestre ; ça, c’est sûr... c’est clair ! Aussi, déjà plus de cent fois, j’ai eu l’idée de me convertir ; mais la chair est si faible, père Johannes, rien qu’en sentant l’odeur de la cuisine, ça bouleverse toutes mes bonnes résolutions. » Le capucin ne disait rien ; au bout d’un instant seulement, il toussa : « Hum ! hum ! fit-il, oui... oui... la chair... la chair ! » Mais il n’ajouta rien, et Trievel poursuivit, en aspirant une prise de tabac : « La chair, c’est la perdition des hommes et des femmes. Ainsi, par exemple, vous ne pouvez pas croire comme tous les bourgeois de Bergzabern viennent saluer maître Sébaldus, pour être de sa fête, c’est une procession du matin au soir. Mais, pour dire la vérité, tout ce que vous avez vu jusqu’à présent, auprès de cette fête-là, n’est qu’une véritable misère. On a fait venir de la haute montagne du gibier de toute sorte, des grives du Hundsrück, des bécasses, des gélinottes et des coqs de bruyère des Vosges, trois sangliers pour être farcis avec des châtaignes, trois chevreuils pour être farcis avec des olives ; on a fait venir des poissons du Rhin : de la carpe, du saumon, des truites en abondance, et des poissons de mer tellement extraordinaires, tellement délicats, que le sacristain Kœnig, le conseiller Baltzer et tous ceux qui s’y connaissent disent que ça fait les délices du corps et de l’âme. On a fait venir des fruits de Hoheim, de Vandenheim, de Baden et d’ailleurs, dans de petites corbeilles garnies de mousse : des poires fondantes, des rainettes grises, tout ce qu’il est possible de se figurer de plus beau ; rien qu’à les voir, l’eau vous en vient à la bouche. Et, pour la première fois, maître Sébaldus a consenti de verser au deuxième service des vins de France, du vin de Bourgogne, de Bordeaux et de Champagne rose et blanc, chose qu’il n’avait jamais voulu faire, à cause de son grand respect pour la patrie allemande ; mais cette fois il veut que toutes les délices de la terre, de la mer et du ciel soient réunies sur sa table, et qu’on s’en souvienne dans les siècles des siècles. — Dans les siècles des siècles ! dit le capucin en haussant les épaules, voilà bien son orgueil et sa sotte vanité ; dans les siècles des siècles, je vous demande un peu ! Et quand ce serait, la belle gloire qu’il aurait là, de passer pour un goinfre jusqu’à la centième génération !... O honte ! ô être matériel, être porté sur sa bouche !... Enfin... enfin... — fit-il en bredouillant et se promenant à grands pas dans la hutte, — que faire ? que dire à cela ? C’est l’opprobre, c’est la honte de Bergzabern et de toute la ligne du Rhin ! Dans le temps, on songeait aux choses divines, et aujourd’hui on ne pense qu’à s’introduire des choses agréables dans le gosier ; ainsi périssent les civilisations, ainsi la terre fut inondée par le déluge universel, ainsi Sodome et Gomorrhe furent englouties par une mer de flammes ! Et je plaignais cet homme ; je me repentais, je m’en voulais presque de l’avoir châtié, j’éprouvais presque un serrement de cœur en songeant... — Alors, interrompit Trievel, vous ne viendrez pas au banquet ? — Venir au banquet, moi ! mais ce serait le comble de la honte, ce serait renier mon Dieu, ma foi, mes convictions ; Dieu m’en préserve ! » Il marchait en faisant de grands gestes ; Trievel le suivait des yeux, tournant la tête tantôt à droite, tantôt à gauche, comme une girouette. « Et pourtant, père Johannes, dit-elle, pourtant votre place est là... maître Sébaldus vous a gardé votre place. » À ces mots, le capucin s’arrêta tout court, et, regardant la vieille d’un œil perçant : « Comment ! maître Sébaldus m’a gardé ma place ? dit-il ; alors il ne m’en veut donc plus ? il reconnaît ses torts ? il veut entrer en accommodement avec moi ? Il a toujours eu du bon, je dois le reconnaître ; c’est son maudit orgueil qui le perd ; mais, sauf cela, c’est un excellent cœur. Ah ! il m’a réservé ma place ! Tu penses bien, Trievel, que je ne peux pas retourner à la taverne après l’affront que j’ai reçu, non, non ! mais je l’avoue, en songeant que j’avais perdu l’affection de tous mes vieux camarades : de Toubac, de Hans Aden, de Paulus Borbès, la tienne, celle de la mère Grédel, — une excellente femme, une femme estimable, la meilleure cuisinière du Rhingau, et qui ne se vante pas, qui ne se glorifie pas à tort et à travers, — en songeant que j’avais perdu son affection, celle de Christian, et surtout celle de la petite Fridoline, de cette chère enfant que j’ai portée dans mes bras, que j ai bercée sur mon sein... pauvre petite !... Oui, je l’avoue, de ne plus revoir tout ce monde, ça m’était pénible, c’était dur, bien dur, j’en souffrais plus, mille fois plus que de tout le reste. Enfin, c’est un grand soulagement pour moi de savoir qu’il n’y a pas de rancune entre nous ; mais, de retourner au Jambon de Mayence, de m’incliner devant maître Sébaldus, jamais ! jamais ! » Trievel Rasimus, pendant ce beau discours, semblait fort attentive. « Jamais ! répéta le capucin, plutôt périr de misère. Ah ! si maître Sébaldus faisait le premier pas, s’il reconnaissait qu’il a eu tort, s’il envoyait quelqu’un pour m’inviter formellement... » Il s’arrêta, regardant la vieille, et pendant qu’elle allait lui dire : « Mais je suis ici pour cela, père Johannes. » Aussi sa déception fut grande, lorsque Trievel s’écria : « Reconnaître ses torts, lui ! allons donc ! Ah ! vous ne le connaissez guère. — Mais puisqu’il me garde ma place. — Sans