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Histoire du Privilége de Saint Romain/1686 à 1747 | Amable Floquet Histoire du Privilége de Saint Romain Le Grand, 1833 (2, p. 51-100). ◄ 1644 à 1685 1750 à 1787 ► 1686 à 1747 bookHistoire du Privilége de Saint RomainAmable FloquetLe Grand1833RouenV21686 à 1747Amable Floquet - Histoire du privilege de saint Romain vol 2, Le Grand, 1833.djvuAmable Floquet - Histoire du privilege de saint Romain vol 2, Le Grand, 1833.djvu/1251-100 1686. Débats animés entre le chapitre d’une part, la cour des Aides et le bailliage de Rouen, de l’autre. Nous voici, maintenant, arrivés à une époque où le privilége de saint Romain eut à lutter à la fois contre deux juridictions de la ville, et, par suite, contre les preventions peu amicales du gouvernement, qui, enfin, avait ouvert les yeux. Comme on l’a vu par tout ce qui précède, en quelque prison de Rouen qu’eût été écroué le meurtrier élu par les chanoines de Rouen pour lever la fierte, c’était toujours le parlement qui délibérait sur l’élection, qui interrogeait le prisonnier, et le délivrait ou le refusait au chapitre. Les autres juridictions de la ville voyaient avec jalousie le parlement s’arroger à lui seul cette haute prérogative, et avaient quelquefois montré des dispositions peu favorables à un privilége dans lequel elles jouaient un rôle si passif. De ces diverses juridictions, la cour des Aides, compagnie souveraine, dont l’érection était antérieure à l’érection du parlement, et qui n’avait pas vu sans chagrin ce corps supérieur s’établir dans la province, était celle dont cette possession glorieuse blessait le plus l’orgueil et les prétentions. Tous les ans, depuis assez long-tems, cette cour avait soin de dire aux députés du chapitre, envoyés pour insinuer le privilége à son audience, « qu’en cas que le prisonnier qui seroit esleu fust en ses prisons et de sa compétence, le cartel de l’élection luy devoit estre adressé. » On n’y avait aucun égard, ce qui lui était très-sensible. Un débat qui avait eu lieu, sur la préséance, entre un député du chapitre et un député de la cour des Aides, débat jugé récemment au désavantage de cette cour, avait mis le comble à sa mauvaise humeur ; elle épiait l’occasion de se venger, et crut enfin l’avoir trouvée. En 1686, lorsque les députés du chapitre vinrent insinuer le privilége à son audience, le premier président interrompit leur orateur au moment où il « prioit la cour d’avoir agréable l’insinuation, etc. », et lui dit qu’il eût à se servir du terme de supplier au lieu de celui de prier. Les députés ayant représenté qu’ils suivaient le formulaire usité depuis la création de la cour des Aides, le premier président, deux présidens et plusieurs conseillers répliquèrent tumultueusement ensemble : « Puisque vous refusez de vous en servir, sortez, sortez donc. » Et, sans vouloir entendre ce qu’ils dirent, on fit sortir ces députés de la salle d’audience, sans leur donner acte de l’insinuation du privilége ; en un mot, on les traita d’une manière peu convenable à la dignité de l’action ; et on manqua essentiellement aux égards que méritait le chapitre. Les chanoines firent signifiera la cour des Aides un procès-verbal de ce qui s’était passé dans son prétoire, avec protestation que, si, au préjudice du privilége de saint Romain, la cour des Aides passait outre au jugement des individus détenus dans ses prisons, ils en porteraient leurs plaintes au roi. Les années suivantes, le chapitre, au lieu d’envoyer à la cour des Aides ses députés qui y eussent, sans doute, essuyé la honte d’un nouveau refus, fit, à l’époque ordinaire de l’insinuation, signifier au procureur-général de cette cour un acte par lequel il déclarait que ses députés étaient prêts à se transporter à la cour des Aides, pour y insinuer le privilége dans les mêmes termes dont ils s’étaient de tout temps servis. Ces significations déplaisaient fort à la cour des Aides, qui, enfin, en 1694, défendit au geôlier de ses prisons d’en ouvrir les portes, lorsque les chanoines viendraient demander la liste des prisonniers. De plus, ces magistrats firent courir le bruit que, dans l’intervalle de l’insinuation au jour de l’Ascension, ils feraient exécuter un des prisonniers prétendans au privilége. Le chapitre porta plainte au roi ; il demanda que, faute par la cour des Aides de recevoir l’insinuation du privilége dans les termes et dans les formes usités de tout tems, les prisonniers détenus dans la conciergerie de cette cour ne pussent être molestés, contraints, interrogés, transportés, exécutés, jusqu’à ce que le privilége de saint Romain eut sorti son effet ; que les députés du chapitre pussent aller aux prisons de la cour des Aides entendre les prisonniers dans leurs confessions et dépositions, en la forme jusqu’alors usitée, et que les geôliers fussent contraints de leur en ouvrir les portes. Le 29 avril 1695, le roi renvoya la requête et les parties devant M. Lefebvre D’Ormesson, commissaire départi à Rouen, qui fut chargé de les entendre et de dresser procès-verbal de leurs dires respectifs. Le 12 juillet suivant, deux chanoines, pour le chapitre, et le procureur-général de la cour des Aides, pour cette cour souveraine, se présentèrent devant le commissaire, à Rouen. Les deux chanoines demandèrent que le procureur-général déclarât pourquoi la cour des Aides avait refusé de recevoir l’insinuation du privilége dans les termes usités de tems immémorial. Le procureur-général répondit que, depuis plus d’un siècle, la cour des Aides demandait à MM. du chapitre la représentation de lettres-patentes enregistrées par elle, qui ordonnassent que le privilége de saint Romain serait insinué à son audience. Jusqu’à cette production, la question de la différence des termes dont ils prétendaient se servir à l’égard du parlement et de la cour des Aides, était prématurée ; puisque s’ils n’avaient point le droit d’insinuer à la cour des Aides, il n’était pas besoin de savoir en quels termes. Dans tous les cas, cette contestation ne pouvant être réglée que par le roi, il demanda qu’elle fût renvoyée à sa majesté, déclarant ne comparaître devant le commissaire départi, que par respect pour l’arrêt du conseil. Les députés du chapitre répondirent que c’était la première fois que la cour des Aides demandait la représentation des titres de l’église de Rouen. La possession du chapitre était bien notoire. L’édit de Louis XII le dispensait de toute exhibition de lettres-patentes. La cour des Aides, depuis sa création, avait reçu l’insinuation sans difficulté, et ne s’était avisée qu’en 1686, pour la première fois, de chicaner sur le formulaire. La question des termes à employer lors de l’insinuation, au lieu d’être prématurée, était la seule, au contraire, dont il se dût agir, puisqu’elle avait été posée par la cour des Aides elle-même, qui avait voulu que, contre l’usage, le chapitre se servît du mot supplier au lieu du mot prier employé jusqu’alors. La cour des Aides devait considérer que les formulaires, à son égard, à l’égard du parlement et du bailliage, étaient insérés dans un ancien livre du chapitre, où toute la cérémonie de la délivrance du prisonnier était rapportée en des caractères manuscrits d’une grande antiquité ; ils demandaient donc qu’il ne fût rien innové. M. D’Ormesson dressa procès-verbal des dires respectifs de la cour des Aides et du chapitre, et les renvoya au conseil. Le 24 février 1696, ce tribunal ordonna que l’archevêque et le chapitre de Rouen lui représenteraient, dans deux mois, les titres et pièces en vertu desquels ils prétendaient jouir du privilége de saint Romain, et le conférer à des criminels poursuivis, décrétés et jugés tant dans le ressort du parlement de Rouen que de tous les autres parlemens du royaume indistinctement. Le roi ordonna aussi que le procureur-général au parlement de Rouen enverrait au conseil les pièces et mémoires concernant le droit et faculté prétendus par ledit parlement de pouvoir juger et conférer le privilége de la fierte à toutes sortes de criminels décrétés, jugés et domiciliés tant dans son ressort que dans celui de tous les autres parlemens. C’est qu’un fait nouveau était venu compliquer cette affaire. Le sieur Veydeau De Grandmont, ancien conseiller au parlement de Paris, tombé dans de mauvaises affaires, cherchait, disait-on, à réparer sa fortune en faisant la fraude. Un jour, dix ou douze archers ou sergens, apostés près de sa demeure, rue de Vaugirard, à Paris, y ayant vu entrer une charrette qu’ils supposaient remplie d’objets de contrebande, envahirent la maison, dans l’intention d’arrêter le sieur Veydeau De Grandmont, ainsi surpris en flagrant délit. Mais, cet ancien magistrat avait deux fils qui, voyant la liberté de leur père menacée, fondirent, l’épée à la main, sur les officiers de justice envoyés pour l’arrêter, et les chassèrent de la maison. Malheureusement, l’archer Ozanne fut tué dans cette mêlée. Les deux frères Veydeau De Grandmont vinrent à Rouen solliciter la fierte, à raison de cet homicide, et l’obtinrent en 1695. Mais le meurtre de l’archer Ozanne avait fait beaucoup de bruit à Paris. Au conseil, où était déjà pendante l’affaire entre la cour des Aides de Rouen et le chapitre, on se demanda si le chapitre de Rouen et le parlement avaient pu légalement donner la fierte à des individus qui, tant à raison de leur crime, que par leur résidence, étaient étrangers au ressort du parlement de Normandie. Ces faits expliquent l’arrêt du 24 février 1696. Le 19 mars suivant, le roi, en son conseil (il était présent), ordonna que le différend d’entre les officiers de la cour des Aides de Rouen et le chapitre, concernant l’extension du privilége de la fierte seulement, serait examiné conjointement avec ceux mentionnés dans l’arrêt du conseil en date du 24 février. Il ordonna que le chapitre représenterait au conseil d’état les pièces et titres en vertu des quels ils prétendoit jouir du privilège de la fierte, et l’appliquer aux cas qui étoient de la compétence de la cour des Aides de Rouen. Il fut ordonné aussi » à la cour des Aides d’envoyer les pièces et mémoires concernant l’extension du privilége aux cas de sa compétence. On voit combien le débat avait changé de nature. Il ne s’était agi d’abord que d’un point de cérémonial et d’étiquette ; du mot supplier au lieu du mot prier. Mais la cour des Aides avait bien d’autres pensées ; et, le combat une fois engagé, laissant là les querelles de mots, qui n’avaient été pour elle qu’un acheminement à une attaque plus sérieuse, elle avait nié que le privilége de saint Romain pût s’appliquer à des crimes de sa compétence. « Ces crimes, disait-elle au roi, supposant nécessairement, Sire, une désobéissance à vos ordres, et ne se commettant presque jamais que par un esprit d’opposition à la perception de vos droits, esprit dangereux qu’il faut détruire, bien loin de le fomenter par l’impunité certaine attachée à ce privilége. » Bientôt, profitant du mauvais effet qu’avait produit à Paris, parmi les magistrats, l’élection faite, à Rouen, des deux fils Veydeau De Grandmont pour lever la fierte, elle soutint que c’était par un abus manifeste que le privilége était donné à des individus étrangers à la province, l’intention de Henri IV ayant été, dans son édit de 1597, de le restreindre à la Normandie. Et, enfin, montrant tout-à-fait à découvert sa mauvaise volonté contre le privilége, elle avait traité de fable et de fausseté le miracle de saint Romain. Le chapitre répondait en citant les noms des prisonniers de la compétence de la cour des Aides, qui avaient précédemment levé la fierte, sans que cette cour eût réclamé ; il nommait un plus grand nombre encore de prisonniers, étrangers à la Normandie, qui avaient obtenu le privilége sans la moindre difficulté. Glissant légèrement sur ce que l’on avait dit de la gargouille, et de la concession de Dagobert, « Nous ne pouvons, disait-il, rapporter l’origine de ce privilége ; et nous aimons mieux n’en rien dire que d’avancer quelque chose qui puisse être révoqué en doute. » Il y a loin de ce langage prudent et plein de réserve aux invectives qu’avait eu naguère à essuyer Denis Bouthillier, pour avoir mal parlé du miracle du serpent. Cette vive attaque de la cour des Aides contre le privilége de saint Romain avait été, certainement, concertée avec le présidial de Rouen, qui avait contre le privilége des griefs analogues à ceux de la cour des Aides, et qui, de plus, avait un procès pendant au parlement contre les chanoines de la cathédrale. En 1697, au plus fort de ces débats et des angoisses du chapitre, lorsque cette juridiction vit le privilége un peu ébranlé, elle vint aussi-tôt renforcer l’attaque ; et ses efforts, réunis à ceux des premiers assaillans, mirent le privilége de l’église de Rouen dans le plus grand danger, peut-être, qu’il eût couru jusqu’alors. Cette attaque du présidial commença sous un prétexte assez frivole. Le 29 avril 1697, en sortant du parlement où ils venaient d’insinuer le privilége, les députés du chapitre s’étaient rendus au bailliage, et étaient entrés dans l’enclos et prétoire royal, précédés, comme de coutume, d’un bedeau portant sa verge d’argent haute devant eux. Comme à l’ordinaire, aussi, l’orateur de la députation avait dit, en s’adressant au lieutenant-général du siége : Nous sommes députés pour vous insinuer le privilége de saint Romain, etc., formalités usitées ainsi depuis plusieurs siècles. Mais il avait été convenu, au bailliage, que, cette année, on les trouverait étranges et insolites. Aussi le procureur du roi se récria-t-il vivement contre « le procédé extraordinaire et insultant des chanoines. En entrant ainsi dans un prétoire royal, précédés d’un huissier portant une baguette haute, ils avaient montré du mépris pour les juges et pour la justice. La baguette ou verge haute étant une marque de juridiction, à quel titre le chapitre la faisait-il porter là où il n’était que justiciable. De plus, en disant qu’ils venoient insinuer le privilège au présidial, les chanoines s’étaient servis de termes supérieurs et impératifs, comme s’ils étaient en droit de commander aux magistrats du présidial, au lieu de les requérir. Enfin, et c’était là le point capital, ils avaient prétendu être en droit d’empêcher l’instruction des procès criminels, même les interrogatoires des accusés. Le procureur du roi requit que défense fut faite aux députés du chapitre de venir faire l’insinuation du privilége, accompagnés de leur huissier porte-verge ; qu’il leur fût enjoint de se servir du mot supplier ; et que, sans avoir égard à l’insinuation de ce jour et à leur privilége, il fût passé outre à l’instruction des procès et au jugement des criminels. » A peine ce réquisitoire était-il terminé, qu’il se fit, parmi les magistrats du siége et dans l’auditoire, composé d’affidés, « un murmure et un scandale si grand, qu’on n’eut pas de peine à comprendre que le tout se faisoit d’accord avec les juges pour embarrasser et troubler les chanoines, en haine du procès qu’ils avoient contre eux au sujet de leur juridiction. » Alors, le lieutenant-général prononça « avec chaleur et passion » une sentence qui, sans doute, avait été concertée et rédigée à l’avance. Elle portait que « les chanoines se serviroient de termes plus respectueux que de dire en termes impératifs qu’ils venoient insinuer le privilége ; que leur insinuation ne pourroit retarder ni empescher l’instruction des procès criminels, ni s’étendre aux cas exceptés par les édits et arrêts ; qu’enfin, défenses leur étoient faites de se faire précéder d’un bedeau portant la baguette haute, et que, pour en avoir usé autrement, ils étoient déboutés de l’insinuation par eux prétendue faite. » Le lieutenant-général du siége avait prononcé cette sentence avec colère ; M. De Pigny, l’un des chanoines, représenta aux juges du présidial qu’il « n’étoit pas à leur pouvoir de changer la forme et l’usage d’un privilége confirmé par tant de rois, et que le chapitre en appeloit au parlement. » En effet, dès le lendemain, l’avocat du chapitre plaidait cette affaire à la grand’chambre. Le procédé des officiers du bailliage était, dit-il, des plus extraordinaires. C’était une nouveauté qu’ils voulaient apporter contre un usage ancien, contre une possession immémoriale dans laquelle le chapitre, aussi bien que les officiers du bailliage, avaient toujours vécu. Cette possession se trouvait conforme à l’ancien formulaire, qui indiquait en quels termes l’insinuation devait être faite tant à la cour de parlement qu’au bailliage. Il était surprenant que ces magistrats, jaloux des devoirs qui étaient rendus à la cour, prétendissent s’arroger les mêmes honneurs et prérogatives que le parlement. Ils disaient avoir prononcé comme présidial ; mais l’insinuation était faite au bailli de Rouen ; et, fût-ce le présidial qui eût agi, le parlement pouvait réformer sa décision comme rendue par juge incompétent, le présidial n’ayant pas qualité pour faire des réglemens sur le privilége de saint Romain. Le parlement ordonna que le privilége demeurerait insinué au bailliage, pour, par le chapitre, jouir de l’effet de ce privilége, selon sa forme et teneur ; il fit défense au bailliage de juger à peine afflictive ni définitivement aucun prisonnier pour crimes, jusqu’à ce que le privilége eût sorti son effet ; les officiers du bailliage furent condamnés aux dépens, l’arrêt fut publié et affiché ; il fut signifié aux officiers du bailliage, avec défense de juger à des peines afflictives et infamantes, jusqu’à ce que le privilége eût sorti son effet ; au concierge du bailliage, pour qu’il n’eût à faire monter devant les juges aucun prisonnier susceptible d’être jugé à des peines afflictives et infamantes ; à Levavasseur, exécuteur des sentences criminelles, avec défense de mettre ou faire mettre à exécution aucune sentence du bailliage portant peine afflictive. Les juges du présidial dénoncèrent cet arrêt au conseil du roi ; et, ainsi le privilége se vit, devant ce haut tribunal, en butte aux attaques de deux adversaires acharnés. Cet arrêt, disaient-ils, était insoutenable dans la forme ; car le parlement n’avait aucune supériorité sur les jugemens présidiaux, et, n’ayant pas, d’ailleurs, entendu les juges du présidial, avant de le rendre, l’avait, en outre, prononcé avec une précipitation affectée, et sans voir le jugement du présidial, qui n’avait été ni représenté ni signifié. Au fond, il était des règles de l’usage que les communautés ou les particuliers qui s’adressaient à la justice se servissent des termes de supplier, parce que les juges étant les dépositaires de l’autorité de sa majesté, pour distribuer la justice à ses sujets, on ne pouvait se dispenser du respect qui leur était dû, par rapport à la personne de sa majesté qu’ils représentaient dans leurs fonctions de juges. Enfin, cet arrêt était contraire à la déclaration de 1597, qui portait que l’insinuation du privilége ne pourrait retarder l’instruction des procès criminels, et qui, en outre, excluait du privilége les crimes de lèze-majesté, de fausse monnaie, d’assassinat prémédité, de vol et de viol, crimes dont l’instruction et le jugement étaient attribués aux présidiaux, sans appel. Le chapitre n’avait pas le droit, depuis cette déclaration, de surseoir à l’instruction, en retardant l’interrogatoire des accusés, ni de porter au parlement la connaissance des crimes dont l’attribution était faite aux présidiaux. Ils demandèrent que les députés du chapitre de Rouen fussent tenus de se servir du terme de supplier, lorsqu’ils viendraient au bailliage insinuer le privilége ; qu’il leur fût défendu de se faire précéder, dans l’enclos du prétoire et dans les prisons du présidial, d’un messager portant la baguette haute ; qu’il leur fût défendu aussi d’insérer, dans leur requête d’insinuation, que nul prisonnier ne pourrait plus être interrogé après ledit acte ; et qu’il fût ordonné que les instructions criminelles seraient faites et continuées, pour être procédé au jugement des procès, immédiatement après le jour de l’Ascension, sans préjudice de l’instruction et jugement des procès concernant les crimes exceptés par la déclaration du 25 janvier 1597, et de l’exécution desdits jugemens. De son côté, le chapitre ne perdait pas de tems ; à sa requête, le procureur du roi près le bailliage de Rouen fut assigné au conseil, pour voir casser, révoquer et annuler la sentence du bailliage et siége présidial de Rouen, comme rendue au préjudice du privilége de la fierté de saint Romain, dont le conseil était seul, disait-il, compétent de connaître. Le 16 avril 1698, le conseil ordonna que, par provision, et sans préjudice du droit des parties au principal, le chapitre ne pourrait conférer le privilège de la fierte de saint Romain, au jour de l’Ascension de la présente année (1698) « qu’à un criminel natif de la province de Normandie, décrété et jugé dans la dite province. Il fit défense d’élire, ledit jour, aucun criminel d’une autre province, décrété et jugé dans d’autres parlemens et juridictions du royaume, hors de la province de Normandie, jusqu’à ce qu’autrement par le roi il y eût été pourvu. » Arrêt bien contraire à un précédent, rendu par le même tribunal, le 11 août 1688, qui avait jugé « que le privilége de la fierte de saint Romain de Rouen s’étendoit en faveur de toutes sortes de personnes, et pour les cas même commis hors le ressort du parlement de Normandie. » Mais le chancelier Roucherat avait entrepris de faire statuer que le privilége ne devait point avoir d’extension hors de la province de Normandie ; et la défense d’élire, cette année, des individus étrangers à la province était un acheminement à cette clause de la déclaration projetée. Il s’agissait, désormais, non plus d’un détail minutieux de cérémonial, mais bien du privilége lui-même, dont l’étendue était contestée, dont l’existence presque était en question. Sortant de l’étroite spécialité de la discussion primitive, le chapitre défendit le privilége dans toutes ses circonstances. Il publia un mémoire, dans la première partie duquel il établit que le privilége de saint Romain était très-ancien ; que les difficultés que l’on avait quelquefois faites au chapitre de Rouen n’avaient pas empêché qu’il n’eût toujours obtenu le prisonnier qu’il avait élu ; que les complices d’un crime étaient faits participans du privilége avec le principal criminel ; que ceux qui avaient obtenu la grâce du privilége avaient toujours été sous la protection des rois et de la justice, quand on les avait voulu inquiéter ; que les rois et leur échiquier de Normandie avaient toujours maintenu le privilége contre ceux qui s’étaient efforcés de le détruire ; que les rois, les premiers princes du sang et autres personnes de la première qualité, les papes même, avaient demandé le privilége en faveur de ceux dont ils voulaient empêcher la perte ; enfin, que les rois et les princes avaient souvent prévenu le chapitre pour l’empêcher de donner le privilége à des criminels qui en étaient tout-à-fait indignes. Dans la seconde partie, le chapitre avançait que la grâce du privilége de saint Romain s’étendait aux criminels décrétés et jugés dans les autres parlemens du royaume, aussi bien qu’à ceux décrétés et jugés dans celui de Normandie ; que le privilége s’étendait aux cas de la compétence de la cour des Aides et du bailliage et siége présidial de Rouen. A l’appui de ces diverses propositions, le chapitre produisait un nombre considérable de chartes et de pièces dont l’inventaire détaillé était joint au mémoire. Tous les faits qu’alléguait le chapitre dans le mémoire et dans l’inventaire ayant été rapportés dans notre ouvrage, à leurs dates respectives, nous n’en dirons pas davantage sur ce mémoire, ouvrage d’un homme très-instruit de ce qui concernait le privilége. En 1700, le chapitre présenta un second mémoire, très-court, dans lequel il insistait vivement sur le droit qu’il avait de donner la fierte à tous les régnicoles. Les cas auxquels le privilége de saint Romain ne pouvait pas être appliqué, avaient, dit-il, été indiqués par l’édit de 1597 ; il désignait les crimes de lèze-majesté, d’hérésie, de fausse-monnaie, d’assassinat par guet-à-pens, et le viol. C’était à quoi se réduisaient les exceptions du privilége. Tous les prisonniers à qui aucun de ces crimes n’était imputé, coupables, ou non, de délits de la compétence de la cour des Aides et du présidial, justiciables du parlement de Rouen ou de tout autre, pouvaient être élus par le chapitre. Un grand nombre de lettres-patentes parlaient du privilége de la fierte comme d’une grâce extraordinaire pour tout le royaume. Depuis la déclaration de 1597, comme avant, plusieurs criminels condamnés par le parlement de Paris, par les présidiaux de Poitiers, de Tours, pour délits de la compétence de la cour des Aides et du présidial, et d’autres prisonniers de toutes sortes de provinces du royaume, avaient été admis à la grâce du privilége. Depuis près de deux siècles, la cour des Aides et le bailliage de Rouen n’avaient formé aucune difficulté au sujet des prisonniers atteints de crimes de leur compétence ou commis dans les autres provinces. A quel titre ces deux tribunaux venaient-ils aujourd’hui demander la restriction du privilége au préjudice d’une possession si bien établie ? A l’imputation d’absoudre, sans connaissance de cause, des prisonniers dont souvent il n’avait pas vu les procès, le chapitre répondait que si les prisonniers délivrés en vertu du privilége n’avaient pas été sincères dans leur confession, si les informations la démentaient, si ces individus étaient atteints d’un des crimes spécifiés dans la déclaration de Henri IV (1597), la justice reprenait ses droits sur eux, malgré leur absolution, comme sur un criminel qui aurait obtenu des lettres de grâce d’après un faux exposé. Les lettres de grâce, en ce cas, n’étaient d’aucun effet, et on pendait les impétrans avec leurs lettres au cou. Le chapitre se contentait de prendre le fait et cause du criminel dont la confession se trouvait sincère ; mais il abandonnait à la rigueur de la justice ceux dont la confession avait été mensongère. Pouvait-on, dès-lors, l’accuser de favoriser l’impunité des crimes ? Quant aux termes dans lesquels le chapitre avait fait l’insinuation de son privilége, tant à la cour des Aides qu’au bailliage, il y avait près de deux cents ans que l’insinuation avait lieu de cette manière. Le formulaire d’insinuation était aussi ancien que ces deux juridictions. C’était en 1696 que, pour la première fois, on s’en était plaint et sans aucun fondement. Le chapitre espérait donc que son privilége ne souffrirait aucune restriction nouvelle, ni pour la nature des crimes, ni pour le lieu où ils auraient été commis, ni pour la manière de son insinuation. Les officiers du présidial ne laissaient pas ces mémoires du chapitre sans réponse, et cherchaient à les réfuter dans une Requête au roi, aussi étendue que le premier mémoire du chapitre, et composée par Me. Guyénet, avocat au conseil. Les propositions avancées par le chapitre, disait-il, ne prouvaient rien. Fussent-elles établies, il faudrait rapporter les titres de l’origine, de la nature et de la concession de ce privilége, et les chanoines confessaient qu’ils n’en avaient point. N’osant, aujourd’hui, reproduire leur ridicule fable du dragon, ils ne disaient rien autre chose, sinon qu’ils étaient en possession. Mais y avait-il une possession qui pût établir un privilége contre l’autorité royale ? Le pouvoir de délivrer un prisonnier et de lui faire grâce de la vie, qu’il avait mérité de perdre par ses crimes, était un droit de vie et de mort, un droit de souveraineté, contre lequel on ne pouvait prescrire. Il ne saurait être détaché de la couronne, il était inaliénable, et devait être transmis en entier par les rois à leurs successeurs. Au reste, légal ou non, ce privilége ne pouvait s’appliquer aux cas de la compétence présidiale, c’est-à-dire aux assemblées séditieuses avec ports d’armes, aux vols de grand chemin, au sacrilége avec effraction, à la fausse monnaie, à l’assassinat de guet-à-pens ; la déclaration de 1597 exceptait ces crimes. Et en effet le privilége pouvait-il s’étendre aux séditions ? elles rentraient dans le crime de lèze-majesté qui en avait toujours été exclus ; au sacrilége avec effraction ? c’était une des espèces du crime de lèze-majesté divine, ce serait user du privilége contre Dieu même ; aux vols de grand chemin et par effraction ? mais le privilége n’était point pour les voleurs ; au crime de fausse monnaie ? il était excepté par les édits ; restait l’assassinat prémédité et de guet-à-pens, mais les édits s’y refusaient expressément, et l’humanité en aurait horreur. Pour qui donc le privilége devait-il être réservé ? Pour de malheureux criminels, coupables d’homicide involontaire, et qui dans des prisons, d’une province éloignée, étantprivés de secours nécessaires, d’argent, d’amis et de personnes qui agissent pour venir solliciter leur grâce auprès du roi, ou se voyant ce chemin fermé par le crédit de leurs parties, se trouveraient en état de périr, mais surtout et avant tout, pour les malheureux criminels de Normandie, pauvres ou indéfendus, qui seraient en péril de leur vie. Henri IV, en ordonnant si expressément qu’il n’y aurait que les criminels actuellement prisonniers au jour de l’insinuation, qui pourraient être élus par les chanoines, avait voulu que le privilége de la fierte ne fût que pour des Normands, parce que, à ce moment, il ne pouvait y avoir, naturellement, dans les prisons de la ville, que des criminels décrétés ou jugés dans la province ; et lorsque les ducs avaient établi cette pieuse coutume, ils n’avaient certainement pu vouloir faire grâce qu’à leurs sujets, et non à ceux des rois de France. Conformément à la déclaration de 1597, et attendu qu’elle exceptait nommément les crimes de la compétence présidiale, ils demandaient que le conseil décidât que l’insinuation du privilége ne serait point faite au présidial ; que, sans y avoir égard, il serait passé outre au jugement des procès des accusés de cas présidiaux, même à l’exécution des jugemens qui interviendraient, avec défense au parlement d’en prendre connaissance, aux termes de l’édit des présidiaux ; que les chanoines, pour jouir de l’effet de leur privilége, aux cas qui sont de l’ordinaire, fussent tenus, suivant l’usage immémorial, d’envoyer leurs députés, non au présidial comme présidial, mais au bailliage, où, encore, ils se serviraient du terme de supplier le siége de recevoir l’insinuation, ou de tel autre terme qu’il plairait au roi de leur prescrire, sans qu’il leur fût permis de se faire précéder, dans l’enclos du prétoire et des prisons du bailliage, d’un bedeau portant la baguette haute, ni d’employer, dans leur demande d’insinuation, que nul prisonnier ne pourrait être interrogé pendant l’interstice, tems pendant lequel, au contraire, suivant la déclaration de 1597, il continuerait d’être vaqué aux interrogatoires, récolemens, confrontations et autre instruction des procès criminels, pour être iceux jugés immédiatement après le jour de l’Ascension ; et enfin, qu’il fût défendu aux chanoines d’élire, pour la fierte, d’autres criminels que ceux qui seraient actuellement prisonniers au jour de l’insinuation dans les prisons de la ville, aux termes de la même déclaration, à peine d’être déchus de ce privilége, et ceux qu’ils auraient élus, déclarés indignes de la grâce. On le voit, cette polémique entre le chapitre et deux juridictions de Rouen fut longue, opiniâtre et animée. Les mémoires de la cour des Aides, ceux du présidial surtout, respiraient parfois l’emportement et l’aigreur. Le miracle de la gargouille y était traité avec un profond mépris, ainsi que la prétendue concession du privilége par Dagobert à saint Ouen. Les titres, les chartes produits par le chapitre étaient fort injustement accusés de fausseté ou d’altération. Pour discréditer de plus en plus le droit de l’église de Rouen, on remontait à des tems reculés, on énumérait avec complaisance les élections scandaleuses qu’avait faites naguère le chapitre, avant que Henri IV eût, en 1597, modifié le privilége. On voulait rendre le chapitre responsable d’abus anciens, révoltans, il est vrai, mais aussi devenus désormais impossibles. M. De Séricourt, chanoine, écrivant à M. Couët de Montbayeux, avocat au conseil, chargé des intérêts du chapitre, se plaignait « des insultes répétées et réitérées que les officiers du bailliage et de la cour des Aides faisoient, sans respect ni considération pour l’église, mère et matrice de leur province, contre un privilége altéré, diminué, retranché comme il l’étoit, réduit seulement pour les cas les plus rémissibles, c’est-à-dire à rien au prix de ce qu’il avoit été autrefois. » Ainsi une puérile question de mots, sur une particularité minutieuse du cérémonial du privilége de saint Romain, s’était insensiblement transformée en une guerre à mort contre ce privilége lui-même. La cour des Aides et le présidial, comme deux états secrètement confédérés contre un ennemi commun, n’avaient attaqué le chapitre que l’un après l’autre, et n’avaient manifesté leur concert et uni ostensiblement leurs efforts qu’au moment où ils espéraient que ces efforts combinés allaient achever et anéantir leur adversaire affaibli. Et quelle époque avait-on choisie pour cette guerre à mort ? celle où régnait Louis XIV, ce roi si roi, ce souverain si jaloux de son pouvoir ; et, de tous côtés, on ne cessait de dire à ce monarque ombrageux que le privilége du chapitre de Rouen était un empiétement monstrueux sur son autorité et sur sa puissance. On avait, certainement, compté sur un édit qui supprimerait le privilége. Pour le parlement, depuis son arrêt, dont le présidial avait appelé au conseil, il était resté neutre, du moins en apparence, regardant tous ces débats d’un œil tranquille, et espérant toujours qu’enfin quelque déclaration l’établirait seul et unique juge de ce privilége si débattu. Mais, tous ces efforts devaient être en pure perte, et ces prévisions déçues. Ce double procès qui avait fait tant de bruit, et où l’on avait dépensé tant d’érudition, de logique, et surtout tant de fiel, ne fut jamais vidé ; et les combattans restèrent dans la même attitude respective, jusqu’à l’extinction du privilége, qui n’arriva qu’un siècle plus tard. Le chapitre continua de faire signifier, tous les ans, à la cour des Aides, un acte d’insinuation conçu en termes tout-à-fait identiques à ceux que cette cour avait refusé, depuis 1686, d’entendre proférer dans son prétoire ; et chaque année aussi, lorsque les chanoines nommés pour visiter les prisons se présentaient à celles de la cour des Aides (situées dans la rue du Petit-Salut), le concierge leur répondait qu’il n’avait pas reçu l’ordre de leur en ouvrir les portes ; le tabellion du chapitre dressait procès-verbal de cette réponse, et les choses en restaient là. Le bailliage n’osant, comme la cour des Aides, refuser de recevoir l’insinuation verbale, les députés du chapitre continuèrent d’y venir tous les ans ; seulement, on ne portait plus devant eux cette verge haute, premier et frivole prétexte de si longs débats ; mais comme le chapitre n’avait pas voulu se départir de son ancien formulaire, ni se servir du mot supplier, les juges du bailliage, que chagrinait toujours beaucoup le refus de termes d’honneur qui auraient vivement flatté leur orgueil, avaient imaginé un biais qui, dans leur opinion, mettait leur amour-propre à couvert. « Aussi-tôt que l’orateur des députés du chapitre ouvroit la bouche pour requérir l’insinuation, le lieutenant du siége prononçoit son dictum, d’une voix assez haute pour couvrir celle du chanoine, et le faisoit durer assez long-tems pour ne finir que quelques instans après lui ; de manière qu’on n’entendoit point ou presque pas le discours du deputé du chapitre. » ; et qu’ainsi on pouvait bien supposer qu’il avait proféré ce mot sacramentel supplier, si nécessaire au bonheur de messieurs du bailliage. L’audience était tenue, ce jour-là, par celui des lieutenans du siége, dont les poumons étaient les plus vigoureux et le timbre le plus sonore. Il n’y a pas d’apparence que le chapitre, de son côté, choisît pour tenir tête à ce lieutenant un orateur sans organe ; et puis, maintenant, imaginez le beau bruit que devaient faire ces deux stentors, et le ravissement de tous les oisifs habitués du Palais, qui n’auraient manqué pour rien au monde de se rendre de bonne heure, ce jour-là, au bailliage, et qui supputaient jusqu’à quel degré précisément la voix de M. le lieutenant N... était plus ou moins retentissante que celle de M. le chanoine N... Ce fut à cette belle scène qu’aboutirent des débats de quinze ans. Belle conclusion, certes, et digne, en tous points, de l’exorde ; il était juste qu’une querelle de mots se terminât par une pasquinade. Le chapitre avait bien failli n’en pas être quitte pour si peu. On etait parvenu a indisposer le chancelier Boucherat contre le privilége, et il preparait, nous l’avons vu, une déclaration qui devait décider que ce privilége n’aurait point d’extension hors de la province de Normandie. Dans le cours des débats entre la cour des Aides, le bailliage et le chapitre, le 27 avril 1698, le conseil avait fait signifier au parlement de Rouen un arrêt qui ordonnait que, par provision, et sans préjudice du droit des parties au principal, le chapitre ne pourrait conférer le privilége de la fierte, au jour de l’Ascension de la présente année 1698, qu’à un criminel natif de la province de Normandie, décrété et jugé dans l’étendue de ladite province. Défense était faite à ce parlement, à la cour des Aides, au bailliage et présidial, de délivrer, à la fête de l’Ascension prochaine, aucuns criminels des autres provinces, décrétés ou jugés dans les autres parlemens ou juridictions du royaume, hors de la province de Normandie, jusqu’à ce qu’autrement par sa majesté il y eût été pourvu. C’était, comme nous l’avons vu, contrevenir à un ancien arrêt du conseil privé, en date du 11 août 1688, qui avait decidé que le privilége de la fierte de saint Romain de Rouen s’êtendoit en faveur de toutes sortes de personnes, et aux cas même commis hors le ressort du parlement de Normandie ; et, ce qu’il y avait de plus fâcheux, c’est que, dans l’intention du chancelier Boucherat, le dernier arrêt du conseil n’était que le prélude d’une déclaration prochaine qui, d’une prescription provisoire, en aurait fait une définitive. C’était un coup monté de loin. Dès 1696, à l’audience du parlement de Paris, dans une affaire où figuraient les frères Veydeau de Grandmont admis, l’année précédente, à lever la fierte à Rouen, l’avocat-général La Moignon n’avait pas négligé cette occasion de s’expliquer sur le droit de l’église de Rouen. Il avait dit que « la cour (c’est-à-dire le parlement de Paris) ne reconnoissoit point ces sortes de priviléges ; qu’en tout cas, ils devoient être renfermés dans les limites des provinces qui prétendoient les posséder ; et qu’ils ne pouvoient détruire un arrêt de mort prononcé par une cour souveraine. Il n’appartenoit qu’au roi de ressusciter à la vie civile, par des lettres d’abolition, un homme mort civilement. » Ainsi parla le célèbre La Moignon ; il rappela qu’on avait vu, naguère, l’avocat-général Servin s’élever contre le privilége de l’évêque d’Orléans, et que la cour avoit approuvé son zèle. Le zèle de La Moignon n’avait pas été moins approuvé que celui de son prédécesseur ; et le parlement de Paris avait déclaré que toute audience serait refusée aux sieurs Veydeau de Grandmont jusqu’à ce qu’ils se fussent représentés pour purger la contumace. Ces deux gentilshommes, harcelés, tourmentés par les magistrats de Paris, s’étaient vus contraints de solliciter des lettres d’abolition, qu’heureusement ils obtinrent ; sans quoi, toujours considérés comme morts civilement, au mépris du privilége de la fierte qui les avait rétablis dans leur bonne fame et renommée, ils n’eussent pas été admis par le parlement de Paris à suivre un procès civil fort important pour eux, qui était, depuis long-tems, pendant devant cette cour souveraine. On ne saurait imaginer l’anxiété du chapitre dans l’attente du coup fatal dont il voyait son privilége menacé. Le jour de l’Ascension 1698, il avait, peut-être par humeur, envoyé au parlement rassemblé un cartel par lequel il déclarait « qu’après avoir entendu le rapport des chanoines commissaires à la visite des prisons, vu les procès-verbaux par eux dressés, et en avoir délibéré, il ne s’estoit trouvé aucun sujet fiertable, aux termes de l’arrêt du conseil privé d’état du roi, du 16 avril précédent. » Après la lecture de ce cartel, il ne restait plus au parlement qu’à désemparer ; et la fierte n’avait pas été levée, cette année. Toutefois, en 1699, à l’époque de l’Ascension, on n’avait encore vu ni la déclaration royale que semblait annoncer l’arrêt du conseil, ni de nouvel arrêt qui rendît au chapitre son ancienne liberté. Cette année-là, le chapitre élut le sieur De Bonneboz, gentilhomme des environs d’Alençon. 1700. En 1700, les choses en étant au même état, les chanoines de Rouen adressèrent au roi et au conseil une requête dans laquelle ils demandaient à être maintenus dans leur ancienne possession. L’arrêt du conseil, du 16 avril 1698, avait, disaient-ils, été rendu à la poursuite de M. Du Buisson, intendant des finances, mû, en cela, par des intérêts particuliers. En tout cas, il n’avait été rendu que pour l’année 1698 seulement. Le chapitre aurait donc pu, dès l’année suivante, exercer son droit, son privilége, dans son étendue ordinaire. Mais il avait mieux aimé, par respect pour les ordres de sa majesté, s’abstenir d’en user. « Cela excitoit les plaintes et clameurs de la noblesse du royaume, qui, dans des cas malheureux, étoit privée de secours. » Ils suppliaient le roi de révoquer l’arrêt de limitation provisionnelle du privilége, et d’ordonner que le chapitre pourrait choisir un criminel, de quelque province du royaume que ce fût, pour lever la fierte, pourvu qu’il ne fût chargé d’aucun des crimes exceptés par l’édit de 1597. On ne voit pas qu’aucune décision nouvelle du roi ou du conseil soit intervenue sur ce point. Dans cette situation équivoque et précaire, le chapitre eut le bon esprit de ne point compromettre son privilége par des choix qui auraient pu réveiller une malveillance mal assoupie. Pendant les trente-une premières années du xviiie siècle, il ne donna la fierte qu’à des Normands ; et ce fut en 1732 que, pour la première fois depuis les débats au conseil, il se hasarda à donner ses suffrages à un individu étranger à la Normandie ; c’était Jean De Brienne, sieur de Saint-Léger, gentilhomme de l’Angoumois. En 1735, la fierte fut donnée à un Limousin ; en 1737, à un gentilhomme du diocèse d’Autun ; et ces divers choix ne furent l’objet d’aucune critique. Mais c’est anticiper sur l’ordre des faits ; et il nous faut parler de quelques élections des premières années du xviiie siècle. Plus nous avançons dans cette histoire, et moins les particularités des crimes dont les auteurs sollicitent et obtiennent la fierte, offrent d’intérêt. Les mœurs ont beaucoup changé. On ne voit plus des bandes de gentilshommes armés jusqu’aux dents effrayer les villes et les campagnes de leurs fréquentes et sanglantes querelles. Ces combats à outrance, dénouemens déplorables de haines d’un siècle entre des familles nobles et puissantes, avaient offert souvent des circonstances dramatiques ou piquantes. Les croyances, les idées, les mœurs, le costume du tems s’y étaient manifestés au lecteur, satisfait de trouver quelquefois ces détails curieux dans le récit d’un fait déjà intéressant en lui-même. Maintenant, il ne faut plus s’attendre à ces sanglantes tragédies ; la fierte est réservée pour des hommes presque toujours obscurs, coupables de meurtres au moins excusables à raison des circonstances qui les ont amenés, et qui, ce semble, auraient pu être abolis par des lettres de rémission, que toutefois les prétendans n’avaient pas réussi à obtenir. Très-peu de cas sortent de cette classe, et encore ne les signalerons-nous pas sans quelqu’hésitation, dans la crainte qu’ils n’inspirent au lecteur un trop faible intérêt. Citons-en, toutefois, quelques uns. 1710. Une servante coupable d’infanticide, élue par le chapitre pour lever la fierte, refusée par le parlement, comme indigne. En 1710, le choix du chapitre était tombé sur Françoise Picart. Servante, à l’âge de dix-huit ans environ, chez le sieur Saint-Louis, commis aux Aides a Dieppe, elle fut séduite par son maître, qui lui promit de l'épouser. Mais bientôt ce commis obtint un emploi supérieur dans une résidence éloignée, et abandonna la malheureuse qu’il avait trompée. Elle entra au service du sieur Daperou, juge à l’amirauté de Dieppe. Enceinte des œuvres du sieur Saint-Louis, elle cacha sa grossesse, qui ne fut pas même soupçonnée par ses maîtres. Enfin elle accoucha clandestinement d’un enfant mâle. « Sitost qu’elle fut accouchée, se trouvant tout émue, ne sachant que faire, comme au désespoir, et tentée de se jeter par la fenêtre », elle étrangla le nouveau-né avec une bandelette, l’enveloppa dans une serpillière, et alla furtivement le jeter à la mer. Elle n’avait été vue ni en allant, ni en revenant. Mais bientôt les marins trouvèrent sur la grève le cadavre de l’enfant enveloppé dans des linges marqués au nom du maître de Françoise Picart. Cette dernière fut arrêtée, mise en jugement, et condamnée par la justice de Dieppe à être pendue et brûlée. Le 29 mai 1710, elle fut élue parle chapitre pour lever la fierte. Mais le parlement la déclara indigne, par un arrêt conçu en ces termes : « Messieurs n’ont pas trouvé à propos de faire jouir cette femme du bénéfice de la fierte, attendu que son crime n’est pas du nombre de ceux qui tombent dans le privilége. » Le chapitre maintint son choix. Nous verrons plus tard que le parlement se montra moins sévère pour un autre infanticide dont les circonstances supposaient toutefois plus de réflexion qu’il n’en paraît dans celui dont on vient de lire le récit. 1713. Usage de planter des mais. Nous dirons aussi quelques mots de l’élection faite en 1713, moins pour l’importance du fait en lui-même, qu’à cause de l’ancien usage qu’il rappelle. En 1712, Jean Yoris et ses deux frères, tous trois maîtres de danse à Vernon-sur-Seine, avaient passé la nuit du 30 avril au 1er mai, à donner des sérénades, à planter des mais, à tirer des coups de fusil et de pistolet devant les portes des personnes de considération de la ville de Vernon ; ce qui prouve que l’usage de planter des mais, qui existait du tems de Saint-Louis, s’était conservé jusques dans le xviiie siècle. Le matin, vers huit heures, en rentrant chez eux pour déposer leurs armes et aller de là à la messe, les trois frères furent rencontrés au carrefour, près du pont, par le sieur Le Bigot, officier dans le régiment de Bourbonnais-infanterie. Cet officier, qu’ils ne connaissaient point, les persiffla dans les termes les plus humilians, à propos des armes qu’ils portaient. Ils répliquèrent. L’officier, piqué, mit l’épée à la main. Jean Yoris, l’aîné des trois frères, se défendit d’abord avec une canne ; puis tirant son épée, il déclara qu’il ne se battait qu’à son corps défendant, et en prit à témoins les personnes qui se trouvaient là, avertissant le sieur Le Bigot qu’il était maître d’escrime. Enfin, poussé à bout par les insolences et les bravades de cet officier, il s’échauffa et lui porta un coup d’épée qui le blessa mortellement. Le sieur Le Bigot ayant crié : A moi, officiers ! aussi-tôt on vit accourir, l’épée à la main, plusieurs officiers qui étaient dans une auberge voisine. Le Bigot leur dit : Mes amis, il faut tuer ces trois b......-là. Yoris protesta que c’était Le Bigot qui l’avait insulté. À ce moment, Le Bigot ayant rendu le dernier soupir, Yoris, qui se vit assailli par tous ces officiers, s’enfuit avec ses frères, et se réfugia dans l’église de Vernon, où il fut arrêté. Mis en jugement, il fut condamné à mort. En 1713, il leva la fierte avec ses frères. 1714. En 1714, la fierte ne fut point levée. Le jour de l’Ascension, le chapitre ayant reconnu qu’aucun des prétendans au privilége n’était dans les cas fiertables, ne fit point un choix qui devenait impossible. Le chapelain de la confrérie de Saint-Romain vint apporter au parlement un cartel ainsi conçu ; « Ce jour d’hui, 10 mai 1714, fête de l’Ascension, le chapitre, assemblé à l’heure ordinaire, pour l’élection d’un prisonnier, après avoir entendu le rapport des commissaires des prisons, et vu les procès-verbaux par eux dressés, et iceux délibérés, il ne s’est trouvé aucun sujet fiertable. » A la cathédrale, les chanoines firent chanter tierces ; la grand’messe fut célébrée ; puis on chanta nones, vêpres et complies. Pendant les vêpres, la grande cloche de la tour de Saint-Romain fut mise en volée, pour appeler et avertir les processions des paroisses de venir à Notre-Dame. Après les complies, la procession, avec les châsses et reliques des saints, sortit par le portail des Libraires, fit le tour extérieur de l’archevêché, par la rue des Bonnetiers, et rentra par le grand portail. 1715. 1715. On s’étonna de voir le parlement accorder, en 1715. à une infanticide, la fierte qu’il avait refusée, en 1710, à Françoise Picart, dont le crime supposait moins de réflexion, et dont la jeunesse et les malheurs auraient dû, ce semble, inspirer un plus vif interêt. Marie Bertin, journalière à Sentilly (diocèse de Séez), âgée de vingt-neuf ans, grosse des œuvres d’un nommé Guérin, se sentant prise de mal pour accoucher, se leva de son lit, et, voyant sa mère sortie, monta au grenier où, peu de tems après, elle accoucha debout ; l’enfant tomba par terre. « Toute transportée et hors d’elle-même », elle prit son nouveau-né et l’étouffa avec ses doigts. Puis, singulier mélange de barbarie et de foi ! voyant que l’enfant respirait encore, elle descendit vite à sa chambre, y prit une petite fiole d’eau bénite, remonta au grenier, et versa de l’eau bénite sur la tête de son enfant pour le baptiser ; ensuite elle lui mit sa jarretière au cou, dans le dessein de l’achever, mais l’innocent venait d’expirer. Que l’on compare ce récit avec celui de l’infanticide commis par Françoise Picart ; et, sans doute, le crime de cette dernière paraîtra plus digne d’indulgence ; toutefois elle avait été déclarée indigne du privilége ; et le parlement accorda, sans difficulté, la fierte à Marie Bertin. 1725. L’élection de l’année 1725 aurait renouvelé les vieilles querelles entre le présidial et le chapitre, si cette fois le parlement, qui y avait intérêt, ne se fût franchement déclaré pour les chanoines et pour leur privilége. Le chapitre avait élu Robert Calais, berger à Radepont, détenu dans les prisons du présidial de Rouen, à raison d’un meurtre que cette juridiction regardait comme étant de sa compétence exclusive. Deux huissiers envoyés par le parlement a ces prisons pour chercher Calais, vinrent, presqu’aussi-tôt, déclarer qu’ils avaient trouvé fermées les portes du bailliage et celles de la geole. Par ordre du parlement, les huissiers y retournèrent, mais accompagnés de six archers de la maréchaussée, de douze officiers de la cinquantaine, et de serruriers munis de leviers et autres instrumens propres à l’expédition dont on les avait chargés. Les portes du greffe et des prisons furent forcées, le prisonnier amené, et le procès remis au parlement. On peut imaginer l’effet que des scènes semblables produisirent dans Rouen, le jour d’une fête qui attirait dans cette ville une foule immense. Plusieurs magistrats du bailliage furent mandés à la barre du parlement, pour rendre raison de leur conduite en cette circonstance. M. Germain, l’un d’eux, montra de la fermeté et de l’énergie ; il osa soutenir devant le parlement rassemblé, que le procès de Calais était de la compétence présidiale ; mais on lui représenta un arrêt du grand-conseil, qui renvoyait le procès de Calais à l’ordinaire, et il ne lui resta plus qu’à baisser la tête et se taire. Le parlement délivra Calais au chapitre, et fit des procédures longues et rigoureuses contre ceux des magistrats qui avaient été les plus récalcitrans dans cette affaire. Interdits de leurs fonctions, ils n’en recouvrèrent le libre exercice que quelque tems après, et à la suite de bien des tracasseries, et de force comparutions à la barre du parlement. 1736. En 1736, la fierte fut levée par Michel Le Clerc, 1736. dit Grandpré, bourgeois de Condé-sur-Noireau. Buvant un jour dans une auberge de Caligny avec le sieur Bourdon, lieutenant-général du bailliage de Condé, bailli de la haute justice de Caligny, et avec les autres officiers de cette juridiction, il avait adressé des reproches assez vifs au sieur Bourdon, d’abord à l’occasion d’un procès dans lequel il l’accusait d’avoir opiné contre lui, puis sur le peu d’égalité avec laquelle, selon lui, ce magistrat avait fait, dans le bourg de Condé, la répartition de l’imposition des ustensiles. D’autres propos qu’il avait tenus dans cette rencontre, montraient un désir marqué de chercher querelle au sieur Bourdon, qui, à la fin, se fâchant, quitta la compagnie, et monta à cheval pour retourner à Condé. Une heure après, Le Clerc-Grandpré, retournant lui-même à Condé, monté sur son cheval, aperçut devant lui le sieur Bourdon, qui, en le voyant venir de son côté, supposa, peut-être à tort, que Grandpré voulait l’attaquer, et mit le pistolet à la main. Grandpré lui saisit le bras et lui arracha son pistolet, en disant : Si vous tirez votre autre pistolet, Je ferai usage de celui-ci. Le sieur Bourdon ayant voulu se servir du pistolet qui lui restait, dans le mouvement que fit Grandpré pour l’en empêcher, le déclin fort tendre de celui qu’il tenoit étoit parti à son grand étonnement, vu qu’il n’avoit nulle intention de le tirer, et avait blessé mortellement dans l’estomac le sieur Bourdon. Ce fut ainsi du moins que Grandpré raconta le fait, depuis. Ce qui est plus certain, c’est que le sieur Bourdon mourut le jour même. Le Clerc-Grandpré s’était enfui à Jersey. En 1736, il vint à Rouen solliciter le privilége de la fierte. La maréchale de Harcourt écrivit au chapitre, pour le détourner de ce choix ; elle qualifiait d’assassinat le meurtre du sieur Bourdon. Ce magistrat avait laissé deux fils, gardes-du-roi dans la compagnie de Harcourt. « Il seroit très à craindre, disait-elle, que dans les temps qu’ils ne sont point à la compagnie, ils se trouvassent dans le même lieu que Grandpré et qu’il n’arrivât quelque malheur. » Elle suppliait donc le chapitre de ne point accorder la fierté à Michel Grandpré, « d’autant plus, disait-elle, que l’affaire est, d’elle-même, fort noire, et qu’un pareil sujet n’est point bon à avoir dans le pays. » Il est certain, et Le Clerc-Grandpré le reconnut lui-même dans sa confession au chapitre, qu’en arrivant à Caligny, il s’était informé du lieu où étaient les officiers de la juridiction, et que, sur les indications qu’on lui avait données, il s’était hâté de s’y rendre. La manière dont il agit avec le sieur Bourdon pouvait autoriser à croire qu’il y avait eu de sa part quelque dessein formé de quereller et de maltraiter ce magistrat. Mais il y a loin de là à des projets de meurtre. Sans doute par ce motif, et peut-être aussi par déférence pour le président de Courvaudon, pour M. De Luynes, évêque de Bayeux, et M. Lallemant, évêque de Séez, qui l’avaient recommandé d’une manière très-pressante, Grandpré fut élu par le chapitre et délivré par le parlement. 1740. En 1740, le choix du chapitre tomba sur Martin Barjole, âgé de vingt-huit ans, né à Hauville en Roumois, dragon dans le régiment d’Orléans. Sept ans auparavant, voulant tuer deux lapins pour le curé de Hauville, il alla prier la femme Vauquelin, sa sœur, de lui prêter son chien. Celle-ci, non contente de le lui refuser, lui chercha querelle au sujet d’une pièce de toile qui était chez lui et qu’elle réclamait comme lui ayant été donnée par leur mère. La dispute s’échauffant, Barjole donna un soufflet à sa sœur, qui s’arma d’une hache pour le frapper ; elle avait un fils qui était témoin de la querelle ; ce jeune homme se saisit d’un fusil chargé que Barjole avait déposé dans un coin, en entrant, coucha son oncle en joue, tira et le manqua deux fois. Barjole, outré de colère, s’était armé de son couteau de chasse ; il en frappa son neveu qui tomba mort à l’heure même. Après s’être caché quelque tems, Barjole s’engagea ; mais il finit par être découvert ; les juges de Pont-Audemer le condamnèrent à mort ; il sollicita sa grâce du roi, mais sans pouvoir l’obtenir ; alors les officiers de son régiment, qui s’intéressaient à lui, cherchèrent à lui obtenir le privilége de la fierte. Catherine, reine de Pologne, ne put refuser à leurs instances une lettre pressante qu’elle adressa à M. De Tavanes, archevêque de Rouen, par laquelle elle priait instamment ce prélat d’engager MM. les dignités et chanoines de son chapitre d’être favorables à Barjole. « Cette affaire, écrivait-elle, n’est plus tant Celle de MM. d’Orléans que la mienne propre, du moment qu’il s’agit de sauver la vie d’un malheureux, coupable et innocent tout à la fois. » Barjole, recommandé par une telle protectrice, obtint la fierte. Les prières d’une reine avaient comblé de joie le chapitre de Rouen ; mais fut-il moins flatté de se voir, en 1745, solliciter par les membres d’un autre chapitre, en faveur d’un de leurs justiciables condamné à mort, et l’église de Rouen ne ressentit-elle pas quelque orgueil de voir ses grâces implorées par une autre église épiscopale, qui, n’ayant pas comme elle le droit royal de sauver la vie à des meurtriers, venait s’incliner devant elle et lui demander grâce, comme à un roi, en faveur d’un de ses vassaux pour qui elle ne pouvait que faire des vœux steriles ? Cette église était celle de Nevers. Son vassal était un nommé Ferrand, charbonnier ; il avait tué Jacques Tharé, qui, malgré ses défenses formelles, s’obstinait à charrier du bois sur ses terres ensemencées de blé. Les chanoines de Nevers priaient le chapitre de Rouen de prendre ce pauvre misérable sous sa puissante protection, et de lui accorder le privilége de la fierte de saint Romain, dont ils connoissoient, disaient-ils, l’étendue et le pouvoir. « Nous implorons pour lui, ajoutaient-ils, cette charité qui s’étend sur vos compatriotes et sur tous les sujets du roy de notre France, le quel n’a point trouvé au-dessous de sa majesté royale de vous demander plusieurs fois vos suffrages pour des coupables que la puissance du thrône ne se trouvoit pas dans le cas de pouvoir absoudre. Nous ne vous rappelons point, Messieurs, combien de fois les prédécesseurs roys, les reynes, les princes et princesses du sang royal, tant de cardinaux et de prélats, les plus grands ministres et tout ce qu’il y a de puissant dans le royaume, ont eu recours à vous, pour épargner à des personnes, souvent distinguées par leur naissance, les horreurs du dernier supplice qu’elles avoient mérité. Souffrez donc, Messieurs, que nous redoublions nos prières pour ce misérable, dont nous sollicitons la grâce auprès de votre charité, avec la même instance que l’apôtre demanda celle d’Onésime à Philémon. » Malgré une supplique si flatteuse et si pressante, malgré tout l’intérêt qu’inspirait le protégé des chanoines de Nevers, le chapitre de Rouen fit un autre choix. C’est qu’à l’avance, de puissans personnages avaient sollicité ses suffrages en faveur de deux autres prétendans, qui véritablement n’étaient pas indignes de la préférence qu’ils obtinrent. C’étaient les nommés d’Auvergne et Chazelet. Assaillis à coups de pierre, par des individus qui les prenaient ou feignaient de les prendre pour des commis aux Aides, ils s’étaient défendus, et avaient tué un de leurs agresseurs. 1747. Le plaisir que pouvait ressentir le chapitre, de se voir ainsi sollicité, chaque année, par des seigneurs, par des prélats, par des princes et même par des têtes couronnées, était quelquefois tempéré par les exigences tyranniques de quelques uns de ces hauts personnages, qui voulaient impérieusement que l’on préférât leurs protégés, et se fâchaient lorsque les suffrages tombaient sur quelque autre, ou même lorsqu’on ne se hâtait pas assez de leur répondre. Le 9 avril 1747, Marie-Françoise De Bourbon, duchesse d’Orléans, avait écrit au chapitre de Rouen pour lui recommander Noël Lecardinal, concierge de la duchesse de Lorges, sa dame d’honneur. Lorsque le chapitre reçut cette lettre, ses suffrages étaient déjà assurés aux sieurs Lécoufflé, d’Avranches. Soit que, par cette raison, le chapitre ne voulût point se presser d’écrire, afin qu’on n’eût point le tems de faire auprès de lui de nouvelles et inutiles instances, soit qu’il eût répondu et que sa lettre se fût égarée, les chanoines reçurent bientôt de M. De Saint-Florentin, ce grand distributeur de lettres de cachet, une lettre de rappel un peu dure, pour ne pas dire insolente. « Je suis dans le dernier étonnement, leur écrivait-il, que vous ayez pu donner lieu à S. A. R. de s’apercevoir que vous luy avéz manqué. Il pouvoit suffire à S. A. R. de vous faire savoir la protection qu’elle accorde au particulier qu’elle vous a proposé à l’occasion de la fierte, pour déterminer vos suffrages : ils n’auroient été qu’un hommage qui lui est dû. Mais S. A. R. vous a écrit avec cette bonté qui ne lui attire pas moins les cœurs que son élévation lui assure toutes sortes de respects ; et, ce qu’on ne peut comprendre, vous avez laissé sa lettre sans réponse. Je souhaite bien que vous ayez prévenu ce que je vous marque de la surprise où je suis, et que déjà vous ayez répondu à S. A. R. qu’en toute occasion vous regarderez ce que vous pourrez apprendre de ses intentions comme des ordres dont vous vous trouverez honorés. » À cette lettre en était jointe une autre de M. Mirabaud, secrétaire des commandemens de la duchesse d’Orléans. Le traducteur élégant du Tasse, l’académicien, le littérateur plein de bienveillance et d’aménité ne le prend pas sur un ton aussi haut que le grand seigneur ; il ne peut toutefois s’empêcher de dire que « la princesse ne sait que penser du procédé de MM. les chanoines, qui passeroit pour impolitesse à l’égard même de bien d’autres personnes d’un rang inférieur au sien. » Il est plus que probable que les chanoines rompirent enfin ce silence qui blessait si vivement la duchesse d’Orléans, et surtout Mirabaud et M. De Saint-Florentin. Mais les suffrages de cette compagnie ne tombèrent point, cette année, sur le protégé de la princesse ; ils étaient, nous l’avons dit, assurés aux sieurs Robert et Jean Lécoufflé, d’Avranches, condamnés à mort pour avoir, de complicité, tué le sieur Pierre Lécoufflé, leur frère. Le jour de l’Ascension, ces deux individus furent élus pour lever la fierte ; mais le parlement, après les avoir interrogés et avoir examiné leur procès, les déclara indignes du privilége, et ordonna qu’ils seraient réintégrés dans la conciergerie. Le chapitre ne jugeant point à propos de persister dans son choix, comme il avait fait en plusieurs rencontres semblables, procéda de suite à une nouvelle élection, et donna ses suffrages au sieur Du Vignaud. Le sieur Gaultier Du Vignaud, né au Grand-Brassac en Périgord, trouvant un braconnier, fort mauvais sujet, connu pour tel, qui chassait dans les bois de son père, l’avait sommé de lui rendre son fusil. Le braconnier refusa, et, la dispute s’échauffant, menaça le sieur Du Vignaud de le lui remettre par le bon bout. Non content de garder son fusil, il voulut s’emparer de celui du sieur Du Vignaud, le tirant violemment par le canon. Le fusil était armé ; dans cette lutte, le coup partit et donna toute sa charge de gros plomb dans la cuisse du braconnier, qui tomba blessé mortellement et expira peu de jours après. Protégé par la duchesse du Maine, par le comte de Jarnac, le duc de Rohan et la princesse de Berghes, le sieur Du Vignaud fit solliciter la fierte dès 1744, mais inutilement. Les deux années suivantes, il vint, de cent soixante lieues, la solliciter en personne, sans avoir pu obtenir autre chose que des marques d’intérêt et des promesses pour une autre année. En 1747, il fit encore une fois ce long voyage, et aussi-tôt qu’il fut écroué dans les prisons de l’officialité, il s’empressa d’adresser au chapitre une requête qui semble un cri de détresse. « Suivant la coutume de mon pays, disait-il, le décret de prise de corps dont je suis chargé à raison du meurtre de ce braconnier, me rend inhabile à hériter. Depuis trois ans, j’ai été déchu, par cette raison, de deux successions, qui sont pour moi une perte de plus de quarante mille livres. Voyez de quelle conséquence il est pour moi de voir ainsi retardée, d’année en année, la grâce que vous m’avez promise. Je serois réduit à la dernière misère, si, dans la situation où je suis, je perdois ma mère, âgée de soixante-huit ans et fort infirme. Pour cacher la honte du décret de prise de corps lancé contre moi, j’ai été obligé de quitter l’armée, après quatre années de service dans le régiment de Mortemart, où j’étois lieutenant. Estropié à la main gauche, d’un coup de feu reçu au siége de Philisbourg, je ne suis ni dans l’habitude, ni dans le cas de pouvoir faire ressource par le travail de mes mains. Si j’eusse eu le bonheur d’obtenir plus tôt ma grâce, j’aurois été en état d’entrer dans le régiment de M. le duc d’Olonne et de faire la campagne dernière. Enfin, comme vous me renvoyâtes à l’année présente, avec les marques les plus affectueuses de bienveillance et de charité, je suis encore venu cette année, implorer à vos pieds le pardon de ma faute. C’est dans vos bontés que me reste l’espoir de réchapper les débris de ma fortune qui diminue tous les jours, et que je perdrais peut-être sans retour, si ma grâce étoit plus longtems différée. Ah ! messeigneurs, c’est les larmes aux yeux et avec les plus vives et les plus respectueuses instances, que je vous prie de m’accorder, cette année, votre privilége. Laissez parler vos cœurs ; faites attention à l’état malheureux du suppliant ; rappelez-vous vos bontés dans les années précédentes, et vous lui rendrez, avec sa liberté, sa fortune, son état et sa vie. Tous ses jours, qu’il vous devra, marqués par la gratitude et la reconnoissance la plus légitime, ne seront partagés qu’entre les devoirs de son état et les prières adressées au Seigneur pour la conservation de vos personnes vénérables et la rémission de sa faute. » Un tableau aussi pathétique devait toucher des ministres de grâce et de charité. Toutefois, on a vu que leurs premiers suffrages furent pour deux fratricides qui n’avaient d’autre titre à leur bienveillance que d’être originaires de la province ; et si le parlement n’eut repoussé ce choix, le troisième voyage de trois cent vingt lieues, fait par le sieur Du Vignaud, eût été aussi inutile que les deux premiers ; cependant le meurtre qu’il avait commis était bien digne d’indulgence. Enfin, le chapitre, déchu de sa première élection, donna ses suffrages au sieur Du Vignaud, que le parlement délivra sans difficulté. Mémoire au roy et à nosseigneurs du conseil, imprimé en mai 1697, in-f°. de 2 pages. Requête du chapitre au roy, 1698, in-f°., réimprimée en 1737, in-12. Il est certain que, le 22 avril 1532, le messager du chapitre étant entré dans la chambre du conseil du parlement, portant sa verge d’argent haute, le parlement lui avait défendu de la porter jamais ainsi dans l’intérieur du Palais royal. Mémoire du chapitre au roi, 1698. Requête au conseil, imprimée en 1697, in-f°. Le Mémoire et l’Inventaire, imprimes d’abord dans le format in-folio, avaient alors, savoir : le Mémoire, 15 pages, et l’Inventaire, 27. Ils ont éte reimprimes en 1737, dans le format in-12. Mémoire en 4 pages, in-folio. Il était de Me. Coüet de Montbayeux, avocat du chapitre. Requête au roy pour les officiers du bailliage et présidial de Rouen, imprimée d’abord in-folio en 1698, et réimprimée dans un recueil in-12, en 1737, où elle occupe 122 pages. Histoire de Rouen, par Servin, tome II, page 157. Le Journal de Normandie, qui, dans son n°. du 4 mai 1785, avait reproduit ce fait d’après Servin, publia, dans son n°. du 7 du même mois, une lettre qui le désavouait. Lettre d'un avocat, en date du 30 avril 1701, qui rappelle ce fait. Louise-Elisabeth De Bourbon ; le marquis de Rothelin et son épouse ; le marquis de Pont-Saint-Pierre ; le duc de Montmorency-Luxembourg. (Lettres des 21 mars et 18 avril 1744.) Les deux frères Lécoufflé, qui, le jour de l’Ascension, avaient pu se croire sauvés, furent, le 28 juin suivant, condamnes par le parlement de Rouen à « avoir les bras, jambes, cuisses et reins rompus vifs, sur un échaffaut, en la place du Vieux-Marché, après avoir fait amende honorable devant le portail de la cathédrale ; pour leurs corps être jetés au feu et réduits en cendres qui seroient jetées au vent. » Cet arrêt fut exécuté le même jour. Mais, en vertu d’une clause additionnelle, il fut arrêté que « les dits Lécoufflé ne sentiroient aucuns coups vifs, ains seroient secrètement étranglés. » |
Ségur - Histoire universelle ancienne et moderne, Lacrosse, tome 1.djvu/27 | {{nr||ET DES ROIS.|25}}
La liberté individuelle était fort respectée dans ce pays : on n'y arrêtait pas même les débiteurs. Mais, pour garantir la fidélité des engagemens, nul ne pouvait emprunter sans engager le corps de son père aux créanciers ; dans cette contrée, on embaumait et conservait les morts avec soin. Un pareil gage était sacré : celui qui ne l'aurait pas retiré promptement aurait commis une infamie et une impiété, et s'il mourait sans avoir rempli ce devoir, on le privait des honneurs de la sépulture.
{{nld|Polygamie.}}
La polygamie était permise aux Égyptiens : les prêtres seuls ne pouvaient avoir qu'une femme.
{{nld|Mariage des frères et sœurs.}}
La vénération des pontifes pour le dieu Osiris et pour la déesse Isis, sa sœur, avait introduit un grand vice dans la législation égyptienne ; le mariage des frères avec les sœurs y était non-seulement permis, mais autorisé par la religion, et encouragé par l'exemple des dieux.
{{nld|Respect pour la vieillesse}}
La vieillesse jouissait en Égypte de beaucoup d'honneurs et de considération, et les législateurs de la Grèce imitèrent ceux de l'Égypte, en ordonnant aux jeunes gens de respecter les vieillards. Cette louable habitude annonçait et accompagnait une autre vertu, celle de la reconnaissance. L'ingratitude étaie en horreur, et les Égyptiens ont eu la gloire d'être loués comme les plus connaissans des hommes.
{{nld|Conduite des Égyptiens envers leurs rois.}}
Si les rois devaient consacrer leur temps et leur vie au bonheur de la nation, elle les payait de leur peine par sa reconnaissance. Pendant leur vie, les monarques se voyaient honorés comme
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{{nr|TOME I.||4}} |
Ségur - Histoire universelle ancienne et moderne, Lacrosse, tome 1.djvu/29 |
{{nld|Différetes langues en Égypte}}
Il existait aussi en Égypte des langues différentes ; le langage sacré, que les premiers d'entre les pontifes connaissaient seuls ; la langue hiéroglyphes, qui n'était bien entendue que par les savans, et la langue vulgaire, qui est encore celle que parlent les Cophtes, habitans de l'Égypte moderne.
{{nld|Croyance à la métempsycose}}
Les législateurs égyptiens enseignaient le dogme de l'immortalité de l'ame, et croyaient à la métempsycose, pensant que les ames, avant d'animer d'autres corps humains, passaient dans ceux de quelques bêtes immondes, pour expier leurs fautes si elles avaient été vicieuses : et comme, selon leur opinion, cette transmigration et ce châtiment ne pouvaient commencer qu'après la corruption du cadavre, ils cherchaient à la retarder en embaumant avec soin les corps de leurs parens. Ils construisaient avec beaucoup de magnificence leurs sépultures qu'ile nommaient des demeures éternelles, et ne considéraient leurs maisons que comme des hôtelleries.
{{nld|Culte des Égyptiens.}}
Il n'est pas certain que les grands-prêtres de l'Égypte aient communiqué tous les secrets de leurs mystères et de leur culte aux philosophes grecs qui venaient les visiter. Nous dirons, en peu de mots, ce que ceux-ci nous ont appris de la religion des Égyptiens. Ils adoraient plusieurs divinités, dont les premières étaient le soleil et la lune, sous le nom d'Isis et d'Osiris ; la Grèce reçut d'eux le culte de Jupiter, de Junon, de Minerve, de Cérès, de Vulcain, de Neptune, de Vénus et d'Apollon. Les emblèmes sous lesquels
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List - Système national d'économie politique, trad Richelot, 2è édition, 1857.djvu/415 | merce international, la moindre puissance d’échange. La plus grande partie de ces valeurs, telles que matériaux de construction, combustibles, céréales, fruits et bétail, ne trouvent de débouché que dans le voisinage, et quand elles surabondent, il faut qu’elles soient mises en magasin pour pouvoir être réalisées. Lorsque de pareils produits vont à l’étranger, leur débouché se borne à quelques nations manufacturières et commerçantes ; et, chez celles-ci encore, il est le plus souvent subordonné au taux des droits d’entrée et au résultat de la récolte. L’intérieur de l’Amérique du Nord a beau être surchargé de bétail et de denrées, il ne pourrait, par l’exportation de ce trop-plein, se procurer des sommes considérables de métaux précieux de l’Amérique du Sud, de l’Angleterre ou du continent européen.
Les produits fabriqués d’un usage général ont une puissance d’échange incomparablement supérieure. Ils se vendent habituellement sur tous les marchés ouverts, et, dans les temps de crise où les prix tombent, sur ceux mêmes où les droits protecteurs n’ont été calculés que pour les temps ordinaires. Ces valeurs sont, évidemment celles dont la puissance d’échange se rapproche le plus de celle des métaux précieux, et l’expérience de l’Angleterre montre que, lorsque de mauvaises récoltes provoquent des crises monétaires, une exportation plus considérable de produits des manufactures ainsi que des actions et des effets publics étrangers, rétablit promptement l’équilibre. Ces actions et ces effets publics étrangers, dont la possession est évidemment le résultat de balances favorables déterminées par des envois de produits fabriqués, mettent entre les mains de la nation manufacturière des lettres de change, portant intérêt sur la nation agricole, lettres qui, dans un besoin extraordinaire de métaux précieux, peuvent être tirées, avec perte, il est vrai, pour le particulier détenteur, comme se vendent les produits fabriqués lors d’une crise monétaire, mais avec un immense profit pour la nation dont la prospérité économique se trouve ainsi maintenue.
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Kardec - Le livre des esprits, 2è édition, 1860.djvu/263 | veulent du bien est toujours réglée de manière à vous laisser votre libre arbitre, car si vous n’aviez pas de responsabilité, vous n’avanceriez pas dans la voie qui doit vous conduire vers Dieu. L’homme, ne voyant pas son soutien, se livre à ses propres forces ; son guide, cependant, veille sur lui, et de temps en temps lui crie de se méfier du danger. »
502. L’Esprit protecteur qui réussit à amener son protégé dans la bonne voie en éprouve-t-il un bien quelconque pour lui-même ?
« C’est un mérite dont il lui est tenu compte, soit pour son propre avancement, soit pour son bonheur. Il est heureux quand il voit ses soins couronnés de succès ; il en triomphe comme un précepteur triomphe des succès de son élève. »
― Est-il responsable, s’il ne réussit pas ?
« Non, puisqu’il a fait ce qui dépendait de lui. »
503. L’Esprit protecteur qui voit son protégé suivre une mauvaise route malgré ses avis, en éprouve-t-il de la peine, et n’est-ce pas pour lui une cause de trouble pour sa félicité ?
« Il gémit de ses erreurs, et le plaint ; mais cette affliction n’a pas les angoisses de la paternité terrestre, parce qu’il sait qu’il y a remède au mal, et que ce qui ne se fait pas aujourd’hui se fera demain. »
504. Pouvons-nous toujours savoir le nom de notre Esprit protecteur ou ange gardien ?
« Comment voulez-vous savoir des noms qui n’existent pas pour vous ? Croyez-vous donc qu’il n’y ait parmi les Esprits que ceux que vous connaissez ? »
― Comment alors l’invoquer si on ne le connaît pas ?
« Donnez-lui le nom que vous voudrez, celui d’un
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Paris, Paulin - Romans de la Table Ronde, tome 1.djvu/14 | le récit de leurs aventures fut ainsi divisé :
<poem style="font-size:90%; margin-left:20%">D’eles douze fu li deuls fais,
Et douze vers plains a li lais.
</poem>
Telle dut être la forme assez ordinaire des
autres lais ; au moins au quatorzième siècle l’exigeait-on
pour ceux que les poëtes français composaient
à leur imitation. « Le lai, » dit Eustache
Deschamps, « est une chose longue et
malaisée à trouver ; car il faut douze couples,
chascune partie en deux. » Mais la forme ne
s’en était pas conservée dans les traductions
faites aux douzième et treizième siècles. Marie
de France et ses émules n’ont reproduit
que le fond des lais bretons, sans se plier au
rhythme particulier ni à la mélodie qui les accompagnaient.
On reconnaissait pourtant l’agrément
que cette mélodie avait répandue sur
les lais originaux, et Marie disait en finissant
celui de ''Gugemer'' :
<poem style="font-size:90%; margin-left:20%">De ce conte qu’oï avés
Fu li lais Gugemer trovés,
Qu’on dit en harpe et en rote.
Bone en est à oïr la note.
</poem>
Et au début de celui de ''Graelent'' :
<poem style="font-size:90%; margin-left:20%">L’aventure de Graelent
Vous dirai, si com je l’entent.
Bon en sont li ver à oïr,
Et les notes à retenir.
</poem>
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Lampryllos - Quelques remarques sur les fonctions de Grèce et de Rome dans la propagation et la préparation du Christianisme, 1869.djvu/46 |
« Les plus anciennes inscriptions sont écrites en grec ; c’était encore au commencement du troisième siècle la langue officielle de l’Église ; le latin n’était venu qu’après et fort tard. Parmi les épitaphes des papes que M. de Rossi a retrouvées, celle de Saint Corneille, mort en 252, est la seule qui soit en latin. Il semble qu’on n’y ait abandonné le grec que peu à peu et à regret. Quelques inscriptions du Cimetière de Calliste nous font assister au passage d’une langue à l’autre ; et elles nous montrent le scrupule qu’on éprouvait à quitter celle dont l’Église s’était servie depuis son origine. Dans plusieurs d’entre elles les mots latins sont écrits en caractères grecs ; et il y en a où les deux langues se mêlent d’une façon assez étrange. Ce n’est que dans les galeries plus récentes que le latin domine sans partage. »
On a observé que le latin n’a commencé à prendre plus de place dans ces inscriptions qu’après la translation du siége de l’empire en Orient. C’est cette translation, disons-le en passant, c’est cette translation qui a sauvé la latinité à Rome et en Italie. Si le siége y
<references/> |
Duras - Ourika et Édouard, II.djvu/52 | {{nr|48|{{t|ÉDOUARD.|90}}|}}{{tiret2|ser|vices}} que je pouvais rendre. Je logeais toujours
à l’hôtel d’Olonne ; j’y passais toutes mes journées
et ce nouvel arrangement n’avait rien changé à
ma vie que de créer quelques rapports de plus ;
les étrangers qui venaient chez {{M.|le}} maréchal
d’Olonne, me connaissant davantage, me montraient
en général plus d’obligeance et de bonté.
J’avais bien prévu qu’à Paris je verrais moins
madame de Nevers ; mais je me désespérais des
difficultés que je rencontrais à la voir seule. Je
n’osais aller que rarement dans son appartement
de peur de donner des soupçons à {{M.|le}} maréchal
d’Olonne, et dans le salon, il y avait toujours du
monde. Elle était obligée d’aller assez souvent à
Versailles, et quelquefois d’y passer la journée.
Il me semblait que je n’arriverais jamais à la fin
de ces jours où je ne devais pas la voir ; chaque
minute tombait comme un poids de plomb sur
mon cœur. Il s’écoulait un temps énorme avant
qu’une autre minute vînt remplacer celle-là.
Lorsque je pensais qu’il faudrait supporter ainsi
toutes les heures de ce jour éternel, je me sentais
saisi par le désespoir, par le besoin de m’agiter
du moins, et de me rapprocher d’elle à tout
prix. J’allais à Versailles : je n’osais entrer dans
la ville de peur d’être reconnu par les gens de
{{M.|le}} maréchal d’Olonne, mais je me faisais descendre
dans quelque petite auberge d’un quartier
éloigné, et j’allais errer sur les collines qui {{tiret|en|tourent}}
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Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 22.djvu/676 |
MARIE D’ENAMBUC.
I.
Sur la côte occidentale de la Martinique, au-delà de cette vaste
plage sablonneuse qui s’étend entre l’anse Thomazo et la haute falaise
appelée le Morne-aux-Bœufs , il y avait, vers le milieu du
xvii" siècle, une possession dont les limites touchaient d’un côté le
rivage et s’avançaient de l’autre jusqu’au pied du Morne-Vert. Ce
magnifique domaine appartenait à M. d’Énambuc du Parquet, lieutenant-général
du roi de France aux Antilles. M. d’Énambuc était
parvenu à une de ces hautes fortunes réservées aux hommes d’élite
qui savent poursuivre leur voie à travers tous les obstacles et tous les
périls. Cadet d’une noble famille de la Normandie et réduit à une
très mince légitime, il était passé aux îles avec le grade d’officier de
marine, et, par son courage, son habileté, la fermeté prudente
de son caractère, il y avait conquis une autorité indépendante et
absolue. Sa puissance égalait celle des princes souverains ; sujet du
roi de France, il renouvelait en Amérique un de ces pactes féodaux
dont aucun exemple n’existait plus dans la mère-patrie : il était seigneur
propriétaire de la Martinique, de la Grenade et de Sainte-Lucie.
Comme les anciens grands vassaux de la couronne, il avait droit de
haute et basse justice dans toute l’étendue de ses domaines ; les
magistrats qu’il nommait ne relevaient d’aucun parlement ; leurs
jugemens étaient sans appel, et dans tous les cas, même celui de la
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Qu’est ce que la propriété ?/Préface | Pierre-Joseph Proudhon Qu’est-ce que la propriété ? (1840) Garnier frères, 1849 (p. v-xvi). CHAPITRE PREMIER ► Préface bookQu’est-ce que la propriété ? (1840)Pierre-Joseph ProudhonGarnier frères1849ParisTPréfaceProudhon - Qu’est-ce que la propriété.djvuProudhon - Qu’est-ce que la propriété.djvu/7v-xvi La lettre qu’on va lire servait de préface à la première édition de ce mémoire. À Messieurs les Membres de l’Académie de Besançon. Paris, ce 30 juin 1840. Messieurs, Dans votre délibération du 9 mai 1833, concernant la pension triennale fondée par madame Suard, vous exprimâtes le désir suivant : « L’Académie invite le titulaire à lui adresser tous les ans, dans la première quinzaine de juillet, un exposé succinct et raisonné des études diverses qu’il a faites pendant l’année qui vient de s’écouler. » Je viens, messieurs, m’acquitter de ce devoir. Lorsque je sollicitai vos suffrages, j’exprimai hautement l’intention où j’étais de diriger mes études vers les moyens d’améliorer la condition physique, morale et intellectuelle de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. Cette pensée, tout étrangère qu’elle pût paraître à l’objet de ma candidature, vous l’accueillîtes favorablement ; et, par la distinction précieuse dont il vous plut de m’honorer, vous me fîtes de cet engagement solennel une obligation inviolable et sacrée. Je connus dès lors à quelle digne et honorable compagnie j’avais affaire : mon estime pour ses lumières, ma reconnaissance pour ses bienfaits, mon zèle pour sa gloire, furent sans bornes. Convaincu d’abord que, pour sortir de la route battue des opinions et des systèmes, il fallait porter dans l’étude de l’homme et de la société des habitudes scientifiques et une méthode rigoureuse, je consacrai une année à la philologie et à la grammaire ; la linguistique, ou l’histoire naturelle de la parole, étant de toutes les sciences celle qui répondait le mieux au caractère de mon esprit, me semblait le plus en rapport avec les recherches que je voulais entreprendre. Un mémoire, composé dans ce temps sur l’une des plus intéressantes questions de la grammaire comparée, vint, sinon révéler un succès éclatant, du moins attester la solidité de mes travaux. Depuis ce moment, la métaphysique et la morale ont été mon unique occupation ; l’expérience que j’ai faite que ces sciences, encore mal déterminées dans leur objet et mal circonscrites, sont, comme les sciences naturelles, susceptibles de démonstration et de certitude, a déjà récompensé mes efforts. Mais, messieurs, de tous les maîtres que j’ai suivis, c’est à vous que je dois le plus. Vos concours, vos programmes, vos indications, d’accord avec mes vœux secrets et mes espérances les plus chères, n’ont cessé de m’éclairer et de me montrer le chemin ; ce mémoire sur la propriété est l’enfant de ces pensées. En 1838, l’Académie de Besançon proposa la question suivante : À quelles causes faut-il attribuer le nombre toujours croissant des suicides, et quels sont les moyens propres à arrêter les effets de cette contagion morale ? C’était, en termes moins généraux, demander quelle est la cause du mal social, et quel en est le remède. Vous-mêmes le reconnûtes, messieurs, lorsque votre commission déclara que les concurrents avaient parfaitement énuméré les causes immédiates et particulières du suicide, ainsi que les moyens de prévenir chacune d’elles ; mais que de cette énumération faite avec plus ou moins de talent, aucun enseignement positif n’était résulté, ni sur la cause première du mal, ni sur le remède. En 1839, votre programme, toujours piquant et varié dans son expression académique, devint plus précis. Le concours de 1838 avait signalé comme causes, ou pour mieux dire comme signes diagnostiques du malaise social, l’oubli de principes religieux et moraux, l’ambition des richesses, la fureur des jouissances, les agitations politiques ; toutes ces données furent par vous réunies en une seule proposition : De l’utilité de la célébration du dimanche, sous les rapports de l’hygiène, de la morale, des relations de famille et de cité. Sous un langage chrétien vous demandiez, messieurs, quel est le vrai système de la société. Un concurrent osa soutenir et crut avoir prouvé que l’institution d’un repos hebdomadaire est nécessairement liée à un système politique dont l’égalité des conditions fait la base ; que, sans l’égalité, cette institution est une anomalie, une impossibilité ; que l’égalité seule peut faire refleurir cette antique et mystérieuse fériation du septième jour. Ce discours n’obtint pas votre approbation, parce que, sans nier la connexité remarquée par le concurrent, vous jugeâtes, et avec raison, messieurs, que le principe de l’égalité des conditions n’étant pas lui-même démontré, les idées de l’auteur ne sortaient pas de la sphère des hypothèses. Enfin, messieurs, ce principe fondamental de l’égalité, vous venez de le mettre au concours dans les termes suivants : Des conséquences économiques et morales qu’a eues jusqu’à présent en France, et que semble devoir y produire dans l’avenir, la loi sur le partage égal des biens entre les enfants. À moins de se renfermer dans des lieux communs sans grandeur et sans portée, voici, ce me semble, comment votre question doit être entendue : Si la loi a pu rendre le droit d’hérédité commun à tous les enfants d’un même père, ne peut-elle pas le rendre égal pour tous ses petits-enfants et arrière-petits-enfants ? Si la loi ne reconnaît plus de cadets dans la famille, ne peut-elle pas, par le droit d’hérédité, faire qu’il n’y en ait plus dans la race, dans la tribu, dans la nation ? L’égalité peut-elle, par le droit de succession, être conservée entre des citoyens, aussi bien qu’entre des cousins et des frères ? en un mot, le principe de succession peut-il devenir un principe d’égalité ? En résumant toutes ces données sous une expression générale : Qu’est-ce que le principe de l’hérédité ? quels sont les fondements de l’inégalité ? qu’est-ce que la propriété ? Tel est, messieurs, l’objet du mémoire que je vous adresse aujourd’hui. Si j’ai bien saisi l’objet de votre pensée, si je mets en lumière une vérité incontestable, mais, par des causes que j’ose dire avoir expliquées, longtemps méconnue ; si, par une méthode d’investigation infaillible, j’établis le dogme de l’égalité des conditions ; si je détermine le principe du droit civil, l’essence du juste et la forme de la société, si j’anéantis pour jamais la propriété ; c’est à vous, messieurs, qu’en revient toute la gloire, c’est à votre secours et à vos inspirations que je le dois. La pensée de ce travail est l’application de la méthode aux problèmes de la philosophie ; toute autre intention m’est étrangère et même injurieuse. J’ai parlé avec une médiocre estime de la jurisprudence ; j’en avais le droit, mais je serais injuste si je ne séparais pas de cette prétendue science les hommes qui la cultivent. Voués à des études pénibles et austères, dignes à tous égards de l’estime de leurs concitoyens par le savoir et l’éloquence, nos jurisconsultes ne méritent qu’un reproche, celui d’une excessive déférence à des lois arbitraires. J’ai poursuivi d’une critique impitoyable les économistes ; pour ceux-ci, je confesse qu’en général je ne les aime pas. La morgue et l’inanité de leurs écrits, leur impertinent orgueil et leurs inqualifiables bévues m’ont révolté. Quiconque les connaissant leur pardonne, les lise. J’ai exprimé sur l’Église chrétienne enseignante un blâme sévère ; je le devais. Ce blâme résulte des faits que je démontre : pourquoi l’Église a-t-elle statué sur ce qu’elle n’entendait pas ? L’Église a erré dans le dogme et dans la morale ; l’évidence physique et mathématique dépose contre elle. Ce peut être une faute à moi de le dire ; mais à coup sûr c’est un malheur pour la chrétienté que cela soit vrai. Pour restaurer la religion, messieurs, il faut condamner l’Église. Peut-être regretterez-vous, messieurs, qu’en donnant tous mes soins à la méthode et à l’évidence, j’aie trop négligé la forme et le style ; j’eusse inutilement essayé de faire mieux. L’espérance et la foi littéraires me manquent. Le XIXe siècle est à mes yeux une ère génésiaque, dans laquelle des principes nouveaux s’élaborent, mais où rien de ce qui s’écrit ne durera. Telle est même, selon moi, la raison pour laquelle, avec tant d’hommes de talent, la France actuelle ne compte pas un grand écrivain. Dans une société comme la nôtre, rechercher la gloire littéraire me semble un anachronisme. À quoi bon faire parler une vieille sibylle, quand une muse est à la veille de naître ? Déplorables acteurs d’une tragédie qui touche à sa fin, ce que nous avons de mieux à faire est d’en préciter la catastrophe. Le plus méritant parmi nous est celui qui s’acquitte le mieux de ce rôle ; eh bien ! je n’aspire plus à ce triste succès. Pourquoi ne l’avouerais-je pas, messieurs ? J’ai ambitionné vos suffrages et recherché le titre de votre pensionnaire, en haine de tout ce qui existe et avec des projets de destruction ; j’achèverai ce cours d’étude dans un esprit de philosophie calme et résignée. L’intelligence de la vérité m’a rendu plus de sang-froid que le sentiment de l’oppression ne m’avait donné de colère ; et le fruit le plus précieux que je voulusse recueillir de ce mémoire, serait d’inspirer à mes lecteurs cette tranquillité d’âme que donne la claire perception du mal et de sa cause, et qui est bien plus près de la force que la passion et l’enthousiasme. Ma haine du privilége et de l’autorité de l’homme fut sans mesure ; peut-être eus-je quelquefois le tort de confondre dans mon indignation les personnes et les choses ; à présent je ne sais plus que mépriser et plaindre ; pour cesser de haïr, il m’a suffi de connaître. À vous maintenant, messieurs, qui avez pour cela mission et caractère de proclamer la vérité, à vous d’instruire le peuple, et de lui apprendre ce qu’il doit espérer et craindre. Le peuple, incapable encore de juger sainement ce qui lui convient, applaudit également aux idées les plus opposées, dès qu’il entrevoit qu’on le flatte : il en est pour lui des lois de la pensée comme des bornes du possible ; il ne distingue pas mieux aujourd’hui un savant d’un sophiste, qu’il ne séparait autrefois un physicien d’un sorcier. « Léger à croire, recueillir et ramasser toutes nouvelles, tenant tous rapports pour véritables et asseurez, avec un sifflet ou sonnette de nouveauté, l’on rassemble comme les mouches au son du bassin. » Puissiez-vous, messieurs, vouloir l’égalité comme je la veux moi-même ; puissiez-vous, pour l’éternel bonheur de notre patrie, en devenir les propagateurs et les hérauts ; puissé-je être le dernier de vos pensionnaires ! C’est de tous les vœux que je puis former le plus digne de vous, messieurs, et le plus honorable pour moi. Je suis avec le plus profond respect et la reconnaissance la plus vive, Votre pensionnaire, P.-J. PROUDHON. Deux mois après la réception de cette lettre, l’Académie, dans sa délibération du 24 août, répondit à l’adresse de son pensionnaire par une note dont je vais rapporter le texte : « Un membre appelle l’attention de l’Académie sur une brochure publiée au mois de juin dernier par le titulaire de la pension-Suard, sous ce titre : Qu’est-ce que la propriété ? et dédiée par l’auteur à l’Académie. Il est d’avis que la compagnie doit à la justice, à l’exemple et à sa propre dignité, de repousser par un désaveu public la responsabilité des doctrines antisociales que renferme cette production. En conséquence il demande : « 1o Que l’Académie désavoue et condamne de la manière la plus formelle l’ouvrage du pensionnaire-Suard, comme ayant été publié sans son aveu, et comme lui attribuant des opinions entièrement opposées aux principes de chacun de ses membres ; « 2o Qu’il soit enjoint au pensionnaire, dans le cas où il serait fait une seconde édition de son livre, d’en faire disparaître la dédicace ; « 3o Que ce jugement de l’Académie soit consigné dans ses recueils imprimés. « Ces trois propositions, mises aux voix, sont adoptées. » Après cet arrêt burlesque, que ses auteurs ont cru rendre énergique en lui donnant la forme d’un démenti, je n’ai plus qu’à prier le lecteur de ne pas mesurer l’intelligence de mes compatriotes à celle de notre Académie. Tandis que mes patrons ès-sciences sociales et politiques fulminaient l’anathème contre ma brochure, un homme étranger à la Franche-Comté, qui ne me connaissait pas, qui même pouvait se croire personnellement atteint par la critique trop vive que j’avais faite des économistes, un publiciste aussi savant que modeste, aimé du peuple dont il ressent toutes les douleurs, honoré du pouvoir qu’il s’efforce d’éclairer sans le flatter ni l’avilir, M. Blanqui, membre de l’Institut, professeur d’économie politique, partisan de la propriété, prenait ma défense devant ses confrères et devant le ministre, et me sauvait des coups d’une justice toujours aveugle, parce qu’elle est toujours ignorante. J’ai cru que le lecteur verrait avec plaisir la lettre que M. Blanqui m’a fait l’honneur de m’écrire lors de la publication de mon second mémoire, lettre aussi honorable pour son auteur que flatteuse pour celui qui en est l’objet. « Monsieur, « Je m’empresse de vous remercier de l’envoi que vous avez bien voulu me faire de votre second mémoire sur la propriété. Je l’ai lu avec tout l’intérêt que m’inspirait naturellement la connaissance du premier. Je suis bien aise que vous ayez un peu modifié la rudesse de forme qui donnait à un travail de cette gravité les allures et l’apparence d’un pamphlet ; car vous m’avez bien fait peur, monsieur, et il n’a fallu rien moins que votre talent pour me rassurer sur vos intentions. On ne dépense pas tant de véritable savoir pour mettre le feu à son pays. Cette proposition si crue, la propriété, c’est le vol ! était de nature à dégoûter de votre livre même les esprits sérieux qui ne jugent pas d’un sac par l’étiquette, si vous aviez persisté à la maintenir dans sa sauvage naïveté. Mais si vous avez adouci la forme, vous ne demeurez pas moins fidèle au fond de vos doctrines, et quoique vous m’ayez fait l’honneur de me mettre de moitié dans cette prédication périlleuse, je ne puis accepter une solidarité qui m’honorerait assurément pour le talent, mais qui me compromettrait pour tout le reste. « Je ne suis d’accord avec vous qu’en une seule chose, c’est qu’il y a trop souvent abus dans ce monde de tous les genres de propriété. Mais je ne conclus pas de l’abus à l’abolition, expédient héroïque trop semblable à la mort, qui guérit tous les maux. J’irai plus loin : je vous avouerai que de tous les abus, les plus odieux selon moi sont ceux de la propriété ; mais encore une fois, il y a remède à ce mal sans la violer, surtout sans la détruire. Si les lois actuelles en règlent mal l’usage, nous pouvons les refaire. Notre code civil n’est pas le Koran ; nous ne nous sommes pas fait faute de le prouver. Remaniez donc les lois qui règlent l’usage de la propriété, mais soyez sobre d’anathèmes ; car avec la logique, quel est l’honnête homme qui aurait les mains tout à fait pures ? Croyez-vous qu’on puisse être voleur sans le savoir, sans le vouloir, sans s’en douter ? N’admettez-vous pas que la société actuelle ait dans sa constitution, comme tout homme, toutes sortes de vertus et de vices dérivés de nos aïeux ? La propriété est-elle donc à vos yeux une chose si simple et si abstraite, que vous puissiez la repétrir et l’égaliser, si j’ose ainsi dire, au laminoir de la métaphysique ? Vous avez dit, monsieur, dans ces deux belles et paradoxales improvisations, trop d’excellentes choses pratiques pour être un utopiste pur et inflexible. Vous connaissez trop bien la langue économique et la langue académique pour jouer avec des mots gros de tempêtes. Donc je crois que vous avez fait avec la propriété ce que Rousseau a fait, il y a quatre-vingts ans, avec les lettres : une magnifique et poétique débauche d’esprit et de science. Telle est du moins mon opinion. « C’est ce que j’ai dit à l’Institut le jour où j’ai rendu compte de votre livre. J’ai su qu’on voulait le poursuivre juridiquement ; vous ne saurez peut-être jamais par quel hasard j’ai été assez heureux pour l’empêcher. Quel éternel chagrin pour moi, si le procureur du roi, c’est-à-dire l’exécuteur des hautes œuvres en matière intellectuelle, fût venu après moi, et comme sur mes brisées, attaquer votre livre et tourmenter votre personne ! J’en ai passé deux terribles nuits, je vous le jure, et je ne suis parvenu à retenir le bras séculier qu’en faisant sentir que votre livre était une dissertation d’académie, et non point un manifeste d’incendiaire. Votre style est trop haut pour jamais servir aux insensés qui discutent à coups de pierre dans la rue les plus grandes questions de notre ordre social. Mais prenez garde, monsieur, qu’ils ne viennent bientôt malgré vous chercher des matériaux dans ce formidable arsenal, et que votre métaphysique vigoureuse ne tombe aux mains de quelque sophiste de carrefour qui la commenterait devant un auditoire famélique : nous aurions le pillage pour conclusion et pour péroraison. « Je suis, monsieur, autant ému que vous des abus que vous signalez ; mais j’ai un attachement si profond pour l’ordre, non cet ordre banal et tracassier à qui suffisent les agents de police, mais pour l’ordre majestueux et imposant des sociétés humaines, que je m’en trouve quelquefois gêné pour attaquer certains abus. Je voudrais raffermir d’une main toutes les fois que je suis forcé d’ébranler de l’autre. Il faut tant craindre de détruire des boutons à fruit, quand on taille un vieil arbre ! Vous savez cela mieux que personne. Vous êtes un homme grave, instruit, un esprit méditatif ; vous parlez en termes assez vifs des énergumènes de notre temps pour rassurer sur vos intentions les imaginations les plus ombrageuses ; mais enfin vous concluez à l’abolition de la propriété ! Vous voulez abolir le plus énergique levier qui fasse mouvoir l’intelligence humaine, vous attaquez le sentiment paternel dans ses plus douces illusions, vous arrêtez d’un mot la formation des capitaux, et nous bâtissons désormais sur le sable, au lieu de fonder en granit. Voilà ce que je ne puis admettre, et c’est pour cela que j’ai critiqué votre livre, si plein de belles pages, si étincelant de verve et de savoir ! « Je voudrais, monsieur, que ma santé presque altérée me permît d’étudier avec vous page par page le mémoire que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser publiquement et personnellement ; j’aurais, je crois, de bien fortes observations à vous soumettre. Pour le moment, je dois me borner à vous remercier des termes obligeants dans lesquels vous avez bien voulu parler de moi. Nous avons l’un et l’autre le mérite de la sincérité ; il me faut de plus le mérite de la prudence. Vous savez de quel malaise profond la classe ouvrière est travaillée ; je sais combien de nobles cœurs battent sous ces habits grossiers, et j’ai une sympathie fraternelle irrésistible pour ces milliers de braves gens qui se lèvent de si bonne heure pour travailler, pour payer les impôts, pour faire la force de notre pays. Je cherche à les servir, à les éclairer, tandis qu’on essaye de les égarer. Vous n’avez point écrit directement pour eux. Vous avez fait deux magnifiques manifestes, le second plus mesuré que le premier ; faites-en un troisième plus mesuré que le second, et vous prenez rang dans la science, dont le premier devoir est le calme et l’impartialité. « Adieu, monsieur ! Il n’est pas possible d’avoir plus d’estime pour un homme que j’en ai pour vous. » « Paris, ce 1er mai 1841. « Blanqui. » Certes, j’aurais bien quelques réserves à faire sur cette noble et éloquente épître ; mais, je l’avoue, j’ai plus à cœur de réaliser l’espèce de prédiction qui la termine que d’augmenter gratuitement le nombre de mes antagonistes. Tant de controverse me fatigue et m’ennuie. L’intelligence que l’on dépense aux combats de parole est comme celle qu’on emploie à la guerre : c’est de l’intelligence perdue. M. Blanqui reconnaît qu’il y a dans la propriété une foule d’abus, et d’odieux abus ; de mon côté, j’appelle exclusivement propriété la somme de ces abus. Pour l’un comme pour l’autre, la propriété est un polygone dont il faut abattre les angles : mais, l’opération faite, M. Blanqui soutient que la figure sera toujours un polygone (hypothèse admise en mathématique, bien qu’elle ne soit pas prouvée), tandis que je prétends, moi, que cette figure sera un cercle. D’honnêtes gens pourraient encore s’entendre à moins. Au reste, je conviens que dans l’état actuel de la question, l’esprit peut hésiter légitimement sur l’abolition de la propriété. Il ne suffit pas, en effet, pour obtenir gain de cause, de ruiner un principe reconnu, et qui a le mérite incontestable de résumer le système de nos croyances politiques ; il faut encore établir le principe contraire, et formuler le système qui en découle. De plus, il faut montrer comment ce nouveau système satisfera à tous les besoins moraux et politiques qui ont amené l’établissement du premier. Voici donc à quelles conditions d’évidence ultérieure je subordonne moi-même la certitude de mes démonstrations précédentes : — Trouver un système d’égalité absolue, dans lequel toutes les institutions actuelles, moins la propriété ou la somme des abus de la propriété, non-seulement puissent trouver place, mais soient elles-mêmes des moyens d’égalité : liberté individuelle, division des pouvoirs, ministère public, jury, organisation administrative et judiciaire, unité et intégralité dans l’enseignement, mariage, famille, hérédité en ligne directe et collatérale, droit de vente et d’échange, droit de tester et même droit d’aînesse ; — un système qui, mieux que la propriété, assure la formation des capitaux et entretienne l’ardeur de tous ; qui d’une vue supérieure explique, corrige et complète les théories d’association proposées jusqu’à ce jour, depuis Platon et Pythagore jusqu’à Babeuf, Saint-Simon et Fourier ; — un système enfin qui, se servant à lui-même de moyen de transition, soit immédiatement applicable. Une œuvre aussi vaste exigerait, je le sais, les efforts réunis de vingt Montesquieu : toutefois, s’il n’est donné à un seul homme de la mener à fin, un seul peut commencer l’entreprise. La route qu’il aura parcourue suffira pour découvrir le but, et assurer le résultat. Recherches sur les catégories grammaticales, par P. J. Proudhon : mémoire mentionné honorablement par l’Académie des inscriptions, le 4 mai 1839. Inédit. De l’utilité de la célébration du dimanche, etc., par P.-J. Proudhon : Besançon, 1839, in-12, 2e édition, Paris, 1841, in-18. Charron, de la Sagesse, chap. 18. M. Vivien, ministre de la justice, avant d’ordonner aucune poursuite contre le Mémoire sur la propriété, voulut avoir l’opinion de M. Blanqui, et ce fut sur les observations de cet honorable académicien qu’il épargna un écrit contre lequel les fureurs du parquet étaient déjà soulevées. M. Vivien n’est pas le seul homme du pouvoir auquel, depuis ma première publication, j’aie dû assistance et protection : mais une telle générosité dans les régions politiques est assez rare pour qu’on la reconnaisse gracieusement et sans restriction. J’ai toujours pensé, quant à moi, que les mauvaises institutions faisaient les mauvais magistrats, de même que la lâcheté et l’hypocrisie de certains corps viennent uniquement de l’esprit qui les gouverne. Pourquoi, par exemple, malgré les vertus et les talents qui brillent dans leur sein, les académies sont-elles en général des centres de répression intellectuelle, de sottise et de basse intrigue ? Cette question mériterait d’être proposée par une académie : il y aurait des concurrents. |
Hugo - L'Homme qui rit, 1869, tome 3.djvu/276 | quatrième jour ; ce qui a bien un peu l’inconvénient que, si le patient meurt le second ou le troisième jour, la confrontation devient difficile ; mais la loi doit être exécutée. L’inconvénient de la loi fait partie de la loi.
Du reste, dans l’esprit du lord-chancelier, la reconnaissance de Gwynplaine par Hardquanonne ne faisait aucun doute.
Anne, suffisamment informée de la difformité de Gwynplaine, ne voulant point faire tort à sa sœur, à laquelle avaient été substitués les biens des Clancharlie, décida avec bonheur que la duchesse Josiane serait épousée par le nouveau lord, c’est-à-dire par Gwynplaine.
La réintégration de lord Fermain Clancharlie était du reste un cas très simple, l’héritier étant légitime et direct. Pour les filiations douteuses ou pour les pairies « in abeyance » revendiquées par des collatéraux, la chambre des lords doit être consultée. Ainsi, sans remonter plus haut, elle le fut en 1782 pour la baronnie de Sidney, réclamée par Élisabeth
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Histoire du Canada (Garneau)/Tome II | François-Xavier Garneau Histoire du Canada, Tome II depuis sa découverte jusqu’à nos jours II Imprimerie N. Aubin, 1846. HISTOIRE DU CANADA DEPUIS SA DÉCOUVERTE JUSQU’À NOS JOURS. PAR F. X. GARNEAU. TOME SECOND. QUÉBEC : IMPRIMERIE DE N. AUBIN, RUE COUILLARD, No 14 1846. SOMMAIRES. CHAP. I. — Colonies Anglaises. — 1690 1 Objet de ce chapitre. — Les persécutions politiques et religieuses fondent et peuplent les colonies anglaises, qui deviennent en peu de temps très puissantes. — Caractère anglais dérivant de la fusion des races normande et saxonne. Institutions libres importées dans le Nouveau-Monde, fruit des progrès de l’époque. — La Virginie et la Nouvelle-Angleterre. — Colonie de Jamestown (1607). — Colonie de New-Plymouth et gouvernement qu’elle se donne (1620). — Immensité de l’émigration. — L’Angleterre s’en alarme. — La bonne politique prévaut dans ses conseils, et elle laisse continuer l’émigration. — New-Plymouth passe entre les mains du roi par la dissolution de la compagnie. — Commission des plantations établie ; opposition qu’elle suscite dans les colonies ; elle s’éteint sans rien faire. — Établissement du Maryland (1632) et de plusieurs autre colonies. — Leurs diverses formes de gouvernement : gouvernemens à charte, gouvernemens royaux, gouvernemens de propriétaires. — Confédération de la Nouvelle-Angleterre. — Sa quasi-indépendance de la métropole. — Population et territoire des établissemens anglais en 1690. — Ils jouissent de la liberté du commerce. — Jalousie de l’Angleterre : actes du parlement impérial, et notamment l’acte de navigation passés pour restreindre cette liberté. — Opposition générale des colonies ; doctrines du Massachusetts à ce sujet. — M. Randolph envoyé par l’Angleterre pour faire exécuter ses lois de commerce ; elle le nomme percepteur général des douanes. — Négoce étendu que faisaient déjà les colons. — Les rapports et les calomnies de Randolph servent de prétextes pour révoquer les chartes de la Nouvelle-Angleterre. — Ressemblance de caractère entre Randolph et lord Sydenham. — Révolution de 1690. — Gouvernement. — Lois. — Éducation. — Industrie. — Différence entre le colon d’alors et le colon d’aujourd’hui, le colon français et le colon anglais. CHAP. II. — Le siége de Québec. — 1689-1695 48 Ligue d’Augsbourg formée contre Louis XIV. — L’Angleterre s’y joint en 1689, et la guerre, recommencée entre elle et la France, est portée dans leurs colonies. — Disproportion de forces de ces dernières. — Plan d’hostilités des Français. — Projet de conquête de la Nouvelle-York ; il est abandonné après un commencement d’exécution. — Triste état du Canada et de l’Acadie. — Vigueur du gouvernement de M. de Frontenac. — Premières hostilités : M. d’Iberville enlève 2 vaisseaux anglais dans la baie d’Hudson. — Prise de Pemaquid par les Abénaquis. — Sac de Schenectady. — Destruction de Salmon Falls (Sementels.) — Le fort Casco est pris et rasé. — Les Indiens occidentaux, prêts à se détacher de la France, renouvellent leur alliance avec elle au premier bruit de ses succès. — Irruptions des cantons, qui refusent de faire la paix. — Patience et courage des Canadiens. — Les Anglais projettent la conquête de la Nouvelle-France. — État de l’Acadie depuis 1667. — L’Amiral Phipps prend Port-Royal ; il assiége Québec (1690) et est repoussé. — Retraite du général Winthrop, qui s’était avancé jusqu’au lac St.-Sacrement (George) pour attaquer le Canada par l’ouest, tandis que l’Amiral Phipps l’attaquerait par l’est. — Désastre de la flotte de ce dernier. — Humiliation des colonies anglaises. — Misère profonde dans les colonies des deux nations. — Les Iroquois et la Abénaquis continuent leurs déprédations. — Le major Schuyler surprend le camp de la Prairie de la Magdeleine (1691), et est défait par M. de Varennes. — Nouveau projet pour la conquête de Québec formé par l’Angleterre. — La défaite des troupes de l’expédition à la Martinique, et ensuite la fièvre jaune qui les décime sur la flotte de l’amiral Wheeler, font manquer l’entreprise. — Expéditions françaises dans les cantons (1693 et 1696) ; les bourgades des Onnontagués et des Onneyouths sont incendiées. — Les Miâmis font aussi essuyer de grandes pertes aux Iroquois. — Le Canada plus tranquille, après avoir repoussé partout ses ennemis, se prépare à aller porter à son tour la guerre chez eux. — L’état comparativement heureux dans lequel il se trouve, est dû à l’énergie et aux sages mesures du comte de Frontenac. — Intrigues de ses ennemis contre lui en France. CHAP. III. — Terreneuve et Baie d’Hudson. — 1696-1701 110 Continuation de la guerre : les Français reprennent l’offensive. — La conquête de Pemaquid et de la partie anglaise de Terreneuve et de la baie d’Hudson, est résolue. — M. d’Iberville défait trois vaisseaux ennemis et prend Pemaquid. — Terreneuve : sa description ; premiers établissemens français ; leur histoire. — Le gouverneur, M. de Brouillan, et M. d’Iberville réunissent leurs forces pour agir contre les Anglais. — Brouilles entre ces deux chefs ; ils se raccommodent. — Ils prennent St.-Jean, capitale anglaise de l’île, et ravagent les autres établissemens. — Héroïques campagne d’hiver des Canadiens. — Baie d’Hudson ; son histoire. — Départ de M. d’Iberville ; dangers que son escadre court dans les glaces ; beau combat naval qu’il livre ; il se bat seul contre trois et remporte la victoire. — Un naufrage. — La baie d’Hudson est conquise. — Situation avantageuse de la Nouvelle-France. — La cour projette la conquête de Boston et de New-York. — M. de Nesmond part de France avec une flotte considérable ; la longueur de sa traversée fait abandonner l’entreprise. — Consternation des colonies anglaise. — Fin de la guerre : paix de Riswick (1797). — Difficultés entre les deux gouvernemens au sujet des frontières de leurs colonies. — M. de Frontenac refuse de négocier avec les cantons iroquois par l’intermédiaire de lord Bellomont. — Mort de M. de Frontenac ; son portrait. — M. de Callières lui succède. — Paix de Montréal avec toutes les tribus indiennes, confirmée solennellement en 1701. — Discours du célèbre chef Le Rat ; sa mort, impression profonde qu’elle laisse dans l’esprit des Sauvages ; génie et caractère de cet Indien. — Ses funérailles. CHAP. I. — Établissement de la Louisiane. — 1683-1712 161 De la Louisiane. — Louis XIV met plusieurs vaisseaux à la disposition de la Salle, pour aller y fonder un établissement. — Départ de ce voyageur ; ses difficultés avec le commandant de la flottille, M. de Beaujeu. — L’on passe devant les bouches du Mississipi sans les apercevoir, et l’on parvient jusqu’à la baie de Matagorda (ou St.-Bernard), dans le pays que l’on nomme aujourd’hui le Texas. — La Salle y débarque sa colonie et y bâtit le fort St.-Louis. — Conséquences désastreuses de ses divisions avec M. de Beaujeu, qui s’en retourne en Europe. — La Salle entreprend plusieurs expéditions inutiles pour trouver le Mississipi. — Grand nombre de ses compagnons y périssent. — Il part avec une partie de ceux qui lui restent pour les Illinois, afin de faire demander des secours en France. — Il est assassiné. — Sanglans démêlés entre ses meurtriers ; horreur profonde que ces scènes causent aux Sauvages. — Joutel et six de ses compagnons parviennent aux Illinois. — Les colons laissés au Texas, sont surpris par les Indigènes et tués ou emmenés en captivité. — Guerre de 1689 et paix de Riswick. — D’Iberville reprend l’entreprise de la Salle en 1698, et porte une première colonie canadienne à la Louisiane l’année suivante ; établissement de Biloxi (1698). — Apparition des Anglais dans le Mississipi. — Les Huguenots demandent à s’y établir et sont refusés. — Services rendus par eux à l’Union américaine. — M. de Sauvole lieutenant gouverneur. — Sages recommandations du fondateur de la Louisiane touchant le commerce de cette contrée. — Mines d’or et d’argent, illusions dont on se berce à ce sujet. — Transplantation des colons de Biloxi dans la baie de la Mobile (1701). M. de Bienville remplace M. de Sauvole. — La Mobile fait des progrès. — Mort de M. d’Iberville ; caractère et exploits de ce guerrier. — M. Diron d’Artaguette commissaire-ordonnateur (1708). — La colonie languit. — La Louisiane est cédée à M. Crozat en 1712, pour 16 ans. CHAP. II. — Traité d’Utrecht — 1701-1713 189 Une colonie canadienne s’établit au Détroit, malgré les Anglais et une partie des Indigènes. — Paix de quatre ans. — Guerre de la succession d’Espagne. — La France, malheureuse en Europe, l’est moins en Amérique. — Importance du traité de Montréal ; ses suites heureuses pour le Canada. — Neutralité de l’Ouest ; les hostilités se renferment dans les provinces maritimes. — Faiblesse de l’Acadie. — Affaires des Sauvages occidentaux ; M. de Vaudreuil réussit à maintenir la paix parmi les tribus de ces contrées. — Ravages commis dans la Nouvelle-Angleterre par les Français et les Abénaquis. — Destruction de Deerfield et d’Haverhill (1708). — Remontrances de M. Schuyler à M. de Vaudreuil au sujet des cruautés commises par nos bandes ; réponse de ce dernier. — Le colonel Church ravage l’Acadie (1704). — Le colonel March assiége deux fois Port-Royal et est repoussé (1707). — Terreneuve : premières hostilités ; M. de Subercase échoue devant les forts de St.-Jean (1705). — M. de St.-Ovide surprend avec 170 hommes, en 1709, la ville de St.-Jean défendue par près de 1000 hommes et 48 bouches à feu, et s’en empare. — Continuation des hostilités à Terreneuve. — Instances des colonies anglaises auprès de leur métropole pour l’engager à s’emparer du Canada. — Celle-ci promet une flotte en 1709 et 1710, et la flotte ne vient pas. — Le colonel Nicholson prend Port-Royal ; diverses interprétations données à l’acte de capitulation ; la guerre continue en Acadie ; elle cesse. — Attachement des Acadiens pour la France. — Troisième projet contre Québec ; plus de 16 mille hommes vont attaquer le Canada par le St.-Laurant et par le lac Champlain ; les Iroquois reprennent les armes. — Désastres de la flotte de l’amiral Walker aux Sept-Îles ; les ennemis se retirent. — Consternation dans les colonies anglais. — Massacre des Outagamis, qui avaient conspiré contre les Français. — Rétablissement de Michilimackinac. — Suspension des hostilités dans les deux mondes. — Traité d’Utrecht ; la France cède l’Acadie, Terreneuve et la baie d’Hudson à la Grande-Bretagne. — Grandeur et humiliation de Louis XIV ; décadence de la monarchie. — Le système colonial français. CHAP. III. — Colonisation du Cap-Breton. — 1713-1744 264 Motifs qui engagent le gouvernement à établir le Cap-Breton. — Description de cette île à laquelle on donne le nom d’Île-Royale. — La nouvelle colonie excite la jalousie des Anglais. — Projet de l’intendant, M. Raudot, et de son fils pour en faire l’entrepôt général de la Nouvelle-France, en 1706. — Fondation de Louisbourg par M. de Costa Bella. — Comment la France se propose de peupler l’île. — La principale industrie des habitans est la pêche. — Commerce qu’ils font. — M. de St.-Ovide remplace M. de Costa Bella. — Les habitans de l’Acadie, maltraités par leurs gouverneurs et travaillés par les intrigues des Français, menacent d’émigrer à l’Île-Royale. — Le comte de St.-Pierre forme une compagnie à Paris, en 1719, pour établir l’île St.-Jean, voisine du Cap-Breton ; le roi concède en outre à cette compagnie les îles Miscou et de la Magdeleine. — L’entreprise échoue par les divisions des associés. CHAP. I. — Système de Law. — Conspiration des Natchés. — 1712-1731 285 La Louisiane, ses habitans et ses limites. — M. Crozat en prend possession en vertu de la cession du roi. — M. de la Motte Cadillac, gouverneur ; M. Duclos, commissaire-ordonnateur. — Conseil supérieur établi ; introduction de la coutume de Paris. — M. Crozat veut ouvrir des relations commerciales avec le Mexique ; voyages de M. Juchereau de St.-Denis à ce sujet ; il échoue. — On fait la traite des pelleteries avec les Indigènes, dont une portion embrasse le parti des Anglais de la Virginie. — Les Natchés conspirent contre les Français et sont punis. — Désenchantement de M. Crozat touchant la Louisiane ; cette province décline rapidement sous son monopole ; il la rend (1717) au roi, qui la concède à la compagnie d’Occident, rétablie par Law. — Système de ce fameux financier. — M. de l’Espinay succède à M. de la Motte Cadillac, et M. Hubert à M. Duclos. — M. de Bienville remplace bientôt après M. de l’Espinay. — La Nouvelle-Orléans est fondée par M. de Bienville (1717). — Nouvelle organisation de la colonie ; moyens que l’on prend pour la peupler. — Terrible famine parmi les colons accumulés à Biloxi. — Divers établissemens des Français. — Guerre avec l’Espagne. — Hostilités en Amérique : Pensacola, île Dauphine. — Paix. — Louis XIV récompense les officiers de la Louisiane. — Traité avec les Chicachas et les Natchés. — Ouragan du 12 septembre (1722). — Missionnaires. — Chute du système de Law. — La Louisiane passe à la compagnie des Indes. — Mauvaise direction de cette compagnie. — M. Perrier, gouverneur. — Les Indiens forment le projet de détruire les Français ; massacre aux Natchés ; le complot n’est exécuté que partiellement. — Guerre à mort faite aux Natchés ; ils sont anéantis, 1731. CHAP. II. — Limites. — 1715-1744 338 État du Canada : commerce, finances, justice, éducation, divisions paroissiales, population, défenses. — Plan de M. de Vaudreuil pour l’accroissement du pays. — Délimitation des frontières entre les colonies françaises et les colonies anglaises. — Perversion du droit public dans le Nouveau-Monde au sujet du territoire. — Rivalité de la France et de la Grande-Bretagne. — Différends relatifs aux limites de leurs possessions. — Frontière de l’Est ou de l’Acadie. — Territoire des Abénaquis. — Les Américains veulent s’en emparer. — Assassinat du P. Rasle. — Le P. Aubry propose une ligne tirée de Beaubassin à la source de l’Hudson. — Frontière de l’Ouest. — Principes différens invoqués par les deux nations ; elles établissent des forts sur les territoires réclamés par chacune d’elle réciproquement. — Lutte d’empiétemens ; prétentions des colonies anglaises ; elles veulent accaparer la traite des Indiens. — Plan de M. Burnet. — Le commerce est défendu avec le Canada. — Établissement de Niagara par les Français, et d’Oswégo par les Anglais. — Plaintes mutuelles qu’ils s’adressent. — Fort St.-Frédéric élevé par M. de la Corne sur le lac Champlain ; la contestation dure jusqu’à la guerre de 1744. — Progrès du Canada. — Émigration ; perte du vaisseau le Chameau. — Mort de M. de Vaudreuil (1725) ; qualités de ce gouverneur. — M. de Beauharnais lui succède. — M. Dupuy, intendant. Son caractère. — M. de St.-Vallier second évêque de Québec meurt ; difficultés qui s’élèvent relativement à son siége, portées devant le Conseil supérieur. — Le clergé récuse le pouvoir civil. — Le gouverneur se rallie au parti clérical. — Il veut interdire le conseil, qui repousse ses prétentions. — Il donne des lettres de cachet pour exiler deux membres. — L’intendant fait défense d’obéir à ces lettres. — Décision du roi. — Le cardinal de Fleury premier ministre. — M. Dupuy est rappelé. — Conduite humiliante du Conseil. — Mutations diverses du siége épiscopal jusqu’à l’élévation de M. de Pontbriant. — Soulèvement des Outagamis (1728) expédition des Canadiens ; les Sauvages se soumettent. — Voyages de découverte vers la mer Pacifique ; celui de M. de la Vérandrye en 1738 ; celui de MM. Legardeur de St.-Pierre et Marin quelques années après ; peu de succès de ces entreprises. — Apparences de guerre ; M. de Beauharnais se prépare aux hostilités. CHAP. I. — Commerce. — 1608-1744 393 De l’Amérique et de ses dertinées. — But des colonies qui y ont été établies. — Le génie commerçant est le grand trait caractéristique des populations du Nouveau-Monde. — Commerce canadien : effet destructeur des guerres sur lui. — Il s’accroît cependant avec l’augmentation de la population. — Son origine : pêche de la morue. — Traite des pelleteries de tout temps principale branche du commerce de la Nouvelle-France. — Elle est abandonnée au monopole de particuliers ou de compagnies jusqu’en 1731, qu’elle tombe entre les mains du roi pour passer en celles des fermiers. — Nature, profits, grandeur, conséquences de ce négoce ; son utilité politique. — Rivalité des colonies anglaises ; moyens que prend M. Burnet, gouverneur de la Nouvelle-York, pour enlever la traite aux Français. — Lois de 1720 et de 1727. — Autres branches de commerce : pêcheries, combien elles sont négligées. — Bois d’exportation. — Construction des vaisseaux. — Agriculture ; céréales et autres produits agricoles. — Jin-seng. — Exploitation des mines — Chiffre des exportations et des importations. — Québec, entrepôt général. — Manufactures : introduction des métiers pour la fabrication des toiles et des draps destinés à la consommation intérieure. — Salines. — Établissement des postes et messageries (1745). — Transport maritime. — Taxation : droits de douane imposés fort tard et très modérés. — Systèmes monétaires introduits dans le pays ; changemens fréquens qu’ils subissent et perturbations qu’ils causent. — Numéraire, papier-monnaie : cartes, ordonnances ; leur dépréciation. — Faillite du trésor, le papier est liquidé avec perte de 5/8 pour les colons en 1720. — Observations générales. — Le Canadien plus militaire que marchand. — Le trafic est permis aux fonctionnaires publics ; affreux abus qui en résultent. — Lois de commerce. — Établissement du siège de l’Amirauté en 1717 ; et d’une bourse à Québec et à Montréal. — Syndic des marchands. — Le gouvernement défavorable à l’introduction de l’esclavage au Canada. CHAP. II. — Louisbourg. — 1744-1748 449 Coalition en Europe contre Marie-Thérèse pour lui ôter l’empire (1740). — Le maréchal de Belle-Isle y fait entrer la France. — L’Angleterre se déclare pour l’impératrice en 1744. — Hostilités en Amérique. — Ombrage que Louisbourg cause aux colonies américaines. — Théâtre de la guerre dans ce continent. — Les deux métropoles, trop engagées en Europe, laissent les colons à leurs propres forces. — Population du Cap-Breton ; fortifications et garnison de Louisbourg. — Expédition du commandant Duvivier à Canseau et vers Port-Royal. — Déprédations des corsaires. — Insurrection de la garnison de Louisbourg. — La Nouvelle-Angleterre, sur la proposition de M. Shirley, en profite pour attaquer cette forteresse. — Le Colonel Pepperrell s’embarque avec 4,000 hommes, et va y mettre le siège par terre, tandis que le commodore Warren en bloque le port ; — Le commandant français rend la place. — Joie générale dans les colonies anglaises ; sensation que fait cette conquête. — La population de Louisbourg est transportée en France. — Projet d’invasion du Canada, qui se prépare à tenir tête à l’orage. — Escadre du duc d’Anville pour reprendre Louisbourg et attaquer les colonies anglaises (1746) ; elle est dispersée par une tempête. — Une partie atteint Chibouctou (Halifax) avec une épidémie à bord. — Mortalité effrayante parmi les soldats et les matelots. — Mort du duc d’Anville. — M. d’Estournelle, qui lui succède, se perce de son épée M. de la Jonquière persiste à attaquer Port-Royal ; une nouvelle tempête disperse les débris de la flotte. — Frayeur et armement des colonies américaines. — M. de Ramsay assiège Port-Royal. — Les Canadiens défont le colonel Noble au Grand-Pré, Mines. — Ils retournent dans leur pays. — Les frontières anglaises sont attaquées, les forts Massachusetts et Bridgman surpris et Saratoga brûlé ; fuite de la population. — Nouveaux arméniens de la France ; elle perd les combats navals du Cap-Finistère et de Belle-Isle. — Marine anglaise et française. — Faute du cardinal Fleury d’avoir laissé dépérir la marine en France. — Le comte de la Galissonnière gouverneur du Canada. — Cessation des hostilités ; traité d’Aix-la-Chapelle (1748). — Suppression de l’insurrection des Miâmis. — Paix générale. CHAP. III. — Commission des Frontières — 1748-1755 492 La paix d’Aix-la-Chapelle n’est qu’une trêve. — L’Angleterre profite de la ruine de la marine française pour étendre les frontières de ses possessions en Amérique. — M. de la Galissonnière, gouverneur du Canada. — Ses plans pour empêcher les Anglais de s’étendre, adoptés parla cour. — Prétentions de ces derniers. — Droit de découverte et de possession des Français. — Politique de M. de la Galissonnière, la meilleure quant aux limites. — Émigration des Acadiens ; part qu’y prend ce gouverneur. — Il ordonne de bâtir ou relever plusieurs forts dans l’Ouest ; garnison au Détroit, fondation d’Ogdensburgh (1749). — Le marquis de la Jonquière remplace M. de la Galissonnière. — Projet que ce dernier propose à la cour pour peupler le Canada. — Appréciation de la politique de son prédécesseur par M. de la Jonquière ; le ministre lui enjoint de la suivre. — Le chevalier de la Corne et le major Lawrence s’avancent vers l’isthme de l’Acadie et s’y fortifient ; forts Beauséjour et Gaspareaux ; Lawrence et des Mines. — Lord Albemarle, ambassadeur britannique à Paris, se plaint des empiétemens des Français (1750) ; réponse de M. de Puyzieulx. — La France se plaint à son tour des hostilités des Anglais sur mer. — Établissement des Acadiens dans l’île St.-Jean ; leur triste situation. — Fondation d’Halifax (1749). — Une commission est nommée pour régler la question des limites : MM. de la Galissonnière et de Silhouette pour la France ; MM. Shirley et Mildmay pour la Grande-Bretagne. — Convention préliminaire : tout restera dans le Statu quo jusqu’au jugement définitif. — Conférences à Paris ; l’Angleterre réclame toute la rive méridionale du St.-Laurent depuis le golfe jusqu’à Québec ; la France maintient que l’Acadie, suivant ses anciennes limites, se borne au territoire qui est à l’est d’une ligne tirée dans la péninsule de l’entrée de la baie de Fondy au cap Canseau. — Notes raisonnées à l’appui de ces prétentions diverses. — Les deux parties ne se cèdent rien. — Affaire de l’Ohio ; intrigues des Anglais parmi les naturels de cette contrée, et des Français dans les cinq cantons. — Traitans de la Virginie arrêtés et envoyés en France. — Les deux nations envoyent des troupes sur l’Ohio et s’y fortifient. — Le gouverneur fait défense aux Demoiselles Desauniers de faire la traite du castor au Sault-St.-Louis ; difficulté que cela lui suscite avec les Jésuites, qui se plaignent de sa conduite à la cour, de la part qu’il prend, lui et son secrétaire, au commerce, et de son népotisme. — Il dédaigne de se justifier. — Il tombe malade et meurt à Québec en 1752. — Son origine, sa vie, son caractère. — Le marquis Duquesne lui succède. — Affaire de l’Ohio continuée. — Le colonel Washington marche pour attaquer le fort Duquesne. — Mort de Jumonville. — Défaite de Washington par M. de Villiers au fort de la Nécessité (1754). — Plan des Anglais pour l’invasion du Canada ; assemblée des gouverneurs coloniaux à Albany. — Le général Braddock est envoyé par la Grande-Bretagne en Amérique avec des troupes. — Le baron Dieskau débarque à Québec avec 4 bataillons [1755]. — Négociations des deux cours au sujet de l’Ohio. — Note du duc de Mirepoix du 15 janvier 1755 ; réponse du cabinet de Londres. — Nouvelles propositions des ministres français ; l’Angleterre élève ses demandes. — Prise du Lys et de l’Alcide par l’amiral Boscawen. — La France déclare la guerre à l’Angleterre. FIN DES SOMMAIRES. Appendice A 555 Appendice B 562 Appendice C 567 bookHistoire du Canada, Tome II depuis sa découverte jusqu’à nos joursFrançois-Xavier GarneauImprimerie N. Aubin1846QuébecTIIGarneau - Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu'à nos jours, tome II, 1846.djvuGarneau - Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu'à nos jours, tome II, 1846.djvu/2 |
Véron - Mémoires d’un bourgeois de Paris, tome 1.djvu/212 | annales de ce théâtre. Elle fut jouée le 5 janvier 1793 ;
les auteurs étaient Barré, Radet et Desfontaines, surnommés
le ''Triumvirat du Vaudeville''. On connaît l’histoire
de Suzanne, accusée d’adultère par deux juges
qu’elle ne veut pas écouter, et sauvée par Daniel.
La pièce fourmillait d’allusions. On applaudit à outrance
un couplet dans lequel les accusateurs disaient :
Celui qui fait parler la loi,
Sait bien aussi la faire taire.
L’enthousiasme de la salle fut au comble lorsque Daniel
s’écria :
« Vous êtes ses accusateurs, vous ne pouvez être ses
juges. »
Ces paroles rappelaient l’exorde du plaidoyer de Desèze,
dans le procès de Louis XVI, instruit en ce moment
par la Convention.
À la sixième représentation, donnée le 27 janvier
1793, une scène violente se produisit. Elle fut courageusement
dénoncée à la Commune de Paris par un acteur
du Vaudeville nommé Delpêche et surnommé Bourgeois.
Cette lettre fut lue dans la séance de la Commune
du surlendemain, 29 janvier.
« Depuis plusieurs jours, on nous menaçait de faire
interrompre les représentations de la ''Chaste Suzanne'',
et nous attendions avec résignation l’effet de cette menace.
Mais hier dimanche, plus d’une douzaine de particuliers
qui s’étaient trouvés à la fête civique du matin,
ayant probablement dîné ensemble, sont venus, dans
leur sagesse, juger cette pièce, qu’ils avaient proscrite
<references/> |
Pensées de Marc-Aurèle, trad. Barthélemy-Saint-Hilaire.djvu/168 | {{sm|{{nr|146|PENSÉES DE MARC-AURÈLE.|}}}}un autre tour. La pensée, en effet, transforme tout ce qui faisait obstacle à notre activité et l’emploie à son premier dessein ; et alors ce qui vous empêchait d’agir facilite votre action ; ce qui vous barrait la route vous aide à parcourir cette route même.
{{T3|XXI|m=1em}}
Entre tous les principes qui forment le monde, honore celui qui est le plus puissant de tous ; et celui-là, c’est le principe qui met toutes choses en œuvre<ref>''Le principe qui met toutes choses en œuvre''. En d’autres termes, Dieu et sa toute-puissance, avec sa bonté infinie. Seulement, les stoïciens laissent dans le doute le problème de la création. Mais, selon leur doctrine, l’éternité du monde se confond avec celle même de Dieu.</ref> et qui les pénètre toutes. Par la même raison, entre les éléments qui sont en toi, honore aussi le plus élevé et le plus puissant ; car il est de même ordre que le principe universel<ref>''De même ordre que le principe universel''. C’est en ce sens que la Bible dit aussi que Dieu a fait l’homme à son image, Genèse, ch.{{lié}}{{rom|I}}, verset{{lié}}27.</ref>, puisque c’est lui qui met en toi tout le reste en action et qui gouverne ta vie.
<references/> |
Dubos - Histoire critique de l'établissement de la monarchie françoise dans les Gaules, Tome II, 1742.djvu/560 | et les deux provinces Belgiques, pays où il devoit y
avoir des benefices militaires en plus grand nombre
que dans aucun autre canton de l’empire Romain.
Dès le premier livre de cet ouvrage le lecteur a vû
que les benefices militaires des Romains, dont
Alexandre Severe avoit été l’un des premiers
fondateurs, étoient semblables aux Timars que le
Grand-Seigneur donne encore aujourd’hui à une partie
de ses soldats pour leur tenir lieu de paye. Ces
benefices consistoient donc dans une certaine quantité
d’arpens de terre, dont le prince accordoit la
jouissance à un soldat, à condition de porter les
armes pour son service toutes les fois qu’il en seroit
besoin, et ils passoient aux enfans du gratifié,
pourvû qu’ils fissent profession des armes. Or comme
les deux provinces Germaniques et les deux provinces
Belgiques étoient les plus exposées de l’empire à
cause du voisinage des Germains, les Romains y
avoient tenu dans tous les tems plus de troupes à
proportion que par-tout ailleurs. Il est donc
très-probable qu’il y avoit aussi plus de benefices
militaires que par-tout ailleurs, proportion gardée.
Ainsi Clovis aura fait d’un grand nombre de ces
benefices militaires des terres Saliques, parce que
lorsqu’ils seront venus à vacquer il les aura
conferés à des Francs sous les mêmes conditions qu’ils
étoient auparavant conferés à des Romains. Il aura
ainsi recompensé plusieurs de ses anciens sujets,
sans dépouiller aucun des nouveaux.
On voit donc en comparant la disposition faite par
Alexandre Severe concernant les benefices militaires
et celle que la loi des Francs fait concernant les
terres Saliques, que ces deux possessions étoient des
biens de même nature, assujettis aux mêmes charges,
et dont conséquemment les femmes étoient également
excluses. Clovis aura encore converti en terres
Saliques d’autres fonds qui n’étoient pas des
benefices militaires, mais qui se seront trouvés être
à sa disposition, parce qu’ils avoient été du domaine
des empereurs, ou parce qu’ils seront devenus des
biens devolus au prince, à titre de desherence, de
confiscation ou autre. Les devastations et les guerres
qui se firent dans les Gaules durant le cinquiéme
siecle et le sixiéme, doivent y avoir fait vacquer un
nombre infini d’arpens de terre, au profit du souverain.
On ne sçauroit même faire la question. Où les Francs
prirent-ils ce qui leur étoit nécessaire pour mettre
en valeur les terres Saliques ? Ni en inferer que
pour faire valoir les benefices mili-
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Michel - La Commune, 1898.djvu | |Type=book
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Carey - Principes de la science sociale, Tome 1.djvu/51 | siècles nombreux qui se sont écoulés depuis cette époque. Ce sont les détails de la vie telle qu’elle est autour de nous, que nous avons besoin d’étudier, en commençant par l’analyse pour arriver à la synthèse, ainsi que fait le chimiste, lorsqu’il résout en atomes le morceau de granit et qu’il acquiert ainsi le secret de la composition de la masse. Lorsqu’il s’est assuré que ce morceau est composé de quartz, de feldspath et de mica, et qu’il s’est pleinement édifié à l’égard des circonstances sous l’empire desquelles le granit se présente dans le pays qui l’environne, il demeure complètement certain, que quelque autre bloc qui puisse se présenter, sa composition et son gisement dans l’ordre de formation seront les mêmes. Il procède constamment en partant de l’objet qui est proche et connu qu’il peut analyser et examiner, à celui qui est éloigné et inconnu qu’il ne peut ni analyser ni examiner, étudiant ce dernier au moyen des formules obtenues par l’analyse du premier. C’est ainsi que le géologue, en étudiant les dépôts terreux de la Sibérie et de la Californie, a pu prédire qu’on trouverait de l’or dans les montagnes de l’Australie.
Si nous voulons comprendre l’histoire de l’homme dans les siècles passés ou dans les pays lointains, nous devons commencer par l’étudier dans le présent, et le possédant ainsi dans le passé et le présent, nous devenons alors capables de prédire l’avenir. Pour atteindre ce but, il est nécessaire que nous en agissions avec la société, comme le chimiste avec le morceau de granit ; c’est-à-dire que nous la résolvions en ses diverses parties et que nous étudiions chacune d’elles séparément, en constatant comment elle se comporterait, si elle était abandonnée à elle-même, et comparant ce que serait son action indépendante, avec l’action que nous apercevons dans l’état de société ; — et alors, à l’aide de la même loi que mettent à profit le physicien, le chimiste et le physiologiste, la loi de la composition des forces, nous pouvons arriver à la loi de l’effet. Agir ainsi, ce ne serait pas cependant adopter la marche suivie par M. Comte, qui nous présente l’éloigné et l’inconnu, c’est-à-dire les sociétés des siècles passés, comme un moyen de comprendre les mouvements des hommes qui nous entourent, et de prédire ce qu’il adviendra des hommes de l’avenir. Malgré notre profonde considération pour M. Comte, nous devons dire que, suivre une telle marche, nous paraît équivalent à
<references/> |
Carey - Principes de la science sociale, Tome 1.djvu/177 | se groupant autour des montagnes de l’Atlas, tandis que les terres plus riches, situées dans la direction de la côte, restent à l’état de nature. En regardant ensuite vers le sud, on trouve la capitale de l’Abyssinie, à une altitude qui n’est pas moins de 8.000 pieds au-dessus du niveau de la mer, tandis que des terrains d’une fécondité incomparable restent complètement abandonnés sans culture. Partout, dans toute l’étendue de l’Afrique, la plus grande somme de population et de richesse et l’état le plus rapproché de la civilisation se trouvent sur les plateaux élevés, qui, drainés naturellement, deviennent propres à être occupés de bonne heure, tandis que partout sur les terrains fertiles, vers l’embouchure des grandes rivières, la population est peu nombreuse et l’on n’y rencontre l’homme qu’au dernier degré de barbarie.
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{{AN|§ 8. — ''Marche de la colonisation dans l’Inde. La théorie de Ricardo est celle de la dépopulation et de la faiblesse croissante, tandis que la loi est celle du développement de l’association et de l’augmentation de la puissance.''}}
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En passant par la mer Rouge et pénétrant dans la mer Pacifique, nous apercevons des îles presque innombrables, dont les basses terres sont inoccupées ; leur fécondité supérieure les rend funestes à la vie, tandis que la population s’agglomère autour des hauteurs. Plus au sud sont les riches vallées de l’Australie, inhabitées, ou lorsqu’elles sont habitées, à tout prendre, ce n’est que par une population placée au dernier échelon de l’espèce humaine, tandis que sur les petites îles, sur les points élevés de la côte, on trouve une race supérieure, habitant des maisons, se livrant à l’agriculture et à l’industrie. En dirigeant nos pas au nord, vers l’Inde, nous rencontrons Ceylan, au centre de laquelle se trouvent les États du roi de Kandy, dont les sujets ont la même aversion pour les terrains bas et fertiles, terrains malsains dans leur état actuel, que celle qui est ressentie par la population du Mexique et de Java. Pénétrant dans l’Inde par le cap Comorin, et suivant la grande ligne de hautes terres, qui forme, pour ainsi dire, l’épine dorsale de la Péninsule, nous trouvons les villes de Seringapatam, de Poonah et d’Ahmed-Nugger, tandis qu’au-dessous, près de la côte, on voit les villes de Madras, de Calcutta et de Bombay, fondées par les Européens, créations de date très-récente. Comme intermédiaires entre les deux catégories, on aperçoit de nombreuses cités, dont la situation, tantôt à une très-grande distance des bords des rivières, et tantôt près de leur source, démontre que les terrains les plus fertiles n’ont pas été les premiers cultivés. Si nous nous arrêtons sur les hautes terres entre Calcutta et Bom-
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Carey - Principes de la science sociale, Tome 1.djvu/243 | de chevaux et d’hommes qui doivent servir à les amener, ainsi que de chariots et d’autres chevaux chargés de fourrages ou de navets, pour les nourrir en route et les engraisser lorsqu’ils seront arrivés sur le marché, cet individu, disons-nous, maintenant engraisse son bétail sur place, et l’expédie par le chemin de fer, tout prêt pour l’abattoir ; et de cette façon le besoin qu’il a du mécanisme de l’échange se trouve diminué considérablement. Il garde chez lui ses hommes, ses chevaux et ses chariots, et les matières excrémentielles, produit de son foin et de son avoine ; les premiers sont employés à creuser des tranchées et à drainer ses terres, tandis que les dernières fertilisent le sol qu’il a cultivé jusqu’à ce jour. Sa production doublant, il accumule promptement, tandis que les individus qui l’entourent peuvent consommer plus d’aliments, dépenser davantage pour se vêtir et peuvent eux-mêmes amasser davantage. Il a besoin de travailleurs dans son champ, et ceux-ci ont besoin de vêtements et de maisons. Le cordonnier et le charpentier, voyant qu’il y a demande de travail, se rapprochent alors de la communauté, consommant les subsistances sur le terrain qui les produit ; et c’est ainsi que le mécanisme de l’échange s’améliore. La quantité de farine consommée sur place engageant le meunier à venir et à consommer sa part, en même temps qu’il prépare celle des autres, la somme de travail nécessaire à l’échange diminue encore, et il en reste davantage à consacrer à la culture de la terre. La chaux du sol étant maintenant retournée, on obtient des tonnes de navets, sur la même superficie qui auparavant ne donnait que des boisseaux de seigle. La quantité de subsistances à consommer augmentant plus rapidement que la population, il faut un plus grand nombre de consommateurs sur le terrain ; et bientôt arrive la filature de laine. Cette laine n’exigeant plus pour son transport ni chariots ni chevaux, ceux-ci sont maintenant employés à transporter de la houille ; ce qui permet au fermier de défricher son terrain boisé, et de soumettre à la culture le sol magnifique qui, depuis des siècles, n’a produit que du bois. La production augmentant encore, la nouvelle richesse prend la forme d’une filature de coton ; et à chaque pas fait dans cette direction, le fermier constate de nouvelles demandes adressées à cette grande machine qu’il a construite, accompagnées d’un accroissement constant dans le pouvoir de l’élever à une plus grande
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Carey - Principes de la science sociale, Tome 1.djvu/299 | les entourent, le soldat, en monopolisant le pouvoir de lever les impôts, le grand propriétaire terrien, les produits que lui fournit le travail de ses esclaves ; et le trafiquant, désirant accaparer partout à son profit l’achat et la rente de ces produits, de manière à imposer les prix, auxquels il entend les acheter ou les vendre. Ce sont tous des intermédiaires faisant obstacle à l’association, et qui s’opposent à toute relation continue entre les individus qui produisent et ceux qui ont besoin de consommer. Les progrès d’une société vers la richesse et la puissance étant en raison directe de la combinaison des efforts parmi les membres qui la composent, il s’ensuit que l’avancement, vers l’un ou l’autre de ces biens, doit être en proportion des moyens qu’ils ont de se passer des services de l’homme politique, du soldat, du propriétaire d’esclaves et du trafiquant, de cette classe qui subsiste en vertu du simple acte de l’appropriation. Cependant chaque mouvement dans cette direction tendant à une diminution de leur pouvoir, le soldat, le trafiquant et l’homme politique, se liguent partout pour assujettir le peuple, ainsi qu’on l’a vu à Athènes ou à Rome, et qu’on peut l’observer aujourd’hui dans tous les pays de l’Europe et de l’Amérique. L’histoire du monde n’est qu’un monument des efforts de la minorité pour taxer la majorité, et des efforts de cette dernière pour échapper à cette taxe. Toutefois le succès ne s’accomplit que lentement et péniblement, à raison du pouvoir que possèdent ceux qui vivent de l’appropriation, de se réunir dans les villes, tandis que ceux qui contribuent à former les revenus des premiers sont dispersés dans tout le pays.
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{{AN|§ 2. — ''Les rapports intimes entre la guerre et le trafic se manifestent à chaque page de l’histoire. Leur tendance à la centralisation. Leur puissance diminue avec le développement du commerce.''}}
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A chaque page de l’histoire, on aperçoit la liaison intime qui existe entre la guerre et le trafic. Les Ismaélites dont le bras était dirigé contre tout homme, tandis que celui de tout individu était dirigé contre eux, faisaient un vaste trafic d’esclaves et de marchandises de toute espèce. Les Phéniciens, les Cariens, et les Tyriens se faisant tantôt flibustiers, tantôt trafiquants, selon que leurs intérêts l’exigeaient, étaient toujours disposés à adopter toutes les mesures propres à accroître leur monopole à l’intérieur, en augmentant le nombre de leurs esclaves, ou leurs monopoles au dehors, en empêchant d’autres individus d’intervenir dans le trafic qu’ils entretenaient eux-mêmes avec des individus éloignés les uns des autres. Les poëmes d’Homère nous montrent Ménélas se van-
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Carey - Principes de la science sociale, Tome 1.djvu/508 |
Les dangers qui accompagnent ce dévouement exclusif aux prétendus intérêts du trafic, lui étant clairement démontrés, il avertissait ses compatriotes « qu’un léger engorgement dans cet énorme vaisseau sanguin, qui s’était grossi plus que ne le comportaient ses dimensions naturelles, et à travers lequel circulait, d’une manière forcée, une proportion excessive de l’industrie et du commerce national, menacerait tout le corps politique des plus funestes maladies. Le sang, dont la circulation se trouve arrêtée dans quelqu’un des petits vaisseaux, se dégorge facilement dans un plus grand sans occasionner de crise dangereuse ; mais s’il se trouve arrêté dans l’un des grands vaisseaux, les convulsions, l’apoplexie et la mort, sont les conséquences immédiates et inévitables d’un pareil accident. Qu’il survienne seulement quelque léger empêchement ou quelque interruption d’emploi dans un de ces genres de manufactures qui se sont étendus d’une manière démesurée, et qui, à force de primes et de monopoles sur les marchés coloniaux et nationaux, sont arrivés artificiellement à un degré d’accroissement contre nature, il n’en faut pas davantage pour occasionner de nombreux désordres, des séditions alarmantes pour le gouvernement, et capables même de troubler la liberté des délibérations de la législature. A quelle confusion, à quels désordres ne serions-nous pas exposés infailliblement, pensait-il, si une aussi grande portion de nos principaux manufacturiers venait tout à coup à manquer totalement d’emploi (2) ! »
Quelque graves que fussent les dangers, même déjà si manifestes, en tant qu’ils résultaient d’un accroissement anormal dans la proportion de la population vouée au trafic et au transport, le peuple anglais, à cette époque, ne faisait qu’entrer dans cette voie d’efforts tendant à forcer le monde entier de subir le système établi depuis si longtemps aux colonies. L’interdiction de l’émigration des artisans ne datait alors que de dix années ; et la puissance britannique commençait à peine à s’asseoir dans la péninsule hindostanique. Cinq ans après la publication de l’ouvrage d’Adam Smith, on prohibait l’exportation des machines destinées à fabriquer les étoffes de soie et de laine ; et, avant la fin du siècle, l’application
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Carey - Principes de la science sociale, Tome 3.djvu/484 | des pouvoirs latents de l'homme ainsi que de la terre.
Que plus ce développement va se perfectionnant plus la chaleur gagne en intensité, le mouvement sociétaire en vitesse, et plus il y a de force produite.
Que plus augmentent ce mouvement et cette force, plus l'homme devient soumis aux grandes lais de la gravitation moléculaire, — les centres locaux l'attirent dans une direction, tandis que de grandes cités, centres du monde, l'attirent dans une autre.
Que mieux ces forces opposées se font équilibre, plus il y a tendance au développement d'individualités locales et à l'extension du pouvoir d'association dans tout l'intérieur de la communauté, — ce qui amène accroissement constant du pouvoir de production, accroissement de la valeur et de la liberté de l'homme, du capital, de l'équité dans le partage et de la tendance à l'harmonie et à la paix.
Que la loi, ainsi établie à l'égard des membres d'une communauté, fonctionne également à l'égard des communautés entre elles, la tendance à la paix et à l'harmonie entre les États étant en raison directe du développement de leurs individualités respectives et de leur pouvoir de se protéger elles-mêmes.
Qu'il y a par conséquent une harmonie parfaite des intérêts privés et des intérêts nationaux, et que, h part toutes considération d'un ordre supérieur, nations et particuliers doivent trouver leur avantage à obéir à ce grand commandement qui exige des hommes de faire aux autres comme ils voudraient qu'il soit fait à eux-mêmes. — Que c'est la route à suivre, s'ils veulent s'assurer l'individualité et la liberté les plus parfaites, — le plus haut pouvoir d'association, — le plus large commandement des services de la nature — et la plus grande somme de richesse et de bonheur.
=== § 2. De toutes les industries de l'homme, la dernière à se développer est celle de l'agriculture. ===
De toutes les équités, la dernière à s'établir est celle entre la terre et l'homme, alors que celui-ci reconnaît que la première ne fait que prêter et ne donne pas, et que l'exactitude à rendre est la condition indispensable pour continuer et étendre le crédit. — De toutes les classes, la dernière à arriver à l'émancipation est celle des travailleurs ruraux. — De toutes les connaissances, celle qu'on acquiert en dernier, est la notion des instruments minimes
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Fielding - Tom Jones ou Histoire d'un enfant trouvé, tome 4.djvu/41 | cesse devant elle du bonheur que procure une vive et mutuelle tendresse ; de vos brûlantes protestations d’amour, de générosité, de désintéressement ? Pensiez-vous qu’elle ne s’imagineroit pas en être l’objet, ou plutôt, soyez sincère, n’aviez-vous pas l’intention qu’elle les prît pour elle ?
— Sur mon ame, Tom, je ne te connoissois point ce genre de talent. Comment ! tu ferois un excellent prédicateur. Ainsi donc, je suppose que Nancy voulût bien t’accorder ses faveurs, tu les refuserois ?
— Oui, sur le salut de mon ame, oui, je les refuserois.
— Tom, Tom, souviens-toi de la nuit dernière,
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<poem>Où, lorsque le sommeil eut fermé tous les yeux,
La discrète Phébé, de la voûte des cieux
Répandant sur la terre une clarté propice,
D’un amoureux larcin fut l’unique complice<ref>When ev’ry eye was clos’d, and the pale moon,
And silent stars shone conscious of the theft.</ref>.</poem>
{{il|0.5em}}
— Écoutez, monsieur Nightingale, je hais l’hypocrisie. Je ne prétends pas être plus sage qu’un autre. J’ai eu, j’en conviens, avec plusieurs femmes, des liaisons que la morale réprouve ; mais je n’ai pas à me reprocher d’avoir jamais fait tort à aucune, et je ne pourrois me résoudre à causer sciemment, pour une jouissance passa-
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Fielding - Tom Jones ou Histoire d'un enfant trouvé, tome 4.djvu/245 | l’éloge d’une des cousines ressembloit trop à la critique de l’autre.
« Je ne crois pas, monsieur, répartit avec quelque chaleur mistress Fitz-Patrick, qu’il y ait rien de plus aisé que de tromper par des protestations d’amour une vieille femme de complexion amoureuse ; et (j’en demande pardon à ma tante) il n’y en eut jamais une plus inflammable qu’elle. Ne pouvez-vous pas feindre que le désespoir d’obtenir la main de sa nièce, puisqu’elle est promise à Blifil, vous a fait tourner vos vues vers elle ? Quant à ma cousine Sophie, je ne saurois m’imaginer qu’elle soit assez folle pour éprouver à ce sujet le moindre scrupule, ou pour trouver mauvais qu’on punisse une de ces mégères que la loi devroit châtier des maux sans nombre qu’elles attirent sur leurs familles, par leurs passions tragi-comiques. Moi qui vous parle, je ne fus pas si timorée ; et cependant j’ose dire, sans craindre d’offenser Sophie, que sa cousine déteste autant qu’elle-même le mensonge. Pour ce qui est de ma tante, je ne pense pas lui devoir du respect, et elle n’en mérite point. Au reste, monsieur, je vous ai donné mon avis. Si vous refusez de le suivre, j’en aurai moins bonne opinion de votre jugement... voilà tout. »
Jones s’aperçut de la faute qu’il avoit commise et tâcha de la réparer ; mais il ne fit que balbu-
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Tolstoi - La Pensée de l’humanité.djvu/162 | il ne fait que montrer ainsi qu’il ne comprend pas son mérite intérieur qui, en comparaison de toutes les marques extérieures de distinction, est comme le soleil par rapport à la bougie.
7. Un homme ne doit pas se vanter devant les autres. Il ne le doit pas, parce que la chose la plus précieuse en lui, c’est son âme et que personne, sauf Dieu, ne connaît le prix de l’âme humaine.
8. La fierté n’est pas du tout la même chose que la conscience de la dignité d’homme. Les faux honneurs et les fausses louanges augmentent la fierté, alors qu’au contraire, les fausses humiliations et le faux blâme augmentent la conscience de la dignité.
IV. — '''Conséquences de la tentation de l’orgueil.'''
1. De même que les mauvaises herbes qui poussent parmi le blé, boivent l’eau et le jus de la terre et empêchent le soleil de pénétrer jusqu’au blé, l’orgueil absorbe toutes les forces de l’homme et lui cache la lumière de la vérité.
2. La conscience du péché est souvent plus utile à l’homme qu’une bonne action : la conscience du péché humilie l’homme, alors qu’une bonne action augmente souvent sa fierté.
3. Il y a bien des punitions pour un orgueilleux ; mais la
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Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/394 | {{numérotation|LE PRÉSERVATIF.|376}}les uns sur les autres, dans un milieu non résistant. Il faudrait au moins se faire informer de l’état de la question avant que d’insulter de grands hommes dont on n’a lu ni pu lire les ouvrages.
{{c|{{sp|0.05em|VIII.}}|fs=120%|lh=3}}
Nombre 187. Il se fait écrire une lettre par un Anglais pour se louer lui-méme, et il fait proposer dans cette lettre de faire une nouvelle édition d’un libelle de sa façon, intitulé ''Dictionnaire nèologique''<ref>''Le Dictionnaire néologique, à l’usage des beaux esprits du siècle,'' 1726, in-12, a eu beaucoup d’éditions. Desfontaines, dans ''la Voltairomanie'', page 17, ne reconnaît que les deux premières éditions. On croit que le fond de l’ouvrage est de J.-J. Bel, conseiller au parlement de Bordeaux, mort en 1738.</ref> : ce libelle est l’ouvrage auquel il donne le plus d’éloges dans sa gazette littéraire. Il est bon qu’on sache que ce ''Dictionnaire néologique'' est une satire dans laquelle on prend la peine inutile de relever des fautes connues de tout le monde, et de critiquer de très-belles choses à la faveur des mauvaises qu’on reprend. C’est un libelle où l’auteur veut faire passer sa fausse monnaie parmi la bonne qui n’est pas de lui. Je vais en donner quelques exemples.
M. de Fontenelle, dans ses ''Éloges des académiciens'', livre plein d’esprit et de raison, et qui rend les sciences respectables, dit dans l’Éloge de M. de Varignon : « Nos journées passaient comme des moments, grâce à ces plaisirs qui ne sont pourtant pas compris dans ce qu’on appelle ordinairement les plaisirs. Nous parlions à nous quatre une bonne partie des différentes langues de
l’empire des lettres, et tous les sujets de cette petite société se sont
dispersés de là dans toutes les académies. »
Ailleurs il dit très à propos :
« N’est-il pas juste, en effet, que la science ait des ménagements pour l’ignorance, qui est son aînée, et qu’elle trouve toujours en possession ?
« Malebranche fait un partage si net entre la raison et la foi, et assigne à chacune des objets si séparés, qu’elles ne peuvent plus avoir aucune occasion de se brouiller.
« On ne ferait pas tout ce que l’on peut, sans l’espérance de faire plus qu’on ne pourra.
« Il ne s’instruisait pas par une grande lecture, mais par une profonde méditation ; un peu de lecture jetait dans son esprit des germes de pensées que la méditation faisait ensuite éclore, et qui rapportaient au centuple. Il devinait, quand il en avait besoin,
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La Mort d’Achille et la dispute de ses armes/Acte II | Isaac de Benserade La Mort d’Achille et la dispute de ses armes Antoine de Sommaville, 1636 (p. 18-34). ◄ Acte I Acte III ► Acte II bookLa Mort d’Achille et la dispute de ses armesIsaac de BenseradeAntoine de Sommaville1636ParisVActe IIBenserade - La Mort d’Achille et la dispute des armes.djvuBenserade - La Mort d’Achille et la dispute des armes.djvu/218-34 PRIAM, HECUBE, PÂRIS. Priam. Mais est-il bien poßible, & le devõs-nous croire, Que sur luy Polixene ait aquis cette gloire ? Que cette paßion ait calmé son courroux, Et qu’il ayme estant Grec quelque chose de nous ? Hecube. Mais est-il bien poßible, & le devons nous croire Qu’une voix sans visage ait aquis cette gloire ? Ou que sur ce grand cœur une grande beauté Ait eu tant de pouvoir sans l’avoir surmonté ? Que n’avons-nous pas fait ? la jeune Polixene L’a moins prié que nous, n’a pas eu tant de peine. À quoy donc si ses yeux n’avoient eu quelque droit, Auroit-il accordé ce qu’il nous refusoit ? Pâris. Que n’estois-je avec vous ? j’eusse veu sa pensée, De quelle affection elle estoit traversée, Et d’où venoit en luy ce mouvement si prompt, Car je cognoy le cœur dés que je voy le front, Des feux les plus cachez je voy des estincelles, Et juge de l’amour außy bien que des belles. Achille inexorable, & puis humilié, C’est ensemble un effect d’amour, & de pitié, Ce double mouvement qui tient l’ame engagée, Peut naistre des appas d’une belle affligée, « Rien n’est plus eloquent que de beaux yeux moüillez, Par eux sont de fureur les Tygres despoüillez. » Sans doute que ma sœur est dans l’esprit d’Achille, Et cette affection nous est beaucoup utille. Priam. Si ma fille devoit vous attirer à nous, Achille, ha que plutost ne l’aperceustes vous ! On ne vous eust point veu si fatal à ma joye, Derriere vostre char traisner Hector, & Troye. Tu vivrois mon enfant, l’appui de mes citez, Et le retardement de nos fatalitez. Pâris. Que votre majesté ne perde point courage, Et sauvons, s’il se peut, les restes du naufrage. L’Amour nous donne Achille, & s’il est diverty, Nous pourrons voir Ajax entrer dans son party. Priam. Travaillez-donc pour vous, Hector, & ma vieillesse N’accroistront point l’honneur des pompes de la Grece, Il est mort, & je meurs, attendez vostre fin, Et poussez jusqu’au bout vostre jeune destin, Car c’est pour vous, Pâris, que Mars se rassasie, Et du sang de l’Europe, & du sang de l’Asie, Nos mal-heurs sont de vous, vous les avez produits, Et vostre seule pomme a fait naistre ces fruits. Pâris. Je sçay que j’ay causé nos plus tristes journees, Et ce juste reproche a plus de neuf annees. Mais quoy que cette guerre offre à mon souvenir, L’amour la commença, l’honneur la doit finir. Hecube. Que l’amour la finisse, & que le cœur d’Achille En aymant Polixene ayme außi nostre ville, Nous le pourrons gagner, jamais selon nos vœux Plus belle occasion ne monstra ses cheveux. Le voicy, cet œil doux, & ce front peu severe Ne s’accordent point mal à ce que j’en espere. PRIAM, ACHILLE, HECUBE. Priam. (luy allant à la rencontre.) Nous venons de pleurer sur les cendres d’Hector, Et de ses os bruslez le bucher fume encor, Depuis que nous menons cette vie affligée, Neuf fois j’ai veu jaunir nos plaines de Sigée, Et desja par neuf fois Ide le Sacré mont De neige, & de frimas s’est couronné le front. Nous n’abandonnons point ceux qui cessent de vivre, On nous voit tous les jours les brusler, ou les suivre, Et la fatalité de nos communs malheurs Nous fait toujours respãdre ou du sang, ou des pleurs. Que ne vous trouviez-vous parmy la compagnie Pour estre spectateur de la ceremonie. Achille. Je ne recherche point d’accroistre mon mal-heur, Ma douleur me suffit sans une autre douleur, Mon esprit souffre assez au mal qu’il se propose, Sans voir ce triste effect dont mon bras est la cause, « Nostre félicité n’est pas d’estre Vainqueur, Et souvent la victoire est triste dans le cœur. » Hecube. Ha ne vous plaignez point : tout vous rit sur la terre, Jamais sur vos lauriers n’est tombé le tonnerre, Vous rompez, terracez tout ce qui nous deffend, Tousjours victorieux, & tousjours triomphant. Achille. Le sujet de vos maux ne l’est pas de ma joye, Je ne serois heureux quand j’aurois conquis Troye, Qu’en ce point que j’aurois loin de vous affliger, L’honneur de vous la rendre, & de vous obliger ; Car où j’en suis reduit, mon plaisir, ny ma gloire Ne me sçauroient venir du fruict d’une victoire. Mais souffrez que tout haut je vous proteste icy, Que si vous endurez, Achille endure außy. J’ignore qui de nous a plus sujet de craindre, Encor vous plaignez-vous, moi je ne m’ose plaindre. Priam. Quel que soit vostre mal, je le souffre avec vous, Et j’ay pitié de ceux qui n’en ont point de nous. Contraire à l’ennemy qui nuit alors qu’il aide, J’y voudrois aporter un diligent remede, Et je soulagerois les maux que vous avez, Pourvu que je le peusse. Achille. Pourvu que je le pusse. Hélas ! vous le pouvez. Que vostre Majesté m’accorde une requeste, Je vous offre mon bras, je vous offre ma teste, Si vostre courroux veut, ou ne veut s’assouvir, Il s’en pourra vanger, ou s’en pourra servir : Nos vaisseaux reverront les rives de Mycene, Je feray subsister la paix avecque Helene, Si le Grec orgueilleux ne veut pas l’accorder, Nous le mettrons au poinct de vous la demander. Troye apres ce refus me verra, je le jure, Soustenir sa querelle, & vanger mon injure, Tournant contre les miens ma colere, & ce fer, L’on verra par Achille Ilion triompher, Et mieux que quand Hector par tout se faisoit voye, Vous verrez refleurir vostre premiere Troye, Achille estant Troyen ne demordra jamais. Priam. Vous nous le promettez ? Achille. Vous nous le promettez ? Ha ! je vous le promets. Priam. Demandez hardiment, asseuré que ma vie, Si vous la demandez se donne à vostre envie. Achille. Mais devant qu’à vos yeux mon mal soit exposé, Pardonnez-moy celui que je vous ay causé, Je n’obtiens que par là ceste faveur insigne, Et par là seulement mon espoir s’en rend digne : Außy suis-je bien loing d’impetrer ce beau don, Si je ne fais encor que demander pardon, Dois-je helas ! me flatter de l’honneur que j’espere ? « Qui tremble pour la peine est bien loin du salaire. » Il se met à genoux. Ces sentimens d’orgueil enfin se sont perdus, Je vous rends les devoirs que vous m’avez rendus, Par vos mesmes sanglots où j’adjouste la flamme, Vos souspirs arrachez du plus profond de l’ame, Par cette voix qui triste, & touchant ma rigueur Me demandoit un corps, je vous demande un cœur, C’est ce grand cœur dont mesme une fille est maistresse, Polixene a forcé le bouclier de la Grece : Mais qu’au lieu de le rendre il puisse estre accepté, Et que ce pauvre cœur n’en soit point rebuté, Qu’un hymen des souspirs fasse naistre la joye, Et pour un commun bien sauvez Achille, & Troye. Priam. « Celui certes n’est pas malheureux à demy Qui n’attend des bien-faicts que de son ennemy : » Un mortel craint des Dieux, aymé de la victoire Se laisse donc surprendre au milieu de sa gloire ? Et vostre grand courage est donc réduit au point D’esperer en ma grace, ou de n’esperer point ? Quoy ma fille aymeroit nos plus grands adversaires ? Elle seroit le prix du meurtre de ses freres ? Et je vous pourrois faire un traittement si doux Apres les maux sanglants que j’ay receu de vous ? Je ne veux point pourtant tromper vostre esperance, Ny faire qu’un refus me serve de vengeance, Nous procurant la paix sous ces conditions, Que ma fille responde à vos affections. Achille. Ha ce doux mot ranime un cœur reduit en cendre ! Vous me donnez la paix, & je vous la veux rendre. Achille qui jouist d’un bon-heur sans esgal, Vous fera plus de bien qu’il ne vous fit de mal, Et si de vostre sang il rougit plus qu’un autre, Il vous offre le sien en eschange du vostre, J’acheveray pour vous ce qu’Hector projettoit. Hecube. Helas ! soyez nous donc ce qu’Hector nous estoit. Achille. Je ne merite pas cét honneur que j’espere, Je fus son homicide, & je seray son frere. Pâris. Il faut rompre les loix de la civilité, Et que je vous embrasse en cette qualité. Achille. Ouy, Pâris, en faveur des beaux yeux de ma Reyne Ce bras qui poursuivoit deffendra ton Helene, Je ressens les transports dont tu fus possedé, « Et sçay qu’un beau thresor doit bien estre gardé. » Mais, Sire, permettez qu’en ce lieu je m’acquitte Des devoirs d’un amant devant que je vous quitte, Souffrez qu’auparavant que d’aller au conseil, J’offre un premier hommage à ce jeune Soleil. Priam. À recevoir vos vœux ma fille est preparée, Mais que vos entretiens soient de peu de durée, Vous n’estes pas encore au point de vous unir, Et la tresve accordée est preste de finir. Hestez-vous, & pensez que toute vostre joye Ne depend seulement que du repos de Troye, Et qu’il faut pour son bien qu’Achille desormais Change une courte tresve en une longue paix. Tous rentrent. ALCIMEDE demeure seul Où va ce pauvre aveugle ? il court au precipice, « Ha je voy bien qu’Achille est foible sãs Ulisse, Que la force ne peut divertir un mal-heur, Et qu’il faut la prudence avecque la valeur. » Priam se voit superbe, & tout d’un temps sa ville Vange Hector, tient Helene, & triomphe d’Achille. Comme sa paßion se change incontinent, Tantost il estoit froid, il brusle maintenant, Il songeoit à Patrocle, il songe à Polixene, Il regrettoit sa mort, il souffre une autre peine, Il arrosoit de pleurs son triste monument, Nous le vismes amy, nous le voyons amant : Une jeune ennemie est sa chere maistresse, Tu t’en plains (Briseide) & moy je plains la Grece, Affligeons nous tous deux privez de tout bon-heur, Et de son inconstance, & de son des-honneur ; Une fille sur luy remporte la victoire ! Il perd en un seul jour plus de neuf ans de gloire, Et s’abaisse, vaincu par de simples regars, Jusqu’à rendre à l’Amour ce qu’il a pris à Mars ? De plus son mal s’aigrit en telle violence, Que qui le veut guerir se ruyne, & l’offence, Et l’on doit pour complaire à ses feux dissolus Dire qu’il est bien sain quand il souffre le plus. Je ne luy diray mot, mais außy cette lettre Qu’en partant Briseide en mes mains vient de mettre, Ou peut-estre elle tasche à l’attirer à soy, Luy parlera sans doute, & pour elle, & pour moy : Par là je l’avertis du danger qui le presse, C’est la voix d’Alcimede, & la voix de la Grece ! Je le desgageray de ces foibles appas, Et luy remonstreray mesme en ne parlant pas. ACHILLE, POLIXENE. Une chambre paroist, & Achille aux pieds de Polixene qui luy presente son espée nuë. Achille. Non, Madame, achevez mon destin miserable, Vangez-vous, perdez-moy par un coup favorable, Qui retarde l’effort de vostre belle main ? Est-ce pitié, foiblesse, injustice, ou desdain ? J’ay choisi ce supplice, en songez-vous un autre ? Espargnez-vous mon sang ? j’ay tant versé du vostre. Polixene. Quelle grace au coupable enfin puis-je donner Puis que c’est le punir que de luy pardonner ? Pourquoy desirez-vous que cette main vous tuë ? Quoy depuis la faveur que de vous j’ay receuë, Depuis qu’à ma priere on vous a veu changer, M’avez-vous obligée à vous desobliger ? Achille. Si vous m’estiez bon juge en cognoissant mon crime, Vous le feriez passer pour acte legitime. Mais vous estes severe, & je suis criminel À cause que je sçay que vous me croirez tel. Ouy je vous faschay moins meurtrissant vostre frere, Je ne fus que hardy, mais je suis temeraire. Tous mes faits ne sont rien, je m’esleve au dessus, J’ai beaucoup fait, Madame, & j’ose encore plus, Mon audace merite une cheute pompeuse, Et cette vanité rend ma honte fameuse. Qu’elle perisse donc sans me faire parler, Que l’ambition creve à force de s’enfler : Je peche contre vous sans remords, & sans blasme. Polixene. Mais quel est ce peché ? Achille. Mais quel est ce peché ? Je vous ayme, Madame, C’est ma temerité, ma gloire, mon forfait, Et voilà ce que j’ose apres ce que j’ay fait : Mon cœur s’ose flatter de l’espoir de vous plaire, Et qui peut tout ailleurs est icy temeraire. Vous m’avez commandé de ne le point celer, Si ce sont deux pechez que souffrir, & parler, Le premier est de moy, le dernier est le vostre, Punissez-moi de l’un, accusez-vous de l’autre. J’ay cessé d’estre libre afin d’estre captif, Afin d’estre amoureux d’estre vindicatif : Ma colere a donné la gésne à la Nature, Je n’ay point eu pitié de sa triste aventure, Qu’un pere ait souspiré, qu’une mere ait gemy, Je n’ay point pour cela cessé d’estre ennemy : Mais vos yeux ont flechy mon courage farouche, Et m’ont persuadé bien mieux que vostre bouche, Je pensois resister, mais il a bien fallu Rendre Hector, & mon cœur quãd vos yeux l’ont voulu : Je les veux adorer, contentons mon envie, Et que je sçache d’eux à quel point est ma vie. Orgueilleux Souverains, dont j’adore les loix, Espoir ambitieux de plus de mille Roys ! Polixene. Vous dont le bras nourrit l’ennuy qui me devore, M’affligez-vous desja ? La tresve dure encore, Quand vous vous reposez, laissez-moy respirer, Attendez le combat pour me faire pleurer, « Ce n’est pas desirer un plaisir agreable Que de chercher à rire avec un miserable. » Achille. Doutez-vous que mon mal ne soit pas violent ? Pour voir mon cœur bruslé, vous l’allez voir sanglant, Ce fer. Polixene. Ce fer. Je vous veux croire, hé bien Achille m’ayme, Il me veut quelque bien, j’en fais außi de mesme. Achille. Vous m’aymez ? Polixene. Vous m’aymez ? Il est vray, je vous le dis encor, Comme je puis aymer l’homicide d’Hector. Achille. Ha mal-heur de mes jours ! Mais finissez ma peine. Polixene. Mais vous estes Achille, & je suis Polixene, Vostre cœur ayme-t’il ceux que vostre bras hait, Contre qui tous les jours vous suez sous l’armet ? Et comment voulez-vous que de bon œil je voye L’homicide d’Hector, & l’ennemy de Troye ? Ha triste souvenir de mes derniers mal-heurs ! Las ! esteignez vos feux, laissez couler mes pleurs. Achille. Faut-il qu’à ses grands maux mon foible esprit resiste ? Que le plus affligé console le moins triste ! Ne mouillez plus vos yeux mes aymables vainqueurs, N’esteignez-pas ainsi le beau bucher des cœurs ; Adorable Princesse, en mon ardeur extresme, Helas vous fay-je tort de dire, je vous ayme ? Un ennemy mourant offence-t’il beaucoup, S’il dit à son vainqueur, voy ma playe, & ton coup ? Blasmez, si je vous ayme avecque violence, Vostre commandement, non pas mon insolence, Ne m’avez-vous pas dit me demandant Hector, Pour vous fleschir mes pleurs peuvent couler encor ? Perdez cette rigueur où peu de gloire brille, Et qu’Achille une fois soit vaincu d’une fille. Eussay-je apres cela combatu vos appas ? Souffrés que j’obeïsse ; ou ne commandés pas. Que n’ay-je pour vous vaincre avec vos propres armes, Vos cheveux arrachés, vos sanglots, & vos larmes ! Vous en avez fléchy mon furieux couroux, Et je n’ay jusqu’icy rien obtenu de vous : Je ne puis empescher que ma douleur n’esclatte, Vous estes pour mon bien trop belle, & trop ingratte ; Je sçay bien, que par moy Troye a souvent gemy, Mais je n’ay pas tousjours esté vostre ennemy : Vos chefs, & vos soldats mesme vantent ma gloire, Je n’ay point de leur sang fait rougir ma victoire, Je croy que le bien-fait a l’offence esgalé, J’ay fait mourir Hector, mais vous l’avez bruslé. Souffrez que je me plaigne, & vous nomme cruelle, « Sous le pied qui l’escrase un ver est bien rebelle. » Polixene. Quoy l’Amour n’a pour vous que de rudes appas ? Si l’on ne vous embrasse, on ne vous ayme pas ? « Le soldat ancien de son sang ne s’effraye, Et le jeune pâlit au soupçon d’une playe : L’un ignore comment un laurier est gagné, L’autre a vaincu cent fois apres avoir saigné. Celuy qui dans l’Amour a consommé son âge Pour un simple desdain ne perd pas le courage, Et le jeune au contraire außitost qu’on le void Pense qu’on le deteste alors qu’on luy fait froid, L’un cognoist les desdains, & sçait qu’Amour en use, L’autre ignore qu’il donne außi-tost qu’il refuse. » Esperez, je veux suivre au point où je me vois, Ce que leurs Majestés me prescriront de lois. Achille. Si ces discours sont vrais, si le cœur les avoüe, La fortune m’esleve au dessus de sa roüe, Et je ne voy si haut par mon amour ardant, Que je ne puis aller au Ciel qu’en descendant. Polixene. Vous aurez ce bon-heur, si le Ciel vous l’octroye : Cependant épargnez le plus pur sang de Troye, N’ayez plus aux combas un cœur trop enflammé, Et soiez moins vaillant pour estre plus aymé. Achille. Si les moins valeureux dedans vostre memoire Sont les plus caressez, je renonce à la gloire, Et ne recherche plus l’honneur dans les hazars, J’ayme mieux estre aymé de Venus que de Mars. Il luy baise la main. Mais pour m’en assurer, que je laisse, Madame, Sur cette belle main la moitié de mon ame. Voyons leurs Majestés devant que mon conseil Applique sur vos maux un premier appareil. Fin du 2. Acte. |
Daudet - Contes du lundi, Lemerre, 1880.djvu/358 | temps-là changeait souvent de domicile, ou bien que mon cocher, pour ne pas déroger aux habitudes de son droschken, s’était mis dans l’idée de me faire visiter quand même la ville et ses environs.
Toujours est-il que notre matinée se passa à courir Munich dans tous les sens, à la recherche de cette ambassade fantastique.
Après deux ou trois autres tentatives, j’avais fini par ne plus descendre de voiture.
Le cocher allait, venait, s’arrêtait à certaines rues, faisait semblant de s’informer.
Je me laissais conduire, et ne m’occupais plus que de regarder autour de moi...
Quelle ville ennuyeuse et froide que ce Munich, avec ses grandes avenues, ses palais alignés, ses rues trop larges où le pas résonne, son musée en plein vent de célébrités bavaroises si mortes dans leurs statues blanches !
Que de colonnades, d’arcades, de fresques, d’obélisques, de temples grecs, de propylées, de distiques en lettres d’or sur les frontons !
Tout cela s’efforce d’être grand ; mais il semble qu’on sente l’emphase de cette apparente grandeur, en voyant à tous les fonds d’avenue les arcs de triomphe où l’horizon passe seul, les portiques ouverts sur le bleu.
C’est bien ainsi que je me représente ces villes imaginaires ; Italie mêlée d’Allemagne, où Musset promène l’incurable ennui de son ''Fantasio'' et la per-
<references/> |
Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1411 | Voltaire Correspondance : année 1741 Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 36, p. 21). ◄ Lettre 1410 Lettre 1412 ► bookCorrespondance : année 1741VoltaireGarnierVŒuvres complètes de Voltaire, tome 36Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvuVoltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/321 1411. — À M. L’ABBÉ MOUSSINOT. À Bruxelles, ce 25 (février 1741). J’ai donné, mon cher abbé, à M. Dagieu, notre ministre à Bruxelles, une lettre de change de cinq cent et tant de livres. Ma foi, je ne me souviens pas de combien. Mais le fait est qu’un nommé M. L’Hôte vous présentera ou fera présenter une lettre de change payable à vue de cinq cent et quelques livres, signée de votre ami. J’ai eu la tête si embrouillée ces jours-ci de physique et de métaphysique que je pourrais bien avoir oublié cette affaire temporelle, dont je devais vous donner avis hier. Ayez la bonté de donner dix écus à d’Arnaud, s’il est toujours dans le même état de misère, où son oisiveté et sa vanité ont mine de le laisser longtemps. Bonsoir. Édition Courtat. |
Lenormand - Nouveau manuel complet du relieur en tous genres, 1900.djvu/373 | A ROGNER. 365
:en fasse l’essai en France ; seulement, quand on
:voudra lui donner toute la précision et l’utilité con-
:venable, il sera peut-être nécessaire d’en compliquer
:un peu le mécanisme.
:::« Nous ferons en outre remarquer qu’un seul cou-
:teau ne peut pas rogner correctement les gouttières
:de livres d’épaisseurs différentes, et qu’on est peut-
:être obligé d’avoir une série de couteaux à lames et
:montures de courbures diverses pour ces différentes
:épaisseurs : mais dans les cas assez fréquents où
:l’on a à relier un grand nombre de volumes de même
:format et de même épaisseur, la machine à un seul
:couteau peut faire un bon service.
:::« Il serait possible, il est vrai, de rendre mobile
:au besoin le point de centre autour duquel tourne le
:couteau, et de l’ajuster à la courbure qu’on veut
:donner à la gouttière, et déjà une vis i sert à le met-
:tre de hauteur ; il faudrait en outre qu’on pût faire
:varier la longueur du bras de levier du couteau.
:Dans tous les cas, la courbure de la gouttière ne
:correspondrait plus avec celle du dos, et celui-ci ne
:lisserait plus bien cette gouttière.
:::« L’affûtage de ce couteau doit aussi être fait avec
:un certain soin, pour ne pas altérer la courbure ou
:le poli du dos.
:::« Enfin, il nous semble, quoique l’inventeur garde
:le silence à ce sujet, qu’on peut rogner aussi avec
:cet appareil le volume en têle et en pied, et qu’il suf-
:firait pour cela, avec quelques légères modifications,
:de pouvoir rendre le couteau fixe dans une position
:déterminée, et, au contraire, le volume, bien mainte-
:nu, mobile dans deux sens, l’un transversal devant le
:couteau, et l’autre d’élévation, à mesure que le ro-
:gnage ferais des progrès. »
<references/> |
Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 9.djvu/563 | quelque chose de grand et de durable en Amérique. (Chuchotements.)
Là, vous verrez un peuple où toutes les conditions sont
plus égales qu’elles ne le sont même parmi nous ; où l’état
social, les mœurs, les lois, tout est démocratique ; où tout
émane du peuple et y rentre, et où cependant chaque individu
jouit d’une indépendance plus entière, d’une liberté
plus grande que dans aucun autre temps ou dans aucune
autre contrée de la terre, un pays essentiellement démocratique,
je le répète, la seule démocratie qui existe aujourd’hui
dans le monde, les seules républiques vraiment démocratiques
que l’on connaisse dans l’histoire. Et dans ces
républiques, vous cherchez vainement le socialisme. Non-seulement
les théories des socialistes ne s’y sont pas emparées
de l’esprit public, mais elles ont joué un si petit rôle
dans les discussions et dans les affaires de cette grande nation,
qu’elles n’ont pas même eu le droit de dire qu’on les
y craignait.
L’Amérique est aujourd’hui le pays du monde où la démocratie
s’exerce le plus souverainement, et c’est aussi celui
où les doctrines socialistes que vous prétendez si bien d’accord
avec la démocratie ont le moins de cours, le pays de
tout l’univers où les hommes qui soutiennent ces doctrines
auraient certainement le moins d’avantage à se présenter.
Pour mon compte, je ne verrais pas, je l’avoue, un très-grand
inconvénient à ce qu’ils allassent en Amérique ; mais
je ne leur conseille pas, dans leur intérêt, de le faire. (Rires
bruyants.)
{{sc|Un membre}}. On vend leurs biens dans ce moment-ci !
{{sc|Le citoyen de Tocqueville}}. Non, messieurs, la démocratie
et le socialisme ne sont pas solidaires l’un de l’autre. Ce
sont choses non-seulement différentes mais contraires. Serait-ce
par hasard que la démocratie consisterait à créer un
gouvernement plus tracassier, plus détaillé, plus restrictif
que tous les autres, avec cette seule différence qu’on le ferait
<references/> |
Chénier - Poésies choisies, ed. Derocquigny, 1907.djvu/144 |
{{t3|L’ART D’AIMER |IV}}
{{c|Fragment I }}
<poem>
Ah ! tremble que ton âme à la sienne livrée
Ne s’en puisse arracher sans être déchirée.
Même au sein du bonheur, toujours dans ton esprit
Garde ce qu’autrefois les sages ont écrit :
« Une femme est toujours inconstante et futile,
Et qui pense fixer leur caprice mobile,
Il pense, avec sa main, retenir l’aquilon.
Ou graver sur les flots un durable sillon. »</poem>
{{c|Fragment II }}
<poem>
Que sert des tours d’airain tout l’appareil horrible ?
Que servit à Juno cet Argus si terrible,
Ce front, de jalousie armé de toutes parts.
Où veillaient à la fois cent farouches regards ?
Mais quoi que l’on oppose et d’adresse et de force,
Quand nul don, nul appât, nulle mielleuse amorce
Ne pourraient au dragon ravir l’or de ses bois,
Et du Triple Cerbère assoupir les abois ;
On t’aime, garde-toi d’abandonner la place.
Il faut oser. L’amour favorise l’audace.
Si l’envie à te nuire aiguise tous ses soins,
Toi, pour te rendre heureux, tenterais-tu donc moins ?
Il faut savoir contre eux tourner leurs propres armes ;
Attacher leurs soupçons à de fausses alarmes ;
Semer toi-même un bruit d’attaque, de danger ;
Leur montrer sur ta route un flambeau mensonger.
Et tandis que par toi leur prudence égarée
Rit, s’applaudit de voir ton attente frustrée,
Aveugles, auprès d’eux ils laissent échapper
Tes pas, qu’ils défiaient de les pouvoir tromper.
Tel, car ainsi que toi c’est l’amour qui le guide,
Un fleuve, à pas secrets, des campagnes d’Élide, </poem><section end="s1"/>
<references/> |
Zola - Contes à Ninon, 1864.djvu/294 |
– Voilà de singulières histoires. Et combien êtes-vous qui ne mangez pas ?
– Mais plusieurs centaines de mille.
– Ah ! mon frère Médéric, interrompit Sidoine, la rencontre me paraît des plus étranges et des plus imprévues. Je n’aurais jamais cru qu’on pût trouver sur la terre des gens qui eussent le singulier don de vivre sans manger. Tu ne m’as donc pas tout vulgarisé ?
– Mon mignon, j’ignorais cette particularité. Je la recommande aux naturalistes, comme un nouveau caractère bien tranché séparant l’espèce humaine des autres espèces animales. Je comprends maintenant que, dans ce pays, les pêches ne soient pas à tout le monde. Les petitesses de l’homme ont leurs grandeurs. Du moment où tous n’ont pas une commune richesse, il naît de cette injustice une belle et suprême justice, celle de conserver à chacun son bien.
Le mendiant avait repris son sourire doux et navrant. Il s’affaissait sur lui-même, comme ne pensant plus, comme s’abandonnant au bon plaisir du ciel. Il balbutia de nouveau, de sa voix traînante :
– La charité, mes bons Messieurs ! reprit-il.
– La charité, bonhomme, dit Médéric, je sais où elle est. Cette pêche n’est pas à toi, et tu n’oses la prendre, obéissant en cela aux lois de ton pays, te conformant à cette idée du respect de la propriété que tu as sucée avec le lait de ta mère. Ce sont là de bonnes croyances qui doivent être fortement enseignées chez les hommes,
<references/> |
Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 2.djvu/702 | {{nr|696|REVUE DES DEUX MONDES.|}}Tel est le problème à résoudre : telle est la situation présente d’O’Connell.
Qu’il réussisse à descendre de ce trône glissant qu’il occupe ; que son abdication soit aussi habile que son usurpation a été brillante, et cet homme, le plus audacieux, le plus puissant des démagogues modernes, sera le plus complètement heureux des hommes politiques qui ont joué un rôle sur notre scène turbulente.