doute, il vous garde votre place, par défi. — Comment, par défi ? — Oui, par défi. Vous n’avez donc rien appris de ses publications ? — De quelles publications, Trievel ? voyons, explique-toi. — Mais de celles que le watchmann Purrhus a fait dans toute la ville, annonçant, par l’ordre de maître Sébaldus, que votre place serait là, et que vous n’oseriez pas venir la prendre pour soutenir le Dieu de Jacob ; qu’il vous en défiait à la face de l’univers, et que si vous ne veniez pas ; comme c’était probable, alors tout le monde devrait reconnaître que vous étiez terrassé, foulé aux pieds, et que vous demandiez grâce. En raison de quoi, ; lui, Sébaldus, se chargerait alors de faire proclamer à son de trompe, la victoire définitive du dieu Soleil et votre défaite éclatante. Comment ! vous ne savez rien de ces choses ? mais on ne parle que de ça dans tout le pays : les uns disent que vous viendrez, les autres que vous n’oserez jamais. » Le capucin était devenu tout pâle, ses joues tremblotaient de colère ; « Comment ! comment ! se prit-il à bégayer, ce gros âne, ce matérialiste, cet ignorant, cette outre gonflée d’orgueil ose me défier, moi... moi... de venir ! Ah ! c’est trop fort. Tout ce que j’avançais tout à l’heure, Trievel, touchant son bon cœur et son bon sens, je te retire. Il est clair que la vanité le suffoque, qu’il perd la tête. Oui, je vois de plus en plus, et malgré mon indulgence, que c’est un être borné, stupide, arriéré de vingt siècles. Son dieu Soleil ! son dieu Soleil ! ha ! ha ! ha ! quelle découverte : la religion des premiers sauvages !... Mais... mais vraiment c’est incroyable... c’est... — Vous viendrez donc ? demanda Trievel en baissant la tête pour cacher un sourire. — Si je viendrai défendre mon Dieu, le Dieu de nos pères ! Certainement, certainement. Mais qu’on ne s’imagine pas que j’arrive pour manger et boire, non, voilà ma nourriture. » Il montrait ses pommes de terre. « Je préparais cela pour aller en quête aujourd’hui, mais dans des circonstances aussi graves, je renonce à ma quête, je pars, je marche à la rencontre des hérétiques ; je vais, comme le saint roi David, au-devant du géant Goliath, armé de ma houlette, de ma fronde et de mes trois cailloux. Ah ! il me défie ! » Il y eut un instant de silence, Trievel Rasinius, se levant, murmura : « Aussi je m’étonnais, père Johannes, de votre grande tranquillité ; je ne pouvais comprendre qu’au moment de la bataille, vous restiez ainsi les bras croisés, comme si vous vous sentiez battu d’avance. — Battu d’avance ! fit le capucin. Écoute, Trievel, c’est aujourd’hui qu’on verra le triomphe de Jéhovah, du Dieu fort, du Dieu jaloux. Tu peux aller dire de ma part à Bergzabern... — Soyez tranquille, soyez tranquille, fit la vieille en prenant son bâton, je vais annoncer partout la grande nouvelle. Le banquet commence à onze heures, arrivez un peu d’avance ; tous les amis seront là. — Oui, Trievel, je compte sur toi, et je te remercie d’être venue me prévenir. Dieu du ciel, quand je pense que sans toi, le Dieu, des armées recevait une défaite en ce jour ! » Ils sortirent ensemble, ; et le capucin ranimé, les yeux étincelants, ayant reconduit Trievel Rasimus à cinquante pas dans, les bruyères, lui serra la main en répétant : « Tu peux dire que je viendrai ; quand toutes les légions des ténèbres seraient là, maître Sébaldus en tête, je viendrai ! » Trievel Rasismus s’éloigna, riant dans les franges de son grand bonnet en capuche. Il était alors près de six heures du matin, le jour dorait la côte. Au moment où la vieille atteignit le sentier de Bergzabern, Johannes sonnait matines à tour de bras, et les tintements de la petite cloche de Saint-Jean se prolongeaient d’échos en échos jusqu’au pied de la montagne. Cette nuit-là, maître Sébaldus dormit grassement de neuf heures du soir à huit heures du matin ; le jour étincelait sur ses vitres lorsqu’il s’éveilla. Depuis longtemps la mère Grédel, Hâfenkouker et ses marmitons, Schweyer et ses garçons tonneliers, Christian et Fridoline, tous les domestiques et toutes les servantes du Jambon de Mayence étaient en l’air, allant et venant, causant, se dépêchant de prendre les dernières dispositions du banquet. La brise d’automne balançait les guirlandes dans la cour ; la taverne était pleine de cette bonne odeur de feuillage qu’on respire autour des reposoirs à la Fête-Dieu, et sous la voûte des Trabans se pressaient une foule de curieux, qui se renouvelaient sans cesse, pour contempler ces merveilles. Maître Sébaldus, en tournant la tête, vit son grand tricorne à banderoles roses et bleues et ses habits de gala sur la commode ; Grédel avait tout prévu d’avance ; c’était une femme de grande exactitude et qui n’oubliait jamais rien. Le brave homme se leva donc, il mit ses bas de laine noire, ses souliers à boucles d’argent et sa culotte de velours, qu’il commençait à remplir de nouveau de son heureux embonpoint. Puis, ayant revêtu son magnifique gilet écarlate, il ouvrit une fenêtre, et voyant que la cour sombre, avec ses hauts pignons couronnés de chêne, sous la voûte immense du ciel, ressemblait à la cathédrale Saint-Sylvestre et qu’elle avait même plus de grandeur imposante, il en fut saisi d’admiration ; mais au lieu de pousser comme autrefois des éclats de rire retentissants et de s’écrier : « C’est moi... moi... Frantz Christian Sébaldus Dick, par la grâce de Dieu, qui suis l’auteur de ces choses, » il devint tout grave et garda le