Aux yeux de ceux qui jugent superficiellement la politique intérieure des trois royaumes, ce portrait d’O’Connell paraîtra sévère et même inique ; on croira que les préjugés protestans et les affections anglaises ont influé sur l’auteur de ces pages ; on s’étonnera qu’un ami de la liberté n’ait pas ménagé davantage l’homme dont toute la vie a été dévouée aux intérêts de l’indépendance nationale. Peut-être en effet, à notre insu, les idées et les souvenirs britanniques nous ont-ils dominé. Mais en jetant les yeux sur ces fertiles plaines irlandaises et sur les fléaux qui en dévorent la fécondité ; en examinant de près l’état de l’Irlande, sa barbarie féodale, sa misère profonde, on ne peut s’empêcher de regarder les agitateurs publics et ceux dont la gloire et la fortune ont pour base les orages et les malheurs de la patrie, comme les véritables causes de ces énormes calamités. Que le gouvernement anglais se soit montré tyrannique, que la conquête anglaise ait écrasé l’Irlande, rien de plus vrai ; mais cette tyrannie n’existe plus ; mais les chaînes dont ce pays était couvert sont tombées l’une après l’autre ; et si leur empreinte douloureuse subsiste encore, au temps seul il appartient de l’effacer.
Le paysan irlandais jouit de la liberté individuelle ; ses droits sont aussi étendus, aussi complets que ceux de tous ses concitoyens ; il ne paie pas plus d’impôts qu’eux ; il ne peut se plaindre d’aucune injustice. Et cependant l’Irlande est toujours pauvre et barbare ! Qui s’en étonnerait ? La fièvre politique l’agite et la dévore ; l’agriculteur qui possède des capitaux, de l’activité et du bon sens, néglige de les employer à l’exploitation de ses terres ; il sait que sa vie est menacée, qu’une population haineuse l’environne, que l’amélioration de ses biens, le progrès de son industrie lui sont odieux, et qu’elle ne veut ni souffrir qu’il s’enrichisse, ni l’imiter dans ses efforts. Le protestant, en butte à l’animosité des {{tiret|catho|liques,}}
<references/> |
Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/165 | témoignage de mon zèle pour le roi et pour ma patrie. La confiance avec laquelle le roi de Prusse daigne me parler me mettrait peut-être quelquefois en état de rendre ce zèle moins inutile, et je croirais ne pouvoir jamais mieux répondre à ses bontés qu’en cultivant le goût naturel qu’il a pour la France. Je suis, etc.
<section end="1532"/>
<section begin="1533"/>{{brn|1}}
{{c|1533. — À M. LE MARQUIS D’ARGENSON,|fs=90%}}
{{droite|À Bruxelles, le 10 septembre.|2.5|fs=85%}}
Je vous en fais mon compliment, monsieur, et je le ferais encore avec plus de plaisir s’il s’adressait à vous directement. J’ai vu ces jours-ci le roi de Prusse, et je l’ai vu comme on ne voit guère les rois, fort à mon aise, dans ma chambre, au coin de mon feu, où ce même homme, qui a gagné deux batailles<ref>Celles de Mollwitz et de Czaslaw.</ref>,
venait causer familièrement, comme Scipion avec Térence. Vous me direz que je ne suis pas Térence mais il n’est pas non plus tout à fait Scipion.
J’ai appris des choses bien extraordinaires. Il y en a une qu’on débite sourdement, au moment que j’ai l’honneur de vous écrire : on dit le siège de Prague levé<ref>Ce fut le 13 septembre seulement, selon ''l’Art de vérifier les dates'', que le prince Charles de Lorraine s’éloigna de Prague, où se défendaient vaillamment le maréchal de Belle-Isle et Chevert. ({{sc|Cl.}})</ref> mais Bruxelles est le pays des mauvaises nouvelles. M. de Neipperg est arrivé de Hollande ici ; mais il n’amène point de troupes hollandaises, comme on s’en flattait, et nous pourrions bien avoir incessamment une paix utile et glorieuse, malgré milord Stair et malgré M. Van Harenn<ref>Guillaume Van Haren, né à Leewarde en 1713, mort en 1768, à qui Voltaire adressa, en 1743, trois stances qui sont dans le tome {{rom-maj|VIII|8}}.</ref> qui est le poëte Tyrtée des États-Généraux. L’un présente des mémoires, l’autre fait des odes ; et, avec tant de prose et tant de vers, leurs grosses et lentes puissances pourraient bien rester tranquilles. Dieu le veuille, et nous préserve d’une guerre dans laquelle il n’y a rien à gagner, mais beaucoup à perdre !
Les Anglais veulent nous attaquer chez nous, et nous ne pouvons leur en faire autant ; la partie, en ce sens, ne serait pas égale. Si nous les tuons tous, nous envoyons vingt mille hérétiques en enfer, et nous ne gagnons pas un château sur la terre ; s’ils nous tuent, ils mangent encore à nos dépens. Il vaut bien<section end="1533"/>
<references/> |
Lissagaray - Histoire de la Commune de 1871, MS.djvu/120 | soir, il s’était séparé comme à l’ordinaire, se donnant rendez-vous pour le 18, à onze heures du soir, derrière la Bastille, à l’école de la rue Basfroi, la place de la Corderie très surveillée par la police n’étant plus assez sûre. Depuis le 15 mars, des élections nouvelles lui avaient donné quelques collègues et il avait nommé un comité de défense. À la nouvelle de l’attaque, les uns coururent rue Basfroi, les autres s’occupèrent de lever les bataillons de leurs quartiers. À dix heures, une douzaine de membres se trouvaient réunis, assaillis de demandes, de réclamations, encombrés de prisonniers qu’on leur amenait de toutes parts. Les renseignements précis ne vinrent qu’à deux heures. Varlin s’occupait des Batignolles, Bergeret de Montmartre, Duval du Panthéon ; Pindy dans le {{rom-maj|III|3}}{{e}}, Faltot rue de Sèvres. Ranvier et Brunel, sans appartenir au Comité, agitaient Belleville et le {{rom-maj|X|10}}{{e}}. On put dresser alors une sorte de plan pour faire converger les bataillons sur l’Hôtel-de-Ville et les membres du Comité Central se dispersèrent dans toutes les directions.
Les bataillons étaient bien debout mais ne marchaient pas. Les quartiers révolutionnaires craignant un retour offensif, ignorant la plénitude de la victoire, se barricadaient à force et demeuraient sur place. Rien ne sortait de Montmartre, immense fourmilière de gardes venant aux nouvelles et de soldats débandés pour lesquels on faisait des quêtes, car ils n’avaient rien pris depuis le matin. Vers trois heures et demie, on vint dire au comité de vigilance établi rue Clignancourt que le général Lecomte était en grand danger. Une foule de soldats entourait le Château-Rouge, exigeait une exécution immédiate. Les membres de ce comité, Ferré, Bergeret, Jaclard, envoyèrent immédiatement l’ordre au commandant du Château-Rouge de veiller sur le prisonnier. Quand cet ordre arriva, Lecomte venait de partir.
Il demandait depuis longtemps à être conduit devant le Comité Central. Les chefs de poste très troublés par les cris, voulant dégager leur responsabilité, ne connaissant que le comité de la rue des Rosiers, avaient décidé d’y conduire le général et ses officiers. Ils arrivent vers quatre heures, à travers une foule {{tiret|terrible|ment}}
<references/> |
Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/302 |
Je vous demande en grâce de vous souvenir de moi avec {{Mme}} du Deffant. Conservez-moi vos bontés et les siennes. Elle écrit à {{Mme}} du Châtelet des lettres bien plaisantes. ''Tentat eam'', quelquefois ''in ænigmatibus''. On les devine sur-le-champ. Adieu, monsieur ; je vous aime, je vous respecte, je vous suis dévoué pour la vie. V.
À propos, mais {{Mme}} du Châtelet vous a aussi envoyé son livre, et vous ne lui en dites mot ; elle est fort piquée de ce que vous ne lui dites pas votre avis sur le carré de la vitesse. C’est cela qui est intéressant !
<section end="1656"/>
<section begin="1657"/>{{brn|1}}
{{c|1657. — À M. JACOB VERNET<ref>Voyez tome {{rom-maj|XXXIII|33}}, page 378.</ref>.|fs=90%}}
{{droite|À Cirey en Champagne, le 1{{er}} juin.|2.5|fs=85%}}
Monsieur, un des grands avantages de la littérature est de procurer des correspondances telles que la vôtre. J’ai reçu la lettre dont vous m’avez honoré, et nous avons parlé de vous avec le Père Jacquier<ref>François Jacquier, minime et savant mathématicien, né à Vitry-le-François le 7 juin 1711, mort à Rome le 3 juillet 1788.</ref>, que vous avez vu à Genève ; et je lui ai bien envié cette satisfaction.
Je ne décide point entre Genève et Rome,</poem><div style="margin:0 0 1em 50%; font-size:85%;">
(''Henriade'', ch. {{rom-maj|II|2}}, v. 5.) </div>
comme vous savez ; mais j’aimerais à voir l’une et l’autre<ref>Voltaire vit Genève le 12 décembre 1751 ; il ne vit jamais Rome.</ref>, et, surtout, votre académie, dans laquelle il y a tant d’hommes illustres, et dont vous faites l’ornement. L’amitié, qui m’a fait refuser tous les établissements considérables dont le roi de Prusse voulait m’honorer à sa cour, me retient en France. C’est elle qui m’empêche de satisfaire le goût que j’ai toujours eu de voir votre
république ; c’est elle qui fait que Cirey est mon royaume et mon académie.
Je suis flatté que mes petites réflexions sur l’histoire ne vous aient pas déplu : j’ai tâché de mettre ces idées en pratique dans un ''Essai'', que j’ai assez avancé, sur l’Histoire universelle depuis Charlemagne. Il me semble qu’on n’a guère encore considéré l’histoire que comme des compilations chronologiques on ne l’a écrite ni en citoyen ni en philosophe. Que m’importe d’être <section end="1657"/>
<references/> |
Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, Lévy, 1854.djvu/343 | | titre={{caché|—}}donné par la musique, différent du plaisir que cause la peinture ; — en quoi
| page={{pli|97|4}}
}}
| titre= {{sc|Lettre}} XIII. — De la mélodie ; — du chant chez les différentes nations ;— Haydn en manque dans ses opéras
| page={{pli|103|4}}
}}
| titre= {{sc|Lettre}} XIV. — Lettre adressée à l’auteur sur l’école de Naples ; — Scarlatti, — Porpora, — Leo, — Durante, — Vinci, — Pergolèse, — il Sassone, — Jomelli, — Ferez, — Traetta, Sacchini, — Bach, — Piccini, — Paisiello, — Gugiielmi, — Anfossi
| page={{pli|111|4}}
}}
| titre= {{sc|Lettre}} XV. — Nouveaux détails sur la vie de célèbres compositeurs ; — Haydn, — Gluck, — Sarti, — Cimarosa, — Sacchini, — Paisiello, — Zingarelli ; — bague de Haydn ; — Mort du prince Nicolas ; — trait de ridicule fort précieux de la part d’un amateur parisien ; — la mort de mademoiselle Boselli décide Haydn à faire un voyage à Londres ; — anecdotes sur son séjour dans celte ville ; — second voyage de Haydn à Londres ; — mademoiselle Billington ; — l’''Ariane abandonnée ;'' — son retour ; — sa fortune
| page={{pli|118|4}}
}}
| titre= {{sc|Lettre}} XVI. — Les messes de Haydn ; — Palestrina, — Durante ; — aventure de Farinelli et de Senesino ; — les brebis musiciennes des îles Borromées ; — caractère des messes de Haydn
| page={{pli|129|4}}
}}
| titre= {{sc|Lettre}} XVII. — Petit avertissement
| page={{pli|142|4}}
}}
| titre= {{sc|Lettre}} XVIII. — Réflexions un peu amères ; — ''Tobie ;'' — la ''Création ;'' — détails sur l’oratorio ; — Haendel ; — la ''Destruction de Jérusalem ;'' — imitation physique de la nature par la musique ; — imitation ''sentimentale ;'' — musique pittoresque ; — examen de la ''Création''
| page={{pli|144|4}}
}}
| titre= {{sc|Lettre}} XIX. — Succès de la ''Création ;'' — la machine infernale ; — les moments de plaisir et de peine ne laissent pas de souvenir distinct ; — anecdotes ; — du beau en musique ; — du beau idéal en général
| page={{pli|162|4}}
}}
| titre= Fragment de la réponse à la lettre précédente
| page={{pli|174|4}}
}}
| titre= {{sc|Lettre}} XX. — L’oratorio des ''Quatre Saisons ;'' — histoire de Stradella et d’Hortensia ; — comparaison des principaux musiciens avec les peintres les plus célèbres
| page={{pli|177|4}}
}}
<references/> |
Gautier - Théâtre, Charpentier, 1882.djvu/348 | comte de San-Severino hausse les épaules en souriant de ce caprice de jeune fille, changeant d’avis d’une minute à l’autre ; le peintre sent renaître sa jalousie, et ne sait que penser ; les invités s’écartent avec étonnement, et alors a lieu un pas magnétique entremêlé de valse, et dirigé par Santa-Croce, entièrement maître des mouvements et de la volonté de Gemma, qui le suit comme une ombre docile ; lorsque la danse se ralentit, il pose la main sur le cœur de la jeune fille et la ranime comme par enchantement ; cette danse animée et morte, amoureuse et endormie, a quelque chose de surnaturel et de magique qui frappe l’assemblée de stupeur et l’engourdit comme par un charme ; Santa-Croce dirige les pas de Gemma de manière à se rapprocher du fond de la salle, et l’entraîne peu à peu du côté de la terrasse ; deux ou trois poses enlevées ont fait franchir à Gemma le cercle des spectateurs ; commandée par un geste impérieux, elle s’éloigne de plus en plus. Déjà sur sa robe blanche, éclairée tout à l’heure par les lustres du bal, brille la lueur sulfureuse des éclairs, car pendant cette scène l’orage a envahi le ciel, et ajoute à la terreur superstitieuse qu’inspire le marquis de Santa-Croce, soupçonné de sorcellerie et d’intimité avec le diable ; les affidés du magnétiseur s’avancent et enlèvent Gemma, tandis que Santa-Croce contient l’assemblée d’un regard foudroyant et satanique. Massimo éperdu essaye de franchir le cercle d’épouvante dont s’entoure Santa-Croce ; mais celui-ci lui fait sauter l’épée des mains, descend à reculons l’escalier de la terrasse et disparaît. Giacomo le majordome se précipite sur ses pas.
<br /><br />
<references/> |
Dubuisson - Armorial des principales maisons et familles du royaume, tome 1, 1757.djvu/282 |
37. FERON, sèîgneur de la Fev-emmy : .- d’azur, î
six billettes d’ar ent, ;, a & 1 ; au chef cousu de
gueules, charge de trois annelets d’argent.
38. u ; ËÈRÔN, seigneur-de Lou-crer, d’Urville-, ‘ si
de Bizancourt : de gueules, au sautoir accompagné
en chef & en pomte d’une molette d’el-percu, & aux
siflansics dextre & seneslre d’une azglecte, le tout d’or.
39. FERRAND : d’azur ., à trois épées d’argent, ‘
garnies d’or, celle du milieu la pointe en haut-, les
deux autres les pointes en bas ; une fasce d’or brochante
sur ssle tout. si
40. FERRAND ., [dE-neur «Thieme, -écartelé au
1 & 4 quartier d’or, au on de sable ; au 2.8 : 3 d’azsiur,
à crois coquilles d’or.
41. ‘FERRANDJZ-îgneur de fizîm Dîzam : d’azur.,
au chevron d’or, accompagné dectquatre bezansis de
même, trois en chef rangés en fasce, & un en pointe.
42. FERRANT : d’argent, à trois fasces de gueules.
43. FERRERO, [Z-igneur de saint Laurent : d’or,
â traîssibandes de sable, chargées de cinq fleurs-delis
du champ dans le sens des bandes - ; celle du m.ilieu
en a trois, les deux autres chacune une.
44. FERRET : d’azur, à la chaîne d’or mise en
bande.
45. m : LA FÉRTÉ, seigneur de lsi-‘renctry .- (Ÿor, â
l’aigle de gueules, becquée & membrée d’azur.
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Revue des Romans (1839).djvu/466 |
son immense fortune. Harcelé par ses créanciers, et poursuivi pour avoir blessé en duel le fils du chancelier, en passant à Strasbourg il rencontre le frère d’une certaine Angélina qu’il a séduite à Paris, et se bat avec lui ; il devient ensuite chef de brigands, puis honnête homme ; retrouve et reperd Angélina, parcourt l’Allemagne, va en Russie, se bat en Pologne, et après avoir éprouvé toute sorte de maux en Europe, toujours poursuivi par le bonheur, et le perdant par sa faute, il passe en Amérique et tombe dans une république dont le chef est un émigré français qui, en quatre ans, a civilisé une horde de sauvages. Prosper passe ensuite aux États-Unis, où il retrouve son Angélina par un hasard aussi singulier que celui qui voulut que Candide retrouvât Cunégonde sur le rivage de Propontide. Comme son modèle, il épouse enfin l’objet de sa première flamme. — De tous ces événements, l’auteur conclut que tout est bien dans la nature, et que le mal n’est que dans la société.
<small>Nous connaissons encore de cet auteur : L’Épicier, histoire fantastique, 4 vol.{{lié}}in-12, 1832.</small>
<section end=lepeintre />
{{interligne}}
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<section begin=poitevin />
<nowiki />
<div style="text-align:center">'''LE POITEVIN DE SAINT-ALME''' (Auguste),<br>
plus connu sous le nom de {{sc|Viellerglé}}, de {{sc|Prosper}} et de {{sc|Saint-Alme}}</div>
<br />
'''CHARLES POINTEL''', ou ''Mon cousin de la main gauche'', 4 ''vol.{{lié}}in''-12, 1821. (''Publié sous le pseudonyme de Viellerglé''). — Les aventures de Charles Pointel sont nombreuses, amusantes, et racontées assez gaiement. C’est un roman fécond en événements à la Pigault Lebrun, où l’on remarque une certaine Dedischada, d’un caractère original, d’un attachement particulier à Charles Pointel, qu’elle arrache à mille dangers.
<small>On a encore de cet auteur : L’Héritière de Birague ; Jean-Louis, ou la Fille trouvée, deux romans que nous avons attribués par erreur à M. Balzac, et dont nous avons donné l’analyse sous son nom (voy. Balzac). — Les deux Hector, 2 vol.{{lié}}in-12, 1821. — Le Tartare, ou le Retour de l’exilé, 4 vol.{{lié}}in-12, 1822. — L’Anonyme, 3 vol.{{lié}}in-12, 1823. — Michel et Christine, et la Suite, 3 vol.{{lié}}in-12, 1823. — La Mulâtre, 4 vol.{{lié}}in-12, 1824. — Le Corrupteur, 3 vol.{{lié}}in-12, 1827.</small>
<section end=poitevin />
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<section begin=beaumont />
<nowiki />
<div style="text-align:center">'''LE PRINCE DE BEAUMONT''' ({{Mme}} Marie),<br>
née à Rouen le 27 avril 1711, morte près d’Annecy, où elle s’occupait d’éducation, en 1780.</div>
<br/>
'''LETTRES DE MADAME DUMOUTIER À LA MARQUISE DE ***, SA FILLE''', 2 ''vol.{{lié}}in''-12, 1756. — Ces Lettres ne sont pas entièrement de {{Mme}} le Prince de Beaumont ; elle n’a fait que les retoucher, y ajouter quelques réflexions, et achever le roman. Au talent d’instruire, cette dame a joint l’art de faire aimer l’instruction ; ses préceptes
<references/> |
Bonin - Biographies de l'honorable Barthélemi Joliette et de M le Grand vicaire A Manseau, 1874.djvu/29 | {{nr||L’HONORABLE B. JOLIETTE.|29}}{{tiret2|gou|verneur}} à l’époque de la lutte suprême de nos
pères, en dix-sept-cent cinquante-cinq.
En descendant l’arbre généalogique de la
famille de Louis Jolliet, découvreur du Mississipi,
l’on trouve à la cinquième génération,
Barthélemi, fondateur de la riante petite ville
dont la reconnaissance des habitants a changé
le nom primitif d’Industrie en celui de Joliette.
Antoine Jolliet, père de Barthélemi, exerçait
la profession de notaire. Nous voyons,
par les régistres ecclésiastiques, qu’il s’était
marié à Berthier, en 1785, à Demoiselle Catherine
Faribeault, dont le père devint plus tard
membre de notre conseil législatif. Antoine Jolliet
était allé se fixer à St. Thomas de Montmagny
où il mourut en 1789. (*)
Orphelin dès sa naissance, Barthélemi fut
élevé en compagnie d’Antoine, son frère ainé,
sous les soins affectueux de sa mère, femme
d’un mérite supérieur, dont la piété égalait l’intelligence
et la persévérante énergie.
À l’instar de la plupart des anciennes femmes
canadiennes, elle était douée d’une robuste
constitution ; sans cesse sur pied, on la voyait
travailler le jour et une partie des nuits, faire
elle-même sans le secours d’autrui, le service
de sa maison toute reluisante de propreté.
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Histoire de Jules César/Livre I/Chapitre 3 | Louis Napoléon Bonaparte Histoire de Jules César Plon, 1865 (Tome 1, p. 57-93). ◄ CHAPITRE DEUXIÈME. CHAPITRE QUATRIÈME. ► CHAPITRE TROISIÈME. bookHistoire de Jules CésarLouis Napoléon BonapartePlon1865ParisVTome 1CHAPITRE TROISIÈME.Louis Napoléon Bonaparte - Histoire de Jules César, tome 1, Plon 1865.djvuLouis Napoléon Bonaparte - Histoire de Jules César, tome 1, Plon 1865.djvu/757-93 CHAPITRE TROISIÈME. CONQUÊTE DE L’ITALIE. (De 416 à 488.) Description de l’Italie. I. L’Italie ancienne ne comprenait pas tout le territoire qui a pour limites naturelles les Alpes et la mer. Ce qu’on appelle la partie continentale, c’est-à-dire la grande plaine traversée par le Pô et qui s’étend entre les Alpes, les Apennins et l’Adriatique, en était séparé. Cette plaine et une partie des montagnes sur les côtes de la Méditerranée formaient la Ligurie, la Gaule cisalpine et la Vénétie. La presqu’île, ou Italie proprement dite, était bornée : au nord, par le Rubicon, et, vraisemblablement, par le cours inférieur de l’Arno ; à l’ouest, par la Méditerranée ; à l’est, par l’Adriatique ; au sud, par la mer Ionienne, (Voyez les cartes n°1 et n°2.) Les Apennins traversent l’Italie dans toute sa longueur. Ils commencent où finissent les Alpes, près de Savone, et leur chaîne va toujours en s’élevant jusqu’au centre de la presqu’île. Le mont Velino en est le point culminant, et de là les Apennins vont en s’abaissant jusqu’à l’extrémité du royaume de Naples. Dans la région septentrionale, ils se rapprochent de l’Adriatique ; mais, au centre, ils coupent la presqu’île en deux parties à peu près égales ; puis, arrivés au mont Caruso (Vultur), près de la source du Bradano (Bradanus), ils se partagent en deux branches, dont l’une pénètre en Calabre, l’autre dans la Terre de Bari jusqu’à Otrante. Les deux versants des Apennins donnent naissance à divers cours d’eau qui se jettent, les uns dans la mer Adriatique, les autres dans la Méditerranée. Sur le versant oriental les principaux sont : le Rubicon, le Pisaurus (Foglia), le Metaurus (Metauro), l’Æsis (Esino), le Truentus (Tronto), l’Aternus (Pescara), le Sangrus (Sangro), le Trinius (Trigno), le Frento (Fortore), l’Aufidus (Ofanto), qui suivent généralement une direction perpendiculaire à la chaîne de montagnes. Sur le versant occidental, l’Arnus (Arno), l’Ombro (Ombrone), le Tibre, l’Amasenus (Amaseno), le Liris (Garigliano), le Vulturnus (Volturno), le Silarus (Silaro ou Sele), coulent parallèlement aux Apennins ; mais près de leur embouchure ils prennent une direction presque perpendiculaire à la côte. Dans le golfe de Tarente se trouvent le Bradanus (Bradano), le Casuentus (Basiento), l’Aciris (Agri). On peut admettre dans l’Italie ancienne les grandes divisions et les subdivisions suivantes : Au nord, les Sénons, peuple d’origine gauloise, occupant les rives de la mer Adriatique, depuis le Rubicon jusques auprès d’Ancône ; l’Ombrie, située entre les Sénons et le cours du Tibre ; l’Étrurie, entre le Tibre et la mer Méditerranée. Au centre, le Picenum, entre Ancône et Hadria, dans l’Abruzze ultérieure ; le Latium, dans la partie qui s’étend de l’Apennin à la Méditerranée, depuis le Tibre jusqu’au Liris ; au midi du Latium, les Volsques, les Aurunces, débris des anciens Ausones, retirés entre le Liris et l’Amasenus, et confinant à un autre peuple de même race, les Sidicins, établis entre le Liris et le Vulturne ; entre le Picenum et le Latium, la Sabine ; à l’est du Latium, dans les montagnes, les Èques ; les Herniques, adossés aux populations de souche sabellique, à savoir, les Marses, les Péligniens, les Vestins, les Marrucins, les Frentaniens, distribués dans les vallées traversées par les rivières que reçoit l’Adriatique, depuis l’extrémité du Picenum jusqu’au Fortore. Le Samnium, répondant à la plus grande partie des Abruzzes et de la province de Molise, s’avançait à l’ouest jusqu’au cours supérieur du Vulturne, à l’est jusqu’aux rives du Fortore, et au midi jusqu’au mont Vultur. Au delà du Vulturne, s’étendait la Campanie (Terre de Labour et partie de la principauté de Salerne), depuis Sinuessa jusqu’au golfe de Pæstum. L’Italie méridionale ou Grande Grèce comprenait sur l’Adriatique : 1° l’Apulie (Capitanate et Terre de Bari) et la Messapie (Terre d’Otrante) ; cette dernière se terminait au promontoire Iapygien, et sa partie centrale était occupée par les Salentins et diverses autres populations messapiennes, tandis que sur le littoral existaient un grand nombre de colonies grecques ; 2° la Lucanie, qui répondait presque à la province actuelle de la Basilicate et que baignent les eaux du golfe de Tarente ; 3° enfin le Bruttium (aujourd’hui les Calabres), formant la pointe la plus avancée de l’Italie et finissant au promontoire d’Hercule. Dispositions des peuples de l’Italie à l’égard de Rome. II. En 416, Rome avait définitivement dompté les Latins et possédait une partie de la Campanie. Sa suprématie s’étendait depuis le territoire actuel de Viterbe jusqu’au golfe de Naples, depuis Antium (Porto d’Anzo) jusqu’à Sora. Les frontières de la République étaient difficiles à défendre, ses limites mal déterminées, et ses voisins les peuples les plus belliqueux de la Péninsule. Au nord seulement, les monts de Viterbe, couverts d’une forêt épaisse (silva Ciminia), formaient un rempart contre l’Étrurie. La partie méridionale de ce pays était depuis longtemps à demi romaine ; les colonies latines de Sutrium (Sutri) et de Nepete (Nepi) servaient de postes d’observation. Mais les Étrusques, animés depuis des siècles de sentiments hostiles envers Rome, tentaient sans cesse de reprendre le territoire perdu. Les Gaulois Sénons, qui en 364 avaient pris, brûlé Rome et renouvelé souvent leurs invasions, étaient encore venus tenter la fortune. Malgré leurs défaites en 404 et 405, ils se tenaient toujours prêts à se joindre aux Ombriens et aux Étrusques pour attaquer la République. Les Sabins, quoique entretenant, de temps immémorial, des relations assez amicales avec les Romains, n’offraient qu’une alliance douteuse. Le Picenum, contrée fertile et populeuse, était paisible, et la plupart des tribus montagnardes de race sabellique, malgré leur bravoure et leur énergie, n’inspiraient encore aucune crainte. Plus près de Rome, les Èques et les Herniques avaient été réduits à l’inaction ; mais le sénat gardait le souvenir de leurs hostilités et nourrissait des projets de vengeance. Sur les côtes méridionales, parmi les villes grecques adonnées au commerce, Tarente passait pour la plus puissante ; mais ces colonies, déjà en décadence, étaient obligées, pour résister aux indigènes, d’avoir recours à des troupes mercenaires. Elles disputaient aux Samnites et aux Romains la prépondérance sur les peuples de la Grande Grèce. Les Samnites, en effet, race mâle et indépendante, tendaient à s’emparer de toute l’Italie méridionale ; leurs cités formaient une confédération redoutable par son étroite union dans la guerre. Les tribus des montagnes se livraient au brigandage, et, chose digne d’attention, des événements récents prouvent que de nos jours les mœurs n’ont pas encore changé dans cette contrée. Les Samnites avaient amassé des richesses considérables ; leurs armes étaient d’un luxe excessif, et, si l’on en croit César, elles servirent de modèle à celles des Romains. Entre les Romains et les Samnites régnait depuis longtemps une rivalité jalouse. Du moment où ces deux peuples se trouvèrent en présence, ils devaient évidemment en venir aux mains ; la lutte fut longue et terrible, et, pendant le ve siècle, c’est autour du Samnium qu’ils se disputèrent l’empire de l’Italie. La position des Samnites était très avantageuse. Retranchés dans leurs montagnes, ils pouvaient, à leur choix, ou descendre dans la vallée du Liris, de là atteindre le pays des Aurunces, toujours prêts à se révolter, et couper les communications de Rome avec la Campanie ; ou bien remonter par le haut Liris dans le pays des Marses, soulever ces derniers et tendre la main aux Étrusques en tournant Rome ; ou enfin pénétrer dans la Campanie par la vallée du Vulturne, et tomber sur les Sidicins, dont ils convoitaient le territoire. Au milieu de tant de peuples hostiles, pour qu’un petit État parvînt à s’élever au-dessus des autres et à les subjuguer, il devait avoir en lui des éléments particuliers de supériorité. Les peuples qui entouraient Rome, belliqueux et fiers de leur indépendance, n’avaient ni la même unité, ni le même mobile, ni la même organisation aristocratique puissante, ni la même confiance aveugle dans leurs destinées. On découvrait en eux plus d’égoïsme que d’ambition. S’ils combattaient, c’était bien plus pour accroître leurs richesses par le pillage que pour augmenter le nombre de leurs sujets. Rome triompha, parce que seule, dans des vues d’avenir, elle fit la guerre non pour détruire, mais pour conserver, et qu’après la conquête matérielle elle s’appliqua toujours à faire la conquête morale des vaincus. Depuis quatre cents ans, les institutions avaient formé une race animée de l’amour de la patrie et du sentiment du devoir ; mais, à leur tour, les hommes, sans cesse retrempés par les luttes intestines, avaient successivement amené et des mœurs et des traditions plus fortes que les institutions elles-mêmes. Pendant trois siècles, en effet, on vit à Rome, malgré le renouvellement annuel des pouvoirs, une telle persévérance dans la même politique, une telle pratique des mêmes vertus, qu’on eût supposé au gouvernement une seule tête, une seule pensée, et qu’on eût cru tous ses généraux de grands hommes de guerre, tous ses sénateurs des hommes d’État expérimentés, tous ses citoyens de valeureux soldats. La position géographique de Rome ne concourut pas moins à l’accroissement rapide de sa puissance. Située au milieu de la seule grande plaine fertile du Latium, aux bords du seul fleuve important de l’Italie centrale qui l’unissait à la mer, elle pouvait être à la fois agricole et maritime, conditions indispensables alors à la capitale d’un nouvel empire. Les riches contrées qui bordent les rivages de la Méditerranée devaient tomber facilement sous sa domination ; et, quant aux pays de montagnes qui l’environnaient, il lui fut possible de s’en rendre maîtresse en occupant peu à peu le débouché de toutes les vallées. La ville aux sept collines, favorisée par sa situation naturelle comme par sa constitution politique, portait donc en elle les germes de sa grandeur future. Traitement des peuples vaincus. III. À partir du commencement du ve siècle, Rome se prépare avec énergie à soumettre et à s’assimiler les peuples qui habitent depuis le Rubicon jusqu’au détroit de Messine. Rien ne l’empêchera de surmonter tous les obstacles, ni la coalition de ses voisins conjurés contre elle, ni les nouvelles incursions des Gaulois, ni l’invasion de Pyrrhus. Elle saura se relever de ses défaites partielles et constituer l’unité de l’Italie, non en assujettissant immédiatement tous les peuples aux mêmes lois et au même régime, mais en les faisant entrer peu à peu et à différents degrés dans la grande famille romaine. « De telle cité elle fait son alliée ; à telle autre elle accorde l’honneur de vivre sous la loi quiritaire, à celle-ci avec le droit de suffrage, à celle-là en lui conservant son propre gouvernement. Municipes de divers degrés, colonies maritimes, colonies latines, colonies romaines, préfectures, villes alliées, villes libres, toutes isolées par la différence de leur condition, toutes unies par leur égale dépendance du sénat, elles formeront comme un vaste réseau qui enlacera les peuples italiens, jusqu’au jour où, sans luttes nouvelles, ils s’éveilleront sujets de Rome. » Examinons les conditions de ces diverses catégories : Le droit de cité, dans sa plénitude (jus civitatis optimo jure), comprenait les privilèges politiques particuliers aux Romains, et assurait pour la vie civile certains avantages dont la concession pouvait se faire séparément, par degrés. Venait d’abord le commercium, c’est-à-dire le droit de posséder et de transmettre suivant la loi romaine ; puis le connubium ou le droit de contracter mariage avec les avantages établis par la législation romaine. Le commercium et le connubium réunis formaient le droit quiritaire (jus quiritium). Il y avait trois sortes de municipes : 1° les municipes dont les habitants, inscrits dans les tribus, exerçaient tous les droits et étaient soumis à toutes les obligations des citoyens romains ; 2° les municipes sine suffragio, dont les habitants jouissaient en totalité ou en partie du droit quiritaire, et qui pouvaient obtenir le droit complet de citoyens romains sous certaines conditions : c’est ce qui constituait le jus Latii ; ces deux premières catégories conservaient leur autonomie et leurs magistrats ; 3° les villes qui avaient perdu toute indépendance en échange des lois civiles de Rome, mais sans jouissance, pour les habitants, des droits politiques les plus importants : c’était le droit des Cærites, parce que Cære avait la première été ainsi traitée. Au-dessous des municipes qui avaient leurs propres magistrats, venaient, dans cette hiérarchie sociale, les préfectures, appelées de ce nom parce qu’un préfet y était envoyé tous les ans pour rendre la justice. Les dedititii étaient plus maltraités encore. Livrés par la victoire à la discrétion du sénat, ils avaient dû donner leurs armes et des otages, abattre leurs murailles ou y recevoir garnison, payer un impôt et fournir un contingent déterminé. À l’exclusion de ces derniers, les villes qui n’avaient pas obtenu pour leurs habitants les droits complets de citoyens romains appartenaient à la classe des alliés (fœderati socii). Leur condition différait suivant la nature de leurs engagements. Les simples traités d’amitié, ou de commerce, ou d’alliance défensive, ou offensive et défensive, conclus sur le pied de l’égalité, se nommaient fœdera æqua. Au contraire, lorsque l’une des parties contractantes (et ce n’étaient jamais les Romains) se soumettait à des obligations onéreuses dont l’autre était exemptée, ces traités s’appelaient fœdera non æqua. Ils consistaient presque toujours dans la cession d’une partie du territoire des vaincus et dans la défense d’entreprendre aucune guerre de leur chef. On leur laissait, il est vrai, une certaine indépendance ; on leur accordait le droit d’échange et le libre établissement dans la capitale, mais on les liait aux intérêts de Rome en leur imposant une alliance offensive et défensive. La seule clause établissant la prépondérance de Rome était conçue en ces termes, Majestatem populi Romani comiter conservanto ; c’est-à-dire, « Ils reconnaîtront loyalement la suprématie du peuple romain. » Chose remarquable, à dater du règne d’Auguste on divisa les affranchis en catégories semblables à celles qui existaient pour les habitants de l’Italie. Quant au colonies, elles furent établies pour conserver les possessions acquises, assurer les nouvelles frontières et garder les passages importants ; même, dans le principe, pour se débarrasser de la classe turbulente. Il y en avait de deux sortes : les colonies romaines et les colonies latines. Les unes différaient peu des municipes du premier degré, les autres des municipes du deuxième degré. Les premières étaient formées de citoyens romains, pris avec leurs familles dans les classes soumises au service militaire, et même, à l’origine, uniquement parmi les patriciens. Les colons conservaient les privilèges attachés au titre de citoyen, se trouvaient astreints aux mêmes obligations, et l’administration intérieure de la colonie était une image de celle de Rome. Les colonies latines, à la différence des autres, avaient été fondées par la confédération des Latins sur divers points du Latium. Émanant d’une ligue de cités indépendantes, elles n’étaient pas, comme les colonies romaines, rattachées par des liens étroits à la métropole. Mais la confédération une fois dissoute, ces colonies furent mises au rang des villes alliées (socii latini). L’acte (formula) qui les instituait était une sorte de traité garantissant leurs franchises. Peuplées d’abord de Latins, ces colonies ne tardèrent pas à recevoir des citoyens romains que leur pauvreté engageait à échanger leur titre et leurs droits contre les avantages assurés aux colons. Ceux-ci ne figuraient point sur les listes des censeurs. La formula fixait simplement le tribut à payer et le nombre des soldats à fournir. Ce que la colonie perdait en privilèges, elle le regagnait en indépendance. L’isolement des colonies latines, placées au milieu du territoire ennemi, les obligeait de rester fidèles à Rome et de surveiller les peuples voisins. Leur importance militaire était au moins égale à celle des colonies romaines ; elles méritaient aussi bien que ces dernières le nom de propugnacula imperii, de specula, c’est-à-dire boulevards et vigies de la conquête. Au point de vue politique, elles rendaient des services analogues. Si les colonies romaines annonçaient aux peuples vaincus la majesté du nom romain, leurs sœurs latines donnaient une extension toujours plus grande au nomen latinum, c’est-à-dire à la langue, aux mœurs, à toute la civilisation de cette race dont Rome n’était que le premier représentant. Les colonies latines étaient fondées ordinairement pour ménager les colonies de citoyens romains, chargées principalement de défendre les côtes et de maintenir les relations commerciales avec les peuples étrangers. En faisant du droit de citoyen romain un avantage que chacun était heureux et fier d’acquérir, le sénat donnait un appât à toutes les ambitions, et c’est un trait caractéristique des mœurs de l’antiquité que ce désir général, non de détruire le privilège, mais de compter au nombre des privilégiés. Dans la cité non moins que dans l’État, les révoltés ou les mécontents ne cherchaient pas, comme dans nos sociétés modernes, à renverser, mais à parvenir. Ainsi chacun, suivant sa position, aspirait à un but légitime : les plébéiens, à entrer dans l’aristocratie, non à la détruire ; les peuples italiques, à avoir une part dans la souveraineté de Rome, non à la contester ; les provinces romaines, à être déclarées alliées et amies de Rome, et non à recouvrer leur indépendance. Les peuples pouvaient juger, d’après leur conduite, quel sort leur serait réservé. Les intérêts mesquins de cité étaient remplacés par une protection efficace et par des droits nouveaux plus précieux souvent, aux yeux des vaincus, que l’indépendance même. C’est ce qui explique la facilité avec laquelle s’établit la domination romaine. On ne détruit, en effet, sans retour que ce que l’on remplace avantageusement. Un coup d’œil rapide sur les guerres qui amenèrent la conquête de l’Italie nous montrera comment le sénat appliquait les principes indiqués plus haut ; comment il sut profiter des divisions de ses adversaires, réunir toutes ses forces pour en accabler un ; après la victoire, s’en faire un allié ; se servir des armes et des ressources de cet allié pour subjuguer un autre peuple ; briser les confédérations qui unissaient entre eux les vaincus ; les attacher à Rome par de nouveaux liens ; établir sur tous les points stratégiques importants des postes militaires ; enfin, répandre partout la race latine, en distribuant à des citoyens romains une partie des terres enlevées à l’ennemi. Mais, avant d’entrer dans le récit des événements, nous devons nous reporter aux années qui précédèrent immédiatement la pacification du Latium. Soumission du Latium après la première guerre samnite. IV. Pendant cent soixante-sept ans, Rome s’était bornée à lutter contre ses voisins pour reconquérir une suprématie perdue depuis la chute des rois. Elle s’était presque toujours tenue sur la défensive, mais, à partir du ve siècle, elle prend l’offensive et inaugure le système de conquêtes suivi jusqu’au moment où elle succombe elle-même. En 411, elle avait, de concert avec les Latins, combattu pour la première fois les Samnites et commencé contre ce peuple redoutable une lutte qui dura soixante et douze ans et qui valut vingt-quatre triomphes aux généraux romains. Fiers d’avoir contribué aux deux grandes victoires du mont Gaurus et de Suessula, les Latins, avec le sentiment exagéré de leur force et la prétention de marcher à l’égal de Rome, en étaient venus à exiger que l’un des deux consuls et la moitié des sénateurs fussent pris parmi eux. Dès ce jour la guerre leur fut déclarée. Le sénat voulait bien des alliés et des sujets, mais il ne pouvait souffrir d’égaux ; il accepta alors sans scrupule les services des ennemis de la veille, et on vit dans les champs du Veseris et de Trifanum les Romains, unis aux Samnites, aux Herniqnes et aux peuples sabelliens, combattre contre les Latins et les Volsques. Le Latium une fois soumis, il restait à régler le sort des vaincus. Tite-Live rapporte un discours de Camille qui explique clairement la politique conseillée par ce grand citoyen. « Voulez-vous, s’écrie-t-il en s’adressant aux membres de l’assemblée, user avec la dernière rigueur des droits de la victoire ? Vous êtes les maîtres de détruire tout le Latium et d’en faire un vaste désert après en avoir tiré souvent de puissants secours. Voulez-vous, au contraire, à l’exemple de vos pères, augmenter les ressources de Rome ? Admettez les vaincus au nombre de vos concitoyens ; c’est un moyen fécond d’accroître à la fois votre puissance et votre gloire. » Ce dernier avis l’emporta. On commença par rompre les liens qui faisaient des peuples latins une espèce de confédération. Toute communauté politique, toute guerre pour leur propre compte, tous droits de commercium et de connubium, entre cités différentes, leur furent interdits. Les villes les plus près de Rome reçurent le droit de cité et de suffrage. D’autres conservèrent le titre d’alliées et leurs propres institutions, mais elles perdirent une partie de leur territoire. Quant aux colonies latines fondées auparavant dans l’ancien pays des Volsques, elles formèrent le noyau des alliés latins (socii nominis latini). Vélitres seule, s’étant déjà plusieurs fois révoltée, fut traitée avec une grande rigueur ; Antium dut livrer ses navires, et devint colonie maritime. Ces mesures sévères, mais équitables, avaient pacifié le Latium ; appliquées au reste de l’Italie et même aux pays étrangers, elles faciliteront partout les progrès de la domination romaine. L’alliance momentanée des Samnites avait permis à Rome de soumettre les Latins ; néanmoins le sénat n’hésita pas à se retourner contre les premiers, dès que le moment parut opportun. Il conclut, en 422, un traité avec les Gaulois et Alexandre le Molosse, qui, débarqué près de Pæstum, attaquait les Lucaniens et les Samnites. Ce roi d’Épire, oncle d’Alexandre le Grand, avait été appelé en Italie par les Tarentins ; mais sa mort prématurée trompa les espérances que sa coopération avait fait naître, et les Samnites recommencèrent leurs incursions sur les terres de leurs voisins. L’intervention de Rome arrêta la guerre. Toutes les forces de la République furent employées à réprimer la révolte des villes volsques de Fundi et de Privernum. En 425, Anxur (Terracine) fut déclarée colonie romaine, et, en 426, Frégelles (Ceprano ?), colonie latine. L’établissement de ces places fortes et de celles de Calès et d’Antium assurait les communications avec la Campanie ; le Liris et le Vulturne devenaient par là les principales lignes de défense des Romains. Les cités situées sur les bords de ce magnifique golfe nommé Crater par les anciens, et de nos jours golfe de Naples, s’aperçurent alors du danger qui les menaçait. Elles tournèrent les yeux vers les populations de l’intérieur, non moins inquiètes pour leur indépendance. Seconde guerre samnite (427-443). V. Les contrées fertiles qui bordent la côte occidentale de la Péninsule devaient exciter la convoitise des Romains et des Samnites et devenir la proie du vainqueur. « La Campanie, en effet, dit Florus, est le plus beau pays de l’Italie et même de l’univers entier. Rien de plus doux que son climat. Deux fois chaque année le printemps y fleurit. Rien de plus fertile que son sol. On l’appelle le jardin de Cérès et de Bacchus. Point de mer plus hospitalière que celle qui baigne ses rivages. » En 427, les deux peuples s’en disputèrent la possession, comme ils l’avaient fait en 411. Les habitants de Palæopolis ayant attaqué les colons romains de l’ager Campanus, les consuls marchèrent contre cette place, qui bientôt fut secourue par les Samnites et les habitants de Nola, tandis que Rome s’alliait aux Apuliens et aux Lucaniens. Le siège traîna en longueur, et la nécessité de continuer la campagne au delà du terme ordinaire amena la prorogation du commandement de Publilius Philon avec le titre de proconsul, qui apparaît pour la première fois dans les annales militaires. Bientôt les Samnites furent chassés de la Campanie ; les Palæopolitains se rendirent ; on rasa leur ville ; mais ils s’établirent tout auprès, à Naples (Neapolis), où un nouveau traité leur garantit une indépendance presque absolue, à la charge de fournir un certain nombre de vaisseaux à Rome. Dès lors, presque toutes les villes grecques, successivement soumises, obtinrent des conditions aussi favorables et formèrent la classe des socii navales. La guerre néanmoins se prolongea dans les montagnes de l’Apennin. Tarente s’unit aux Samnites, seuls redoutables encore. Les Lucaniens abandonnèrent l’alliance des Romains ; mais, en 429, les deux capitaines les plus célèbres de ce temps, Q. Fabius Rullianus et Papirius Cursor, pénétrèrent dans le Samnium, forcèrent l’ennemi à payer une indemnité de guerre et à accepter une trêve d’un an. À cette époque, un événement imprévu, qui changea les destinées du monde, vint montrer quelle différence existe entre la création rapide d’un homme de génie et l’œuvre patiente d’une aristocratie intelligente. Alexandre le Grand, après avoir jeté un éclat immense et soumis à la Macédoine les plus puissants royaumes de l’Asie, mourait à Babylone. Son influence féconde et décisive, qui avait fait pénétrer la civilisation grecque en Orient, lui survécut ; mais, à sa mort, l’empire fondé par lui en quelques années se démembra (431) ; l’aristocratie romaine, au contraire, se perpétuant d’âge en âge, poursuivait avec plus de lenteur, mais sans interruption, le système qui, rattachant tous les peuples à un centre commun, devait peu à peu assurer sa domination sur l’Italie d’abord, sur l’univers ensuite. La défection d’une partie des Apuliens, en 431, encouragea les Samnites à reprendre les armes. Battus l’année d’après, ils demandèrent le rétablissement des rapports d’amitié ; mais l’orgueilleux refus de Rome amena, en 433, la fameuse défaite des Fourches Caudines. La générosité du général samnite, Pontius Herennius, qui accorda la vie sauve à tant de milliers de prisonniers, sous la condition de remettre en vigueur les anciens traités, ne toucha pas le sénat. Quatre légions avaient passé sous le joug : il ne vit là qu’un affront de plus à venger. Le traité de Caudium ne fut pas ratifié, et des subterfuges peu excusables, quoique approuvés plus tard par Cicéron, donnèrent au refus une apparence de bon droit. Cependant le sénat mit tout en œuvre pour réparer cet échec, et bientôt Publilius Philon battit les ennemis dans le Samnium, et, dans l’Apulie, Papirius, à son tour, fit passer 7 000 Samnites sous le joug. Les vaincus sollicitèrent la paix, mais en vain : ils n’obtinrent qu’une trêve de deux ans (436), et à peine était-elle expirée, que, pénétrant dans le pays des Volsques, jusques auprès de Terracine, et se plaçant à Lantulæ, ils battaient une armée romaine levée à la hâte et commandée par Q. Fabius (439). — Capoue fit défection, Nola, Nucérie, les Aurunces et les Volsques du Liris, prenaient ouvertement le parti des Samnites. L’esprit de rébellion s’était propagé jusqu’à Préneste. Rome fut en danger. Quelle énergie ne fallait-il pas au sénat pour contenir des populations d’une fidélité toujours douteuse ! La fortune seconda ses efforts, et les alliés coupables de trahison reçurent un châtiment cruel, expliqué par la terreur qu’ils avaient inspirée. En 440, une armée nombreuse alla chercher, non loin de Caudium, les Samnites, qui perdirent 30 000 hommes et furent rejetés dans l’Apennin. Les légions romaines vinrent camper devant leur capitale, Bovianum, et y prirent leurs quartiers d’hiver. L’année suivante (441), Rome, moins occupée à combattre, en profita pour s’emparer de positions avantageuses ; elle établit en Campanie et en Apulie des colonies qui entouraient le Samnium. À la même époque, Appius Claudius transformait en chaussée régulière la voie qui a conservé son nom. L’attention des Romains se porta aussi sur la défense des côtes et sur les communications maritimes ; on envoya des colons dans l’île de Pontia, en face de Terracine, et l’on commença à armer une flotte, qui fut placée sous le commandement de duumviri navales. La guerre durait depuis quinze années, et, quoique Rome ne fût parvenue qu’à refouler les Samnites sur leur territoire, elle avait cependant conquis deux provinces, l’Apulie et la Campanie. Troisième guerre samnite. Coalition des Samnites, des Étrusques, des Ombriens et des Herniques (443-449). VI. Une lutte si acharnée avait retenti en Étrurie ; l’ancienne ligue se reforma. Aguerris par leurs combats journaliers avec les Gaulois, et enhardis par le bruit de la défaite de Lantulæ, les Étrusques crurent le moment venu de reprendre leur ancien territoire, au sud de la forêt Ciminienne ; ils étaient d’ailleurs encouragés par l’attitude des peuples du centre de l’Italie, fatigués du passage continuel des légions. Les armées de la République, de 443 à 449, furent obligées de faire face à différents ennemis à la fois. En Étrurie, Fabius Rullianus dégage Sutrium, rempart de Rome du côté du nord ; il traverse la forêt Ciminienne, et par les victoires du lac Vadimon (445) et de Pérouse force toutes les villes étrusques à demander la paix. En même temps, une armée dévastait le pays des Samnites ; la flotte romaine, composée des vaisseaux fournis par les alliés maritimes, pour la première fois prenait l’offensive. Sa tentative près de Nuceria Alfaterna (Nocera, ville de Campanie) fut malheureuse. La guerre se rallume ensuite dans l’Apulie, le Samnium et l’Étrurie, où le vieux Papirius Cursor, nommé de nouveau dictateur, remporte une éclatante victoire à Langula (445). L’année suivante, Fabius pénètre encore dans le Samnium, et l’autre consul, Decius, maintient l’Étrurie. Tout à coup les Ombriens conçoivent le projet de s’emparer de Rome par surprise. Les consuls sont rappelés pour défendre la ville. Fabius bat les Étrusques à Mevania (confins de l’Étrurie et de l’Ombrie), et, l’année suivante, à Allifæ (447). Parmi les prisonniers se trouvèrent des Èques et des Herniques. Leurs villes, se voyant compromises, déclarèrent ouvertement la guerre aux Romains (448). Les Samnites reprirent courage ; mais la prompte réduction des Herniques permit au sénat de concentrer ses forces. Deux corps d’armée, pénétrant dans le Samnium par l’Apulie et la Campanie, rétablirent les anciennes frontières. Bovianum fut pris pour la troisième fois, et pendant cinq mois le pays fut livré à la dévastation. En vain Tarente essaya de susciter de nouveaux embarras à la République et de forcer les Lucaniens à embrasser le parti des Samnites. Le succès des armes romaines amena la conclusion de traités de paix avec tous les peuples de l’Italie méridionale, contraints désormais de reconnaître la majesté du peuple romain. Seuls les Èques restaient exposés à la colère de Rome ; le sénat n’oublia pas qu’à Allifæ ils avaient combattu dans les rangs ennemis, et, une fois dégagé de ses plus graves embarras, il infligea à ce peuple un châtiment terrible : quarante et une places furent prises et brûlées en cinquante jours. Cette période de six ans se termina ainsi par la soumission des Herniques et des Èques. Cinq années moins agitées laissèrent à Rome le temps de régler la position de ses nouveaux sujets, d’établir des colonies et des voies de communication. Les Herniques furent traités de la même façon que l’avaient été les Latins en 416, et privés du commercium et du connubium. On imposa à Anagnia, à Frusino, et aux autres villes qui avaient fait défection, des préfets et le droit des Cærites. Les cités restées fidèles conservèrent leur indépendance et le titre d’alliées (448) ; les Èques perdirent une partie de leur territoire et reçurent le droit de cité sans suffrage (450). Les Samnites, suffisamment humiliés, obtinrent enfin le renouvellement de leurs anciennes conventions (450). Des fœdera non æqua furent conclus avec les Marses, les Péligniens, les Marrucins, les Frentaniens (450), les Vestins (452) et les Picentins (455). Avec Tarente on traita sur le pied de l’égalité, et Rome s’engagea à ne pas laisser sa flotte dépasser le promontoire Lacinien (au sud du golfe de Tarente). Ainsi, d’une part, les territoires partagés entre des citoyens romains, de l’autre, le nombre des municipes, se trouvaient considérablement augmentés. De plus, la République avait acquis de nouveaux alliés ; elle possédait enfin les passages des Apennins et dominait sur les deux mers. Une ceinture de forteresses latines protégeait Rome et rompait les communications entre le nord et le midi de l’Italie : chez les Marses et les Èques, c’étaient Alba et Carseoli ; vers les sources du Liris, Sora ; enfin, en Ombrie, Narnia. Des routes militaires relièrent ces colonies avec la métropole. Quatrième guerre samnite. Deuxième coalition des Samnites, des Étrusques, des Ombriens et des Gaulois (456-464). VII. La paix ne pouvait durer longtemps : entre Rome et les Samnites, c’était un duel à mort. En 456, ces derniers étaient déjà assez remis de leurs désastres pour tenter une fois de phis le sort des armes. Rome envoie au secours des Lucaniens, subitement attaqués, deux armées consulaires. Vaincus à Tifernum par Fabius, à Maleventum par Decius, les Samnites voient tout leur pays livré à la dévastation. Cependant ils ne perdent pas courage ; leur chef, Gellius Egnatius, conçoit un plan qui met Rome en grand danger. Il divise l’armée samnite en trois corps : le premier reste pour défendre le pays ; le second prend l’offensive en Campanie ; le troisième, qu’il commande en personne, se jette en Étrurie, et, grossi par le concours des Étrusques, des Gaulois et des Ombriens, forme bientôt une armée nombreuse. L’orage grondait de tous côtés, et, tandis que les généraux romains étaient occupés les uns dans le Samnium, les autres en Campanie, arrivèrent des dépêches d’Appius, placé à la tête de l’armée d’Étrurie, annonçant la terrible coalition ourdie dans le silence par les peuples du nord, qui concentraient toutes leurs forces en Ombrie pour marcher sur Rome. La terreur fut extrême, mais l’énergie se trouva à la hauteur du péril. Tous les hommes valides, jusqu’aux affranchis, furent enrôlés, et quatre-vingt-dix mille soldats mis sur pied. Dans ces graves circonstances (458), Fabius et Decius furent, une fois de plus, élevés à la magistrature suprême, et ils remportèrent, sous les murs de Sentinum, une éclatante victoire, longtemps disputée. Pendant la bataille, Decius se dévoua, à l’exemple de son père. La coalition une fois dissoute, Fabius battit une autre armée sortie de Pérouse, puis vint triompher à Rome. L’Étrurie fut domptée (460), et obtint une trêve de quarante ans. Les Samnites soutinrent encore une lutte opiniâtre entremêlée de succès et de revers. En 461, après avoir fait serment de vaincre ou de mourir, trente mille d’entre eux jonchaient le champ de bataille d’Aquilonia. Quelques mois plus tard, le célèbre Pontius, le héros des Fourches Caudines, reparaissait, au bout de vingt-neuf ans, à la tête de ses concitoyens et faisait subir au fils de Fabius un échec, dont celui-ci se releva bientôt avec l’aide de son père. Enfin, eu 464, deux armées romaines recommencèrent, dans le Samnium, une guerre à outrance qui amena pour la quatrième fois le renouvellement des anciens traités et la cession d’une certaine étendue de terres. À la même époque, une insurrection qui éclata dans la Sabine fut promptement réprimée par Curius Dentatus. L’Italie centrale était conquise. La paix avec les Samnites régna pendant cinq ans (464-469). Rome étendit ses frontières et fortifia celles des peuples placés sous son protectorat ; en même temps elle établissait de nouveaux postes militaires. Le droit de cité sans suffrage fut accordé aux Sabins, et l’on donna des préfets à quelques villes de la vallée du Vulturne (Venafrum et Allifæ). Pour surveiller l’Italie méridionale on envoya à Venouse une colonie latine de vingt mille hommes. Elle dominait à la fois le Samnium, l’Apulie et la Lucanie. Si, grâce au traité conclu avec les villes grecques, la suprématie romaine s’étendait sur le midi de la Péninsule, au nord les Étrusques ne pouvaient pas compter comme alliés, puisqu’on n’avait conclu avec eux que des trêves. Dans l’Ombrie, la peuplade des Sarsinates restait indépendante, et tout le littoral entre le Rubicon et l’Æsis était au pouvoir des Sénons ; sur leur frontière méridionale on fonda la colonie romaine de Sena Gallica (Sinigaglia) ; la côte du Picenum fut surveillée par celle de Castrum Novum et par la forteresse latine de Hatria (465). Troisième coalition des Étrusques, des Gaulois, des Lucaniens et de Tarente (469-474). VIII. La puissance de Rome s’était considérablement accrue. Les Samnites, qui jusqu’alors avaient joué le premier rôle, étaient hors d’état d’ourdir encore une coalition, et un peuple seul ne pouvait être assez téméraire pour provoquer la République. Cependant les Lucaniens, toujours hésitants, donnèrent cette fois le signal d’une rébellion générale. L’attaque de Thurium, par les Lucaniens et les Bruttiens, devint l’occasion d’une nouvelle ligue où entrèrent successivement les Tarentins, les Samnites, les Étrusques et jusqu’aux Gaulois. Bientôt le nord fut en feu, et l’Étrurie servit encore de champ de bataille. Une armée romaine, accourue pour dégager Arretium, fut mise en déroute par des Étrusques réunis à des mercenaires gaulois. Les Sénons, auxquels ceux-ci appartenaient, ayant massacré les ambassadeurs de Rome, envoyés pour demander raison de la violation de leur traité avec la République, le sénat fit marcher contre eux les légions, qui les rejetèrent au delà du Rubicon. La tribu gauloise des Boïens, émue du sort des Sénons, descendit aussitôt dans l’Ombrie, et, ralliant les Étrusques, elle se préparait à venir renouveler le sac de Rome ; mais sa marche fut arrêtée, et deux victoires successives, au lac Vadimon (471) et à Populonia (472), permirent au sénat de conclure une convention qui refoulait les Boïens sur leur ancien territoire. Les hostilités continuèrent avec les Étrusques pendant deux années, après lesquelles leur soumission compléta la conquête de l’Italie septentrionale. Pyrrhus en Italie. Soumission de Tarente (474-488). IX. Libres au nord, les Romains tournèrent leurs efforts contre le midi de l’Italie : la guerre fut déclarée à Tarente, dont le peuple avait attaqué une flottille romaine. Pendant que le consul Æmilius investissait la ville, les premières troupes de Pyrrhus, appelées par les Tarentins, débarquaient dans le port (474). Cette époque marque une phase nouvelle dans les destinées de Rome, qui va, pour la première fois, se mesurer avec la Grèce. Jusqu’ici les légions n’ont pas eu à combattre d’armées vraiment régulières, mais elles se sont aguerries par des luttes incessantes dans les montagnes du Samnium et de l’Étrurie ; désormais elles auront en face de vieux soldats façonnés à une tactique habile et commandés par un homme de guerre expérimenté. Le roi d’Épire, après avoir déjà deux fois perdu et regagné son royaume, envahi et abandonné la Macédoine, rêvait la conquête de l’Occident. Sur la nouvelle de son arrivée à la tête de 25 000 soldats avec vingt éléphants, les Romains enrôlent tous les citoyens en état de porter les armes, même les prolétaires ; mais, admirable exemple d’énergie ! ils repoussent l’appui de la flotte carthaginoise avec cette fière déclaration : « La République n’entreprend de guerres que celles qu’elle peut soutenir avec ses propres forces. » Tandis que 50 000 hommes, sous les ordres du consul Lævinus, marchent contre le roi d’Épire, afin d’empêcher sa jonction avec les Samnites, un autre corps d’armée entre dans la Lucanie. Le consul Tiberius Coruncanius maintient l’Étrurie, de nouveau agitée. Enfin un corps de réserve garde la capitale. Lævinus rencontra le roi d’Épire près d’Héraclée, colonie de Tarente (474). Les légions chargèrent à sept reprises la phalange, près de céder, lorsque les éléphants, inconnus aux Romains, vinrent décider la victoire en faveur de l’ennemi. Une seule bataille avait livré à Pyrrhus tout le sud de la Péninsule, où les villes grecques l’accueillirent avec enthousiasme. Mais, quoique vainqueur, il avait éprouvé des pertes sensibles et reconnu à la fois la mollesse des Grecs d’Italie et l’énergie d’un peuple de soldats. Il offrit la paix et demanda au sénat la liberté des Samnites, des Lucaniens, et surtout des villes grecques. Le vieil Appius Claudius la déclara impossible tant que Pyrrhus occuperait le sol de l’Italie. Son avis l’emporta, et la paix fut refusée. Le roi se résolut alors à marcher contre Rome en passant par la Campanie, où ses troupes firent un grand butin. Lævinus, rendu prudent par sa défaite, se contenta d’observer l’armée ennemie et parvint à couvrir Capoue ; de là il suivit Pyrrhus d’étape en étape, épiant une occasion favorable. Ce prince, s’avançant sur la voie Latine, était arrivé sans obstacle jusqu’à Préneste, lorsque, entouré par trois armées romaines, il se vit forcé de rétrograder et de se retirer en Lucanie. L’année suivante, comptant trouver de nouveaux auxiliaires chez les peuples de l’est, il attaqua l’Apulie ; la fidélité des alliés de l’Italie centrale n’en fut point ébranlée. Vainqueur à Asculum (Ascoli de Satriano) (475), mais sans succès décisif, et rencontrant toujours la même résistance, il saisit la première occasion de quitter l’Italie, pour conquérir la Sicile (476-478). Pendant ce temps, le sénat rétablissait la domination romaine dans l’Italie méridionale et s’emparait même de quelques villes grecques, entre autres de Locres et d’Héraclée. Le Samnium, la Lucanie et le Bruttium étaient de nouveau livrés au pouvoir des légions et forcés à céder des terres et à renouveler des traités d’alliance ; sur la côte, Tarente et Rhegium restèrent seules indépendantes. Les Samnites résistaient encore, et l’armée romaine campa dans leur pays en 478 et 479. Sur ces entrefaites, Pyrrhus rentre en Italie, comptant arriver à temps pour délivrer le Samnium ; mais il est battu à Bénévent par Curius Dentatus et regagne sa patrie. L’invasion de Pyrrhus, cousin d’Alexandre le Grand et l’un de ses successeurs, semble être un des derniers efforts de la civilisation grecque venant expirer aux pieds de la grandeur naissante de la civilisation romaine. La guerre contre le roi d’Épire produisit deux résultats remarquables : elle améliora la tactique romaine et amena entre les combattants ces procédés des nations civilisées qui apprennent à honorer les adversaires, à épargner les vaincus, et à ne pas laisser la colère survivre à la lutte. Le roi d’Épire traita les prisonniers romains avec une grande générosité. Cinéas envoyé à Rome auprès du sénat, comme Fabricius auprès de Pyrrhus, rapportèrent chacun, de leur mission, une profonde estime pour ceux qu’ils avaient combattus. Dans les années suivantes Rome prit Tarente (482), pacifia définitivement le Samnium et s’empara de Rhegium (483-485). Depuis la bataille du mont Gaurus, soixante et douze ans s’étaient écoulés et plusieurs générations s’étaient succédé sans voir la fin de cette longue et sanglante querelle. Les Samnites avaient été presque exterminés, et cependant l’esprit d’indépendance et de liberté demeurait profondément enraciné dans leurs montagnes. Lorsque, au bout de deux siècles et demi, viendra la guerre des alliés, c’est encore là que la cause de l’égalité des droits trouvera son plus ferme appui. Aussi le nom samnite restera-t-il toujours odieux à l’aristocratie et à Sylla, mais sympathique à César. Les autres peuples subirent promptement les lois du vainqueur. Les habitants du Picenum, en punition de leur révolte, furent dépouillés d’une partie de leur territoire, et un certain nombre d’entre eux reçurent de nouvelles terres au midi de la Campanie, près du golfe de Salerne (Picentini) (486). En 487, la soumission des Salentins permit aux Romains de s’emparer de Brindes, le port le plus important de l’Adriatique. Les Sarsinates furent réduits l’année suivante. Enfin Volsinies, ville d’Étrurie, compta de nouveau parmi les alliés de la République. Les Sabins reçurent le droit de suffrage. L’Italie, devenue désormais romaine, s’étendait depuis le Rubicon jusqu’au détroit de Messine. Prépondérance de Rome. X. Pendant cette période, la fondation de colonies vint assurer la conquête des contrées soumises. Rome se trouva ainsi entourée d’une ceinture de places fortes commandant tous les passages qui conduisaient au Latium et fermant les routes de la Campanie, du Samnium, de l’Étrurie et de la Gaule. Au début de la lutte qui se termina par la conquête de l’Italie, il n’y avait que vingt-sept tribus de citoyen romains ; la création de huit nouvelles (les deux dernières en 513) en éleva définitivement le nombre à trente-cinq, dont vingt et une furent réservées à l’ancien peuple romain et quatorze aux citoyens nouveaux. Les Étrusques en avaient quatre ; les Latins, les Volsques, les Ausones, les Èques, les Sabins, deux chacun ; mais, ces tribus étant assez éloignées de la capitale, les nouveaux citoyens ne pouvaient guère assister à tous les comices, et la majorité, comme l’influence, restait à ceux qui habitaient Rome. Après 513, on ne créa plus de tribus ; on se borna à inscrire dans les anciennes ceux qui recevaient les droits de citoyen ; de sorte que les membres d’une même tribu se trouvèrent disséminés dans les provinces, et le chiffre des inscrits s’augmenta considérablement par les adjonctions individuelles et par la tendance de plus en plus marquée à élever au rang de municipes de premier ordre ceux du second. Ainsi, vers le milieu du vie siècle, les villes des Èques, des Herniques, des Volsques, et une partie de celles de la Campanie, y compris les anciennes cités samnites Venafrum et Allifæ, obtinrent le droit de cité avec suffrage. Rome, vers la fin du ve siècle, dominait donc, mais à divers degrés, les peuples de l’Italie proprement dite. L’État italien, si l’on peut lui donner ce nom, était composé d’une classe régnante, les citoyens ; d’une classe de protégés ou tenus en tutelle, les alliés, et d’une troisième classe, les sujets. Alliés ou sujets étaient tous obligés de donner des contingents militaires. Les villes grecques maritimes fournissaient des marins à la flotte. Les cités mêmes qui gardaient leur indépendance pour les affaires intérieures obéissaient, pour l’administration militaire, à des fonctionnaires spéciaux désignés par la métropole. Les consuls avaient le droit de lever dans les contrées voisines du théâtre de la guerre tous les hommes en état de porter les armes. L’équipement et la solde de ces troupes restaient à la charge des cités ; Rome pourvoyait à leur entretien pendant la guerre. L’infanterie auxiliaire était ordinairement égale en nombre à celle des Romains, la cavalerie double ou triple. En échange de ce concours militaire, les alliés avaient droit à une part du terrain conquis, et, contre une redevance annuelle, à l’usufruit des domaines de l’État. Ces domaines, considérables dans la Péninsule, formaient l’unique source de revenus que le fisc tirât des alliés, exempts d’ailleurs de tribut. Pour surveiller l’exécution des ordres du sénat, l’équipement de la flotte et la rentrée des fermages, on établit quatre questeurs (quæstores classici). Rome se réservait exclusivement la direction des affaires extérieures et présidait seule aux destinées de la République. Les alliés n’intervenaient jamais dans les décisions du Forum, et chaque ville ne sortait pas des bornes étroites de son administration communale. La nationalité italiote se trouva peu à peu constituée au moyen de cette centralisation politique, sans laquelle les différentes peuplades se seraient affaiblies mutuellement par des guerres intestines, plus ruineuses que les guerres étrangères, et l’Italie eût été hors d’état de résister à la double étreinte des Gaulois et des Carthaginois. La forme adoptée par Rome pour régir l’Italie était la meilleure, mais comme forme transitoire. On devait tendre, en effet, à l’assimilation complète de tous les habitants de la Péninsule, et c’était évidemment le but de la sage politique des Camille et des Fabius. Quand on considère que les colonies de citoyens présentaient une image fidèle de Rome, que les colonies latines avaient des institutions et des lois analogues, qu’en outre un grand nombre de citoyens romains et d’alliés latins étaient dispersés, dans les différentes contrées de la Péninsule, sur les vastes territoires cédés à la suite d’une guerre, on juge combien dut être rapide la diffusion des mœurs romaines et du langage latin. Si Rome, dans les siècles postérieurs, ne sut pas saisir le moment favorable où l’assimilation, opérée déjà dans les esprits, aurait pu passer dans le domaine des faits, cela tient à l’abandon des principes d’équité qui avaient guidé le sénat durant les premiers siècles de la République, et surtout à la corruption des grands, intéressés à maintenir la condition d’infériorité des alliés. Le droit de cité étendu à tous les Italiotes, en temps utile, eût donné à la République une nouvelle force ; mais un refus opiniâtre devint la cause de la révolution commencée par les Gracques, continuée par Marius, étouffée momentanément par Sylla et achevée par César. Force des institutions. XI. À l’époque qui nous occupe, la République est dans toute sa splendeur. Les institutions forment des hommes remarquables, les élections annuelles portent au pouvoir les plus dignes et les y rappellent après un court intervalle. La sphère d’action des chefs militaires ne s’étend pas au delà des frontières naturelles de la Péninsule, et leur ambition, contenue dans le devoir par l’opinion publique, ne dépasse pas un but légitime, la réunion de toute l’Italie sous une même domination. Les membres de l’aristocratie semblent hériter des exploits comme des vertus de leurs ancêtres, et ni la pauvreté, ni une naissance obscure, n’empêchent le mérite de parvenir. Curius Dentatus, Fabricius, Coruncanius, ne peuvent montrer ni leurs richesses, ni les images de leurs aïeux, et cependant ils atteignent aux plus hautes dignités ; d’ailleurs la noblesse plébéienne marche de pair avec la noblesse patricienne : toutes deux tendent de plus en plus à se confondre, en se séparant de la multitude ; mais toutes les deux rivalisent de patriotisme et de désintéressement. Malgré le goût des richesses, introduit par la guerre des Sabins, les magistrats maintiennent la simplicité des mœurs, et garantissent le domaine public contre l’empiétement des riches, par l’exécution rigoureuse de la loi qui limitait à cinq cents arpents l’étendue des propriétés qu’il était permis de posséder. Les premiers citoyens donnent les exemples les plus remarquables d’intégrité et d’abnégation. Marcus Valerius Corvus, après avoir occupé vingt et une charges curules, retourne à ses champs sans fortune, mais non pas sans gloire (419). Fabius Rullianus, au milieu de ses victoires et de ses triomphes, oublie son ressentiment contre Papirius Cursor et le nomme dictateur, sacrifiant ainsi sa rancune aux intérêts de la patrie (429). Manius Curius Dentatus ne garde rien pour lui des riches dépouilles enlevées aux Sabins, et, après avoir vaincu Pyrrhus, reprend la vie simple de la campagne(479). Fabricius repousse l’argent que lui offrent les Samnites en récompense de sa généreuse conduite envers eux, et dédaigne les présents de Pyrrhus (476). Coruncanius donne l’exemple de toutes les vertus. Fabius Gurgès, Fabius Pictor et Ogulnius versent dans le trésor les dons magnifiques qu’ils ont rapportés de leur ambassade à Alexandrie. M. Rutilius Censorinus, frappé du danger de confier deux fois de suite la censure aux mêmes mains, refuse d’être réélu censeur (488). Bien d’autres noms pourraient encore être cités, qui honorèrent alors et dans les siècles suivants la République romaine ; mais ajoutons que si la classe dirigeante savait appeler à elle tous les hommes éminents, elle n’oubliait pas de récompenser avec éclat ceux surtout qui favorisaient ses intérêts : Fabius Rullianus, par exemple, vainqueur dans tant de batailles, ne reçut le nom de très-grand (Maximus) que pour avoir, lors de sa censure, annulé dans les comices l’influence de la classe pauvre, composée d’affranchis, qu’il distribua parmi les tribus urbaines (454), où leurs votes se perdaient dans le grand nombre. Le parti populaire, de son côté, ne cessait de réclamer de nouvelles concessions, ou de revendiquer celles qui étaient tombées en désuétude. Ainsi il obtint, en 428, le rétablissemeut de la loi de Servius Tullius, qui décidait que les biens seuls du débiteur, et non son corps, répondraient de sa dette. En 450, Flavius, fils d’un affranchi, rendit publics le calendrier et les formules de procédure, ce qui enlevait aux patriciens la connaissance exclusive du droit civil et religieux. Mais les jurisconsultes trouvèrent moyen d’atténuer la mesure de Flavius en inventant de nouvelles formules peu intelligibles pour le public. Les plébéiens, en 454, furent admis dans le collège des pontifes et dans celui des augures ; la même année, on fut obligé de renouveler pour la troisième fois la loi Valeria, De provocatione. En 468, le peuple se retira encore sur le Janicule, demandant la remise des dettes et s’indignant contre l’usure. La concorde se rétablit seulement lorsqu’il eut obtenu, d’abord par la loi Hortensia, que les plébiscites fussent obligatoires pour tous ; ensuite, par la loi Mænia, qu’on remît en vigueur les dispositions provoquées par Publilius Philon en 415. Ces dispositions, comme on l’a vu plus haut, obligeaient le sénat à déclarer d’avance si les lois présentées aux comices n’étaient pas contraires au droit public et religieux. L’ambition de Rome semblait démesurée ; cependant toutes ses guerres avaient pour raison ou pour prétexte la défense du faible et la protection de ses alliés. En effet, la cause des guerres contre les Samnites fut tantôt la défense des habitants de Capoue, tantôt celle des habitants de Palæopolis, tantôt celle des Lucaniens. La guerre contre Pyrrhus eut pour origine l’assistance réclamée par les habitants de Thurium ; enfin, l’appui que solliciteront les Mamertins en Sicile amènera bientôt la première guerre punique. Le sénat, on l’a vu, mettait en pratique les principes qui fondent les empires et les vertus que la guerre enfante. Ainsi, pour tous les citoyens, égalité de droits ; devant les dangers de la patrie, égalité de devoirs et suspension même de la liberté. Aux plus dignes les honneurs et le commandement. Point de magistrature à qui n’a pas servi dans les rangs de l’armée. L’exemple est donné par les familles les plus illustres et les plus riches : à la bataille du lac Régille (258), les principaux sénateurs sont confondus dans les rangs des légions ; au combat près du Crémère, les trois cent six Fabius, qui tous, selon Tite-Live, étaient capables de remplir les plus hautes fonctions, périssent les armes à la main. Plus tard, à Cannes, quatre-vingts sénateurs, qui s’étaient enrôlés comme simples soldats, tombent sur le cliamp de bataille. Le triomphe est accordé pour les victoires qui agrandissent le territoire, mais non pour celles qui font recouvrer le sol perdu. Point de triomphe non plus dans les guerres civiles : le succès, quel qu’il soit, est toujours un deuil public. Les consuls ou proconsuls cherchent à être utiles à la patrie sans fausse susceptibilité ; aujourd’hui au premier rang, demain au second, ils servent avec le même dévouement sous les ordres de celui auquel ils commandaient la veille. Servilius, consul en 281, devient, l’année suivante, lieutenant de Valerius. Fabius, après tant de triomphes, consent à n’être que le lieutenant de son fils. Plus tard, Flamininus, vainqueur du roi de Macédoine, redescend par patriotisme, après la victoire de Cynoscéphales, au grade de tribun des soldats ; le grand Scipion lui-même, après la défaite d’Annibal, sert de lieutenant à son frère dans la guerre contre Antiochus. Tout sacrifier à la patrie est le premier devoir. En se dévouant aux dieux infernaux, comme Curtius et comme les deux Decius, on croit acheter, au prix de sa vie, le salut des autres ou la victoire. — L’observation de la discipline va jusqu’à la cruauté : Manlius Torquatus, à l’exemple de Postumius Tubertus, punit par la mort la désobéissance de son fils, quoique vainqueur. Les soldats qui ont fui sont décimés, ceux qui abandonnent leurs rangs ou le champ de bataille sont voués, les uns au supplice, les autres au déshonneur, et l’on repousse, comme indignes d’être rachetés, les prisonniers faits par l’ennemi. Entourée de voisins belliqueux, Rome devait en triompher ou cesser d’exister ; — de là cette supériorité dans l’art de la guerre, car, ainsi que le dit Montesquieu, dans les guerres passagères, la plupart des exemples sont perdus ; la paix donne d’autres idées, et l’on oublie ses fautes et ses vertus mêmes ; — de là ce mépris de la trahison et ce dédain des avantages qu’elle promet : Camille renvoie à leurs parents les enfants des premières familles de Faléries, livrés par leur instituteur ; le sénat rejette avec indignation l’offre du médecin de Pyrrhus, proposant d’empoisonner ce prince ; — de là cette religion du serment et ce respect des engagements contractés : les prisonniers romains auxquels Pyrrhus avait permis de se rendre à Rome pour les fêtes de Saturne retournent tous auprès de lui sans manquer à leur parole, et Regulus laisse l’exemple le plus mémorable de la fidélité à la foi jurée ; — de là cette politique habile et inflexible qui refuse la paix après une défaite, ou un traité avec l’ennemi tant qu’il est sur le sol de la patrie ; qui se sert de la guerre pour faire diversion aux troubles intérieurs ; gagne les vaincus par des bienfaits s’ils se soumettent, les admet par degré dans la grande famille romaine ; et, s’ils résistent, les frappe sans pitié et les réduit à l’esclavage ; — de là cette préoccupation de multiplier sur les territoires conquis la race des laboureurs et des soldats ; — de là enfin l’imposant spectacle d’une ville qui devient un peuple et d’un peuple qui embrasse l’univers. Les historiens ont toujours indiqué comme frontière septentrionale de l’Italie, sous la République, la rivière Macra, en Étrurie ; mais ce qui prouve que cette limite était plus au sud, c’est que César venait prendre ses quartiers d’hiver à Lucques ; cette ville devait donc être dans son commandement et faire partie de la Gaule cisalpine. Sous Auguste, la frontière de l’Italie septentrionale fut portée jusqu’à la Macra. Discours de César au sénat, rapporté par Salluste. (Conjuration de Catilina, li.) Cette phrase exprimant, avec une grande netteté, la politique du sénat romain, est extraite de l’excellente Histoire romaine de M. Duruy, t. I, chap. xi. Comme, par exemple, de mettre l’épouse dans l’obéissance complète de son mari ; de donner au père une autorité absolue sur ses enfants, etc. Dans l’origine, les municipes étaient des villes alliées conservant leur autonomie, mais s’engageant à rendre à Rome certains services (munus) ; de là le nom de municipes. (Aulu-Gelle, XVI, xiii, 16.) Pour pouvoir jouir du droit de cité, il fallait être domicilié à Rome, avoir laissé un fils majeur dans son municipe ou y avoir exercé une magistrature. Aulu-Gelle, XVI, xiii. — Paul Diacre, au mot Municipium, p. 127. Dans cette catégorie se trouvaient parfois des municipes du troisième degré, tels que Cære. (Voy. Festus, au mot Præfecturæ, p. 233.) Plusieurs de ces villes, telles que Fundi, Formies, Arpinum, obtinrent dans la suite le droit de suffrage ; on continua cependant, par un ancien usage, de leur donner le nom de préfecture, qui fut aussi abusivement appliqué à des colonies. Socius et amicus. (Tite-Live, XXXI, xi.) — Conf. Denys d’Halicarnasse, VI, xcv ; X, xxi. Par exemple, avec Carthage. (Polybe, III, xxii. — Tite-Live, VII, xxvii ; IX, xix, xliii.) Ainsi avec les Latins. « Ut eosdem quos populus romanus amicos atque hostes habeant. » (Tite-Live, XXXVIII, viii.) Cicéron, Discours pour Balbus, xvi. Les affranchis étaient, en effet, ou citoyens romains, ou latins, ou rangés au nombre des dedititii. Les esclaves qui avaient, pendant qu’ils étaient en servitude, subi un châtiment grave, s’ils venaient à être affranchis, n’obtenaient que l’assimilation aux dedititii. Si, au contraire, l’esclave n’avait subi aucune peine, s’il était âgé de plus de trente ans ; si, en même temps, il appartenait à son maître selon le droit des Quirites, et si les formalités de la manumission ou de l’affranchissement exigées par la loi romaine avaient été observées, il était citoyen romain. Il n’était que latin, si une de ces circonstances manquait. (Institutes de Gaius, I, §§ 12, 13, l5, 16, 17.) « Valerius envoya sur les terres conquises des Volsques une colonie d’un certain nombre de citoyens choisis parmi les pauvres, tant pour y servir de garnison contre les ennemis que pour diminuer à Rome le parti des séditieux... » (An de Rome 260.) (Denys d’Halicarnasse, VI, xliii.) — Ce grand nombre de colonies, en déchargeant la population de Rome d’une multitude de citoyens indigents, avait maintenu la tranquillité (452). (Tite-Live, X, vi.) Les auteurs modernes ne sont pas d’accord sur ce point, qui exigerait une longue discussion ; mais on peut considérer la question comme tranchée dans le sens de notre texte par Madvig, Opuscula, I, p. 244-254. Le peuple (populus) y nommait ses magistrats ; les duumviri remplissaient les fonctions de consuls ou de préteurs, dont quelquefois ils prenaient le titre (Corpus inscriptionum latin. passim) ; les quinquennales correspondaient aux censeurs. Enfin il y avait des questeurs et des édiles. Le sénat, de même qu’à Rome, se composait de membres nommés à vie, au nombre de cent ; il était complété tous les cinq ans (lectio senatus). (Tabula Heracleensis, cap. v et seq.) Un certain nombre de colonies figurent dans la liste que donne Denys d’Halicarnasse des membres de la confédération (V, lxi). Pline, Histoire naturelle, III, iv, § 7. Puisqu’elle nommait ses magistrats, battait monnaie (Mommsen, Münzwesen, p. 317), droits refusés aux colonies romaines, et conservait ses lois particulières d’après le principe : « Nulla populi Romani lege adstricti, nisi in quam populus eorum fundus factus est. » (Aulu-Gelle, XVI, xiii, 6. — Conf. Cicéron, Discours pour Balbus, viii, 21.) Cicéron, Discours sur la loi agraire, ii, 27. Tite-Live, XXVII, ix. Florus, I, xvi. Tite-Live, VIII, xiii, xiv. Tite-Live, VIII, xiv. Ces villes eurent le droit de cité sans suffrage ; de ce nombre furent Capoue, en considération de ce que ses chevaliers n’avaient pas pris part à la révolte, Cumes, Fundi, Formies. Velleius Paterculus, I, xv. Tite-Live, VIII, xiv. Tite-Live, VIII, xix et suiv. — Valère Maxime, VI, ii, 1. Florus, I, xvi. Tite-Live, VIII, xxvi ; XXI, xlix ; XXII, xi. « Eam solam gentem restare. » (Tite-Live, VIII, xxvii.) Cicéron, Des Devoirs, iii, 30. Tite-Live, IX, xxiv, xxviii. Diodore de Sicile, XX, xxxvi. — Tite-Live, IX, xxix. Diodore de Sicile, XIX, ci. Tite-Live, IX, xxx. Diodore de Sicile, XX, xxxv. Aujourd’hui lago di Vadimone ou Bagnaccio, situé sur la rive droite et à trois milles du Tibre, entre ce fleuve et le lac Ciminius, à peu près à la hauteur de Narni. Tite-Live, IX, xliii. — Cicéron, Discours pour Balbus, xiii. — Festus, au mot Præfecturæ, p. 233. Tite-Live, IX, xlv. — Diodore de Sicile, XX, ci. Tite-Live, IX, xlv ; X, iii, x. Appien, Guerres samnites, § i, p. 56, édit. Schweighæuser. Diodore de Sicile, XIX, x. Tite-Live, X, xi et suiv. Tite-Live, X, xxii et suiv. — Polybe, II, xix. — Florus, I, xvii. Volsinies, Pérouse et Arretium. (Tite-Live, X, xxxvii.) Orose, III, xxii. — Zonare, VII, 2. — Eutrope, II, v. Velleius Paterculus, I, xv. — Festus, au mot Præfecturæ, p. 233. Denys d’Halicarnasse, Excerpta, p. 2325, édit. Schweighæuser. Polybe, II, xix, xxiv. — Tite-Live, Epitome, XI. Tite-Live, Epitome, XIII-XIV. — Plutarque, Pyrrhus, xv et suiv. — Florus, I, xviii. — Eutrope, II, vi-viii. — Zonare, VIII, 2. Valère Maxime, III, vii, 10. Appien (Guerres samnites, X, iii, p. 65) dit que Pyrrhus s’avança jusqu’à Anagnia. Cicéron, Discours pour Balbus, xxii. Tite-Live, Epitome, XIV. — Orose, IV, iii. Florus, I, xx. Tite-Live, Epitome, XV. — Fasti capitolini, ann. 487. COLONIES ROMAINES — IIIe période : 416-488. Antium (416). Colonie maritime (Volsques). Torre d’Anzo ou Porto d’Anzo. Terracina (425). Colonie maritime (Aurunces). (Via Appia.) Terracina. Minturnæ (459). Colonie maritime (Aurunces). (Via Appia.) Ruines près de Trajetta. Sinuessa (459). Colonie maritime (Campanie). (Via Appia.) Près de Rocca di Mondragone. Sena Gallica (465). Colonie maritime (Ombrie, in agro gallico). (Via Valeria.) Sinigaglia. Castrum Novum (465). Colonie maritime (Picenum). (Via Valeria.) Giulia nuava. COLONIES LATINES. Cales (420). Campanie. (Via Appia.) Calvi. Fregellæ (426). Volsques. Vallée du Liris. Ceprano (?). Détruite en 629. Luceria (440). Apulie. Lucera. Suessa Aurunca (441). (Aurunces). (Via Appia.) Sessa. Pontiæ (441). Île en face de Circeii. Ponza. Saticula (441). Limite du Samnium et de la Campanie. Prestia, près de Santa Agata de’ Goti. Disparut de bonne heure. Interamna (Lirinas) (442). Volsques. Terame. Inhabitée. Sora (451). Limite des Volsques et des Sanmites. Sora. Colonisée déjà précédemment. Alba Fucensis (451). Marses. (Via Valeria.) Alba, village près d’Avezzano. Narnia (455). Ombrie. (Via Flaminia.) Narni. Renforcée en 555. Carseoli (456). Èques. (Via Valeria.) Cerita, Osteria del Cavaliere, près de Carsoli. Venusia (463). Frontière entre la Lucanie et l’Apulie. (Via Appia.) Venosa. Renforcée en 554. Adria (ou Hatria) (465). Picenum. (Via Valeria et Salaria.) Adri. Cosa (481). Étrurie ou Campanie. Ansedonia (?), près d’Orbitello. Renforcée en 557. Pæstum (481). Lucanie. Pesto. Ruines. Ariminum (486). Ombrie, in agro gallico. (Via Flaminia.) Rimini. Beneventum (486). Samnium. (Via Appia.) Benevento. Campaniens : Stellatina. Étrusques : Tromentina, Sabatina, Arniensis, en 367 (Tite-Live, VI, v). Latins : Mæcia et Scaptia, en 422 (Tite-Live, VIII, xvii). Volsques : Pomptina et Publilia, en 396 (Tite-Live, VII, xv). Ausones : Ufentina et Falerna, en 436 (Tite-Live, IX, xx). Èques : Aniensis et Terentina, en 455 (Tite-Live, X, ix). Sabins : Velina et Quirina, en 513 (Tite-Live, Epitome, XIX). Au commencement de chaque année consulaire, les magistrats ou députés des villes devaient se rendre à Rome, et les consuls y fixaient le contingent que chacune d’elles était obligée de fournir suivant les listes du cens. Ces listes étaient dressées par les magistrats locaux, qui les envoyaient au sénat, et renouvelées tous les cinq ans, sauf dans les colonies latines, où l’on semble avoir pris pour base constante le nombre des colons primitifs. Le pays des Samnites, entre autres, était complètement découpé par ces domaines. Tite-Live met dans la bouche du consul Decius, en 452, cette phrase remarquable : « Jam ne nobilitatis quidem suæ plebeios pœnitere » (Tite-Live, X, vii) ; et plus tard encore, vers 538, un tribun s’exprime ainsi : « Nam plebeios nobiles jam eisdem initiatos esse sacris, et contemnere plebem, ex quo contemni desierint a patribus, cœpisse. » (Tite-Live, XXII, xxxiv.) Tite-Live, XIV, xlviii. La preuve en est dans la condamnation de ceux qui enfreignaient la loi de Stolon. (Tite-Live, X, xiii.) Valère Maxime, IV, iii, 5. — Plutarque, Caton, iii. Valère Maxime, IV, iii, 6. Valère Maxime, IV, iii, 9. Tite-Live, IX, xlvi. « Les biens du débiteur, non son corps, répondraient de sa dette. Ainsi tous les citoyens captifs furent libres, et on défendit pour toujours de remettre aux fers un débiteur. » (Tite-Live, VIII, xxviii.) L’ignorance du calendrier et du mode de fixation des fêtes laissait aux pontifes seuls la connaissance des jours où il était permis de plaider. « Les jurisconsultes, de peur que leur ministère ne devînt inutile pour procéder en justice, imaginèrent certaines formules, afin de se rendre nécessaires. » (Cicéron, Pour Murena, xi.) Tite-Live, Epitome, XI. — Pline, XVI, x, 37. Cicéron, Brutus, c. xiv. — Zonare, Annales, VIII, 2. « Vous voyez ici tous les principaux sénateurs qui vous donnent l’exemple. Ils veulent partager avec vous les fatigues et les périls de la guerre, quoique les lois et leur âge les exemptent de porter les armes. » (Discours du dictateur Postumius à ses troupes ; Denys d’Halicarnasse, VI, ix.) Tite-Live, XXII, xlix. Valère Maxime, II, viii, 4, 7. Plutarque, Flamininus, xxviii. Aurelius Victor, Hommes illustres, xxvi et xxvii. Tite-Live, IX, x. « Une sédition s’élevait déjà entre les patriciens et le peuple, et la terreur d’une guerre si soudaine (avec les Tiburtins) l’étouffa. » (Tite-Live, VII, xii.) — « Appius Sabinus, pour prévenir les maux qui sont une suite inévitable de l’oisiveté jointe à l’indigence, voulait occuper le peuple dans les guerres du dehors, afin que, gagnant sa vie par lui-même, et trouvant abondamment sur les terres de l’ennemi les vivres qui manquaient à Rome, il rendît en même temps quelque service à l’État, au lieu de troubler mal à propos les sénateurs dans l’administration des affaires. Il disait qu’une ville qui disputait, comme Rome, l’empire à toutes les autres, et qui en était haïe, ne pouvait pas manquer d’un honnête prétexte pour faire la guerre ; que, si l’on voulait juger de l’avenir par le passé, on verrait clairement que toutes les séditions qui avaient jusqu’alors déchiré la République n’étaient jamais arrivées que dans les temps de paix, lorsqu’on ne craignait plus rien au dehors. « (Denys d’Halicarnasse, IX, xliii.) Claudius fit aussi la guerre dans l’Ombrie et s’empara de la ville de Camerinum, dont il vendit les habitants comme esclaves. (Voy. Valère Maxime, VI, v, § 1. — Tite-Live, Epitome, XV.) Camille, après la prise de Veïes, fait vendre les têtes libres à l’encan. (Tite-Live, V, xxii.) — En 365, les prisonniers, la plupart Étrusques, furent vendus à l’encan. (Tite-Live, VI, iv.) — Les auxiliaires des Samnites, après la bataille d’Allifæ (447), furent vendus comme esclaves au nombre de 7 000. (Tite-Live, IX, xlii.) |
Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/336 |
La première personne près de qui on alla aux informations fut Mme Korobotchka, mais il sortit de là bien peu de lumière : il avait acheté des âmes pour quinze roubles<ref>Rouble assignat, un franc.</ref> ; il achète aussi de la plume ; il trafique de beaucoup de choses, suif, saindoux, peaux... il fait des fournitures à la couronne. Ce devait être un fripon, pensait la dame, car un autre croquant de cette espèce, qui achetait de la plume et faisait aussi à la couronne des fournitures de suif et de cuir, avait trompé tout le monde, et la protopopesse en avait été elle-même pour cent roubles avec lui. En vain les questions furent posées autrement, on ne put tirer d’elle que la répétition des seules et mêmes choses, et MM. les employés finirent par reconnaître qu’ils avaient affaire à une vieille radoteuse. Manilof se trouvant en ville, il fut circonvenu avec empressement ; aux premières questions qu’on lui fit, il sourit angéliquement, puis il déclara qu’en toute occasion on le trouverait toujours prêt à répondre de Paul Ivanovitch comme de lui-même, et qu’il donnerait bien volontiers tous ses biens pour posséder la centième partie des qualités de Tchitchikof ; bref, il parla de ce dernier dans les termes les plus flatteurs, entrecoupés d’admirables maximes sur la sainteté de l’amitié, soulignant en quelque sorte chacun de ces apophtegmes au moyen de clignements de paupières fort éloquents.
Dans le témoignage qu’il porta, la sensibilité et les mille délicatesses de cœur de Manilof furent là comme toujours en pleine lumière ; seulement les magistrats n’y virent pas plus clair dans la question qui les intéressait. Sabakévitch interrogé dit que Tchitchikof était, selon lui, un brave homme, qu’il lui avait vendu, pour être transféré dans des plantations, des paysans industrieux ; que tout ce monde qu’il achetait était choisi et parfaitement vivant, que naturellement lui, Sabakévitch, pour cette marchandise, il ne répondait que du passé, l’avenir était dans les mains d’un autre maître ; que si donc, dans les fatigues inséparables d’une transmigration assez considérable, il périssait tout ou
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Œuvres de Descartes, éd. Cousin, tome I.djvu/82 | avoit vécu dans le fond de la Nord-Hollande ; il osa
y avoir des mœurs et de la vertu ; il ne fut ni vil,
ni bas, ni flatteur ; il ne fut point le lâche complaisant
des princes ni des grands ; il ne crut point
qu’il devoit oublier la philosophie pour la fortune ;
il ne brigua point ces places qui n’agrandissent
jamais ceux qui sont petits, et rabaisseroient plutôt
ceux qui sont grands. Et comment Descartes
auroit-il pu avoir de telles pensées ? Celui qui est
sans cesse occupé à méditer sur l’éternité, sur le
temps, sur l’espace, ne doit-il pas contracter une
habitude de grandeur, qui de son esprit passe à
son âme ? celui qui mesure la distance des astres,
et voit Dieu au-delà ; celui qui se transporte
dans le soleil ou dans Saturne pour y voir l’espace
qu’occupe la terre, et qui cherche alors vainement
ce point égaré comme un sable à travers les mondes,
reviendra-t-il sur ce grain de poussière pour
y flatter, pour y ramper, pour y disputer ou quelques
honneurs ou quelques richesses ? Non : il vit
avec Dieu et avec la nature ; il abandonne aux
hommes les objets de leurs passions, et poursuit
le cours de ses pensées, qui suivent le cours de
l’univers ; il s’applique à mettre dans son âme l’ordre
qu’il contemple, ou plutôt son âme se monte
insensiblement au ton de cette grande harmonie.
Je ne louerai donc point Descartes de n’avoir été
ni intrigant ni ambitieux. Je ne le louerai point
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Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 1.djvu/216 | {{nr|212|REVUE DES DEUX MONDES.|}}poids du travail. Jeune, il s’est dévoué de toute son âme à la science, et il n’a pas songé que cette science, rude jouteuse, le ferait plus d’une fois chanceler sur l’arène. Et moi aussi, dit-il dans son livre, j’ai voulu accomplir ma croisade en faveur de mon pays<ref>''Histoire de France'', {{tom.}}{{rom-maj|ii|2}}.</ref>. Une belle et noble croisade, où il s’en est allé en soldat courageux, supportant sans se plaindre la longueur de la marche et la chaleur du jour, souvent seul sur la route, ayant à lutter contre l’indifférence, cette implacable ennemie des grandes pensées, souvent triste malgré lui, cherchant en vain à se reprendre aux croyances qui l’entraînent de loin, et regardant d’un œil vif et pensif, et peut-être mêlé de quelques larmes, les lieux qu’il a quittés, l’humble foyer où il pouvait poser sa tête en paix et s’endormir comme les autres dans le plaisir et l’insouciance ! Puis, le voici revenu de ses courses aventureuses. Sa croisade est finie, à nous d’en profiter. Si le voyageur arrive, comme Colomb, avec un rameau d’arbre des nouvelles contrées qu’il a découvertes, n’irez-vous pas le recevoir et lui faire accueil ? Si le messager accourt de loin, tout épuisé comme l’Athénien pour vous annoncer la bonne nouvelle, oh ! ne lui tendrez-vous pas la main ? Ainsi vient le jeune historien. Aidez-lui donc. Et si parfois, à travers son chant de victoire, il laisse échapper un son plaintif ; si, au milieu de ces belles pages, où il a pris à tâche de retracer le progrès moral et intellectuel de notre pays, il lui arrive d’inscrire ce mot {{lang|grc|texte=αναγκη|trans=anangkê}}, c’est que la lassitude est venue le saisir au cœur. Aidez-lui donc.
Nous devions déjà à {{M.|Michelet}} des ouvrages essentiels, dont nul de nous, sans doute, n’a perdu le souvenir. Nous lui devions, entre autres, l’interprétation des œuvres de Vico, une histoire romaine neuve et hardie, et une belle introduction à l’histoire universelle. Mais toutes ses œuvres antérieures ne semblaient être pour lui qu’un prélude à celle qu’il devait essayer aujourd’hui ; çà et là, on voit toujours percer son idée dominante, son désir d’écrire une histoire de France. Ne vous étonnez pas qu’il s’en aille chercher si loin des matériaux ; son ardent patriotisme lui fait tout ramener à son point de départ, à la France. Ce ne serait pas trop, dit-il dans
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Correspondance de Voltaire/1746/Lettre 1852 | Voltaire Correspondance : année 1746 Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 36, p. 473-474). ◄ Lettre 1851 Lettre 1853 ► bookCorrespondance : année 1746VoltaireGarnierVŒuvres complètes de Voltaire, tome 36Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvuVoltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/3473-474 1852. — À M. MOREAU, avocat du roi au chatelet. Paris, ce 13 décembre 1746, rue Traversière. Monsieur, j’ai l’honneur de vous envoyer un petit résumé d’un procès malheureux, mais nécessaire, et dont l’objet se trouve joint à l’utilité publique. Nous demandons, M. l’abbé d’Olivet et moi, que le mémoire calomnieux de maître Rigoley soit lacéré. Quant à la personne de Rigoley, monseigneur l’archevêque de Tours et messieurs les agents du clergé s’en rapportent à vous, monsieur, sur la satisfaction personnelle qu’il me doit, et ils ont promis de le chasser de son bureau s’il n’obéit pas aux ordres que vous voudrez bien lui donner. Je vous supplie donc, monsieur, d’avoir la bonté de lui faire dire de venir vous parler. Je me rendrai chez vous à l’heure que vous aurez prescrite. J’apporterai les preuves par écrit qui démontrent toutes ses calomnies. Il n’aura point de moi d’autres reproches, et j’ose me flatter qu’il sera si confondu et peut-être si touché qu’il préviendra lui-même la plus ample satisfaction que votre équité exigerait. C’est une affaire indépendante du procès et de la lacération du mémoire, sur laquelle j’insiste, et qui parait une suite naturelle de la condamnation des libelles diffamatoires. Ce n’est ici qu’un jugement de conciliation, un procédé d’honneur dont vous êtes le juge naturel. J’attends vos ordres, monsieur ; je viendrai m’informer chez vous du jour et de l’heure que vous aurez donnée à Rigoley et à moi. Il demeure rue Vivienne, chez M. de Saint-Julien, receveur général du clergé. J’ai l’honneur d’être, avec la plus respectueuse reconnaissance, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur. Voltaire. Voltaire contre Travenol, par Henri Beaune, 1869. L’autographe de cette lettre faisait partie de la collection Sohier. Voyez les notes des lettres 1807 et 1839. Rigoley de Juvigny était employé dans les bureaux du trésorier ou de l’agent général du clergé. |
Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 1.djvu/420 |
{{c|RENAUD.}}
Empereur, encore une fois, je vous en supplie, recevez-moi en grâce, ainsi que mes frères, et je vous promets pour jamais foi et obéissance.
{{c|CHARLEMAGNE.}}
Renaud, vous vous êtes étrangement trompé, si vous avez cru que je serais plus facile à vos prières, parce que je suis en votre pouvoir. Jamais vous n’aurez de paix de moi.
— Eh bien ! Charlemagne, puisque tu ne veux pas de paix avec nous, tu es libre, dit Renaud, et il baisse le pont-levis de Montauban pour faire sortir le roi sain et sauf. Celui-ci continue le siége et affame le château. Bientôt les quatre fils d’Aymon sont réduits à la dernière extrémité. Leur père, qui est dans l’armée des assiégeans, les prend en pitié, et il se sert des machines de guerre pour leur lancer des vivres, au lieu de pierres et de traits. — Charlemagne le découvre, et en fait d’amers reproches au duc Aymon ; la réponse de celui-ci est admirable. — « Empereur Charlemagne, je ne m’excuserai pas : il est naturel à l’eau de mouiller, à l’air de refroidir, au feu de réchauffer ; il est aussi naturel au père d’aimer ses enfans. Le cri du sang ne peut se taire, ô roi ! Je vous le déclare donc devant ces princes, quand vous sépareriez ma peau de mes chairs vivantes, jamais désormais je ne ferai aucun tort à mes fils. — Allez, duc Aymon, répond Charlemagne, allez retrouver votre femme, et dites-lui que vous n’avez plus d’héritiers, car d’ici à peu de jours, vos quatre fils auront vécu. »
Cependant ceux-ci font mentir la prédiction de Charlemagne, car ils se sauvent, sur Bayard, du château de Montauban, et se réfugient à Dordonne, dans la maison de leur père. Là, ils sont de nouveau assiégés par l’empereur, qui finit par être abandonné de tous ses seigneurs, et forcé à recevoir les quatre fils d’Aymon à merci. Renaud s’engage à faire un pélerinage en Palestine pour expier ses fautes envers le roi, et il part vêtu en pélerin.
Là finissait la tragédie bretonne ; elle n’avait pas suivi la légende plus loin.
Après de longs applaudissemens, la foule se retira. Je voulus attendre qu’on pût sortir à l’aise, et je restai assis et pensif.
La nuit commençait à tomber. Le soleil, qui descendait à l’horizon, ne laissait plus voir que les derniers plis de sa pourpre nuageuse, et la lune montrait son pâle croissant perdu dans l’océan du ciel, comme une nacelle enflammée. Le champ qui avait servi de théâtre était vide. {{tiret|J’entre|voyais}}
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Stevenson - Catriona.djvu/65 |
« Vous entendez, dit-elle, je compose aussi la poésie,
seulement elle ne rime pas. » Et elle continua :
{{interligne}}
Je suis miss Grant, fille de l’avocat,
Vous êtes je crois David Balfour.
</poem>
{{interligne}}
Je ne lui cachai pas combien son talent me charmait.
« Quel est le titre de votre chanson ? me dit-elle.
— Je ne sais pas le titre, je l’appelle la chanson
d’Alan. »
Elle me regarda en face.
« Je l’appellerai la chanson de David, dit-elle, quoiqu’elle
ne ressemble pas à celle que votre homonyme
d’Israël jouait devant Saül, et je doute fort que ce roi
l’eût appréciée, car ce n’est que de la piètre musique. Je
n’aime pas l’autre nom. Ainsi, si vous désirez entendre
de nouveau ce chant, il faudra me demander « la chanson
de David ».
Cela fut dit avec une intonation qui me donna une
secousse au cœur. Je lui posai cette question :
« Pourquoi cela, miss Grant ?
— Parce que si jamais vous veniez à être pendu je
mettrais en vers vos dernières paroles et je les chanterais
sur cet air. »
Cela me fit voir qu’elle était — en partie du moins —
au courant de mon histoire et de mon péril. Que savait-elle
au juste ? il m’était difficile de le deviner. Elle savait,
en tout cas, que le nom d’Alan était dangereux et elle
avait pris ce moyen pour m’avertir de ne pas le prononcer.
Il était clair aussi qu’elle me croyait accusé de
quelque crime. Je devinai que ses derniers mots (qu’elle
avait fait suivre d’ailleurs d’une musique bruyante) lui
avaient servi à arrêter la conversation, et je demeurai
près d’elle, affectant d’écouter et d’admirer, mais en réalité
absorbé dans mes réflexions. Cette jeune fille aimait
le mystère et il y en avait certainement dans cette {{tiret|pre|mière}}
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Amis/22 | Edmond Haraucourt Amis G. Charpentier et Cie, éditeurs, 1887 (p. 293-406). ◄ PREMIÈRE PARTIE. — À trois. Épilogue ► DEUXIÈME PARTIE. — À deux. bookAmisEdmond HaraucourtG. Charpentier et Cie, éditeurs1887ParisVDEUXIÈME PARTIE. — À deux.Haraucourt - Amis, 1887.djvuHaraucourt - Amis, 1887.djvu/9293-406 Et ainsi la jouissance s’évanouissait soudain dans l’horreur, et l’idéal du beau devenait l’idéal de la hideur, comme la vallée de Hinnom est devenue la Géhenne. Edgar Poë. — Viens, dit Georges, donne-moi ton bras : il ne faut pas rester ici. Pierre se laissa mener et rentra dans le parc. Les jardins et la maison avaient l’air d’une salle trop grande et vide ; il semblait qu’on avait retiré de là quelque chose d’accoutumé, et que tout était nu ; les murs dégageaient du silence ; les arbres, sous leurs feuilles, s’allongeaient, comme dépouillés, avec une immobilité si morne qu’on les eût dits gelés dans leur printemps ; le ciel rose versait à l’âme un froid d’hiver. Georges ne savait où conduire son ami. Pierre suivait, dos courbé, en s’appuyant ; il serrait de ses doigts la manche de Desreynes, dans la crainte indécise qu’on ne l’abandonnât de nouveau ; il trouvait si bon d’avoir là un vivant qui pût lui parler ! Il se tenait tout contre lui, et goûtait un bien-être de, convalescent à ne plus rester seul ; il était si profondément épuisé d’émotions et de souffrance, si faible, que l’effroi de la solitude excluait les autres sentiments. Il avait oublié le crime, et donnait une reconnaissance naïve à celui qui voulait bien lui témoigner de la bonté, comme s’il n’eût aucun droit à rien, depuis qu’il était misérable. Il venait de retrouver une consolation, un appui moral, une sympathie inespérée : non plus l’amitié, car elle doit, mais la charité. Cet homme était pour lui un passant autrefois connu qui le recueillait maintenant par pitié et lui prêtait un coin bienveillant de son cœur. Certes, il ne formulait pas ces subtilités maladives ; mais il les subissait physiquement : sans doute parce qu’il avait cru Georges perdu pour lui, et que sa tête fatiguée n’était plus capable de réformer les impressions reçues. Il se cramponnait avec un égoïsme de fou à cette compagnie de salut... Cet état de rêve dura longtemps, et fut pour Arsemar un calmant répit à ses tortures. Enfin, son esprit devint plus lucide ; il reconnut Georges, ainsi qu’on reconnaît, en s’éveillant, une patrie jadis chère et bien longtemps quittée. Desreynes le sentit revenir à lui, et, prenant la main de son frère, il le regarda d’un œil si chargé de prière et d’amour, que l’autre y retrouva d’un coup le drame entier de son désastre, et en même temps le réconfort d’un impérissable attachement. — Ami, ami, que je suis malheureux ! — Mon pauvre Pierre... Pardonne-moi... — N’en parle pas, s’écria le désespéré en lui fermant la bouche avec sa main... Ne rappelle pas... — C’est moi... — Je t’en supplie... — Je t’aimais pourtant bien, et je t’aime encore plus. Une vierge frissonne ainsi aux premiers mots d’amour : Pierre entendit cette phrase avec une volupté d’âme que seuls connaissent les mystiques ; son agonie se réchauffait dans l’effusion d’une tendresse reconquise, et son cœur fermé se rouvrait pour la douceur de vivre à deux. On ne le délaissait donc pas, lui, le banni éternel, qui s’était vu dévoué aux angoisses d’un exil sans fin, dans ce monde et dans l’autre, si l’autre existe ! On se rendait à lui, on l’aimait ! Il éprouva une joie si pure, que pas un vent de rancune ou de jalousie ne plissa pour cet instant la sérénité de son rêve. Lorsqu’on est trop près de la mort et que l’on ne meurt pas, c’est la haine qui meurt. L’heure qui s’écoula fut tristement délicieuse pour tous deux : ils se revoyaient comme à la suite d’une absence longue d’années ; on eût dit que des événements nombreux les avaient séparés, qu’ils s’étaient pleurés l’un et l’autre, et se rejoignaient après en avoir abdiqué l’espérance. Pierre, pendant cette heure, ne pensa presque plus à Jeanne, et pas une fois aux trahisons. Les douleurs de l’homme, si vivaces qu’elles puissent être, sont comme des bêtes et veulent dormir ; parfois, elles nous oublient plutôt que nous ne les oublions, et s’assoupissent en nous pour le temps d’un espoir qu’elles égorgeront au réveil ; nul, en fût-il mort, n’a souffert sans cesser de souffrir. Pierre était docile comme un enfant ; et Georges, qui se souvenait de son crime et de son devoir, se faisait doux comme une mère. Jusqu’à ce jour, devant la supériorité d’Arsemar, il s’était senti le moins puissant et le plus jeune ; bien souvent ses fantaisies s’étaient soumises à la raison du grand aîné, sans que cette déférence coûtât rien à son amour-propre. Mais les rôles se renversaient maintenant, et Pierre anéanti avait besoin d’un guide. Il faudrait dorénavant réfléchir pour les deux, être chef de famille, donner la sagesse du père et la caresse de la mère... Un domestique les aborda, et, feignant de se tromper, déclama : « Madame est servie ! » Desreynes eût voulu écraser le valet ; Pierre, brusquement, pâlit et retomba dans la réalité : Jeanne revint en lui. — Elle est bien loin déjà, songea-t-il. Il la vit dans son wagon, blottie près d’un coin, avec les doigts croisés sur sa ceinture, et les paupières entr’ouvertes ; sa petite tête s’inclinait coquettement. Comme elle était jolie, la mignonne reine ! Elle n’existerait désormais que pour les autres, et lui ne l’approcherait plus, ne l’apercevrait plus... Hélas ! — Viens, dit Georges. — Pourquoi faire ? je n’ai pas faim. — Sois raisonnable, viens. Pierre céda ; mais quand il entra dans la salle, il suffoqua, et, dès le premier service, il se sauva de table en sanglotant dans ses mains jointes. Georges le suivit. Le soir allait finir, un soir de guerre : des panaches rutilants se balançaient, en marche calme, sur la crête des collines palpitantes : le ciel frémissait comme un étendard brodé d’or ; Vénus étincelait au cimier d’un casque ; et l’horizon, hérissé d’arbres, cheminait à contre sens des nuages, comme une armée qui se déploie. Un monde de force et d’espérances resplendissait dans ces clartés, et l’on imaginait des fanfares de cuivre éclatant dans l’air rouge et sonnant pour de poétiques croisades. Mais voilà que, par degrés, le charme se muait : les nuages, déchirés, dispersés sous un choc invisible, pendaient en lambeaux ; un incendie, là-bas, brûlait des villes inconnues ; des bandes de pourpre et d’ocre tailladaient le bas du ciel, et les collines refroidies devenaient, d’instant en instant, plus violettes et plus sombres ; Vénus avait monté, l’étoile du rêve s’en allait ; les belles armées étaient mortes et le firmament alourdi se glaçait d’un grand bleu funèbre. Pierre contemplait sa vie dans le couchant ; son dernier jour de bonheur et son premier jour de misère s’éteignaient avec ce crépuscule. Une plaque jaune encore luttait sinistrement contre la nuit. Oh, la retenir, cette lueur agonisante, suprême adieu des temps qui ne reviendront plus ! Georges alla chercher un manteau pour en couvrir son frère, et s’assit à son côté. — Que je suis malheureux ! Tu ne m’abandonneras pas, dis ? — Non, répondit Georges en se rapprochant. Pierre se pressa contre lui, dans une attitude d’enfant qui veut dormir. Ils demeurèrent muets dans le temple de la nuit. Desreynes dit enfin : — Nous quitterons cette maison, n’est-ce pas ? Arsemar consentit d’un geste de tête. — Et nous irons loin ? — Oui, bien loin ! — Demain, veux-tu ? — Je veux bien. Ce fut tout, et chacun rentra dans sa tristesse. Puis : — Tu as froid ? — Non... Oui, j’ai froid. — Nous allons rentrer, maintenant ? Georges se leva ; Pierre suivit. — Mais, moi, je ne peux pas... remonter, là-haut, dans... la chambre. — Tu prendras mon lit. — Et toi ? — Ne t’occupe pas, j’ai donné des ordres. — Georges, mon Georges, je suis bien malheureux !... Qu’est ce que nous avons donc fait de mal pour souffrir comme cela ? Quand ils furent dans la chambre de Desreynes : — Est-ce que tu vas me quitter déjà ? — Non, je reste. — Ça ne t’ennuie pas trop ? — Peux-tu croire ? Ce qui me désole. Pierre, c’est de te voir ainsi, c’est de songer que par moi, par mon crime... — Tais-toi ! Tu ne veux donc pas me laisser oublier... Être mort ! Georges s’assit en face de lui : il revit derrière les rideaux, comme au jour de l’arrivée, la lune. Il se souvint de la veillée troublante... Voilà donc où on l’avait mené ! Deux mois avaient suffi ; à son tour, il ne pouvait croire. Il était pourtant bien accoutumé à son remords, mais en se retrouvant dans un cadre où, pour la première fois, il avait senti passer l’inadmissible soupçon du mal, il espéra qu’il achevait un songe... Non ! La victime était là, épave affalée ! — Misérable ! L’infantile douceur de son ami le plongeait plus avant dans l’horreur de sa faute, et parce qu’on ne lui reprochait rien, il se maudissait, sans chercher comme hier une lâche consolation dans sa colère contre la femme. Pourrait-on supporter sa présence, demain ? L’avenir ? Le drame commençait à peine, et chaque jour, chaque heure allaient ballotter leurs deux âmes dans un tourbillon d’angoisses fluctuantes, au hasard, sans repos, toujours... — Veux-tu que je te laisse dormir ? dit-il enfin. Pierre accepta : car son mal venait de changer, et maintenant il souhaitait d’être seul. Dans cette chambre où logeait son hôte, parmi ces meubles, au milieu de ces objets intimes, il éprouvait un malaise indéfini qui graduellement se précisa : devant Georges seul, il avait pu hors-mettre le coupable pour l’ami ; mais dans ce cadre de boudoir, mille riens indiquaient un homme : un homme, et ce n’était plus l’ami, mais l’autre ! Encore assis dans le fauteuil où on l’avait laissé, et la tête immobile, il regardait tour à tour les choses éparses ; celles qu’il fuyait le renvoyaient à d’autres, et chaque détail évoquait dans l’âme une image cruelle : là, elle était venue, là on l’avait désirée, là on avait rêvé d’elle, avant, après ; et ce lit, où peut-être... Sans cesse ce lit le rappelait. Il tourna sa chaise pour ne plus voir, mais dès lors il n’eut plus en lui d’autre vision. Ces meubles semblaient avoir gardé une vie, celle de l’absent, et ne pas vouloir s’en dégager : il s’anuitait chez eux, chez lui, lui, l’autre ! Lui et elle ! Il était, dans cette chambre, l’intrus quasiment ridicule qui oublie quand tout se souvient. Oubliait-il ? — Elle et lui ! Il les voyait défiler et courir. Obsédé, il chassait les fantômes, et plus il les chassait, plus sa fièvre croissante l’entraînait dans leur ronde. Elle ! Il les entendait derrière son dos, il les voyait. Vraiment, il les connaissait trop et c’était un supplice ! Il eût souffert d’un passant moins que de celui-là, qu’il possédait comme lui-même, dont les moindres gestes lui étaient familiers, dont la voix habitait son oreille, dont le sourire martyrisait sa vue. Son esprit, en dépit de tout, s’abstrayait sur des tableaux d’amour qui se multipliaient autour de lui. Il assistait. Il perçut distinctement un bruit de baisers... Ah ! Plus d’ami ! La jalousie le dévorait. Lui et elle : voilà tout ! Là, présents, derrière lui, présent. Il retourna son siège vers le lit. Il la connut alors, la rage haineuse de l’homme dépossédé, et ce fut l’heure de la bête. — Il me l’a prise ! Arrière les pardons, la soif de pitié, les abattements, les douceurs veules ! Un homme a volé un homme. La passion crie. — Il savait bien que je l’aimais, que je l’adore, que je ne peux pas vivre sans elle ! Dire qu’il me l’a prise ! ...Prise, enlevée pour ma vie, comme une fille, là, dans ma maison, chez moi, sous mes yeux ! Lâche ! Il crispait ses doigts vers ses tempes. — Misère ! Dire qu’il me l’a prise ! Et moi, je l’accueillais, je le choyais ! C’est lui qui a fait cela ! Lui que pendant quinze années j’ai chéri comme mon enfant ! Il était mon fils ! Il m’appelait sa conscience ! Ah, du propre ! Sa conscience ! Traître, assassin !... Car, c’est vrai, c’est vrai, il me l’a prise ! ...Comme cela, pour un caprice, pour jouer, pour l’avoir ! Une de plus ! Il savait bien qu’il me tuait ! Mais l’égoïsme de ce monsieur demandait cette femme, et on me l’a volée ! Combien lui en faut-il ? Et ils ont monté là ! De son bras tendu il montrait la couche : les couvertures descendaient à longs plis calmes ; la masse du lit se perdait sous une ombre blonde, dans la placidité des choses où se garde le secret des événements accomplis. Il se leva, les poings fermés, pour se ruer sur ce mystère inerte, maudit, mais il retomba en pressant ses pouces sur ses yeux. — Moi, je n’avais qu’elle au monde, moi ! Alors il pensa à Jeanne, à elle seule, à l’absente de toujours, à celle qui, comme Lénore, s’appellerait « Jamais plus ». Il s’abîma dans son regret, son vain désir, son amour veuf ; puis, remontant aux causes, il la contempla perverse et menteuse, et encore les revit tous deux. Cette fois, il voulut quitter le lieu sinistre : qu’avait-il eu besoin de venir là ? Existait-il sur la terre un coin qu’il dût fuir davantage ? Cet antre de leur crime et de sa misère, l’y avait-on amené par pure sottise, ou pour le torturer ? Il empoigna le flambeau et sortit. Il traversa les corridors muets, et monta l’escalier d’un pas lent ; l’écho de sa marche emplissait la maison endormie ; son ombre, à côté de lui, glissait sur le mur ; la nuit avait ici la sonorité des ruines. Devant la porte de « leur chambre », il s’arrêta, puis, il continua son chemin. Il arriva dans la bibliothèque, dont les hautes vitrines luisaient à la clarté de son bougeoir : seul, droit, dans la vaste salle aux angles obscurs, il sentit sur ses épaules le froid du silence ; il redescendit. Il vint dans le salon, dont la richesse et le luxe féminin l’offusquèrent ; dans la salle à manger, où le drame du matin ressuscita dans les demi-teintes brunes ; à l’office, où l’on avait ri ; dans la serre, où Jeanne allait si souvent lire et causer : partout le spectre ! L’homme était exilé chez lui. Alors il se réfugia dans son cabinet de travail. Il ouvrit le secrétaire et en tira ses papiers intimes, les amulettes de son rêve : qu’était-ce, sinon les souvenirs de Jeanne et des lettres de Georges ? Eux seuls avaient fait son bonheur, et la vie de son âme se résumait en eux. D’un œil sec, sans pitié ni pardon, il considéra ces débris des vieux jours : notes de jeunesse, menus cadeaux du temps des fiançailles, leurs billets, ses rubans, le cahier bleu, une fleur d’oranger gardée de sa couronne, chers bibelots, tout le passé, tout le néant ! Il prit au hasard une feuille qu’il alluma à la flamme de la bougie, et la jeta dans la cheminée ; il prit une autre feuille, et puis une autre feuille. Il s’assit et se pencha vers le foyer, empilant sur ses jambes les chères reliques qu’il jetait l’une après l’autre dans la flamme ; il les regardait se consumer, plein d’un calme fiévreux, et le feu rouge flambait, éclairant sa face. Le suicide dura des heures. II Il faut que tous meurent trois fois avant de se reposer enfin. Prophétie de Gwench’lan. — Comment va-t-il me voir aujourd’hui ? Desreynes alla humblement frapper à la chambre, écouta, frappa de nouveau, et se décida à entr’ouvrir la porte. En voyant la pièce vide, il eut peur et se précipita à travers la maison ; il trouva enfin celui qu’il cherchait, vivant, penché vers un tas de cendres refroidies. Il comprit et s’arrêta sur le seuil, sans rien oser dire. Pierre, en l’apercevant, reçut au cœur un brusque coup : lui, l’amant ! Cette fois, c’était l’amant ! Il le contempla en silence pendant une minute entière, durant laquelle Georges, immobile contre la porte, la main posée au bouton de la serrure, anxieux, sans pouvoir avancer, sans vouloir reculer, sentant qu’on le jugeait, attendit. Il semblait si profondément accablé que Pierre en fut ému. La pitié parla aux colères. L’affection n’était donc pas morte ? La jalousie et l’affection luttaient. L’homme ne détruit pas en un soir ce qu’il a dressé en quinze années de patience et d’amour. Était-il donc possible que ce fût celui-là ! Non, un autre, son image, sa bête, sans le consentement de son cœur ! Le cœur n’était revenu que pour pleurer sur le forfait, trop tard, mais pur encore, et s’offrait maintenant dans le remords, pour l’expiation. Le même malheur les avait frappés tous les deux et chacun en avait sa part ; frères jadis dans l’espérance, ils étaient aujourd’hui frères en désespoir. Dans sa forte bonté, Pierre oubliait un peu son mal pour prendre en compassion le mal de son ami ; il conçut le sentiment d’avoir été injuste cette nuit, trop sévère pour une victime qui souffrait comme lui, et se ressouvint que la misère aigrit notre pensée et fait nos jugements iniques... Et puis, il l’aimait, malgré tout ! Il se leva et vint à lui ; Georges apprit qu’il était sauvé. — Pauvres nous, dit Pierre, quelle vie sera la nôtre ! Ils s’embrassèrent : ce pardon raisonné transporta Georges d’une telle ivresse, qu’il eût voulu en ce moment avoir cent mille vies pour les donner d’un coup et reprendre sa faute. Pierre eut, dans le commencement de cette étreinte, un bref ressaut de ses rancunes ; mais quand il en sortit, la paix était rassise en lui. Ils restèrent ensemble. Georges, par sa présence, n’exerçait pas sur Arsemar l’irritation qu’il eût pu craindre ; il la calmait, au contraire, et Pierre éprouvait devant lui moins de jalousie que sans lui ; la vue de l’ami faisait oublier l’amant : impression curieuse et complexe qui d’un seul être en faisait deux, divisait une entité, dédoublait un passé, et sans effort, sans intention même, parvenait à séparer le coupable du compagnon, et à supprimer celui-là pour ne garder que celui-ci. Il semblait à Pierre que ce n’était pas lui, mais un autre lui, portant ses traits, son nom, son corps, qui serait lui, mais n’était pas lui. Simplement, parce qu’il sentait bien que l’âme n’avait nullement participé au crime de la chair, et ce qu’il aimait, c’était l’âme. Ainsi, son mysticisme, opérant de pur instinct sur un problème où se sont usées tant de métaphysiques, constatait comme une chose tangible la dualité de notre essence matérielle et morale : privilège des natures affinées, pour qui se dévoilent naïvement les mystères abstraits que la foule ne peut envisager sans un vertige. Le malheureux retomba bientôt dans son mutisme désolé. Toutes les attentions que Georges déploya pour le distraire n’obtinrent que la reconnaissance d’un pénible sourire, aussitôt effacé, et qui disait : « Je comprends bien, je te remercie, mais je ne peux pas. » — Ami, partirons-nous ? Veux-tu toujours ? — Oui. — Ce soir ? — Oui. — Où irons-nous ? — N’importe. — Pas à Paris, n’est-ce pas ? — Oh non, ne pas voir des gens ! — Aimerais-tu être au bord de la mer ? — Oui. — En Bretagne ? — Où il te plaira... Je ne sais pas. Il se trouva méchant de répondre si mal aux prévenances assidues de celui qui se travaillait à lui plaire, et, pour montrer un peu d’intérêt aux choses de sa propre vie, il demanda : — Comment ferons-nous pour partir si vite ? — Ne t’occupe de rien ; j’arrangerai les affaires. Georges le laissa seul ; son autre rôle commençait. À l’office : « — Descendez dans le salon les malles de monsieur le comte. Préparez les vôtres. » Il court à sa chambre et feuillette un indicateur : « Départ 5 h. 40, soir ; à Paris, le matin, correspondance, c’est bien... Et l’écurie que j’oubliais... » Il revient à l’office : « — Faites sortir les chevaux, qu’on en selle deux ; devant la maison, vite ; Jacques m’accompagnera. » Il s’éloigne, puis retourne sur ses pas : « — Dressez vos comptes, et que vos malles soient dehors avant quatre heures. » — Croirait-on pas que c’est le patron, parce qu’il couche avec madame ! Une heure après, il arrive aux ateliers, suivi de Jacques et des chevaux menés en bride : « — Monsieur Berthaud, je viens vous trouver de la part de M. le comte ; des intérêts pressants l’obligent à s’absenter pour un temps qui sera long sans doute ; il vous prie de vouloir bien prendre la complète direction des affaires et s’en repose absolument sur vous. Il m’a chargé, en outre, de vous demander un service : garder ses chevaux ici, et les vendre. Si les fournisseurs présentaient quelque note, vous auriez la complaisance d’acquitter, en prélevant la somme sur la vente de l’écurie. Tout cela ne vous dérange pas trop ? M. d’Arsemar vous envoie ses remerciements et ses meilleures amitiés. » Il sort : « — Jacques, allez à la ville et commandez une voiture pour quatre heures : deux personnes et leurs bagages. » Il revient au Merizet : les domestiques y bouclaient leurs ballots et volaient un peu. Il serre la main de son ami, dont lui-même garnit les masses, car il connaît, comme les siens, les goûts et les besoins de Pierre ; il retourne chez lui, revient au salon, monte et descend, paye les gages, rembourse des avances que nul n’a jamais faites et que chacun réclame, ferme les caves, rassemble les clefs, prescrit, surveille, et toute cette activité le soulage de ses chagrins. — Ils ne connaissent pas leur bonheur, ceux qui font un métier stupide ; en croyant travailler, ils s’affranchissent du seul travail qui soit respectable et douloureux, ne rien faire et savoir... À quatre heures, la voiture est là, les colis sont bientôt chargés. Pierre assistait à ces derniers apprêts avec une effrayante impassibilité ; il n’avait qu’une chose dans l’esprit : « Un quart d’heure, et je serai loin. » Il regardait leur maison à la dérobée, craignant d’être surpris dans un regret. Chez le vulgaire, la douleur crie ; dans les âmes plus hautes, elle reste pudibonde, virginale, comme si l’indifférence des gens devait la profaner. Il inspectait les choses avec avidité ; il aurait voulu franchir le seuil une fois encore, et traverser les chambres, seulement les traverser, une fois encore ; il n’osait pas, devant ce monde. — Tout est fini. Il l’avait éprouvée cette sensation qui nous penche sur le néant, lorsque Jeanne avait parlé ; il l’avait retrouvée quand Jeanne était partie ; il la subissait maintenant d’une façon aussi intense : à chaque coup, ne pensant pas que rien pût l’attendre au delà, se croyant mort, il avait dit : « Tout est fini. » Et tout recommençait toujours. L’hydre ! Soudain, il pénétra dans la maison, d’un pas tranquille, comme pour y chercher quelque objet oublié, Georges le poursuivit. — Où cours-tu ? Ami, tu vas te faire de la peine. Il voulut le retenir, mais Pierre lui échappa dans l’escalier, et monta. Les corridors étaient pleins du froid crépuscule qui vague dans les maisons désertes. Arrivé à la porte de Jeanne, Pierre trouva la serrure clavée : il en eut un profond chagrin. Hélas ! Sa propre chambre était fermée pour lui : sa vie passée avait un mur, et s’il y voulait revenir, c’est elle qui ne le voulait plus. Il posa sur le chambranle ses bras entrecroisés et y cacha sa tête, comme en prière. Georges alors survint, et chercha la clef dans le trousseau ; et tandis qu’il cherchait, ils restaient face à face dans la pénombre, mornes tous deux, pareils à des spectres, Georges, deux fois honni par lui-même et par l’autre ; car les rancunes revenaient ! Desreynes ouvrit enfin, et se retira. Pierre entra. La chambre était noire, avec ses volets clos et ses rideaux baissés, comme au matin, quand il se réveillait et contemplait longtemps Jeanne endormie à son côté ; la même lueur se filtrait sous les draperies. Le lit dressait dans l’ombre un mausolée de pierre grise. Il y vint et s’agenouilla : devant l’autel ou devant la tombe ? Au moment de se relever, il baisa le pan du couvre-lit. Il aimait, il souffrait, et ne pouvait plus maudire personne. Il voulait emporter une chose de là, mais il ne voulut pas se le permettre. La caveau de sa vie ! Avant de le quitter, il se retourna, et sur la table brune aperçut la tache blanche que faisait la lettre de Jeanne ; il la devina et la saisit. Elle fleurait un parfum d’iris : il allait la décacheter et se ravisa, afin de se conserver pour l’avenir une heure de chagrin qui rappellerait le bonheur. Il descendit les marches et se jeta dans la voiture, étranglant à sa gorge les spasmes de sanglots qui lui secouaient la poitrine. Les roues, en s’ébranlant, l’ébranlèrent tout entier. « Fini ! » On s’arrêta à la grille du parc, que Desreynes ferma à triple tour ; la clef grinçait dans la serrure, avec un bruit de fer rouillé, bruit strident, aigu, cri de douleur : « Tout est fini. » Les gens rangés attendaient le départ ; et, bien que leur bassesse l’eût plus d’une fois torturé, hier et la veille, Pierre les dévisageait, l’un après l’autre, curieusement, avec une sorte d’assertion, une faim de cœur, comme s’ils eussent fait partie d’elle pour l’avoir approchée et connue, et cherchait leurs yeux avec envie, car leurs yeux l’avaient vue, et c’étaient les derniers où il pourrait encore rencontrer le souvenir de son image ! On partit. Un valet gouailleur siffla derrière eux le Carillon de Dunkerque. Pierre ne quittait pas des regards le grand mur jauni de son parc, qui s’enfuyait à côté d’eux, le long de la route ; le mur dépassé, Pierre se rejeta dans son coin. Quand ils furent au sommet de la côte, sur la hauteur d’où l’on apercevait le Merizet, il baissa brusquement la glace, se pencha en dehors, et, tant qu’il put voir, resta. Elle s’enfonçait dans les arbres, la chère maison ; les dômes verts glissaient sur elle, puis la permettaient, et la reprenaient ; elle se noyait de plus en plus ; le toit seulement, comme une nef rose, surnageait par secondes ; et tout d’un coup il n’y eut plus qu’une haie de noisetiers qui défilaient près du fossé. Il éclata en longs sanglots. Georges lui posa son bras sur les épaules, autour du cou, et le pencha sur lui, tendrement ; l’abandonné se prêta sans rien dire, et ses larmes coulaient sur le torse de l’autre, qui se mit à le bercer avec lenteur, avec amour, et le baisa au front en implorant pitié du fond de sa douleur. Pendant tout le trajet, pas un mot ne fut échangé ; à la gare, Pierre reprit son masque d’insensible ; mais il tremblait en lui. — Hier, à cette heure, elle était là. Le pied de l’aimée avait foulé ces dalles ; il n’en retrouverait plus de pareilles ! Il regardait le sol d’un air indifférent. Ne pourrait-on pas écrire tout un drame fait de regards seuls ? Quand le train roula, quitta cette patrie, l’unique, — oh, pour jamais ! — quand il s’éloigna de la terre promise, Pierre pensa : « Tout est fini. » Un voyageur lui chercha querelle au sujet des places choisies ; il dut répondre, et l’absurdité quotidienne de l’existence l’arracha un instant à son âme. Donc on revenait parmi les hommes, dans la lutte, dans la sottise, dans le mépris et dans la haine... Oui, oui, le Paradis était fermé. — Tout est fini ! III L’Océan est une voix... Il s’adresse à l’homme surtout... C’est la vie qui parle à la vie. Michelet. La nuit vint. Arsemar ne dormit pas. Chaque fois qu’une horloge passait devant ses yeux, il répétait : « Aujourd’hui, 21 mai. » Et quand l’aiguille recommença les minutes d’un autre jour, il sentit un plus vaste gouffre entre sa vie et l’avenir, car serait-ce vivre, désormais ? Jusqu’à un certain âge de maturité, l’âme se modifie, change de face, tourne, est retournée, et chaque vent la peut faire nouvelle ; puis l’heure vient de notre évolution dernière, et selon qu’elle sonne dans la tristesse ou dans la paix, nos cœurs en garderont la marque indélébile, et tous nos jours ne seront plus que la perpétuation de ce jour-là. Sans elle ! Le regret, par-dessus tout, criait dans sa désespérance, et bien plus que la jalousie, qui n’y passait que par instants. Elle avait été infidèle, il y pensait cent fois moins qu’à ceci, qu’elle était perdue. Car c’était la nuit de l’adieu sans retour : l’irréparable prenait date. S’il l’eût pardonnée et reprise, sa Jeanne, la jalousie fût revenue constante, féroce, et ce faux bonheur-là eût été plus répugnant et plus cruel que la solitude elle-même. Il le savait sans avoir besoin d’y réfléchir, et pour cela les rancunes ne pouvaient qu’effleurer son cœur, absorbé dans les seuls regrets de l’impossible. Georges le surveillait songer, et le suivait à travers les pensées ; une telle communion avait lié ces natures délicates, qu’elles savaient se comprendre sans gestes ni paroles. Comme la nuit était froide, Desreynes se leva à plusieurs reprises pour replacer la couverture sur les jambes de son compagnon. Ils entrèrent dans Paris sous la pointe de l’aube. Georges proposa d’y demeurer une journée, pour prendre quelque repos. S’il eût offert de descendre chez lui, on n’eût pas osé s’en défendre, mais on y eût trouvé encore des frissons douloureux : il choisit un hôtel. Après le repas, ils se promenèrent sur les boulevards encombrés de passants. Ils éprouvèrent dans la foule la sensation d’un exil ; il leur semblait qu’ils eussent cessé d’appartenir à ce vain remuement, où se déplacent tant d’êtres pour des tâches futiles dont rien ne subsistera tantôt. L’intérêt de l’action s’était supprimé en eux ; ils ne le concevaient plus qu’à peine, et s’étonnaient presque que l’on bougeât tant autour d’eux. Leur âme, qui appartenait au néant, constatait le néant en tout ; tout leur dégageait l’inutilité des choses, des gens, et de la vie. Desreynes surtout, et plus que jamais, s’émerveillait devant la stupidité de ces corps pensants qui croient en leurs rôles et se bousculent dans le vide. Pour la première fois, il voyait les femmes avec haine et les rendait solidaires du crime ; Arsemar, lui, les accompagnait sans émoi d’un œil presque curieux. Quand une les croisait, jolie, il se disait qu’elle était aimée, et qu’elle aimait, et qu’elle faisait un bonheur, un mensonge peut-être... Souvent il crut reconnaître la silhouette de celle qui n’était plus à lui ; il imagina le roman de sa rencontre, et souffrit en idée tout ce qu’il eût souffert de la réalité. Le soir, ils quittèrent Paris. Arsemar ne put résister davantage à la tentation d’ouvrir la lettre qu’il portait depuis plus d’un jour. Il la décacheta avec une lenteur timorée : accablerait-on Georges pour se faire une excuse ? Serait-ce une prière ou un défi, une tendresse ou une insulte ? Redoutant de trouver tout ce qu’il désirait, espérant tout ce qu’il craignait, il pesa longuement le papier dans ses doigts, puis, le lut tout d’un coup. « Adieu. Je t’aime. Jeanne. » Une ivresse d’amour le traversa, et tout son cœur se prit d’extase : mais le beau rêve dura peu. — Elle ment ! Il le payait encore, le droit de la connaître, il le payerait toujours et trop chèrement, pour ignorer l’indifférence qu’elle n’avait cessé de rendre à ses tendresses ; il savait maintenant l’égoïste froideur et la ruse compliquée de cette femme, et s’il n’y voulait pas penser, la phrase d’amour l’y contraignait : l’adorer, il le pouvait, et ne pouvait s’en empêcher ; mais, la croire ! Il l’aurait pourtant bien voulu ; il l’essaya : non ! Une répugnance arrêtait sa candeur ; eût-il oublié le passé, cette ligne raide, sèche, exhalait, — pourquoi donc ? — une odeur d’imposture. Elle le repoussait malgré lui, et chaque fois qu’il tentait vers elle un nouvel effort de croyance, quelque chose en lui reculait, avec l’instinct pur des enfants, qui ne savent pas se fier aux mauvais hommes. Georges venait de s’assoupir : deux plis profonds creusaient ses joues, d’où la jeunesse était partie. Celui-là n’était pas le coupable ! Une autre avait voulu la trahison, et, sur sa faute volontaire, posait volontairement une dernière hypocrisie. Arsemar plia la lettre sans colère, et quand ce fut fait, la déchira très doucement ; il venait d’apprendre un péché de plus qui s’ajoutait aux autres ; il s’en peinait pour lui moins que pour elle, et la compassion empiéta sur l’amour. Il baissa la glace du wagon et pencha sa main au-dehors : il y pressait les menus morceaux du papier, et disait adieu à la dernière chose qu’il eût conservée d’elle ; enfin il desserra les doigts, et, sous le vent de la course, les blancs carrés s’enfuirent, furtifs, dans la nuit. Pierre, pour n’en rien voir, avait fermé les yeux. Le lendemain, le couple fut à Vannes, et une barque de pêcheur l’emmena dans un village où tous deux avaient ensemble passé quelques semaines, jadis. Port-Navalo est une rangée de basses maisons bretonnes, à l’extrémité de la presqu’île de Ruys, qui ferme la mer du Morbihan : lande sauvage et grandiose, pour laquelle le soleil se lève sur l’Océan et se couche sur le golfe semé de trois cents îles. C’est là qu’ils conduisirent leur relégation. La barque, penchée sous le vent, cinglait à travers les monticules rocheux ; Pierre berçait ses regards sur les flots, et baignait sa tête nue dans la fraîcheur du vent salin. L’eau fuyait avec eux dans le reflux ; Georges y trempait ses mains ; puis la voile claquait, la barque virait de bord et reprenait sa ligne vers un autre horizon, qui surgissait, gris et bleu, entre le ciel pâle et l’onde métallique, très loin, sous les vapeurs. Le calme fort de la mer déjà rassérénait leurs âmes. Ils s’abandonnèrent à une sorte de bien-être, en retrouvant dans la petite auberge leur chambre unique et leurs deux lits. Ce tableau les rajeunissait, et l’oubli leur vint pour une heure presque entière. Après le repas, ils firent le tour des côtes, et s’assirent sur les roches noires ; puis, la lune se leva, pareille à un bouclier rond, et rougit la nuit qui tombait. Ils restèrent là, écoutant les vagues dont le ressac grondait familièrement à leurs pieds. Arsemar adorait la mer, pour sa grandeur, pour sa beauté, pour sa bonté : car il la savait bonne, la nourrice du monde, la vaste tombe vers qui peuvent se réfugier toutes les angoisses, qui les entend pleurer, qui parle de la mort sans en donner l’effroi ; elle, la toute-puissante et qui s’agite impuissamment dans le mur de ses digues, comme nous dans la prison de notre vie ; elle si grave et tourmentée, l’image élargie de nos cœurs ; elle qui nous ressemble, virilise nos vœux, se dit sœur de nos peines, les accueille, les caresse, les aime et nous les rend plus chères, nous les endort en les rythmant, les épuise en les développant à sa taille, et les fait oublier en feignant d’en causer. Elle hurle, menace, tempête, et prie ; nos misères se diffondent dans sa voix : l’homme se sent infime et n’ose plus crier ; mais il semble qu’il grandisse, à force de se reconnaître petit : le monde s’éloigne de lui ; les vides se comblent comme le creux des roches se remplit sous le flux ; les causes du mal se troublent dans l’esprit, se dépersonnalisent ; les chagrins deviennent une douleur, sourde, profonde, austère, sans rage, sans éclats, une religion de la douleur : quand on souffre auprès d’elle, on souffre comme un dieu ! Puis, quand elle nous a séparés des foules, elle nous peuple la solitude ; elle est l’ami qui na jamais trompé. Desreynes comprit que la nature, pour ce malade, vaudrait mieux que sa présence tour à tour irritante et calmante ; pendant de longues heures, chaque jour, il quittait son ami, sous prétexte de pêcheries, et Pierre s’en allait dans la grotte préférée, qui, là-bas, s’enfonce sous la falaise, et regarde l’Océan vers le sud. Il y demeurait d’entières après-midi, s’abîmant dans la contemplation de la mer toujours nouvelle, qui changeait ses couleurs et se diamantait sous le soleil tournant. Il suivait, dans leur glissement lointain, les barques brunes à voiles rousses qui filaient sur de la lumière ; il choisissait un peu au large des vagues qui venaient vers lui, et les accompagnait du regard jusqu’à ce qu’elles fussent brisées parmi les roches ; il se créait, chez les pierres et les bêtes du rivage, des sociétés bienveillantes ; il parlait aux alouettes de la lande et aux crabes de l’herbier ; il cherchait sans le savoir à aimer et se faire aimer. Quand le soleil se couchait, le soir, sur les dunes de Locmariaker, une émotion si profonde le travaillait, que des larmes vinrent souvent mouiller ses yeux ; Georges était avec lui, dans ces instants, car le crépuscule s’allumait à l’heure du repas. La sérénité morale que donne le culte du beau, alors, les rendait tout heureux d’être ensemble ; les souvenirs cruels s’effaçaient, pour quelque quart d’heure du moins, et une joie d’amitié qui ressemblait à de l’amour dilatait leurs deux pauvres cœurs. Rien, plus que la nature, ne sait rapprocher les hommes et resserrer les liens. Durant tout le jour, chacun d’eux pensait vingt fois à cette fin du jour. Puis, le lendemain, Pierre retournait à sa grotte, s’accoudait sur les dalles, devant le Ciel et l’Océan, double azur, les deux prunelles de Dieu : immobile en face de la nappe mouvante où courent les reflets, il hypnotisait ses chagrins au miroitement des flots. Lorsqu’elle a calmé la douleur, la mer indique le devoir. Cela vint aux premiers soirs de juin. Pierre se demanda brusquement : « L’aimerait-il ? » Il y rêva jusqu’à la nuit. Le soir suivant, il songea, avec plus d’angoisse : « L’aimerait-elle ? » Et quand le premier tourment de l’égoïsme fut enfin surmonté, il chercha si son devoir, au cas où ceux-là s’aimeraient, n’était point de se retirer pour leur laisser la place du bonheur. — Où vais-je ? Nulle part. Qu’espéré-je ? Rien. Que suis-je ? Un mort. Ceux que j’ai aimés n’ont pu faire mon paradis ; si je peux faire le leur, ne le dois-je pas ? Un instinct, dans cette âme née pour les dévouements, murmurait : « Tu le dois ! » Mais l’amour damné se révoltait, et bientôt trouvait des raisons pour juger inutile un sacrifice dont personne n’oserait jouir. — Si tu meurs, le remords les écartera. Un divorce pour qu’ils s’épousent ? Leur félicité te tuera, et le deuil encore dressera entre eux le mur infranchissable. Il lutta longtemps en lui-même ; cœur et tête, il se battait contre lui-même : il était le champ de guerre et les armées ; la douleur, dans ces combats, reprit son acuité première. Enfin, le second soir, las des heurts, il appela toute sa force. Les tristes compagnons se promenaient sur la grève, au clair bleu de la lune, et l’idée qui pesait sur l’un d’eux imposait silence à tous deux. Arsemar, plus d’une fois, essaya de parler, et ne sut. — Georges... dit-il enfin d’une voix étouffée ; mais il s’arrêta. Quelques minutes plus tard, il jeta brusquement : « Est-ce que tu l’aimes ? » — Moi, mon pauvre Pierre ! Mais je la hais, comme moi-même ! Je la hais pour notre crime qui te dévore ! Et je donnerais ma vie pour te rendre pure celle qui s’est reprise à toi, que je t’ai prise, moi ! Arsemar eut une joie profonde à ce cri qui le délivrait ; il avait tremblé sans se le dire, devant la consommation d’une tâche surhumaine, à laquelle pourtant il s’était résolu ; il ne se loua pas, comme on fait d’ordinaire, d’avoir eu le mérite de l’abnégation sans en avoir la charge, mais il se réjouit que tout fût arrêté. C’est la première fois qu’ils causaient de l’absente. Georges regarda son frère, et devina tout. — Mon Pierre, que tu es bon ! Tu es trop bon ! Es-tu donc un homme ? Grand dieu, pourquoi faut-il que tu aies rencontré deux êtres comme nous ! Pierre l’interrompit : il ne pouvait entendre ainsi blasphémer ceux qui lui demeuraient chers. La soirée s’écoula dans les épanchements plus libres d’une tendresse qui s’était longtemps contenue. Même, on osa parler d’Elle : Pierre avoua combien il l’aimait, malgré tout, et comment tout son être restait possédé d’Elle seule. Il épanchait sa vie dans la seule conscience qui fût encore ouverte à la sienne. La pensée qu’il parlait à l’auteur de son mal ne lui vint que pour atténuer la peinture de ses souffrances, afin de ne pas l’écraser, lui aussi, d’une trop lourde peine. Georges conclut que la souffrance était devenue moins acerbe, puisque son pauvre ami pouvait maintenant la lui dire. Il s’en trouva soulagé, sans que pourtant son remords en fût moindre. Ils s’embrassèrent avant de se mettre au lit, et quand la bougie fut éteinte, ils continuèrent à deviser de mille choses, disant « bonsoir » et toujours reprenant leurs dialogues. Le réveil fut moins heureux. Ils s’étaient trop complaisamment attardés parmi la jouissance de leur misère, pour n’en pas conserver, quand l’expansion serait finie, un ressouvenir plus cuisant : dans la volupté de toucher leur blessure, ils venaient de l’aviver, et le charme des causeries ne se décidant plus à renaître, le lendemain, ils se retrouvèrent plus séparés que la veille. Puis, les tristesses s’attirent aussi bien que les maux physiques ; l’âme éplorée est réceptive à tous les chagrins qui peuvent l’éprouver davantage, comme le corps malade l’est aux germes des contagions qui passent. Ils s’efforcèrent de ramener l’expansion de cette douce nuitée ; mais à mesure qu’ils y tâchaient, la naïve sincérité des abandons leur devenait plus impossible ; ils restaient gênés l’un près de l’autre parce qu’ils cherchaient à ne pas l’être. Georges, dès lors, accepta plus volontiers les promenades en mer auxquelles l’invitaient les pêcheurs ; s’il hésitait parfois, Pierre l’engageait à les suivre, et se sentait débarrassé de ses contraintes, dès que la barque avait doublé le cap, sous les rochers du phare. Car il pouvait alors redescendre dans son monotone désespoir, tout seul, sans la surveillance de l’amitié, sans la crainte du mot échappé qui trahirait sa douleur muette et grandirait celle d’un autre. Dans les premiers temps, il avait aimé la solitude, pour elle ; maintenant, il fuyait Georges, pour lui. La mer, en vain, essayait de le guérir encore : toute l’œuvre était à refaire. Un remords s’était même ajouté aux chagrins : il se découvrait, à son tour, coupable envers l’ami dont les soins assidus n’aboutissaient qu’à l’écarter de lui ; il résolut d’être plus accueillant et de le fréquenter davantage ; mais il renonça bientôt à ce labeur, — c’en était un, — et revint seul parmi les roches : son remords lui resta. Un jour, il trouva dans sa grotte les traces d’un foyer rustique : les enfants qui l’avaient construit revinrent, et allumèrent un grand feu de goémons ; ils riaient en cachette de voir ce solitaire suffoquer dans la fumée jaune ; il se retira sous la pluie qui tombait, fine et pressée. Chaque jour, ils arrivèrent à l’heure précise, pour la même fête, avec le même plaisir de tourmenter, haineux et déjà hommes. Pierre, à la fin, protesta sans se fâcher ; les enfants, fils d’un riche épicier nantais, l’insultèrent. L’averse continuait à tomber. Arsemar s’en allait sous l’orage, et quand il était fatigué de son chemin sur les galets glissants, il se réfugiait dans l’anfractuosité d’un roc ; la pluie trempait ses vêtements, lui fouettait le visage et l’aveuglait. Il passait ainsi des heures moroses, le reclus, et sans bouger, il contemplait l’Océan gris sous les nues grises : l’eau du ciel piquait les flots ternes, avec un crépitement confus, et sur l’immense nappe s’étalait comme un brouillard lourd ; la mer était toute mouillée. Elle devint bientôt impraticable aux matelots ; Pierre et Georges restèrent ensemble ; ils usaient les journées au coin du feu, dans la cuisine où la cabaretière donnait à boire aux mariniers. Les heures étaient si lentes, et l’on ne disait rien ! Pour s’oublier l’un l’autre et s’oublier eux-mêmes, ils se mêlaient volontiers aux propos des gens de mer, écoutaient les récits cent fois contés, interrogeaient, s’initiaient aux termes du métier, et, dans l’espoir d’abolir leur propre vie, tendaient à s’en créer une autre. Mais leur vie était bien à eux et les tenait au cœur. Pendant trois semaines entières, depuis le soir de ce fatal entretien, à force de s’être systématiquement évités, ils avaient pris l’habitude exigeante de se craindre ; la cause de leur éloignement eût-elle cessé enfin, le trouble qui en était né n’aurait pas cessé avec elle ; ils n’avaient plus besoin de revoir le passé, pour sentir un continuel malaise en se retrouvant face à face. La pensée faisait partie de leur corps. Pierre imagina que, sans doute, le charme du pays achevait de s’épuiser pour eux. Il songea au départ. — À quoi bon ? Ce qui, dans les trop grands chagrins, nous éloigne de la guérison, c’est moins l’impuissance à savourer encore quelque plaisir, que l’ennui dont nous accueillons tous les désirs qui voudraient naître : et de quoi jouit-on sur terre, en dehors du désir ? — Ah, reste là, se disait-il, puisque tu es là ! Laisse tourner les malheurs, laisse la vermine des misères monter jusqu’à toi et te mordre ! Un écœurement qui te chasse t’enverra en trouver un autre ; celui qui t’arrête ici t’empêchera d’en poursuivre un nouveau. Pleure là, puisque tu es là, pleure tout simplement ; il faut toujours qu’on pleure, et n’importe où, et n’importe pour quoi ! Il voulut se réfugier dans l’intimité des pêcheurs, et s’en alla tirer la senne dans les marais ; mais sur tout sujet ils lui parlaient de Georges. À quoi servent les manœuvres que nous tentons contre nous-mêmes ? L’âme qui cherche sa guérison n’oublie pas qu’elle veut se guérir ; elle se le répète, et le calcul neutralise le remède. Arsemar devenait impatient et nerveux. Une semaine s’écoula encore. Toujours cette pluie qui brouillait l’horizon ! Ne rien pouvoir sur la nature ou sur son cœur ! Un soir, Georges demanda : — Tu souffres, Pierre ? — Non, je m’ennuie ! IV J’ai pleuré en rêve : j’ai rêvé que tu m’aimais encore ; je m’éveillai, et le torrent de mes larmes coule toujours. H. Heine. Elle l’avait lassé, cette fausse paix des premiers jours : il semblait que sa douleur lui manquât. — Veux-tu que nous partions, mon Pierre ? — Avec le temps qu’il fait ici ! — Pourquoi n’avoir rien dit plus tôt ?... Je désire tout ce qui te plaira. Où allons-nous ? Arsemar avait peut-être un but et n’osait l’avouer. — Au nord ? — Sous l’averse ! — Au midi, pour chercher les saisons chez elles ? Je veux bien. Descendre en Espagne ? — Ah, les boléros ! — En Grèce ? — Un catafalque ! — La Turquie ? — Non. — Le Maroc ? — Non plus. Georges considéra : « L’Italie est impossible, ils y ont fait leur voyage de noces. » Mais il proposa dix voyages, proches ou lointains : Arsemar refusait toujours. À bout d’inventions, il se résigna enfin à nommer le pays qu’il redoutait. — Tu ne penses pas à te rendre... — Où ? — En Italie... — Si ! Desreynes fut épouvanté ; il tenta quelque résistance infructueuse : il fallait partir. Arsemar eut une grande joie de cette résolution, et une immense volupté. Il allait donc pouvoir se jeter éperdument dans toute sa misère, s’y rouler à l’aise et sans répit, s’y abîmer et s’y noyer ; il allait la boire et la respirer : dans cet air empesté d’amour, il s’en imprégnerait par tous ses pores. Rien ne lui proposerait l’oubli ; tout crierait de souffrir ! Il en avait assez, de ce lâche bannissement, de cet exil hors de soi-même, de cette tension malingre à éviter tout ce qui le hantait. Puisque l’homme ne peut s’arracher de son moi, qu’il ait du moins le courage de le regarder en face ! Car nous sommes plus avides encore de nos souffrances que de nos joies, et quand on a bu du malheur, on presse la coupe pour en faire tomber quelque goutte nouvelle, et n’en rien perdre. Georges, en quittant cette presqu’île, sentit bien qu’il y devait laisser l’espoir des guérisons prochaines ; la nature, qui l’avait secondé ici, serait ailleurs sa constante ennemie. Il contemplait avec angoisse celui qu’il emmenait vers les terres maudites. Hélas ! Pierre avait perdu son beau calme divin, qui le faisait grave dans le bonheur et austère dans l’infortune. Georges sentait son pouvoir sur cet homme lui échapper de jour en jour ; il n’était plus le maître de cette âme anxieuse, qui commençait à secouer les conseils et craindre les tendresses, comme un enfant malade. Ils traversèrent la France sans un arrêt, longeant les villes, coupant les fleuves, trouant les monts. — Fuis, fuis ! Essaye de te fuir ! Où courons-nous ? C’est un navire qui croirait se sauver de la peste en quittant la terre ferme, et qui remporterait au large la contagion apportée à la rive, par lui ! Georges eût voulu trouver quelque plage nouvelle, mais on lui désigna Venise, la ville languissante où le couple des jeunes époux avait caché ses premières caresses. Vainement essaya-t-il de s’opposer à cette dangereuse étape ; il eut peur de comprendre que Pierre l’abandonnerait plutôt que de renoncer ; son projet ; il pensa du moins faire accepter un hôtel inconnu des souvenirs, mais l’autre s’entêta, et c’est la maison de ses noces qu’il choisit pour manger et dormir. Il fit ses choix, d’ailleurs, d’un air indifférent. Il disait : — Ne penses-tu pas que nous serions mieux ici ? On dit grand bien de cette maison, et j’ai regretté, dans un précédent voyage, de n’y pas être descendu. Car le mensonge, maintenant, germait dans cet être si pur : la pudeur de montrer ses maux, la crainte de chagriner en les montrant, l’habitude de cacher son cœur, tout lui avait, par degrés, rendu nécessaire la dissimulation ; et voilà même qu’il simulait. Mais Georges ne se prenait pas à ces feintes trop naïves, et, la mort au cœur, obéissait pour rester là. Toujours doux, maternel, plein de soins et de condescendances, il guettait les vœux pour les prévenir et les peines pour les chasser. Dans cette perpétuelle attention, il souffrait en mère un peu plus qu’en coupable, et sans doute souffrait davantage : d’une douleur moins aiguë, mais toujours éveillée, prudente, attentive, observant les jours, espionnant les nuits, une douleur de femme dont le dernier-né serait pris d’un grand mal qui peut le tuer tout à coup... Ils parcoururent les églises et les musées ; mais Pierre regardait les œuvres d’art moins que les endroits où Jeanne s’était arrêtée autrefois ; avec une précision cruelle, il la revoyait devant une toile des maîtres, immobile dans sa pose studieuse, ou gravissant d’un pas royal les marches de quelque palais, ou frissonnant de plaisir au seuil noir d’un cachot ; à table, elle s’asseyait ici ; à la Salute, elle s’était agenouillée près de cette colonne, et longtemps il l’avait admirée dans sa prière ; à la maison des Jésuites, combien elle avait ri, lorsque le gardien ivre s’était réveillé dans son petit coin d’ombre, pour venir, en trébuchant, leur expliquer les tableaux de Véronèse et du Titien, qu’il touchait du bout de sa canne, comme à la foire... — « Già é ! » Elle aimait tant le cri des poppes ! Le Coleone l’avait enthousiasmée. Chaque matin, elle apportait des graines de maïs aux pigeons de la place, qui descendaient vers elle d’un long vol courbe et gracieux, et s’agriffaient à ses bras souples, battant des ailes, piquant leurs jolis becs rouges dans son gant de suède jaune, puis voletant, et tournoyant sur sa tête si chère, comme une vivante auréole d’amour. Chaque soir, elle allait s’éblouir aux reflets du soleil couchant qui cuivre les larges vitraux de Saint-Marc, et flambe comme un incendie parmi les dentelles de marbre... Chaque matin, Pierre revenait apporter des graines de maïs aux pigeons de la place, et chaque soir revenait s’éblouir aux reflets du soleil couchant, seul. Oh, l’indifférence des choses, qui gardent leur vie sereine, quand nous avons perdu de la nôtre tout ce qui nous les rendait précieuses ! N’est-ce pas Elle, là-bas ? Elle s’asseyait ainsi dans les gondoles, à son côté, et derrière eux ils entendaient l’effort rythmique du rameur ; un jour, elle lui posa sa tête près du cou, et ce fut elle qui tendit son baiser... Pierre fuyait son ami ; il s’esquivait sans rien lui dire, ou le perdait au coin des rues. Jeanne le possédait tout entier ; il la poursuivait dans la ville. Une après-midi qu’ils étaient demeurés ensemble, un gondolier les aborda. — Signor, je vous saloue ; vous ne reconnaissez pas Lazzaro, qui vous promenait toujours, l’autre an, avec la votre belle signora ? Pierre descendit dans la gondole. Georges le suivit, et tous deux souffrirent davantage quand ils furent sous le felze, où Georges tenait la place de Merizette. À compter de ce jour, Arsemar évita son ami plus encore. À peine était-il libre, il retrouvait Lazzaro, et pendant des heures sans fin se laissait conduire au hasard. Qu’importait les murs ou le nom des canaux ? Il n’était qu’avec elle, sous la tente de drap noir ; il lui parlait à demi-voix, entendait ses réponses, lui souriait et souvent finissait par pleurer. Il recommençait par le regret toute sa vie passée ; il la détaillait et la jouait devant lui. C’était le roman d’hier, et rien n’était survenu depuis lors, sinon qu’elle n’était pas là. Il l’adorait. Par instants, il se vouait de grosses rancunes d’amoureux, en retrouvant dans le passé, au beau temps du bonheur, des oublis de son bonheur même ; il se reprochait des pensées inutiles qui l’avaient alors distrait pendant une minute et séparé d’elle. — J’aurais pu l’aimer davantage, pendant que je l’avais ! Pourquoi donc, tel soir, n’avoir pas fait ceci, ou tel autre soir, fait cela ? — Oh, si je la tenais à cette heure ! Le mal s’empira. Ce n’était plus seulement dans son âme qu’elle habitait maintenant, mais dans son cerveau maladif, dans sa chair passionnée, dans tout lui. Elle se dressait, superbe et despotique, l’enflammant de désirs qui lui séchaient les lèvres et faisaient courir entre ses épaules un frisson de fièvre amoureuse. Son cœur lui tapait le torse, dès qu’il mettait le pied sur la gondole lascive ; là, il fermait les yeux, cherchait l’épouse d’une main amollie, et restait sans bouger pendant de longues minutes, avec le bras toujours levé, et croyant sentir sous ses paumes la rondeur des étoffes et la tiédeur du corps aimé. Un soir, Desreynes apprit qu’Arsemar changeait de chambre ; celle occupée désormais avait été la chambre nuptiale. Georges le devina. Il suivait avec une tristesse infinie les progrès de ce tourment d’amour. Chaque jour davantage, ces craintes devenaient en lui plus dominantes que son remords ; sans qu’il songeât cependant à s’absoudre, le passé le torturait moins que l’avenir ne l’effrayait : peut-être avait-il pris déjà l’habitude de sa culpabilité, tandis que ses effrois ne dataient que d’hier : la rancœur de son crime, au lieu de le tenir tout entier, ne lui revenait plus que par alternances, à la suite de ses angoisses, comme un vers sonne à temps égaux sur la fin des strophes nombreuses. Il sentait bien que Pierre l’avait pour ainsi dire supprimé de sa vie, effacé de son âme, et que l’amour seul enserrait son être affolé. Il subissait sans amertume cet abandon si mérité, et ne retrouvait que sa propre faute dans les brusqueries ou les aigreurs qui répondaient souvent à ses soins les plus tendres. Il se désolait de voir le caractère de son ami se pervertir ainsi, et, plus que toute autre chose, ce changement douloureux l’accusait comme son œuvre : le Pierre qu’il avait connu si calme et droit, si bon, était devenu peu à peu l’homme intolérant dont les nerfs excités se crispent et se révoltent au moindre attouchement. — Par mon fait ! Et comme il doit souffrir de se voir tel qu’il est ! Georges acceptait tout, et presque avec reconnaissance ; plus on le rudoyait, plus son ancienne impatience s’assouplissait aux besoins de la tâche ; et plus on était dur, plus il se faisait doux : non point par esprit de contraste, comme il eût essayé en d’autres temps ou avec d’autres hommes, mais par amour, par sentiment profond d’un devoir qui lui était cher, et qu’il remplissait sans même s’en donner l’ordre ou le conseil. On le repoussait ? Sa conscience en était accablée pour la cause, mais il y trouvait aussi une sorte de soulagement intime, parce qu’il lui paraissait juste d’être la victime immolée sur sa propre faute, et son cœur savourait, à souffrir, des voluptés expiatoires. Qui dira si cette joie religieuse de s’offrir en holocauste aux conséquences de notre crime n’est pas le rappel le plus noble de l’égoïsme humain, qui, dans les abnégations, cherche l’espérance et le droit de se pardonner à lui-même le mal qu’il a commis ? N’importe : le double sentiment de justice et de douceur, qui avait été jadis l’essence même du caractère d’Arsemar, était passé en Georges à mesure qu’il quittait celui-là : il semblait qu’ils eussent échangé leurs deux âmes. Desreynes ne songeait que rarement à celle qui les avait menés à ce point de misère : il avait alors contre elle et toutes les femmes des haines rapides ; contre l’amour aussi, qui brouille la terre, empoisonne les âmes, enrage la vie. — « Qu’est-ce que j’ai fait, en somme ? » Les paradoxes de Mme de Warens revenaient parfois plaider pour lui contre lui-même, et péroraient avec une triomphante véracité. Mais un tel syllogisme, excusable chez Desreynes, eût été ignominieux chez Arsemar : Pierre le connut pourtant. — Une minute d’oubli, mais ils ne s’aimaient pas ! Dois-je rester damné pour une minute d’oubli ? Il la désirait trop, sa femme ! Il allait de la chambre des étreintes à la gondole des sourires : entre elles deux il partageait ses heures ; en elles deux il surchauffait sa fièvre, et dans une perpétuelle consomption attisait ses rêves d’amour. — Jeanne... Il redisait ce nom à chaque instant, si bas qu’il l’entendait à peine ; mais le penser seulement ne lui suffisait plus. D’autres fois, pauvre fou, il murmurait son propre nom, pour se donner la caresse d’une illusion, et se dire qu’elle était là, et l’attirait vers elle. Il se roulait dans des extases visionnaires. Un jour, le poppe se départit de sa discrétion muette, et, le voyant si triste, osa dire : — Venezia senza femina non é la Venezin. — De quoi vous mêlez-vous, insolent ! Il descendit dans la gondole. Non ! Ce n’était plus Venise, la ville des baisers, tiède et molle, reine des langueurs ! La cité sans bruits et sans cris, où la vie des passants glisse sans qu’on l’entende, dégage l’amour ou la mort ; et le silence, selon l’âme qui s’y recueille, y devient tour à tour celui des alcôves ou des tombes. — Jeanne... Il croyait qu’elle allait le rejoindre, à force d’être rappelée ; il écoutait les vents de l’ouest ou regardait au ciel les nuages qui pouvaient arriver de la France ; et, la nuit, il contemplait les constellations qui brillaient sur elle et sur lui. — Pense-t-elle à moi ? D’abord, il avait espéré qu’au moins la honte et le chagrin, dans ce cœur de femme, subsisteraient assez pour rendre l’oubli inaccessible ; il voulait vivre en elle comme elle vivait en lui, et son besoin de la posséder était si pressant, qu’il se contentait presque de la posséder par le remords : mais bientôt cette lugubre consolation n’en donna plus assez. Dans ces mensonges d’amour dont il peuplait sa solitude, dans ces comédies de tendresse dont il leurrait son âpre veuvage, il en vint à se demander si le songe d’ici n’était point une réalité de là-bas, et si Jeanne n’avait point l’amour, elle aussi, l’amour ! Elle l’avait dit ! Son dernier mot d’adieu était un mot d’amour ! Pourquoi l’avait-il témérairement accusée de mentir ? Était-ce donc si incroyable, qu’elle le pleurât ! De quel droit l’avait-il repoussée ainsi, quand elle était venue à lui, oui, de quel droit, puisqu’ils se manquaient l’un à l’autre ? Il regrettait cette lettre aux senteurs d’iris, qu’il avait un soir déchirée, éparpillée aux ronces d’un pays inconnu. Combien il l’eût baisée, et lue, cette ligne unique où l’absente disait : « Je t’aime. » Il en ressuscitait les lettres fines, le papier dur et le parfum. Alors, il atténuait, effaçait le crime. — Serais-je jaloux, si je l’avais épousée veuve ? Cette comparaison le séduisit, et il s’y attacha parce qu’elle justifiait le renoncement des rancunes, et qu’elle autorisait les lâchetés. Il s’efforçait sans le savoir, à trouver dans le sophisme une raison définitive ; il chassait un par un les défauts reconnus et revoyait l’épouse d’autrefois, belle, élégante, rieuse et gracieuse, souple et féline, et curieuse, la seule femme qu’il eût aimée ! Et peu à peu il en vint à subir cette conjecture : « Tout cela est-il vraiment irréparable, et ne pourrait-on lui pardonner ? » Il ajouta : « ...la rappeler ? » Pardonner, c’était fait déjà ! Quand donc avait-il osé la maudire ? Il l’adorait, il la voulait, et rien de plus. À l’idée de la reprendre, il tremblait de joie et d’amour. Il ne tenta pas d’y réfléchir et d’en discuter l’hypothèse. Mais il protestait faiblement, reculait, murmurait : « Non, c’est impossible. » Sans conviction, et croyant même, tout au contraire, à la facilité d’un tel bonheur, il résistait avec la mollesse d’un enfant qui refuse un beau fruit. Tant de fois il se répéta : « C’est impossible, » qu’à la fin rien ne manqua plus, pour le persuader, que la réalisation de son vœu. — Je l’aurais encore ! Elle s’assiérait là, je prendrais ses petites mains, elle poserait sa tête sur mon épaule, comme ceci, et je sentirais l’odeur de ses cheveux... Oh !... et pourquoi non ? Il le tenait déjà, cet avenir ! N’était-ce pas la seule chose qui lui restât à faire, quand rien n’avait pu étouffer sa passion, que la patience et l’éloignement exaspéraient jusques à la folie ? À quoi bon se torturer, à quoi bon les vanités et les résistances d’orgueil ? La reprendre ou mourir ! Et pourquoi donc la mort, puisque l’amour s’annonçait et s’offrait ? Il céda. Il se fit heureux. Et quand la résolution fut arrêtée, alors seulement il la pesa. Georges serait sacrifié. Mais quoi ? Le châtiment ! Ils ne se reverraient plus ? L’ami manquerait moins que l’amante. « Entre deux maux, il faut choisir le moindre. » Puis, dans son optimisme récent, il allégua que cette séparation ne serait pas sans un remède, et qu’on pourrait se rencontrer encore, seul à seul, peu souvent, à vrai dire, pour ne pas réveiller la mémoire des heures mauvaises, mais par intervalles qui s’espaceraient, et le calme absolu finirait par venir, avec l’âge... Il se tassait dans son égoïsme satisfait, ainsi qu’en un fauteuil moelleux, lorsqu’on est las. Il se montra plus sociable, presque gai : Georges fut alarmé. Pierre, sournoisement, continuait à comploter son bonheur, Il organisa sa vie : comment il retrouverait Merizette, où l’on s’en irait recommencer une existence bénie ; il vendrait sa maison de campagne, achèterait un hôtel à Paris et renouvellerait ses meubles ; elle serait bien contente et l’aimerait sûrement, par repentir un peu, par reconnaissance, et à la fin par seule tendresse. On l’avait trop noircie ; ce n’était qu’une enfant. Quelle joie ! On ne parlerait jamais du vilain jour... Ce serait bien aisé, puisqu’ici même, où il en souffrait tant, il n’y pensait qu’à peine... Espérances, vœux, chimères ! Flux et reflux où la vérité se ballotte ainsi qu’une épave ! Ne suffit-il pas d’atteindre l’insaisissable objet de nos ambitions, pour n’en plus voir soudain que la hideur et reculer d’effroi devant ce que l’on convoitait ? Actéon, qui poursuit la déesse, mourra de l’avoir contemplée ! Maintenant que l’Éden était reconquis, maintenant que l’homme s’adonnait tout entier à l’ivresse d’un avenir si cher, maintenant que les délices du rêve s’adaptaient à la vie, permise, promise, possible, tangible, presque réalisée, voilà qu’il reparaissait, le passé, et se dressait sur l’assouvissement du désir ! Elle, souillée, dans son lit ! La chair contre la chair ! Il voulait l’approcher, et ne pouvait plus. La maîtresse d’un autre, elle le fut ! Une épouvante de dégoût le rejetait déjà loin d’elle, et sa noblesse de cœur se réveillait pour la révolte, dès l’évocation seule du bonheur qu’il s’était donné. Souillée, souillée, souillée ! Il y avait trop longtemps que sa fière âme s’avilissait dans les hontes de la concupiscence, et la rébellion sonnait ; trop longtemps que l’amour régnait en maître unique, sans même admettre à son côté la jalousie qui le gênait, et la jalousie secouait la servitude en s’écriant : « J’ai trop dormi ! » Entre elle et lui, l’autre ! Toujours ! Il repoussait le spectre qui se glissait sous toutes ses étreintes, entre elle et lui ; et chaque fois que, dans la tension de sa volonté, il parvenait à ressaisir un instant de cet amour exclusif qui l’envahissait hier, brusquement, d’un coup de poignard, la vérité l’assassinait. Un amant ! La trahison volontaire, préméditée, les mensonges et les curiosités perverses, et ces baisers ! Il les voyait, comme dans la veillée où la chambre de Georges les lui montra ensemble. — C’est peut-être à lui qu’elle pense !... Il s’empoisonnait à plaisir de toutes les imaginations si soigneusement bannies de ses heures amoureuses ; il appelait tout ce qu’il avait fui ; il affirmait tout ce qu’il avait nié. — Elle pense à lui ! Et moi, stupide, je combinais qu’elle rêve à moi ! Son amant ! Quand on s’offre un amant, ce n’est pas pour aimer un mari. Si elle désire quelque chose ou quelqu’un, c’est celui-là... Euh ! Il mordait ses poings. — Et lui, qui s’en cache, il la désire aussi. Qu’ils se rejoignent donc, ils sont faits l’un pour l’autre ! Je ne veux pas !... Misère ! L’horrible ville qui le narguait ! — Dire qu’il faudra tantôt le revoir encore son amant, m’asseoir en face de lui, être gracieux, lui répondre... Pourquoi l’ai-je amené, aussi ? C’était littéralement fou... Mais qu’est-ce que j’aime donc, maintenant ? Néant. Ah ! Si la solitude est bonne aux forts, quand ils la cherchent, elle est dure et mauvaise à tous, quand elle s’impose. Il alla dîner seul, dans une auberge. Elle et lui ! Elle restait bien perdue, et tout restait fermé. Il l’aimait pourtant malgré tout : avec son âme impuissante d’oubli, avec sa chair hantée, il l’adorait. Alors, dans cette fièvre de jalousie qui cherchait en elle ou autour d’elle ce qui pourrait l’exacerber, il fut pris pour la première fois du désir cruel et presque infâme, — si notre âme était blâmable de ce qu’elle éprouve, — du désir bourrelant de savoir, d’apprendre, d’entendre ce qui s’était fait, comment, pourquoi elle s’était donnée... ce serait parler d’elle, au moins ! — Assez, assez ! Il rentra enfin à l’hôtel. Il vit Georges. Il l’envia d’avoir été aimé par elle ; non plus la jalousie, l’envie ! Et parce que cet homme l’avait possédée le dernier, il semblait qu’elle fût encore à lui. Desreynes avait couru par la ville, halluciné d’un malheur. Lorsqu’il aperçut Pierre qui revenait, il lui en fut reconnaissant. Arsemar ne prononça pas une parole ; il fit effort pour mettre sa main dans celle qu’on lui tendait, et froidement, et presque avec répugnance. Georges, le voyant sombre, proposa, pour le distraire, d’aller entendre un opéra que l’on donnait au Goldoni. Pierre sut se contraindre à accepter, espérant que la musique adoucirait un peu l’aigreur de ses pensées. Mais il fallait plus, ce soir-là, il fallait un abîme. Le cri aigu des violons le crispa ; l’orchestre le bouscula avec importunité ; le ténor se démenait en poussant des clameurs sentimentales ; ces passions étaient fausses et ces douleurs grotesques. Il partit. Georges, si inquiet qu’il fût, n’osa l’accompagner. Le solitaire rentra dans la chambre nuptiale. Là, on pourrait souffrir paisiblement. Il s’accouda à la fenêtre. La nuit claire baignait les maisons grises, dans la ville muette ; l’eau claquait mollement sur les poutres peintes et sur les marches des palais ; en face, une vapeur de lumière cendrait le dôme de la Salute, et, par instants, un fanal de gondole sinuait dans l’ombre des murs, au bruit de la rame unique, bruit lointain, bruit mouillé qui semblait caresser le silence. Puis, l’espace se troubla délicieusement : là-bas, invisible, traînant ses chansons sur l’eau calme, mandolines, voix alternées, une barque voguait sur les canaux, et les îles de marbre, tour à tour, assourdissaient ou renvoyaient les mélopées errantes, qui mouraient pour renaître, suaves, exquises, dans la nuit harmonieuse. Il pleura. — Comme ce serait bon d’être heureux ! Elle avait pleuré, elle aussi, dans un soir pareil. — Comme c’était bon ! Il se jeta à genoux près du lit, et ses larmes bientôt ne purent plus couler. — Je l’aime ! Le triste apaisement qu’il avait gagné tout à l’heure se retirait de lui. — Il n’y a plus moyen, moyen de rien, vivre ni... Pourquoi donc n’y avait-il plus moyen de mourir ? — Je l’aime ! Il se tordait sur le tapis. — Là, elle a dormi là ! Il jetait ses bras sur la couche vide, et roulait son front dans les toiles, et croyait y sentir un parfum. — Je t’aime, je t’aime ! L’amour fauve était revenu. Et longtemps, comme si sa passion dût la ramener là, il répétait : « Je t’aime ! Viens ! » N’allait-elle pas entrer ? Si elle frappait à la porte ? Alors, on frappa. — C’est elle ! Il se dressa, hagard, le dos tourné au lit défait, serrant l’oreiller sous ses ongles, et la porte s’ouvrit. — Lui ! Georges s’arrêta sur le seuil. — Qu’est-ce que tu viens chercher ici, encore ? Georges restait immobile. — Il n’y a plus rien pour toi ! Tu vois bien qu’elle n’est pas là ! Georges, suppliant, tendit les mains. — Mais va-t’en ! Tu ne vois donc pas que ta présence me fait souffrir ! Va-t’en, mais va-t’en donc ! Georges s’en alla, humblement. V Aucun des quatre éléments ne se cache, en ce corps étrange ; il est tranquille, il grince. Goethe. Le lendemain, Desreynes redescendit à la chambre de Pierre et le trouva prêt à sortir ; il demanda à l’accompagner et reçut un congé glacial. Il vivait au milieu de transes perpétuelles. — Je le gêne. Découragé, il songea à mourir ; mais il songea aussi qu’il avait son devoir à remplir jusqu’au bout, et que le droit de se tuer ne lui appartenait plus. Il fallait arracher Arsemar à cette contemplation de son néant, l’enlever de cette ville satanique, le délivrer de l’obsession ; par douceur ou par force, il y fallait parvenir à tout prix. Il rassembla son courage et aborda résolument son ami. — Pierre, nous allons partir. — Non ! — Mais tu te martyrises, c’est un suicide, cette vie ! — Et quand cela serait ? — Ah ! Pierre, voilà donc comment tu veux me punir... Arsemar, honteux et touché, se retourna vers lui. — Mon bon Pierre, partons, je t’en conjure. Celui-ci balança pendant une seconde, puis, violemment, répliqua : — Non ! En s’éloignant, il murmurait comme une excuse devant lui-même plutôt que devant l’autre : « Je ne peux pas. » Il se sentait injuste, mauvais, tyrannique ; et ce fait d’avoir soulagé sa colère dans la menace et les injures avait eu pour résultat de dissiper en partie sa rancune jalouse, qui laissait quelque place au remords de l’amitié ingrate. Il voulait former un propos d’être meilleur à l’avenir, mais dès qu’ils se trouvaient ensemble, il ne parvenait qu’à rester sombre et renfermé, malgré les protestations de sa conscience. Seulement, le soir, en serrant la main de Georges, il dit : — Pardonne-moi. Il se sauva sans vouloir qu’on lui répondit. — Pourquoi ai-je eu cette funeste idée de la rejoindre ? Je ne trouve même plus, maintenant, la consolation de la reprendre en rêve ! Dans un malheur qui lui semblait pire, il regrettait son malheur de la veille. Le second jour, Georges décida de renouveler sa tentative ; mais, cette fois, il usa d’une discrétion qu’il jugeait plus habile, et qui ne serait pas incompatible avec la fermeté : il entreprit d’obtenir par détours ce qu’on refusait à la franchise : il ferait le siège de cette ténacité, comme celui d’une coquette : attitude moins digne de la tâche, sans doute, mais plus conforme à son tempérament ; d’ailleurs, pensait-il, tous les procédés sont bons quand le but est louable. L’ancien Desreynes revint en lui et fut certes accueilli avec joie ; durant la matinée qu’il occupa à combiner ses plans, il oublia de plaindre leur misère : le sceptique analysait un homme, pour appliquer la guérison, ainsi que le médecin tâte un malade, et la science primait les compassions. — Ami, dit-il, ne te fâche pas, ne proteste pas, je ne me blesse de rien ; je ne suis que désolé, mais je mérite tout. Voici : ma présence te harasse. Tu me le fais trop comprendre chaque jour... Puisque tu ne m’aimes plus, peut-être souffriras-tu moins quand je m’éloignerai... Il surveillait avec anxiété l’impression de ses paroles et redoutait que son offre fût acceptée. Il poursuivit : — Nous nous sommes trompés en espérant que mon affection et mes soins pourraient quelque chose contre ta peine. Je l’irrite en m’efforçant de la calmer. Tu m’évites, tu m’injuries ; oh, je ne réclame rien de plus, pour moi ; mais, Pierre, tu te fais plus de mal que tu ne m’en crois faire. Et c’est sans remède... — Sans remède. — Tu vois bien que je dois te quitter. J’irai n’importe où, au hasard ; je t’aimerai de loin ; je ne penserai qu’à toi, qui seul aussi t’en iras par le monde, traînant le chagrin d’une faute dont le remords me tue. — Georges... — Ah ! s’écria-t-il, sincère enfin, tu me brises, mon Pierre ! Tu l’ordonnes donc, que je te laisse en proie à tes abominables rêves ?... Mais je veux te guérir ! Est-ce qu’une femme vaut que tu meures ? Est-ce que toutes ensemble valent un coin de ta bonté ? Est-ce que je peux, moi, t’abandonner là dans ton enfer, et ne pas te suivre, quand tu n’as plus que ton ami sur terre pour te veiller et pour t’aimer ? Arsemar le contemplait d’un œil craintif et doux. — Ne me chasse plus ! C’est moi qui suis là, moi que tu nommais ton frère, moi qui veux l’être encore... Arsemar, dans une émotion muette, s’écartait de son ami par crainte de céder : son cœur le poussait vers lui, mais il résistait, comme s’il eût dû perdre encore la très chère en perdant sa pâture de douleur. Ils restèrent en silence. À la fin, Pierre cacha son front dans ses deux mains. — Console-moi, dis... Trouve quelque chose, console-moi ! — Le saurais-je, ici ?... Viens, sauvons-nous ! — Mais je ne peux pas... — Il le faut. Tu le dois, pour nous deux, si tu as pitié de ton Georges et de toi-même. — Quand donc ? — Aujourd’hui ! — Demain ? — Ce soir ! Il le prit dans ses bras ; Arsemar lui rendit son étreinte ; ils se baisèrent près du cou, et, se retenant par les mains, ils se regardèrent l’un l’autre dans les yeux. — Pauvre cher, je te guérirai, va ! — Et nous resterons ensemble, n’est-ce pas ? On n’est pas sur de se revoir, quand on se quitte. Pourtant c’était navrant de fuir si tôt un pays où l’on souffrait si bien ! Ils partirent, et dans la nuit arrivèrent à Florence. Desreynes était résolu, pour une existence nouvelle dans un pays inconnu, à ne plus abandonner son ami aux dangers de la solitude. Il ne le quitterait pas : à toutes les heures et partout, ensemble, afin qu’on s’accoutumât à voir la vérité face à face, et que, par l’habitude, l’amitié rentrât dans leur vie ; la présence du coupable entretiendrait d’abord la jalousie, mais la rancune serait moins dangereuse que l’amour ; elle combattrait l’amour, et peu à peu se diminuerait elle-même par sa propre constance ; enfin, quand à son tour elle achèverait de mourir, elle aurait peut-être déjà tué la passion... L’expérience sembla justifier ces calculs : Arsemar supportait sans trop de contrainte la compagnie de Desreynes, grâce surtout à la sérénité relative que venait de lui procurer leur dernier rapprochement. Puis, la santé morale de cette grande Florence le gagnait insensiblement. Peut-être n’existe-t-il aucune ville au monde qui rende comme celle-là l’orgueil d’être homme ou la volonté de le devenir ; elle sangle l’âme, elle la relève, elle crie le courage et la promesse. Tant d’œuvres sont nées là pour l’immortalité, que le passant, parmi les demi-dieux créateurs de dieux, médite sur la gloire d’être un enfant de cette race où les géants remuaient la terre et le ciel. — C’étaient des hommes ! s’écriait Arsemar. N’ont-ils pas connu, eux aussi, la douleur, la honte, la solitude, l’exil ? N’ont-ils pas connu la trahison ? Mais ils se redressaient, et, mettant le pied sur les platitudes de la vie, ils se jetaient dans l’immensité de leur rêve, et le culte cachait les misères ! Que suis-je auprès de ceux-là, ou de ce qu’ils ont souffert, pour avoir le droit de me plaindre chez eux ? La consolation trouvée à Florence était presque analogue à celle qu’avait donnée la mer ; mais si sa grandeur était moins intime, elle était plus vivante et demandait plus impérativement l’oubli. À chaque pas, des pensées graves sollicitaient le triste voyageur et l’entraînaient hors de sa peine ; il retrouvait plus rarement Merizette et se retrouvait plus souvent ; il vivait davantage, requérait sa raison, tout cela un peu aux dépens de son malheur. Son inquiétude morale, en perdant de la précision, était pour ainsi dire passée dans son intelligence, en sorte qu’il souffrait moins de lui, mais ne jouissait de rien autre ; il analysait tout, discutait et compliquait, dressait des théories et entassait des arguments, voulait prouver sans cesse, subtilisait, ne permettait pas une opinion contre nulle de ses sentences, et posait ses jugements comme des injonctions ; puis, peu à peu, il descendait la pente des paradoxes et des méchantes ironies. La constatation du mal est en nous comme un besoin de la douleur, et quand nous parvenons à le moins envisager dans notre condition, la nécessité de le voir autour de nous s’impose ainsi qu’une revanche. Il ne le considérait pas dans les morts, par respect pour leur œuvre, mais parmi les vivants et les idées. Il en était venu ainsi à soutenir nerveusement des syllogismes contre lesquels il se fût rebellé autrefois, et qu’il déduisait avec une ténacité d’autant plus irréconciliable, qu’il y rencontrait un moyen de contredire à son passé en même temps qu’à son âme. Georges se gardait de protester jamais, pour n’amener aucune aigreur ; il multipliait les condescendances et les sollicitudes, et se tenait comme auprès d’une maîtresse capricieuse avec laquelle on se brouille pour un mot inopportun ; il approuvait tout, en bloc, en détails : les compromis métaphysiques coûtaient peu d’ailleurs à sa conscience, et sa retenue lui était d’autant plus aisée que les nouvelles affirmations de Pierre cadraient généralement avec les siennes, à cause de leur allure hautaine, méprisante, et quelquefois hargneuse. Il résulta de cette entente une facilité plus grande pour atteindre à la vie commune et à la paix : si tant d’obstacles entre eux gênaient l’expansion des tendresses, rien ne s’opposait à la sympathie des idées, et l’on causait avec plaisir. Plus on causait, plus on s’éloignait du passé. Arsemar était satisfait de posséder près de lui une