silence. Durant plus d’une demi-heure, le digne tavernier, en planches de chemise, sa grosse tête grisonnante ébouriffée, resta plongé dans une douce extase, regardant les longues tables couvertes de leurs nappes blanches à filets rouges, les couverts innombrables miroitant tout autour, les trépieds d’argent, que Hâfenkouker avait placés lui-même de distance en distance, pour servir le poisson ; les garçons tonneliers remontant de la cave profonde, le dos courbé, une tonne sur l’épaule, qu’ils plaçaient le long de l’estrade et mettaient tout de suite en perce, pour n’avoir plus qu’à tourner le robinet, lorsque le moment de la presse serait venu. Tout cet ensemble lui plaisait : « Sébaldus ! se disait-il, c’est bien, c’est très-bien ; toi-même, tu n’aurais pu mieux arranger tout cela. » Mais ce qui l’attendrissait le plus, c’était de voir Christian et Fridoline élever ensemble des pyramides de fruits, de fleurs et de mousse pour orner le festin : Christian, en polonaise de velours violet, sa toque noire surmontée d’une superbe plume de coq, vert changeant et or, les petites moustaches retroussées, les lèvres pourpres, ses grands yeux étincelants d’amour ; et Fridoline en robe blanche, une rose sur son sein gracieusement arrondi, les cheveux soigneusement nattés et tressés sur son coude cygne, les joues d’un rose transparent, et ses longues paupières abaissées, humides de tendresse. Ces deux jolis enfants se regardaient, ils rougissaient, ils soupiraient, ils roucoulaient tout bas ; leurs mains se touchaient, et alors une sorte de frisson les faisait pâlir, surtout Christian, dont la plume de coq en faucille tremblotait d’enthousiasme. Maître Sébaldus, regardant ainsi, croyait renaître au beau temps de sa jeunesse : « Comme ils s’aiment ! comme ils s’aiment ! murmurait-il, les yeux pleins de larmes ; Dieu du ciel, peut-on s’aimer de la sorte ! » Alors, songeant aux temps écoulés, il revoyait Grédel telle qu’il l’avait vue la première fois, fraîche, accorte et souriante, et il se rappelait tous les bons moments qu’ils avaient eus ensemble : la naissance de Fridoline, leur bonheur, la joie de sa femme, l’extase de la grand’mère Dick, penchée sur le petit berceau tout blanc, joignant ses vieilles mains ridées et murmurant : « Cher petit ange, descendu du ciel pour la joie de mes vieux jours, sois béni, sois aimé, sois adoré ! » Il revoyait aussi l’enfant, comme un petit bouton de rose, et s’il avait pu la peindre, il l’aurait peinte jour par jour, à tous les âges, à tous les moments de sa vie ; et ces amours de tous les instants n’en formaient plus qu’un dans son cœur : c’était sa chère Fridoline ! Ensuite, regardant Christian, qu’il savait bon et tendre, il se disait : « Vont-ils être heureux ! vont-ils s’aimer ! » Voilà ce qui l’attendrissait. Puis, dans cette longue suite de souvenirs, l’image de son vieux compagnon Johannes, à la barbe rousse, lui revenait aussi ; il revoyait le capucin promener la petite sur les larges manches de sa robe de bure et la bercer dans ses mains musculeuses, tandis que de longues rides sillonnaient ses joues brunes, et qu’il riait d’une voix cassée dans la joie de son âme. Et, se rappelant ces choses, il pensait en lui-même : « Je ne puis cependant pas marier Fridoline sans qu’il soit là pour la bénir... Non, je ne le puis pas... ce serait contraire au bon sens... Il faut que Johannes arrive... pourquoi ne vient-il pas ? Est-ce qu’il me croit assez mauvais cœur pour lui tenir rancune ? Est-ce que je pense encore à ses coups de bâton, mot ? Est-ce que le vin blanc n’est pas cause de tout ? S’il revenait, est-ce que je ne serais pas content, et Fridoline, et Grédel, et Christian, et tout le monde ? Oui, le capucin levrait être là. S’il ne revient pas, tout sera manqué ; qui pourra chanter comme lui : « Buvons ! buvons ! buvons ! » Il n’y en a pas un dans tout Bergzabern... dans tout Bergzabern ? allons donc, il n’y en a pas un dans tout le pays, dans tout l’univers !... Ah ! s’il revenait... tout serait en ordre. » Et ses yeux se tournaient involontairement vers la porte des Trabans ; il exhalait de longs soupirs. Cependant le moment de la fête approchait ; de grandes rumeurs s’élevaient par toute la ville ; la foule, hommes, femmes, enfants, pêle-mêle, riant, chantant, sifflant, remontait en tumulte de la place des Halles et des Vieilles-Boucheries, et se précipitait vers la voûte de l’antique synagogue ; et le tambour du watch-mann Purrhus, se rapprochant de seconde en seconde, marquait la mesure de cette marche colossale. Il y avait des cris, des grognements, des hurlements, des murmures, des éclats de rire et des clameurs étranges, inouïes, mais toujours le pan, pan, pan du tambour dominait le bruit, comme à la danse des ours. Toutes les tables alors étaient prêtes ; la mère Grédel, Hâfenkouker, Christian et Fridoline rentrèrent à la taverne, où se trouvaient déjà réunis bon nombre des amis du Jambon de Mayence : Toubac, Hans Aden, Trievel Rasimus, Paulus Borbès, Bével Henné, sans parler du bourgmestre Omacht, du conseiller Baltzer et d’une quantité d’autres personnages de la ville. La foule commençait à se répandre dans la cour ; à l’arrivée de Purrhus, il fie fit comme un roulement d’orage, c’était la cohue qui grimpait aux estrades. Maître Sébaldus, en ce moment, revêtit son grand habit marron et se coiffa de son magnifique tricorne ; puis, exhalant un soupir, il ouvrit la porte des vieilles galeries et se mit à descendre gravement l’escalier extérieur de la taverne, au milieu des acclamations universelles. Le digne homme s’efforçait de paraître joyeux, comme il convient en pareille circonstance ; mais il avait beau faire, il avait beau se redresser, rejeter sa grosse tête entre ses épaules, souffler dans ses joues rouges, se croiser les mains sur le dos, ce n’était plus le vainqueur des vainqueurs aux combats de coqs, à la course des ânes, et son sourire même, son bon gros sourire, avait quelque chose d’amer. Toutefois l’enthousiasme de ses amis et connaissances ne laissa pas de l’attendrir encore, et surtout la vue de Christian et de Fridoline qui vinrent l’embrasser. Il sourit à Trievel Rasimus, parée de ses plus beaux atours, et que Toubac couvait des yeux, comme un épervier mélancolique en arrêt devant une vieille poule jaune et maigre qu’il voudrait agripper et qui se moque de lui dans sa cage. Puis, levant son tricorne, il salua gravement à la ronde M. le conseiller Baltzer, M. le bourgmestre Omacht, et les autres dignitaires de Dergzabern, en possession d’assister à toutes les fêtes et de boire du vieux Forstheimer qui ne leur coûtait rien. Mais, cela fait, maître Sébaldus se crut suffisamment acquitté de ses obligations, et, prenant les deux mains de Trievel Rasimus, il lui dit avec sentiment : « Trievel, Trievel ! ta vue me réjouit le cœur ! — Je vous crois, monsieur Dick, répondit la vieille en se donnant des grâces et lorgnant Toubac du coin de l’œil, dans l’espoir de le rendre jaloux, je vous crois, hé ! hé ! hé ! ça ne m’étonne pas, on sait se mettre, Dieu merci, on sait se nipper ; on n’est pas embarrassée de trouver des maris à la douzaine. Si vous n’étiez pas marié par-devant notre sainte Église, maître Sébaldus, je vous choisirais tout de suite. — Oui, poursuivit le gros homme avec attendrissement, j’ai du plaisir à te voir ; tu es encore une ancienne, une de celles que j’ai toujours rencontrées depuis trente ans ; tu n’oublierais pas, toi, les vieux amis, par orgueil, par vanité. — Oh ! pour ça, non, interrompit Trievel, je suie à la vie, à la mort, pour le Jambon de Mayence. — C’est bien, c’est bien, fit Sébaldus, je le sais, j’en suis sûr. » Et d’un ton d’indignation profonde, les mains étendues vers la voûte des Trabans, il s’écria : « On ne dira pas maintenant que j’ai manqué de patience ; si ceux qui devraient être ici n’y sont pas, est-ce par ma faute ? Quelqu’un osera-t-il dire que c’est par la faute de Frank Christian Sébaldus Dick ? Si quelqu’un le disait, ce ne pourrait être qu’un gueux, car la vérité est la vérité, j’ai toujours eu en horreur le mensonge et l’artifice. Qu’on ne dise pas que Sébaldus Dick a manqué de patience et qu’il n’a pas attendu jusqu’à la fin ; mais l’orgueil est la ruine de la vieille amitié, oui, l’orgueil nous montre ces choses abominables ! » Alors, il fit trois ou quatre fois le tout de la salle, murmurant des paroles confuses ; et tous les assistants, comprenant qu’il parlait du père Johannes, s’indignaient contre le capucin, disant entre eux : « C’est un homme rempli d’orgueil ! » Dehors, les rumeurs, les cris, les sifflements, les roulements de pas sur les estrades redoublaient ; on aurait dit que la vieille synagogue allait s’écrouler. Maître Sébaldus, s’arrêtant de nouveau devant la porte, s’écria : « Il ne viendra pas, c’est sûr, je vous le prédis hardiment, et voilà que la fête commence ; les gens s’impatientent, il faut se mettre à table sans lui ! » Et s’indignant de plus en plus : « Quelle honte ! quelle honte ! tout le pays va savoir que sa place était là, et qu’elle est restée vide ! N’est-ce pas la plus grande honte qui se puisse concevoir, non-seulement pour lui, mais encore pour toute ma maison ? Et c’est un ancien ami, mon plus vieil ami qui me fait de ces choses, à moi, à moi, Sébaldus ! — Encore, reprit-il au bout d’un instant, pour moi, je ne veux rien dire, puisque nous sommes censés fâchés ensemble ; mais ces enfants, ces chers enfants qu’il a baptisés et portés dans ses bras, qu’est-ce qu’il peut leur reprocher, Toubac ? Qu’est-ce qu’il peut dire ? — Moi, je n’en sais rien, dit Toubac ; que voulez-vous, c’est un gueux, un va-nu-pieds, un vrai pendard. — Je ne dis pas ça, s’écria Sébaldus, pourpre d’indignation ; tout le monde ne peut pas avoir toutes les qualités réunies ; celui qui soutiendrait que le père Johannes n’est pas le meilleur capucin, le plus digne homme du pays, c’est à Frantz Christian Sébaldus Dick qu’il aurait à faire, entendez-vous ! « Et, se retournant vers la porte après un instant de silence, d’une voix sourde il dit : « Dans le temps, je me rappelle que la grand’mère Orchel répétait sans cesse que l’orgueil nous a tous perdus, au moyen d’un serpent, et c’est la pure vérité : le serpent de l’orgueil avait une pomme de la science, et cette pomme était comme qui dirait la science du bien et du mal. J’ai toujours pensé cela, et je vois bien aujourd’hui que j’avais raison, car le père Johannes, à cause de son Dieu de Jacob, se croit plus savant que tous les autres, et... » En ce moment, le digne homme pâlit, puis rougit et s’écria : « C’est lui ! le voilà ! Hé ! je savais bien qu’il viendrait, j’en étais sûr ; ça ne pouvait pas être autrement. » Tout le monde s’était précipité aux fenêtres. En effet, le père Johannes, du fond de la voûte sombre, en bas, fendait la presse lentement. Maître Sébaldus, de son côté, les bras étendus, semblait vouloir se jeter à la nage, pour