intelligence qui correspondait si exactement à la sienne, et qui, sur chaque assertion, renchérissait d’un mot piquant ; ce qui l’avait tant de fois chagriné dans son ami, jadis, le rapprochait maintenant de lui plus que toute autre chose ; ils éprouvaient, à s’entendre parler, un étonnement réciproque et satisfait ; on eût dit qu’ils faisaient la découverte l’un de l’autre ; une camaraderie de tête semblait vouloir remplacer l’attachement des cœurs. À cette époque de leur vie, Georges, qui, jusque-là, dans l’apport de leur amitié, avait rendu moins qu’il ne recevait, fut au contraire le plus donnant, car son affection paraissait grandir à mesure que celle de Pierre glissait dans l’égoïsme du malheur : Desreynes se rendait compte de ce double état, aussi bien qu’il avait su naguère apprécier l’infériorité de son dévouement. Mais il n’en concevait ni vanité pour lui ni blâme contre Pierre. Il suivait Arsemar, avec la constante attention de ne pas lui permettre une minute de solitude intérieure, dès qu’il n’était pas sûr de la direction que prendraient les pensées ; il pesait d’avance chacune de leurs démarches ou chaque phrase, afin de ne rien réveiller de ce qu’il fallait assoupir ; la tâche était ardue, car l’instinct du malheur veut tout rapporter à lui-même, et ce qui nous distrairait n’est qu’un chemin détourné pour revenir en nous : mais Georges ne faiblissait pas dans son rôle, et s’efforçait parfois d’amener le rire sur le visage de son ami ; rire plus souvent ironique et cruel que bonnement joyeux ; n’importe, il y réussissait entre temps. Cependant, les tendances paradoxales et caustiques s’accentuaient de plus en plus dans l’esprit d’Arsemar. Le jour où l’homme ne croit plus à son âme est la veille du jour où il ne croira plus à rien. Pierre s’entretenait dans sa rigueur acerbe avec une persistante complaisance : il traversa alors une véritable maladie cérébrale dont les excès finirent par alarmer Desreynes. Leur promenade favorite était à Santa-Croce : ils se trouvaient chez eux, dans la fréquentation des tombes ; Georges conduisait volontiers son ami dans l’église claustrale, où tant de morts glorieux rappelaient leur ouvrage et forçaient la méditation. Arsemar ne manqua pas une fois de s’arrêter devant le monument d’amour élevé dans le saint lieu. « À Alfieri, sa maîtresse, comtesse d’Albany. » — Ah, disait-il, l’homme est couvert de préjugés comme un vieil obélisque ! Est-on certain que cette morale, pour laquelle un gueux se torture, vaille mieux et soit plus noble que les paradis défendus ?... Il entre plus de vanité que de vertu dans la force de notre vertu même. Et l’orgueil des péchés hautains qui, dans leur cynisme royal, s’offrent aux soufflets de la foule, n’a-t-il pas plus de grandeur que la mièvrerie des convenances ? Il ajouta : « Ma femme, si tu permets ce mot, proférait une phrase fort juste, le matin de ton arrivée : « Dans trente ans, que restera-t-il de nos sacrifices ? « Poussière ! » Il reprenait : « Où est le bien ? Où le devoir ? Nous n’avons le droit de rien affirmer, puis que nous ne savons le pourquoi de rien ; nous ne pouvons que chercher, avec la certitude intime que nous ne trouverons pas. » Puis : « À quoi bon apprendre, savoir, penser ? Rien de tout cela ne nous livre la vérité : nous n’y gagnons que le sentiment de notre impuissance et aussi des moyens nouveaux pour errer davantage, car nous nous éloignons de la simplicité et de la nature. » Desreynes tâchait à l’entraîner de là, mais Arsemar revenait sans cesse au marbre d’Alfieri : tour à tour, il bénissait et maudissait l’amour. — Poète, tu as bien fait de mourir le premier, car elle t’eût trompé !... Ah ! Celle en qui vous avez mis toute votre confiance, qui vous aime jusqu’à la complète abnégation de son être, jusqu’à l’anéantissement de sa personnalité dans la vôtre, demandez-lui de souffrir pour vous la misère, la honte, le martyre ou la mort, elle fera tout ; mais ne lui demandez pas de vous rester infailliblement fidèle, car elle ne sait pas, car c’est peut-être contre nature... — Combien de femmes, demandait-il à Desreynes, tiennent à un homme par habitude, et qui l’abandonneraient si elles croyaient être tenues par devoir ? Ces questions mettaient Desreynes mal à l’aise, mais Pierre ramenait tout aux femmes : on eût dit qu’il se vengeait de ne pouvoir détester Merizette en détestant les autres. Il rencontra un enthousiasme meilleur dans la maison de Michel-Ange, et ce fut un vertige d’admiration qu’il eut au seuil de ce cabinet de travail, large au plus comme un séquestre de lycée, où des mondes avaient germé. — Les Titans ! Ils poussaient les chefs-d’œuvre comme des pierres dans un trou ! Mais voilà ce que sont devenus leurs fils, cria-t-il, en montrant dans la rue un officier qui pavanait sa suffisance sous un uniforme collant. Qui donc a fait cela avec ceci ? La goule, peut-être ! Le vampire ! Aux Uffizi, il s’arrêtait longtemps devant les têtes de femmes : toutes, et celles surtout de Raphaël, l’inquiétaient comme des énigmes : il regardait leurs yeux, leur sourire et leur front. — Est-ce une vierge ou une courtisane ? Dire qu’elles sont mystère, et qu’elles mentent, même peintes ! Oh, ce front pâle, ce front lisse, l’infranchissable mur, le mur plâtré, le sépulcre blanchi ! Dire que l’homme ne verra jamais ce qui se cache derrière ce mur-là ! Georges répondit en riant : — On ne connaît bien les yeux d’une femme que lorsqu’on les a vus fermés. Pierre rit aussi ; mais soudain, ils s’interrompirent : tous deux pensaient à l’adultère. Arsemar éprouvait souvent ces crises de brusque jalousie : il les éprouvait presque régulièrement, lorsqu’il voyait Georges marcher silencieux devant lui, et qu’il pouvait regarder le coupable sans l’entendre ; mais il les chassait de sa pensée avec une hauteur froide, parce qu’il plaisait à son récent état d’esprit de répudier toutes les émotions bonnes ou mauvaises dont sa vie avait été faite : systématiquement, et avec une volonté grommelante, il s’attachait à détruire tout son passé. Non pas pour moins souffrir, mais pour détruire. Et lorsque l’ancien moi exhalait un reproche du cœur, il le faisait taire en se violentant d’injures. Le changement moral s’était, depuis bien des jours, étendu au physique ; le masque était plissé, le regard dur ; l’œil lançait même une menace, dans l’affirmation de certains aphorismes cruels qui autrefois eussent révolté ce même homme. Georges se tourmentait de voir un bouleversement si profond, regrettable en lui-même, et d’un contraste trop excessif pour que la distraction qu’il procurait ne fût pas de courte durée. Il tenta d’offrir une pâture à cette fièvre, et, pour la diriger dans une voie où l’on pourrait espérer quelque apaisement, insinua l’idée d’un travail à entreprendre : étudier dans son œuvre et son existence un de ces Florentins qu’Arsemar aimait tant ; conter, par exemple, l’histoire d’Alfiéri et de la comtesse... — Soit, fit Pierre ! Le travail intellectuel est un égoïsme et devient parfois une lâcheté, car en lui on oublie les siens, et soi-même aussi ! Le projet le séduisit pendant une demi-semaine. — Tu veux donc me donner dans le monde le déshonneur d’une idée ?... J’en ai assez d’un autre... Allons, laissons ces choses ! Pourquoi creuser ? Cela fatigue. Pourquoi savoir ? Nos émotions ne sont pour la plupart faites que d’ignorance ! Pourquoi dire ? Si vous blessez les hommes avec leur sottise, ils crient à votre folie ; avec leurs vices, ils crient à votre infamie... Laissons ces choses, te dis-je ! Perdons notre vie, il n’y a de temps gagné que le temps perdu ! Aussi vrai que l’on est sage dès que l’on n’agit plus, on n’agit plus dès qu’on est sage ! Nul ne prouvera que ces vérités soient moins plausibles que les vérités où l’on dit le contraire, mais le malheur est de les croire. Pierre les affectait encore, mais bientôt il les subirait : le châtiment de ceux qui ont trop longtemps renoncé la raison et qui jettent leur vie aux bêtes est de ne pouvoir, dans les heures où la pensée leur revient, méditer sur aucune autre chose que l’inanité de l’effort et le néant de l’ouvrage. Un jour, ils lisaient le récit d’un vieux crime historique où s’étaient joués les adultères et les poisons florentins. Pierre dit : — La défiance jalouse que l’homme a de la femme fut antérieure à la première trahison ; mais la défiance des hommes pour les hommes dut être postérieure aux premiers mensonges et naître d’eux. La jalousie, même malsaine et offensante, est inhérente à l’amour même (je ne l’ai guère prouvé, me diras-tu), tandis que le soupçon n’est que la conséquence médiate de la vie et des mensonges qu’elle traîne. La jalousie est d’instinct, le scepticisme est d’expérience. L’un est axiome, et l’autre théorème. Il savait bien par ces propos supplicier Desreynes ; mais il se reconnaissait sans conteste le droit de châtier, et prenait un plaisir mesquin à ces cruautés qu’il considérait comme de fort loyales taquineries. Il y a des instants où les hommes sont femmes ! Parce qu’il se sentait contre Georges moins de rancune que jamais, il voulait lui en témoigner davantage, et le bourreler pour la compensation ; aussi bien qu’il pensait punir Jeanne par ses généralités, il se plaisait à punir Georges par des allusions. — Que ce soit axiome ou non, poursuivait-il, il est indiscutable qu’elles nous trompent, n’est-ce pas, frère ?... Qu’elles mentent parce qu’elles sont les plus faibles, j’y consens ; qu’elles se vendent parce qu’elles s’estiment, c’est justice ; car les femmes, tu ne le nieras pas, ne se donnent point, mais se laissent acheter ; avec de l’or, des prières, des bijoux, des fleurs, des trahisons, le mariage, n’importe ; et cela est peut-être équitable puisqu’elles n’ont pas vos passions et que vous n’avez pas leurs souffrances... Mais ce qui me révolte, c’est de les voir refuser la veille une égalité qu’elles réclameront le lendemain, et prétendre qu’on ne doit pas plus leur reprocher leurs plaisirs vendus, qu’on ne vous reproche vos plaisirs achetés ; elles sont comme un monarque qui garderait les honneurs et les pouvoirs, ordonnerait et pardonnerait, ferait la loi, ferait la guerre, et s’indignerait d’être seul responsable. » Les déclamations qui soulageaient sa nervosité ne faillirent l’importuner qu’une fois : ce soir-là, tous deux se promenaient en silence au Longarno, et les étoiles chères à Dante scintillaient sur l’ampleur du fleuve. Pierre revit son âme ancienne. De confuses impressions, jadis aimées, sourdirent péniblement. Qui n’a connu, dans les heures moroses, ce retour indécis des idées vagues, intimes cependant et profondes, dont la foule peupla nos instants de bonheur ? Elles sortaient de nous, alors, légères, à peine perceptibles, et glissaient autour de nos fronts qu’elles effleuraient d’une aile diaphane : puis elles ont disparu pour ne jamais plus revenir avec cette fraîcheur de rêve. Et, dans la peine, elles repassent, haillonneuses, mouillées de pluie, phalènes agonisantes et laides, papillons de nuit ; on les reconnaît pourtant, et, avec la rancœur d’un idéal désillusionné, on leur crie : « C’est bien, je t’ai vue, va-t’en ! » — Va-t’en, se disait Pierre. À d’autres ! C’est fini pour nous, ces poèmes-là ! Nous sommes les expérimentés, maintenant ! Pour chasser son âme avec sa propre voix, il demanda tout haut : « Ne constates-tu pas que je ne suis plus le même ? Quand je me considère, je me trouve répugnant... C’est vrai, ajouta-t-il avec un éclat de mauvais rire... Bah ! Les hommes vous trompent jusqu’au point de tuer en vous toute naïveté, et quand c’est dûment achevé, ils disent que votre caractère est méprisable. » Un couple d’amoureux, riant et se bousculant, et criant fort, les croisa sur le quai. — Heureuses gens ! fit Desreynes. — Pauvres gens ! reprit Arsemar. Il semblerait que rien ne fût plus égalitaire que l’amour, tâche procréatrice, consolation physique des cœurs... Peut-être n’est-ce ici que le dernier mot d’un orgueil outrageant, mais je ne puis imaginer que les natures grossières trouvent dans la volupté, sans raffinement, sans art, sans culte, les mêmes joies que nous y trouvons ; les en entendre parler me chagrine tous les sens, et si je n’avais de l’amour que leur part, vrai dieu, j’en ferais plus que fi ! — Sois indulgent, répartit Georges ; l’amour, c’est l’art pour tous. Pierre, de nouveau, éclata de rire. Puis, en lui-même : « Ah, tu ris ! Tu ris encore, tu ris à tout moment ! Tout te fait rire ! Tu vois bien que tu ne souffres pas ! Lâche, hypocrite, jette donc ton masque ! Pour quelle galerie joues-tu un rôle ?... Pour lui, hein ? Pour le faire croire au mal que tu lui dois ? Imbécile ! Tu poses pour souffrir... » Au bout d’un instant : « Mais j’y songe : on pose pour ce qu’on voudrait être, c’est-à-dire, au fond, pour ce qu’on est ; donc, j’ai eu de la douleur, puisque j’en veux montrer. Ah, très drôle ! » — De quoi ris-tu, Pierre ? — Je m’amuse... Après un quart d’heure de silence, il s’écria en frappant du pied : — Je m’ennuie ! VI L’espérance, toute trompeuse qu’elle est, sert au moins à nous mener à la fin de la vie par un chemin agréable. La Rochefoucauld. Ils avaient passé trois semaines à Florence ; ils en passèrent deux à Sienne. La situation d’esprit qu’ils apportaient ici devait d’abord et pour un temps rester la même ; avec une nuance pourtant : à Florence où Jeanne était venue, Pierre la repoussait de lui ; à Sienne où nul vestige ne pouvait se chercher, il la chercha. Non plus comme à Venise où la passion criait ; mais au contraire par volonté froide, opiniâtre, et bien moins par véritable amour que par le besoin de réagir contre toutes les propositions de la vie. Ne pouvant rencontrer en aucun endroit le souvenir de sa femme, il quêtait des ressemblances de rues ou de monuments pour y évoquer celle qu’il avait promenée dans des endroits pareils. — Se rappelle-t-on les absents plus que les morts ?... Oui, ou du moins plus longtemps. Parce que sans doute notre égoïsme encore espère d’eux, et que les morts ne donneront plus rien ?... Du bien ou du mal, il faut qu’on nous donne. Si je l’avais perdue par la tombe, qu’éprouverais-je ? De l’amour, de la peine ; ni rancunes, ni jalousies, ni haines, ni espérances de passage ; je souffrirais moins... Quel monstre je deviens ! Ah ! vis et sois heureuse, si tu peux ! Cette ville recueillie lui avait plu dès l’abord : sur la place du Dôme, il éprouva une extase d’art devant la façade blanche et noire aux rayures fanées ; une autre dans l’église, parmi les marbres ivoirins, usés sous la main des fidèles ; une autre au Palais public, où sont les fresques à fond d’or qu’une clarté oblique effleure d’en haut, et qui luisent dans le mystère des pénombres sous la grille de fer ouvragé. Pierre s’efforçait d’analyser pour ne pas jouir : il n’y parvenait qu’à demi. Nous sommes, en cette génération, les amants des harmonies délicates et mourantes, dont la beauté serait la sœur des vierges pâles qu’une douce agonie efface déjà des vivants ; nous chérissons, avec une émotion réelle, ce qui s’éteint ; les fresques effacées, les antiques palais, dont s’est peu à peu voilée la splendeur primitive, nous pénètrent pour elles-mêmes et pour leur âge d’un amour... — Que nous n’aurions pas, dit Pierre, si nous les voyions telles qu’elles furent à leur naissance : la communion qui existe entre nous et elles n’exista pas toujours, et nous avons le tort de reporter sur une époque le charme dû au temps écoulé depuis cette époque. En sorte que nous n’avons pas en art les frères que nous pensons avoir : ceux-là qui nous séduisent eurent sur l’harmonie des sensations notablement différentes des nôtres, et le beau que nous admirons dans leur œuvre, parce qu’il est une analogie de notre âme, ils ne l’ont souvent pas connu et plus probablement encore ne l’auraient pas compris. À l’intérieur du dôme, il ressentit une brusque colère, devant les mosaïques où sont représentées les sybilles païennes, portant l’inscription des oracles qui ont pu être considérés comme annonçant la venue du Christ. — Les religions n’ont d’intolérance dans leurs scrupules que lorsque la tolérance ne peut leur profiter ! À table d’hôte, il se livra à une nouvelle indignation contre un Parisien qui remplissait la salle du bruit de ses saillies et de ses insolences. — Et l’on dira que le propre de notre esprit est une insouciante gaieté, quand rien n’est plus soucieux qu’elle de l’effet à produire ! Ce monsieur cherche-t-il à se réjouir en elle ou bien à éblouir par elle ? Nous sommes chez nous plus énervants que tout autre peuple du monde, et nous devenons, à l’étranger, humiliants pour nos compatriotes. L’homme pouvait entendre ; Georges essaya d’apaiser son ami. — J’aime les violents, s’écria Pierre : ils sont dans notre politesse le dernier refuge de la sincérité. Par degrés néanmoins, et malgré qu’il en eût, ses emportements se faisaient plus rares chaque jour ; il était obligé à de plus constants efforts pour garder sa malveillance ; Georges constatait avec une joie confiante ces symptômes d’un revirement prochain. La naissante accalmie des passions s’était, à Florence, dissimulée sous un instinct de combativité théoricienne ; mais cette sophistique anormale devait perdre ses causes médiates dans une ville dormante où moins d’idées se remuaient ; le bienfait de Florence devait se continuer plus sainement ici, et se totaliser ; la tête devait s’y rafraîchir avec le cœur. La vieille et morne cité, quasi défunte et retrouvée après des siècles dans un coin du monde moderne, exerça sourdement la contagion de sa paix ; de l’une à l’autre des trois collines, ils allaient par les rues dallées à pentes rapides, qui dévalent et remontent comme de gigantesques V, ou bien serpentent étrangement, tortueuses, sans trottoirs, surplombées de voûtes et d’arceaux, sonores et profondes entre leurs murs bruns à marteaux de fer sous la surveillance rare des vastes fenêtres carrées ; parfois une paysanne, balançant les grandes ailes plates de son chapeau jaune, passait ; dès la nuit, la ville déterrée prenait des quiétudes d’outre-tombe ; les lumignons grinçants s’allumaient au bas des poulies ; quelques vitres s’éclairaient de distance en distance ; des escaliers mystérieux s’échelonnaient vers des arcades d’ombre bleue, s’ouvrant sur des pentes plus sombres, pointées tout au loin d’un fanal. Par un de ces soirs hantés de moyen âge, ils s’étaient assis au pied de l’immense muraille qui derrière le Palais public s’étale comme un rempart de forteresse ; on entendait chanter des voix de femmes, avec des mandolines ; une fête ancienne s’évoquait, dans des satins et des brocarts, derrière les rouges croisées, là-haut. Les deux hommes écoutaient en silence, par crainte de leur voix et des réalités ; ils renaissaient dans un monde d’autrefois ; leur propre existence diminuait en eux, des aventures surannées et des vœux romantiques éveillaient leur imagination : un spadassin soudoyé allait sortir par la poterne... Ils comprenaient la possibilité d’une vie à refaire, et l’accession de l’oubli ; confusément la foi voulait naître ; l’amitié semblait demander qu’on osât croire encore en elle. Ils demeurèrent là pendant près de deux heures, et s’en allèrent, toujours muets. Pierre marchait le premier. — Est-ce bien moi qui suis, ou qui étais ? Leurs pas tapaient les dalles, et l’écho s’en prolongeait dans le creux des rues minces. Arsemar méditait sur son état présent, les transformations de son âme et les bouleversements de sa destinée. Des pensées nouvelles s’immisçaient dans les souvenirs et malgré lui le distrayaient ; Jeanne, qu’il voulait voir, le fuyait ; au regret de l’avoir perdue se mêla pour la première fois le regret de l’avoir connue... — Hélas, notre vie ne dépend pas de nous : pendant que nous la préparons au gré de nos ambitions ou de nos rêves, que nous la préméditons avec un semblant de sagesse qui nous enjôle et qui nous leurre, il y a, deux cents lieues plus loin, un petit être quelconque qui ne sait même pas notre nom et qui grandit, sans nous prévoir, pour détruire notre songe et notre œuvre, et qui les détruira ! Mais par une sorte d’instinctive réparation, il se demanda : « Que devient-elle ? » Il la chercha, femme esseulée, dans la ville où il l’avait prise, jeune fille en plein cadre de sa jeunesse ; il suivit la veuve adultère dans les salons où la vierge un peu grave passait jadis en robes blanches. Il écouta la voix berceuse qu’elle avait au soir de leur première rencontre ; il lui prit la main comme à cet autre soir des accordailles : reconnaissante et pure, elle se donnait à lui ; il la régénérait en de chastes tendresses ; mais lorsque, en descendant le cours des mois vécus, il vit l’enfant devenir une épouse, le charme bénin se rompit. Il jugea qu’il commençait à moins l’aimer, parce qu’il ne retrouvait plus en elle les promesses de la fiancée, et croyait voir une autre femme. — Pourquoi l’adorais-je ainsi ? Était-elle née pour moi, et qu’avait-elle pour moi ? L’amour qui s’analyse est tout près de finir : mais Pierre le savait, Pierre se le disait, et dans cette arrière-pensée il tâchait de considérer sa femme avec un désintéressement qui n’était que trop peu sincère. — Si je me trompais ! Si je ne l’aimais plus ! Au milieu des tortures suraiguës qu’elles nous imposent à plaisir, les femmes tuent l’amour en rêvant de l’exaspérer... C’est peut-être ma douleur que j’étreins dans un tel acharnement... Pourtant, il revenait vers elle, et s’y autorisait, et s’y conduisait, puisqu’il le pouvait faire avec plus de calme maintenant, et que demain peut être sa passion défaillante achèverait de la répudier. Il songea que là-bas, dans ce coin de province on se gaussait de son malheur et qu’il se contait des fables ; il perçut le chuchotement de toutes les médisances, calomnies, éloges, persiflages, compassions, et la sentence dernière des mesquins égoïsmes devant la chute de ce qu’ils ont jalousé : « C’est bien fait ! » — Bah ! Il renvoya cela aussi. Il fut un jour assez tolérant pour se dire : « Si du moins elle n’avait pas pris celui-là ! Il me resterait un ami et je serais moins malheureux. » La différence n’eût pas été sans doute si sensible qu’il estimait, mais il estimait ainsi. — La douleur est un égoïsme qui se dévore ! Ce reproche que je formulais si gracieusement il y a deux minutes marque plus d’égoïsme que de tristesse. La perte de l’amitié commence à me chagriner, après la perte de l’amour. Indice ! Si lui me manque davantage, elle me manque moins : donc je l’aime moins, mille choses me le prouvent un peu chacune. Cela va bien ! Il continua la série des conclusions : trop de peine rend tour à tour subtil et stupide. — Quand je ne l’aimerai plus, je ne souffrirai plus : voilà du pléonasme. Mais que deviendrai-je, alors ? L’ennui ! Sans fin, l’ennui ! Morne, plat, toujours le même... L’ennui s’évoque par son nom : il naît d’avoir été pensé. Pierre en fut envahi : comme en Bretagne, comme à Florence ! À Venise seulement il n’avait pas connu l’ennui ; la torture seule avait pu l’en défendre. — Sera-ce donc désormais la forme de ma douleur ?... Ma vie est définitivement brisée. Mais ? Est-il nécessaire de vivre, et vaut-il mieux vivre tel qu’on était hier, plutôt qu’au rebours ? Le soir même, il proposa de se rendre à Rome. Georges ne vit pas sans inquiétude la précipitation de leur départ : depuis plusieurs jours il espérait beaucoup en l’enveloppante austérité de Sienne ; avant de quitter cette ville, il eût voulu en tirer pour son ami toute la sérénité qu’elle semblait promettre ; dans la capitale, on retrouverait Jeanne et trop de vie. Il dut pourtant céder à ce désir qui se manifestait comme un ordre, et ne tarda pas à le regretter. À Rome, la chaleur était accablante : des boulevards, des églises, des cafés, des palais prostitués, des passants à face d’électeur, des militaires satisfaits de l’être, des moines de toutes robes et des ecclésiastiques de toutes couleurs, la ville du dimanche au son perpétuel des cloches, et les gens, toujours les gens ! Pierre redevint bientôt plus intolérant et plus nerveux. La jeune épouse avait passé là, mais par quel étrange phénomène ne reconnaissait-il plus, aujourd’hui l’auguste métropole des mondes antique et moderne, qui, au temps du bonheur, l’avait enthousiasmé ? Naguère, en posant le talon sur la terre deux fois sacrée, il s’était rempli d’un respect religieux, devant la double grandeur de la Rome impériale et chrétienne ; il ne ressaisissait plus rien des adorations premières. Il voyait pour ainsi dire une autre ville : il entrait là comme dans une maison dévastée, au lendemain de l’attentat, et la haine du viol étouffait le culte des œuvres. Rome antique ? Une tombe polluée ! Sous l’effondrement des portiques, il cherchait en vain les toges aux longs plis et ne trouvait que les Marozia et les Zoé du xe siècle et des autres, sapant les murs, cassant les colonnades, fondant les marbres, charriant les briques du Palatin, déchiquetant les temples, pour bâtir des chapelles à leurs saintes patronnes et des forteresses à leurs amants, papes et barons, bandits pillards ! Les courtisanes et les voleurs de grands chemins ont gorgé la goule de leur avarice avec le cadavre des gloires ! Et sur ce qui resta debout, les spoliateurs gravant leur estampille ont revendiqué par leur honte l’honneur de n’avoir pas tout pris. « Pont. Max. » Ici, là, partout, sur chaque angle des rues, sur chaque ruine insuffisamment ruinée, arène, basilique, thermes, palais, forum, arc triomphal, sur le préteur et sur le peuple, sur le consul et le césar, sur la maîtresse du monde, en maîtres ils ont écrit leurs noms, comme si tout cela était leur œuvre parce que c’était devenu leur proie. La ville des Catons et des martyrs ? Allons donc ! Des ruffians et des guides ! Rome ? Non, la capitale des Italiens ! Encore le christianisme en cuirasse assassinait-il avec une certaine majesté de brute ! Mais voyez donc ceux-ci ! « S.P.Q.R. » Le formidable monogramme flambant d’or sous les aigles victorieuses, et devant qui tremblèrent cent patries, une croupissante vanité ose en apostiller la casquette des facteurs, des policiers et des boueurs, et les affiches de carnaval, et les réclames d’alcazar, et les bouches de l’égout ! Honte et pasquinade ! La catin a couché dans le lit de la reine morte, elle a vêtu sa robe, et va gueuser sous son blason ! Pierre souffrait à force de révoltes ; il vivait dans une si chaude irritation, que la colère lui permettait à peine de penser chaque heure à l’absente. Le souvenir de Jeanne, et de ses piétés sans morale qui l’avaient tant de fois agenouillée dans ces églises, l’aigrissait davantage contre l’inanité des cultes. Toutes ses émotions étaient interverties : à Saint-Pierre, devant le pouce de bronze usé sous les lèvres pieuses, il n’eut plus comme hier l’admiration pour la foi, mais le courroux pour les duperies théâtrales et la pitié pour les aveuglements. De chaque endroit, un nouveau dégoût le chassait : à Sainte-Marie-du-Peuple, un prêtre, qui officiait avec désinvolture, devant les fidèles écrasés sur les dalles, interrompit la phrase latine pour se retourner vers la foule, et cracha bruyamment contre les degrés de l’autel. Tout conspirait pour chagriner son oubli ou répugner à son cœur. — Allons-nous-en, répétait Georges : cette ville ne te vaut rien, et je me sens mal ici : l’air est accablant. Tout le monde a fui les fièvres, faisons comme le monde. — Pas encore. Les deux seules impressions sympathiques qu’ils purent obtenir à Rome leur vinrent au Colisée, par une nuit de lune, et sur la voie Appienne, au coucher du soleil. Ce soir-là, ils étaient sortis par la porte Saint-Sébastien, quand leur voiture rencontra sur la route la bande des forçats qui rentraient du travail : les rayons obliques du jour déjà mourant baignaient de feu le drap rouge des vestes et les anneaux des chaînes, dans la poussière d’or qui se nuageait sous les pas : sur quatre rangs, les parias cheminaient au cliquetis des fers avec un visage tranquille qui reposait du proxénétisme : un enfant arrêté sur un seuil leur disait bonsoir en souriant... Lorsque Arsemar et Desreynes atteignirent la tour de Cécilia Metella, ils descendirent du landau : ils marchèrent entre la double rangée des ruines tumulaires, au milieu des marbres noircissants et des briques terreuses. Alentour, la campagne de Rome s’étendait immensément : par intervalles, des monuments crevés se dressaient sur le ciel ; des têtes de marbre dormaient dans le gazon ; sur les plaques on lisait de grands noms latins ; puis, au mur des tombes, des bas-reliefs rongés, des frises émiettées, des tronçons de colonne, des faces écrasées ; et, sur tout, le vaste silence du soir. La pierre milliaire se haussa dans le crépuscule. À droite, le soleil se couchait, sous une pourpre échevelée ; à gauche, l’aqueduc fuyait vers les confins de l’empire ou de la terre ; au fond, le mont Albain était tout violet. Pierre dit : « C’est beau. » Il ajouta : « C’est bon. » Ils avançaient toujours ; une fumée lourde cercla l’horizon. Les deux hommes s’arrêtaient à chaque pas. Soudain le froid tomba. — Veux-tu que nous rebroussions chemin, Pierre ? — Pas encore. On est bien. Une fraîcheur humide pénétrait leurs vêtements : Georges frissonna. Ils mirent près de deux heures à regagner la voiture et rentrer dans la ville. Desreynes frissonnait souvent ; il ne put dîner, et le lendemain garda le lit. Un médecin prescrivit le repos : au terrible nom de quinine, Pierre fut épouvanté. Il resta près de son ami. — Cela ne va donc pas, mon pauvre Georges ? Il venait devant le lit, et le bordait, rangeait les couvertures ou les oreillers, et sans bruit retournait s’asseoir. À son tour, il se jugea coupable, et cette maladie, il la considéra comme son œuvre : depuis leur départ, n’avait-il pas fait vivre, dans les transes et les tribulations, celui qui s’était voué à le guérir et à l’aimer ; n’avait-il pas refusé de quitter cette ville ou l’autre se sentait languir ; n’avait-il pas, hier encore, insisté pour qu’on demeurât plus longtemps sur cette voie Appienne où la fièvre s’était déclarée ? Son imperturbable égoïsme avait appelé ce mal nouveau, comme s’ils n’en avaient pas assez déjà, en vérité ! Et Georges s’était soumis à tout, cédant et supportant, sans vouloir se plaindre, sans oser prier. Treize semaines de tortures ! Et voilà le résultat, bourreau ! La crise dura quelques jours ; dans son délire, le patient implorait des pardons et chassait des fantômes de femme. Il criait : « Les meules ! Enlevez ce foin ! Il me brûle ! » Il soupirait : « Je ne veux pas... » Puis : « Elle dit : De nos vertus... Poussière... » Ou bien : « C’est mon amant ! » Il éclatait de rire, et voulait la tuer... Pierre en entendit trop. Il se vit détaché d’elle moins qu’il n’avait pensé, et souffrit plus qu’il n’aurait cru ; mais il violenta ses tourments d’amour, et s’ordonna de les accepter comme un châtiment de ses égoïsmes. Il partagea ce temps de la maladie entre les soins à donner, la douleur d’apprendre, et l’examen de sa conscience : les sursauts de colère dont il fut parfois secoué au passage des phrases qui narraient l’adultère, n’invectivaient que la traîtresse épouse ; dans l’ami qui se tordait là, Pierre ne voyait plus que la double victime d’une femme astucieuse et d’un homme cruel. Il constata la sécheresse intellectuelle où sa raison était froidement descendue, et la sécheresse de cœur qui par degrés l’avait gagné. Ce regard attentif sur le méprisable moi qu’il avait pris occupa toutes ses heures ; et dès que Georges pouvait s’assoupir, Pierre, au lieu de dormir, méditait. Il comprit nettement une vérité qu’il avait entrevue par instants, mais à laquelle il s’était résigné, sous l’excuse d’une lâche impuissance : comme d’un compagnon seulement, il avait usé jusque-là du frère qui s’était livré sans réserve : dans le repentir, il lui rendit son cœur. Lorsque Desreynes recouvra la raison, il ne se souvint pas d’abord ; il contempla la chambre, et Arsemar, avec une longue curiosité, qui lentement se fit inquiète, puis effrayée, quand la mémoire se précisa. Pierre s’approcha du chevet. — Ami, dit-il, c’est moi... Georges fixa sur lui ses grands yeux ronds, et, d’une voix faible, rassemblant son âme en deux mots, le passé, le présent, liant dès le réveil son remords et sa reconnaissance, il murmura : « Pardon... merci. » Il se détourna vers le mur. La convalescence fut pour chacun une époque bien heureuse. — Viens près de moi, demandait le malade. Pierre apportait sa chaise contre le bois du lit, et souvent ils se prenaient la main. — Est-ce que tu souffres ? Que désires-tu ? Il multipliait ces interrogations caressantes qui voudraient être une guérison. — À mesure que Desreynes reprenait plus exactement sa pensée, il appréciait avec plus de certitude le changement de Pierre et davantage en déduisait les promesses ; avec une joie d’enfant aux genoux de sa mère, ou d’adolescent aux premiers rendez-vous, il savourait la douceur de l’intimité reconquise. Leur misère lui semblait moins profonde. Il bénissait son mal, pour y avoir retrouvé leur vie et l’amitié. Il se confiait en l’avenir. Notre intelligence nous est-elle autre chose qu’une source de misères ? Dans la maladie, où nos facultés baissent en raison de notre épuisement, nous acceptons notre sort, tout déplorable qu’il est, avec moins de tristesse et de rancune que nous n’en dépensions pour accepter la vie, quand nous étions à l’état de santé. Arsemar puisait dans sa contrition une sérénité analogue, et à chacun l’émotion d’être meilleur et d’être aimé rendait les destinées plus acceptables. Cette joie était pourtant, chez Desreynes, traversée d’une crainte : il avait peur, non pas de disparaître et de laisser son ami seul, car l’affaiblissement de nos forces physiques nous rend moins accessibles au sentiment de nos devoirs ; non pas de mourir, car les convalescences croient en elles : mais au contraire de guérir. Il s’inquiétait des phrases rassurantes que chaque soir leur prodiguait le médecin, et quand l’homme de science disait : « Encore cinq jours... quatre jours... trois seulement... » Georges ne répondait à la satisfaction d’Arsemar que par une muette anxiété, et se demandait : « Quand je ne serai plus malade, m’aimera-t-il encore ? » — Qu’est-ce donc, pensait-il, que la douleur du corps ? La bonne douleur, et comme elle vaut mieux que les tourments de l’âme ! Ai-je vraiment souffert ? Je ne m’en souviens pas. Il rêvait de rester des semaines dans cette chambre close, et sur ce lit sans trêve. Il osa parler de ses incertitudes, et Pierre l’interrompit d’un mouvement si ému que tous deux en furent rassurés. Ils causèrent ; ils épanchèrent les secrets trop longtemps contenus. Georges pouvait dire quelles circonstances involontaires et imprévues l’avaient séduit près d’une femme qu’il détestait ; quelles angoisses l’avaient crucifié depuis lors, et quelles terreurs l’avaient assailli sans repos. Pierre pouvait écouter : il expliquait lui-même les raisons d’amoindrir la faute. Il consolait ! Il s’humiliait aussi dans la confession de ses indifférences et de ses cruautés ; il demandait pardon aussi : Georges à son tour le consolait. Arsemar répétait : — Je t’ai fait bien de la peine. Mais, va, c’est fini, tu vois bien... Le reste finira aussi. Cela passe. Il ajoutait : — L’amour s’éteint, l’amitié dure. Il espérait ainsi. N’est-ce pas un commencement de guérison, que d’espérer la guérison et d’y croire ? Pierre n’y croyait pas toujours, mais parfois... Dès que le malade put se lever, ils quittèrent la capitale. Cette journée en wagon fut un de leurs plus agréables voyages. Au milieu des paysages changeants, tour à tour montueux et plats, les deux hommes, seuls et comme visités par la nature qui passait, jouirent pleinement du bonheur d’être ensemble ; dans cette solitude qui roule, on eût dit que leurs sentiments participaient au vestige de la fuite : cette hâte d’aller exerçait une sorte de contagion sur leur hâte de revivre ; la foi s’accélérait en eux, comme les plaines autour d’eux ; leurs regards allaient des coins de bois qu’on ne devait plus revoir aux sourires qu’on verrait toujours. Courons sans but ! Ils songeaient à courir jusques au bout du monde ; et plus ils s’éloigneraient d’ici, plus ils se rapprocheraient l’un de l’autre. De là, en Grèce, puis en Turquie ; et toute l’Asie ! C’est fini ! La guérison les enveloppait ; la croyance les enlaçait ; ils étaient envahis de leur bonheur. VII Rentre au tombeau muet où l’homme enfin s’abrite, Et là, sans nul souci de la terre et du ciel, Repose, ô malheureux, pour le temps éternel. Leconte de Lisle. Presque avec regret, ils s’arrêtèrent à Naples, parce qu’ils l’avaient décidé ; mais chacun pensait n’y pas rester longtemps, et chacun sans le dire, car il ne fallait pas craindre tout haut que rien pût arrêter les progrès de la délivrance. Ils durent en convenir pourtant, dès le second jour. Jeanne était dans les rues ; Pierre la fuyait ; Georges la flairait. — Allons, allons, disait Arsemar, il faut se vaincre. Voilà l’épreuve définitive. Il avait vu Naples pleine de poésie et de couleur, une fête de lumière ; il ne la vit plus que pleines d’ordures, une léproserie, une bagne de vermine. Il luttait pour trouver belles des choses qui devant lui avaient cessé de l’être ; il sentait la sérénité lui échapper ; pourtant, il prétendait rester là, afin d’y conquérir virilement la libération promise ; dans la lutte, déjà, il s’énervait : un fourmillement de fièvre agaçait sa pensée. Trois fois, en parlant à Desreynes, il ne put retenir ces phrases stridentes, qu’on lance à coups de cravache, et qui font souffrir celui qui les entend moins que celui qui les prononce. Cependant, il aimait l’ami, et non plus l’amante : il le voulait ainsi. Le second soir, il lui sembla presque qu’il n’aimait ni l’un ni l’autre. Allait-il s’effondrer encore au fond des nihilismes qui l’avaient empoisonné dans la haute Italie ? L’anxiété, sans doute, ne valait rien ? Il eut peur de faillir. — Partons, dit-il. Ils descendirent à Pouzzoles ; assailli par les guides, il leva sa canne sur l’un d’eux ; leur foule hua. — Marauds, cria-t-il, arrière ! Il en eût assommé quelqu’un. — Pardieu ! Je regrette le temps où pour vingt-cinq sous mes aïeux avaient le droit de vous rompre le crâne ! Puis, comme les autres reculaient : « Est-ce bien moi, pensa-t-il, qui dis de semblables sottises ! La plèbe vous rend marquis ! » Que lui importaient l’amphithéâtre où Néron joua devant la foule, et le temple d’Isis ? Il jeta comme un autre son caillou sur la Solfatare — Allons à Cumes. Ils pataugèrent dans le bourbier de la Sibylle : que lui importait l’entrée des Enfers ? — Allons au cap Misène. Qu’importaient la route d’Énée et la splendeur de la mer poétique, et les îles lointaines ? — Passons à Capri. Ah ! Ces belles filles aux lèvres rouges, aux dents luisantes, aux yeux mouillés, aux seins bombés, au pas lascif : femelles ! — Gardez vos coqs, les poules sont dehors ! Il acheta un collier de coraux : « Voilà pour ma prochaine fiancée. » Le lendemain : — Viens à Sorrente. Le flot chante au pied des falaises, et l’air sort des fleurs : dans une de ces grottes, Jeanne et lui se sont arrêtés sous une bleue après-midi, et se sont longtemps embrassés. Le calme s’en va : plus il fait effort pour le retenir, plus il le perd, et la fièvre d’efforts allume son sang ; il n’a plus de sommeil. — C’était donc un mensonge, cette paix de l’autre jour ? C’était donc une folie ? Il n’insulte plus Georges ; il le caresse : mais pour se contraindre à l’aimer. — À quoi bon méditer, juger sa conscience, faire des plans, faire des vœux ? En vérité, je n’aime plus rien. Ce n’est plus moi qui vis : c’est un être inconnu avec ma ressemblance, et qui m’obsède... Si notre corps se mue en sept tours d’années et change tous ses atomes, si notre âme se renverse à la secousse des événements, que reste-t-il donc ? Si notre essence est une perpétuelle métempsycose physique et morale, de quel droit croire à notre identité et pourquoi tenir à la vie ? L’homme n’existe-t-il pas aussi bien quand il n’est plus qu’une touffe d’herbe sur son sépulcre ou un anneau de larves sous la terre ? L’ancien moi ne revenait en lui que pour pleurer sa propre mort. — Je ne souffre plus, c’est évident. Je ne pourrai donc même pas souffrir ! Sa douleur, qu’elle fût inavouée ou abstruse, s’envenimait du remords et de la honte de ne plus l’absorber tout entier. Il fallait souffrir, aimer : l’un ou l’autre, ou les deux ! Mais ni l’un ni l’autre, c’était peu : immoral, plat, bête, ennuyeux ! — Allons à Castellamare. Pendant que la voiture, au sommet de pentes rapides, longeait les côtes, il oublia qu’il avait tantôt dénié son enfer : — Ma vie est courte, mais ne puis-je pas dire que c’est une douleur éternelle, celle qui tiendra toute ma vie, puisque les temps qui s’écouleront après ma mort seront pour moi comme s’ils n’existaient pas, puisque cette vie est toute ma part d’éternité ? Après un long silence il dit, d’une voix perçante et rauque : — Georges ! Nous sommes les traîne-malheur ! Il éclata de rire ; ce rire fit froid à Desreynes. Celui-ci, depuis leur départ de Naples, ne savait plus, ne vivait plus, cherchait, puis renonçait : cette violente réaction le désespérait. De même que Pierre ne se semblait plus avoir ni haine ni amour, Georges ne se trouvait plus de remords. Ils étaient déséquilibrés. Ils avaient supprimé le mal ancien, et leur cœur s’en était pâmé : mais tout cela n’était que pour réédifier un mal nouveau. — L’horrible sous-préfecture ! fit Pierre, en dévisageant, sur la place de Castellamare, les badauds expectants qui les contemplaient de loin, avec la froideur antipathique dont toute l’Italie honore ce qui parle français. Le soir, il dit : — Allons à Pompéi. La journée était belle ; le vent de la mer soufflait doucement ; devant eux, le Vésuve fumait. — Ce volcan m’horripile, depuis que nous tournons autour : je voudrais bien voir autre chose. Il s’amusa à quelques sophismes : « Accepter la mort pour éviter une douleur légère à ce qu’on aime, n’est-ce point la plus forte preuve d’amour ? — L’homme qui se tue pour une peine futile se donnerait donc à lui-même la suprême marque d’amour. — Or, plus l’existence sacrifiée était heureuse, plus le sacrifice en est grand : en sorte que d’un heureux et d’un misérable qui se tuent, c’est l’heureux qui, plus que l’autre, se donne une immense preuve d’amour. » Il rit, et, comme Georges l’interrogeait sur la cause de sa gaieté, il répondit : — Si je déclare que le suicide est la plus grande preuve d’amour qu’un homme heureux puisse se donner, on rejettera le paradoxe ; mais si j’affirme simplement que le suicide est la plus grande preuve d’égoïsme, on m’approuvera sans hésiter. Pourtant qu’est-ce que l’égoïsme, sinon l’amour de soi ? » Desreynes, en pâlissant, s’efforça de sourire ; mais désormais il évita de permettre un seul instant de loisir aux silencieuses rêveries. Ils parvinrent à Pompéi. Quand arriva la nuit, la ville morte, sous leurs fenêtres, dormait comme une vaste tombe, dans la paix bleue : au-dessus, le volcan flambait rouge, phare de mort, fanal de la nature à l’orgueil des hommes sans cesse avertis de leur néant, perpétuelle menace aux peuples qui osaient bâtir là des foyers, et dont l’accoutumance oubliait d’avoir peur. — Quoi ? Un mode de passer outre, ajouté à tant d’autres... Le volcan n’est pas plus dangereux qu’un fiacre ; il travaille par intermittence et n’écrase pas en tas plus de gens que nos carrefours n’en écrasent en détail. Les plus grandes choses sont banales... Où est l’Éden ? Où la sécurité ? Quand on ne risque pas sa peau, on risque son âme... La mort nous guette à tous les coins. Qu’elle nous prenne donc, elle ne prendra rien qui vaille ! Dix minutes plus tard, il considéra : — Je suis un niais : je m’offre dans le vague des pessimismes allemands, et je ne souffre même pas... Mais, à quoi bon souffrir ?... Vraiment, Georges m’agace avec ses perpétuelles interruptions : on ne peut lier deux idées... Se tuer, ce n’est pas renoncer à la vie, mais à la forme de vie que l’on a : c’est affirmer, par une protestation contre les occurrences, l’amour d’une vie qui serait autre... Mais, à quoi bon une autre vie ?... Je m’assomme. Il se montra gai, et sans contrainte ; il le constata : — Voilà que je ne m’ennuie même plus ! Au matin suivant, ils pénétrèrent dans les fouilles ; il dit en entrant : « Revoyons cette colonie anglaise. » Ils allaient par les rues lourdement dallées, des maisons aux places publiques, stationnant devant les fresques ou se courbant sur les mosaïques. Et Jeanne était partout. Jamais il ne l’avait tant vue, ni si bien. Elle n’était donc pas morte ? — Va-t’en ! Elle l’attendait au coin des voies, à l’angle des murs, derrière les colonnades ; elle lui sautait au cou, elle lui baisait les lèvres. Brusquement, intensément, elle le reprit. Il l’aima de toute sa haine. — Ces pas, dans la maison du Faune ?... Cette voix de femme, chez Méléagre ? Si elle avait, elle aussi, refait le pèlerinage de leur amour ? Car c’est cela, sans l’avouer, qu’il venait de faire à travers l’Italie, et l’on était au bout, et c’était donc fini ! Elle, partout. Il questionna le gardien : « N’avez-vous pas vu une dame brune, française, élégante, de taille moyenne ? » Desreynes se retourna avec stupeur. — Quand tu me regarderas ! Qu’y a-t-il d’extraordinaire dans ce que je demande ? Au Musée, devant le moulage des Pompéiens nus et surpris sous la pluie de cendre, Jeanne avait osé une timide grivoiserie, puis elle avait rougi jusqu’aux ailes de son petit nez fin, qui palpitaient dans le rire contenu... Il eut un trouble à cette vision. En descendant sous la porte Marine, il voulut retourner sur ses pas et remonta dans la ville. Avec une superstition païenne, il revint au temple de Vénus. Il vit Georges monter sur le soubassement, s’arrêter et se baisser vers le tas blanc des mosaïques décarrelées qu’il ramassait dans sa main gauche : Jeanne avait fait ainsi, à cette même place, et, accroupie, elle s’était retournée vers lui, avec son rire de carmin, en jouant aux osselets, comme une fille antique, et les dés de marbre claquaient en retombant sur ses doigts effilés. Il s’enfonça dans le dédale des rues ; il marchait d’un pas si rapide que Desreynes et le guide avaient peine à le suivre. Georges était dans une grande inquiétude. Pierre avait l’aspect d’un fou. — Il faut qu’elle soit là ! Dans la villa de Diomède, il se pencha sur le sable pour y chercher des traces. Elle avait passé par ici ! Était-elle à jamais introuvable ? — Tu as perdu quelque chose ? dit Georges. — Oui. — Quoi ? — Rien ! Il vint vers l’autre, et avec rage, il répéta : « Rien ! » Qu’était-elle, en effet, sinon rien, la maudite, l’adorée ? Au seuil du cirque, il attendit Desreynes ; il le fixa d’un œil furieux, puis, le prenant par le bouton de son habit qu’il secouait d’un mouvement sec et anguleux, il déclara avec un calme terrible : « Il y a des moments où je te hais. » Il sortit de là comme un homme ivre qui revient au plein air. — Quelle heure est-il ? Déjeunons et montons au Vésuve. Ils prirent des chevaux et partirent : à travers les villages dix fois ruinés, les jardins luxuriants, les vignes gigantesques, les laves noires, ils gravissaient la côte, en silence, au pas rythmique et lent des trois montures, dont le balancement berçait leurs songeries. Le soleil leur plombait l’échine. Ils avançaient, avec leurs rêves assoupis. Arsemar s’était calmé, sous le poids du jour. Georges disait : — J’ai tout éprouvé, je n’ai rien trouvé. Et Pierre : — J’ai cru tout fait ; rien n’était fait. Il méditait, en regardant les deux oreilles du cheval las, qui oscillaient de bas en haut dans la cadence pénible de leur ascension. Des sentiments confus dorment sourdement dans notre âme, sans qu’elle ose seulement se méfier des occasions qui les font naître. Quelque jour, on imagine qu’ils pourraient exister, et c’est la première marque qu’ils existent. On n’en voit d’abord que le côté irréalisable, dangereux, criminel. La conscience en écarte paisiblement la pensée, comme on renvoie de la main la fumée d’un cigare, et les oublie. Le temps va : ils incubent ; la confiance en soi-même fait autour d’eux une paix d’ombre où s’abrite leur éclosion ; ils bougent : l’âme qui les sent frémir se rassure dans sa force, et ne s’en trouble pas plus que d’un rêve après le sommeil ; ils grandissent : on sent qu’ils sont là, et l’habitude leur fait un lit. Combien de temps encore ? Ils se lèvent, on prend peur : ils ont la voix d’un maître et la brutalité d’un bourreau, et tout se tait pour eux quand leur jour est venu de crier : « Me voilà. » — Mourir ! Finir ! L’idée du suicide était en lui. Il fut plus étonné qu’effrayé de la voir si puissamment assise, et constituant pour ainsi dire une essence de sa personnalité actuelle ; elle n’habitait pas en lui, elle était lui. À l’examen de ses actes récents, il constata qu’elle avait obscurément présidé à toutes ses décisions, à ses pensées, à ses pas même, ses pas hâtifs qui couraient avec impatience vers le terme de leur voyage : car, où Jeanne s’était arrêtée, on s’arrêtait. — Comme j’ai vécu vite ! Sa conduite des derniers jours, la multiplicité et aussi la constance des sentiments qui l’avaient travaillé dans cette unique semaine, les heurts, les ressauts, les arrivées, les fuites, tout, les impressions et les faits s’étaient succédé, poursuivis, chassés l’un l’autre, avec une rapidité qui lui donnait maintenant le vertige. En une si courte durée, l’amitié, le remords, la honte, l’espoir, l’ennui, le découragement, la peur, le désir, le dégoût, l’amour, la haine, la mort ! Il avait résumé la vie entière en une semaine, et le reste, s’il persistait, ne saurait plus être qu’une écœurante et banale répétition, interminablement la même. — Non, cria-t-il, je veux vivre pour savoir jusqu’où l’on peut souffrir. Mais il ne souffrait pas. — Nous étions si heureux, en quittant Rome ! Pourquoi cela ne reviendrait-il plus ? Quand on eut traversé la région des pins et des genêts, ils quittèrent leurs chevaux et gravirent à pied, sur les laves durcies qui renflaient les courbes folles de leurs torrents figés ; quelques fleurs exilées s’épanouissaient sur le métal. Le sol devint rouge et friable, puis d’un brun terreux, puis, commença le pays noir. Sur la pente abrupte, ils s’enfonçaient jusqu’à mi-jambe dans un gravier coupant comme du mâchefer. On entendit le bruit rauque du volcan et des avalanches. Un froid glacial courait sur le flanc du cône ; des nuées pâles, en foule, en cercle, montaient à l’assaut du sommet, dans le vent rapide. Ils atteignirent un sentier qui glissait entre deux lignes de roches : des trous d’ombre étaient pleins de neige ; les gouttes suintaient ou claquaient sur la paroi déchiquetée. Brusquement, la bise cessa, la chaleur fut celle d’une étuve, l’air s’emplit d’une odeur de soufre : les croûtes brûlantes avaient sous leurs pas la sonorité du verre ; autour d’eux, dans l’anfractuosité des rocs, fumaient de petits cratères. Le Porphyrogénète avait, dans son palais, étendu, sur le gris des laves, de fulgurants tapis qui se juxtaposaient avec une satanique harmonie : des velours non rêvés où la sourde richesse des bruns sans nombre se mariait à l’éclat de tous les rouges, vermillons, carmins, pourpres et saturnes, des ocres violents ou câlins qui se nuançaient jusqu’à la presque blancheur, des verts violents ou tendres comme des pousses en avril ; puis dans d’étroits ravins, des peluches violettes et mauves où glissent les blêmes courants d’une haleine sulfureuse... Pierre se retourna. Ils étaient dans un cirque fermé par le surhaussement des coulées anciennes, qui se crispaient convulsivement, se tordaient dans une douleur fantastique, et se cabraient, se déchiraient de cent mille angles, lançant à travers la nue leur infernale chevauchée, comme un troupeau de chimères, sur la vapeur opaline du ciel ; et derrière celles-là, d’autres batailles encore, plus grises, et d’autres, qui semblaient sans fin, profilaient sur le vague leurs nettes découpures ; à gauche, entre deux montagnes éboulées, un gouffre, et par delà, pareille à une montagne ronde et plus haute, dans la perspective des horizons montait la plaine voilée de buée, d’un bleu suavement gris, d’un bleu béni, que les villages et les routes pointaient ou rayaient d’exquises taches rosées, et sur lequel les reflets semaient des étoiles. De l’autre coté, se bombait la mer diaprée. En haut, avec un fracas de fusillade lointaine, dans son nuage blond comme des corps de nymphes, le volcan crachait au loin des blocs spongieux qui, fusant et hurlant, noirs et difformes, tombaient de toutes parts, ainsi que des tronçons d’arbres tordus. Arsemar vint s’asseoir au bord de la rivière incandescente qu’une source de feu vomit avec lenteur, et qui flue, rouge parmi les scories, haletante comme une poitrine, sous son vent embrasé qui siffle, et darde dans l’air une stridence aiguë. Un homme y planta son bâton, et le bois, dès qu’il toucha le flot pâteux, s’alluma. — Se jeter, là dedans, la face la première ! Je n’aurais même pas le temps de le savoir ! Le rayonnement du brasier lui cuisait le visage. — J’aurais certainement, moins qu’ici, de souffrance physique... Vrai, la mort est une banalité, une réputation surfaite !... La peur d’elle n’est pas un instinct, car des peuples entiers l’ont ignorée... La douleur d’elle n’est qu’une fantaisie de notre imagination, qui croit à la nécessité de souffrir beaucoup pour mourir, puisque l’on souffre tant sans pouvoir en mourir. La véritable mort est dans la résignation au trépas : difficile, d’où lutte, d’où sanglots et terreurs d’agonie... Mais, moi, je suis déjà mort, puisque je suis désireux de l’être, intimement mort... Un pas manque, rien de plus. Il revint au pied du cône et s’assit encore : les masses ignées pleuvaient autour de lui. Une donc ne le traverserait pas, trouant sa chair d’une boule de feu ? Il la renfermerait dans ses entrailles grésillantes, et ce serait fini ! Tout à coup, il se précipita à l’escalade du volcan. Les guides stupéfaits l’appelaient à grands cris. Georges se lança à sa poursuite, et les guides derrière eux. Pierre montait, sauvage, des pieds, des genoux, des mains ; il râlait dans les fumerolles. La pluie de laves se faisait plus dense. — Encore ! Georges, dans les vapeurs, ne le distingua plus. Là bas, les gens criaient. Leur voix grêle se mêlait aux tonnerres. Enfin, Pierre, étouffant, s’affaissa : les guides le rejoignirent avant Desreynes et l’entraînèrent de force ; un d’eux avait la main brûlée ; ils dévalèrent sur la pente. Georges tremblait sur ses jarrets cassés d’effroi. Il savait, maintenant, il était sûr. À cela donc, tout avait abouti ! Il rassembla dans son cœur une force d’homme dont nul ne l’aurait cru capable ; une volonté de Titan naquit de son épouvante ; la révolte décupla sa virilité : puisqu’il avait affaire à un fou, il le traiterait avec un despotisme de tyran ; pardieu ! dans sa rage de le sauver, et fou à son tour, fou de sa force et de son vouloir, il l’eût presque tué pour l’empêcher de mourir ! Il l’empoigna par le coude et lui fit descendre la montagne : sans mot dire... Pierre se sauvait en avant, par immenses enjambées, avec une gaminerie d’enfant. Georges le planta sur son cheval, que Pierre fit galoper au risque ou dans l’espoir de se rompre le cou. Ils arrivèrent à Pompéi : Arsemar dîna d’excellent appétit ; il souriait ; il monta sur la terrasse de l’hôtel, au lever de la lune qui d’un argent doré glaçait les champs de fèves, si bleus, si placides, rayés de noir par la profondeur des sillons, pareils aux vagues d’une mer morte. Georges le suivait pas à pas. Il coucha dans sa chambre. Pierre souriait. Au matin, Desreynes boucla les valises, et sans demander avis, fit atteler une voiture. Arsemar le laissa tout faire et se laissa conduire en souriant : comme ils passaient devant Portici, il sifflota gaiement un air de la Muette. Depuis la veille, ils n’avaient pas échangé une parole. Le jour même, ils partirent pour Palerme : Pierre obéissait sans quitter son énigmatique sourire. Cette ridicule et périlleuse attitude ne pouvait se prolonger ainsi ; Georges parla : on lui répondit, d’un ton ironique, quelque banalité qui voulait mettre un mur. La nuit vint. Arsemar, accoudé sur le bastingage, regardait les eaux montueuses dont la sombre épaisseur remuait par myriades le peuple des phosphorescences ; la lune glissait son miroitement sur la pente et dans le creux des flots ; l’écume chantait à la proue. Il humait le vent de la nuit, et se berçait dans les tangages. La résolution de mourir, qu’il avait gestée sans le savoir, et proclamée dans la démence, cent fois depuis hier il l’avait reprise et arrêtée : non plus gravement, mais avec la rancune taquine d’un espiègle qui veut se venger : restaient seulement à chercher l’occasion et le moyen. Cependant, l’inéluctable paix de ces deux forces, la mer, la nuit, le gagna peu à peu. La certitude que bientôt il ne serait plus acheva de lui rendre, sinon la sérénité, du moins la raison qui pèse la vie. Desreynes était à son côté : cette persistante surveillance qui l’avait offusqué tantôt le toucha maintenant. Malgré tout, on l’aimait. Encore une fois il eut honte et remords. Quel chagrin ne léguerait-il pas au frère abandonné ? L’âme s’épure, devant la tombe qui s’entrouvre. Il ne s’agissait pas de sa mort, mais de la leur. — Ce qu’il a fait par égarement, je le ferais par volonté ! Le survivant survivrait peu, et telle était encore la meilleure espérance qu’il pût se permettre en partant, car le trépas serait, pour cet autre damné, le seul refuge, le seul accueil, le seul oubli. — Ma vie m’appartient, mais, la sienne ? Déjà les côtes ne formaient plus à l’horizon qu’une bande inégale et d’un bleu épais : au-dessus flambait le phare du Vésuve. La mer les berçait toujours, Arsemar, de plus en plus, se rendait à l’impossibilité du double meurtre ; il avait trop peu de vanité pour songer que le suicide est lâche ; mais il avait trop de bonté naïve pour ne pas se convaincre que ce suicide serait un crime. — Nous vivrons. Hélas ! Cette tranquillité relative qu’avait donnée la mort prochaine s’évanouit avec le droit de mourir ; la conscience du devoir accompli en voulut rendre une autre, mais plus vague et moins puissante : elle lui eût certes suffi en d’autres temps, mais l’homme épuisé ne portait plus en lui le ressort de ses vertus premières. Donc, il retomba dans l’anxiété de vivre. L’avenir lui parut long d’une éternité : c’était comme une nuit d’années sans terme, un marasme qui ne ressemblait à l’existence ni au néant, l’écrasante insomnie d’un homme qui sans bouger ferme les yeux, et pendant un siècle attend le bon dormir... Il sentit l’idée de la mort remonter perfidement sur son âme, et par minutes, il faiblissait ; il se déféra le serment d’être fort et ne point faillir, mais il n’osa jurer. En face d’eux, et par derrière la chaîne des monts, une rouge aurore teinta un coin du ciel, et disparut : c’était l’Etna. Pierre, entre ces deux feux, voyait l’image de sa destinée : qu’il allât ou qu’il vînt, l’enfer ! Il vivrait ! Il devait vivre ! À peine descendu à Palerme, que pourtant il ne connaissait point, il proposa doucement d’en repartir. — Soit. Veux-tu que nous passions en Grèce ? En Afrique ? — Je suis las. Retournons. — En France ? — Oui. Ils visitèrent le Palais et la Cathédrale ; dans la chapelle de Sainte-Rosalie, une voix française leur cria : — Il faut venir si loin pour se rencontrer ! Les montagnes seules... M. le substitut Perrenet les aborda avec les marques d’une joie vive. Le comte lui rendit assez froidement ses politesses. — J’ai quitté Lyon depuis quelques jours... Arsemar pâlit ; Georges emmena l’intrus. Il apprit sans trop faire violence à la discrétion du jeune magistrat que la comtesse avait tout dernièrement donné à sa ville l’esclandre d’un roman d’amour, où le capitaine B. de R. avait joué le plus beau rôle. — Mars et Vénus, concluait le spirituel gazetier ! Ce pauvre M. d’Arsemar en a l’air vraiment affecté. Desreynes prit congé, pour ne gifler personne. — Qu’est-ce qu’il t’a conté ? — Rien. — Tu as un air, pourtant... — Moi, non ?... Je suis fort gai. Le paquebot qui les avait conduits devait reprendre au soir la route du continent : les bagages ne furent même pas déchargés. Pierre, cette nuit encore, demeura sur le pont ; Georges, harassé, resta près de lui. Arsemar pensa qu’il était cruel d’imposer au convalescent ce dangereux excès de fatigues. Mais cette nuit était si bonne et reposante au cœur ! Il jura de ne pas mourir... Une autre chose aussi le retenait dehors. Fréquemment il parlait le premier, et par vingt ambages ramenait la conversation sur le compatriote de Jeanne ; il voulait savoir. La réserve de Georges inquiétait sa curiosité, et la changea en une étrange et confuse jalousie. Il devinait déjà, et pour apprendre, se faisait caressant. — On t’a appris, n’est-ce pas, quelque nouvelle vilenie... Tu peux me dire, mon petit Georges... Je suis tranquille, tu vois bien... Dis-moi... — Mais on ne m’a rien rapporté d’intéressant, je t’assure. Elle est chez son père, en bonne santé. — Ah !... Puis : — Regarde combien tu es menteur. Tantôt, tu ne voulais même pas m’avouer cela. C’est donc qu’il y a autre chose ? Dis-moi le reste. — Mais, ami, je me taisais simplement pour ne point parler d’elle. — Tu mens encore. Puis, de soudaines colères le prenaient contre le silence de Georges, et parmi elles, venaient les mauvais reproches. — À quoi bon se dévouer pour qui me rend si peu ! La perspicacité du malheur, qui toujours en pressent ou même en désire un nouveau, l’assurait de quelque trahison d’épouse, ajoutée encore à la première : il ne manquait à sa certitude que le complément d’un récit. Il fut bientôt si convaincu, qu’un revirement d’idées en résulta chez lui. S’il se trompait dans ses soupçons, l’injure d’une croyance si blessante devait se réparer : la passion qui se cachait sous le prétexte de justice osa concevoir une hypothétique espérance. Il joua sa vie sur un dé. — Si je l’ai diffamée, je répare, et je la reprends : si j’ai cru vrai... Il ne se permettait plus de dire : « Je me tuerai. » À peine se permettait-il de le penser. L’heure de sentir, l’heure de raisonner, elles n’étaient plus : il subtilisait seulement : et presque sans douleur, sans amour. La lutte n’était plus dans son cœur, mais dans sa tête. Il harcelait son compagnon. — Si tu savais ce que je te sacrifie, toi qui ne veux même pas me raconter cela ! Ils débarquèrent à Naples. Desreynes, obsédé, en vint à peser les avantages et les dangers d’un aveu : il persista dans le silence. Tout le jour, ils se traînèrent par la ville. — Georges, j’ai une idée : veux-tu rentrer au Merizet ? — Ami ! — Je suis très calme : la guérison s’achèverait d’un coup. C’est le plus sage, va ! Bientôt, voici l’automne. C’est beau, l’automne, au Merizet. — Plus tard... — Maintenant ! J’irai seul si tu ne viens pas. Il en causa jusqu’à la nuit ; nul argument ne put le dissuader ; il voulait partir le lendemain. Il se fit, de cette menace, une arme pour forcer le mutisme de Desreynes. Puis, il parlait de retourner à Palerme et d’y chercher M. Perrenet ; il parlait aussi de reprendre sa femme. — Eh ! Garde le, ton secret ! Elle a un amant ! Je le sais bien. Desreynes ne répondit pas. Arsemar, sombre, le regardait de côté ; il porta la main à ses yeux et se mit à marcher. Au bout de quelques secondes, il dit simplement : — Tu vois bien que je le savais. Le lendemain, il ne parla plus de retour ; à peine même y songeait-il, avec autant d’ennui qu’à la pensée de demeurer ici. Silencieux, il errait dans un morne désœuvrement. Tout désir était mort en lui ; l’espérance, ainsi que le désir, était un mot vide de sens. Les réalités s’estompaient sous une brume incertaine ; le monde contingent ne se manifestait à lui que comme un rêve, et son passé comme le souvenir d’un rêve. Il crut par instants que Jeanne n’existait point, et qu’il l’avait imaginée ; il ne parvenait qu’avec peine à restituer ce visage de femme. Encore, il douta de sa propre existence. Il subsistait non seulement hors de tout, mais hors de lui-même, abstrait et désintéressé de lui comme des choses, suspendu dans une sorte d’attente, qui était l’attente de rien. Sa vie ressemblait à un homme accroché sous la nacelle d’un aérostat immobile, plus haut que les vents ; il était un pendule conscient qui voit s’alanguir et diminuer une à une les oscillations de son monotone balancement. Ne plus souffrir, ne plus pouvoir, ne plus savoir souffrir : degré suprême des douleurs ! Le surlendemain fut pareil. Desreynes, dans la désolation de son impuissance, contemplait ce jeu de la mort. Il chassait vainement un soupçon terrible. Quand vint le soir du troisième jour, après le dîner muet, Pierre, sombre, se promena longtemps à travers la chambre de Georges. Il serra la main de son ami, et se retira. L’un ne put dormir, ni l’autre. Un peu de vie était revenu en Pierre : assez pour que ce fût trop. Il luttait. Il murmurait : « Je ne peux plus. » Ou bien : « Pauvre cher ami. » Il se levait, faisait le tour des sièges, regardait les meubles, et se recouchait. Puis, une heure encore... À l’appel de la mort, l’âme, s’affranchissant des intérêts humains, jugeait avec une sagesse divine. Tout et à tous, il pardonnait, du fond de son cœur éclairé. À lui seul, il reprochait la faute encore inaccomplie, et rêvait d’y soustraire sa faiblesse. Mais il répétait : « Je ne peux plus. » Les heures tintaient au clocher d’une église. Il vint à sa table et écrivit. « J’institue mon légataire universel M. Desreynes Georges, demeurant à... » Quand il eut terminé, il s’allongea sur le lit. Aussi longtemps qu’il put, il lutta. L’aube commençait à bleuir les vitres, derrière les rideaux grisâtres. Il redescendit à la chambre de Desreynes, et, sans bruit, il entra. — Qu’as-tu, que veux-tu ? — Rien, j’avais envie de te voir un peu. Oh ! Ce soupçon ! Ils s’assirent face à face, profondément émus tous deux, et tous deux le cachant. Enfin, Pierre s’avança pour embrasser l’ami. — Adieu, dit-il, il faut aller dormir... dormir. — Je t’accompagne. — Reste là. — Non. Ils montèrent, sous la froide clarté du matin. Leurs pas lourds s’écrasaient sur les marches et sourdement sonnaient dans les couloirs. Desreynes inspecta la pièce et n’y vit rien de suspect. — Qu’est-ce que cette lettre ? Tu écris à ton notaire ? — Oui, des histoires d’argent... Tu vois bien que je suis calme, puisque je traite des affaires. Et il sourit. Georges ne promit de partir que si Pierre se recouchait d’abord. — Je suis sage, je t’obéis. Maintenant laisse-moi reposer. — Dors. — Je ne pourrai pas si tu restes : va-t’en. Mais Georges demeura debout auprès du lit. — Pourquoi, songeait-il, suis-je si tourmenté ? En tout cas, je le montre trop. Arsemar lui dit en souriant : « Embrasse-moi, petit frère. » Il ajouta : « C’est une mauvaise nuit, mais, ça va finir. Console toi. » Il prit la main de l’autre qui s’était approché. — Écoute, dit-il... Viens entendre mon secret... Pierre n’a plus de rancune... Et tandis qu’il s’était redressé sur les coussins pour étreindre son ami, il murmura : « Pardon. » — De quoi ? fit l’autre avec frayeur. — Mais, du mal que je te donne, que je t’ai donné, et que je te donnerai encore... peut-être... — Je t’aime, répondit Georges. Ils s’embrassèrent une seconde fois. Pierre dit : « Je t’aime. » Alors, Desreynes, cédant à la prière d’un regard, s’en alla. Arrivé sur le seuil, il se retourna, et les deux amis se sourirent. Arsemar entendit la porte se fermer, et les pas s’éloigner. Il essaya de lutter encore. |
Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 160.djvu/178 | {{nr|174|{{sc|revue des deux mondes.}}|}}moins, l’automobile. Le ''toboggan'' est le traîneau dont se servaient les Indiens pour y entasser le produit de leur chasse et qu’ils tiraient après eux à travers les forêts du nouveau monde. Les « visages pâles » en ont fait un instrument de locomotion vertigineuse pour lequel on prépare, aux flancs des collines neigeuses, de longues pistes glacées. Il va de soi que rien au monde ne peut arrêter le toboggan une fois lancé sur ces pistes. Quant à l’''{{lang|en|Ice yacht}}'' qui s’appellerait plus justement « patin à voile, » il est formé de deux traverses de bois placées à angle droit ; aux extrémités de la pièce transversale, deux lames de métal mordent la glace ; à l’extrémité postérieure de l’autre pièce, une troisième lame qui s’incline à volonté sert de gouvernail. Près de l’intersection des deux pièces s’élève le mât portant la voilure. Les passagers s’arriment de leur mieux au mât, la voile est hissée et la machine se met en mouvement. Telle est sa légèreté que la vitesse s’accélère jusqu’à devenir une course folle, invraisemblable, coupée de zigzags et de bonds fantastiques pendant lesquels on perd naturellement toute action sur le gouvernail. Ces sports impliquent presque tous une lutte contre la nature, un défi. De l’aérostation, encore pleine d’inconnus et de dangers, on ne peut guère parler ; ce qu’Horace disait des premiers navigateurs :
{{c|{{Taille|''{{lang|la|Æs triplex circa pectus erat}}''|90}}}}
est applicable aux premiers aéronautes ; mais il est possible que, dans l’avenir, des découvertes nouvelles permettent de circuler ''par air'' avec facilité et sécurité. Le ballon deviendra alors un moyen de locomotion comme l’automobile dont le caractère sportif est tout provisoire. Un tricycle à pétrole donne aujourd’hui à celui qui le monte des sensations neuves ; la puissance et l’obéissance de sa monture le charment, la vitesse le grise, le maniement de la machine l’amuse, — toutes choses dont la génération suivante négligera de s’apercevoir, tant elle s’y sera habituée physiquement et mentalement. Au contraire, un fleuret, un trapèze ou un aviron ne cesseront jamais d’être des instrumens de sport.
{{interligne}}
Les jeux offrent des contrastes similaires. En général les jeux de balle rentrent dans la catégorie des sports d’équilibre : d’abord par les altitudes elles-mêmes, — c’est ce qu’exprime si bien le {{tiret|con|seil}}
<references/> |
Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/262 | Voilà tout le secret des littératures. » Le romantisme
louche ici de bien près au « naturalisme » d’aujourd’hui.
G. Flaubert, qui se rattache si étroitement aux romantiques,
n’avait pas un moindre culte du mot pour le mot même.
Quoiqu’il n’eût jamais fait de vers, il émettait cette théorie
singulière, en contradiction avec les paroles précédemment
citées par nous, qu’ « un beau vers qui ne signifie rien est
supérieur à un vers moins beau qui signifie quelque
chose. » Si on prend au sérieux ces principes de poétique,
il ne reste plus qu’à disposer en vers à rimes riches les
belles sonorités empruntées à la langue turque du ''Bourgeois gentilhomme '':
''Marababa sahem, yoc salamalequi'',
''Carbulath onchalla, croc, catamalequi''.
</poem>
{{Br0}}On ne reprochera pas du moins à ces vers de signifier
quelque chose.
De tels principes étant admis par les chefs du mouvement
romantique, il était facile de déterminer d’avance
où ce mouvement devait aboutir. Derrière les grands
talents et les penseurs allaient venir ceux qui ne penseraient
plus et qui, chose extraordinaire, s’en feraient
gloire. À toutes les époques de la littérature, à la fin de la
poésie grecque et latine ou de notre propre poésie classique,
un fait analogue s’était produit : la recherche du mot avait
remplacé celle de l’idée ; mais ni les Callimaque, ni les
Stace, ni les Delille n’avaient raisonné aussi bien les principes
de leur art. Pour trouver l’exact pendant du « Parnasse
contemporain, » il faut le chercher au temps où
<references/> |
Œuvres complètes de André Chénier, 1819/Poésies diverses/Fable | André Chénier Poésies diverses Œuvres complètes de André de Chénier, Texte établi par Henri de Latouche, 1819 (p. 262-264). ◄ À M. de Pange SUR LA FRIVOLITÉ ► collectionPoésies diversesAndré Chénier1819CFABLEChénier - Œuvres complètes, éd. Latouche, 1819.djvuChénier - Œuvres complètes, éd. Latouche, 1819.djvu/2262-264 Un jour le rat des champs, ami du rat de ville, Invita son ami dans son rustique asile. Il était économe et soigneux de son bien Mais l’hospitalité, leur antique lien, Fit les frais de ce jour, comme d’un jour de fête. Tout fut prêt, lard, raisin, et fromage et noisette. Il cherchait par le luxe et la variété À vaincre les dégoûts d’un hôte rebuté, Qui parcourant de l’œil sa table officieuse, Jetait sur tout à peine une dent dédaigneuse. Et lui, d’orge et de blé faisant tout son repas, Laissait au citadin les mets plus délicats. « Ami, dit celui-ci, veux-tu dans la misère, » Vivre au dos escarpé de ce mont solitaire, » Ou préférer le monde à tes tristes forêts ? » Viens. ; crois-moi, suis mes pas ; la ville est ici près : » Festins, fêtes, plaisirs y sont en abondance. » L’heure s’écoule, ami ; tout fuit ; la mort s’avance : » Les grands ni les petits n’échappent à ses lois ; » Jouis, et te souviens qu’on ne vit qu’une fois. » Le villageois écoute, accepte la partie : On se lève, et d’aller. Tous deux de compagnie, Nocturnes voyageurs, dans des sentiers obscurs, Se glissent vers la ville et rampent sous les murs. La nuit quittait les cieux, quand notre couple avide Arrive en un palais opulent et splendide, Et voit fumer encor dans des plats de vermeil Des restes d’un souper le brillant appareil. L’un s’écrie ; et riant de sa frayeur naïve, L’autre sur le duvet fait placer son convive, S’empresse de servir, ordonner, disposer, Va, vient, fait les honneurs, le priant d’excuser. Le campagnard bénit sa nouvelle fortune ; Sa Vie en ses déserts était âpre, importune : La tristesse, l’ennui, le travail et la faim. Ici, l’on y peut vivre. Et dé rire. Et soudain Des volets à grand bruit interrompent la fête. On court, on vole, on fuit ; nul coin, nulle retraite. Les dogues réveillés les glacent par leur voix ; Toute la maison tremble au bruit de leurs abois. Alors le campagnard, honteux de son délire : « Soyez heureux, dit-il ; adieu, je me retire, » Et je vais dans mon trou rejoindre en sûreté » Le sommeil, un peu d’orge, et la tranquillité. » |
Keats - Poèmes et Poésies, trad. Gallimard, 1910.djvu/358 | <poem>
Chaque groupe de notes précipitées me ravissait,
Elles tombaient l’une après l’autre, et pourtant en même temps
Comme des perles s’échappant subitement de leur fil :
Puis encore un autre, puis un autre son,
Chacun semblable à une colombe quittant son perchoir d’olivier,
Avec une musique ailée au lieu de plumes silencieuses,
Pour voltiger autour de ma tête et me faire souffrir
Simultanément de joie et de tristesse. La tristesse l’emporta
Et je bouchais mes oreilles frénétiques
Lorsqu'à travers l’obstacle de mes tremblantes mains,
Une voix m’arriva plus suave, plus suave que toute harmonie,
Et sans cesse elle s’écriait : « Apollon ! Jeune Apollon !
Apollon, splendeur du matin : jeune Apollon ! »
Je m’enfuis, la voix me poursuivait, criant « Apollon » !
O mon Père, o mes Frères, si vous aviez éprouvé
Ma douleur ; O Saturne, si lu l’avais éprouvée,
Vous n’appelleriez pas cette langue trop longtemps entendue
Présomptueuse, parce qu’elle osa espérer être écoutée par vous. »
Jusque là, ses paroles coulèrent, comme le ruisseau timoré
Qui s’attarde sur un lit de cailloux
</poem>
<references/> |
Chapais - Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France (1665-1672), 1904.djvu/120 | {{nr||DE LA NOUVELLE-FRANCE|101}}du sexe masculin et 1,181 du sexe féminin. Les gens
mariés étaient au nombre de 1,019 ; le chiffre des
ménages, des familles, était de 528. Québec n’avait
qu’une population de 547 âmes.
Toute la région de Montréal ne comptait que 625
âmes. La population de tout le district des Trois-Rivières
était de 455. Celle de l’île d’Orléans était de 452, celle
de la Côte Beaupré de 533, celle de Beauport de 185,
celle de Sillery, de 140, celle de Notre-Dame-des-Anges,
de la rivière Saint-Charles et de Charlesbourg, de 112.
Parmi cette population de colons, d’artisans, d’explorateurs, de trafiquants, les vieillards étaient naturellement assez clairsemés. Le pays était trop jeune pour que les Canadiens de naissance eussent pu atteindre déjà un âge bien avancé, et la classe des immigrants ne devait se recruter, sauf quelques rares exceptions, que parmi les gens dans la force de l’âge. Aussi ne relève-t-on, dans ce recensement, que quatre-vingt-quinze personnes
âgées de 51 à 60 ans, quarante-trois de 61 à 70,
dix de 71 à 80, et quatre de 81 à 90.
Au point de vue des professions et des métiers, l’examen
de ce précieux document nous apprend qu’il y avait alors, dans la Nouvelle-France, trois notaires, cinq chirurgiens, quatre huissiers, trois instituteurs,<ref follow=p100>de la population de 3,236 à 3,215. Les troupes du roi, 1,000 à 1,200 hommes, formées en 24 compagnies, ne sont pas comprises dans ce recensement. On a constaté l’absence des noms de trente ecclésiastiques et religieuses, savoir quatre ecclésiastiques séculiers à Québec, cinq à Montréal, six religieuses à Montréal et onze Jésuites employés dans les missions sauvages. » C’est au résumé de M. Taché que nous empruntons les détails relatifs à l’âge et à la classification des habitants par professions et métiers.</ref>
<references/> |
Féval - Le Loup blanc, 1883.djvu/126 | {{tiret2|ajou|tait}} à tant de séductions diverses, un charme précisément extraordinaire.
Alix ne ressemblait point à son père, et encore moins à sa tante. Elle était grande, et néanmoins sa taille, exquise dans ses proportions, gardait une grâce pleine de noblesse. Son front large avait, sous les noirs bandeaux de ses cheveux sans poudre, une expression de fière de pudeur qu’adoucissait le rayon de son grand œil bleu. Son regard était sérieux et non point triste, et de même que les pures lignes de sa bouche annonçaient une nature pensive plutôt que mélancolique.
C’était le type parfait de la femme, vigoureuse dans sa grâce, alliant la sensibilité vraie à la fermeté digne et haute, sachant souffrir, capable de dévouement jusqu’à l’héroïsme.
Hervé de Vaunoy s’était marié un an après le départ de Nicolas Treml. Sa femme était morte au bout de l’autre année. Alix était le seul fruit de cette union. Elle avait dix-huit ans.
Il nous reste à parler de M. l’intendant royal de l’impôt.
Antinoüs de Béchameil, marquis de Nointel, était un fort bel homme de quarante ans et quelque chose de plus. Il avait du ventre, mais pas trop, le teint fleuri et la joue rebondie. Son menton ne dépassait pas trois étages, et chacun s’accordait à trouver son gras de jambe irréprochable.
Au moral, il prenait du tabac d’Espagne dans une boîte d’or si bien émaillée que toutes les marquises y inséraient leurs jolis doigts avec délices. Son habit de cour avait des boutons de diamant dont chacun valait
<references/> |
Furetiere - Dictionnaire, 1690, T01, A-C.djvu/21 | {{Centré|ABI. ABL. ABN. ABO.}}
<section begin="ABJET"/>mot vient d’''abjicio'', qui signifie, Jetter par mépris, abandonner une chose comme inutile.
<section end="ABJET"/>
<section begin="ABINTESTAT loc. adv."/><nowiki/>
'''ABINTESTAT'''. Terme de Jurisprudence, qui se dit de celuy qui herite d’un homme qui n’a point fait de testament. Ce fils est heritier de son pere abintestat. Il y a eu un temps où l’on privoit de sepulture ceux qui étoient decedez abintestat : ce qui donna lieu à un Arrest du 19. Mars 1409. portant deffenses à l’Evêque d’Amiens d’empêcher comme il faisoit la sepulture des decedez abintestat.
<section end="ABINTESTAT loc. adv."/>
<section begin="ABJURATION s. f."/><nowiki/>
'''ABJURATION'''. s. f. Renonciation solemnelle à une erreur, à une heresie. Ce Ministre a fait abjuration entre les mains de l’Evêque.
{{sc|'''Abjurer'''}}. v. act. Renoncer solemnellement à quelque mauvaise doctrine, à des maximes erronées. Cet homme a abjuré les erreurs de Calvin ; ou simplement, a abjuré, pour dire, il a changé de Religion, il s’est converty. On a dit autrefois, Abjurer sa patrie, pour dire, Quitter la province pour n’y plus retourner, comme font les bannis & les proscrits.
{{sc|'''Abjuré, ée'''}}. part. pass. & adj.
Tous ces mots viennent d’abjurare, qui signifie la même chose.
<section end="ABJURATION s. f."/>
<section begin="ABLAIS s. m."/><nowiki/>
{{T3|'''ABL.'''}}
'''ABLAIS'''. s. m. Terme de Palais. Despouille de bleds. La Coûtume d’Amiens deffend d’enlever les fruits, & ablais, quand ils sont saisis, sans donner caution au Seigneur de ses droits.
<section end="ABLAIS s. m."/>
<section begin="ABLATIF s. m."/><nowiki/>
'''ABLATIF'''. s. m. Terme de Grammaire. Sixiéme cas de la declinaison du nom & du participe. On dit aussi Ablatif absolu, quand il est sans regime. On l’a nommé autrefois Ablatif égaré. Le mot d’ablatif Latin a été fait ab auferendo. Priscien l’appelle aussi Comparatif, parce qu’il ne sert pas moins à comparer qu’à ôter parmy les Latins.
<section end="ABLATIF s. m."/>
<section begin="ABLE s. m."/><nowiki/>
'''ABLE''', ou '''ABLETTE'''. Petit poisson blanc qui se trouve dans les rivieres. En Latin alburnus. Il semble que ce mot vient d’albus, & qu’on dit able, pour albe, à cause de sa blancheur, par une simple transposition de lettres assez ordinaire dans les Langues.
<section end="ABLE s. m."/>
<section begin="ABLERET s. m."/><nowiki/>
{{sc|'''Ableret'''}}. Terme de pesche. C’est une espece de filet carré attaché au bout d’une perche avec lequel on pesche les ables, ou autres petits poissons blancs : ce qui est permis par plusieurs Coûtumes. On l’appelle en quelque pays trable étiquette, ou simplement, ''carré''.
<section end="ABLERET s. m."/>
<section begin="ABLOQUIEZ adj."/><nowiki/>
'''ABLOQUIEZ'''. adject. plur. Terme de Coûtume. Celle d’Amiens deffend aux tenanciers de démolir aucuns édifices abloquiez, & solivez dans l’heritage qu’ils tiennent en roture, sans le consentement de leur Seigneur. Ces mots viennent apparemment de ''amovere à loco'' & ''à solo''.
<section end="ABLOQUIEZ adj."/>
<section begin="ABLUTION s. f."/><nowiki/>
'''ABLUTION'''. s. f. Qui n’est en usage en François que pour signifier cette goutte de vin qu’on prend aprés la Communion pour consommer plus facilement la Sainte Hostie, ou ce qui sert à laver les doigts du Prêtre qui a consacré, ou dans quelque autre ceremonie ecclesiastique.
{{sc|'''Ablution'''}}, se dit aussi chez les Religieux qui portent des habits blancs, de l’action avec laquelle on les blanchit & on les nettoye. Il y a des écriteaux qu’on met dans les Cloistres pour marquer les jours d’ablution. Ce mot vient du Latin ablutio, qui signifie l’action de purifier, de nettoyer.
<section end="ABLUTION s. f."/>
<section begin="ABNEGATION s. f."/><nowiki/>
{{T3|'''ABN.'''}}
'''ABNEGATION'''. s. f. Terme de devotion. Renonciation à ses passions, à ses plaisirs, à ses interests. L’abnegation de soy-même est un des Conseils Evange-
liques, & est necessaire pour la perfection Chrêtienne. Ce terme vient du Latin abnegare, qui signifie, Desavoüer, ne vouloir point reconnoistre une chose comme sienne.
<section end="ABNEGATION s. f."/>
<section begin="ABOLIR v. a."/><nowiki/>
{{T3|'''ABO.'''}}
'''ABOLIR'''. v. act. Mettre quelque chose hors d’usage, l’effacer, la mettre à neant. Le Magistrat a aboli cette méchante coûtume. le Roy a aboli une telle loy, une telle procedure ; il a entierement aboli les duels. Le temps a aboli les plus beaux monumens de l’antiquité. il n’y a que le Roy qui puisse abolir un crime. Ce mot vient du Latin abolere, ita extinguere & delere, ut ne oleat quidem.
{{sc|'''Abolir'''}}, se dit aussi avec le pronom personnel. Les Mandats Apostoliques se sont abolis par un non-usage. il ne faut pas souffrir que les bonnes coûtumes s’abolissent.
{{sc|'''Aboli, ie'''}}. part. pass. & adj. Loy abolie. crime aboli.
<section end="ABOLIR v. a."/>
<section begin="ABOLISSEMENT s. m."/><nowiki/>
'''ABOLISSEMENT'''. s. m. Abrogation. L’abolissement, ou l’abrogation des loix se fait par l’establissement des nouvelles. l’abolissement des coûtumes arrive par la succession de temps, par le non-usage.
<section end="ABOLISSEMENT s. m."/>
<section begin="ABOLITION s. f."/><nowiki/>
'''ABOLITION'''. s. f. Terme de Chancellerie. Lettres du Prince par lesquelles il abolit entierement un crime quel qu’il soit, sans même qu’on soit tenu d’en expliquer les circonstances, & de les rendre conformes aux informations, ainsi qu’il est requis aux lettres de grace, qui ne s’accordent que pour les cas remissibles. Les lettres d’abolition doivent contenir cette clause : En quelque sorte & maniere que le cas puisse être arrivé. l’amnistie est une abolition generale de tout ce qui s’est commis durant la guerre civile. un vray acte de contrition emporte l’abolition de tous les pechez.
{{sc|'''Abolition'''}}, signifie aussi, la destruction d’une loy, d’une coûtume. L’abolition des ceremonies Judaïques s’est faite par la Loy de grace. on a eu bien de la peine à faire une entiere abolition des superstitions Payennes.
<section end="ABOLITION s. f."/>
<section begin="ABOMINABLE adj."/><nowiki/>
'''ABOMINABLE'''. adj. masc. & fem. Horrible, detestable en son genre, execrable. Le repas d’Atrée & de Thyeste fut un repas abominable. Neron estoit un monstre abominable. l’heresie d’Arrius étoit abominable. le parricide est un crime abominable. une phrase abominable, qui est fort méchante.
<section end="ABOMINABLE adj."/>
<section begin="ABOMINABLEMENT adv."/><nowiki/>
{{sc|'''Abominablement'''}}. adv. Execrablement, horriblement. Il en a usé avec luy abominablement : il luy estoit obligé de la vie, & il l’a voulu assassiner.
<section end="ABOMINABLEMENT adv."/>
<section begin="ABOMINATION s. f."/><nowiki/>
{{sc|'''Abomination'''}}. s. f. Horreur, execration. L’Eglise a cette opinion en abomination. il se commet dans le Sabbath de grandes abominations.
<section end="ABOMINATION s. f."/>
<section begin="ABOMINER v. a."/><nowiki/>
{{sc|'''Abominer'''}}. v. act. Vieux mot qui n’est plus en usage, Avoir en horreur. Il vient de ''ab'' & ''ominari'', c’est à dire, ''malè ominari''. Covarruvias.
Ces mots viennent d’''abominari'', comme qui diroit, ''rejicere tanquam malum omen'', Rejetter une chose comme si elle estoit de mauvais augure.
<section end="ABOMINER v. a."/>
<section begin="ABONDAMMENT adv."/><nowiki/>
'''ABONDAMMENT'''. adv. En abondance. Cette source donne de l’eau abondamment. cet homme est fort à son aise, il a abondamment dequoy vivre.
<section end="ABONDAMMENT adv."/>
<section begin="ABONDANCE s. f.."/><nowiki/>
{{sc|'''Abondance'''}}. s. f. Foison, affluence de plusieurs choses en un même lieu. La commodité des rivieres ameine l’abondance à Paris. la cherté est souvent cause de l’abondance. il a abondance de bien, ou des biens en abondance. On dit aussi, abondance de droit. Dieu verse sur nous ses graces en abondance.
On appelle la corne d’Amalthée, la corne d’Abondance.
On dit proverbialement, De l’abondance du cœur la bouche parle, pour dire, qu’on est contraint de declarer les sentimens des choses qui nous pressent.
<section end="ABONDANCE s. f.."/>
<section begin="ABONDANT adj."/><nowiki/>
'''ABONDANT, ANTE'''. adj. Qui a abondance. Un jardin abondant en fruits. la Langue Grecque est fort ''abondante''<section end="ABONDANT adj."/>
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Pouchkine - La Fille du capitaine, 1901.djvu/80 |
« Iakchi ! s’écria le commandant ; je te ferai parler. Voyons, ôtez-lui sa robe de chambre rayée, sa robe de fou, et mouchetez-lui les épaules. Voyons, Ioulaï, houspille-le comme il faut. »
Deux invalides commencèrent à déshabiller le Bachkir. Une vive inquiétude se peignit alors sur la figure du malheureux. Il se mit à regarder de tous côtés comme un pauvre petit animal pris par des enfants. Mais lorsqu’un des invalides lui saisit les mains pour les tourner autour de son cou et souleva le vieillard sur ses épaules en se courbant, lorsque Ioulaï prit les verges et leva la main pour frapper, alors le Bachkir poussa un gémissement faible et puissant, et, relevant la tête, ouvrit la bouche, où, au lieu de langue, s’agitait un court tronçon.
Nous fûmes tous frappés d’horreur.
« Eh bien, dit le commandant, je vois que nous ne pourrons rien tirer de lui. Ioulaï, ramène le Bachkir au grenier ; et nous, messieurs, nous avons encore à causer. »
Nous continuions à débattre notre position, lorsque Vassilissa Iégorovna se précipita dans la chambre, toute haletante, et avec un air effaré.
« Que t’est-il arrivé ? demanda le commandant surpris.
– Malheur ! malheur ! répondit Vassilissa Iégorovna : le fort de Nijnéosern a été pris ce matin ; le garçon du père Garasim vient de revenir. Il a vu comment on l’a pris. Le commandant et tous les officiers sont pendus, tous les soldats faits prisonniers ; les scélérats vont venir ici. »
Cette nouvelle inattendue fit sur moi une impression profonde ; le commandant de la forteresse de Nijnéosern, jeune homme doux et modeste, m’était connu. Deux mois auparavant il avait passé, venant d’Orenbourg avec sa jeune
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Musset - Premières Poésies Charpentier 1863.djvu/253 | Au fond de la forêt, couché sur le pavé ?
C’est lui qui l’a tué !
{{cach|C’est lui qui l’a tué !}}Pour le piller, sans doute !
Misérable assassin ! meurtrier sans pitié !
Et son orgueil de fer, l’avez-vous oublié ?