aller repêcher son vieux camarade. Mais plus le capucin avançait, plus sa tête de bouc, sèche et osseuse, exprimait la douleur et l’indignation. Johannes, depuis son entrevue avec Trievel Rasimus, avait roulé dans son âme de terribles arguments contre le dieu Soleil. Il voulait terrasser Sébaldus et le forcer de crier grâce ; mais, à la vue de cette antique taverne, témoin de tant d’heureux instants passés le verre en main et le sourire aux lèvres ; à la vue de son vieux compagnon, les bras étendus, la face épanouie ; à la vue de Grédel, de Fridoline, de Christian et de tant d’autres vieux amis attentifs et souriants dans l’ombre, son cœur fut saisi d’une tristesse inexprimable ; il aurait voulu s’écrier : « Écartez, écartez ce calice de mes lèvres ! » Mais l’obstination de son esprit, aussi bien que son orgueil, l’emportait. Il marchait donc, l’oreille droite en avant, la tête basse comme pour lancer un coup de corne, tandis que dans son œil gauche scintillait une larme tremblotante. Ces signes n’annonçaient rien de bon, les bras de maître Sébaldus lui tombèrent, et il se prit à bégayer : « Qu’est-ce que le capucin me veut encore ? Il a l’air fâché. » Johannes, arrivé devant la taverne, à quinze pas, s’arrêta brusquement, ferma les yeux à demi, pour en voiler les larmes, et le nez en l’air, la barbe en avant et la main étendue, il s’écria : « Quand les tribus de Lévi et de Roboam furent reçues dans la tente du vénérable patriarche Sichem, et qu’ayant accordé leur sœur Dina au fils aîné de ce monarque, elles abusèrent de son hospitalité, au point d’exterminer ses fils circoncis, le troisième jour de la fièvre, ce fut un crime à la face de Jacob, et le Seigneur blâma leur conduite. Or, moi, je ne viens pas de la sorte ; je ne viens pas avec des intentions perfides. Je me rappelle votre hospitalité, respectable Sébaldus Dick ; je me rappelle aussi que votre chère enfant et votre digne épouse m’ont accordé cent fois le pain, le sel et la place au foyer de votre estimable taverne. C’est donc avec des sentiments de paix que j’arrive en votre présence. Mais autre chose, respectable Sébaldus, autre chose est la reconnaissance de la chair, et l’accomplissement des devoirs de l’âme ! Pourquoi faut-il que vous m’ayez défié ? Pourquoi faut-il qu’au son de la trompe, vous ayez provoqué le père Johannes ? Pourquoi l’avez-vous appelé solennellement à la défense du Dieu de ses pères, de son propre Dieu, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ? Pourquoi, je vous le demande, l’orgueil vous-t-il porté à de telles extrémités ? Me voilà donc, avec des sentiments de paix, les reins ceints pour la guerre ; car tel est mon devoir, telle est ma foi, tel est l’ordre de notre sainte religion. » Ayant parlé de la sorte au milieu du plus grand silence, car toute la cour prêtait l’oreille, le père Johannes se tut, et maître Sébaldus resta quelques instants stupéfait, la bouche béante. Puis, se retournant vers sa femme, non moins étonnée : « Grédel, lui dit-il, est-ce que tu as entendu parler de ces choses ? Est-ce que j’ai défié quelqu’un sans le savoir ? Je ne me rappelle rien, moi ! C’est terrible... terrible... la grande bataille va recommencer. » Le père Johannes aussi regardait, attendant une réponse ; la stupéfaction se peignait sur toutes les figures ; on prévoyait des événements graves. Et comme tout le monde restait ainsi dans l’attente, Trievel Rasimus, clignant de l’œil, s’avança, sortit sa grande tabatière de carton noir du fond de sa poche et prit une bonne prise. Après quoi elle alla simplement se placer entre maître Sébaldus et Johannes, et leur dit : « Écoutez, et ne vous fâchez pas contre Trievel Rasimus. car elle a fait ces choses pour la joie universelle. Vous êtes deux êtres remplis d’orgueil et d’obstination ; plutôt que de faire le premier pas, vous aimeriez mieux vous consumer d’ennui l’un et l’autre ; c’est abominable d’avoir des caractères pareils ! Comment ! deux vieux camarades, deux hommes du bon Dieu vont se tenir rancune à perpétuité, parce l’un a bu du vin rouge et l’autre du vin blanc ? Ça n’a pas le sens commun. Donc, moi, voyant cela, je suis allée dire ce matin au père Johannes que maître Sébaldus le défiait de venir soutenir son Dieu de Jacob ; ça l’a remué de fond en comble, et il est venu, hé ! hé ! hé !... Maintenant, monsieur Dick, » vous savez que vous m’avez promis de m’accorder ce que je vous demanderais. Eh bien, embrassez votre vieux compagnon, et que la paix soit avec vous — c’est le souhait de Trievel Rasimus ! » A mesure que parlait la vieille ravaudeuse, la bonne grosse figure de Sébaldus s’épanouissait de bonheur, et le front du capucin se déridait aussi. Ils se regardaient l’un l’autre avec attendrissement ; et, quand elle eut fini, le gros maître de taverne, étendant les bras avec expression, se prit à bégayer tendrement : « Père Johannes... père Johannes... est-ce que vous m’en voulez encore à celle heure ? » Alors le capucin, les bras étendus, la tête basse, pour cacher ses larmes, monta les trois marches de la taverne, et jeta ses grandes manches autour du cou de Sébaldus, la joue contre la joue, en sanglotant. Et tous les deux sanglotaient ensemble comme de véritables enfants, bégayant : < Hé ! hé ! hé ! Hi ! hi ! hi ! Étions-nous bêtes... étions-nous bêtes ! » Tous les assistants, autour d’eux, pleuraient aussi et s’embrassaient l’un l’autre sans savoir pourquoi. Grédel embrassait Trievel, Toubac embrassait Hans Aden, et ceux qui ne pouvaient pas pleurer disaient : « Je ne peux pas pleurer... mais ça me fait plus de mal qu’a ceux qui pleurent. » D’autres se mouchaient ; enfin on n’avait jamais rien vu de pareil. Borbès était tout honteux de ne pouvoir pleurer ; il alla se cacher dans la cuisine, et Bével Henné le traita de brigand en lui disant : « Je n’aurais jamais cru ça de toi ; tu as un cœur de roche ! » Et lui ne savait que répondre. Dans la cour où poussait des acclamations universelles, et dans la taverne on ne pouvait plus se calmer. Enfin, maître Sébaldus, levant la tête, se prit le ventre à deux mains, et poussa de tels éclats de rire, que les vitres de la taverne en grelottèrent. Il ne se possédait plus d’enthousiasme, et le père Johannes, à côté de lui, riait aussi, comme un vieux bouc qu’on ramène au bois après l’hiver, et qui respire l’odeur du chèvrefeuille ; de douces larmes coulaient jusque dans sa barbe. Les embrassades avaient cessé, Grédel s’essuyait les yeux avec le coin de son tablier, Christian et Fridoline s’étaient mis à danser, et toute la salle, du haut en bas, répétait en ; riant : « Ha ! ha ! ha ! le bon temps est revenu ; les chopes, les canettes, les andouilles, les saucisses vont reprendre leur train jusqu’à la consommation des siècles. — Trievel ! Trievel ! s’écria Sébaldus, tu m’as déjà sauvé d’Eselskopf, et maintenant tu me rends mon vieux compagnon Johannes, tu es la première femme du monde. » Et prenant Johannes par le bras, il lui raconta comment Trievel l’avait sauvé ; puis, tout à coup s’interrompant, il dit : « Mais ce n’est pas tout, non, ce n’est pas tout, mon pauvre vieux capucin ; tu arrives toujours au bon moment. Hé ! Christian ! Fridoline ! approchez un peu. » Il finissait à peine de parler, que l’orchestre. du Hareng Saur, celui des Trois Boudins et celui du Bœuf gras arrivaient dans la cour ; on entendit Rosselkasten crier dehors : « Faites place ! faites place ! » Puis la grosse caisse frappa trois coups, les cymbales frémirent, les clarinettes nasillèrent pour se mettre d’accord, et de grandes rumeurs annoncèrent que la multitude avait fini par monter sur les toits de la synagogue. « Christian ! Fridoline ! répéta le digne maître de taverne, arrivez ici. » Alors les deux enfants, tout émus, s’approchèrent, et maître Sébaldus, d’un ton grave, I s’exprima en ces termes : « Grédel, Johannes, Trievel Rasimus, et vous tous, écoutez-moi. Voici le plus beau jour de ma vie, car, grâce à Dieu, je commence à ravoir mon bon appétit, et puis j’ai retrouvé mon vieux compagnon Johannes. C’est pourquoi je suis content, et je veux que d’autres le soient aussi ; je veux que la joie règne dans ma maison, et que nous soyons tous entre nous comme les oiseaux du ciel : les ramiers, les bouvreuils, les merles, les grives et les mésanges, qui nichent ensemble dans le même arbre, les uns en haut, les autres un peu plus bas, les autres tout à fait dans l’herbe au-dessous, comme les fauvettes, les perdrix et les cailles, mais tous en paix, tous sifflant, se réjouissant et célébrant la gloire du Seigneur. Il faut aussi que les jeunes s’accouplent et qu’ils produisent de nouvelles générations d’êtres bien portants, heureux, chantant et sifflant, afin que les bonnes espèces se multiplient à la face du ciel, selon la parole du Seigneur, n’est-ce pas, capucin ? » Johannes inclina la tête, et Christian et Fridoline devinrent rouges comme des pivoines. La mère Grédel se remit à pleurer d’attendrissement, et la vieille Trievel se bourra le nez de tabac avec enthousiasme. « Or donc, reprit Sébaldus, voici deux jeunes êtres qui m’ont l’air de s’aimer, et de s’accorder pour travailler ensemble à la vigne du Seigneur. Ma fille Gretchen Fridolina Dick entre dans sa dix-huitième année depuis hier, et Kasper Christian Diemer aura vingt et un ans à la Noël prochaine. Qu’en pensez-vous... si nous les mariions ? » Alors il se fit une grande émotion dans la salle, et Christian s’écria : « Oh ! maître Sébaldus ! oh ! maître Sébaldus ! » Mais il n’en put dire davantage, tant la joie le suffoquait. « Si nous les mariions, répéta le gros homme, voudriez-vous les bénir, père Johannes ? — Ce sont de braves enfants, et que j’aime bien, murmura le capucin attendri, je les bénirais du fond de mon cœur. — Eh bien donc ! dit maître Sébaldus à Christian, embrasse Fridoline, ta fiancée. Dans quinze jours, elle sera ta femme. » À ces mots, Christian, levant sa toque, fit entendre un cri de triomphe tel qu’on n’en avait jamais entendu de pareil, et d’un bond il embrassa Fridoline et la serra sur son cœur. La pauvre enfant, toute confuse, n’osant lever les yeux sur lui, cachait sa jolie figure dans son sein ; on aurait dit qu’ils allaient s’envoler au ciel. Et, chose étrange, aussitôt les trois orchestres commencèrent à jouer la Flûte enchantée, de Mozart : « O mon âme, mon âme adorée ! » soit que maître Sébaldus l’eût ordonné de la sorte, soit que le Seigneur lui-même eût prévu ces choses depuis l’origine des temps. Tout se taisait donc pour entendre cette noble harmonie, et cependant le digne maître de la taverne, d’un accent ému, poursuivit : « Je te la donne pour l’aimer, pour l’honorer et la rendre heureuse. Mais écoute bien ceci, Christian, tu n’abandonneras pas le grand art de la peinture ; tu vivras avec nous, loin de tout souci, de toute inquiétude, de tout chagrin, mais tu seras peintre. Il faut toujours que les hommes fassent quelque chose, et