Jetons sa cendre au vent !
{{cach|Jetons sa cendre au vent !}}Au vent le parricide !
Le coupeur de jarrets, l’incendiaire au vent !
Allons, brisons ceci.
{{di|Il ouvre la bière.|d|3}}
{{Personnage|LE PEUPLE ET LES SOLDATS.|c}}
{{cach|Allons, brisons ceci.}}Moine, la bière est vide.
{{personnageD|FRANK|c|se démasquant.}}
La bière est vide ? alors c’est que Frank est vivant.
Capitaine, c’est vous !
{{personnageD|FRANK|c|à l’officier.}}
{{cach|Capitaine, c’est vous !}}Lieutenant, votre épée.
Vous avez laissé faire une étrange équipée.
Si j’avais été mort, où serais-je à présent ?
Vous ne savez donc pas qu’il y va de la tête ?
Au nom de l’empereur, monsieur, je vous arrête ;
Ramenez vos soldats, et rendez-vous au camp.
{{di|Tout le monde sort en silence.|d|3}}
{{personnageD|FRANK|c|seul.}}
C’en est fait, — une soif ardente, inextinguible,
Dévorera mes os tant que j’existerai.
Ô mon Dieu ! tant d’efforts, un combat si terrible,
</poem>
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Ardouin - Étude sur l’histoire d’Haïti, tome 10.djvu/248 | {{tiret2|tribu|naux}} de paix, en attendant la révision entière de ce code.
8° La loi sur la ''régie'' des impositions directes, distinguant ce qui était dans les attributions du pouvoir exécutif et dans celles de la Chambre des communes en matière d’impôts, conformément aux observations faites par le Sénat l’année précédente et à l’accord existant entre eux<ref> Toutes ces lois et celles qui furent votés en 1835, avaient été préparées par une grande commission de fonctionnaires dirigée par Inginac. Chacun émit ses opinions avec la plus complète independance. Il est vraiment à regretter que la consstitution de 1816 n’ait pas institué un ''Conseil d’État'' dans le même but, et qui eût pu avoir d’autres attributions non moins utiles à la marche de l’administration en général de jeunes auditeurs (nous l’avons déjà dit) s’y seraient formés pour la pratique des affaires publiques.</ref>.
La Chambre des communes vota ensuite, d’après sa propre initiative, la loi annuelle des patentes et une nouvelle sur l’impôt foncier, mises toutes deux en rapport avec la précédente sur la régie. Le Président d’Haïti lui envoya les comptes généraux rendus par le secrétaire d’Etat pour 1833, dont ce grand fonctionnaire fut déchargé ; et par leur examen, la Chambre, reconnaissant sans doute que les recettes s’effectuaient aussi bien que possible, que les dépenses ne reposaient que sur les lois et qu’elles tendaient chaque année à atteindre la plus stricte économie ; la Chambre n’insista plus auprès du Sénat pour lui demander un budget réellement ''inutile'' avec un gouvernement comme celui de Boyer, qui se faisait un mérite de dépenser ''le moins'' qu’il pouvait<ref> En 1832, les depenses pour l’habillement et l’équipement des troupes s’élevèrent à la somme de 295.569 gourdes ; en 1834, à 91.141 gourdes : — en 1832 pour leurs rations, à 206,997 gourdes ; en 1834, à 155,940 gourdes, etc.</ref>.
Deux jours après l’ouverture de la session, la Chambre reçut du grand juge une dépêche par laquelle il lui transmettait les pièces d’une information judiciaire faite à Jérémie, à la requête du ministère public de ce ressort, à propos
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Machado de Assis - Mémoires posthumes de Bras Cubas.djvu/96 | un verre de sirop. La femme de chambre l’apporta
sur un plat d’argent qui faisait partie de
de mes onze ''contos''. Marcella m’offrit poliment
le rafraîchissement. Pour toute réponse je fis
sauter d’un revers de main le verre et le plateau.
Elle reçut le liquide sur son corsage ; la négresse
hurla et je lui ordonnai de s’en aller au
plus vite. Demeuré seul avec Marcella, je laissai
déborder tout le désespoir de mon âme. Je
lui dis qu’elle était un monstre, que jamais elle
ne m’avait aimé, qu’elle m’avait laissé commettre
des folies, sans même avoir l’excuse de
la sincérité. Je l’accablai d’injures que j’accompagnais
de gestes violents. Marcella demeurait
assise, mâchonnant le bout de ses doigts,
froide comme un morceau de marbre. J’avais
envie de l’étrangler, de l’humilier tout au
moins, en la subjuguant sous mes pieds. J’allais
peut-être le faire, mais mon impétuosité changea
de forme : ce fut moi qui me jetai à ses
pieds, contrit et suppliant. Je la couvris de baisers,
je lui rappelai les quinze mois de notre félicité,
je lui répétai les tendres paroles des meilleurs
jours, et je lui serrai les mains, assis sur
le plancher, la tête entre ses genoux. Palpitant,
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Boucher de Perthes - Voyage à Aix-Savoie, Turin, Milan, retour par la Suisse.djvu/61 | heures. Je me décidai donc à aller visiter les curiosités de la ville, résolution qu’encourageait vivement un particulier qui flânait autour de moi et que je priai de me conduire. Quand nous fûmes en route, il me dit qu’il n’y avait rien à voir, mais qu’on y trouvait à boire d’excellent vin. N’ayant jamais entendu vanter le vin de Saint-Jean-de-Maurienne que je ne connaissais que par le breuvage dont Charles-le-Chauve était mort, je ne fus pas fâché, faute d’autre curiosité, de goûter celui dont on ne mourait pas. Me voici donc, sous les auspices de mon guide, attablé au cabaret devant une tranche de jambon qu’il m’avait dit être la sauce indispensable pour juger le vin, et une bouteille du précieux liquide : c’était un petit vin blanc, sec, qui me parut en effet fort potable. Maintenant il me restait à savoir où il poussait, car je n’avais pas aperçu l’ombre d’une vigne, mais j’appris que ledit vin était venu, comme nous, en voiture, et que c’était du vin de Montmeillan. En faveur de sa bonne qualité, je lui pardonnai de n’être pas français, et nous achevâmes la bouteille.
Revenu à la voiture, les choses en étaient encore au point où je les avais laissées. On avait recruté quelques berlingots, mais ce n’était pas assez, car de nouveaux voyageurs étaient arrivés, parmi lesquels une vivandière des spahis, grande femme, jeune et belle, quoique fort hâlée par le soleil. Son fez, sa tunique rouge et son pantalon de même couleur, ses bottes à éperons, attiraient les regards de tout le monde. Elle avait un petit garçon de six à sept ans, son fils probablement. Elle ne semblait pas bien riche, cependant je la vis, non sans attendrissement, faire l’aumône à un pauvre.
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Louis Napoléon Bonaparte - Histoire de Jules César, tome 2, Plon 1865.djvu/188 | marée, et il en conclut que le débarquement a pu avoir lieu le second, troisième ou quatrième jour avant la pleine lune.
Notre raisonnement a une autre base. Constatons d’abord que la science de l’astronomie permettait alors de connaître certaines époques de la lune, puisque, plus de cent ans auparavant, pendant la guerre contre Persée, un tribun de l’année de Paul-Émile annonçait la veille une éclipse de lune à ses soldats, afin de prévenir leurs craintes superstitieuses<ref>Tite-Live, XLIV, {{sc|xxxvii}}.</ref>. Disons ensuite que César, qui plus tard réforma le calendrier, était fort au courant des connaissances astronomiques de son temps, déjà portées très-loin par Hipparque, et qu’il s’y intéressait particulièrement, puisqu’il s’aperçut, au moyen d’horloges d’eau, que les nuits étaient plus courtes en Bretagne qu’en Italie.
Tout nous autorise donc à penser que César, en s’embarquant pour un pays inconnu, où il pouvait avoir à faire des marches de nuit, dut se préoccuper du cours de la lune et se munir de calendriers. Mais nous avons posé la question indépendamment de ces considérations, en recherchant, dans les jours qui précédèrent la pleine lune de la fin d’août 699, quel était celui où le renversement des courants dont parle César avait pu se produire à l’heure indiquée dans les Commentaires.
En supposant la flotte romaine à l’ancre à un demi-mille en face de Douvres, comme elle a ressenti l’effet du renversement des courants vers trois heures et demie de l’après-midi, la question se réduit à déterminer le jour de la fin du mois d’août où ce phénomène eut lieu à l’heure ci-dessus. On sait que la mer produit dans la Manche, en s’élevant ou s’abaissant, deux courants alternatifs, l’un dirigé de l’ouest à l’est, appelé flot ou courant de la marée montante, l’autre dirigé de l’est à l’ouest, nommé ''jusant'' ou
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Mousseau - Mirage, 1913.djvu/31 | {{nr||— 22 —}}{{tiret2|pro|posant}} notre exemple. Cela ne ferait pas son affaire s’il chassait
ceux qui sont rendus à Saint-Augustin. Je crois qu’il est plus fin que
cela. En tout cas, il y a un moyen bien simple de remédier au mal : je
vais téléphoner à Savard et à nos amis qui villégiaturent à Saint-Augustin ;
nous allons voir Dulieu, nous allons nous assurer de ses
intentions et nous allons lui faire comprendre que nous pourrions contrecarrer
ses projets, s’il n’est pas raisonnable. S’il est raisonnable,
nous l’aiderons, ce sera dans notre intérêt autant que dans le sien, et
nous tenterons de faire venir des gens que nous connaissons. Justement,
mon ami Leblanc avait l’intention de venir acheter une propriété
à Saint-Augustin. Il doit y en avoir d’autres aussi. »
— Que je suis contente, papa, dit Ernestine, c’est une bonne idée.
Pendant que les Ducondu s’inquiétaient ainsi de ce que deviendrait
Saint-Augustin, ils oubliaient complètement de penser au père
Josaphat Beaulieu et à sa famille, et de se demander où ils étaient allés.
S’ils s’étaient informés de lui, ils auraient appris qu’il était rendu
à la ville.
Comment le père Beaulieu, à l’âge qu’il avait, en était-il venu à
abandonner la terre sur laquelle sa famille vivait, de père en fils, depuis
trois générations, voilà qui vaut la peine d’être raconté.
Dulieu, qui ne laissait jamais s’écouler longtemps entre la conception
d’un projet et sa mise à exécution, était retourné chez Beaulieu,
le lendemain du pique-nique qu’avait donné madame Ducondu. Il
avait prétexté un objet perdu dans les buissons et le père Beaulieu,
fort obligeant, s’était offert à l’accompagner pour l’aider dans ses
recherches.
Inutile de dire que Dulieu ne trouva rien, mais il obtint tous les
renseignements qu’il désirait obtenir.
La terre du père Beaulieu était coupée en deux par le grand
chemin. Sa plus grande moitié se trouvait longée par un autre chemin
transversal, qui conduisait dans les « rangs ». Elle était boisée à souhait
et située près d’un cours d’eau. Le cultivateur, rendu loquace
par la fête de la veille et mis en confiance par les manières engageantes
de son interlocuteur, avoua à Dulieu que la vie était dure et qu’il suffisait
tout juste à mettre les deux bouts ensemble, à la fin de l’année.
Saint-Augustin est loin des marchés, le sol y est rocailleux et ne
produit pas en raison du travail que demande sa culture. Le père
Beaulieu, après vingt ans de travail, avait réussi à élever sa famille,
composée de deux fils et de trois filles, dont deux étaient mariées, mais
il n’avait pu mettre un seul sou de côté. Après une vie de labeur incessant,
il devait continuer à travailler sans répit jusqu’au dernier
jour.
Cette loi du travail qui courbe le paysan vers le sol depuis sa
jeunesse jusqu’à ce que son corps fatigué aille reposer dans la terre
qui l’a nourri est acceptée avec résignation par les habitants de nos
compagnes. Ils ont des vertus admirables de patience et de résignation,
qu’ils puisent dans la contemplation quotidienne d’une nature forte et
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De l’Homme/Section 7/Chapitre 3 | Claude-Adrien Helvétius Œuvres complètes d’Helvétius, De l’Homme P. Didot, 1795 (tome 10, p. 140-143). ◄ Chap. II. Chap. IV. ► SECTION VII bookŒuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeClaude-Adrien HelvétiusP. Didot1795Vtome 10SECTION VIIHelvétius - Œuvres complètes d’Helvétius, tome 10.djvuHelvétius - Œuvres complètes d’Helvétius, tome 10.djvu/1140-143 Le principe le plus fécond en calamités publiques est l’ignorance(13). C’est de la perfection des lois que dépendent les vertus des citoyens, et des progrès de la raison humaine que dépend la perfection des lois(14). Pour être honnête, il faut être éclairé(15). Toute religion qui dans les hommes honore la pauvreté d’esprit est une religion dangereuse. La pieuse stupidité des papistes ne les rend pas meilleurs. Quelle armée dévaste le moins les contrées qu’elle traverse ? est-ce l’armée dévote, l’armée des croisés ? Non ; c’est la mieux disciplinée. Si la discipline, si la crainte du général, réprime la licence des troupes, et contient dans le devoir des soldats jeunes, ardents, et journellement accoutumés à braver la mort dans les combats, que ne peut la crainte des lois sur les timides habitants des villes ! Ce ne sont point les anathêmes de la religion, c’est l’épée de la justice, qui, dans les cités, désarme l’assassin ; c’est le bourreau qui retient le bras du meurtrier. La crainte du supplice peut tout dans les camps(16) ; elle peut tout aussi dans les villes. Elle rend dans les uns l’armée obéissante et brave, et dans les autres les citoyens justes et vertueux. En est-il ainsi des religions ? Le papisme commande la tempérance : cependant quelles sont les années où l’on voit le moins d’ivrognes ? Sont-ce celles où l’on débite le plus de sermons ? Non ; mais celles où l’on recueille le moins de vin. Le catholicisme défendit en tout temps le vol, la rapine, le viol, le meurtre, etc. ; et dans les siecles les plus dévots, dans le neuvieme, le dixieme, et le onzieme, l’Europe n’étoit peuplée que de brigands. Quelle cause de tant de violences et de tant d’injustices ? La trop foible digue que les lois opposoient alors aux forfaits. Une amende plus ou moins considérable étoit le seul châtiment des grands crimes. On payoit tant pour le meurtre d’un chevalier, d’un baron, d’un comte, d’un légat ; enfin, jusqu’à l’assassinat d’un prince, tout étoit tarifé. Le duel fut long-temps à la mode en Europe, et sur-tout en France. La religion le défendoit, et l’on se battoit tous les jours. Le luxe a depuis amolli les mœurs françaises, la peine de mort est portée contre les duellistes, ils sont du moins presque tous forcés de s’expatrier : il est peu de duels. Qui fait maintenant la sûreté de Paris ? Ce n’est pas la dévotion de ses habitants, mais l’exactitude et la vigilance de sa police(17). Les Parisiens du siecle passé étoient plus dévots et plus voleurs. Les vertus sont donc l’œuvre des lois, et non de la religion. (13) Presque toute religion défend aux hommes l’usage de leur raison, les rend à-la-fois brutes, malheureux et cruels. Cette vérité est assez plaisamment mise en action dans une piece anglaise intitulée la Reine du Bon-sens. Les favoris de la reine sont, dans cette piece, la Jurisprudence, sous le nom de Law ; la Médecine, sous le nom de Physick ; un prêtre du Soleil, sous le nom de Firebrand, ou Boutefeu. Ces favoris, las d’un gouvernement contraire à leurs intérêts, conspirent, appellent l’Ignorance à leur secours. Elle débarque dans l’île du Bon-sens, à la tête d’une troupe de bateleurs, de ménétriers, de singes, etc. Elle est suivie d’un gros d’Italiens et de Français. La reine du Bon-sens marche à sa rencontre ; Firebrand l’arrête. « Ô reine, lui dit-il, ton trône est ébranlé ; les dieux s’arment contre toi : leur colere est l’effet funeste de ta protection accordée aux incrédules. C’est par ma bouche que le Soleil te parle ; tremble. Remets-moi ces impies, que je les livre aux flammes, ou le ciel consommera sur toi sa vengeance. Je suis prêtre ; je suis infaillible : je commande ; obéis, si tu ne crains que je maudisse le jour de ta naissance comme un jour fatal à la religion ». La reine, sans écouter, fait sonner la charge ; elle est abandonnée de son armée ; elle se retire dans un bois ; Firebrand l’y suit, et l’y poignarde. « Mon intérêt et ma religion demandoient, dit-il, cette grande victime. Mais m’en déclarerai-je l’assassin ? Non. L’intérêt qui m’ordonna ce parricide veut que je le taise. Je pleurerai en public mon ennemie ; je célébrerai ses vertus ». Il dit : on entend un bruit de guerre ; l’Ignorance paroît, fait enlever le corps du Bon-sens, le dépose dans un tombeau. Une voix en sort, et prononce ces mots prophétiques : « Que l’ombre du Bon-sens erre à jamais sur la terre ; que ses gémissements soient l’éternel effroi de l’armée de l’Ignorance ; que cette ombre soit uniquement visible aux gens éclairés ; et qu’ils soient en conséquence toujours traités de visionnaires. » (14) Les lois sont les fanaux dont la lumiere éclaire le peuple dans le chemin de la vertu. Que faut-il pour rendre les lois respectables ? Qu’elles tendent évidemment au bien public, et soient long-temps examinées avant d’être promulguées. Les lois des douze tables furent chez les Romains un an entier exposées à la censure publique. C’est par une telle conduite que des magistrats prouvent le desir sincere qu’ils ont d’établir de bonnes lois. Tout tribunal qui, sur la requisition d’un homme en place, enregistreroit légèrement une peine de mort contre le citoyens, rendroit la législation odieuse, et la magistrature méprisable. (15) Quatre choses, disent les Juifs, doivent détruire le monde, l’une desquelles est un homme religieux et fou. (16) Tout homme craint la douleur et la mort. Le soldat même obéit à cette crainte ; elle le discipline. Qui ne redouteroit rien ne feroit rien contre sa volonté. C’est en qualité de poltronnes que les troupes sont braves. (17) Si la police, nécessaire pour réprimer le crime, est trop coûteuse, elle est à charge aux citoyens ; elle devient une calamité publique. Si la police est trop inquisitive, elle corrompt les mœurs, elle étend l’esprit d’espionnage, elle devient une calamité publique. Il ne faut pas que la police serve la vengeance du fort contre le foible, et qu’elle emprisonne le citoyen sans faire juridiquement son procès. Elle doit, de plus, se surveiller sans cesse elle-même. Sans la plus extrême vigilance, ses commis, devenus des malfaiteurs autorités, sont d’autant plus dangereux, que leurs crimes nombreux et cachés restent inconnus comme impunis. Voyez M. Hume, vol. I de son Histoire d’Angleterre. Tout crime non puni par la loi est une crime journellement commis. On donne une fête publique : est-elle mal ordonnée ? il s’y fait beaucoup de vols ; est-elle bien ordonnées ? il ne s’y en commet aucun. Dans ces deux cas, ce |
Le Roman de Renart/Aventure 53 | Le Roman de Renart Traduction par Paulin Paris. Texte établi par Paulin Paris, J. Techener, 1861 (p. 284-287). ◄ Cinquante-deuxieme aventure. Cinquante-quatrieme aventure. ► Cinquante-troisieme aventure. bookLe Roman de RenartPaulin ParisJ. Techener1861ParisTCinquante-troisieme aventure.Les aventures de maître Renart et d'Ysengrin son compère, trad. Paulin, 1861.djvuLes aventures de maître Renart et d'Ysengrin son compère, trad. Paulin, 1861.djvu/3284-287 Comment Drouineau parvint à procurer à Morhou le bon repas qu’il souhaitoit. Le mâtin eut grand’peine à se soulever, mais l’espoir d’un repas lui donna des forces ; il put lentement suivre, le long de la route, son petit ami. Drouineau l’avertit de se coucher sous un buisson. « Je vois venir à nous, » dit-il, « une voiture chargée de pain et de viandes ; regarde bien, Morhou ; je vais aller amuser le charreton : dès que tu le verras courir après moi, tu ne perdras pas de temps, tu iras à la charrette, rien ne te sera plus aisé que d’y prendre un bacon. — C’est bien, » dit Morhou. La voiture approchoit, et Drouineau avoit fait son plan : Il se laisse choir à terre devant le voiturier, comme s’il avoit une aile rompue. L’autre descend, croit n’avoir qu’à le prendre : Drouineau lui échappe en sautelant çà et là. Le charretier, qui le suit pas à pas, garde l’espoir de l’atteindre ; il croit le saisir à droite, il le retrouve à gauche, ou derrière quand il avoit à l’instant même deux pas d’avance. Impatienté, il va prendre son bâton dans la voiture et revient à l’oiseau qui se met en garde, tout en ayant soin de ne pas laisser plus de cinq pas entre l’homme et lui. Pendant cette chasse, Morhou quitte le buisson, va droit à la charrette, emploie toutes les forces qui lui restent pour lever ses pieds de devant jusqu’à la grande corbeille aux jambons ; enfin il en tire un qu’il rapporte à grand peine sous le buisson. Pour Drouineau, dès qu’il le voit de retour à son premier gîte, il cesse le jeu et s’envole d’une aile rapide, peu soucieux des malédictions du charretier qui, tout en sueur, revint à son cheval, et continue sa route avant de reconnoître qu’il lui manque un de ses meilleurs jambons. Drouineau, de son côté, ayant retrouvé son bon ami : « Dieu te sauve, Morhou ! — Ah ! Drouineau, » répond l’autre, soyez le bien venu et veuillez m’excuser si je ne me lève pas devant vous, je n’en ai pas le loisir. » Ce disant, il dévoroit son bacon. « Ne te dérange pas, cher Morhou ; mange tout à l’aise, rien ne presse. — Ah ! Drouineau, quel excellent repas je vous dois ; et quel plaisir j’aurois à vous venger ! — Ne parlons pas encore de cela ; dis-moi seulement, Morhou, n’as-tu pas besoin d’autre chose ? — Puisque vous le demandez, je conviendrai que j’ai grandement soif : cet excellent bacon... — Eh bien, il faut songer à te satisfaire, Voilà précisément devant nous une charge de vin ; j’espère bien pouvoir te demander tout à l’heure de quel pays tu penses qu’il vienne. » Il dit, et d’une aile joyeuse et légère se va poser sur le chemin. Au passage de la voiture, il saute à la tête du cheval limonier, s’acharne sur les yeux qu’il frappe violemment de son bec. Le cheval hennit et se cabre. Le conducteur, furieux à son tour, prend un gourdin et le lance sur Drouineau, qu’il reconnoît pour la cause de tout ce désordre. Mais le coup mal assené va frapper le cheval qui, fortement blessé, s’affaisse sur lui-même, fait chanceler et enfin tomber la voiture sur le côté. Le voiturier lui-même est jeté à terre, et pour le tonneau, la violence de la chûte en fait rompre les cercles ; les dalles s’écartent et donnent passage au vin, qui forme sur la route une grande mare rouge. Rien ne put rendre le chagrin du charretier en voyant son meilleur cheval et son bon vin perdus du même coup par la faute d’un moineau. Il lui fallut abandonner la pauvre bête et poursuivre son chemin, tandis que Morhou descendoit sur la route et lampoit le vin tout à son aise, bien que s’il avoit eu le choix, il eût sans doute préféré l’eau d’une claire fontaine. « Et maintenant Morhou, » dit Drouineau, « es-tu content ? — Plus que je ne saurois dire, bon Drouineau. J’ai, comme je l’espérois, regagné mes forces, et je n’ai plus qu’un seul désir, c’est de trouver bientôt damp Renart sur mon chemin. » |
Louis Napoléon Bonaparte - Histoire de Jules César, tome 2, Plon 1865.djvu/232 | d’une campagne, convoqua une assemblée en armes. Il déclara ennemi de la patrie Cingetorix, son gendre, resté fidèle à César, et annonça que, pour répondre à l’appel des Sénonais et des Carnutes, il se rendrait chez eux par le pays des Rèmes, dont il ravagerait les terres, mais qu’avant tout il attaquerait le camp de Labienus.
Celui-ci, établi sur l’Ourthe, maître d’une position naturellement redoutable, qu’il avait encore fortifiée, ne craignait aucune attaque, et songeait au contraire à saisir la première occasion de combattre avec avantage. Instruit par Cingetorix des intentions d’Indutiomare, il demanda de la cavalerie aux États voisins, simula la crainte, et, laissant les cavaliers ennemis s’approcher impunément, se tint enfermé dans son camp.
Tandis que, trompé par ces apparences, Indutiomare devenait de jour en jour plus présomptueux, Labienus fit, pendant une nuit, entrer secrètement dans son camp la cavalerie auxiliaire, et, par une surveillance active, empêcha que les Trévires en fussent informés. L’ennemi, ignorant l’arrivée de ce renfort, s’avançait de plus en plus près des retranchements et redoublait ses provocations. On n’y répondit pas, et vers le soir il se débanda en se retirant. Tout à coup Labienus fait sortir par deux portes sa cavalerie, soutenue par ses cohortes. Prévoyant la déroute des barbares, il recommande de s’attacher à Indutiomare seul, et promet de grandes récompenses à ceux qui apporteront sa tête. La fortune seconda ses projets : Indutiomare fut atteint au gué même de l’Ourthe, mis à mort, et on apporta sa tête au camp. Les cavaliers, à leur retour, tuèrent tous les ennemis qu’ils trouvèrent sur leur passage. Les Éburons et les Nerviens se dispersèrent. Le résultat de ces événements fut de donner à la Gaule un peu plus de tranquillité<ref>''Guerre des Gaules'', V, {{sc|lviii}}.</ref>.
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Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Bekker | Collin de Plancy Dictionnaire infernal Henri Plon, 1863 (p. 86-87). ◄ Béhémoth Bel ► dictionaryDictionnaire infernalCollin de PlancyLouis Le BretonHenri Plon1863ParisVJacques Collin de Plancy - Dictionnaire infernal.pdfJacques Collin de Plancy - Dictionnaire infernal.pdf/586-87 Bekker (Balthasar), docteur en théologie réformée, et ministre à Amsterdam, né en 1634. « Ce Balthasar Bekker, grand ennemi de l’enfer éternel et du diable, et encore plus de la précision, dit Voltaire, fit beaucoup de bruit en son temps par son gros livre du Monde enchanté. » Alors la sorcellerie, les possessions, étaient en vogue depuis la réforme, qui livrait de l’espace aux esprits malins ; c’est ce qui le détermina à combattre le diable. « On eut beau lui dire, en prose et en vers, qu’il avait tort de l’attaquer, attendu qu’il lui ressemblait beaucoup, étant d’une laideur horrible : rien ne l’arrêta ; il commença par nier absolument le pouvoir de Satan, et s’enhardit jusqu’à soutenir qu’il n’existe pas. « S’il y avait un diable, disait-il, il se vengerait de la guerre que je lui fais. » Le laid bonhomme se croyait important. « Les ministres, ses confrères, prirent le parti de Satan et déposèrent Bekker. » Il avait déjà fait l’esprit fort dans de précédents ouvrages. Dans l’un de ses catéchismes, le Mets de carême, il réduisait les peines de l’enfer au désespoir des damnés, et il en bornait la durée. On l’accusa de socinianisme, et son catéchisme fut condamné par un synode. Il publia, à l’occasion de la comète de 1680, des recherches sur les comètes, imprimées en flamand, in-8°, Leuwarde, 1683. — Il s’efforce de prouver que ces météores ne sont pas des présages de malheurs, et combat les idées superstitieuses que le peuple attache à leur apparition. Cet ouvrage fut reçu sans opposition. Il n’en fut pas de même de son livre De Belooverde wereld (Le monde ensorcelé), imprimé plusieurs fois, et traduit en français sous ce titre : « Le monde enchanté, ou examen des communs sentiments touchant les esprits, leur nature, leur pouvoir, leur administration et leurs opérations, et touchant les effets que les hommes sont capables de produire par leur communication et leur vertu ; divisé en quatre livres ; » 4 forts volumes petit in-12, avec le portrait de l’auteur, Amsterdam, 1694. L’auteur, dans cet ouvrage, qui lui fit perdre sa place de ministre, cherche à prouver qu’il n’y a jamais eu ni possédés ni sorciers ; que tout ce qu’on dit des esprits malins n’est que superstition, etc. Un peu plus tard pourtant, dans une défense de ses opinions, il admit l’existence du diable ; mais il ajouta qu’il le croyait enchaîné dans les enfers et hors d’état de nuire. Il ne fallait pas, pour des calvinistes qui se disent si tolérants et qui le sont si peu, poursuivre si sérieusement un livre que sa prolixité seule devait rendre invisible. « Il y a grande apparence, dit encore Voltaire, qu’on ne le condamna que par le dépit d’avoir perdu son temps à le lire. » Voy. Chassen. Il publia deux espèces de catéchismes en langue hollandaise : Vaste spize (le mets de carême), et Geschneden brood (le pain coupé). Bekker était si laid que la Monnoye fit sur lui cette épigramme : Oui, par toi, de Satan la puissance est bridée ; Mais tu n’as cependant pas encore assez fait : Pour nous ôter du diable entièrement l’idée, Bekker, supprime ton portrait. Pendant que les ministres d’Amsterdam prenaient le parti du diable, un ami de l’auteur le défendit dans un ouvrage intitulé Le diable triomphant, parlant sur le mont Parnasse ; mais le synode qui avait déposé Bekker ne révoqua pas sa sentence. On écrivit contre lui une multitude de libelles. Benjamin Binet l’a réfuté dans un volume intitulé Traité historique des dieux du paganisme, avec des remarques critiques sur le système de Balthasar Bekker, Delft, 1696, in-12. Ce volume se joint ordinairement aux quatre de Bekker ; il a aussi été imprimé sous le titre d’Idée générale de la théologie païenne, servant de réfutation au système de Balthasar Bekker, etc. Amsterdam et Trévoux, 1699. Les autres réfutations du Monde enchanté sont : Melchioris Leydekkeri dissertalio de vulgato nuper Bekkeri volumine, etc. In— 8°. Ultrajecti, 1693. Brevis meditalio academica de spirituum actionibus in homines spiritualibus, cujus doctrinœ usus contra Bekkerum et alios fanaticos exhibetur aJ. Zipellio, In-8°. Francofurti, 1701, etc. |
Achard - Rosalie de Constant, sa famille et ses amis, II, Eggimann.djvu/33 | ces philosophes en herbe que Victor fonda la ''Vertueuse république de Consigal'', dont le nom est formé des préfixes des noms Constant, Simonde et Gallatin, et dont les biographes de Sismondi parlent avec une admiration presque égale à celle que professe pour cette remarquable institution la grande sœur Rosalie.
« Sismondi, dit celle-ci, en fut le Solon et Victor le Thémistocle. Si les emplois civils et militaires y étaient cumulés, l’ambition ni la cupidité n’en étaient pas coupables. Montesquieu connaissait sûrement les lois qui furent écrites par eux lorsqu’il dit que la vertu est le principe des républiques comme l’honneur celui des monarchies. On avait fait un trésor, on parcourait les chemins pour défendre les faibles et secourir les pauvres après examen de leur situation. J’ai retrouvé un document que je conserve précieusement, mais ce sont les beaux discours de Sismondi qu’il aurait fallu garder et relire.
« Il en avait fait un de quatorze pages. Je vois encore l’admiration grave avec laquelle on le vantait.
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Venturi - Recherches expérimentales sur le principe de la communication latérale du mouvement dans les fluides, 1797.djvu/22 | {{nr||(14)|}}contenue dans le vase ''T.'' Ayant appliqué cet
appareil à l’ouverture ''P'' (''fig. 1)'', les quatre pieds cubiques d’eau sont sortis en 31" ; la liqueur colorée ''T'' est montée dans le tuyau ''TR'' jusqu’en ''S,'' à la hauteur de 24 pouces sur la surface de ''T.''
J’ai raccourci la branche ''RT'' du tuyau de
verre, de manière que ''RT'' étoit plus longue que
''RQ'' de six pouces seulement. Pour lors ayant
permis l’écoulement, la liqueur colorée du vase ''T''
est montée le long du tuyau ''RT,'' elle alloit se
mêler avec l’eau qui s’élance du réservoir dans
le tuyau ''KV,'' toutes les deux sortoient ensemble
par ''V'', et en peu de temps le vase ''T'' a été
épuisé.
J’ai répété cette expérience avec le tuyau composée
de la fig. 5, et les résultats ont été les
mêmes.
''Expér.'' {{rom-maj|VII|7}}. J’ai appliqué le tuyau cylindrique ''KLV'' ''(fig.6)'', dans une situation ascendante et presque verticale, à l’orifice ''R'' ''(fig. 8)'' de la caisse ''HJ,'' dont le bout ''H'' communiquoit par une ouverture assez large à l’eau du réservoir ''X'' ''(fig. 1)''. La charge sur l’extrémité supérieure ''V'' du tuyau étoit de 27,5 pouces ; j’ai incliné un peu le tuyau de la direction verticale, afin que le jet ne retombât pas sur lui-même. Le tuyau de verre ''QRT'' ''(fig.6)'', dans cette nouvelle {{tiret|situa|tion}}
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Ardouin - Étude sur l’histoire d’Haïti, tome 11.djvu/321 | aux portes de cette ville. Malgré lui, les communications s’établirent sous tous les rapports. Son état maladif était tel, que Madame Inginac, toujours dévouée, fut obligée de se tenir auprès de lui dans le camp pour lui porter des soins. Le Président finit par le rappeler au Port-au-Prince, et le commandement passa au général Méreaux qui reçut l’ordre de rétrograder sur l’habitation Gressier.
Là, une active camaraderie s’établit entre les gardes nationaux et les troupes. Les citoyens, bien pourvus de provisions alimentaires et de boissons qu’ils faisaient venir de la capitale, les partageaient avec les officiers et les soldats qui ne recevaient du gouvernement que la ration en argent. Il leur fut facile de corrompre la fidélité qui lui était due, tandis que la marche rétrograde sur Gressier ébranlait les esprits et opérait la défection des populations dans l’arrondissement de Léogane.
Le même effet devait se produire dans celui de Jacmel, quand l’on saurait que les troupes et les gardes nationales, sorties de là, avaient passé aux insurgés du Sud. Déjà, à Jacmel même, un mouvement en leur faveur avait eu lieu sous la direction du citoyen Modé, jeune avocat, qui entraîna les jeunes hommes. Le Président avait dû y envoyer le colonel Soulouque avec une centaine de chasseurs à cheval dont il commandait le régiment. Cet officier y avait rétabli l’ordre par la seule présence de sa troupe et sans être obligé de sévir. Mais il revint au Port-au-Prince, laissant Jacmel sous les ordres du colonel Antoine Jérôme, commandant de la place et provisoirement de l’arrondissement. Ce vieillard ne résista pas longtemps aux séductions des Modé. Celui-ci, en apprenant l’entrée de l’armée insurrectionnelle aux Cayes, institua un comité populaire qui délivra à Antoine Jérôme un brevet de « général de division, » et à {{tiret|lui|-même}}
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Jacques Collin de Plancy - Dictionnaire infernal.pdf/562 | {{nr|POS|— 554 —|POS}}Dans une petite ville du Piémont, un abbé qui s’en revenait de la promenade étant tout à coup tombé dans la rue, la population l’environne, le porte dans une maison voisine, où tous les secours ordinaires ne peuvent le rappeler à la vie. Arrive un distillateur, qui lui remplit sans succès la bouche d’une liqueur très-spiritueuse. Quelques-uns des assistants courent donc à la paroisse la plus voisine, et reviennent avec un vicaire, qu’on prie, à tout hasard, de lui administrer les sacrements. Le jeune prêtre désire s’assurer d’abord de l’état du malade ; c’était le soir : il demande une lumière, et la porte à la bouche du patient. Un hoquet du prétendu mort en sort aussitôt, et cette vapeur s’enflamme à la chandelle ; les assistants fuient en criant que l’abbé a un démon dans le corps ; ils vont supplier le curé de venir l’exorciser. Pendant ce temps, le hoquet, auteur de l’esclandre, ayant été suivi d’une explosion d’humeurs qui étouffaient le pauvre abbé, les exorcistes, en arrivant, sont surpris de le trouver debout ; le distillateur rentre et éclaircit le prodige : ayant été forcé de quitter pour quelques instants le malade, après lui avoir rempli la bouche de son élixir, il n’avait pu expliquer que le hoquet, en repoussant au dehors la liqueur spiritueuse, avait naturellement produit la flamme dont l’assemblée avait été si vivement électrisée.
Mais ces petits faits n’atténuent pas l’incontestable véracité des possessions réelles, qui ne peuvent être repoussées que par l’Église. ''Voy.'' {{DIv|Grandier}}, {{DIv|Bavent}}, {{DIv|Picard}}, {{DIv|Boullé|Boulé}}, etc.<section end="Possédés" />
<section begin="Possédées de Flandre" />'''{{ancre|Possédées de Flandre|Possédées de Flandre}}'''. L’affaire des possédées de Flandre, au dix-septième siècle, a fait trop de bruit pour que nous puissions nous dispenser d’en parler. Leur histoire a été écrite en deux volumes in-8°, par les Pères Domptius et Michaelis. Ces possédées étaient trois sorcières, qu’on exorcisa à Douai. L’une était Didyme, qui répondait en vers et en prose, en latin et en hébreu. C’était une pauvre religieuse infectée d’hérésie et convaincue des mauvaises mœurs qui sont les compagnes de l’apostasie. La seconde était une fille, appelée Simone Dourlet, qui ne répugnait pas à passer pour sorcière. La troisième était Marie de Sains, qui allait au sabbat et prophétisait par l’esprit de Satan... La presse du temps a publié un factum curieux, intitulé les ''Confessions de Didyme, sorcière pénitente, avec les choses quelle a déposées touchant la synagogue de Satan. Plus, les instances que cette complice (qui depuis est rechutée) a faites pour rendre nulles ses premières confessions : véritable récit de tout ce qui s’est passé en cette affaire'' ; Paris, 1623. On voit dans cette pièce que « Didyme n’était pas en réputation de sainteté, mais suspecte au contraire, à cause de ses mœurs fâcheuses ». On la reconnut possédée et sorcière ; on découvrit, le 29 mars 1617, qu’elle avait sur le dos une marque faite par le diable. Elle confessa avoir été à la synagogue (c’est ainsi qu’elle nommait le sabbat), y avoir eu commerce avec le diable et y avoir reçu ses marques. Elle s’accusa d’avoir fait des maléfices, d’avoir reçu du diable des poudres pour nuire, de les avoir employées avec certaine formule de paroles terribles. Elle avait, disait-elle, un démon familier de l’ordre de Belzébuth. Elle dit encore qu’elle avait entrepris d’ôter la dévotion à sa communauté pour la perdre ; que, pour elle, elle avait mieux aimé le diable que son Dieu. Elle avait renoncé à Dieu ; se livrant corps et âme au démon ; ce qu’elle avait confirmé en donnant au diable quatre épingles : convention qu’elle avait signée de son sang, tiré de sa veine avec une petite lancette que le diable lui avait fournie. Elle se confessa encore de plusieurs abominations, et dit qu’elle avait entendu parler au sabbat d’un certain grand miracle par lequel Dieu exterminera la synagogue ; et alors ce sera fait de Belzébuth, qui sera plus puni que les autres. Elle parla de grands combats que lui livraient le diable et la princesse des enfers pour empêcher sa confession. Puis elle désavoua tout ce qu’elle avait confessé, s’écriant que le diable la perdait. Était-ce folie ? dans tous les cas cette folie était affreuse. Marie de Sains disait de son côté qu’elle s’était aussi donnée au diable, qu’elle avait assisté au sabbat, qu’elle y avait adoré le diable, une chandelle noire à la main. Elle prétendit que l’Antéchrist était venu, et elle expliquait l’Apocalypse. Simone Dourlet avait aussi fréquenté le sabbat. Mais comme elle témoignait du repentir, on la mit en liberté, car elle était arrêtée comme sorcière. Un jeune homme de Valenciennes, de ces jeunes gens dont la race n’est pas perdue, pour qui le scandale est un attrait, s’éprit alors de Simone Dourlet et voulut l’épouser. L’ex-sorcière y consentit. Mais le comte d’Estaires la fit remettre en prison, où elle fut retenue longtemps avec Marie de Sains. Didyme fut brûlée. ''Voy.'' {{DIv|Sabbat}}.<section end="Possédées de Flandre" />
<section begin="Postel" />'''{{ancre|Postel|Postel}}''' (Guillaume), visionnaire du seizième siècle, né au diocèse d’Avranches. Il fut si précoce, qu’à l’âge de quatorze ans on le fit maître d’école. Il ne devint absurde que dans l’âge mûr. On dit qu’une lecture trop approfondie des ouvrages des rabbins et la vivacité de son imagination le précipitèrent dans des écarts qui semèrent sa vie de troubles, et lui causèrent de cuisants chagrins. Il crut qu’il était appelé de Dieu à réunir tous les hommes sous une même loi, * par la parole ou par le glaive, voulant toutefois les soumettre à l’autorité du Pape et du roi de France, à qui la monarchie universelle appartenait de droit, comme descendant en ligne directe du fils aîné de Noé. S’étant donc fait nommer aumônier de l’hôpital de Venise, il se lia avec une femme timbrée, connue sous le nom de ''mère Jeanne'', dont les visions achevèrent de lui
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Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/683 |
<section begin="ch314"/>{{T3|CHAPITRE CCCXIV.}}
{{c|Comment ceux de Noyon prirent les Anglois qui avoient ars la ville du Pont l’Évêque ; et comment le roi Charles manda à messire Bertran qu’il vint à Paris.|sm}}
Messire Robert Canolle, à son département qu’il fit de la marche de Noyon, ses gens ardirent la ville du Pont l’Évêque sur la rivière d’Oise<ref>Ce bourg ou village est situé à une petite distance de Noyon.</ref>, où il avoit grand’foison de bons hôtels. Les chevaliers et écuyers qui étoient en la cité de Noyon eurent grand’déplaisance de ce feu, et entendirent que messire Robert et sa route étoient partis et retraits. Si vinrent de la cité de Noyon environ soixante lances ; et vinrent encore si à point en la ville du Pont l’Évêque, qu’ils trouvèrent ceux qui le feu y avoient bouté, et des autres aussi pour entendre au pillage. Si furent réveillés de grand’manière ; car la plus grand’partie furent morts et occis, et demeurèrent sur la place ; et y gagnèrent les François plus de quarante chevaux, et rescouirent plusieurs prisonniers qu’ils en vouloient mener, et encore de beaux hôtels qui eussent été tous ars si ils ne fussent venus à point ; et ramenèrent à Noyon plus de quinze prisonniers anglois auxquels on coupa les têtes.
Or chevauchèrent les Anglois en leur ordonnance, et montèrent amont pour venir en Laonnois, et pour passer à leur aise la rivière d’Oise, et aussi celle d’Aisne. Si ne forfirent rien en la terre et comté de Soissons, pourtant qu’elle étoit au seigneur de Coucy. Bien est vérité qu’ils étoient poursuivis et côtoyés d’aucuns seigneurs et chevaliers de France, tels que du comte Guy de Saint-Pol, du vicomte de Meaux, du seigneur de Chauny, de monseigneur Raoul de Coucy, de monseigneur Guillaume de Melun, fils au comte de Tancarville, et de leurs gens, par quoi les Anglois ne s’osoient point dérouter, mais se tenoient ensemble. Et aussi les François ne se féroient point entr’eux, mais se logeoient tous les soirs ès forts et dedans les bonnes villes ; et les Anglois sur le plat pays, où ils trouvoient assez à vivre de ces nouveaux vins, dont ils faisoient grand’largesse,
Et chevauchèrent ainsi tout ardant et exillant et rançonnant le pays, tant qu’ils passèrent la rivière de Marne et entrèrent en Champagne ; et puis la rivière d’Aube, puis retournèrent en la marche de Provins. Et passèrent et repassèrent par plusieurs fois la rivière de Saine ; et tiroient à venir devant la cité de Paris ; car on leur avoit dit que le roi de France avoit là fait un grand mandement de gens d’armes, desquels le comte de Saint-Pol et le sire de Cliçon devoient être chefs et gouverneurs. Si les désiroient les Anglois durement fort à combattre, et par semblant ils montroient qu’ils ne vouloient autre chose que la bataille ; et pour ce le roi de France escripsit à monseigneur Bertran du Guesclin, qui étoit avec le duc d’Anjou en Aquitaine, que, ses lettres vues, il se retraist en France ; car il le vouloit embesogner autre part.
En ce temps revint en la cité d’Avignon le pape Urbain V{{e}}, qui avoit demeuré à Rome et là environ quatre ans<ref>Urbain V était parti d’Avignon pour Rome le dernier avril 1367 ; il était de retour à Marseille le 16 septembre 1370 et à Avignon le 24 du même mois.</ref>, et revint en espérance comment paix se pourroit faire entre les deux rois ; car la guerre étoit renouvelée, qui trop lui déplaisoit. De la revenue du pape et de tous les cardinaux furent la cité d’Avignon et la marche d’environ moult réjouis ; car ils en pensoient à mieux valoir.
<section end="ch314"/>
<section begin="ch315"/>{{T3|CHAPITRE CCCXV.}}
{{c|Comment le duc de Lancastre arriva à Bordeaux ; et comment le duc d’Anjou dérompit sa chevauchée|sm}}
Or parlerons du prince de Galles comment il persévéra. Vous avez ci-dessus ouï recorder comment le prince de Galles avoit fait son commandement à Congnach, sur l’intention d’aller et de chevaucher contre le duc d’Anjou qui lui ardoit et gâtoit son pays. Si s’avancèrent de venir à son mandement, au plus tôt qu’ils purent, les barons, chevaliers et écuyers de Poitou, de Xaintonge, de la terre qui se tenoit du prince ; et se partit le comte de Pennebroch de sa garnison atout cent lances, et s’en vint devers le prince.
En ce temps arriva au hâvre de Bordeaux le duc Jean de Lancastre et son armée, dont ceux du pays furent moult réjouis, pour tant qu’ils le sentoient bon chevalier et grand capitaine de gens d’armes. Le duc de Lancastre et ses gens<section end="ch315"/>
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Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 43.djvu/360 | manqua pas, et coup sur coup, prononça deux discours, le premier à Saint-Louis, — sous une pluie battante, — le second à Cairo, dans l'Illinois. Dans l’un comme dans l’autre, il expliqua pourquoi le déplacement de la flotte avait été décidé et il l’expliqua lumineusement. Il montra comment au développement de leur marine étaient liés pour les États-Unis le maintien de leur rang de grande puissance, l’intégrité de la doctrine de Monroe, l’avenir du canal de Panama. Et il ajouta : « Dans quelques mois notre flotte de gros navires cuirassés partira pour le Pacifique, la Californie, l’Orégon et le Washington ont une ligne de côtes qui est nôtre au même titre que celle des États de New-York et du Maine, de la Louisiane et du Texas. Notre flotte va se rendre dans nos eaux territoriales du Pacifique et, après y avoir séjourné quelque temps, retournera dans nos eaux territoriales de l’Atlantique. La meilleure place où un officier de marine puisse apprendre son métier, c’est la mer... »
A Cairo, le Président alla plus loin et provoqua même, par son ton, quelque inquiétude : « Nous avons, dit-il, sur deux océans des côtes très étendues. Pour repousser toute attaque qui serait dirigée contre ces côtes, les fortifications, non la marine, devraient être employées. Mais le meilleur moyen, c’est de parer
l’attaque en frappant soi-même. Aucun combat ne fut jamais gagné sans frapper et nous ne pouvons frapper qu’avec notre marine. C’est en temps de paix que nous devons construire des vaisseaux et entraîner nos équipages. Une fois que la guerre a éclaté, il est trop tard pour rien faire. » De là à conclure que l’orateur était partisan d’une politique offensive contre le Japon, il n’y avait qu’un pas, — surtout pour ses adversaires. Ils ne manquèrent point de le franchir, mais ils trouvèrent peu d’écho. A la veille de prendre son commandement, l’amiral Evans, fêté dans un banquet d’adieux par le Lotos Club, répéta ses déclarations pacifiques. M. Root les confirmait, le 28 octobre, de la façon la plus nette. Le 5 novembre, les croiseurs ''Washington'' et ''Tennessee'', avant-garde de l’escadre, arrivaient à Rio-de-Janeiro et informaient le gouvernement brésilien que le gros de la flotte passerait dans ce port vers le 10 janvier. Le 16 décembre, la flotte entière appareillait après avoir été passée en revue par le Président. Quelques jours avant, le comte Hayashi, dans une interview malheureusement trop brièvement résumée par le télégraphe, disait que la question de l’immigration était
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Allumez vos lampes, s’il vous plaît !!!/15 | Allumez vos lampes, s’il vous plaît !!! Texte établi par Association de La Salle, Éditeurs Dussault & Proulx, 1921 (p. 44-49). ◄ Lettre de m. j. hector hamel, ancien instituteur Réponse à Paul-Henri, par Pierre Mathieu ► bookAllumez vos lampes, s’il vous plaît !!!Éditeurs Dussault & Proulx1921QuébecTAllumez vos lampes, s'il vous plaît, 1921.djvuAllumez vos lampes, s'il vous plaît, 1921.djvu/144-49 Le Soleil, 29 octobre 1920 Monsieur Olivar Asselin veut mettre ses compatriotes en garde contre certains clichés funestes. À cet effet, il a publié une suite d’articles bien à point, sauf le dernier paru dans « La Rente » du 1er octobre où, quittant la route de la vérité et de la logique, il s’est engagé, tout déboutonné dans un chemin qu’il croyait connaître. Il a glissé, culbuté plusieurs fois, fait des éclaboussures. Oh ! innocemment, je gage. Serait-ce habitude ? Non, n’est-ce pas ? Voyons, M. Asselin, un bon mouvement ; au moins par forme, excusez-vous. Quelle lourdeur dans les bouts de prose de M. Asselin ! Tous ces gros bouts gagneraient à faire des petits ; mais n’importe, c’est de lui, c’est la profonde devinette d’un lettré non avorté ! Malheureusement, dans ce fatras, certaines idées peu justes, entortillées de longueurs baroques menacent de devenir « clichés funestes. » Il est urgent de les signaler, pour qu’à l’avenir, avant de rabâcher ses rondeaux échevelés, M. Asselin les fasse passer à la censure du goût et du bon sens. Pour aider à comprendre et à bien juger les assertions du directeur de « La Rente, » tirons au clair le fond de son article. Le marché commercial et les industries du Québec, dit-il, sont en très grande partie aux mains d’Anglais ou d’Américains, Or, d’après lui, les principales causes de cet état de choses sont les suivantes : 1. — La multiplication intempestive des écoles commerciales. 2. — Le dépeuplement des campagnes par ces mêmes écoles commerciales. 3. — L’affaiblissement de la culture française par les maîtres qui dirigent ces écoles. La suite du même article nous montre que ces causes se réduisent à une seule : le manque de culture intellectuelle solide et française dont les écoles commerciales sont responsables. En effet, ces écoles sont entre les mains, de Frères vertueux et bien intentionnés sans doute, mais bornés, illettrés et vivant loin du siècle. Sous la poussée bovine d’un troupeau maigre fasciné par une maigre pâture, ils font de l’anglais la base de leur enseignement, et ils poursuivent un idéal soi-disant utilitaire qui, dans la pratique, se résume la plupart du temps à laver les crachoirs des bureaux anglais. D’ailleurs, ils sont incompétents. Ils frappent d’aboulie une jeunesse pourtant née intelligente, en fricotant les langues et en surchargeant les programmes, ne sachant faire autre chose que des machines à additionner à $18 par semaine. L’écrivain en conclut qu’il faut arracher hardiment à ces maîtres demi-illettrés. (a) la direction de la race qu’ils abêtissent et appauvrissent en croyant l’instruire et l’enrichir, et qu’ils sont en train de conduire aux abîmes. Il sera toujours temps ensuite d’organiser sur une base intelligente, l’enseignement de l’anglais. (a) Dans la « Revue Moderne », du 15 février dernier, il les appelait illettrés tout court. Il y a progrès. (À cette allure bientôt les lettrés seront dépassés.) Dans l’ordre de l’esprit, a dit M. Asselin, dans la « Revue Moderne » du 15 février dernier, il est toujours risqué de vouloir établir des rapports rigoureux de cause à effet. Sûrement, l’auteur qui s’est risqué à établir les rapports qu’il redoute, s’étonnera d’avoir dit tant et de si gentilles choses. Il encense à sa manière la « vertu » et « l’abnégation ». À lire sérieusement ces tirades obscures, il est visible que c’est principalement sur les Frères que M. Asselin lance ses gros pétards. En effet, les écoles dites commerciales sont presque toutes dirigées par les Frères. Lorsque le directeur de « La Rente » parle de ces écoles, il parle d’une chose qu’il ne connaît pas. Une école commerciale est une école qui prépare spécialement aux carrières commerciales. Or, les écoles des Frères sont sous le contrôle du département de l’Instruction publique, ou bien elles sont indépendantes. Les unes et les autres suivent le programme des écoles primaires de la province. Lorsque dans ces écoles, on conduit les élèves au-delà de la huitième année, on s’y occupe surtout de culture générale d’après un programme qui peut ne pas plaire à quelques suffisants lettrés, mais qui n’en est pas moins excellent pour cela. Les heureux fruits de cet enseignement seraient plus appréciables encore si l’on ne voulait pas, de parti pris, fermer les portes de l’Université aux diplômés de ces écoles désireux de pousser plus loin leurs études. Cet enseignement ne peut donc être proprement appelé « commercial », vu la part restreinte donnée aux matières commerciales. Lorsqu’on songe au travail inepte qui se fait en certains milieux pour détourner les enfants, surtout les plus intelligents, de l’école des Frères, on ne s’étonne pas que ces derniers aient laissé appeler plusieurs de leurs écoles, « commerciales, » nom qui leur attirait la faveur des parents. En soi, il importe peu qu’une école soit appelée commerciale ou autrement pourvu que l’enseignement qu’on y donne soit conforme aux règles du bon sens et de la saine pédagogie. Mais dans « La Rente », qui d’ordinaire renseigne fidèlement ses lecteurs, M. Asselin ne devrait pas appeler commerciales des écoles qui sont en réalité des écoles du cours primaire supérieur ou en partie secondaire moderne. Alors, pourquoi tous ces Don Quichottes en campagne, au son du banal refrain : « Il y a trop de collèges commerciaux » ? M. Asselin croit que cette multiplication des écoles soi-disant commerciales s’est faite hors de propos parce que l’éducation économique de la race n’était pas encore commencée. Fallait-il donc attendre que cette éducation fût commencée pour faire quelque chose ? Fallait-il attendre « nos gouvernements et nos classes dirigeantes » qui, paraît-il, n’ont pas fait leur devoir à cette époque ? Ou bien encore, fallait-il attendre M. Asselin lui-même ? À ce compte, nous serions encore dans l’expectative. Non, le seul tort des Frères enseignants est d’avoir amené leurs élèves par la fondation de certaines de leurs écoles à poursuivre plus longtemps leurs études, en ajoutant au programme primaire un enseignement complémentaire dont le temps ne fait que confirmer la valeur et la nécessité. Puis, vient le vieux cliché de la classe agricole décimée par les écoles dites commerciales. M. Asselin ferait bien de le mettre au nombre de ses clichés funestes. Les statistiques de ces dernières années prouvent le contraire de cette légende qu’on s’efforce de répandre par toute la province. À plus forte raison à l’époque imprécise dont parle le directeur de « La Rente », ces écoles, moins nombreuses, ne pouvaient-elles décimer la classe agricole plus qu’elles ne le font aujourd’hui. Enfin, M. Asselin nous dit que l’affaiblissement de la culture française, troisième cause de l’état de choses qu’il déplore, vient de ce que l’enseignement français a été insuffisant à tous les degrés et de ce que l’on fait usage de l’anglais comme langue d’enseignement, dans les écoles. Il n’y aurait donc pas que les Frères responsables de cet affaiblissement de la culture française. Alors, pourquoi M. Asselin veut-il que les Frères seuls servent de boucs émissaires ? Il est faux que la langue anglaise soit la langue de l’enseignement. Cet enseignement est à base française dans les écoles des Frères, sauf peut-être une ou deux exceptions et pour un ou deux spécialités seulement ; ce qui n’autorise pas à généraliser. De plus, l’esprit qui règne dans ces écoles est tout aussi français qu’à l’École des Hautes Études, où M. Asselin a niché son idéal. M. Asselin trouve que le manque de culture française est dû, pour une large part, aux écoles qu’il appelle commerciales. Il flétrit en haut de l’échelle sociale les dirigeants « impuissants à motiver un jugement, à établir un rapport, à analyser un bilan, à faire quoi que ce soit “clairement, logiquement, fortement”, se dépensant en rhétorique, flottant entre des solutions illusoires, enfantines ou contradictoires. » M. le journaliste est abondant. Parlerait-il d’expérience personnelle ? Mais cette classe dite supérieure a été formée ailleurs qu’aux écoles des Frères. Si ces dirigeants ne dirigent rien, la cause en est à leur mauvaise formation ou à leur apathie. Je ne vois pas ce que les Frères “vertueux” ont à faire là-dedans, à moins qu’on ne veuille signaler qu’ils contrebalancent par leur activité et leur valeur éducative réelle quoique méprisée, les inepties dirigeantes que M. Asselin étale au grand jour. Il dit que les “vertueux Frères” sont en même temps bornés, illettrés. Mais, qu’en sait-il ? Aurait-t-il reçu de Rome un bref le nommant supérieur général des congrégations enseignantes en ce pays ? Quand a-t-il fait sa tournée d’enquête ? Pèse-t-il les esprits aussi légèrement que ses paroles ? Dans toute la province on réclame ces instituteurs. N’y aurait-il que M. Asselin de clairvoyant dans tout ce public ? À chaque poste convient un degré de science suffisant, ce qui n’implique pas d’être un génie. Mais, M. Asselin attend depuis longtemps neuf hommes « d’instruction solide et vaste, capables de ramasser d’un coup d’œil toutes les données du problème » pour s’unir à lui et marcher « à la conquête de l’industrie et du commerce. » Il reproche aux Frères de vivre loin du siècle. C’est vrai ; mais, par suite de leurs fonctions, les Frères n’ignorent pas tout ce qui se passe dans le siècle. Il n’est pas nécessaire d’être en rapport avec M. Asselin pour apprendre plus d’une petite intrigue de la politique et de la finance. Les supérieurs des Frères par leurs relations obligées avec les diverses autorités du pays et les chefs de maisons commerciales et industrielles, en apprennent plus que ne le suppose M. Asselin ; et, comme lui, ils savent à quoi s’en tenir « sur les avantages respectifs de l’anglais et du français en affaires pour notre race à l’heure actuelle. » Quant à ce qu’on peut apprendre du siècle par les livres, un fait montrera que les Frères ne sont pas les plus lents à se renseigner. Un libraire de Montréal faisait dernièrement la remarque que tous les livres nouveaux étaient enlevés dès leur apparition par les professeurs de l’enseignement primaire ou commercial. Oui, les Frères, fuyant la routine, vivent dans le siècle du progrès. M. Asselin a encore l’expérience des poussées. On ne s’étonne pas qu’il reconnaisse celle qui est bovine. Ce qui surprend, c’est qu’il la voie dans l’espèce humaine et que, par fantaisie, il brûle du désir de la contenir. M. Asselin, qui ne vit pas de l’air du temps, sait bien que les chefs de famille, qu’il traite de troupeau maigre, ont le droit et le devoir d’assurer la subsistance à leurs enfants. Ici, il ne peut être question d’attendre. Si la poussée est si forte vers les collèges des Frères, c’est que les parents y trouvent un moyen de fournir largement à leurs enfants le pain du corps et de l’esprit. L’idéal poursuivi dans ces écoles est utilitaire, mais la direction donnée apprend avant tout à penser, à développer l’initiative, à vouloir, tout aussi bien sinon mieux qu’ailleurs. Cela ne peut s’opérer en faisant de l’anglais « un instrument pour la formation de tout petits enfants d’origine française. » Il n’y a pas de sots métiers ; mais « les laveurs de crachoirs des bureaux anglais » et autres, n’ont pas dû faire une longue scolarité. Que M. Asselin observe ; il verra que les diplômés des écoles des Frères peuvent être autre chose que des laveurs sanitaires ou « des machines à additionner à $18 par semaine. » On n’arrive pas au sommet de l’échelle sans passer par les échelons intermédiaires. Plusieurs de nos compatriotes, aujourd’hui à la tête d’importantes entreprises industrielles ou commerciales, avaient une occupation analogue au début de leur carrière, ce qui ne les a pas empêchés d’arriver au succès. Du reste, ces « machines à additionner » valent bien les moulins à paroles, les machines à copier, griffonnant ou débitant des thèses embrouillées, en vue d’une maigre pâture. Mais, silence, respect ! Tout cela se fait avec abnégation pour défendre la veuve et l’orphelin. En terminant, M. Asselin pose à la Mirabeau. Il déclame qu’il « faut arracher hardiment à ces demi-illettrés la direction de la race. » Tout le monde croyait que la direction de la race en matière d’enseignement, était aux mains du Conseil de l’Instruction publique. Les Frères lui auraient donc soustrait cette mission, et M. Asselin veut sans doute remettre les choses en place. Mais, oserait-il confier cette direction à ceux, qui, comme il nous oblige à le supposer, auraient été trop faibles pour la garder ? D’ailleurs, les membres de ce Conseil appartiennent à notre classe dirigeante qui, selon M. Asselin, est « incapable de faire quoi que ce soit logiquement. » Non, M. Asselin dans un excès de zèle se sermonne lui-même. Voudrait-il ajouter à toutes ses fonctions celle de précepteur de la race ? Alors, secondé par neuf sous-maîtres de génie, comme tout marcherait ! Plus d’aboulie, de fricotage, de surcharge, plus de commerce de coin de rue, de laveurs de crachoirs, de machines à compter, plus de poussée bovine ni de maigre pâture ; plus d’abâtardissement, d’aveulissement, de dépérissement intellectuel. O Paradis ! ô règne d’or !... En attendant, contemplons ce tableau : la barque de la province emportant aux abîmes un chargement de têtes vides sur lequel trône M. Asselin. D’un aviron trop court, il essaie de remonter le courant, en appelant le génie au secours de son bras. M. Asselin devrait bien nous dire ce qu’il fera s’il parvient à détourner la race des abîmes et à en prendre la direction. Comme pour l’anglais, prendra-t-il le pic pour tout détruire hardiment, alléguant qu’il sera toujours temps d’organiser, sur une base intelligente ? Quelle sagesse ! Voyons, M. Asselin, contenez-vous, on a assez de mal à bâtir, ne démolissons rien ; perfectionnons ce qui existe. Vous travaillerez alors de concert avec ces Frères vertueux qui s’efforcent de comprendre toujours davantage les besoins actuels de la race et de réaliser ce qui peut lui venir en aide. Ne dites pas que ces maîtres affaiblissent la culture ; leur œuvre jalousée parle trop en leur faveur. Si le tronc naguère vigoureux de la race a eu du dessèchement, les Frères, par l’instruction qu’ils répandent, par l’éducation chrétienne et patriotique qu’ils transmettent, contribuent à rendre à l’arbre national un regain de sa primitive vigueur. J.-A. Drolet. ancien instituteur. |
Louis Napoléon Bonaparte - Histoire de Jules César, tome 2, Plon 1865.djvu/396 | une même pensée politique n’était pas un complot. Quelques auteurs n’en ont pas moins prétendu que le sénat, informé de cette conspiration ourdie dans la Gaule cisalpine, aurait fait éclater son indignation ; rien ne justifie cette allégation ; s’il en eût été ainsi, aurait-on, quelques mois après l’entrevue de Lucques, accordé à César tout ce qu’il désirait et repoussé tout ce qui lui était contraire ? On vit, en effet, lors de la distribution annuelle du gouvernement des provinces, les sénateurs hostiles à César demander qu’on lui retirât son commandement, ou tout au moins la partie de ce commandement décernée par le sénat<ref>Cicéron, ''Discours sur les provinces consulaires'', {{sc|xv}}.</ref>. Or, non-seulement cette prétention fut écartée, mais on lui donna dix lieutenants et des subsides pour payer les légions qu’il avait levées de sa propre autorité, en outre des quatre légions mises, dès le principe, à sa disposition par le sénat. C’est que les triomphes de César avaient exalté les esprits. L’opinion publique, cette force irrésistible de tous les temps, se déclarait hautement pour lui, et sa popularité rejaillissait sur Pompée et sur Crassus<ref> « Évidemment toute opposition à ces grands hommes, surtout depuis les éclatants succès de César, était antipathique au sentiment général et unanimement repoussée. » (Cicéron, ''Lettres familières'', I, {{sc|ix}}.)</ref>. Le sénat avait fait taire alors son animosité, et, de son côté, César se montrait plein de déférence pour cette assemblée<ref> « César, fort de ses succès, des récompenses, des honneurs et des témoignages dont il était comblé par le sénat, venait prêter à cet ordre illustre son éclat et son influence. » (Cicéron, ''Lettres familières'', I, {{sc|ix}}.)</ref>.
Il faut bien le dire à la louange de l’humanité, la vraie gloire a le privilège de rallier tous les cœurs généreux ; il n’y a que les hommes follement épris d’eux-mêmes, ou endurcis par le fanatisme d’un parti, qui résistent à cet entraînement universel vers ceux qui font la grandeur de leur pays. À cette époque, si l’on en excepte quelques
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La gueuse parfumée | PAUL ARÈNE Monsieur Godeau dit entre autres choses dans sa harangue : « La Provence est fort pauvre, et comme elle ne porte que des jasmins et des orangers, on la peut appeler une gueuse parfumée. » Menagiana. 11, rue de grenelle, 11 1907 Pages I. Les figues-fleurs 3 II. L’oreille gauche de Blanquet 7 III. Souvenirs d’enfance 13 IV. L’âme de mon cousin 19 V. Où Scaramouche aboie 27 VI. Un peu de physiologie 34 VII. Cantaperdix Civitas 42 VIII. Palestine et Maygremine 49 IX. Au fou !... Au fou ! 55 X. Les quatuors d’été 61 XI. Roméo et Juliette 68 XII. Départ sur l’âne 72 XIII. Fuite de Blanquet 77 XIV. Une première 81 XV. Sur l’Impériale 86 XVI. Le Cénacle 90 XVII. La Grecque des îles 96 XVIII. Roset raconte son histoire 104 XIX. Fin de l’histoire de Roset 109 XX. Et Nivoulas ? 114 XXI. L’Hôtel de Saint-Adamastor 118 XXII. Le Corset rose 123 XXIII. Amère dérision 128 XXIV. Le songe d’or 134 XXV. Une idylle 140 XXVI. Les noces de Roset 147 XXVII. Retour au pays 154 XXVIII. Méfaits d’un habit noir 160 XXIX. Cet imbécile de Nivoulas 167 XXX. Est-ce qu’on sait?... Allez-y voir ! 173 XXXI. Le verre d’eau 179 I. Bon courage, Balandran ! 189 II. Balandran rencontre un vieux qui lave ses guêtres 192 III. La maison du Riou est en joie 196 IV. Le roman d’Estève 200 V. Le château d’Entraÿs, le Plan, le Tor 205 VI. Les petits papiers de l’abbé Mistre 211 VII. Mademoiselle Jeanne acceptera 216 VIII. Estève se console 220 IX. Les enfants sont fiers mais les vieux peuvent s’entendre 224 X. Comme quoi le Tor d’Entraÿs fut vendu 228 I. Ce qu’était le clos 235 II. Ce qu’était M. Sube 237 III. Sube le blanc et Sube le rouge 239 IV. Une vieille maison 241 V. Musée Tirse et Salle Sube 244 VI. Voyage de découvertes 246 VII. Le sourire de M. Tirse 249 VIII. Domaines nationaux 250 IX. Le champ de sainfoin 252 LA MORT DE PAN 257 I. Le naufrage du Singe-Rouge 273 II. L’entrepont mystérieux 277 III. Quelques récits de voyage 280 IV. Le Bigorneau et la Castagnore 285 V. Un petit port de mer 290 VI. La Méditerranée est-elle bleue ? 292 VII. Mademoiselle Cyprienne et Mademoiselle Brin-de-Bouleau 296 VIII. Peintures murales 300 IX. Parfums et fleurs 304 X. La Bouée-Poste 308 XI. Un mariage au Clair de Lune 313 XII. Il y a un sort sur la Castagnore 319 XIII. Ce qu’une langouste peut contenir 322 XIV. Enlèvement nocturne 327 XV. Le Phoque et les Corailleurs 331 XVI. Chassé-croisé sur l’eau 338 XVII. Tout s’arrange 341 XVIII. Décidément la Méditerranée est bleue 345 FIN DE LA TABLE |
La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/58 |
Mais était-ce le patriotisme qui faisait de Stambouloff l’adversaire juré de la Russie ? Dira-t-on qu’il s’opposait à ce que toute réconciliation survînt entre les deux pays parce qu’il craignait de voir la Russie se servir de ces bons rapports pour anéantir l’indépendance de la Bulgarie ? Si l’on répondait à ces questions de façon affirmative, on pourrait comprendre à la rigueur que Stambouloff ait foulé aux pieds le peuple bulgare, qu’il l’ait conduit à coups de fouet, pour le protéger contre les écarts de sa volonté égarée et l’empêcher de se jeter dans les bras de la Russie.
Mais la vérité est tout autre. Stambouloff s’est affiché l’ennemi irréconciliable de la Russie, non par conviction patriotique, nationale, mais parce qu’il avait besoin de cette attitude pour rester ministre, parce qu’on ne voulait pas entendre parler de lui à Saint-Pétersbourg, et qu’à diverses reprises on avait repoussé la main conciliatrice qu’il tendait humblement.
Pour justifier notre dire, rappelons quelques faits qui remontent aux débuts de Stambouloff dans la carrière politique. Il est avéré que pendant l’interrègne qui suivit la chute d’Alexandre et l’avènement du prince Ferdinand, alors qu’on jetait les yeux de tous côtés pour trouver un {{tiret|can|didat}}
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Constitution tunisienne de 2014/Chapitre VI : Des instances constitutionnelles indépendantes | Gouvernement de la Tunisie Constitution tunisienne de 2014 (traduction du tunisien) Traduction par Abdessalem DHAOUI (?). 2015 (p. 24-26). ◄ Chapitre V : Du pouvoir juridictionnel Chapitre VII : Du pouvoir local ► Chapitre VI : Des instances constitutionnelles indépendantes bookConstitution tunisienne de 2014 (traduction du tunisien)Gouvernement de la TunisieAbdessalem DHAOUI (?)2015VChapitre VI : Des instances constitutionnelles indépendantesConstitution de la République tunisienne, 2014.djvuConstitution de la République tunisienne, 2014.djvu/124-26 Article 125 : Les instances constitutionnelles indépendantes œuvrent au renforcement de la démocratie. Toutes les institutions de l’État doivent faciliter l’accomplissement de leurs missions. Ces instances sont dotées de la personnalité juridique et de l’autonomie administrative et financière. Elles sont élues par l’Assemblée des représentants du peuple à la majorité qualifiée et elles lui soumettent un rapport annuel, discuté pour chaque instance au cours d’une séance plénière prévue à cet effet. La loi fixe la composition de ces instances, la représentation en leur sein, les modalités de leur élection, leur organisation, ainsi que les modalités de mise en cause de leur responsabilité. Article 126 : L’instance des élections, dénommée « Instance supérieure indépendante pour les élections », est chargée de l’administration des élections et des référendums, de leur organisation et de leur supervision au cours de leurs différentes phases. Elle assure la régularité, la sincérité et la transparence du processus électoral et proclame les résultats. L’Instance dispose d’un pouvoir réglementaire dans son domaine de compétence. L’Instance est composée de neuf membres indépendants, neutres, choisis parmi les personnes compétentes et intègres qui exercent leurs missions pour un seul mandat de six ans. Le tiers de ses membres est renouvelé tous les deux ans. Article 127 : L’Instance de la communication audiovisuelle est chargée de la régulation et du développement du secteur de la communication audiovisuelle, elle veille à garantir la liberté d’expression et d’information, et à garantir une information pluraliste et intègre. L’Instance dispose d’un pouvoir réglementaire dans son domaine de compétence. Elle est obligatoirement consultée sur les projets de loi se rapportant à ce domaine. L’Instance est composée de neuf membres indépendants, neutres, choisis parmi les personnes compétentes et intègres qui exercent leurs missions pour un seul mandat de six ans. Le tiers de ses membres est renouvelé tous les deux ans. Article 128 : L’Instance des droits de l’Homme contrôle le respect des libertés et des droits de l’Homme et œuvre à leur renforcement ; elle formule des propositions en vue du développement du système des droits de l’Homme. Elle est obligatoirement consultée sur les projets de loi se rapportant à son domaine de compétence. L’Instance enquête sur les cas de violation des droits de l’Homme, en vue de les régler ou de les soumettre aux autorités compétentes. L’Instance est composée de membres indépendants, neutres, choisis parmi les personnes compétentes et intègres qui exercent leurs missions pour un seul mandat de six ans. Article 129 : L’Instance du développement durable et des droits des générations futures est obligatoirement consultée sur les projets de loi relatifs aux questions économiques, sociales, environnementales, ainsi que sur les plans de développement. L’Instance peut donner son avis sur les questions se rapportant à son domaine de compétence. L’Instance est composée de membres choisis parmi les personnes compétentes et intègres qui exercent leurs missions pour un seul mandat de six ans. Article 130 : L’Instance de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption contribue aux politiques de bonne gouvernance, d’empêchement et de lutte contre la corruption, au suivi de leur mise en œuvre et à la diffusion de la culture y afférente. Elle consolide les principes de transparence, d’intégrité et de responsabilité. L’Instance est chargée de relever les cas de corruption dans les secteurs public et privé. Elle procède aux investigations et à la vérification de ces cas et les soumet aux autorités concernées. L’Instance est obligatoirement consultée sur les projets de loi se rapportant à son domaine de compétence. Elle peut donner son avis sur les textes réglementaires généraux se rapportant à son domaine de compétence. L’Instance est composée de membres indépendants, choisis parmi les personnes compétentes et intègres qui exercent leurs missions pour un seul mandat de six ans. Le tiers de ses membres est renouvelé tous les deux ans. |
Simiand - Statistique et expérience.djvu/75 | {{nr|64|STATISTIQUE ET EXPÉRIENCE|}}chiffres qu’on décore du nom de preuve statistique :
cela n’est pas douteux.
Et encore avons-nous à peine touché ici à
cette dernière part d’un travail statistique
complet qui est l’interprétation des résultats
obtenus, part dont l’importance n’a pas besoin
d’être longuement signalée, mais qui appellerait
elle-même des remarques nombreuses de
méthode, débordant le cadre du présent essai,
et qui, du reste, a souvent à faire état d’éléments
ou de considérations non statistiques,
autant ou plus que de raisons tirées de ces
résultats statistiques ou des conditions de leur
obtention.
Mais, sur des conclusions obtenues après
toutes ces précautions prises et respectées,
pourra-t-on dire encore que la statistique
prouve tout et ne prouve rien ?
Qu’on ne trouve pas surtout ce terme trop
long ou trop difficile à atteindre. Toutes ces
précautions ne sont pas plus complexes ni plus
laborieuses certainement, eu égard surtout à
la difficulté de la matière, que celles dont
s’entoure la moindre expérience de laboratoire
avant d’être tenue pour probante.
Tout ce travail, si ingrat qu’il puisse {{tiret|pa|raître}}
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Grillet - Les ancêtres du violon et du violoncelle, 1901,T1.djvu/290 |
{{img float
|file=Basse de viole - T1p250.png
|width=180px
|cap={{sc|basse de viole}}<br />Appartenant à M. Jules Delsart.
|align=left}}Une « viola a gambe » de Paul Hiltz, Nuremberg, 1656, est conservée au Musée de cette ville, mais on ignore complètement les instruments de Greffts (Johann) installé à Fiissen, en 1622, ainsi que ceux de Kambl (Johann), qui travaillait à Munich en 1640. Stainer (Andréas), Absam, vers 1660 (ne pas confondre avec le célèbre Jacob Stainer), et Stangtingher (Mathias), à Würzbourg, vers 1671, sont cités comme faiseurs de violes par Hart.
La famille Tielke, de Hambourg, a produit pendant plus de cent cinquante ans, de 1539 à 1701 environ, des instruments de toute sorte, qui ne portent qu’une seule et même signature, celle de Joachim Tielke, et sont pour la plupart richement décorés. Cette longue dynastie de luthiers est représentée au musée de Kensington par une « viola bordone », de l’année 1686 ; et M. Wilmotte, d’Anvers, avait exposé, en 1878, à Paris, deux basses de violes, l’une datée de 1669 et l’autre de 1701 ; cette dernière entièrement incrustée d’ivoire.
Il se trouve dans la collection de la {{tiret|''Gesellschafft Musik|freunde''}}
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Une Histoire hollandaise | *** Une Histoire hollandaise Revue des Deux Mondes, Nouvelle période, tome 6, 1850 (p. 385-468). journalNouvelle périodeUne Histoire hollandaise***1850ParisCtome 6Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvuRevue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/9385-468 UNE HISTOIRE HOLLANDAISE. Il est des natures poétiques qui semblent traduire le pressentiment d’une fin prochaine dans les épanchemens même de leur ame. Il serait facile d’en trouver des traces évidentes dans ce qui reste d’elles. A une imagination sympathique, tel pouvait apparaître, il y a quelques années, l’auteur de deux récits que nos lecteurs n’ont pas oubliés : Résignation et le Médecin du Village. En lisant ces pages empreintes de tant de mélancolie, d’un intérêt si vrai et si bien senti, on se défendait difficilement d’une pensée importune, qui allait peut-être au-delà de ces touchantes personnifications du devoir et de la douleur où se complaisait l’écrivain. Quoi qu’il en soit, ce sentiment de vague tristesse n’a eu que trop vite l’occasion de se fixer et de se produire par la mort même, si regrettable et si prématurée, de l’auteur, enlevé récemment aux lettres, à la société et aux illustres sympathies qui l’entouraient. Nous ne prononcerons ici aucun nom ; c’est un soin qui ne nous appartient pas, un devoir peut-être que d’autres rempliront un jour. La gloire littéraire ne saurait tomber en déshérence. Est-ce donc offenser la mémoire d’une personne qui a vécu surtout pour la poésie que de ne pas laisser ignorer au public et son nom et ses œuvres ? Dans toute vie où le culte des lettres a tenu quelque place, n’y a-t-il pas une part que les amis inconnus réclament, et qu’il faut leur accorder tôt ou tard ? Cette heure de restitution, la Revue l’a quelquefois devancée, trop tôt pour la modestie de l’écrivain, trop tard pour l’empressement de nos lecteurs. Cette fois encore, nous voudrions tirer de l’ombre où elles se dérobent quelques-unes de cet confidences d’un noble esprit, afin de mieux faire apprécier toutes les nuances, tous les côtes de son talent. les diverses manifestations d’une inspiration si délicate, il y avait un lien étroit, une sorte d’unité que nous voudrions surtout faire apercevoir. Le gracieux monument avait son harmonie, et, bien qu’inachevé, il la laisse encore deviner. Quelle est donc la pensée qui relie ces poétiques fictions ? Quel sentiment domine cette série d’études intimes où la finesse et l’émotion s’unissent à de si bienfaisantes leçons ? Ce sentiment, disons-le tout de suite, c’est celui du devoir : c’est une admiration mêlée d’une tendre pitié pour les douloureux sacrifices où la passion s’épure, où les plus faibles âmes se retrempent et se fortifient. Au moment où tant de fausses doctrines ont fait du roman moderne leur complice et leur esclave, cette alliance de l’imagination et d’une raison supérieure a toute l’autorité, toute l’opportunité d’une protestation éloquente. Pour s’assurer de ce que l’esprit gagne à se placer ainsi sous la direction du cœur, il suffit de lire ces pages dont la douce influence s’exerce sans effort et nous élève en nous calmant. Il y a là une force salutaire qu’on ne peut méconnaître, et qui réside tout entière dans les sincères effusions d’une belle ame. Un volume de vers intitulé le Manuscrit de ma Grand’Tante, deux recueils de nouvelles connus seulement de quelques amis, peut-être quelques esquisses que la mort n’a pas permis d’achever, voilà à tout ce qui reste de l’aimable talent dont la carrière a été si courte. Le Manuscrit de ma Grand’Tante a précédé en date les nouvelles. C’est par la poésie que l’auteur a préludé au roman. Déjà pourtant on sent poindre le romancier à côté du poète. Dans la préface de ce recueil, destinée à en déguiser le caractère trop confidentiel, c’est la forme du roman, maniée avec une aisance supérieure, qui vient en aide à la modestie de l’écrivain. Le souffle élégiaque semble d’autant plus vif et plus pénétrant, qu’il s’est donné carrière dans le cadre du récit. Une idée qui revient souvent sous la plume de l’auteur, — la mort dans la jeunesse, — répand un douloureux intérêt sur ces premières papes du recueil. En plein hiver, le jeune comte d’Ebersac s’arrache aux brillantes distractions de la vie parisienne et monte en chaise de poste. Pourquoi ? C’est qu’au moment de partir pour le bal il a reçu une lettre du régisseur de son château d’Ebersac, qui lui annonce la mort de sa grand’tante, dont il est l’unique héritier. Le comte n’a point connu la marquise d’Ebersac ; il ne se souvient que vaguement du marquis, son grand’oncle, qui n’a jamais quitté son château de Gascogne, où il est mort depuis plusieurs années. Il part donc pour aller prendre possession de la fortune asses considérable que lui assure la mort de la marquise. Chemin faisant, il évoque les riantes images d’une villa du midi se détachant sur le ciel bleu, au milieu des touffes d’oliviers et d’aloès. Il est tristement surpris par l’aspect désolé du château d’Ebersac, qui s’élève au flanc d’une aride montagne, au milieu d’un véritable désert. Sa tristesse augmente quand il a franchi le seuil du château, et quand, guidé par le vieil intendant Philippe, il pénètre dans les appartemens délabrés de cette gothique résidence. On traverse plusieurs salles dépourvues de tout meuble. Dans le salon, un grand fauteuil de maroquin, un guéridon, un métier oublié près d’une fenêtre indiquent la pièce où se tenait la marquise. On ouvre une dernière porte, on est dans la chambre à coucher, triste et nue comme tout le reste du château. Deux portraits décorent seuls les panneaux des boiseries. L’un de ces portraits est celui du marquis, vieux soldat représenté avec l’uniforme des beaux jours de sa jeunesse. L’autre, — en le regardant, le comte pousse un cri de surprise : cette gracieuse image d’une femme de vingt ans est-elle bien celle de sa grand’tante ? Oui, c’est la marquise d’Ebersac elle-même, elle était la seconde femme du marquis, et le vieux régisseur raconte ainsi l’histoire de ce second mariage. « — Comment ! m’écriai-je vivement, la marquise d’Ebersac ?... « — Est morte à vingt-quatre ans, répondit le régisseur en portant sa main à ses yeux, où venait briller une nouvelle larme. « Il y eut quelques instans de silence ; je regardai le château, la chambre où je me trouvais, comme si je ne les avais pas vus jusque-là. Philippe comprit que je l’interrogeais du regard, et il reprit la parole : « — Elle était la seconde femme de M. le marquis, me dit-il, et voici tout ce que j’ai su sur ce second mariage, qui nous a autant étonnés qu’il vous étonne en ce moment. M. le marquis était veuf depuis long-temps, et il avait perdu ses deux fils ; aussi sa vieillesse était-elle bien isolée et bien triste. — On ne riait pas souvent dans ce château, quand il ne s’y trouvait que M. le marquis, la vieille Gothon et moi. J’aurais bien souhaité que mon maître attirât près de lui quelques-uns de ses parens ; mais ni lui ni moi nous ne savions guère où ils étaient. — M. le marquis, dans le temps, s’était brouillé avec M. votre grand-père. Ils avaient rompu pour toujours toute relation de famille, et mon maître me disait souvent qu’il aimait mieux vivre et mourir seul que d’appeler à lui un des membres de la branche cadette de sa maison. « Nous vivions donc dans notre solitude, sans tracas, mais sans plaisir. Un jour, après l’arrivée du courrier, M. le marquis me fit appeler, m’ordonna de faire atteler les chevaux à son carrosse, qui, depuis je ne sais combien d’années, se reposait sous la remise, et de me préparer à le suivre dans un voyage qu’il allait faire. Nous partîmes en effet le lendemain matin par une journée d’hiver qui ressemblait fort à celle-ci. « Mon vieux maître et moi, nous ne pouvions voyager ni vite ni long-temps de suite ; aussi nous fûmes trois jours à nous rendre à Carcassonne. — Là, mon maître descendit dans une maison d’assez pauvre apparence ; il fut immédiatement introduit dans une chambre où il y avait un vieillard qui était bien malade et une jeune fille qui pleurait auprès de lui. — M. le marquis appela le malade son ami, son cher et bon ami ; il lui parla avec affection, et lui répéta plusieurs fois qu’il veillerait sur sa fille, qu’il ne l’abandonnerait pas, qu’il pouvait mourir en paix sur le sort de son enfant. « Deux jours après, le pauvre homme rendit le dernier soupir dans les bras de M. le marquis qu’il remerciait, qu’il bénissait, — et nous, nous reprîmes le chemin d’Ebersac avec l’orpheline, qui pleurait à faire pitié. « Gothon, avec ses soixante ans, n’était pas bien alerte, M. le marquis et moi nous étions encore plus infirmes ; mais enfin les trois vieux habitans du château firent tout ce qu’ils purent pour soigner et consoler cette jeune fille, qui était douce comme un ange, et qui s’était mise tout de suite à nous aimer. « Par sa présence, ce château reprit de la vie, et presque du bonheur. — Elle n’était pas gaie, mais son ame avait de la sérénité, et rien qu’en la regardant nous étions tous contens. — M. le marquis craignait dans les premiers temps qu’elle ne vînt à s’ennuyer l’hiver dans ce vieux château, parce qu’elle avait été autrefois dans le monde avec son père, et qu’elle avait habité de grandes villes ; mais Mlle Marie lui baisait les mains, et lui disait avec son joli sourire qu’elle ne regrettait rien de sa vie passée, rien que la présence de ceux que Dieu avait appelés à lui. « Quand le deuil de la jeune fille fut fini, un jour M. le marquis envoya chercher le curé du village ; puis il fit entrer Gothon et moi, et là, en notre présence, il déclara qu’il allait épouser Mlle Marie, que nous eussions tous à la regarder comme la maîtresse de la maison, et qu’il comptait sur nous pour la servir avec fidélité, non-seulement maintenant, mais encore quand il ne serait plus, et que toutes ses terres appartiendraient à la nouvelle marquise d’Ebersac. « Un an s’écoula dans le bonheur le plus paisible qu’il puisse y avoir sur cette terre. Mon maître ne sentait pas qu’il souffrait, tant il était heureux des soins de sa femme; mais il était bien vieux, bien brisé par l’âge : son heure sonna, et il nous quitta en nous recommandant notre jeune maîtresse. — Je alors que Mme la marquise quitterait le château d’Ebersac pour aller retrouver quelques personnes de sa famille, et je me préparais chaque jour à recevoir l’ordre de notre départ; mais les jours succédaient aux jours, et madame ne changeait rien à sa vie solitaire et silencieuse : seulement je ne tardai pas à remarquer qu’elle devenait plus pâle, plus frêle qu’autrefois. Souvent je l’entendais tousser, et je fus saisi de l’inquiétude qu’elle ne fût malade sans nous le dire. « Je ne pus me taire long-temps avec cette crainte dans le cœur, et un matin je me décidai à l’interroger sur sa santé. « — Oui, mon bon Philippe, je suis malade, me répondit-elle, c’est mon tour! « Et comme elle voyait bien que je ne la comprenais pas, elle ajouta : Mes deux sœurs aînées sont mortes de la poitrine, à mon âge, et je suis atteinte du même mal. «Et comme je la suppliais de quitter le château, d’aller dans une ville chercher du secours, d’appeler à elle sa famille ou ses amis, elle posa presque sa petite main sur ma bouche : — Je n’ai plus de famille, me dit-elle doucement; — des amis, j’étais trop jeune pour en avoir, et quant à rentrer dans le monde, maintenant que je suis riche et libre, — oh ! non. Philippe, je ne le veux pas! — Il me faudra bientôt mourir, je le sens, et là-bas, dans ce monde que j’ai fui, on me ferait ou trop regretter la vie, ou peut-être la quitter avec trop de bonheur. — Ici, mon ame trouve le calme qui lui convient ; ici je donne à la vie que je perds les regrets qu’il est doux de laisser à tout ami dont on se sépare, et cependant elle ne m’est pas asses précieuse pour rendre bien pénible le moment où je la quitterai. — Non, Philippe, je resterai. « J’insistai long-temps; mais, quand la médecin que j’avais appelé m’eut souvent répété qu’il n’y avait rien faire, je me résignai, et je la soignai de mon mieux sans jamais lui parler de quitter ce château qu’elle aimait. Elle y continua sa vie paisible, sans beaucoup souffrir et surtout sans se plaindre. Elle écrivait une partie de la journée... « — A qui? demandai-je vivement. « — A personne, répondit Philippe. C’était, disait-elle, pour s’amuser, et cependant elle pleurait en écrivant. « — Mais ces papiers, où sont-ils? « — Je ne les ai pas retrouvés, monsieur le comte; madame les a sûrement brûlés. « — Eh bien! après, Philippe? « — Après? monsieur le comte, il n’y a plus rien..... elle mourut..... L’homme d’affaires de M. le marquis sut bientôt quel était celui de ses parens qui devait hériter de cette terre; vous êtes venu, et je vous remets les clés de ce château. « En effet, le vieux régisseur me tendit plusieurs clés. Je les pris, mais je retins, long-temps après les avoir prises, la main de Philippe entre les miennes. « — Mon bon Philippe! lui dis-je; mais je m’arrêtai... Ces mots, habituellement prononcés par la jeune femme qui venait de mourir, émurent le régisseur et me troublèrent moi-même. Bientôt pourtant je les répétai de nouveau; mon cœur était digne de les redire, et je sentais que je ne les profanais pas en les prononçant. — Mon bon Philippe, demandez-moi de la lumière; c’est dans cette chambre que je veux passer la soirée. « Quelques instans après, j’étais seul dans la chambre de la marquise d’Ebersac. Les fenêtres et les portes étaient soigneusement fermées, et deux bougies étaient placées devant moi sur une petite table. Aussitôt que j’eus cessé d’entendre les pas de Philippe qui s’éloignait, je posai la lumière de façon à ce qu’elle pût éclairer le portrait de la marquise d’Ebersac, et je me mis à le considérer avec attention. « Il était impossible de le regarder sans émotion, lorsqu’on venait d’entendre le récit du régisseur. Cette jeune femme avait ce genre de beauté qui tient bien plus à l’ame qu’à la régularité des traits, et toute sa figure était empreinte de cette indéfinissable expression que la maladie seule peut donner à la jeunesse. Elle était pâle, et les bandeaux de ses cheveux blonds se mêlaient harmonieusement à la blancheur inanimée de son teint. Ses grands yeux d’un bleu foncé ne regardaient rien, — ils pensaient. — Sa bouche commençait à sourire, mais d’un triste sourire qui semblait regretter de se trouver là. Sa robe était blanche, et ses deux mains, qu’elle appuyait sur ses genoux, tenaient une rose presque flétrie, qui s’inclinait pour mourir comme la jeune femme qui l’avait cueillie. « Je regardai long-temps cette ravissante image, qui semblait alors revivre pour moi. J’aurais voulu pénétrer dans les replis secrets de cette ame qui n’avait rien dit d’elle à la terre. Je l’interrogeais du regard; je lui disais tout bas : — As-tu pleuré? as-tu souffert, ou bien as-tu ignoré la vie? — As-tu béni ta solitude, ou as-tu murmuré contre ton sort? — Que cachait ce tranquille sourire que je trouve si triste à regarder? — Jeune fille ou jeune ange, as-tu emporté ton secret pour toujours avec toi? — Ne saurons-nous jamais rien de ces quelques heures que tu as passées parmi nous? « Et le portrait était toujours devant moi avec ce vague regard qui semblait se fixer au loin, et son paisible sourire, qui n’était pas pour la terre. — Je parcourus des yeux la chambre où je me trouvais. J’interrogeai chaque meuble, chaque objet que j’y voyais; je soulevai les livres de prières, je les ouvris, je reculai la pendule, mes mains cherchèrent dans les vases de cristal posés sur la cheminée, j’ouvris les tables, — rien !... toujours rien!... un vieux bahut de bois noir occupait un angle de la chambre; j’en avais fouillé tous les tiroirs, mais rien n’était venu répondre à mes questions; je regardai de nouveau le portrait avec tristesse et découragement. « — C’en est fait, je ne saurai jamais rien de toi ! m’écriai-je en soupirant, « Il était tard, je me préparais à quitter la chambre de ma grand’tante, quand, en refermant le bahut, ma main heurta un bouton de cuivre placé à l’écart; — je le poussai avec force, et, tournant sur un ressort, une des planches du bahut se recula, me laissant voir un rouleau de papier sur lequel je distinguai l’écriture d’une femme. — Je saisis le manuscrit avec émotion, je rapprochai de la lumière; mais, avant de l’ouvrir, je regardai encore une fois le portrait qui était devant moi. « — Maintenant, tu vas me répondre?... lui dis-je à demi-voix. « Et mes yeux s’arrêtèrent sur les premières lignes des pages que je tenais. « — Je fus heureuse!... — Tels étaient les premiers mots qui frappèrent mes regards. Je me tournai involontairement vers le portrait, qui semblait m’écouter. — Heureuse!... repris-je lentement, — et je retrouvai le même sourire, le même regard empreints de calme, de sérénité... ils semblaient me redire: i Je fu* heureuse. » — Cette fois je les compris... et je les crus. « Je m’assis près d’une table, j’approchai la lumière, et je lus ce qui suit : « Je fus heureuse !... ma vie fut courte. Je n’ai rien usé, rien approfondi jusqu’à la lie. — De toutes les choses qui passent, je passe la première ! — Mon père m’a aimée pendant vingt ans. En mourant, il m’a laissée à un autre père qui me rend son amour, ses soins, sa protection. — Rien d’amer n’est venu jusqu’à moi, rien d’agité n’a troublé mon repos; je vais mourir, et je souffre à peine : dans sa bonté, Dieu voulut adoucir pour moi jusqu’à la mort. — J’ai joui de beaucoup de choses, j’en ai ignoré beaucoup d’autres; si j’ai été dépouillée de quelques-uns des bonheurs de la terre, j’ai passé à côté de beaucoup de ses souffrances; — j’ai beaucoup pensé, beaucoup médité, encore plus rêvé ; j’ai regardé de loin le monde que j’ai quitté, souvent je l’ai plaint, rarement je l’ai regretté; — j’ai aimé ma solitude, j’en ai compris le silence, j’ai pénétré mon ame de son calme, de son recueillement. — Dans ce vieux château, mes journées se sont écoulées sans que les heures pesassent sur moi; j’ai travaillé, écrit, prié; la téta appuyée sur ma main, j’aimais à revenir sur le passé, à me souvenir ; puis toutes les rapides impressions qui traversaient mon esprit, je les confiais au papier comme à un ami : j’écrivais... j’écrivais avec bonheur, sans désirer être lue, mais heureuse de me relire... « Pour charmer mes loisirs, je laissais au loin errer mon imagination. Ma vie a été si exempte d’événemens, que c’est dans la vie des autres que j’ai été souvent chercher le sujet de mes rêveries. — Je leur ai emprunté leurs larmes, leurs agitations, leurs troubles; j’ai glané dans leur existence, faute de pouvoir moissonner dans la mienne. Je me suis faite l’écho de leur voix, l’interprète de leurs peines ou de leurs joies; j’ai peuplé ma solitude de rêves, de souvenirs, d’espoirs qui n’ont pas même effleuré ma vie, mais que j’ai entrevus à côté de moi. Le repos était en moi, et j’allais chercher au loin les troubles sans nombre dont tant d’autres existences sont remplies. Du sein de ma solitude, j’ai deviné les larmes que l’on cache, les mécomptes, les regrets que l’on étouffe, les rêves qui se brisent. J’ai assez vécu dans le monde autrefois pour avoir sondé quelques-uns de ses abîmes, et du port, que je n’ai pas quitté, je raconte des naufrages. « Quelques amis parfois m’écrivent encore ; ils me parlent de leurs craintes ou de leurs espérances : c’est du miel qu’ils apportent à ma ruche solitaire. Émue par ce qu’ils sentent, j’écris pour eux. Je reçois aussi quelques livres, alors je cause avec eux ; je leur réponds quand mon ame ne les a pas compris, je les remercie quand ils l’ont fait rêver. « Ainsi s’est écoulée ma jeunesse, ma jeunesse qui doit être toute ma vie ; elle a eu ses regrets, mais aussi ses jouissances : Dieu parle si bien quand tout fait silence autour de nous ! « Au moment de voir se terminer ma courte existence, j’ai voulu rassembler ces pages, écrites à différentes époques de ma vie ; je les réunissais pour les brûler..., mais je ne sais pourquoi ma main hésite à les jeter dans les flammes. Il me semble que c’est mourir deux fois que de les anéantir à ma dernière heure. — Non, je ne les brûlerai pas ! — Et pourtant personne ne les lira ! elles resteront à jamais ignorées à l’ombre de ce vieux château. — Qu’importe ? — Il est bien sous le soleil quelques plantes inconnues, cachées au sein des bois, qui naissent, fleurissent et meurent sans qu’aucun regard se soit fixé sur elles : ainsi se cachera la voix qui a chanté en moi aux jours de ma jeunesse ! « Mais où déposer ces vers au moment de les quitter pour toujours ? à qui les confier ?... « À toi ! mon vieux bahut... à toi, ami silencieux, qui as vu mes veilles, mes rêves, mes sourires et mes tristesses ! — à toi, sur qui si souvent ma main s’appuyait pour écrire, et ma tête s’inclinait pour rêver ! — Cache aux indifférens, ô mon vieux bahut, ces chants sans talent, mais pleins des émotions du cœur ; cache-les bien, ami ! garde pour toi seul leur craintive harmonie, dérobe-les au soleil qui est trop brillant pour eux, — sois jaloux de ton pauvre trésor, enfouis-les dans ton sein ! « Mais si jamais, par hasard, dans cette paisible retraite, l’avenir que j’ignore amenait une ame pareille à la mienne, une ame rêveuse, douce, calme et recueillie, une ame sereine, mais triste parfois, comme tout ce qui appartient à la terre, — alors, ô mon bahut, laisse deviner mes secrets !... ouvre-toi doucement devant cette main amie, laisse-la retirer ces pages de leur obscur asile, — laisse-la, le soir, les tourner doucement... laisse une larme tomber sur elles ! » Quelles sont donc ces pages que le vieux bahut doit cacher aux indifférens, qu’il ne doit livrer qu’aux âmes rêveuses et recueillies ? Ce sont des élégies, des stances, de courts poèmes où la pensée d’une femme se joue quelquefois en des fictions gracieuses, et plus souvent apparaît sans voile, dans sa simplicité, dans sa mélancolie. C’est surtout quand elle évite de compliquer le thème poétique, de trop développer le cadre aux dépens du motif principal, c’est surtout alors qu’elle rencontre la note divine et l’élan mélodieux. En général, on pourrait signaler dans ce volume deux courans poétiques bien distincts : la muse mondaine, la muse de la solitude, y parlent tour à tour, et c’est la dernière, nous l’avouerons franchement, que nous aimons surtout à entendre. Il y a dans quelques pièces purement lyriques, dans Tristesse, Anxiété, Ne m’aimez pas. Séparation, par exemple, un accent d’émotion naïve qui ne se retrouve pas au même degré dans les poèmes de donnée moins simple qui s’appellent la Gitana, le Dimanche des Rameaux, le Brigand des Pyrénées. L’inspiration semble ici contrariée par les limites d’un sujet trop circonscrit; mais parmi ces poèmes, il en est un où le souffle élégiaque déborde avec largeur. Dans le dialogue entre l’Ange de Poésie et la Jeune Femme, le sujet est en parfaite harmonie avec l’originalité du talent dont il exprime les secrètes hésitations. L’ange de poésie offre à la jeune femme la lyre d’or et la couronne de laurier; il lui parle de la gloire et des joies de la terre : qu’elle livre à l’écho sonore ses hymnes ou ses plaintes, que son ame s’éveille pour l’amour, pour l’enthousiasme, et l’ange la portera sur ses ailes aux régions divines ! La jeune femme demande grâce; elle résiste dans son humilité, elle proteste dans sa modestie. Qu’on lui laisse le silence du foyer, les saintes joies du travail obscur. C’est en vain pourtant qu’elle supplie : elle finit par céder, mais on prévoit qu’elle ne cède qu’à demi. Si elle ne suit pas l’ange dans son vol audacieux, elle n’en est pas moins soumise à une influence supérieure, et les larmes qu’elle verse, les soupirs qui lui échappent dans la solitude, sont aussi agréables à Dieu que les plus éclatantes effusions de l’hymne ou du cantique. Les pièces intitulées Tristesse, Anxiété, reproduisent le sentiment qui prête tant de charme à quelques parties du dialogue entre l’ange et la jeune femme. Dans la première de ces élégies, le poète célèbre la souffrance comme une sorte de préparation et d’adoucissement à la mort. Ah ! s’il existe dans ce monde Des êtres voués aux douleurs, Qui naissent quand l’orage gronde, Et ne moissonnent que des pleurs.... Ne serait-ce point qu’un Dieu sage, De leur mort avant le secret, Voulut qu’au printemps de leur âge Ils s’envolassent sans regret? Sous le titre d’Anxiété, le combat que se livrent chez une jeune femme les frivoles habitudes de chaque jour et les vagues aspirations d’une ame ardente est retracé avec une rare délicatesse. Le dénoûment de cette lutte, on le devine, c’est aussi la résignation. — Quant aux élégies qui portent le titre commun de Séparation, elles forment tout un poème qui se distingue des précédens par un élan à la fois plus vif et plus soutenu. Ila seconde surtout de ces pièces respire une noble et pénétrante mélancolie. Voici l’heure du bal. Allez, hâtez vos pas, De ces fleurs sans parfum couronnez votre tête; Allez danser, mon cœur nt vous enviera pas. Il est dans le silence aussi des jours de fête, Des chants intérieurs que vous n’entendez pas. Oh ! laissez-moi rêver ! Ne plaignez pas mes larmes. Si souvent dans le monde on rit sans être heureux, Que pleurer d’un regret est parfois plein de charmes, Et vaut mieux qu’un bonheur qui ment à tous les yeux! Je connais du plaisir le beau masque hypocrite, La voix au timbre faux et le rire trompeur, Que vos pleurs en secret vont remplacer bien vite, Comme un fer retiré des blessures du cœur. Pour moi, du moins mes pleurs n’ont pas besoin de voile : Sur mon front ma douleur, — comme au ciel une étoile! Ce dernier vers ne résume-t-il pas, comme un accord final et solennel, la pensée qui domine tout ce recueil lyrique? Oui, c’est bien la douleur qui est l’étoile de cette plaintive et tendre muse. C’est la douleur dont le sceau irrécusable se retrouve dans les récits qui ont été la continuation dramatique de ces poèmes élégiaques. L’inspiration de l’auteur ne fait que s’y achever et s’y préciser. Les nouvelles mêmes se complètent les unes par les autres. Marie-Madeleine, Résignation, Une Vie heureuse, ont leur pendant naturel dans le Médecin du Village et dans Une Histoire hollandaise. Toutes ces frêles victimes, toutes ces jeunes femmes touchées dans leur printemps par le vent de la mort, Madeleine, Éva, Ursule, Christine, laissent deviner, malgré la diversité de leurs physionomies, une sorte de parenté, d’affinité mystérieuse. Les histoires qui encadrent ces gracieuses figures sont autant d’hymnes chantés à l’expiatoire et salutaire puissance de la douleur. Toutes les fois que l’auteur est amené à traiter ce thème préféré, il rencontre des images, il trouve des paroles empreintes d’une noble et profonde émotion. L’ame d’une femme se révèle alors dans toute sa sensibilité, et l’analyse de ces amères voluptés du sacrifice prend dans ces pages si simples un intérêt qu’elle n’aurait pas sous la plume du moraliste. On a peut-être une idée maintenant de l’ensemble littéraire auquel appartient le récit qu’on va lire. Publier ce récit, c’est compléter et justifier nos éloges; c’est aussi rendre à l’auteur un nouvel hommage. Il nous semble d’ailleurs que des œuvres marquées au coin d’un sentiment moral si élevé et si pur doivent aujourd’hui moins que jamais être soustraites à l’attention du public. Les voix qui nous parlent d’apaisement et de soumission sont malheureusement trop rares, et celles-là surtout, dans le temps où nous vivons, peuvent avoir une heureuse et bienfaisante influence. « Cette histoire m’a été racontée, dit l’auteur dans une note; je ne l’eusse pas inventée. » Et cette réalité ajoute, selon nous, un charme de plus au récit. Le soleil se levait, non pas brillant et radieux comme le soleil d’Espagne ou d’Italie, lorsque son ardente clarté, embrasant l’horizon, rappelle brusquement à la vie tout ce qui respire, lorsque, ses rayons d’or se mêlant au bleu foncé d’un ciel méridional, tout semble plein de sève et de vigueur, comme si la lumière donnait la vie ; le soleil se levait sur la froide terre de Hollande. Les nuages s’entr’ouvraient pour laisser tomber une pâle lumière, sans chaleur et sans éclat. Toute la nature passait insensiblement du sommeil au réveil, et restait encore engourdie, alors qu’elle ne dormait plus. C’était la vie dans le silence. Nul cri, nul chant joyeux, nul vol d’oiseaux, nul bêtement de troupeaux ne saluent le jour. Au sommet des dunes, les baies de roseaux s’inclinent sous la brise, et le sable de la grève, franchissant ce faible obstacle, tombe sur les prairies et couvre leur verdure d’un voile mouvant. Un fleuve aux flots jaunâtres, chargé du limon de ses rives, coule paisiblement, sans ardeur, sans amour, vers la mer qui l’attend. De loin, ses eaux et son rivage paraissent de même couleur, et ne présentent que l’aspect d’une plaine sablonneuse, à moins qu’un rayon de lumière se brisant sur l’onde, quelques sillages argentés ne révèlent le cours du fleuve. Des bateaux pesamment chargés voguent traînés par un attelage de chevaux qui enfoncent leurs pieds robustes dans le sable, les relèvent, les enfoncent, et avancent sans hâte vers le but, sans souci de la fatigue. Derrière eux, un paysan marche le fouet sur l’épaule; il ne presse pas ses chevaux; il ne regarde ni le fleuve qui coule, ni les bêtes qui tirent, ni le bateau qui suit; il marche, et, pour arriver, il n’emploie que la persévérance. Tel n’est pas l’aspect général de la Hollande, mais tel est un des coins du tableau qui trappe les regards fatigués du voyageur lorsqu’il parcourt le nord de ce pays, qui semble, plus que tout autre, chargé de faire respecter le décret de Dieu qui dit à la mer : Tu n’iras pas plus loin ! Ce silence, ce calme des êtres et des choses, ce jour adouci, ces nuances partout affaiblies, ces grandes plaines sans mouvement, tout cet ensemble a sa poésie Partout où il y a silence et espace, la poésie trouve sa place; elle aime un peu toutes choses, les rians paysages, les tristes déserts; oiseau léger, tout lui est bon pour s’arrêter, tout le porte, tout le soutient, un brin d’herbe souvent lui suffit. La Hollande, que le poète Butler appelait un grand vaisseau toujours à l’ancre, a sa beauté pour quiconque réfléchit en regardant. On admire lentement, mais on admire enfin cette terre en guerre avec la mer, luttant chaque jour pour défendre son existence, ces hommes patiens et courageux qui derrière un rempart brisé élèvent un autre rempart, ces villes qui forcent les flots à couler au pied de leurs murailles, à suivre la route tracée, à se contenir dans le lit creusé ; puis ces jours de révolte où l’eau, comme si elle se souvenait de sa nature première, veut reconquérir son indépendance, déborde, inonde, détruit, et enfin, par la force de la main de l’homme, se calme et obéit de nouveau. Là, la vie ressemble au soir d’une bataille ; il y a fatigue, orgueil, triomphe. L’impassible habitant de ces contrées possède ce mobile de toutes choses, la volonté. Il est sûr du succès, parce qu’il veut; il est calme, parce qu’il est fort; il agit lentement, parce qu’il réfléchit. Il y a dans le silence des choses sérieuses une beauté que notre ame doit s’étudier à entendre, comme elle entend l’harmonie de ce qui chante, comme elle voit la couleur de ce qui brille. Au moment où le soleil se levait, une petite barque glissait rapidement le long du fleuve. Deux rames maniées avec force frappaient l’eau et la faisaient jaillir en écume. Une seule personne était dans la barque, c’était un jeune homme, grand, souple, plein d’adresse et de force; il dirigeait son embarcation le long des sinuosités du rivage, évitant de prendre le fleuve au large, quoique sa course dût en être plus rapide, et pourtant il se hâtait comme s’il eût craint d’être en retard. Mais, à cette heure matinale, la campagne était déserte, et les oiseaux seuls dans leur réveil avaient devancé le jeune homme. Il avait déposé auprès de lui son grand chapeau de feutre gris, et ses cheveux d’un blond foncé, rejetés en arrière par le vent qui frappait son visage, laissaient voir ses traits réguliers, son large front et ses yeux un peu rêveurs, comme ceux des hommes du Nord. Il portait le costume d’un étudiant des universités d’Allemagne. On voyait à son extrême jeunesse que la vie enchaînée aux bancs du collège formait tout son passé, et que c’était pour lui un plaisir encore nouveau que de sentir sur son front la fraîcheur du matin, dans ses cheveux le vent souffler, et dans sa barque le fleuve l’entraîner. Il se hâtait, car il est des momens dans la vie où l’on compte toujours mal les heures; on les devance, et l’on croit au retard; puis, si l’on ne peut forcer le temps à précipiter son cours, il est du moins doux d’attendre là où viendra ce que l’on attend. L’impatience est plus calme; le bonheur semble déjà commencé. Lorsque la petite embarcation eut doublé un des contours du rivage qui avançait comme un promontoire, elle sembla voler plus rapidement encore, comme si l’œil qui la dirigeait eût aperçu le but de la course. En effet, à peu de distance, le paysage changeait d’aspect. Une prairie arrivait en pente jusqu’au fleuve, et une haie épaisse de saules presque déracinés, inclinés vers l’eau, formait de ce côté la clôture de la prairie. En quelques coups de rames, la barque arriva à l’ombre des saules et s’y arrêta. Ses avirons tombèrent à ses côtés; une chaîne jetée à une branche d’arbre amarra le canot, qui se balança doucement, bercé par le cours du fleuve. Le jeune homme se leva, et, à travers le feuillage, il regarda au loin; puis, ne se fiant pas à son regard, il chanta à demi-voix le refrain d’une ballade, une plainte d’amour, poésie nationale de tous les pays de la terre. Sa voix, d’abord voilée pour ne pas passer trop subitement du silence au bruit, s’éleva graduellement avec les dernières notes du refrain; mais ces sons vibrans glissèrent à travers le feuillage, et vinrent mourir sans écho sur l’herbe de la prairie Alors le jeune homme s’assit et contempla le paisible tableau qui s’offrait à sa vue. Le ciel gris était mélancolique pour celui qui regardait n’ayant ni joie ni espérance dans le cœur. Le fleuve roulait sans bruit ses eaux froides et troubles. A gauche, la plaine s’étendait au loin sans aucun mouvement de terrain. Quelques moulins levaient dans les airs leurs grandes ailes éplorées qui attendaient le vent, et le vent, trop faible, passait auprès d’elles en les laissant immobiles. A droite, à l’extrémité de la petite prairie qui descendait vers les saules, seul point de verdure de cet aride horizon, on voyait une maison carrée, bâtie en briques rouges; elle était isolée, silencieuse, régulière et triste. Les carreaux des fenêtres épais et verdâtres ne reflétaient pas les rayons du soleil. Des girouettes dorées formaient sur le toit des dessins bizarres. Des plates-bandes se dessinaient en carrés réguliers sur le sable du jardin. Quelques tulipes inclinant leurs têtes trop lourdes pour leur tige et des dahlias liés à des supports de bois blanc étaient les seules fleurs que l’on vît fleurir, étouffées, entourées par de petites haies de buis. Le vent, après avoir passé sur leurs calices, n’en emportait aucun parfum. Des arbres rares et chétifs, esclaves du caprice du maître, étaient taillés en muraille, ou prenaient mille formes bizarres. Leur verdure était couverte de poussière. Quelques figures de terre cuite étaient posées au détour des allées, qui dessinaient dans l’espace le plus étroit les circuits les plus compliques; mais une de ces allées conduisait à la baie de saules. Là, la nature avait repris ses droits, et l’œil, fatigué de l’aspect de cette demeure, se reposait doucement sur les arbres libres poussant au hasard et sur l’eau qui coulait à leur pied : elle avait miné le terrain, attaqué les racines des arbres; les saules s’étaient inclinés vers le fleuve, leurs troncs penchés formaient des ponts volans auxquels seulement une autre rive manquait. Cependant la jetée qui leur servait de base était encore assez élevée pour qu’une certaine distance séparât les arbres déracinés de l’eau qui coulait au-dessous d’eux. Quelques branches seulement, plus longues que les autres, effleuraient la surface du fleuve et recevaient par son courant un mouvement perpétuel. Leurs rameaux brillaient sous l’eau et semblaient regretter de ne pouvoir la suivre dans son cours. C’était sous ce dôme de verdure que s’était amarré le petit canot. C’était là que le jeune homme rêvait en regardant le ciel triste comme son cœur, ou l’onde incertaine en son cours comme sa destinée. Quelques feuilles de saule caressaient son front lorsque les ondulations de la barque l’approchaient des arbres ; une de ses mains pendante hors du bateau sentait le frais contact de l’eau ; une brise bien faible, bien douce, glissait sur ses cheveux; quelques petites fleurs sans nom qui avaient fleuri au pied des saules, à l’abri de leur ombre, envoyaient vers l’onde des parfums qu’on respirait par moment, selon le caprice du vent; un oiseau caché dans le feuillage chantait quelque amoureuse mélodie, et, bercé dans sa barque, le jeune étudiant attendait la femme qu’il aimait. L’ingrat ! il accusait le temps de lenteur; il lui disait de se hâter; il était insensible aux charmes de l’heure présente. Ah! s’il vieillit, comme il comprendra que sa destinée lui donnait alors les trésors les plus doux de la vie : l’espérance et la jeunesse ! Tout à coup l’étudiant tressaillit, il se leva dans la barque, et, le cou tendu, l’œil arrêté sur le feuillage des saules, il écouta, osant à peine respirer. Le feuillage s’entr’ouvrit, et une figure de jeune fille, presque d’enfant, apparut aux regards de l’étudiant. — Christine ! s’écria-t-il. La jeune fille posa son pied sur le tronc d’arbre le plus incliné, puis s’asseyant avec adresse sur ce banc mobile, que son poids, quelque léger qu’il fût, faisait onduler, un de ses bras se mêla aux branches qui tombaient vers l’eau, et ainsi penchée, sa main put atteindre celle de son ami; il la serra avec amour; alors la jeune fille se redressa, l’arbre, moins chargé, sembla obéir à sa volonté en se relevant un peu, et le jeune homme, assis dans sa barque, parla les yeux levés vers le saule sur lequel celle qu’il aimait était appuyée. Christine Van Amberg n’avait rien des traits distinctifs du pays qui l’avait vue naître. Des cheveux noirs comme l’aile du corbeau encadraient dans de larges bandeaux une figure pleine d’énergie et d’expression. Ses yeux grands et veloutés avaient un regard pénétrant qui aurait défié le mensonge de le braver en face; des sourcils presque droits, fortement accentués, auraient donné peut-être un peu trop de caractère à cette jeune tête, si une charmante expression de candeur, de naïveté, n’en eût fait une figure d’enfant plutôt que celle d’une femme. Christine avait quinze ans; un petit cercle d’argent pressait son front et ses noirs cheveux : c’était, selon l’usage de son pays, la parure des jours de fête; mais, pour la jeune Hollandaise, le jour de fête le plus beau était celui où elle voyait son ami. Elle avait une robe d’indienne à petits bouquets, d’un bleu pâle, et le mantelet de soie noire destiné à envelopper sa taille était posé sur ses cheveux et retombait sur ses épaules pour mieux la cacher aux regards qui auraient pu l’épier. Assise sur un tronc d’arbre, au milieu des branches et tout près de l’eau, comme l’Ophélia de Shakspeare, Christine était charmante. Jeune, belle, aimée, cependant une profonde mélancolie était empreinte sur son visage; son compagnon la regardait tristement, les yeux presque mouillés de larmes. — Herbert, dit la jeune fille en baissant la tête vert son ami, Herbert, ne soyez pas si triste ! Nous avons, l’un et l’autre, trop de jours à vivre encore pour les vivre dans le malheur, Herbert, des temps meilleurs viendront. — Christine, ils m’ont refusé votre main, ils m’ont fermé la porte de votre demeure, ils veulent nous séparer, ils y réussiront, demain peut-être !... — Jamais!.... s’écria la jeune fille, et son regard brilla comme l’éclair; mais, comme l’éclair aussi, ce regard énergique ne dura qu’un instant et fit place à une expression de calme tristesse. — Si vous vouliez, Christine ! si vous vouliez !... qu’il serait facile de fuir ensemble, d’aller unir nos destinées sur une terre étrangère et de vivre l’un pour l’autre, oubliés et heureux !... Je vous mènerais dans de beaux pays où le soleil brille comme vous dites que vous le voyez briller dans vos rêves; je vous conduirais sur la cime des hautes montagnes d’où l’œil découvre un immense horizon. Vous verriez de belles forêts aux mille teintes de verdure, un vent vif et frais vous frapperait au visage, et vous oublieriez ces brouillards, cette terre humide, ces plaines monotones! Nous nous aimerions dans de belles contrées! Tandis qu’Herbert parlait, la jeune fille s’animait; elle croyait voir ce qu’il racontait, son œil ardent regardait l’horizon comme pour le franchir, sa bouche s’ouvrait comme pour respirer l’air de la montagne; mais elle passa brusquement la main sur ses eux, et, soupirant profondément : — Non, s’écria-t-elle, non. il faut rester ici !... Herbert, c’est mon pays, pourquoi me fait-il souffrir? Pourquoi est-ce qu’il m’oppresse de tant de tristesse ? En rêve, je me souviens d’un autre ciel... d’une autre terre... mais ce n’est qu’un rêve ! Je suis née ici, et je n’ai pas franchi la clôture de la prairie. C’est ma mère qui a trop chanté auprès de mon berceau les ballades, les boléros de Séville, sa patrie; elle m’a trop raconté l’Espagne, et j’aime ce pays inconnu comme on aime un ami absent que l’on voudrait revoir !... La jeune fille laissa tristement errer son regard sur le fleuve, que commençait à couvrir un épais brouillard. Quelques goutte de pluie vinrent frapper le feuillage; elle croisa sa mante sur sa poitrine, et, atteinte par le froid, tout son corps frissonna. — Quittez-moi, Christine, vous soufrez ! retournez à votre demeure, et puisque vous ne voulez accepter ni mon toit ni mon foyer, allez près de ceux qui peuvent vous abriter et vous réchauffer ! Un doux sourire effleura les lèvres de Christine. — Mon ami, dit-elle, près de vous j’aime mieux la pluie qui mouille mes cheveux, j’aime mieux cette branche d’arbre, raboteuse et dure, j’aime mieux ce vent qui me fait frissonner que d’être assise au logis, loin de vous, près du feu de la grande cheminée. Ah ! avec quel bonheur, avec quelle confiance, appuyée sur votre bras, je partirais à pied pour traverser le monde, sans autre bien que votre amour, si... si.... — Qu’est-ce qui vous retient, Christine? Est-ce l’affection de votre père, la tendresse de vos sœurs, le bonheur de la maison paternelle? La jeune fille pâlit. — C’est mal, Herbert, c’est mal de parler ainsi ! Je sais bien que mon père ne m’aime pas, que mes sœurs ne sont pas bonnes pour moi, que ma demeure est triste, je le sais, oh! oui, je le sais... je sais surtout que je vous aime, et je partirai... si ma mère veut y consentir. Le jeune homme regarda avec étonnement son amie. — Enfant! lui dit-il, jamais un pareil consentement ne sortira de la bouche de votre mère; ce sont de ces choses dont il faut avoir la volonté et la force dans son cœur... et sur lesquelles il ne faut pas écouter le jugement des autres; votre mère ne dira jamais oui. — Peut-être! répondit Christine d’une voix grave et lente; ma mère m’aime, je lui ressemble, moi, et son cœur connaît bien le mien. Ma mère sait que l’Évangile dit que la femme quittera son père et sa mère pour suivre son mari; elle sait mon amour, et, depuis que la porte ne s’ouvre plus pour vous, je n’ai pas versé une larme que ma mère ne l’ait surprise, et qu’une larme bien vite n’ait brillé dans ses yeux, en réponse à la mienne. Vous ne connaissez pas ma mère, Herbert! Quelque chose me dit qu’elle a souffert, qu’elle sait qu’il faut un peu de bonheur dans la vie, comme il faut de l’air pour respirer. Non, en vérité, je ne serais pas étonnée qu’un jour, en baisant mes cheveux, comme elle fait chaque soir quand nous sommes seules, elle ne me dise : Pars, ma pauvre enfant ! — Je ne le puis croire, Christine, elle vous dira d’obéir, de vous consoler, d’oublier, et j’en mourrai ! — D’oublier, Herbert! ma mère n’oublie pas, elle se souvient toute sa vie. L’oubli, c’est la ressource des cœurs lâches. Non, personne ne me dira à moi d’oublier. Et les yeux de Christine brillèrent encore d’un feu sombre; mais sur ce front de quinze ans, c’était comme le rapide passage d’une lumière qui l’illuminait une seconde, et s’éteignait. C’était une révélation de l’avenir de cette femme, bien plus que l’expression du moment présent. Une ame ardente vivait en elle, mais cette ame n’avait pas encore rejeté tous les voiles de l’enfance. Elle luttait pour se faire jour, et par moment, ses efforts arrivant au succès, un mot, un cri révélait sa présence. — Non, je n’oublierai pas, ajouta Christine, non, car je vous aime, et vous m’aimez, moi qui suis si peu aimée! Vous ne me trouvez ni folle, ni fantasque, ni bizarre; vous comprenez mes rêves, les mille pensées qui passent dans mon cœur. Je suis bien jeune, Herbert, et cependant, la main dans la vôtre, je réponds de l’avenir de ma vie entière. Je vous aimerai toujours !... et voyez, je ne pleure pas. Je crois au bonheur de cet amour ; comment ? quand? je l’ignore, c’est le secret du Dieu qui m’a créée et qui ne peut m’avoir mise sur la terre que pour souffrir. Il m’enverra le bonheur quand il voudra, mais il l’enverra ! Oui, je suis jeune, pleine de vie, j’ai besoin d’air et d’espace ; je ne vivrai pas enfermée, étouffée ici. Le monde est grand, je le connaîtrai ; mon cœur est plein d’amour, il aimera toujours. Allons, point de larmes, mon ami. les obstacles se briseront, il le faudra bien, car je veux être heureuse! — Eh bien ! Christine, mon amie, ma femme! pourquoi attendre ? l’occasion perdue ne se retrouva plus. Une minute souvent décide de toute l’existence.... Peut-être, en ce moment, le bonheur est-il là près de nous! peut-être en sautant dans cette barque, peut-être avec quelques coups de rames pour quitter le rivage, sommes-nous unis pour toujours!... peut-être, si vous remettez le pied sur la terre, sommes-nous séparés pour jamais. O Christine, venez; le vent se lève. Là, au fond de mon canot, il y a une voile qui va s’enfler, et nous emmener aussi vite que l’aile de cet oiseau traverse l’espace. Des larmes inondaient les joues brûlantes de Christine. Elle frissonnait, regardait son ami, l’horizon, la liberté; elle hésitait, une lutte pénible agitait l’ame de cette enfant. Elle cacha sa tête dans les branches des saules, elle entoura de ses bras le tronc de l’arbre qui la soutenait, comme pour résister au désir de se laisser glisser dans la barque, puis, d’une voix étouffée, elle murmura ces mots: « Ma mère ! » Quelques secondes après, Christine, relevant son pâle visage, reprit doucement : — A qui ma mère parlerait-elle de son cher pays, si je partais ? qui pleurerait auprès d’elle quand elle pleure, si je partais ? Elle a d’autres enfans, mais ils sont gais, heureux, ils ne lui ressemblent pas; il n’y a que ma mère et moi qui soyons tristes dans notre maison. Ma mère mourrait de mon absence. Il me faut son adieu, sa bénédiction, ou bien il me faut rester à ses côtés, comme elle glacée par ce climat, enfermée dans ces murs, maltraitée par ceux qui n’aiment pas. Herbert, je ne fuirai pas, j’attendrai. Au revoir, mon ami ! elle fit un mouvement pour gagner le rivage. — Un instant encore ! un instant, Christine, j’ai peur !... je ne sais quel glacial pressentiment me frappe le cœur. Amie ! si nous ne devions plus nous revoir !... oh ! ce saule, cette barque, ce petit coin de terre tout couvert de mousse et de roseaux, vous ! vous ! là, près de moi... Est-ce la plus belle heure de ma vie qui vient de s’écouler ! Et le jeune homme fondit en larmes, cachant sa tête dans ses deux mains. Le cœur de Christine battait avec violence : elle eut du courage. Se laissant glisser sur le tronc d’arbre, ses pieds atteignirent la terre, et, de là, séparée de la barque qui ne pouvait approcher tout-à-fait du rivage : — Adieu, Herbert, dit-elle; je serai un jour votre femme, aimante et fidèle; je le serai, je le veux! Prions Dieu tous les deux pour que sa volonté fasse promptement venir ce temps heureux! Adieu, je vous aime! adieu, et à revoir, car je vous aime! La haie de roseaux et de saules s’entr’ouvrit pour livrer passage à la jeune fille. On entendit quelques petites branches craquer sous ses pas, un peu de bruit dans l’herbe et dans les buissons, comme lorsqu’un oiseau s’envole; puis le silence revint. — Herbert pleurait. Huit heures sonnaient à l’horloge de la maison aux briques rouges. Dans le parloir, qui servait de salon, la famille du négociant Van Amberg se trouvait réunie pour le déjeuner. Une seule personne manquait. Christine n’était pas de retour. Près de la cheminée, le chef de la famille, Karl Van Amberg, se tenait debout, ayant à ses côtés son frère, qui, quoique plus âgé que lui, lui avait cédé les prérogatives du droit d’aînesse et le laissait maître de la communauté. Mme Van Amberg travaillait près d’une fenêtre, et ses deux filles aînées, blanches et blondes Hollandaises, faisaient les apprêts du déjeuner. Karl Van Amberg, le chef redouté de toute cette famille, était d’une haute stature; il y avait de la raideur dans sa démarche, de l’impassibilité dans sa physionomie. Son visage, dont les traits paraissaient d’abord insignifians, exprimait le besoin de dominer. Ses manières étaient froides. Il parlait peu, jamais pour louer, quelquefois pour blâmer en termes secs et impérieux. Son regard précédait ses paroles, et les rendait à peu près inutiles, tant cet œil, d’un bleu pâle, enfoncé et petit, pouvait, par moment, se faire énergiquement entendre. L’ambition et la patience avaient amené Karl Van Amberg à faire seul sa fortune. Ses vaisseaux sillonnaient les mers. Jamais aimé, toujours honoré, il avait partout un grand crédit. Maître absolu chez lui, l’idée ne venait à personne d’hésiter devant une de ses volontés. Tout se taisait et s’inclinait sur son passage. En ce moment, il se tenait appuyé contre la cheminée. Ses vêtemens noirs étaient fort simples, mais non dénués d’une austère élégance. Guillaume Van Amberg, son frère, avait une nature en tous points opposée à celle de Karl; il serait resté pauvre avec le mince héritage de ses pères, si Karl n’avait voulu être riche. Il remit entre les mains de son frère sa modique fortune, en lui disant : « Fais pour moi comme pour toi ! » Attaché au coin de terre qui l’avait vu naître, il vivait en paix, fumant, souriant, apprenant de temps à autre que quelques centaines de mille francs lui étaient arrivées. Un jour, on lui fit savoir qu’il possédait un million, et il écrivit simplement : « Merci ; Karl, ce sera pour tes enfans. » Puis il oublia qu’il était riche et ne changea rien à sa manière de vivre. Il garda la forme commune et l’étoffe grossière des habits d’un campagnard qui redoute le voisinage des villes. Quelques cours de théologie avaient été les seules études de sa jeunesse. Son père, catholique fervent, l’avait destiné au service de Dieu il advint que, par suite de l’indécision de son caractère. Guillaume n’entra pas dans les ordres, ne se maria pas, et vécut tranquillement dans la famille de son frère. La lecture réitérée des livres de religion, unique éducation qu’il eût reçue, avait donné à son langage une forme mystique qui contrastait avec la simplicité campagnarde de sa personne. C’était la seule originalité de Guillaume, qui n’avait de remarquable qu’un grand sens et un bon cœur. Il était le type primitif de sa famille ; son frère en était le dernier échelon, l’exemple du changement apporté par la fortune nouvellement acquise. Mme Van Amberg, assise près d’une fenêtre, travaillait en silence. Son visage gardait encore les traces d’une grande beauté. Elle paraissait faible et souffrante. Un regard jeté sur elle suffisait pour faire voir qu’elle était née loin de la Hollande. Ses cheveux noirs et son teint un peu brun révélaient une origine méridionale. Silencieusement soumise à son mari, le caractère de fer de Karl Van Amberg avait sans contrainte pesé sur cette faible créature. Elle n’avait jamais murmuré ; peut-être mourait-elle, mais elle mourait sans se plaindre. Son regard était profondément triste; cette femme semblait avoir souffert, et du malheur évident de sa destinée, et de malheurs inconnus dont elle gardait le souvenir. Christine, sa troisième fille, lui ressemblait. Brune comme elle, elle formait un contraste frappant avec les visages rosés de ses sœurs. M. Van Amberg n’aimait pas Christine. Déjà froid et rude quand son cœur cachait de la tendresse, il était sévère jusqu’à la cruauté alors qu’il n’aimait pas. Christine n’avait jamais reçu un seul baiser de lui. Elle ne connaissait que les caresses de sa mère, encore les recevait-elle en secret et mêlées de larmes. Ces deux pauvres femmes se cachaient pour s’aimer. De temps en temps, Mme Van Amberg toussait avec effort. Le climat humide de la Hollande conduisait lentement à la tombe cette femme née sous le ciel ardent de l’Espagne. Ses grands yeux mélancoliques s’arrêtaient machinalement sur l’horizon qui seul, depuis vingt ans, frappait ses regards. Le brouillard et la pluie entouraient la maison. Elle regardait, tressaillait, comme atteinte d’un froid mortel, puis reprenait son ouvrage. Huit heures donc venaient de sonner, et les deux jeunes Hollandaises, qui, malgré leur fortune, servaient leur père, venaient de mettre sur la table le thé et le bœuf fumé, quand Karl Van Amberg, se tournant vers sa femme, lui dit brusquement : — Madame, où est votre fille? C’était Christine que le regard inquiet de Mme Van Amberg avait tâché de découvrir dans le jardin à travers le brouillard. A la question faite par son mari, elle se leva, ouvrit la porte, et, s’appuyant sur la rampe de l’escalier qui conduisait à la chambre de sa fille, elle appela deux fois : — Christine ! — puis elle pâlit en voyant que personne ne répondait. Elle regarda encore au loin à travers le brouillard. — Retirez-vous de là, madame, lui dit avec humeur la vieille servante Gothon, accroupie sur les dalles du vestibule qu’elle avait inondées d’eau de savon et qu’elle frottait avec constance, retirez-vous, madame, le froid augmentera votre toux, et Mlle Christine est bien loin ! L’oiseau s’est envolé avant le jour. Mme Van Amberg regarda tristement la prairie où nul pas ne se faisait entendre et le parloir où son mari irrité l’attendait; puis elle rentra, et vint, en silence, s’asseoir à la table près de laquelle le reste de la famille avait déjà pris place. Personne ne parlait. Tous les yeux lisaient sur le front de M. Van Amberg qu’il était mécontent, et nul n’eût essayé de changer la direction de ses idées. Sa femme restait le regard attaché sur la fenêtre, espérant entrevoir quelque indice du retour de sa fille. Ses lèvres effleuraient à peine le lait qui remplissait sa tasse, et une angoisse visible augmentait la pâleur de son doux et triste visage. — Annunciata, ma chère, prenez donc un peu de thé, lui dit son beau-frère Guillaume, la journée sera humide et pluvieuse. Vous avez besoin de réchauffer votre poitrine, qui me paraît ce matin en assez mauvais état. Annunciata sourit tristement à son frère, et, pour toute réponse, porta à ses lèvres le thé qu’il lui donnait; mais l’effort était trop pénible, elle remit la tasse sur la table. M. Van Amberg ne regardait personne; il mangeait, les yeux arrêtés sur son assiette. — Ma sœur, reprit Guillaume, c’est un devoir de soigner sa santé, et vous qui remplissez tous vos devoirs, vous devez aussi accomplir celui-là. Une légère rougeur passa sur le front d’Annunciata. Son regard rencontra celui de son mari, qui s’était lentement tourné vers elle. Tremblante et prête à pleurer, elle n’essaya plus de rien prendre. Et le silence fut complet comme au commencement du déjeuner. On entendit des pas dans le corridor qui précédait le parloir. La voix de la servante grommela quelques paroles qui n’arrivèrent pas jusqu’au salon. Puis la porte s’ouvrit. Christine entra. Le brouillard avait mouillé sa robe d’indienne. Le vent avait soulevé quelques mèches de ses cheveux. Son mantelet noir brillait de mille petites gouttes de pluie; elle était rouge d’embarras et de crainte. Sa chaise vide était près de sa mère; elle s’y plaça et baissa sa tête sur sa poitrine. Rient ne faut offert à l’enfant en retard. Le silence continua. Mme Van Amberg, entraînée par son inquiétude maternelle, tira de la poche de sa robe un mouchoir dont elle essuya le front et les cheveux mouillés de Christine. Elle prit ses mains pour les réchauffer dans les siennes. M. Van Amberg, pour la seconde fois depuis le déjeuner, regarda sa femme. Celle-ci quitta aussitôt la main de Christine, remit lentement son mouchoir sur ses genoux, et, la tête baissée comme celle de sa fille, elle demeura immobile. M. Van Amberg se leva de table. Une larme brilla dans les yeux de la mère quand elle vit que son enfant n’avait pas mangé. Elle alla s’asseoir près de la fenêtre, et se mit à travailler. Christine restait à sa place, dans la même attitude de honte et de Crainte. Les deux filles aînées se hâtaient d’ôter le couvert. — Ne voyez-vous pas que Wilhelmine et Maria s’occupent des soins du ménage ? Ne sauriez-vous faire comme elles? A la voix de son père, Christine se leva brusquement, et, saisissant les tasses, la théière, elle fit, en courant, plusieurs voyages du parloir à l’office. — Doucement donc! vous allez tout casser ! reprit M. Van Amberg; il faut commencer chaque chose en son temps, pour finir sans se hâter. Christine s’arrêta, et se tint immobile au milieu de la chambre. Ses deux sœurs passèrent auprès d’elle en souriant, et l’une d’elle murmura, car personne ne parlait haut en présence de M. Van Amberg : — Christine ne peut pas apprendre les soins du ménage en regardant les étoiles ou en voyant l’eau couler ! — Allons, mademoiselle, vous salissez tout ici! dit la servante qui venait d’entrer. Allez changer cette robe humide qui mouille tous mes meubles. Christine restait debout au milieu du salon, n’osant bouger sans l’ordre du maître. — Sortez ! lui dit M. Van Amberg. La jeune fille s’enfuit en courant, monta l’escalier, entra dans sa chambre, et, s’appuyant sur son lit, se mit à pleurer. Mme Van Amberg travaillait en silence, la tête baissée sur son ouvrage. Quand la nappe fut enlevée, Wilhelmine et Maria apportèrent sur la table d’acajou un grand pot de bière, des verres, de longues pipes et une provision de tabac. Elles approchèrent deux fauteuils : Karl et Guillaume s’y assirent. — Montez chez vous, madame, dit alors M. Van Amberg avec le son de voix impérieux qui lui était habituel quand il s’adressait à sa femme; j’ai à causer d’affaires qui ne vous intéresseraient pas. Ne vous éloignez pas pourtant; je vous appellerai plus tard : j’ai besoin de vous parler. Annunciata s’inclina en signe d’obéissance et quitta le parloir. Wilhelmine et Maria s’approchèrent de leur père. Il baisa silencieusement leurs jolies têtes blondes. Les deux frères allumèrent leurs pipes et restèrent seuls. — Karl! mon frère, dit alors Guillaume en posant ses deux bras sur la table et en regardant en face M. Van Amberg, avant d’en arriver aux affaires, laisse-moi te dire, dussé-je te blesser, quelques pensées qui me pèsent sur le cœur. Tout le monde a peur de toi ici, et le conseil, ce salutaire appui de tous les hommes, te manque. — Parlez, Guillaume, répondit froidement M. Van Amberg. — En vérité, Karl, il m’est impossible de ne pas te dire que tu traites durement Annunciata, ta femme. Dieu t’ordonne de la protéger, et tu la laisses souffrir, peut-être mourir sous tes yeux, sans en prendre nul souci. Le plus fort doit soutenir le plus faible. Dans ses foyers, on doit n’avoir que de douces paroles pour l’étranger qui vient de loin. Le mari doit protection à celle qu’il a choisie pour sa femme. A tous ces titres, frère, il me faut te dire que tu traites durement Annunciata. — Se plaint-elle? répondit M. Van Amberg en remplissant son verre de bière. — Non, mon frère; mais il n’y a que ceux qui sont forts qui se révoltent ou se plaignent. Un arbre tombe avec fracas, un roseau se courbe à terre sans que nul l’entende. Non, elle ne se plaint pas, si ce n’est pas se plaindre que se taire, être malade et obéir toujours et partout comme une machine sans ame. Tu lui as ôté la vie, à cette pauvre femme!... Elle cessera un jour de remuer, de respirer, mais elle a cessé depuis long-temps de vivre ! — Frère, il est des paroles inconsidérées qu’il faut ne pas prononcer au hasard; il est des jugemens qu’il ne faut pas porter, dans la crainte d’être injuste. — Ne sais-je pas toute ta vie aussi bien que je connais la mienne, Karl, et ne puis-je donc en parler sainement, en connaissance de cause ? M. Van Amberg huma une bouffée de tabac, se renversa dans son fauteuil et ne répondit pas. — Mon frère, je te connais comme je me connais moi-même, reprit doucement Guillaume; quoique Dieu n’ai pas fait nos deux cœurs le même jour et qu’il les ait mis sur la terre pour s’aimer et non pour se ressembler, je lis en toi, mon frère. Quand la simple maison de notre père te parut trop petite, je n’ai rien dit, tu avais de l’ambition; quand on nait avec ce malheur ou ce bonheur-là, il faut faire comme les oiseaux qui ont les ailes pour voler haut : il faut s’élever. Tu es parti, je t’ai serré la main et t’ai vu t’éloigner sans te faire de reproche; il faut laisser chacun être heureux à sa façon. Quand tu as gagné beaucoup d’or et que tu m’en a donné plus qu’il ne m’était nécessaire d’en avoir, tu as dit : « Encore! » J’ai dit : « Soit! » C’est une honnête manière de vivre que celle de travailler et de s’enrichir par son travail; cela te convenait, moi j’aimais mieux mon repos, mon pays, mon bien-être, sans faste, mais nous étions libres tous deux. Tu revins marié, frère, je n’ai pas approuvé ton mariage. D’abord, il est plus sage de prendre une compagne dans le petit coin de terre où l’on doit finir ses jours; c’est déjà quelque chose que d’aimer ensemble les mêmes lieux, et puis il est généreux de laisser à sa femme une famille, des amis, des objets connus à regarder. C’est bien compter sur soi que de se charger seul de tout son bonheur. Le bonheur quelquefois se compose de tant de choses ! C’est souvent un atome imperceptible qui sert de base à son grand édifice ; moi, je n’aime pas les expériences orgueilleuses faites sur le cœur des autres. Bref, tu as épousé une étrangère qui meurt de froid ici, et qui, dans nos brouillards, regrette son soleil d’Espagne. Tu as fait une plus grande faute encore... pardon, mon frère mais, pour ne plus revenir sur ce sujet, je veux parler à mon aise. — Je vous écoute, Guillaume, vous êtes mon frère aîné.. — Merci de ta patience, Karl. Tu as épousé une femme toute jeune à l’âge où tu avais cessé d’être jeune. Ton commerce t’amène en Espagne. Tu rencontres un seigneur espagnol qui se ruinait, tu lui rends un grand service. Tu as toujours été généreux de ton argent, frère, et la richesse ne t’a pas appris à fermer la main pour garder ce qu’elle tenait. Cet homme avait une fille, une enfant de quinze ans. Elle était belle. Malgré ton apparente insouciance, sa beauté te frappa. Tu la demandes à son père. Tu n’as pensé qu’à une chose : c’est que tu la faisait riche, de pauvre qu’elle était. Refuser ta demande, c’eût été être ingrat envers un bienfaiteur. On te donne Annunciata, et tu l’as prise, frère, sans la regarder assez attentivement pour voir s’il y avait de la joie sur son visage, sans demander à cette enfant si elle te suivait de son plein gré, sans interroger son cœur. Dans ce pays-là, le cœur s’éveille de bonne heure... peut-être laissait-elle derrière elle quelques rêves de jeunesse... quelque première affection... Pardon, mon frère, c’est un sujet difficile à traiter. — Quittez-le, Guillaume, interrompit froidement M. Van Amberg. — Soit donc, passons outre. Tu revins ici, et, comme tes affaires exigeaient encore de longs voyages, tu m’as confié Annunciata. Elle est restée bien des années avec moi dans cette maison. Karl, la jeunesse de cette femme a été triste : elle a vécu sans plaisir, sans distraction, isolée et silencieuse. Tes deux filles aînées, maintenant la joie de notre demeure, étaient alors au berceau; elles ne répondaient pas encore à leur mère. Moi, j’étais un bien sérieux compagnon pour cette femme belle et jeune, et puis, il faut savoir se juger soi-même, rien en moi ne pouvait être une ressource pour elle. Je suis un honnête homme, sensé, loyal, bon et simple, mais je n’ai guère lu, pas du tout rêvé; je ne sais pas grand’chose et je ne devine rien; j’aime le repos, mon fauteuil, mes vieux livres et ma pipe. J’ai cru d’abord tout bonnement, parce que cela m’était commode de le croire, qu’Annunciata me ressemblait, et qu’avec une bonne demeure et de la tranquillité elle serait heureuse à ma façon; mais j’ai fini par comprendre, bien tardivement, je l’avoue, mais enfin j’ai compris, et je crains, frère, que toi, tu n’en aies jamais fait autant, que cette femme n’était pas faite pour être à la tête d’un ménage hollandais. D’abord, le climat lui serrait le cœur : elle me demandait toujours s’il ne viendrait pas de plus beaux étés, des hivers moins rudes, si les brouillards dureraient chaque année aussi long-temps. Je disais : « Non, l’année est mauvaise; » mais je ne disais pas vrai, tous les hivers devaient se ressembler. Elle essaya de chanter des romances, des boléros de Séville; mais bientôt son chant s’arrêtait, et elle fondait en larmes : cela lui rappelait trop son pays. Elle restait assise, immobile, attristée, souhaitant, comme je l’ai lu dans ma Bible, « les ailes de la colombe pour voler dans les cieux ! » Frère, c’était triste à voir. Tu n’as pas su, toi, combien les soirées étaient longues ici, l’hiver, dans ce parloir. Le jour finissait à quatre heures, et elle travaillait près de la lampe jusqu’à l’heure du sommeil. Je faisais quelque effort pour causer, mais elle ignorait les choses que je savais, et j’ignorais celles qu’elle connaissait. J’ai fini par voir que ce qu’il y avait de plus doux pour elle, c’était de la laisser songer à son aise. Elle travaillait ou se reposait, elle pleurait ou était calme : je détournais mes yeux d’elle pour lui donner le seul bien qu’il dépendait de moi de lui donner, un peu de liberté de pensée; mais c’était triste, mon frère! Il y eut un instant de silence. M. Van Amberg le rompit le premier, et il dit d’une voix sévère : — Mme Van Amberg était chez elle, avec ses enfans, sous la protection d’un ami dévoué. Son mari travaillait au loin pour augmenter la fortune de la famille; elle, elle gardait la maison pour veiller au bien-être intérieur et à l’éducation de ses filles; il n’y a rien là que de très simple. Et il remit du tabac dans sa pipe. — C’est encore vrai, mon frère, répondit Guillaume, mais il est également vrai qu’elle était malheureuse. Etait-ce un tort de l’être ? Dieu le jugera. . Laissons-lui, Karl, la justice rigoureuse; nous ayons un peu de pitié! Pendant ta longue absence, le hasard amena un jour dans ce pays des Espagnols qu’Annunciata avait connus dans son enfance. Parmi eux se trouvait le fils d’un vieil ami de son père. Oh ! quel bonheur mêlé d’émotion la chère enfant éprouva en retrouvant ses compatriotes! Que de larmes au milieu de sa joie !... car elle ne savait plus être contente, et elle pleurait de tout ce qu’elle sentait. Mais avec quelle ardeur elle parlait la langue de son pays et l’entendait parler! Elle croyait revoir l’Espagne. Ce furent quelques jours à peu près heureux. Elle avait repris du mouvement et de la vie. Il est si doux de retrouver un ami, et, quand on est jeune, de voir quelqu’un de jeune aussi ! Tu revins; tu fus cruel, mon frère; un jour, sans nous en avoir jamais expliqué les motifs, tu as brusquement fermé ta porte aux étrangers. Dis-moi, pourquoi n’as-tu pas voulu que des compatriotes, des amis, un compagnon d’enfance, vinssent parler à ta femme de sa famille. Pourquoi as-tu exigé un isolement complet et une rupture sans retour avec ses amis d’autrefois? Ta femme t’a obéi sans murmurer; mais, vois-tu, Karl, elle a plus souffert que tu ne le crois. Je l’ai bien regardée, moi, son vieil ami. Depuis cette nouvelle preuve de ta rigueur, elle est autrement triste qu’elle ne l’était avant. En vain elle devint mère pour la troisième fois, elle resta malheureuse. Frère, ta main s’est trop lourdement appesantie sur cette faible créature ! M. Van Amberg s’était levé et marchait lentement dans la chambre. — Avez-vous fini, Guillaume? Cette conversation est pénible, laissons-la, mon frère! n’abusez pas du droit «pie je nous accorde de me parler librement. — Non, je n’ai pas encore terminé ce que j’ai à te dire. Écoute-moi, comme si notre père te parlait. Il n’était qu’un paysan, Karl; mais sa droiture et son cœur auraient eu des conseils à donner à notre science et à nos belles manières. Tu es un mari froid et sévère ; ce n’est pas tout : tu es un père injuste ! Christine, ta troisième fille, n’a pas de toi la part d’affection que tu dois à tes enfans, et, par cette inégalité d’amour paternel, tu frappes encore d’une nouvelle douleur le cœur d’Annunciata. Cette enfant lui ressemble ; elle est ce que j’imagine que ta femme était à quinze ans, une vive et charmante Espagnole ; elle a tous les goûts de sa mère ; elle a de la peine aussi à vivre dans notre climat, et, bien qu’elle y soit née, par une bizarrerie de la nature, elle en souffre comme Annunciata en souffrait. Mon frère, cette enfant n’est pas facile à élever : elle est indépendante, passionnée, violente dans toutes ses impressions; elle a un besoin de mouvement, de liberté qui ne s’accorde guère avec les habitudes réglées de notre vie, mais elle a un bon cœur, et, en s’adressant à lui, peut-être aurais-tu dompté cette nature sauvage. Tu n’es pour Christine qu’un juge impitoyable. Son enfance ne fut qu’un long chagrin. Aussi, loin de s’apprivoiser, elle aime plus que jamais ie grand air, la liberté; elle sort dès qu’il fait jour; elle regarde la maison comme une cage dont les barreaux de fer la blessent, et tes efforts sont impuissans pour la retenir. Mon frère, aime donc un peu ton enfant, afin qu’elle t’obéisse. L’affection, c’est la plus grande force à employer, celle qui réussit toujours quand toutes les autres ont échoué. Pourquoi empêches-tu cette jeune fille, qui se hâte tant de vivre, d’épouser l’homme qu’elle aime? Herbert l’étudiant, jadis attaché à ta maison de commerce, n’est pas riche, et son alliance n’a rien de brillant; mais ces enfans s’aiment. A tout prendre, c’est là une convenance comme une autre. M. Van Amberg avait continué à marcher dans la chambre; il s’arrêta et répondit froidement : — Christine n’a que quinze ans, et j’accomplis un devoir en mettant un frein aux folles passions qui trop tôt troublent sa raison. Quant à ce que vous appelez mes inégalités d’affection, vous avez pris soin vous-même de les motiver par les inconvéniens du caractère de Christine. Mon frère, vous qui reprochez aux autres d’être des juges impitoyables, prenez garde d’être vous-même un juge trop sévère. Chacun agit selon ses lumières intérieures, et toutes les pensées ne sont pas bonnes à dire. Videz votre verre, Guillaume, et cette pipe finie, n’en recommencez pas une autre. Je ne vous parlerai pas aujourd’hui de nos affaires; il se fait tard et je suis fatigué. Les souvenirs du passé ne sont pas toujours bons à ramener. Il faut laisser dormir derrière soi ce qui s’est écoulé. Je veux être seul quelques instans, quittez-moi et dites à Mme Van Amberg de descendre me parler dans un quart d’heure. — Pourquoi ne dis-tu pas : Dites à Annunciata? Pourquoi ce joli et bizarre nom ne sort-il plus de tes lèvres, mon frère? — Dites à Mme Van Amberg que je veux lui parler, et laissez-moi seul, mon frère, reprit avec force M. Van Amberg. Guillaume, craignant d’avoir atteint les limites de ce qu’il était possible de dire à Karl Van Amberg, se leva et sortit. Au bas du petit escalier de bois qui menait aux chambres d’en haut, Guillaume hésita quelques instans sur le chemin qu’il allait prendre, puis il se décida à monter, et, pour trouver Annunciata, il se dirigea vers la chambre de Christine. C’était une petite demeure bien étroite, bien propre, avec quelques fleurs dans des verres, des chapelets suspendus à un christ en bois, un lit tout blanc; une guitare (celle de sa mère) était accrochée au mur. De la fenêtre, à cette hauteur, on dominait la prairie, on voyait le fleuve et les saules. Christine était assise sur le pied de son lit; elle pleurait encore; sa mère était auprès d’elle et lui présentait un peu de lait et du pain sur lesquels Christine laissait tomber ses pleurs. Annunciata baisait les yeux de sa fille, puis, en cachette, essuyait ses propres larmes. Guillaume entra; il s’arrêta quelques instans sur le seuil de la porte, et regarda avec émotion le tableau qui s’offrait à ses yeux. Ces deux femmes, l’une déjà belle, l’autre belle encore, toutes deux si semblables de visage, que l’une paraissait être le passe, la jeunesse de l’autre; l’une pleurant comme il avait vu pleurer l’autre, la fille qui semblait recommencer les douleurs de la mère, et lui, témoin des larmes, mais non confident de la souffrance, il s’attendrissait cherchant vainement le remède à tant de maux. — Oh! s’écria Guillaume en portant sa main à ses yeux, si je m’étais marié, moi, j’aurais voulu voir près de moi des visages heureux; jamais voulu voir ma femme joyeuse et parée, avec un beau diadème d’or et de perles sur le front, partir pour les kermesses ; j’aurais voulu entendre ma fille chanter tout le long du jour; j’aurais voulu que la maison fût une demeure pleine de joie et de rires. Oh! mes pauvres et chers enfans, voyons, prenez courage ; je viens de travailler pour vous, j’ai parlé longuement de vous à mon frère; je n ai guère obtenu de réponse, mais une bonne parole qui arrive jusqu’au cœur y germe comme le grain dans la terre. Demain sera peut-être meilleur qu’aujourd’hui, il faut savoir attendre sa destinée. — Mon frère, mon bon frère, parlez à mon entant ! répondit Annunciata, elle ne sait plus ni prier ni obéir; son cœur n’est plus soumis, et ses larmes seront sans fruit, car elle menace et murmure. Demandez-lui, mon frère, qui lui a dit que la vie ressemblait au bonheur, que nous ne vivions que pour être heureux? Enseignez-lui le devoir et donnez-lui la force qui sait l’accomplir. — Votre mari vous demande, ma sœur ; moi, je vais rester près de Christine, je lui parlerai. — Je descends, mon frère, répondit Annunciata, et elle s’approcha du miroir de la cheminée, mouilla ses yeux pour que les traces de ses larmes disparaissent, posa sa main sur son cœur pour en arrêter l’agitation, et, quand son visage n’exprima plus que calme et silence, elle descendit à pas lents. La servante Gothon était assise sur les marches de l’escalier. — Vous la gâtez ! madame, dit-elle brusquement à sa maitresse; de folles oreilles ont besoin d’entendre de rudes paroles ; vous la gâtez ! Gothon était dans la maison avant Annunciata, et elle avait vu venir avec grand déplaisir l’étrangère ramenée par son maître. Elle ne reconnut jamais son autorité; mais, comme elle avait servi la mère des Van Amberg, ce fut sans crainte d’être chassée que son humeur chagrine opprimait à sa manière sa douce maîtresse. Annunciata entra dans le parloir où son mari se promenait lentement, elle resta debout auprès de la porte, comme attendant l’ordre qu’on allait lui donner. La physionomie de M. Van Amberg était plus grave, plus sombre que jamais. Il s’arrêta devant sa femme. — Est-il sûr que personne ne puisse m’entendre, madame? Sommes-nous bien seuls? — Nous sommes seuls, monsieur, répondit Annunciata étonnée. M. Van Amberg se remit à marcher, et resta quelques instants sans rien ajouter. Sa femme, la main appuyée sur le dos d’un fauteuil, attendait en silence qu’il lui convînt de parler; enfin il s’arrêta en face et dit : — Vous élevez mal votre fille Christine; je vous ai abandonné la direction de cette enfant, vous ne la surveillez pas assez, Savez-vous où elle va? Savez-vous ce qu’elle fait? — Depuis son enfance, monsieur, reprit doucement Annunciata en s’arrêtant presque à chaque phrase, Christine aime à vivre en plein air, à courir dans le jardin; elle est délicate, elle a besoin de soleil et de liberté pour se fortifier. Jusqu’à présent vous avez trouvé bon qu’elle vécût ainsi, j’ai cru pouvoir sans inconvénient laisser cette enfant se livrer au penchant de son caractère; si vous en jugez autrement, elle obéira, monsieur. — Vous élevez mal votre fille, reprit froidement M. Van Amberg, elle déshonorera le nom qu’elle porte. — Monsieur!... s’écria Annunciata, tandis que ses joues se coloraient de la plus vive rougeur, et ses yeux brillèrent un instant comme des éclairs. — Faites-y attention, madame, je veux que mon nom soit respecté, vous le savez. Je suis instruit de tout ce qui se passe chez moi, vous le savez. Votre fille sort en secret de la maison pour aller trouver un homme que j’ai refusé de lui laisser épouser; ce matin, à six heures, au bas de la prairie, ils étaient ensemble. — Ma fille, ma fille!... s’écria Annunciata d’une voix désolée. Oh ! ce n’est pas possible ! Non, non, elle est innocente, elle restera innocente! je me mettrai entre le mal et elle, je sauverai mon enfant! Elle coupable! non, je suis là! Je la prendrai dans mes bras, je mettrai mes mains sur ses oreilles pour qu’elle n’entende pas de dangereuses paroles, et je lui crierai : Ma fille, reste innocente, reste honorée, si tu ne veux pas que je meure ! M. Van Amberg regarda d’un œil impassible cette douleur maternelle. Devant ce regard de glace, Annuncita se sentit confuse de son agitation, elle essaya de se calmer, puis, les mains jointes, la poitrine oppressée, les yeux mouillés de larmes qu’elle ne voulait pas laisser couler, elle reprit d’une voix contenue : — Ce que vous dites est-il vrai à n’en pouvoir douter, monsieur ? — Cela est vrai, répondit M. Van Amberg; je n’accuse jamais que je ne sois sûr. Il y eut un instant de silence. M. Van Amberg reprit : — Vous allez enfermer Christine dans sa chambre, et vous m’en descendrez la clé. Elle y restera long-temps; je souhaite qu’il lui vienne d’utiles réflexions. Elle perdra dans une réclusion prolongée cet amour de mouvement et de liberté qui la conduit à mal; dans le silence d’une complète solitude, elle calmera le tumulte de ses pensées. Personne n’entrera dans sa chambre. Gothon seule lui portera la nourriture nécessaire; elle viendra chez moi chercher la clé. Voilà ce que j’ai décidé qu’il était bon de faire. Mme Van Amberg restait debout à la même place; plusieurs fois ses lèvres s’entr’ouvrirent pour parler, mais le courage lui manquait ; enfin elle avança de quelques pas. — Moi, moi, monsieur, dit-elle à demi-voix, mai, je verrai mon enfant : — J’ai dit personne, répondit M. Van Amberg. — Mais elle se livrera au désespoir, si aucune parole ne la soutient ! Je lui parlerai un langage sévère; vous pouvez vous en rapporter à moi ! Seulement une fois par jour, laissez-moi la voir. Elle peut tomber malade de chagrin, qui le saura ! Gothon ne l’aime pas. De grâce, laissez-moi voir Christine ! Je ne resterai qu’une minute, une seule minute ! M. Van Amberg s’arrêta, et, fixant sur sa femme un regard qui la fit reculer : — Ne me faites pas ajouter une parole, répondit-il; je ne veux pas en dire davantage; ne discutez pas avec moi, madame: personne n’entrera chez Christine ; m’entendez-vous ? — J’obéirai, répondit Annunciata. — Montez expliquer mes ordres à votre ville ; ce soir, à dîner, vous m’apporterez la clé de sa chambre ; allez. Mme Van Amberg fut quelques minutes avant d’être assez forte pour oser marcher : elle craignait de tomber aux pieds de son mari. Enfin, s’appuyant aux meubles qui se trouvaient sur son passage, elle sortit de la chambre. Comme elle allait monter l’escalier. Wilhelmine et Maria descendaient en chantant, courant l’une après l’autre. A la vue de leur mère, elles se turent, et, devant les traces d’une profonde douleur qu’elles ignoraient, elles restèrent immobiles comme deux oiseaux effarouchés. Annunciata les appela à elle, serra ses filles sur son cœur, et laissa tomber ses larmes sur les deux têtes blondes qu’elle tenait embrassées. — Soyez heureuses, mes filles, dit-elle, soyez toujours heureuses; que Dieu vous laisse rire et chanter long-temps ! — Puis, les éloignant doucement en s’efforçant de sourire, elle monta chez Christine. Wilhelmine et Maria entrèrent dans le parloir encore toutes tremblantes; elles s’approchèrent de leur père : il était debout contre la cheminée, la tête cachée dans une de ses mains. Cette main pressait son front, il n’entendait ni ne voyait. Les enfans restèrent silencieusement près de lui. Après quelques minutes de profondes réflexions, M. Van Amberg leva la tête, et, passant son bras autour de la taille de Maria, il la baisa au front. Ses lèvres touchèrent les cheveux encore mouillés par les larmes d’Annunciata; il se recula, et son regard interrogea sa fille. — C’est ma mère qui vient de nous embrasser, répondit-elle. Mme Van Amberg s’était rendue chez Christine; elle l’avait trouvée seule, assise sur le pied de son lit, épuisée par toutes les larmes qu’elle avait versées. Son joli visage, quelquefois si énergique, avait alors une expression de profond abattement qu’il était impossible de regarder sans être ému. Ses longs cheveux tombaient en désordre sur ses épaules un peu brunes, sa taille s’affaissait sur elle-même; un chapelet s’était échappé de sa main entr’ouverte; elle avait essayé d’obéir à sa mère et de prier, mais elle n’avait pu que pleurer. Son mantelet noir, encore mouillé de pluie, était posé sur une table; quelques petites branches de saule se cachaient à moitié dans les plis de la soie. Christine les regardait avec amour et tristesse; il lui semblait qu’un siècle s’était écoulé depuis qu’elle avait vu le soleil se lever sur le fleuve, sur les vieux arbres et sur la barque d’Herbert. Sa mère s’approcha lentement. — Mon enfant, lui dit-elle en restant debout devant sa fille, où étiez-vous ce matin avant le commencement du jour? Christine leva les yeux vers sa mère, la regarda et ne répondit pas. — Mon enfant, reprit Annunciata, où étiez-vous ce matin avant le commencement du jour? Christine se laissa doucement glisser du lit à terre, et, se mettant à genoux près de sa mère : — J’étais, dit-elle, assise sur le tronc d’un des saules qui avancent dans la rivière. J’étais auprès de la barque d’Herbert. — Christine! s’écria Mme Van Amberg, ainsi donc, cela est vrai!... mon enfant, avez-vous pu à ce point enfreindre les ordres qui vous furent donnés? Avez-vous pu ainsi oublier mes leçons, mes conseils? Christine, vous ne pensiez pas à moi quand vous avez commis cette coupable action ! coupable action — Herbert me disait : Venez, vous serez ma femme, je vous aimerai toujours, vous serez libre, heureuse ; tout est prêt pour notre mariage et notre fuite, venez. J’ai répondu : « Je ne veux pas quitter ma mère ! » Ma mère, vous avez été ma sauvegarde; si c’eût été un crime de suivre Herbert, votre soutenir seul m’a empêchée de l’accomplir. Je n’ai pas voulu quitter ma mère! Le visage d’Annunciata s’illumina d’un éclair de joie. » Merci, mon Dieu ! » murmura-t-elle ; elle tendit la main à son enfant agenouillée, et, la relevant, elle la fit asseoir; puis, se plaçant à côté d’elle : — Parle-moi, Christine, lui dit-elle, ouvre-moi ton cœur, dis-moi toutes tes pensées. Regrettons ensemble tes fautes, tâchons ensemble d’espérer pour l’avenir. Voyons, ma fille, ne me cache rien, parle. Christine appuya sa tête sur l’épaule de sa mère, elle mit une e ses petites mains dans les siennes, elle soupira profondément, comme si son cœur eût été trop oppressé pour parler ; puis avec fatigue, avec effort, elle dit : — Mon Dieu ! ma mère, je n’ai rien à avouer que vous ne sachiez déjà. J’aime Herbert. Vous qui avez suivi pas à pas ma vie, vous saviez bien que je devais aimer Herbert. C’est le premier cœur que j’aie trouvé ouvert pour moi. Rappelez-vous donc, ma mère, l’existence que vous m’avez faite ici. Lorsque j’étais enfant, j’ai dit à mes sœurs ; Venez avec moi courir dans la prairie, venez chercher des nids d’oiseaux, allons jouer et chanter ensemble. Mes sœurs m’ont répondu : Allez seule, et elles sont restées assises sur le seuil de la porte à faire tourner le rouet. Je n’ai pas joué long-temps, rien ne me plaisait sur la terre ; j’ai regardé le ciel, je le trouvais bien beau, surtout quand il se couvrait de toutes ses étoiles ; un grand calme semblait descendre d’elles vers moi. Je m’imaginais que le ciel étoilé avait une voix si basse qu’il fallait rester silencieuse et immobile pour l’entendre. Je suis venue vers vous, ma mère, comme autrefois j’avais été chercher mes sœurs ; je vous ai dit : Mère, regardons le ciel ensemble, ces étoiles sont-elles des mondes où l’on est triste, comme nous le sommes ? ou sont-elles des paradis où nos ames iront se reposer ? Et vous m’avez dit : Christine, ne pensez pas à tout cela ; tournez le rouet, comme vos sœurs. Une seule voix sur la terre m’a dit : Moi, j’irai où vous irez, je rêverai comme vous rêvez ; comme vous, je trouve qu’on ne s’aime pas assez sur la terre, et je vous choisis, Christine, pour vous aimer ! Cette voix, ma mère, était celle d’Herbert, Herbert n’était qu’un pauvre étudiant confié à mon père ; mais il a un noble cœur, un peu triste comme le mien. Il est savant, et il est doux pour ceux qui ne savent rien. Il est pauvre, et il a de l’orgueil comme un roi. Il aime, et il ne le dit qu’à celle qui le sait. Ma mère, j’aime Herbert... Herbert est venu loyalement demander ma main à mon père, qui, pour toute réponse, a souri avec dédain. Depuis lors, on a éloigné Herbert, il m’a fallu essayer de vivre sans le voir. Je n’y ai pas réussi. J’ai fait bien des neuvaines sur le rosaire que vous m’avez donné. Je vous avais vue prier en pleurant, mère, et je me suis dit : Voilà que je pleure comme elle, il me faut aussi prier comme elle; mais il arriva qu’aux premiers rayons du jour, je vis une fois de loin une petite barque descendre le fleuve, puis remonter pour descendre encore; de temps à autre, une voile blanche se levait dans l’air, comme on agite un mouchoir en signe d’adieu à ceux qui s’éloignent. Je pensais toujours à Herbert, il fut donc tout simple de penser à lui en regardant la barque; je me mis à courir à travers la prairie; je gagnai le bord de l’eau, ma mère : c’était lui! qui m’espérait, qui m’attendait!.... Nous nous sommes dit de tristes choses sur le chagrin d’être séparés; je ne pouvais que le voir de loin, sa barque se balançait bien au-dessous de mes pieds. Nous avons beaucoup causé ainsi, perdant quelques-unes de nos paroles par le bruit du vent dans les feuilles; mais il en restait encore assez pour nous bien assurer de nous aimer pendant toute notre vie. Ce matin, Herbert, découragé d’attendre un changement dans notre situation, a voulu m’emmener; j’aurais pu fuir, et je suis restée pour vous, ma mère Maintenant vous savez tout, et, si je suis coupable, pardonnez-moi. Mme Van Amberg avait écouté avec une grande émotion le récit de sa fille. Le front appuyé sur sa main, la tête penchée sur sa poitrine, elle avait caché à Christine tout le mal qu’elle lui faisait; elle craignait d’arrêter par un mot, par un geste, la confiance qui s’échappait des lèvres de son enfant. Quand tout fut dit, Annunciata resta profondément absorbée dans ses réflexions; elle sentait qu’il aurait fallu au cœur souffrant de Christine de douces leçons, des conseils affectueux, et elle lui apportait un arrêt sévère qui allait aggraver le mal; elle se sentait, auprès de son enfant malade, condamnée à ne pas lui donner les secours qui pouvaient peut-être la sauver. Enfin elle arrêta sur sa fille un long regard plein de tristesse, et, répondant à ses pensées plutôt qu’elle ne songeait à celle qui l’écoutait : — Tu l’aimes donc bien? dit-elle. — O ma mère ! s’écria Christine, je l’aime de toute mon ame ! je l’attends, je le vois, puis je me souviens de lui; voilà toute ma vie! Il me semble que je ne pourrai jamais faire comprendre combien mon cœur lui appartient. Souvent je rêve de mourir pour lui, non pas pour lui sauver la vie, c’est trop simple, trop facile, mais de mourir inutilement, parce qu’il m’aurait dit : Mourez. — Tais-toi! mon enfant, tais-toi ! tu me fais peur! s’écria Annunciata en posant ses deux mains sur la bouche de sa fille. Christine se dégagea brusquement des bras de sa mère. — Ah ! oui, me, dit-elle, vous ne savez pas ce que c’est que d’aimer ainsi ! Mon père ne pouvait pas se laisser aimer ainsi ! — Tais-toi ! mon enfant, tais-toi ! répéta Annunciata avec énergie. Ô ma fille, comment faire arriver à ton cœur ces pensées de paix et de devoir ! Mon Dieu, bénissez donc mes paroles ! qu’elles trouvent le chemin de son ame ! Christine, écoute-moi. Annunciata prit les deux mains de sa fille, et la força à rester debout devant elle. — Mon enfant, tu ne sais rien de la vie, tu marches au hasard, tu vas perdre la bonne voie. Oui, tu le sens, il y a dans nos cœurs des rêves entraînans, des pensées infinies ; mais, vois-la, Christine, c’est là la partie de nous-mêmes qu’il faut rapporter à Dieu dans le ciel sans en avoir rien égaré sur la terre ; c’est notre ame immortelle qui étouffe dans ce monde de passage et qui s’agite pour aller vers son but, l’amour éternel de Dieu. Tous les cœurs jeunes, ma fille, ont senti les troubles qui déchirent en ce moment le tien. Les nobles cœurs ont combattu et triomphé, les autres ont succombé ! Mon enfant, la vie n’est pas facile ; elle a des épreuves, des luttes pénibles ; crois-moi, pour nous autres femmes, il n’y a pas de bonheur vrai en dehors du devoir. Quand le bonheur a fait faute à notre destinée, il reste encore de grandes choses dans la vie. Le bien a son élévation, comme l’amour son exaltation. L’honneur, l’estime de tous, ce ne sont pas là des mots vides de sens. Écoute-moi, mon enfant bien-aimée : ce Dieu, dont depuis ton enfance je t’ai enseigné l’amour, ne crains-tu pas de l’offenser ? Ma fille, cherche-le, et, mieux que moi, il te dira les mots qui consolent. Christine, on aime en Dieu ceux dont on s’éloigne sur la terre. Lui, qui dans ses lois suprêmes a mis tant de freins au cœur de la femme, il a vu dans l’avenir tous les sacrifices qu’il imposait, et il a sûrement gardé des trésors d’amour pour les cœurs qui se brisent en restant soumis. Annunciata essuya rapidement les larmes qui inondaient son beau visage ; puis, saisissant le bras de Christine : — À genoux, mon enfant ! à genoux toutes les deux, s’écria-t-elle, devant le Christ que je t’ai donné ! Le jour est bien avancé, et cependant nous le voyons encore ; ses bras semblent s’ouvrir pour nous. Mon Dieu, bénis mon enfant ! Sauve mon enfant ! console mon enfant ! Mon Dieu ! apaise son cœur, rends-le humble et obéissant ! Annunciata se releva, et prenant dans ses bras Christine, qui s’était laissé jeter à genoux et relever, elle l’embrassa avec amour, inonda ses cheveux de larmes, la serra mille fois sur son cœur. — Ma fille, murmura-t-elle à travers ses baisers, ma fille, parle-moi, dis-moi un mot que je puisse emporter comme un espoir ! Mon enfant, n’as-tu rien à me dire ? — Ma mère, j’aime Herbert ! répondit Christine. Annunciata regarda avec désolation sa fille, le christ attaché à la muraille, le ciel que l’on entrevoyait par la fenêtre ouverte, et, se laissant tomber sur une chaise, elle y resta immobile et découragée. La cloche du dîner se fit entendre. Mme Van Amberg se leva brusquement, et, faisant un grand effort pour rassembler ses idées et pour les exprimer : — M. Van Amberg, dit-elle d’une voix étouffée, veut que tu sois enfermée dans ta chambre, que je lui en porte la clé, que tu ne voies personne... Voici l’heure, il m’attend. — Enfermée ! s’écria Christine, enfermée ! Seule tout le jour ! Je me briserai plutôt la tête contre le mur. Annunciata répéta tristement : — Il le veut, il faut que j’obéisse, il le veut. Elle marcha vers la porte, jeta sur Christine un regard si plein d’amour et de douleur, que celle-ci, tout interdite, la laissa faire sans opposer de résistance. La clé tourna dans la serrure, et Annunciata, se soutenant à la rampe de l’escalier, descendit. Elle entra dans le parloir, M. Van Amberg était seul. — Vous êtes restée bien long-temps là-haut, dit-il ; êtes-vous pleinement convaincue que votre fille était ce matin avec Herbert l’étudiant ? — Elle y était, murmura Annunciata. — Vous lui avez fait connaître mes ordres ? — Je l’ai fait. — Vous l’avez enfermée ? — J’ai enfermé mon enfant. — Où est la clé ? — La voici. — À table maintenant, ajouta M. Van Amberg en se dirigeant vers la salle à manger ; il passa le premier, Annunciata voulut le suivre, les forces lui manquèrent, elle se laissa tomber sur un fauteuil qui se trouvait près d’elle. — M. Van Amberg se mit seul à table. — Enfermée ! disait Christine, séparée du reste de la famille ! enfermée ! Oh ! la prairie a donc paru trop grande pour moi, la maison trop vaste ; on a voulu une prison plus étroite, dont les murs fussent plus visibles. Enfermée ! On me retire le peu d’air que je respirais, le peu de liberté que j’avais su me conquérir ! Elle ouvrit la fenêtre autant qu’elle pouvait s’ouvrir, s’appuya sur la balustrade, et regarda le ciel. Il était bien sombre : la nuit était complètement venue ; de gros nuages cachaient toutes les étoiles, aucune lueur ne venait d’en haut sur la terre ; différentes teintes d’obscurité marquaient seules les contours de ces lieux, tant connus de Christine. Les saules si beaux, quand le soleil et Herbert étaient là, n’offraient plus à ses regards qu’une masse noire et immobile ; un grand silence régnait partout ; espérer le bonheur était impossible devant cette nature privée de vie et de lumière. Christine avait la fièvre, elle se sentait écrasée par mille puissances diverses, par l’indifférence des siens, par la volonté d’un maître, même par la nuit, qui se faisait froide et morne comme tout ce qui l’entourait. Le cœur de la jeune fille battait vivement dans sa poitrine et se révoltait. Elle voulait braver la réclusion, elle marchait et se heurtait aux murs. Elle voulait braver l’obscurité, elle voulait voir, et ses yeux se fatiguaient à concentrer leurs regards sur des choses invisibles. Elle voulait braver l’indifférence, elle aimait, elle aimait ardemment devant ces cœurs glacés, et proclamait son amour avec orgueil et bonheur ; mais nul n’était là pour l’entendre, et le vent de la nuit emportait loin de toute oreille humaine les paroles d’amour qui s’échappait de ses lèvres. — Eh bien, soit ! disait Christine, qu’ils agissent ainsi : qu’ils me rendent malheureuse, et je ne me plaindrai pas. En me faisant souffrir pour mon amour, ils font de mon amour une chose sainte : si je n’avais été qu’heureuse, j’aurais peut-être eu honte de tant aimer ; mais on me prive d’air, de liberté, je souffre, je pleure... Ah ! je me sens fière de ce que mon cœur bat encore avec joie au milieu de tant de maux. On respecte tout ce qui fait pleurer. Mes souffrances vont ennoblir mon amour et le faire estimer grand par tous ceux qui souriaient en en parlant — Herbert, mon cher Herbert, que faites-vous à cette heure ? seriez-vous paisible en songeant au soleil de demain ? visitez-vous la voile pour voir si rien ne l’empêchera de résister au vent et d’entraîner rapidement votre barque ? ou dormez-vous en rêvant aux vieux saules de la prairie, au murmure de l’eau dans leurs branches, à la voix de Christine disant : Je reviendrai ! Oh ! non, Herbert, il n’en est pas ainsi ; on ne saurait être si unis et si différens d’impression dans la même minute. Vous êtes triste, mon ami, et vous ne savez pas pourquoi ; je suis triste en sachant notre malheur, voilà toute la différence que l’éloignement a pu mettre entre nous..... Quand vous reverrai-je Herbert ? je l’ignore ; mais nous nous reverrons. Si Dieu me laisse vivre, il me laissera vous aimer. Christine ferma la fenêtre et se jeta tout habillée sur son lit ; le froid l’avait atteinte, elle prit son mantelet noir, s’en enveloppa, puis sa tête s’affaissa doucement sur sa poitrine. Ses mains, d’abord pressées l’une contre l’autre pour retenir les plis de l’étoffe qui la couvrait, s’entr’ouvrirent et tombèrent à ses côtés ; elle s’endormit au milieu de ses larmes. Les premiers rayons du soleil levant, quoique faibles et bien voilés, éveillèrent Christine, elle se jeta brusquement à bas du lit. — Herbert m’attend ! s’écria-t-elle. À son âge, on se souvient mieux du bonheur que des larmes. Le commencement du jour fut encore pour elle un rendez-vous d’amour ; mais à peine eut-elle fait quelques pas, que la mémoire du passé revint, et sa porte fermée frappa ses yeux. Elle s’avança vers la fenêtre, s’y appuya comme la veille au soir, et regarda tristement. Un des coins du ciel semblait cacher un foyer de lumière dont la clarté n’arrivait qu’éteinte par les nuages qu’elle avait traversés. Le blanchâtre feuillage des arbres frissonnait sous le vent, qui n’avait de force que pour courber une feuille, et non une branche ; la prairie ne montrait son herbe fine et élancée qu’à travers le voile de brouillard que l’aube n’avait pas dissipé. Les bruits du réveil de toutes choses n’avaient pas encore commencé. Bientôt une voile blanche effleura la surface du fleuve, elle s’enflait et glissait légèrement comme l’aile ouverte d’un bel oiseau. Elle passa et repassa au bas de la prairie ; elle s’abaissa devant les arbres, puis se déploya de nouveau en inclinant vers l’eau la barque qu’elle conduisait. Elle formait mille détours dans un étroit espace, elle semblait attachée à un point du rivage et ne pouvoir s’en éloigner. Quelquefois, à de longs intervalles, le vent apportait des sons presque insaisissables comme les dernières notes d’un chant, puis la petite barque manœuvrait de nouveau, et sa voile s’agitait dans l’air. Les teintes blanches de l’aube firent place à la lumière plus chaude du soleil ; le sable et l’eau commencèrent à se colorer ; les passans parurent sur le rivage ; quelques bateaux de commerce remontèrent le fleuve ; toutes les fenêtres de la petite maison rouge s’ouvrirent comme pour recevoir l’air du matin. La barque laissa tomber sa voile, et s’éloigna lentement, entraînée par le courant. Christine regardait et pleurait. Deux fois dans la journée Gothon ouvrit la porte de la chambre de la jeune fille et lui apporta son frugal repas. Deux fois