qu’est-il de plus beau que de représenter les œuvres de Dieu par de vives couleurs ? Durant mon voyage en Hollande, j’ai vu partout que les grands peintres représentaient leurs tavernes ; c’est là qu’ils buvaient l’ale et le porter, c’est là qu’ils consommaient glorieusement le hareng et la morue frite dans l’huile douce. Toi, tu boiras du vin du Rhin, tu consommeras des andouilles, et tu seras le peintre du Jambon de Mayence, de la cour des Trabans et de l’antique synagogue. — Ne vous inquiétez de rien, papa Sébaldus, interrompit Christian, comme illuminé d’un rayon du ciel, ne vous inquiétez de rien, je serai peintre ; et là... là... — fit-il en montrant la haute muraille enfumée au fond de la taverne, — là, tout Bergzabern viendra contempler mon premier chef-d’œuvre : la côte verdoyante du Braumberg couverte de vignes jusqu’aux nuages, les ceps noueux écrasés sous les raisins vermeils, le père Johannes couronné de pampres, en dieu Bacchus ; et vous, papa Sébaldus, tout rond, tout riant, tout barbouillé de lie de vin, assis sur l’âne Eselskopf, qui tirera la langue d’une aune, vous irez à la conquête des nobles coteaux du Johannisberg avec votre nourrisson. Vous aurez le ventre en forme de cornemuse ; vous serez le bon, le digne, le vénérable Silénus, et tout le long de la route, on verra des auberges, des hôtelleries, des tavernes et des bouchons ouverts tout au large pour vous recevoir, à perte de vue. — Ha ! ha ! ha ! fit le gros homme, dont les yeux s’étaient arrondis d’admiration, c’est un beau dessin, Christian ; fasse le Seigneur que tu puisses l’exécuter comme je me le représente. Mais il est temps de se mettre à table, nous recauserons de ces choses plus tard. » En effet, l’église Saint-Sylvestre sonnait alors midi. Après l’ouverture de la Flûte enchantée, on n’entendait plus qu’un immense murmure dans la cour. Tous les cris avaient cessé, tout le monde était à sa place : les convives autour des tables, les musiciens sur les estrades ; les garçons tonneliers, le tablier de cuir aux genoux, auprès de leurs tonnes ; les servantes en petite jupe rouge et en manches de chemise, les marmitons et les sommeliers à leur poste ; la foule partout, le long des rampes, aux lucarnes des greniers, sur les toits, sous la voûte sombre des Trabans, et jusqu’à la cime du clocher de Saint-Sylvestre, car le sonneur Pétrousse avait loué des places. Tout le monde attendait le signal du festin. Alors Frantz Christian Sébaldus Dick ouvrit la porte de la taverne à deux battants, et cet immense coup d’œil frappa les regards. La cour, comme une immense corbeille de feuillage, contenait la foule innombrable et frémissante ; les estrades pliaient sous le poids de la multitude ; partout on ne voyait que des têtes attentives, jeunes ou vieilles. Sur la grande estrade, appuyés contre l’antique synagogue, se trouvaient les trois orchestres ; la grosse caisse, au-dessus de la foule, arrondissait son ventre dans les airs, et, tout autour, les trombones, les chapeaux chinois, les cors de chasse, les cymbales resplendissaient au soleil. Mais, plus haut encore, sur le dernier gradin, se tenaient debout quatre trompettes, vêtus mi-partie de rouge, de jaune, d’azur et de violet, à l’ancienne mode des Trabans, et tels qu’on les voit encore sur les jeux de cartes ; ils tenaient à leurs lèvres les longues trompes recourbées, à fanon de velours brodé d’argent et d’or, la toque sur l’oreille et le poing sur la hanche ; on les eût pris de loin pour les quatre pitons en cariatides de la toiture sombre. Or, à peine maître Sébaldus eut-il apparu sur le seuil de la taverne, que ces quatre musikanten se mirent à sonner l’antique fanfare du duc Rodolphe, entrant à Bergzabern en l’an 1575. Ces sons éclatants, renvoyés par les échos, firent passer sur toutes les figures une pâleur étrange ; les vieilles générations éteintes de Bergzabern semblaient venir assister à la grande fête du Jambon de Mayence. Mais ce que le père Johannes admira plus que tout le reste, ce fut la magnifique ordonnance du festin : les trois sangliers dans de larges bassins d’argent, une touffe de fenouil au grouin ; les chevreuils, les coqs de bruyère, les paons ornés de leur queue en éventail, les gélinottes, les faisans, les vases de fleurs, les pyramides de fruits, les immenses soupières au large ventre fleuronné, envoyant au ciel leur fumée odorante, comme un pur encens, les buissons d’écrevisses, les hautes croquantes ; tout cela, confusément d’abord, — avec les mille éclairs de la vaisselle d’argent, que le riche Sébaldus avait tirée pour la première fois de ses armoires, — tout cela frappa, éblouit, transporta le capucin, qui se prit à renifler, à écarquiller les yeux et à se lever sur la pointe des pieds pour voir de plus loin. Les grands hanaps ciselés et les hautes aiguières à cou de cygne, pleines d’un vin rouge écumeux, n’étaient pas ce qui flattait le moins ses regards, et tout nous porte à croire que le digne capucin dut se féliciter d’avoir quitté son ermitage le matin, et pris congé définitif de ses pommes de terre cuites sous la cendre. Maître Sébaldus, sa large tête grisonnante découverte, et tenant à la main Fridoline, traversait alors gravement la cour ; puis, venaient à sa suite, et deux à deux, Christian et la mère Grédel, le père Johannes et Trievel Rasimus, Toubac et Bével Henné, enfin tous les vieux et solides amis de la maison. Lorsqu’ils furent arrivés à leurs places, tous les autres convives, debout derrière leurs chaises, s’assirent, et maître Sébaldua resta seul debout à l’extrémité de la table du milieu. Alors, d’une voix grave, onctueuse, il dit : « Chers amis et compagnons, et vous tous quels que vous soyez, habitants de cette bonne ville, ou même étrangers au pays, nous célébrons en ce jour du Seigneur notre heureux rétablissement, dont nous rendons grâce au ciel, et non pas au docteur Eselskopf, qui est un âne, c’est moi qui vous le dis, afin que chacun le sache et qu’on se le répète. — Nous célébrons aussi notre réconciliation avec le brave, le digne, le vénérable père Johannes, notre ami selon le cœur, et notre frère en Dieu. — Enfin, nous célébrons les fiançailles de notre chère fille Gretchen Fridolina, avec le jeune peintre Christian Diemer, et nous vous prévenons que, d’aujourd’hui en quinze, vous êtes tous invités à revenir ici célébrer les noces, qui seront dignes de la fille bien-aimée de Frantz Christian Sébaldus Dick. Sur ce, chers amis et compagnons, buvons, mangeons, réjouissons-nous, et jouissons de toutes les bonnes choses que le Seigneur a faites pour ses enfants ! » Mille cris d’enthousiasme s’élevèrent jusqu’aux nuages. Et maître Sébaldus, s’étant assis en face du capucin, on plongea les grandes cuillers dans les bonnes soupes aux écrevisses. FIN DE LA TAVERNE DU JAMBON DE MAYENCE |
Sand - Questions politiques et sociales.djvu/337 | place parmi les patrons du pauvre peuple, lui qui,
par rapport à son peuple italien, est l’initiateur de la
foi nouvelle ? Voyez si sa parole ne ressemble pas à
celle des premiers chrétiens ! Ce n’est pas la thèse
politique, ce ne sont pas les théories matérialistes de
l’intérêt personnel qui sont dans sa bouche, a Je
vous apporte, leur dit-il, le péril, la fatigue et la
mort. C’est le salut de l’âme et non le repos de la vie
que je viens vous prêcher. Levez-vous donc et suivez-moi ! »
Voilà ce qu’il dit aux paysans italiens, et
ceux-ci se lèvent et marchent, obéissant à rappel de
l’enthousiasme. Et l’on dit que le temps des miracles
est passé !
Non ! le temps des miracles durera autant que la
race humaine sur la terre, sans qu’il soit besoin désormais
de faire intervenir le renversement des lois
extérieures de la nature. C’est dans le cœur humain
que s’accomplit l’éternel prodige, le sublime désaccord
des appétits matériels et des besoins de la vie
supérieure, ceux-ci faisant taire ceux-là, même dans
leur plus légitime appel, et réveillant la soif du martyre
dans l’être engourdi qui disait et croyait n’avoir
besoin et souci que du pain du corps. À l’esprit froid
qui calcule, les probabilités rationnelles des futurs
événements humains., le miracle ne se présente jamais,
et c’est pourtant le miracle qui résout toutes
les questions en apparence insolubles, et déjoue
toutes les opérations de la logique la mieux établie.
L’esprit vraiment éclairé devrait donc compter toujours
sur le miracle et lui faire la part bonne dans
<references/> |
The universal anthology - vol. 19, 1899.djvu/26 | des autres hommes. A cet égard et pour cette raison, ''Les'' ''Confessions'' ''de'' ''Joseph'' ''Delorme'' sont déjà de la poésie un peu morbide, presque pathologique, de la poésie de neurasthénique ou de névrose. Ajoutons que Sainte-Beuve a aussi, comme artiste et comme versificateur, des raffinements et des recherches dont l’inquiète subtilité n’a peut-être d’égale que leur inutilité. Nous voulons dire qu’elles échappent à l’œil nu, pour ainsi parler, et on ne les apprécie qu’à la condition d’être dûment averti. C’est d’une autre manière que Musset est ''personnel'', par un autre genre d’affectation, celle du ''dandysme'' et du ''parisianisme''. Il deviendra plus simple, quelques années plus tard, et la passion le transformera. Mais à ses débuts, dans ''Les'' ''Marrons'' ''du'' ''Feu'', dans ''Mardoche'', dans ''Namouna'', avec des dons de poète qui déjà l’élèvent bien au-dessus de son personnage, et de Sainte-Beuve, il est le Lovelace et le Brummell du romantisme ; il ne fait de vers qu’en se jouant, ou même en se moquant, par dérogation d’amateur à des occupations infiniment plus graves, lesquelles etaient, nous dit son frère, de conférer « avec les premiers tailleurs de Paris, » de « faire valser une vraie marquise, » et de courir les tripots et les filles. Naturellement ce n’est pas à son frère que nous devons ce dernier renseignement. C’est pourquoi, si son inspiration diffère à tous autres égard de celle de Sainte-Beuve, elle est pourtant la même dans son principe, ''personnelle'' jusqu’à l’égoïsme, et jamais homme n’a eu plus que lui la prétention de ne ressembler qu’à soi. Les contemporains l’entendirent bien ainsi, et sur leurs traces à tous deux, Musset et Sainte-Beuve, toute une légion d’imitateurs se précipita, qui, n’ayant rien de leur originalité, ne devait donc pas laisser de souvenirs dans l’histoire de la Poésie Française. La première condition pour faire de la poésie ''personnelle'', ― on ne dit pas la seule, ― c’est d’être quelqu’un ; et c’est ce qui n’est donné à un petit nombre d’entre nous. Les esprits originaux sont rares.
C’est ce que Théophile Gautier avait compris d’instinct, et, assurément, s’il n’eût dépendu que de lui, le romantisme eût des lors évolué vers l’art impersonnel. La description des lieux, la résurrection pittoresque du passe, la fidélité de l’imitation, la « soumission à l’objet » fussent devenus des lors le principal objet de la poésie. |
Subsets and Splits