Gothon sortit sans prononcer une seule parole ; le jour entier s’écoula dans le silence et dans l’isolement. Christine ne savait que faire pour tromper la longueur du temps : elle s’était mise à genoux, par terre, devant son christ, tenant en main son chapelet d’albâtre et affaissée sur elle-même ; la tête levée vers la croix, elle avait prié, mais prié pour Herbert, prié pour le revoir ; l’idée ne lui vint pas de prier pour demander de l’oublier ; puis, elle avait détaché la guitare suspendue au mur, elle avait passé à son cou le ruban bleu, bien fané, qu’on y avait mis à Séville, et que sa mère n’avait jamais permis qu’on remplaçât ; elle avait essayé quelques accords des chants qu’elle aimait, mais sa voix était étouffée, et ses larmes coulaient plus abondantes quand elle essayait de chanter. Elle avait ramassé les petites branches de saule et les avait placées entre les feuillets d’un livre où elles devaient se sécher et se conserver; mais le jour était bien long, et l’enfant, désolée, s’agitait dans sa prison avec une angoisse qui allait croissant à chaque instant. Sa tête était en feu, l’air manquait à sa poitrine. Le soir vint enfin. Assise près de la fenêtre ouverte, le froid la calma un peu; mais on ne lui donnait pas de lumière, les heures lui parurent s’écoule plus lentement encore. Pendant que Christine se lamentait, Wilhelmine vint par hasard s’asseoir sur le seuil de la porte, et se mit à chanter à demi-voix, tout en filant. Christine, ravie d’entendre parler près d’elle, se pencha en dehors de la fenêtre. — Ma sœur, dit-elle, chantez plus haut, que j’aie la consolation de vous entendre ! Je suis enfermée, je suis seule depuis bien longtemps; je n’ai pas de lumière pour travailler; chantez, ma bonne sœur, que je vous entende! — Je vous plains, Christine, répondit Wilhelmine, je ne pense pas que mon père trouve mauvais que je chante dans le jardin; je serai heureuse de pouvoir vous distraire quelques instans. Wilhelmine chanta un des plus vieux lais de la poésie hollandaise, récit insignifiant et sans couleur, mille fois répété dans toutes les langues du monde ; mais la voix de la jeune fille était fraîche et pure; les mots étaient naïfs, la soirée était belle, et Christine écouta. Voici la vieille chanson : Dès l’aurore, Une jeune fille, en chantant, Sous l’arbre que l’aube colore Venait attendre son amant, Dès l’aurore. Bien en vain, Pieds nus dans la verte bruyère, Elle espérait chaque matin... Larmes tombant de sa paupière Bien en vain! « Jeune fille, Dit un chevalier en passant. Viens-tu briser sous ta faucille L’herbe et le bourgeon naissant, Jeune fille ? Sous ces fleurs, Mises sur ton front en couronne, Rêves-tu sceptres et grandeurs? Te crois-tu reine, douce et bonne Sous ces fleurs ? Toi si belle, Vas-tu chercher dans la forêt Le bois mort qui penche et chancelle? Ne va pas loin, on te suivrait, Toi si belle ! — Beau seigneur, L’herbe au logis point ne rapporte, Point ne veux couronne de fleur, Point ne cherche la branche morte, Beau seigneur! Mon cœur aime! De mon ami ne sais le sort, Amour vaut mieux que diadème, Mon doux ami n’est-il pas mort? Mon cœur aime! — Belle enfant, J’ai vu l’ingrat dans la Zélande, Il est riche, heureux, t’oubliant, Il n’a souci de la Hollande, Belle enfant. — Dieu bénisse Les lieux où s’écoulent ses jours ! Que jamais son cœur ne gémisse ! Celle qu’il nomme ses amours Dieu bénisse ! Si c’est vrai, C’est grand bonheur qu’il soit en vie ! Sans murmurer je pleurerai Moi qui fus sa première amie, Si c’est vrai ! — Ma mignonne, Vois-tu briller ma chaîne d’or? Viens la toucher, je te la donne Si ton cœur veut aimer encor, Ma mignonne. — Chaîne d’or Des étoiles jusqu’à la terre Serait longue et plus longue encor, J’aime mieux ma douleur amère... Chaîne d’or! — Douce amie, Dit tout ému le chevalier, Sois donc ma femme pour la vie, Mon cœur ne sut pas oublier, Douce amie ! » — Avez-vous entendu, ma sœur? dit Wilhelmine en levant la tête vers Christine. — Oui, Wilhelmine, votre voix et douce, et cet air est triste; cela m’a fait du bien de vous écouter. Dites-moi, Wilhelmine; nous êtes-vous promenée ce matin ? Avez-vous été loin ? — J’ai été à la ferme avec notre père. — Oh! que vous êtes heureuse, ma sœur, d’avoir marché dans les champs! Que j’envie ce paysan là-bas, monté sur son cheval ! J’envie ce petit oiseau qui s’en va de branche en branche cherchant l’arbre qui lui servira de gîte cette nuit; j’envie cette mouche qui bourdonne et s’envole au hasard; j’envie tout ce qui est libre, ma sœur ! — Ne puis-je rien faire pour nous. Christine ? J’ai regret d’avoir ri ce matin de vos larmes, et, s’il y a quelque moyen qui soit en mon pouvoir d’adoucir votre captivité, j’en serai heureuse. — Que Dieu vous récompense de votre bon cœur, mâcher. Wilhelmine. Oui, en vérité, vous pouvez me donner une joie qui ne vous fera courir aucun danger. Quand, en vous promenant, nous passez au bas de la prairie, auprès de l’eau, cueillez quelques-unes des petites fleurs qui poussent en cet endroit, et faites-m’en un bouquet que vous me jetterez par la fenêtre. Sûrement vous serez assez adroite pour visez juste, car c’est une bonne action de donner des fleurs à un prisonnier. Un bon ange conduira vos fleurs et les jettera à mes pieds. — A demain donc, Christine ! Voici que l’on allume la lampe du parloir; mon père y est, il me faut rentrer. Soyez patiente et douce, ayez bon courage, ma sœur. — Bonne nuit. Wilhelmine ; je vous remercie de m’avoir parlé. Embrassez notre mère une fois de plus que de coutume, elle devinera que ce baiser vient de moi. Christine se coucha; mais, privée de l’exercice et du mouvement auxquels elle était accoutumée, en proie à mille inquiétudes, la pauvre jeune fille ne put s’endormir : elle se leva, marcha dans l’obscurité, se recoucha, et le repos ne vint pas un seul instant alléger ses souffrances; ses yeux, rouges de larmes et fatigués, virent cette fois sans illusion le soleil se lever. Elle n’oublia pas une seconde qu’elle était prisonnière; elle regarda tristement de loin la petite voile blanche, qui, fidèle au rendez-vous, se montrait à l’horizon, chaque matin, comme le soleil. Tout le jour, elle attendit Wilhelmine ; elle espéra le bouquet, mais Gothon seule interrompit le complet isolement de sa journée. Peut-être avait-on su son innocent entretien avec sa sœur, peut-être avait-on défendu à Wilhelmine de revenir. Christine étouffait ; tour à tour agitée et accablée, elle marchait, elle s’asseyait, elle pleurait, elle murmurait contre son sort, elle priait. Enfin le soir vint, mais il ne ramena pas les douces chansons de Wilhelmine. Rien ne troubla le silence; toutes les lumières de la maison rouge s’éteignirent l’une après l’autre. La nuit et la plus profonde obscurité régnèrent partout. Christine resta près de sa fenêtre, penchée au dehors, les bras tendus vers l’espace; elle ne sentait pas qu’elle avait froid. Elle faisait comme les oiseaux qui se brisent contre les barreaux d’une cage sans espérance d’en sortir, elle se penchait au risque de tomber. L’air, le vide, avaient pour sa tête exaltée un attrait magnétique; elle avait besoin d’un grand effort de sa raison pour ne pas s’abandonner au désir de se laisser tomber sur cette herbe humide que ses pieds avaient foulée si souvent. Tout à coup Christine tressaillit, il lui sembla avoir entendu murmurer à demi-voix son nom au bas du mur, elle écouta : — Christine, ma fille ! répéta la même voix. — Oh ! c’est vous, ma mère ! vous, dehors par ce temps affreux ! Rentrez, je vous en conjure ! — Je viens de passer deux jours au lit, mon enfant, j’ai été un peu souffrante; ce soir, je me suis sentie mieux, surtout j’ai senti qu’il m’était impossible de rester plus long-temps sans te voir, car tu es ma vie, ma force, ma santé! Oh! tu as eu raison, mon enfant, de ne pas me quitter, j’en serais morte! Comment es-tu, ma Christine? Te donne-t-on tout ce qui t’est nécessaire? Comment vis-tu loin de mes baisers et de mon amour? — Ma mère bien-aimée, de grâce ne laissez pas l’humidité de la nuit tomber sur vos épaules; rentrez, au nom du ciel! rentrez, vous vous tuerez ! — Une parole de toi me réchauffe; ma vie est de t’entendre, mon enfant! C’est loin de toi que j’ai froid et que je me sens défaillir. Ma fille, je t’envoie mille baisers. — Ma mère, je les reçois à genoux, les bras tendus vers vous. Quand vous reverrai-je, ma mère? — Quand ton cœur se sera soumis, quand tu jureras d’obéir, quand tu ne chercheras plus à rencontrer celui qu’on te défend de voir. Mon enfant, c’est ton devoir d’agir ainsi. — O mon Dieu, que deviendrai-je?... Jamais, jamais je ne promettrai de ne plus l’aimer! Jamais, quand je pourrai le voir, je ne renoncerai au bonheur d’aller vivre un instant près de lui ! Ma mère, pardonnez-moi les larmes que je vous fais verser! — Je te pardonne, mon enfant, je te pardonne. Je ne sens pas mes propres peines, ce sont tes douleurs auxquelles je ne puis me résigner. Ma fille, appelle à toi ton courage et ta raison, essaie d’obéir. — Oh! ma mère, j’aurais cru que votre cœur savait comprendre même ce qu’il n’a pas senti! J’aurais cru que vous aviez du respect pour les sentimens vrais de l’ame, et que votre bouche; jamais ne savait dire d’oublier; mais, si je pouvais oublier, je n’aurais été, je ne serais qu’une folle enfant, capricieuse, indisciplinée, indigne de votre tendresse. Si mon mal est sans remède, je suis une noble femme qui souffre, qui se sacrifie. Comment, mon Dieu ! comment ne comprenez-vous pas cela? — Je comprends, murmura Annunciata, mais si bas qu’elle était sûre que sa fille ne pourrait l’entendre. — Cessez donc, ma mère, d’attendre la fin de ce qui ne finira qu’avec ma vie. Je ne puis rien ôter de mon cœur. Et Christine, rêveuse, appuyée sur la balustrade toute mouillée, regarda le ciel noir, qui laissait tomber sur la terre une pluie fine et continue. — Est-il donc sans exemple, mon Dieu, d’aimer jusqu’à en mourir ? Est-il donc sans exemple d’avoir, en ouvrant les yeux, rencontré une image chérie sur laquelle les regards restent fixés jusqu’au moment où ils se ferment pour toujours? Est-il donc sans exemple de conserver dans son cœur un sentiment si grand que toutes les choses de la terre viennent se briser contre lui sans l’ébranler ? Je ne sais rien de la vie, mais je m’écoute moi-même, et une voix intérieure me crie : Tu ne peux cesser d’aimer!... Ma mère, allez trouver mon père ; appelez à vous un courage que vous n’avez pas pour ce qui vous est personnel ; parlez-lui hardiment, dites-lui ce que je vous dis, réclamez ma liberté, réclamez mon bonheur ! — Moi! ma fille, moi! s’écria Annunciata avec effroi, moi! oser braver M. Van Amberg! aller attaquer sa volonté ! — Non l’attaquer, mais la supplier, mais forcer son cœur à comprendre ce que le mien éprouve, le forcer à voir, à entendre ! Qui peut le faire, si ce n’est vous ? Moi, je suis enfermée ; mes sœurs ignorent, mon oncle Guillaume n’a jamais aimé. Il faut les paroles d’une femme pour bien dire ce qu’une femme éprouve. — O mon entant, ma fille! tu ne sais pas ce que tu me demandes ! L’effort est au-dessus de mes forces. — Je demande à ma mère une preuve de son amour, et je sais qu’elle me la donnera. — Oui, mais j’en mourrai peut-être ! M. Van Amberg peut me tuer par ses paroles! Christine tressaillit. — Alors, ma mère, n’allez pas le trouver. Pardonnez-moi, je ne songeais qu’à moi. Si mon père a sur vous une si horrible puissance, n’approchez pas de sa colère, attendons, et ne prions que Dieu. Il y eut un instant de silence. — Ma fille, reprit Mme Van Amberg. puisque je suis ta seule espérance, ton seul appui, puisque tu m’as appeler à ton secours, eh bien! j’irai et je lui parlerai. Le ciel décidera de notre sort à tous. En ce moment, Annunciata jeta un cri d’effroi : une main avait saisi avec force son bras, et M. Van Amberg, sans dire une parole, entraîna sa femme vers la porte de la maison, la fit rentrer, enleva la clé de la serrure, et, ouvrant le parloir, fit passer devant lui Mme Van Amberg. Une lampe brûlait encore, mais l’huile épuisée ne lui laissait plus jeter qu’une clarté incertaine; elle projetait, par moment, une lueur brillante, puis s’obscurcissait tout à coup. Les angles de la chambre restaient constamment obscurs, les portes et les fenêtres étaient closes, un profond silence régnait partout; la lampe n’éclairait complètement que la figure de M. Van Amberg. Il était calme, froid, impassible. Sa grande taille, le regard perçant de ses yeux d’un bleu pâle, la régularité austère de ses traits, tout cet ensemble faisait de lui, cette nuit-là, un juge évidemment implacable. — Vous vouliez me parler, madame, dit-il à Annunciata, me voici, parlez. Annunciata, en entrant dans le parloir, s’était laissé tomber sur une chaise, l’eau ruisselait sur ses vêtemens; ses cheveux, alourdis par la pluie, se dénouaient sur ses épaules, et la pâleur répandue sur son visage lui donnait l’apparence moins d’une créature vivante que d’une ombre. L’effroi lui avait fait perdre la conscience de ce qui s’était passé, ses idées se troublaient, elle sentait seulement qu’elle souffrait horriblement. La voix de M. Van Amberg fit tressaillir Annunciata; les paroles qu’il prononça renouèrent le fil de ses idées; cette faible femme songea à son enfant, fit un effort violent, rassembla toutes ses forces, et, se levant : — Eh bien ! murmura-t-elle, maintenant donc, puisqu’il le faut ! M. Van Amberg attendait en silence; les bras croisés sur sa poitrine, les yeux fixés sur sa femme, il restait comme une statue, n’aidant, ni d’un geste, ni d’une parole, la pauvre créature qui tremblait devant lui. Annunciata leva sur lui ses yeux baignés de pleurs. Avant de parler, elle le regarda long-temps; il lui semblait que ses larmes appelleraient des larmes dans ce regard arrêté sur elle; il lui semblait qu’ainsi, seule avec lui, à l’aspect de tant de souffrances, M. Van Amberg se souviendrait qu’il l’avait aimée. Elle regarda donc long-temps, mettant toute sa vie dans l’expression de ses yeux; mais pas un muscle du visage de M. Van Amberg ne bougea : il attendait. — J’ai besoin de votre indulgence, murmura Annunciata; il me faut faire un effort affreux pour vous parler... ordinairement je ne fais que répondre, je ne parle pas la première, j’ai peur. Je redoute votre colère, ayez quelque compassion pour une femme qui hésite, qui tremble, qui voudrait se taire, et qui doit parler. Christine !... l’avenir de Christine est entre vos mains. Cette malheureuse enfant, m’a demandé d’essayer de fléchir votre rigueur... si j’avais refusé, il n’y aurait pas eu sur la terre un être vivant qui put demander grâce pour elle... Voilà pourquoi je viens vous parler d’elle, monsieur. Il y eut un instant de silence. Mme Van Amberg essuya, de ses mains tremblantes, les pleurs qui coulaient sur ses joues, et elle reprit avec courage : — Cette enfant est bien à plaindre, elle a hérité des défauts que vous blâmez en moi, de tous les mauvais côtés de ma nature ; elle me ressemble fatalement. Ah ! croyez-moi, monsieur, j’ai bien travaillé pour étouffer les germes de cette triste organisation; j’ai bien lutté, j’ai exhorté, puni, je n’ai épargné ni mes conseils ni mes prières : tout a été inutile. Dieu voulait que je souffrisse cette douleur-là ! Ce que je n’ai pu faire dans un enfant de quelques années, je le puis encore moins vis-à-vis d’une jeune fille; sa nature ne saurait changer ; elle est a blâmer.... mais aussi bien à plaindre! Monsieur, Christine aime de toutes ses forces, de toute son ame. On peut mourir d’un pareil amour, et... et... si l’on ne meurt pas, on souffre bien affreusement !... Monsieur, par pitié.... laissez-lui épouser celui qu’elle aime! Annunciata cacha sa figure dans ses deux mains; elle attendit avec angoisse que son mari parlât. M. Van Amberg répondit: — Votre fille n’est encore qu’un enfant; elle a hérité, comme vous le dites, d’une nature qui a besoin de frein. Je ne veux pas céder au premier caprice qui agite cette tête folle. Herbert n’a que vingt-deux ans, on ne sait rien de son caractère. Il faut à votre fille un protecteur, un guide éclairé ; de plus, Herbert est sans nom, sans fortune, sans position... Jamais l’étudiant Herbert n’épousera une femme qui s’appelle Mlle Van Amberg. — Monsieur ! monsieur! reprit Annunciata les mains jointes et avec tant d’émotion quelle respirait à peine, monsieur, ce qui guide le mieux une femme dans la vie, c’est d’être unie à l’homme qu’elle aime ! C’est a sa meilleure sauvegarde, c’est là ce qui lui donne de la force contre tous les évènemens de l’avenir... Je vous en conjure, Karl ! s’écria Mme Van Amberg en tombant à genoux, faites à ma fille une vie facile ! Ne lui rendez pas le devoir pénible ; ne lui demandez pas trop de courage ! Nous ne sommes que de faibles créatures... nous avons à la fois besoin d’amour et de vertu ! Qu’elle ne soit pas dans l’horrible alternative de faire un choix !... Oh ! grace, grace pour elle ! — Madame, s’écria M. Van Amberg, et cette fois un léger tremblement nerveux agitait toute sa personne, madame, votre témérité est grande de me tenir de pareils discours. Vous, vous ! oser parler ainsi !... Rentrez dans le silence, apprenez à votre fille à ne pas hésiter dans son choix entre le bien et le mal. Voilà ce qu’il vous faut faire, et non pleurer à mes pieds avec d’inutiles paroles. — Oui, c’est téméraire, monsieur, de vous parler ainsi. Où puis-je en prendre le courage, sinon dans ma douleur? Je souffre, je suis malade, ma vie n’est plus bonne qu’à être sacrifiée.... que mon enfant la prenne, je parlerai pour elle. C’est une pauvre créature dont vous tenez l’existence entre vos mains, ne l’écrasez pas par la rigueur de vos arrêts. Quand on est juge et maître absolu, il faut veiller à toutes ses paroles, à toutes ses actions; il en sera demandé compte. Soyez miséricordieux, épargnez cette enfant. M. Van Amberg s’avança vers sa femme, lui prit le bras, et, posant son autre main sur sa bouche, il lui dit : — Taisez-vous, je le veux. Point de scènes pareilles dans ma maison, point de bruit, point de larmes. Vos enfans sont à quelques pas de vous, ne troublez pas leur sommeil. Vos domestiques sont au-dessus de vous, ne les éveillez pas. Silence! que tout rentre dans l’ordre accoutumé. Vous n’auriez pas dû parler; je ne devais pas vous entendre. Ne venez plus jamais, entendez-vous? discuter avec moi les ordres que je trouve sage de donner; c’est à moi que vos enfans doivent obéir, c’est à moi que vous devez obéir. Montez dans votre chambre, et que demain je vous retrouve ce que vous étiez hier. M. Van Amberg avait repris son calme accoutumé. Il s’éloigna à pas lents. — Oh ! ma fille ! s’écria Annunciata avec désespoir, je n’ai donc pu rien faire pour toi ? Que devenir, mon Dieu ! Entre elle et lui que faire? Inflexibles tous deux ! La lampe, qui avait jusque-là faiblement éclairé cette scène de douleur, s’éteignit tout-à-fait, une profonde obscurité régna partout; la pluie frappait les vitres au dehors, le vent grondait; quatre heures du matin sonnaient à l’horloge de la petite maison rouge. Mme Van Amberg s’approcha d’une fenêtre qu’elle ouvrit; insouciante de tous soins à prendre d’elle-même, elle alla chercher près de cette fenêtre l’air qui lui arrivait tout imprégné de pluie. Elle regarda, à travers la demi-obscurité des heures qui précèdent le jour, ces lieux sur lesquels si souvent ses yeux s’étaient arrêtés. Sa jeunesse, son âge mûr, toute sa vie s’était écoulée là, en face de cette prairie et de ce fleuve, sous ce ciel nuageux qui ne lui avait donné que si peu de chaleur et de soleil. Elle regardait, le cœur plus brisé que jamais; il lui semblait avoir le pressentiment de sa fin prochaine, et elle se livrait à ce sentiment de mélancolie qui s’empare de notre être lorsque nous croyons voir ce qui nous entoure pour la dernière fois. Elle demandait aux choses la pitié que les hommes lui refusaient. Elle confiait tout bas à cette terre, à cet horizon monotone, l’enfant qu’ils avaient vu naître. Elle leur montrait ses larmes, son amour maternel, ses craintes. Elle demandait à tout ce qu’elle voyait d’aimer, de protéger Christine. Le froid devenait aigu, elle se sentit une douleur violente dans la poitrine, la respiration lui manquait Accablée de chagrin et de souffrances physiques, elle regagna sa chambre et se jeta sur son lit, qu’elle ne put quitter quand le jour parut. Christine avait vu son père saisir le bras de sa mère, elle l’avait vu la faire brusquement rentrer; puis, à travers les murs peu épais de la maison, elle avait entendu des larmes, des prières, des reproches. Elle comprit que c’était son sort qui se décidait, que sa pauvre mère s’était dévouée pour elle, et qu’elle était en face du maître dont elle n’osait braver un seul regard. Christine passa toute la nuit dans une anxiété affreuse, se livrant tour à tour au découragement ou à de joyeuses espérances. A son âge, on ne parvient pas facilement à désespérer de la vie. L’effroi cependant dominait toute autre pensée, et elle aurait donné la moitié de son existence pour qu’on vînt lui parler, pour qu’on lui apprit ce qui s’était passé; mais le jour s’écoula sans que Wilhelmine parût sur le seuil de la porte, sans que la voix de sa mère se fit entendre : le plus profond silence régnait partout. Gothon entra seule chez elle; Christine essaya quelques questions : la vieille servante dit qu’elle avait reçu l’ordre de ne pas répondre. un autre jour s’écoula, rien ne troubla la solitude de Christine, rien ne vint soulever le voile qui lui cachait l’avenir. La pauvre enfant était épuisée, elle n’avait même plus l’énergie de sa douleur. Elle pleurait doucement sans se plaindre, presque sans murmurer. La nuit vint; elle s’endormit le cœur gonflé de larmes, l’esprit rempli de craintes. Christine sommeillait depuis une heure à peine, lorsqu’elle fut éveillée par le bruit d’une clé dans la serrure; la porte s’ouvrit, et Gothon, une lampe à la main, s’approcha de son lit. — Levez-vous, mademoiselle, lui dit-elle d’une voix grave, et suivez-moi. — Christine, encore comme dans un songe, mit à la hâte quelques vêtemens et suivit silencieusement Gothon qui la conduisit vers la chambre de sa mère la servante ouvrit la porte et se recula pour laisser passer Christine. Un spectacle affreux frappa les yeux de la jeune fille. Annunciata. Pâle et presque inanimée, subissait les dernières angoisses de la vie luttant contre la mort. Ses pressentimens ne l’avaient pas trompée, une trop vive émotion avait brisé les faibles liens qui la retenaient dans ce monde. La lampe qui éclairait la chambre donnait en plein sur son doux et beau visage, que la souffrance n’avait pu altérer ; son front, blanc comme l’oreiller qui la soutenait, portait l’empreinte de la résignation et du courage ; un peu de joie y brilla lorsque Christine parut. Wilhelmine et Maria pleuraient agenouillées au pied du lit de leur mère. Guillaume, un peu à l’écart, tenait à la main un livre dans lequel il avait voulu lire une prière, mais ses yeux s’étaient détournés du livre pour regarder Annunciata; deux grosses larmes s’échappaient de ses paupières. M. Van Amberg, assis au chevet du lit de sa femme, avait la tête baissée sur une de ses mains. Nul ne pouvait voir l’expression de son visage. Christine poussa un cri déchirant, et, s’élançant vers Mme Van Amberg, qui la reçut dans ses bras : — Ma mère! lui dit-elle le visage appuyé sur celui d’Annunciata, c’est moi qui vous ai tuée ! Vous avez fait pour l’amour de moi plus que vous ne pouviez faire ! — Non, mon enfant bien-aimée, non, répondit Annunciata en baisant sa fille à chaque parole, je meurs d’un mal bien ancien et depuis long-temps sans remède. Je suis heureuse de te voir une dernière fois. — Et l’on ne m’a pas appelée pour vous soigner avec mes sœurs ! s’écria Christine en se relevant, et l’on m’a caché votre maladie ! on m’a laissé pleurer pour d’autres douleurs que pour les vôtres, ma mère ! — Chère enfant, reprit doucement Annunciata, cette crise a été bien subite; il y a deux heures, on ignorait encore le danger qui me menaçait; moi-même j’ai demandé à accomplir mes devoirs religieux avant qu’on t’appelât. Je voulais être toute à la pensée de Dieu. Maintenant je puis me livrer aux embrassemens de mes chers enfans. Et Mme Van Amberg serra à la fois sur son cœur ses trois filles, qui la couvraient de leurs larmes. — Chères filles, leur dit-elle, Dieu est plein de miséricorde pour ceux qui meurent, et il rend saintes toutes les bénédictions des mères pour leurs enfans. Je vous bénis, mes filles; souvenez-vous de moi et priez toutes pour moi. Les trois jeunes filles inclinèrent leurs têtes sous la main de leur mère, et leurs larmes seules répondirent à ce suprême adieu. — Mon bon frère, reprit Annunciata en se penchant vers Guillaume, qui arrêtait sur elle un regard paternel plein de douleur et d’affection, mon bon frère, nous avons long-temps vécu ensemble et vous avez toujours été pour moi un ami dévoué, indulgent et doux; je vous remercie, mon frère. Guillaume tourna la tête pour cacher les efforts qu’il faisait pour contenir ses larmes; mais ce fut en vain : un sanglot s’échappa de ses lèvres en même temps que sa respiration, et, renonçant alors à l’apparence d’une fermeté qu’il n’avait pas, il dit à Annunciata, en lui montrant sa vénérable figure toute mouillée de pleurs : — Ne me remerciez pas, ma sœur, j’ai fait peu de chose pour vous. Je n’ai guère égayé votre solitude, mais enfin je vous ai aimée, cela est sûr! J’espère, ma sœur, que vous vivrez encore. Annunciata branla doucement la tête. Après avoir dit adieu à tous, elle chercha du regard son mari pour lui adresser ses dernières paroles, mais les mots expirèrent sur ses lèvres ; elle le regarda timidement, tristement, puis ferma les yeux comme pour arrêter une larme qui allait s’échapper de sa paupière. Mme Van Amberg s’affaiblissait visiblement, une grande oppression L’étouffait, et plus elle sentait la mort venir, plus un trouble intérieur, qui n’était pas le regret de la vie, semblait s’emparer d’elle. Elle était résignée sans être calme. Son ame devait souffrir et s’agiter jusqu’à la fin. Elle regardait ses enfans, puis détournait ses yeux humides de pleurs. L’avenir d’une de ses filles rendait amères les dernières minutes de sa vie; elle n’osait prononcer le nom de Christine, elle n’osait plus implorer pour elle, et cependant mille craintes, mille pensées gonflaient son pauvre cœur. Elle voulait parler, elle voulait se taire. Elle se refusait, à cet instant suprême, la douceur de donner un baiser de plus à la moins heureuse de ses filles; une douloureuse contrainte la suivait jusqu’au tombeau. Elle mourait comme elle avait vécu, en refoulant ses larmes, en cachant ses pensées. De temps à autre, elle se tournait vers son mari, mais il restait la tête baissée sur sa main ; elle ne pouvait surprendre un regard qui l’encourageât à pleurer tout haut. Le spasme qui devait briser cette frêle existence allait toujours croissant. Annunciata agonisante murmurait d’une voix inintelligible : — Adieu! adieu!... — Son regard ne lui obéissait plus ; nul n’aurait pu dire sur qui il cherchait à s’arrêter. Guillaume s’approcha de son frère, et, lui posant la main sur l’épaule : — Karl, lui dit-il à l’oreille de façon que lui seul pût l’entendre, elle expire ! N’as-tu donc rien à dire à cette pauvre créature qui a vécu près de toi, qui a souffert près de toi, mon frère ? Vivante, tu n’avais plus d’amour pour elle ; mais elle se meurt, ne la quitte pas ainsi !... Ne crains-tu pas, Karl, que cette femme opprimée, rudoyée par toi, n’emporte, en s’en allant au ciel, un peu de ressentiment au fond de son cœur ? Demande-lui donc qu’elle te pardonne avant de partir ! Il y eut un instant de silence ; M. Von Amberg resta immobile. Annunciata, renversée en arrière, semblait déjà ne plus exister. Tout à coup elle fit un mouvement, se souleva péniblement, se pencha vers M. Van Amberg, chercha, en tâtonnant, la main de son mari, et, quand elle l’eut saisie, elle inclina son front sur cette main immobile, la baisa, la baisa de nouveau, et expria dans ce dernier baiser. — A genoux ! s’écria Guillaume, à genoux ! elle est au ciel ! demandons-lui de prier pour nous. Et tous se prosternèrent sur la terre ; De toutes les prières que l’homme adresse à Dieu pendant sa vie d’épreuve, nulle prière n’est plus solennelle que celle qui s’échappe de notre cœur désolé pendant qu’une ame aimée s’envole de la terre vers le ciel, et que pour la première fois elle apparaît devant son Créateur. M. Van Amberg se releva. — Quittez cette chambre, dit-il à ses enfans et à son frère; je veux rester seul près de ma femme. On s’éloigna lentement du lit mortuaire; la porte s’ouvrit et se referma; Mme Van Amberg morte et son mari restèrent seuls. Karl Van Amberg, debout près du lit, regarda fixement ce pâle visage, qui avait retrouvé dans le calme de la mort toute la beauté de la jeunesse. Une larme que les souffrances de la vie avaient encore laissée là, une larme que nulle autre ne suivrait, brillait sur la joue glacée de la morte; un de ses bras était encore penché en dehors du lit, dans le mouvement qu’il fit pour prendre la main de M. Van Amberg; sa tête inclinée était restée là où elle avait baisé cette main sévère. M. Van Amberg regarda, et son cœur, ce cœur qu’une enveloppe de glace semblait entourer, se brisa enfin. — Annunciata! s’écria-t-il, Annunciata! Il y avait quinze ans que ce nom n’était sorti de la bouche de M. Van Amberg. Il se jeta sur le corps de sa femme; il la prit dans ses bras; il baisa son front. — Annunciata! dit-il, n’est-ce pas que tu sens ce baiser de paix que je te donne avec amour? Annunciata, nous avons bien souffert tous les deux ! Dieu ne nous a pas donné de bonheur ! Annunciata, je t’ai aimée depuis le premier jour où je te vis joyeuse enfant en Espagne jusqu’à ce jour affreux où je te presse morte sur mon cœur. Annunciata. que nous avons souffert ! M. Van Amberg pleura. — Repose en paix, pauvre femme, murmura-t-il, trouve dans le ciel le repos que la terre t’a refusé ! Sa main en tremblant s’approcha des yeux d’Annunciata, il les ferma. — Maintenant, dit-il, tu ne pleureras plus. Tes yeux sont clos pour le sommeil éternel. Il prit les mains de sa femme et les rapprocha l’une de l’autre. — Tes mains, murmura-t-il, se sont souvent jointes pour prier; qu’elles restent jointes pour toujours! Puis il s’apprêta à voiler la figure d’Annunciata. — Aucun regard humain, dit-il, ne verra plus ce front auquel Dieu avait donné la beauté; le cercueil va se fermer sur cette tête si belle! Tu retournes à Dieu, Annunciata, ornée encore des dons qu’il t’avait faits; je te vois pour la dernière fois! Sa main laissa tomber sur Annunciata le drap qui devait l’ensevelir. Karl Van Amberg s’agenouilla. — Mon Dieu, s’écria-t-il, moi, j’ai été sévère; tous, soyez miséricordieux! Quand M. Van Amberg sortit au commencement du jour de la chambre de sa femme, son visage avait repris l’expression qui lui était habituelle; sa nature un moment ébranlée, s’était domptée elle-même et retrouvait son niveau. Annunciata avait emporté dans la tombe le dernier cri d’amour, la dernière larme de ce cœur d’airain. Il reparut aux yeux de tous comme le maître, comme le père inflexible l’homme sur le front duquel nul chagrin ne laissait de trace. Ses filles s’inclinèrent sur son passage, Guillaume ne lui adressa pas la parole; l’ordre et la régularité retinrent dans la maison. Annunciata fut emportée sans bruit, sans cortège. Elle sortit, pour n’y plus revenir, de cette triste demeure où sa pauvre ame en peine s’était agitée jusqu’à la mort; elle cessa de vivre comme un son cesse de se faire entendre, comme un nuage passe, comme une fleur se fane; rien ne s’arrêta parce qu’elle n’était plus. Si on la pleurait, on la pleurait tout bas; si on pensait à elle, on ne le disait pas : son nom n’était plus prononcé; seulement un peu plus de silence régnait dans l’intérieur de la petite maison rouge, et le regard de M. Van Amberg paraissait à tous plus rigide encore qu’auparavant. La douleur profonde de Christine obéissait le jour à la volonté de fer qui pesait sur tous les membres de la famille : la pauvre enfant se taisait, travaillait, se mettait à table, elle continuait la vie comme si son cœur n’eût pas été brisé; mais la nuit, quand elle était seule dans cette petite chambre où sa mère si souvent était venue pleurer avec elle, elle gémissait et laissait un libre cours à tout ce qu’elle avait refoulé au fond de son cœur pendant une insupportable journée; elle appelait sa mère, lui parlait, lui tendait les bras; elle eut voulu quitter ce monde pour la suivre au ciel; elle lui disait : — Venez me prendre, ma mère ! Loin de vous, loin de lui, je n’ai que faire de vivre, et je n’ai plus peur de la mort depuis que je vous ai vue mourir. Elle laissait les nuits entières à regarder le ciel; elle y cherchait Annunciata dans la lueur des étoiles, dans les rayons de la lune ; elle croyait que sa mère allait lui apparaître, et qu’il n’était pas possible qu’elle l’eût vue pour la dernière fois. Elle prêtait l’oreille quand il se faisait un grand silence, espérant que la douce voix tant aimée d’Annunciata allait se faire entendre. Si une feuille remuait sous le vent, son cœur battait à l’étouffer. « La voilà ! » disait-elle ; mais non, le ciel gardait l’ame qui s’était envolée vers lui ; sa voûte immense s’était refermée sur elle ; nulle ombre ne descendait vers la terre, et nulle voix ne venait, comme un chant céleste, suspendre le silence de la nuit. Depuis la mort d’Annunciata, on laissait Christine libre. Peut-être M. Van Amberg avait-il pensé avec raison que Christine ne ferait rien de sa liberté pendant ces premiers jours de deuil, peut-être devant les cendres chaudes encore de sa femme avait-il hésité à recommencer l’acte qui lui avait fait verser tant de larmes. Quel qu’en fût le motif, Christine était libre, en apparence du moins. Les trois sœurs, en grand deuil, ne songeaient point à franchir le seuil de leur demeure; elles travaillaient tout le jour, près de la fenêtre basse du parloir, soupaient avec leur oncle et leur père, puis remontaient dans leurs chambres. Mais, pendant les longues heures d’un travail silencieux, Christine songeait à son ami, elle n’osait pas tenter déjà de le revoir, elle eût cru entendre la voix de sa mère murmurer à son oreille : « Ma fille, il est trop tôt pour être heureuse! pleure-moi encore seule et sans consolation. » Elle pensait bien qu’Herbert savait son malheur, et Herbert devait comprendre qu’il est des douleurs qu’il faut garder entières, et autour desquelles tout doit faire silence dans la vie. Christine était donc entièrement soumise à la volonté qui réglait l’emploi de chaque heure de la journée; elle était, comme Wilhelmine et Maria, immobile et appliquée à l’ouvrage. A voir ces trois jeunes filles travaillant, sans parler, avec une infatigable constance, nul n’eût pu se douter que leurs cœurs battaient bien différemment, que mille pensées se cachaient sous un de ces jeunes fronts, qu’une de ces âmes étouffait comme une captive dans cette atmosphère de silence et de froide monotonie. Un matin, après une nuit de larmes, Christine s’était endormie de fatigue. Des rêves pleins de trouble traversaient ses pensées; tantôt sa mère la prenait dans ses bras, la berçait comme on berce un enfant qui sommeille, et s’envolait avec elle à travers les nuages en lui disant : — Je ne veux pas que tu vives! la vie fait souffrir. J’ai demandé à Dieu de te faire mourir jeune, pour que tu ne pleures pas comme j’ai pleuré! — L’instant d’après, elle se voyait habillée de blanc, couronnée de fleurs, auprès d’Herbert, qui lui disait : — Venez, ma fiancée! la vie est belle, mon amour vous préservera de toutes larmes; venez, nous serons heureux! — Christine s’éveilla brusquement; un bruit sourd avait frappé son oreille, elle regarda autour d’elle; sa fenêtre était ouverte, et par terre, au milieu de la chambre, une lettre était attachée à un caillou, dont le choc contre le plancher avait troublé le léger sommeil de la jeune fille. Le premier mouvement de Christine fut de courir à la fenêtre; elle ne vit personne; un buisson peut-être s’agitait du côté de la rivière, mais ses yeux ne purent rien distinguer. Elle ramassa la lettre, elle devina que c’était l’écriture d’Herbert. Il semble que l’on ne voit jamais pour la première fois l’écriture de celui que l’on aime; le cœur la reconnaît comme si les yeux l’avaient déjà vue. Christine pleura de joie. — O ma mère! — s’écria-t-elle. Elle avait besoin de rapporter à sa mère le premier moment de bonheur dont elle jouissait après ces longs jours de deuil et de contrainte. Christine se trompait. Si l’ame de sa mère avait pu descendre du ciel, elle serait venue étendre ses ailes sur la lettre que sa fille tenait, afin qu’elle ne pût pas la lire; mais Christine était seule, un rayon du soleil levant éclairait la cime des saules, des souvenirs d’amour se réveillèrent dans le cœur de la jeune fille, et elle lut ce qui suit : « Christine, je ne puis écrire que quelques lignes, une longue lettre difficile à cacher n’arriverait pas jusqu’à vous. Que votre ame écoute la mienne, qu’elle devine ce que je ne puis dire! Mon amie, vous le savez, ma famille m’a confié à votre père, et lui a donné sur moi toute autorité. Il peut à son gré m’employer selon les exigences de ses maisons de commerce. Christine, je viens de recevoir l’ordre de m’embarquer sur un de ses vaisseaux faisant voile pour Batavia. » Un cri s’échappa des lèvres de Christine, et son regard étincelant de larmes dévora les lignes suivantes : « Votre père met l’immensité de la mer entre nous; il nous sépare pour toujours. Ne plus nous voir! Christine, ne plus nous voir ! est-ce possible ? Votre cœur aurait-il appris à comprendre ces mots-là depuis quelques jours que j’ai cessé d’être près de vous ? Non, ma bien-aimée Christine, non, ma fiancée, il nous faut vivre ou mourir ensemble! Votre mère n’est plus; votre présence n’est plus nécessaire au bonheur de personne. On est sans pitié, sans affection pour vous. Votre avenir est affreux. Je suis là, plein d’amour et de dévouement ; je vous appelle, venez, nous fuirons ensemble. Dans le port du Helder, il y a de nombreux vaisseaux; ils nous emmèneront tous deux bien loin de ces lieux où nous avons tant souffert. J’ai tout prévu, tout préparé; venez seulement, je vous attends. Christine, du mot que votre main tracera va dépendre ma vie. La vie, je n’en veux pas sans vous ! Séparés pour toujours!... si vous en signez l’arrêt, je n’achèverai pas l’existence amère que Dieu me destine. Je dirai : Malheureux est le jour où je vis ma bien-aimée pour la première fois ! ce jour-là a été toute ma vie. Et vous, vous, Christine, loin de moi !... où vivrez-vous sans amour ?... Oh ! venez, j’ai tant souffert sans vous ! Nous irons en Espagne, à Séville, dans la patrie de votre mère, dans ce pays où l’on aime dès que l’on existe, où l’on ne sait plus vivre quand on ne sait plus aimer ! Je vous appelle, je vous attends, Christine ! ma femme ! Ce soir, à minuit, trouvez-vous au bord de la rivière : j’y serai, et tout un avenir de bonheur est à nous. Venez, chère Christine, venez ! » Pendant que Christine lisait, un torrent de larmes avait à son insu inondé la lettre d’Herbert. Elle éprouva un instant de trouble affreux. Elle aimait avec passion, mais elle était jeune, et l’amour n’avait pu donner encore à cette ame pure l’audace qui brave tout. Elle se sentait frémir. Toutes les sages paroles entendues dans la maison paternelle, toutes les pieuses exhortations de l’oncle Guillaume, toutes les saintes prières apprises depuis l’enfance bourdonnèrent à ses oreilles; son christ de bois semblait la regarder; les grains de son chapelet étaient chauds encore de la pression de ses doigts. — Oh! mon rêve, mon rêve! dit-elle : Herbert qui appelle sa fiancée! ma mère qui appelle sa fille! Lui, la vie et l’amour! elle, la mort et le ciel!... O mon Dieu! mon Dieu! s’écria Christine en sanglotant. Un instant elle essaya de regarder l’avenir en se disant qu’elle ne fuirait pas, qu’elle resterait dans cette triste maison, qu’elle vivrait isolée, pleurant Herbert, vieillissant sans lui, sans affection, entre ces murs sombres, où nulle parole venant du cœur ne se ferait plus jamais entendre. Elle détourna les yeux avec horreur, elle sentait que cet avenir était impossible. Elle pleura amèrement; elle baisa son chapelet, son livre de prières, comme si elle avait voulu dire adieu à tout ce qui avait vu l’innocence de ses premières années; puis son cœur se mit à battre violemment. Le feu de son regard sécha ses larmes. Elle contempla la rivière, la voile blanche qui semblait faire de loin un appel à ses sermens d’amour; elle poussa un sanglot, comme si elle brisait irrévocablement les liens qui devaient unir son passé à son avenir. Sa mère n’était plus là... Avec elle, toutes les saintes pensées gardiennes de l’innocence s’en étaient retournées au ciel. Christine, livrée à elle-même, suivit l’impulsion de sa nature passionnée; elle pleura, elle trembla,, elle hésita, puis elle s’écria : — Ce soir, à minuit, je serai sur les bords du fleuve ! — Christine essuya ses larmes, resta quelques instans immobile pour calmer l’horrible agitation qui s’emparait de son ame. Un avenir immense se déployait devant elle; la liberté allait lui être donnée; un autre monde se découvrait à ses yeux; une vie nouvelle commençait pour elle. Il fallut que Christine passât silencieusement la journée à travailler avec ses sœurs; le fil se brisa maintes fois sous ses doigts; sa main oubliait de tirer son aiguille; ses yeux rêveurs contemplaient l’horizon et ne regardaient qu’à travers des larmes; le temps pour elle semblait s’arrêter; mille pensées confuses se pressaient dans sa tête : Herbert, l’avenir, une douce vie de bonheur Pendant ce temps, Wilhelmine à moitié endormie chantait lentement et à demi-voix en faisant tourner son rouet. Christine, presque malgré elle, malgré le trouble de son ame, écouta les bizarres paroles de la chanson. Elles étaient à peine prononcées, on eût dit que Wilhelmine ne faisait que prêter sa voix à quelque être invisible qui parlait par sa bouche, tant elle paraissait insensible à ce qu’elle disait. Wilhelmine chantait cette romance : Je gémis, je suis triste, et mon ame soupire. Je veux partir ! C’est un autre pays qu’elle appelle et désire; Je veux partir! Mais le monde est bien grand, moi je suis bien petite, Pourquoi partir? Le sapin sous le vent se balance et s’agite. Pourquoi partir? J’ai besoin du soleil comme les hirondelles. Je veux partir! Je chercherai des fleurs aux couleurs éternelles, Je veux partir ! On s’aveugle en suivant un rayon de lumière; Pourquoi partir? Mon cœur n’est-il pas né dans ce coin de la terre? Pourquoi partir? Mon ame est comme un arbre agité par l’orage. Je veux partir! Il s’incline et ses fleurs tombent sur le rivage; Je veux partir ! La fleur doit croître en paix dans un étroit espace; Pourquoi partir? Les pieds qui vont trop loin ne laissent nulle trace; Pourquoi partir? Vers vous, rians pays de la belle espérance, Pourquoi partir? Vous fuyez à mesure, hélas ! que l’on avance; Pourquoi partir? Le bonheur dit toujours : « Je suis plus loin encore! Pourquoi partir? En vain le voyageur court vers lui chaque aurore; Pourquoi partir? Quitter son doux pays est chose triste et folle; Pourquoi partir ? Il faut qu’au même lieu l’ame naisse et s’envole ; Pourquoi partir? Du toit de ma maison mon cœur veut aimer l’ombre ; Pourquoi partir ? Qu’au gré du ciel, le jour soit radieux ou sombre !... Pourquoi partir ? Cette voix qui disait de rester pénétra tristement jusqu’au fond de l’ame de Christine. Quelques larmes tombèrent et mouillèrent son ouvrage. Elle regarda ses sœurs. Wilhelmine avait fini par s’endormir, comme si sa propre voix l’eût bercée; Maria défaisait un nœud qui s’était formé dans un écheveau de fil, et toutes ses pensées étaient absorbées par cette occupation, qui se prolongeait sans lui causer ni ennui ni impatience. Le brouillard couvrait la prairie et formait tout près de la fenêtre un voile épais que les yeux ne pouvaient pénétrer. Il n’y avait de vie nulle part, ni dans les êtres ni dans les choses. Christine posa sa main sur son cœur qui battait avec violence, et elle répéta une des phrases de la romance : J’ai besoin du soleil comme les hirondelles, Je veux partir ! Je chercherai des fleurs aux couleurs éternelles, Je veux partir ! — S’il n’y a de soleil, de repos, de bonheur que dans le ciel, murmura la jeune fille, eh bien! après avoir cherché sur la terre je mourrai, j’irai rejoindre ma mère. Christine reprit son ouvrage, et compta de nouveau chaque minute qui la séparait de l’heure du départ. Le soir vint enfin. Une lampe remplaça les dernières lueurs du jour. On se groupa autour d’une table au lieu d’être assis près de la fenêtre. Guillaume et Karl Van Amberg entrèrent. L’un prit un livre et lut tout bas, l’autre ouvrit de grands registres dans lesquels se trouvaient les comptes rendus de ses opérations commerciales. Le silence le plus profond régna dans la chambre. La lampe n’éclairait personne suffisamment. Les yeux étaient tristes comme les cœurs. La jeunesse, la vieillesse, l’insouciance, l’agitation, la douleur, tout se couvrait d’un même voile. Le silence dominait toute chose. L’horloge sonnait lentement les heures qui se succédaient. Quand son marteau frappa dix coups, il se fit quelque mouvement autour de la table; les livres se fermèrent, les ouvrages se plièrent. Karl Van Amberg se leva ; ses deux filles aînées s’approchèrent de lui ; il les baisa au front sans prononcer une seule parole. Christine, qui, bien que libre, se sentait encore en disgrâce, s’inclina seulement devant son père. L’oncle Guillaume, à moitié endormi par sa lecture, remit lentement ses lunettes dans sa poche en murmurant quelque chose qui pouvait être : « Bonsoir; » mais ces paroles s’arrêtèrent à ses lèvres et n’atteignirent aucune oreille. On sortit du parloir lentement, silencieusement. Les trois sœurs montèrent ensemble l’escalier de bois. Au moment d’entrer dans sa chambre. Christine sentit son cœur se serrer. Elle se retourna et regarda de loin ses sœurs. Le corridor était bien obscur; c’était une étroite galerie où, même en plein jour, les petits carreaux d’une seule fenêtre laissaient à peine pénétrer la lumière. Le flambeau que chacune des jeunes filles tenait à la main n’éclairait que leur personne, et les faisait ressembler à de blanches apparitions traversant les ombres de la nuit. — Bonsoir, Wilhelmine ! bonsoir, Maria ! murmura Christine. Les deux sœurs se retournèrent, Christine vit leurs douces figures sourire et leurs mains s’appuyer sur leurs lèvres pour envoyer un baiser ; puis elle s’éloignèrent sans avoir rompu le silence. Christine se trouva seule chez elle; elle ouvrit m fenêtre; la nuit était calme, des nuages passaient souvent sur la lune et voilaient par momens la clarté de ses rayons. Quelques étoiles brillaient entre chaque nuage. Christine ne fit aucun préparatif de départ; elle prit seulement le chapelet que sa mère lui avait donné et le ruban bleu attaché depuis si longtemps à la guitare; elle se couvrit de son mantelet noir et vint s’asseoir près de la fenêtre ; son cœur battait bien fort, mais aucune pensée distincte n’agitait son esprit. Tout son corps tremblait, et elle ne se sentait nulle terreur; ses yeux étaient remplis de larmes, et elle n’éprouvait nul regret. C’était pour elle une nuit plus solennelle que triste; le moment de la lutte était passé. Christine était irrévocablement décidée, elle attendait. Qu’une heure peut compter différemment dans nos destinées ! Pour Wilhelmine et Maria, qui dormaient, l’heure de ce moment-là n’était rien. Pour l’oncle Guillaume, qui était entre la veille et le sommeil, elle avait sa valeur véritable. Pour Karl Van Amberg, qui travaillait, elle était courte. Pour Christine, qui attendait, elle était éternelle. Elle regardait la nuit et s’abîmait dans ses pensées, elle ne comprenait pas le calme des choses en présence de l’agitation de son ame. Elle se disait : — Avec la même impassibilité, la nuit passe donc sur l’univers entier ! Rien ne trouble l’aspect de sa voûte immense, qu’elle s’étende sur les heureux de ce monde ou sur les infortunés dont le cœur se déchire ! Elle est le silence éternel, le repos éternel ! — Et la jeune fille inquiète, effrayée, ajouta à voix basse : — Mon Dieu, que tout est sombre et silencieux autour de moi ! Herbert, que j’ai hâte d’entendre votre voix ! — Puis Christine pleura comme eût pleuré un enfant. Enfin le moment vint où l’horloge de la maison rouge sonna lentement minuit; chaque coup retentit dans le cœur de Christine ; elle se leva et resta un instant immobile ; elle rassembla ses forces, son courage, sa volonté ; puis, se tournant vers l’intérieur de la chambre : — Adieu, ma mère ! — murmura-t-elle. Bien des êtres vivans reposaient sous ce toit, et Christine croyait ne quitter que celle qui n’y était plus. — Adieu, ma mère !— répéta-t-elle. Alors, ainsi qu’elle en avait arrêté le plan dans sa tête, elle s’approcha de la fenêtre ; le treillage destiné à des plantes grimpantes tapissait le mur peu élevé. D’un pied ferme, Christine atteignit le treillage, sa main se cramponna aux branches des espaliers ; elle descendit lentement, s’arrêtant chaque fois que son pied ou sa main faisait craquer un peu de bois mort ou de feuillage. Le silence était si grand que le plus léger bruit semblait avoir la puissance de troubler le repos général : le cœur de Christine battait à l’étouffer. Enfin elle atteignit la terre. Là, elle n’osa bouger : il lui semblait qu’on la voyait, qu’on l’entendait; mais avec les mouvemens de Christine le bruit cessa, et le silence, à la fois consolateur et effrayant, régna de nouveau partout. Christine fit quelques pas, leva la tête, et regarda la maison; la fenêtre de son père était encore éclairée : elle frémit; puis, se sentant plus de courage pour une minute d’audace que pour une demi-heure de précautions, elle se mit à courir à travers la prairie, et arriva, respirant à peine, à la haie de saules; elle se figurait que derrière elle l’herbe craquait sous un autre pas que le sien; la peur l’aveuglait, troublait sa raison. Avant de s’enfoncer dans les arbres, elle se retourna une dernière fois. Tout était solitaire et désert. Elle respira plus librement, et entr’ouvrit les branches des saules pour se frayer un passage; elle reconnut sans peine l’arbre aimé, témoin des rendez-vous d’autrefois; elle s’y pencha encore, et murmura si bas qu’un cœur seul pouvait l’entendre : — Herbert, êtes-vous là? Une rame effleura l’eau. — Me voici, Christine! répondit Herbert. La barque s’approcha du saule; le jeune étudiant se leva, tendit ses bras vers Christine, qui sauta légèrement dans le bateau. Une profonde émotion troublait leurs deux cœurs; mais pas un mot ne fut prononcé; Herbert prit rapidement les rames, et sortit de la petite baie ombragée, brisant les branches qui faisaient obstacle au passage du canot. Il gagna le milieu du fleuve. Alors la voile blanche, ce signal de leurs amours, se leva doucement au milieu de l’obscurité de la nuit; un vent léger l’enfla; la barque glissa sur l’eau, et Herbert, croyant à peine à son bonheur, vint s’asseoir aux pieds de Christine. Sa main chercha la main de la jeune fille; il entendit qu’elle pleurait; il pleura comme elle. Ils restèrent tous deux silencieux, émus, inquiets, heureux. Mais la nuit était belle, la lune donnait sa plus douce lumière; l’eau avait un murmure qui semblait plus harmonieux que le jour; la brise caressait leur front d’un souffle humide, la voile s’inclinait sur eux comme l’aile d’un être invisible; ils étaient jeunes, ils s’aimaient; il était impossible que la joie ne revînt pas dans leur cœur. — Merci, merci, Christine! murmura Herbert, merci de tant de dévouement, de confiance et d’amour! Oh! que la vie va être belle maintenant! Nous sommes ensemble pour toujours! — Ensemble pour toujours! répéta Christine en laissant couler de nouveau ses pleurs. La jeune fille sentait que les bonheurs trop grands se induisent, comme la douleur, par les larmes. — Ma fiancée, ma femme, reprit l’étudiant, il n’y a plus qu’une seule existence pour nous deux! Oh! l’avenir, qu’il soit long ! Que cet immense univers ait une retraite bien ignorée ou nous oublierons le reste de la terre ! — Herbert, je suis trop heureuse! — Un jour de cette vie-là, Christine, et mourir vaut mieux, n’est-ce pas? que vieillir sans avoir connu un pareil jour! L’amour, voilà la vie véritable, voilà la seconde ame de notre être, l’ame la meilleure, sans laquelle l’autre n’existe qu’à moitié! Ma bien-aimée, regardez autour de vous, contemplez, admirez avec amour ! Aviez-vous rien vu avant cette heure fortunée où nous regardons ensemble ? Christine leva ses grands yeux vers le ciel; elle regarda long-temps tous ces nuages qui passaient, toutes ces étoiles qui brillaient, tous ces rayons qui descendaient vers la terre, et, tandis qu’elle regardait, sa main pressait doucement celle d’Herbert; mais au milieu de cette douce extase Christine s’écria: — Voyez donc, Herbert, la voile tombe le long du mât, la brise a cessé; nous n’avançons plus. — Qu’importent la voile et la brise? s’écria Herbert, je vais ramer. Le port n’est pas loin, un vaisseau a l’ancre attend notre arrivée pour voler vers l’autre extrémité du monde. Herbert prit les rames, et, la tête découverte, les cheveux au vent, il fit marcher le bateau avec la rapidité de l’éclair. Christine, assise en face de lui, enveloppée dans sa mante noire, lui souriait, tandis que ses yeux tout humides restaient fixés sur Herbert; elle avait avec effort regardé le ciel et toute sa splendeur : ce qui détournait ses yeux des yeux d’Herbert l’attristait; elle n’avait pas assez vu celui qu’elle aimait; elle l’avait tant aimé dans l’absence, qu’elle ne pouvait encore se distraire du bonheur de l’aimer en le voyant. La barque fuyait; le fleuve, derrière elle, se couvrait d’écume : le jour était loin encore ; tout souriait aux deux fugitifs, qui se regardaient, se taisaient et se laissaient entraîner au gré de l’onde. L’amour, le silence, la nuit, la rêverie, tous les bonheurs qui rendent la vie trop belle, faisaient battre leur cœur. Tout à coup Christine s’écria : — Herbert, cher Herbert, n’avez-vous rien entendu ? Herbert cessa de ramer, se pencha, écouta. — Je n’entends rien, dit-il, rien que le bruit de l’eau qui frappe le sable du rivage. Il reprit les rames; le canot poursuivit rapidement sa course. Christine avait pâli : à moitié levée, le tête tournée en arrière, elle essayait de voir, mais l’obscurité était trop profonde. — Calmez-vous, me bien-aimée, dit Herbert en souriant à Christine ; l’effroi vous fait entendre des bruits qui ne sont pas; rien n’est changé autour de nous; tout est calme, tranquille; tout semble nous protéger et nous aimer. — Herbert! s’écria Christine en se levant brusquement toute droite dans le bateau, je ne me trompe pas! Herbert, une rame frappe l’eau derrière nous;... ne tous arrêtez pas pour écouter... Pour l’amour du ciel, ramez, Herbert, ramez! La terreur de Christine était si grande, elle paraissait si sûre de ce qu’elle disait, qu’Herbert lui obéit en silence, et un sentiment d’alarme lui glaça le cœur. Christine se rapprocha de lui, s’assit à ses pieds et murmura : — Herbert, nous sommes poursuivis ! le bruit de vos propres rames vous a seul empêché d’entendre. Une barque suit la nôtre! — S’il en est ainsi, s’écria Herbert, qu’importe?... L’autre barque ne porte pas Christine, elle n’est pas dirigée par un homme qui défend sa vie, son bonheur, sa femme! Mon bras lassera le sien, sa barque n’atteindra pas la mienne ! Et Herbert redoubla d’efforts; les veines de ses bras se gonflèrent à se rompre, son front se couvrit de larges gouttes de sueur. Le canot fendait l’onde comme s’il avait eu des ailes. Christine restait blottie aux pieds du jeune homme, se pressant contre lui, comme pour chercher un refuge. — Hélas! dit-elle, je ne puis vous aider, je ne puis rien faire, pas même prier ma mère ou Dieu de nous sauver ! . . . ni l’un ni l’autre n’écouterait la prière d’un enfant qui s’enfuit de la maison de son père. Herbert ramait toujours; sa respiration ne s’échappait qu’avec effort de sa poitrine; ses narines gonflées semblaient demander plus d’air qu’il n’en trouvait à respirer. Tout à coup il s’écria : — J’entends! oh! moi aussi, j’entends! Il se courba sur ses rames et fit un effort désespéré. Les larmes qui s’échappaient de ses yeux se mêlaient aux gouttes de sueur qui coulaient de son front. D’autres rames frappaient l’eau non loin du bateau d’Herbert; une main vigoureuse et ferme les dirigeait. Le jeune étudiant sentait ses forces s’épuiser; il ramait en regardant Christine avec angoisse; personne ne parlait, le bruit seul des rames des deux barques interrompait le silence; le fleuve écumait et formait de longs sillages derrière elles. Tout était calme et serein comme au départ de Christine, l’ame seule de la jeune fille avait passé de la vie à la mort; ses yeux, pleins d’un feu sombre, suivaient avec terreur chaque mouvement d’Herbert; elle voyait à l’expression de souffrance répandue sur son visage, elle voyait à ses larmes qu’il restait peu d’espérance d’échapper par la fuite. Herbert cependant ramait avec l’énergie du désespoir; mais la barque fatale, que l’on ne voyait pas encore, se rapprochait à chaque instant : son ombre se projetait sur le fleuve, elle se mêlait presque au sillage du canot d’Herbert Christine se leva toute droite et regarda derrière elle ; en ce moment, la lune, se dégageant d’un nuage, éclaira en plein le pâle et impassible visage de M. Van Amberg. Christine poussa un cri déchirant, et, se précipitant vers Herbert : — C’est mon père ! cria-t-elle ; Herbert c’est mon père ! Herbert aussi venait de voir M. Van Amberg. L’étudiant avait vécu trop long-temps dans la maison de Karl Van Amberg pour n’avoir pas subi, comme tout ce qui l’entourait, l’étrange fascination que cet homme exerçait par un seul regard. L’obscurité semblait s’être entr’ouverte pour montrer aux deux fugitifs le père, le maître, le juge. — Herbert, arrêtez, s’écria Christine, nous sommes perdus ! il n’y a plus de salut possible : n’ avez-vous pas vu mon père ? — Laissez-moi ramer, répondit Herbert désespéré en se dégageant de l’étreinte de Christine, qui arrêtait son bras. Il donna un coup d’aviron si violent, que la petite barque bondit sur le fleuve et sembla gagner un peu de distance. — Herbert, reprit Christine, je vous dis que nous sommes perdus ! ne voyez-vous pas mon père ?... vous savez bien que toute résistance est maintenant inutile. Dieu ne fera pas un miracle en notre faveur... Herbert, je ne veux pas retourner dans la maison de mon père. On va nous atteindre et nous séparer ! faites chavirer cette barque et mourons ensemble, cher Herbert ! Christine se précipita dans les bras de son ami; les rames s’échappèrent des mains du jeune homme; il poussa un cri d’angoisse et serra convulsivement Christine sur son cœur. Un instant, un seul instant, il eut la pensée d’obéir à Christine et de se laisser avec elle tomber dans le fleuve ; mais Herbert avait un noble cœur, il repoussa cette tentation du désespoir. — Non, dit-il; Dieu t’a donné la vie. lui seul doit te l’ôter ! ma main, qui aurait voulu jeter à tes pieds tous les trésors de ce monde, ne te donnera pas la mort ! Et comme Christine sanglotait, la tête appuyée sur son épaule : — Ma fiancée, mon amie lui dit-il d’une voix étouffée, soyez bénie ! Vous m’avez aimé avec courage ; votre dévouement a tenté l’impossible; vous avec osé vous confier à moi, et, malheureux que je suis, je ne puis vous défendre ! O ma pauvre Christine, obéissez à votre père, que je ne sois pas cause de votre éternel malheur !... Mon Dieu ! ne me donnerez-vous aucun moyen de la sauver ? Et Herbert jetait un regard désespéré sur le fleuve, sur les rives ; il cherchait une chance de salut il n’y en avait plus ! — Herbert, Herbert! disait Christine, sans vous rien pour moi sur la terre ! Je mourrai de vous avoir aimé ! En ce moment, un choc affreux ébranla la barque; celle qui la poursuivait venait de la heurter avec force, et Van Amberg entrait dans le canot d’Herbert. Herbert, par un mouvement machinal, serra Christine sur son cœur, et recula, comme s’il pouvait par la force l’arracher à son père, comme s’il pouvait dans cette barque reculer assez loin pour n’être pas atteint. D’un bras vigoureux, M. Van Amberg saisit Christine, dont la taille flexible ploya sur l’épaule de son père comme un roseau qui s’incline. — Monsieur, criait Herbert au désespoir, grâce pour elle! je suis seul coupable. Ne faites peser sur elle aucun châtiment, je promets de m’éloigner, de renoncer à elle. Monsieur, grâce pour Christine! Herbert parlait à une statue qui n’écoutait ni ne répondait. Dégageant des mains de l’étudiant la main de Christine qu’Herbert retenait encore, M. Van Amberg rentra dans sa barque, et, d’un coup de pied violent, il repoussa le canot d’Herbert. Forcées de céder à cette impulsion, les deux barques se séparèrent : l’une, vigoureusement dirigée, remonta le fleuve; l’autre, livrée à elle-même, fut entraînée en sens contraire par le courant. Debout sur l’avant de sa barque, la tête haute, les bras croisés sur sa poitrine, M. Van Amberg fixa sur le jeune homme un regard terrible, puis il disparut dans l’obscurité. Tout était fini. Le père avait repris sa fille, et nulle puissance humaine ne pouvait désormais l’arracher de ses bras. Huit jours après cette nuit fatale, les grilles d’un couvent se fermaient sur Christine Van Amberg. Sur la frontière de la Belgique, au sommet d’une colline, s’élève un grand bâtiment blanc, sans régularité, amas confus de murailles, de toits, d’angles et de plates-formes. Au bas de la colline, il y a un village, et les habitans ne regardent jamais sans un sentiment de respect l’édifice qui domine leurs humbles demeures, car on y voit le clocher d’une église, on y entend sans cesse le son religieux des cloches, qui disent au loin qu’au sommet de cette montagne on prie Dieu pour tous les hommes. Ce bâtiment est un couvent; les pauvres, les malades connaissent bien le sentier qui, sur le flanc de la colline, conduit vers le seuil hospitalier des sœurs de la Visitation. Le pays n’a rien d’agreste; la nature ne s’est pas chargée de charmer la solitude et de faire songer à Dieu par les beautés de l’univers qu’il a créé. C’est un coin de terre que nul ne visite; ceux qui y sont nés ne lui demandent pas d’être beau pour l’aimer; il est paisible, sans grande pauvreté, sans grande richesse; peuplé ni très désert. Le ciel est un peu nuageux, le vent de la mer souffle presque constamment. Dans son élan, la bourrasque ne s’arrête pas où finissent les vagues, elle court encore quelque peu sur les terres voisines, et tourbillonne au-dessus des toits de chaume du village. Une rare verdure ne se mêle que de loin en loin aux lignes arides de l’horizon. Ceux qui étaient venus là construire une demeure pour y prier éternellement avaient sans doute cette foi terme et droite qui sait trouver des prières sans le secours de ce qui exalte l’imagination. Ce sont les portes de ce couvent qui se refermèrent sur Christine Van Amberg. C’est dans ce lieu austère, séjour du silence et du dépouillement de soi-même, que Christine entra, pleine de jeunesse, de vie et d’amour. Il lui sembla que la pierre d’un tombeau venait de se sceller sur sa tête. Dans une cellule qui n’avait rien qui la rendit plus commode ou plus ornée que les autres cellules du couvent. la supérieure était assise près d’une fenêtre, et lisait une lettre. C’était une femme de quarante ans, d’une physionomie douce, un peu pâle, un peu délicate, mais calme et pleine de sérénité. On eût dit à la voir quelle n’avait jamais senti un rayon de soleil ou entendu le bruit du monde; cela était vrai en effet. La supérieure était entrée toute jeune au couvent, et y avait passé sa vie ; elle ne savait rien du reste de la terre. La religion n’était pas venue pour elle comme une consolation après des larmes; elle avait été le commencement et la fin. Dans l’ame de la religieuse, tout était repos; cette ame était semblable à un arbre dont le feuillage n’aurait jamais été effleuré par le vent. Le calme de la première heure de son existence avait continué durant toute sa vie. Ses yeux n’avaient jamais regardé que les murs du couvent. Ses oreilles n’avaient entendu que les voix douces et basses de ses compagnes, que le chant des prières, que le son des cloches. Son cœur n’avait jamais senti autre chose que de l’indifférence pour le monde et de pieux désirs de s’envoler dans le sein de Dieu. Elle ne savait pas que l’on pût aimer la vie. Elle y passait, sans compter les jours, ne se permettant pas d’en souhaiter la sortie, pas plus qu’elle ne permettait à son pied de marcher vite sur les dalles du couvent. Elle était mesurée, retenue de gestes, de mouvemens et de pensées, heureuse de ce bonheur toujours égal que donnent une communauté, elle s’appelait sœur Louise-Marie. En ce moment, elle s’appelait la Supérieure. Après trois années écoulées, elle devait avoir le bonheur de rentrer parmi les sœurs qui n’ont d’autres soins à prendre que celui de prier. Voici la lettre que la supérieure lisait: « Madame la supérieure, « Je vous envoie votre nièce Christine Van Amberg, et vous demande de vouloir bien me rendre le service de la garder auprès de vous. Mon intention est de lui faire embrasser la vie religieuse ; employez l’influence de vos sages conseils pour y prédisposer son esprit. Des fautes graves commises par cette enfant me forcent à l’éloigner de ma maison, et, dans la vue du repos de sa vie entière, il faut exercer sur elle une surveillance qu’elle ne saurait trouver autre part que dans un couvent. Veuillez, ma chère et vénérée parente, la recevoir sous votre toit; l’avenir le plus souhaitable pour votre nièce Christine est qu’elle se décide à y rester toujours. Si elle s’informe d’un jeune homme nommé Herbert, vous pouvez lui dire qu’il est parti pour Batavia, et que de là il se rendra à nos autres comptoirs les plus éloignés. « Je suis avec respect, madame la supérieure, votre parent et ami, « Karl Van Amberg. » Cette lettre n’excita chez la supérieure nulle curiosité; elle n’avait pas encore vu Christine; elle ne pouvait en ce moment lui parler : c’était l’heure du silence. Après avoir lu ce que lui mandait Karl Van Amberg, qui était un des membres de sa famille, elle détourna ses pensées de ce sujet, et reprit le livre où elle cherchait quelques maximes à méditer. Son ame, ployée depuis long-temps à l’obéissance, se recueillit et revint à de graves pensées. Quand la cloche sonna, la supérieure se rendit au chœur, pria long-temps au milieu des sœurs, oublia l’univers entier, se releva sans savoir si c’était des heures ou des minutes qu’elle avait passées agenouillée devant l’autel, donna le signal de la fin du silence en disant à la religieuse qui l’accompagnait : « Dieu nous bénisse, ma très chère sœur! » Et, rentrée dans sa cellule, la supérieure envoya chercher Christine Van Amberg. Christine vint; ses yeux étaient pleins de larmes, ses joues étaient marbrées, tant elles avaient été effleurées par le mouchoir qui voulait cacher les pleurs de la pauvre enfant; sa respiration était courte et s’échappait de ses lèvres presque comme un sanglot; ses membres étaient agités d’un tremblement nerveux; elle se soutenait à peine, et semblait affreusement souffrir d’ame et de corps. La supérieure regarda Christine avec un grand étonnement; jamais elle n’avait vu une créature humaine en proie à une pareille émotion. Son cœur, qui ne s’était pas blasé sur les maux des autres, parce qu’autour d’elle tout était calme, se sentit à l’instant saisi de pitié, et quelques larmes montèrent à ses yeux; mais ces larmes-là ne ressemblaient pas à celles de Christine, elles étaient douces et semblaient tomber du ciel pour consoler les malheureux. la religieuse se leva, alla chercher Christine qui restait près de la porte, la fit asseoir à ses côtés, et lui dit doucement : — Mon enfant, je vois que vous avez grand besoin que Dieu vienne à votre secours ; il habite cette maison où on le sert avec amour ; vous le prierez avec nous, nous le prierons avec vous. — Je ne veux pas rester ici, madame ! s’écria Christine ; je mourrai si je reste enfermée dans ce couvent ! Je ne veux pas, je ne peux pas me faire religieuse ; rendez-moi ma liberté, madame ! Ces mots furent prononcés avec l’énergie du désespoir, avec un accent que les murailles du couvent n’avaient jamais entendu. La supérieure resta un instant interdite; son regard s’arrêtait sur Christine, comme si elle ne comprenait pas ce qu’elle entendait. — Oh ! laissez-moi partir, madame! reprit la jeune fille, en tombant aux genoux de la religieuse et en mouillant de larmes ses mains qu’elle embrassait; par pitié, laissez-moi partir! J’ai été libre toute vie ; je suis fiancée à un pauvre jeune homme qui mourra si l’on nous retient séparés. Je serai sa femme dévouée et obéissante, je remplirai et chérirai tous mes devoirs. Je n’ai plus il mère, personne n’est plus sur la terre pour avoir pitié de moi! Vous qui ressemblez à un ange, madame, laissez-moi partir ! La supérieure fut émue. Dans son émotion, il y avait de l’étonnement, presque de la terreur : elle frissonnait de voir l’ame créée par le Seigneur pour le comprendre et l’adorer se livrer, dans une de ces créatures, à la tempête des passions, comme une feuille que le vent a détachée de l’arbre; mais tout bas, au fond de son cœur, son jugement droit et éclairé reprochait sévèrement à Karl Van Amberg l’usage qu’il faisait de son autorité paternelle. Elle s’approcha de Christine et lui dit avec douceur : — Appelez-moi votre mètre ; ici personne ne s’appelle madame ; nous sommes une grande famille; vous n’avez plus autour de vous que des sœurs, et moi que vous devez nommer votre mère. Ne me parlez pas de votre vie passée, je serais inhabile à en guérir les blessures. Vous trouverez dans cette maison des cœurs, non pas plus touchés que le mien, mais plus éclairés pour vous guider. Vous comprenez, mon enfant, que vous ne pouvez aujourd’hui sortir d’ici ; vous m’êtes confiée ; je ne puis vous éloigner de ce couvent que pour vous remettre entre les mains de votre père. Puisqu’il croit sage de vous fermer momentanément sa demeure, il me semble, ma fille, qu’après la maison paternelle, il n’y a que la maison de Dieu. Essayez de respirer quelque temps l’air de ce séjour de paix ; chercher parmi nous le repos sans aliéner votre liberté ; prenez la robe noire des postulantes, robe de bure sous laquelle le cœur apprend vite à ne battre que pour Dieu. — Moi, moi ! s’écria Christine, me dépouiller des vêtemens que portent les femmes heureuses et libres ! Oh ! il me semblerait quitter Herbert pour toujours! il me semblerait mettre entre lui et moi un obstacle éternel ! Oh! non, non, jamais! Ma mère, ne descendras-tu pas du ciel pour venir à mon secours? — La robe des postulantes n’est pas le vêtement des pieuses femmes qui se sont consacrées à Dieu. Ce vêtement doit être, avant les vœux, changé deux fois encore. La robe que je vous offre est destinée à celles qui veulent essayer la vie du cloître : vous la quitterez et la déposerez au seuil de notre porte, quand cette porte s’ouvrira à votre demande pour vous rendre au monde; mais nul ne saurait demeurer sous le toit de ce couvent sans porter les insignes qui séparent les serviteurs de Dieu du reste des hommes. Ce n’est point ici une maison d’éducation, on ne peut entrer parmi nous que comme postulante, et, ne devriez-vous rester que quelques mois, il faut suivre la règle et prendre les vêtemens du couvent. Votre père est irrité, que gagneriez-vous à être ramenée en ce moment près de lui? Essayez de fléchir sa colère par votre soumission; attendez, espérez, restez ici, on priera pour vous; nul n’y souffre long-temps. — O mon Dieu! mon Dieu! s’écria Christine, que faire? que devenir? N’ai-je pas de place sur la terre?... n’y a-t-il pas un seul cœur pour me prendre en pitié? Ces grilles fermées sur moi ne veulent s’ouvrir que pour me rendre à mon père! Que faire? grand Dieu, que faire? — Obéir et prier, mon enfant, répondit la supérieure. Le temps fera le reste. Ne craignez pas, je vous protégerai. — Je ne puis prier, s’écria Christine. Le désespoir ne sait pas de prières. Je me révolte contre ma destinée. Je veux être libre d’aimer et de vivre au grand air; ici, ici je ne puis prier. La supérieure posa sa main sur les lèvres de Christine. — Nous prierons donc pour vous, lui dit-elle. — Ah ! s’écria Christine, si tous mes efforts sont impuissans pour me faire rendre la liberté, il y a dans le monde un être qui souffre comme moi, et qui, lui, saura délivrer la pauvre prisonnière. Herbert m’a dit que rien n’était impossible pour ceux qui aimaient. Herbert viendra à mon secours. — Herbert est parti pour Batavia, il y fera un long séjour; de là, il ira plus loin encore : il a quitté la Hollande pour des années sans nombre. Christine poussa un cri déchirant et resta accablée, puis elle releva vers la supérieure son visage pâle et inondé de larmes. — Maintenant, dit-elle, tous les lieux me sont indifférens, tous les vêtemens sont les mêmes à mes yeux. Herbert m’a abandonnée, il a consenti à notre éternelle séparation ! Huit jours après, Christine prenait l’habit de postulante; elle savait que cet habit n’engageait pas sa liberté, elle pleurait pourtant. Deux sœurs converses l’aidaient à se vêtir. Immobile comme une statue, Christine se laissait faire, mais son cœur protestait avec énergie contre tout ce que cette robe semblait promettre à Dieu. Elle voulait sa liberté à défaut d’autre bonheur, et sa tête exaltée rêvait encore de traverser les mers pour retrouver Herbert. Jamais le pieux vêtement d’une postulante ne couvrit un cœur plus agité, jamais il ne fut mouillé de larmes plus amères. Comme la toilette s’achevait, une des sœurs prit la main de Christine et voulut en ôter un anneau d’or qui s’y trouvait; ainsi le voulait la règle. Christine retira brusquement sa main. — C’est Herbert qui me l’a donné ! s’écria-t-elle ; cet anneau, le seul bien qui me reste, ne me quittera qu’à la mort! La supérieure entrait. — Je veux garder cet anneau! répéta Christine en montrant l’anneau qui brillait à son doigt. La supérieure éloigna les sœurs, fixa sur Christine son regard calme maternel et sérieux. — Mon enfant,... dit-elle. Ces paroles rappelèrent à la jeune fille le temps heureux où sa mère lui parlait. — Mon enfant, ces mots je veux ne sont jamais prononcés en ces lieux. Dieu seul veut, et nous, nous obéissons. Rassurez-vous, nulle ne s’engage ici que par sa propre volonté; ce n’est en ce moment pour vous qu’une retraite choisie par votre père. Si, après avoir prêté l’oreille aux voix qui vont nous parler de Dieu, vous pleurez encore comme aujourd’hui, les portes s’ouvriront, je vous rendrai à votre père; d’ici là, obéissez comme toutes nous obéissons. — Mon anneau, mon pauvre anneau ! reprit douloureusement Christine, tout ce qui me reste d’Herbert !... — Il y a ici entre les ames des liens meilleurs, mon enfant. La prière est un souvenir qui réunit mieux que tous les signes visibles ceux qui peuvent penser l’un à l’autre sans remords. Et cette chaîne de cheveux qui entoure votre cou ? — Ce sont les cheveux de ma mère! s’écria Christine; même en ces lieux je puis les baiser et les couvrir de mes larmes ! — En ces lieux vous êtes plus près du ciel, où est votre mère, que vous ne l’étiez quand vous viviez dans le monde; mais, en ces lieux, même ce souvenir, mon enfant, doit se déposer aux pieds de Dieu. Une religieuse ne doit porter aucun ornement terrestre. — Hélas! hélas! s’écria Christine il ne me restera donc plus rien sur la terre, ni les êtres que j’aimais, ni les choses que j’aimais à cause d’eux ! — Donnez-moi l’anneau de votre fiancé, je vous le rendrai, si vous sortez d’ici. Quant aux cheveux de votre mère, écoutez : à l’extrémité des galeries du préau, il y a dans l’épaisseur de la muraille des chapelles où, chaque printemps, nous apportons les prémices de nos fleurs et de nos fruits; il est quelquefois permis d’y déposer les reliques chères à nos cœurs : allez-y mettre comme un dépôt sacré les cheveux de votre mère; de là vous pourrez les voir et prier devant l’autel qui les aura reçus. Christine suivit la supérieure; elles s’avancèrent en silence sous les galeries couvertes qui ferment les quatre côtés du préau. Leurs pas seuls retentissaient sur les dalles de pierre; le coin du ciel qu’on apercevait au-dessus des murailles était voilé de nuages; le jour éclairait mal les murs noircis par le temps : tout était solitaire et silencieux. Ce n’était pas un de ces couvens où les jeunes filles que l’on élève apportent la jeunesse, le bruit, le mouvement à côté du calme austère de la vie religieuse : c’était un couvent entièrement adonné au silence, à la prière, au dépouillement de soi-même, et il n’y a que les âmes ou très simples ou très élevées qui puissent comprendre la beauté de ce grand calme. Les âmes malades comme celle de Christine devaient reculer intimidées à l’aspect de ce saint lieu. La supérieure s’arrêta devant une petite chapelle dédiée à la Providence. On voyait que cette chapelle était aimée. De nombreuses offrandes étaient venues l’orner. On eût dit que là le repos était encore plus grand qu’ailleurs; il y faisait plus sombre. Dans cet angle des murs, le soleil disparaissait plus tôt qu’à l’autre extrémité du cloître. La supérieure prit les cheveux de la mère de Christine et les déposa sur l’autel. Christine, à genoux par terre, ou plutôt affaissée sur elle-même, s’écria : — Mon Dieu! je ne vous les donne pas, vous me les arrachez! — Ma fille, dit la supérieure en posant doucement sa main sur l’épaule de Christine, veillez à vos paroles, à vos pensées : Dieu est là sur cet autel; sous vos pieds, il y a des tombes; ces dalles sont des tombeaux. Sœur Van Amberg, restez ici quelques instans en prières, puis vous nous suivrez quand nous traverserons cette galerie pour nous rendre au chœur. Christine resta seule; elle était debout, immobile, n’osant faire aucun mouvement. La soirée était douce et sereine; un silence de paix régnait partout. L’herbe qui croissait dans le préau était éclairée par les premiers rayons de la lune. Les tombes que le gazon recouvrait n’avaient rien de sinistre. C’était un saint repos après une sainte vie; mais aux regards troublés de Christine nulle chose n’apparaissait dans sa vérité. L’obscurité naissante, le voisinage des morts, les vêtemens noirs qu’elle portait, ce nom de sœur Van Amberg qui semblait dire qu’elle n’était plus Christine comme autrefois, ces hautes murailles qui l’entouraient, tout la glaça de terreur. Elle se sentait étouffée, elle se crut descendue vivante dans une tombe; elle eut peur du bruit de ses sanglots, qui se prolongeaient sous les arcades du cloître, de l’ombre de sa personne, qui s’agrandissait sous les rayons de la lune, de ce silence qui lui laissait entendre ses soupirs et ses larmes. Elle ne pria pas, elle regarda avec effroi autour d’elle, et resta sans mouvement appuyée contre une muraille. Du haut des voûtes de l’église, le son d’une cloche se fit entendre ; son tintement égal et lent semblait venir du ciel; il était à la fois triste et doux: Christine l’écouta. Son imagination malade voulait y retrouver une voix qui semblait rappeler de loin à travers toutes les vagues de l’océan; puis la jeune fille crut encore y entendre comme le murmure de l’ame de sa mère qui l’appelait du haut des cieux; les cloches enfin semblèrent dire à Christine: — Priez ! priez !.... — et Christine leur répondit tout bas : — Je prierai quand je serai libre, je ne peux pas prier ici: Tandis que tant de trouble et de tumulte se succédait au fond du cœur de Christine, dans l’enceinte de ces mêmes murailles d’autres cœurs paisiblement joyeux disaient : « Béni soit le Seigneur, qui nous a donné notre tranquille retraite, le repos de chaque jour et le grand bonheur de l’aimer ! » Une porte, au fond de la galerie, s’ouvrit; une longue procession de religieuses passa devant Christine, lentement, en silence, la tête baissée ; puis les novices vêtues de blanc passèrent, puis les postulantes avec leurs longs vêtemens de laine noire qui traînaient sur les dalles. La dernière d’entre elles s’approcha doucement de Christine, lui prit la main pour la faire se lever, et du doigt lui montra la porte du chœur ; cette porte ouverte laissait voir les lumières qui brûlaient sur l’auteur, et les religieuses, les premières arrivées, s’agenouillant devant le sanctuaire. Christine se leva et entra dans le chœur, mais elle ne pria pas. On laissa la sœur Van Amberg pendant quelque temps livrée à elle-même, lui demandant seulement d’assister aux prières. Christine passa ces jours-là dans une horrible angoisse. Aucun regard ne s’arrêta sur elle sans que ce regard ne trouvât son visage baigné de larmes. Ce n’est pas au couvent comme dans le monde, ou mille soins empressés, où mille questions entourent la douleur. Christine pleurait sans se cacher ; on la voyait et on la plaignait sans bruit. Au couvent l’ami, le consolateur, c’est dieu. On laissait le silence être grand, afin que sa voix se fît mieux entendre. Les jours succédaient aux jours, et Christine ne cessait de pleurer des larmes amères. Elle murmurait contre le ciel et contre les hommes ; son cœur était révolté, tout la froissait, tout la faisait souffrir. Elle s’asseyait près des portes, près de ces portes éternellement fermées; mais il lui semblait que là l’air libre lui arrivait mieux qu’au milieu du couvent. Quand la maîtresse des postulantes s’arrêtait près d’elle et cherchait par quelques douces paroles à la calmer, Christine ne répondait pas, baissait la tête sur sa poitrine et pleurait encore. La supérieure, témoin silencieux et éclairé de toute cette douleur, s’émut dans sa conscience. Après avoir long-temps regardé Christine, elle prit une plume et écrivit ce qui suit : A MONSIEUR KARL VAN AMBERG. « Mon très cher parent, « Vous m’avez envoyé votre fille en me témoignant le désir qu’elle se fît religieuse. Je viens vous dire qu’après de mûres réflexions et un attentif examen il ne me paraît pas qu’il en doive être ainsi. Dieu appelle parfois des âmes pieuses et heureuses, qui viennent à lui au commencement de leur vie avec allégresse et confiance : d’autres fois il appelle des âmes brisées par le malheur, qui viennent à lui comme au grand consolateur de toutes souffrances; mais il n’ouvre pas sa sainte demeure à ceux qui n’y viennent que par obéissance à la volonté d’autrui, et dont le cœur se déchire du sacrifice. Ceux-là aussi sont ses enfans pourtant, mais il leur dit : « Allez me servir ailleurs. » Il y aura place dans le ciel pour tous les serviteurs de Dieu, quelle que soit la vigne à laquelle ils auront travaillé. Je vous adjure, mon cher parent, d’envoyer chercher votre fille Christine, d’étendre sur elle votre indulgence et de la laisser vivre dans la maison paternelle, qui est aussi une des maisons de Dieu. Ici votre fille ne saurait être heureuse, et ici nous sommes toutes heureuses. Que Dieu soit avec vous, mon très cher parent! « Sœur Louise-Marie, « Supérieure du couvent de la Visitation à ***. » Puis la supérieure attendit, entourant Christine de repos et de silence, et demandant à Dieu de venir au secours de cette enfant désolée. Mais c’étaient ce silence et ce repos qui tuaient Christine. Elle eût voulu pouvoir éclater en reproches, pouvoir troubler tout ce qui l’entourait par le trouble de son cœur. Les lois du couvent pesaient sur elle comme un joug de fer. La règle et l’habitude, qui font l’ordre et l’harmonie, n’apparaissaient à cette ame malade que comme la tyrannie d’une volonté autre que la sienne. Quand de hautes pensées n’ont pas amené le sacrifice volontaire de soi-même, les choses qui l’exigent matériellement, soumettant les actions sans soumettre l’esprit, ne nous atteignent qu’en nous faisant cruellement souffrir. Si Christine marchait, il fallait qu’elle marchât lentement; si elle parlait, il fallait que sa voix fût basse ; si la cloche sonnait, il fallait s’agenouiller avec un cœur aride; si l’horloge marquait dix heures, il fallait se coucher sans sommeil; si le jour commençait à poindre, il fallait se lever avec des yeux alourdis par le besoin du repos. Neuf fois par jour, la cloche disait d’aller prier. Pour les religieuses, cette cloche, voix amie descendant du ciel, semblait, en le divisant, rendre le temps plus facile à passer; mais, pour Christine c’était un supplice d’obéissance qui brisait cette ame, toute aux passions de la terre. Quand, la nuit, elle était seule dans sa cellule, elle se levait et venait, près de sa petite fenêtre, essayer de découvrir un coin du ciel. La lune, les nuages, lui rappelaient cette dernière nuit d’espérance et d’amour, pendant laquelle elle vogua quelques heures, assise auprès d’Herbert, croyant à une éternelle union de leurs âmes, rêvant la liberté sous le beau ciel de l’Espagne; puis elle appelait Herbert, lui parlait et pleurait. Après ces nuits d’insomnie, elle descendait au chœur avec des yeux encore mouillés de larmes, avec une pâleur mortelle répandue sur son visage, et le regard de la supérieure s’arrêtait sur elle, comme pour lui donner une affectueuse pitié et lui faire de silencieux reproches. Un jour, la supérieure la fit appeler et lui dit : — Ma fille, je veux vous parler, je voudrais essayer de vous faire du bien. Vos larmes continuelles attristent mon cœur; je ne croyais pas qu’une créature humaine pût autant pleurer. Les lois de ce couvent, que je relis chaque jour, disent, en parlant de la supérieure : Elle élèvera avec un amour maternel les sœurs qui, comme les petits enfans, seront encore faibles à la dévotion, se ressouvenant de ce que dit saint Bernard à ceux qui servent les ames : — La charge des ames n’est pas des ames fortes, mais des ames infirmes. — Voyons, ma fille malade, la vie vous paraît donc bien dure? — Oui, répondit Christine. elle est au-delà de ce que je puis supporter ; je veux être libre. — Vous avez seize ans, vous dépendez de tous ceux qui vous entourent; nulle part vous ne pouvez être libre. — Eh bien! alors, je suis malheureuse; qu’on me laisse être malheureuse et pleurer ! — Ma fille, répondit la supérieure, Je savais bien tout le prix du bonheur paisible dont j’ai joui ; mais vous m’apprenez tous les maux dont j’ai été préservée. Qu’y a-t-il donc ici qui puisse paraître pire que les agitations dont le reste de la terre a rempli votre cœur ? Avec les rayons du jour, la cloche, la même depuis notre enfance, nous éveille pour prier. Nous l’aimons; elle non rappelle les salutaires pensées qui doivent nous suivre en tous lieux. Au chœur, quelques-unes d’entre nous chantent, et leurs chants sont purs et doux. Les prières seraient belles, lues seulement par les yeux; elles sont plus belles encore, chantées par des voix jeunes : un grand calme descend dans nos cœurs, rien ne préoccupe nos pensées, rien de mal ne peut survenir; nous ne pouvons rien perdre, nul malheur ne peut nous atteindre. Les heures ne seront ni longues ni courtes, elles seront occupées et toujours semblables. Nous obéissons strictement aux ordres du saint qui a tracé pour nous le chemin à suivre pour arriver au ciel. Notre travail est pour les pauvres ou pour notre maison. Il y a des heures d’un grand silence; mais, quand on a l’habitude du recueillement, on entend Dieu parler quand tout se tait. Nous obéissons, ce n’est pas aux puissances de la terre, c’est à Dieu. Nulle autorité ne dure ici. Dans trois ans, je serai à vos côtés. Nous sommes pauvres, mais chaque jour apporte le pain nécessaire et le vêtement qui préserve du froid. Nous n’avons aucun lien, mais nous sommes toutes sœurs, et c’est parce que nous devons aimer tout le monde qu’on nous défend une seule amitié. C’est pour que notre cœur s’ouvre plus large pour tous nos frères qu’on n’y permet pas le choix d’un seul. Si rien ne nous appartient, si nous ne faisons que passer dans nos cellules, si nous quittons nos livres, nos rosaires pour en prendre d’autres inconnus qui ne nous ont pas encore vues prier, c’est que nous sommes des âmes heureuses cherchant le ciel, et il faut, pour être prêtes au moment du départ, couper d’avance tous les liens qui touchent à la terre. Nous sommes cloîtrées, mais qu’importe l’immensité d’un monde que nous ignorons? Nos âmes savent bien franchir les murs de ce couvent; elles ne cherchent pas à suivre les chemins de la terre, elles s’élèvent, elles volent, et vont au ciel trouver et adorer Dieu. Enfin nous sommes calmes, et chaque brebis égarée qui arrive de loin pour entrer sous notre toit dit que le repos n’existe qu’ici, et qu’on ne le trouve en nul lieu parmi les hommes. Toutes nos sœurs sont de bonnes et simples personnes, promptes au travail, douces d’esprit, qui savent sourire après avoir prié, qui sauront vous parler pour vous instruire et vous parler encore pour vous égayer. Allons, sœur Van Amberg, ne raidissez pas votre ame contre l’atmosphère de paix qui règne à l’ombre du cloître; ne demandez pas impérieusement au Tout-Puissant, qui vous a créée pour le bonheur éternel, de vous prodiguer encore les terrestres bonheurs d’une vie qui, pour lui, fuit comme une minute. Ouvrez votre ame à la foi. La foi est une belle aube qui, commençant à poindre, va continuellement croissant en clarté jusques au plein jour. La supérieure se tut. Christine resta la tête baissée sur sa poitrine; elle avait écouté, mais sans cesser de pleurer; son cœur demeurait fermé pour toutes les voix qui disaient d’oublier celui qu’elle aimait. La supérieure joignit les mains, pria tout bas auprès d’elle ; elle ne dit pas à la jeune fille la démarche qu’elle avait faite auprès de son père : elle renferma dans son cœur l’espérance de la renvoyer un jour à sa famille; mais, pleine d’un saint zèle elle essayait du moins, par ce séjour momentané au couvent, de dompter cette ame ardente et insoumise. Un jour on envoya Christine soigner une sœur qui était malade. Chaque religieuse se relayait auprès de ce lit de douleur, Christine, en entrant dans la cellule de la religieuse, fut étonnée de voir qu’elle avait perdu l’aspect austère et triste de toutes les autres cellules. La fenêtre entr’ouverte laissait venir un rayon de soleil. Sur une petite table posée près du lit, il y avait un verre rempli de fleurs, luxe défendu dans l’intérieur du couvent. Un bouquet blanc ornait une image de la Vierge. Un livre pieux était ouvert auprès et la religieuse. Elle sourit doucement de l’étonnement de Christine. — Ma sœur, lui dit-elle, venez respirer la bonne odeur répandue dans cette chambre. Saint François de Sales a écrit de sa propre main qu’il fallait rendre agréable la chambre des malades, qu’il fallait y porter des fleurs pour égayer la vue. Ma sœur, les anges du ciel descendent près du lit de ceux qui souffrent, car ceux qui souffrent avec un cœur soumis sont aimés de Dieu. Voyez, notre demeure s’égaie à mesure que nous approchons du moment de la quitter. Elle a l’air de se préparer pour une fête, car n’est-ce pas une fête de s’envoler vers le ciel ? — Ma sœur, lui dit Christine. Souffrez-vous beaucoup? — Oui, je souffre, et je crois que je vais mourir. — Hélas ! mon Dieu, vous êtes bien jeune ! — J’ai confiance dans le bien qui m’appelle, je suis prête à aller le trouver. — Êtes-vous depuis long-temps au couvent ? — depuis dix ans. — Dix ans! grand Dieu ! — Ce temps a passé bien vite, il m’a consolée des chagrins que j’avais emportés en fuyant le monde. —-Des chagrins, dites-vous? vous avez pleuré ! Oh ! parlez-moi, je vous en prie, ma sœur ! — J’ai perdu mon fiancé trois jours avant le jour fixé pour notre mariage. Il est mort sous mes yeux ; j’aurais voulu mourir avec lui : Dieu ne l’a pas permis. J’ai fait du moins ce qu’il dépendait de mois de faire, j’ai quitté le monde, je suis venue prier pour lui et attendre le moment de le rejoindre. — Séparée pour toujours de celui .que vous aimiez ! Oh ! que vous avez dû souffrir, ma sœur ! — Séparée sur la terre, mais non pour toujours, répondit la religieuse; encore, ajouta-t-elle, j’ai vécu auprès de lui : ceux qui ne sont plus ne sont pas bien loin de ceux qui ne vivent que pour prier. — Et vous n’avez pas pleuré toujours, toujours ! — J’ai pleuré, ma sœur, et vos larmes m’ont fait souvenir de mes larmes d’autrefois; mais je suis restée plus long-temps que vous dans le monde, j’avais déjà appris à le connaître. Tout se sépare sur la terre; on se quitte par la mort, par l’oubli, par les changemens même dans les affections; on s’aime moins après s’être aimé beaucoup. Tout est triste, on pleure un peu partout. Eh bien! moi, je suis venue demander aux espérances éternelles de me consoler des espérances brisées de la terre. La vie est courte; les plus heureux sont ceux qui voient au-delà. J’ai vécu paisible avec un souvenir, je meurs paisible avec une espérance. Christine ne questionna plus, mais ses larmes coulaient, et intérieurement son cœur répondait qu’elle, elle pleurerait toujours, et qu’il lui fallait ou vivre avec Herbert ou mourir. Une nuit, pendant le sommeil des religieuses, le son des cloches retentit dans le couvent. Ces cloches annonçaient qu’une sœur était à l’agonie; c’était la religieuse soignée par Christine quelques jours auparavant qui allait terminer sa courte existence. Si la vie dans un couvent diffère de toute vie ailleurs, la mort au couvent diffère plus encore de la mort en tout autre lieu. La vraie mort de la religieuse s’est accomplie le jour de sa profession; l’autre n’est plus que le moment du repos et de la récompense. Aussi, dans cette cellule qu’une ame allait quitter pour le ciel, il n’y avait ni sanglots, ni larmes; un grand recueillement régnait sur tous les visages, ils étaient graves et calmes. La flamme des cierges apportés pour les dernières cérémonies de la religion éclairait en plein le front serein de la mourante; ses lèvres s’entr’ouvraient pour répondre aux prières de ses compagnes; ses mains touchaient encore les grains du rosaire qu’elle avait chaque jour porté à son côté. Au pied du lit, la supérieure et les sœurs étaient agenouillées; celles des religieuses qui n’avaient pu trouver place dans l’étroite cellule étaient à genoux près de la porte, dans le corridor. Il n’y avait ni douleur, ni trouble, ni effroi; le silence régnait partout; des prières seules l’interrompaient. La mourante était tranquille; l’assistance était recueillie; la mort n’était plus le spectre affreux qui glace d’horreur, mais l’ange consolateur qui vient chercher les enfans de Dieu pour les mener à lui. Là les passions humaines, là tous les liens de la terre étaient oubliés ou vaincus. Nul regret n’attristait le dernier départ; l’hymne de la délivrance se faisait seule entendre. Tous les cœurs qui battaient désiraient le ciel, tous les yeux qui regardaient le voyaient s’entr’ ouvrir pour recevoir l’épouse du Christ. L’une ne mourait pas en aimant la vie, les autres ne vivaient pas en craignant le mort: c’était un solennel et imposant spectacle. Comme le voyageur fatigué, après avoir suivi lentement la route longue et droite à l’extrémité de laquelle il entrevoyait un toit hospitalier, arrive le cœur plein d’allégresse au lieu du repos, ainsi la religieuse, après de longs jours tout semblables, arrive avec une sainte joie au jour de la mort qui donne le ciel pour demeure. Christine s’agenouilla, mais son cœur était plein des troubles de la terre. Elle aimait la vie, et c’était à la vie et non au ciel qu’elle demandait des espérances et du bonheur. Au milieu d’une prière, l’ame de la religieuse s’envola, elle mourut dans la paix du Seigneur, sans regret, sans crainte. Alors s’accomplirent les cérémonies qui suivirent la mort d’une sœur de la Visitation. On fut chercher dans les armoires la couronne de roses blanches conservée avec soin depuis le jour où elle prononça ses vœux, et on la lui posa sur la tête pour la dernière fois. Cette couronne blanche, une religieuse la porte quelques heures le jour de sa profession, puis elle la quitte en sachant que ces fleurs ne toucheront plus son front que lorsqu’il sera glacé par la mort. La religieuse, la couronne sur la tête, est exposée dans sa bière ouverte au milieu du chœur du couvent. — On nomma deux sœurs pour veiller et prier. Christine Van Amberg fut une de celles qui restèrent agenouillées près de la religieuse qui venait de mourir. La nuit fut longue et solennelle ; d’un côté, une femme qui n’était plus; près d’elle, une femme agitée de toutes les passions de la terre; entre elles deux, une religieuse vivante comme l’une, calme comme l’autre. Avec le jour, la supérieure vint prier près de la morte; puis elle s’éloigna, laissant d’autres sœurs pour veiller comme Christine avait veillé. — Ma fille, dit-elle doucement à Christine, cette nuit a dû avoir pour vous de salutaires enseignemens. Si notre vie vous paraît triste, notre mort doit vous paraître douce. — Ma mère, répondit Christine, je veux bien mourir ! — Mon entant, Dieu vous laissera vivre, reprit la supérieure ; votre ame n’est pas prête; tachez qu’elle prie et fasse silence. Un jour, les portes du couvent s’ouvrirent, non pour laisser entrer, mais pour laisser sortir. C’était un rare événement, et peut-être était-ce la plus pénible des épreuves imposées aux saintes filles qui vivent dans l’abnégation d’elles-mêmes. Une religieuse de la communauté avait depuis vingt ans passé des jours uniformes et tranquilles dans ce cloître dont elle aimait les murs, l’église, le préau; rien ne lui appartenait sur la terre: elle avait chaque année changé de cellule, changé de livres, changé de rosaire; mais les murailles de ce couvent, mais le chœur, mais les dalles sur lesquelles elle s’agenouillait depuis tant d’années, mais les compagnes qu’elle regardait quand elle ne leur parlait pas, tout cela était son bien, ses amis, ses liens. Un ordre émanant de l’autorité supérieure vint dire à la religieuse d’aller au-delà des mers, en pays étranger, porter l’appui de son zèle et de sa foi à quelques couvens éloignés, d’y rester toute sa vie, sans songer à revenir sous le toit qu’elle avait choisi. Les murs du cloître n’ont jamais entendu une parole de murmure; bien plus, les âmes n’y ont pas une seule pensée de révolte. La religieuse se prépara à obéir en silence. Si des larmes voulurent mouiller ses yeux, elle les refoula vers son cœur, et ce cœur était si soumis, que c’était sans lutte violente qu’il ne laissait pas paraître au dehors la tristesse qui pesait sur lui. Bien des mains se tendirent vers celle qui s’éloignait, bien des fronts furent graves, bien des bouches s’entr’ouvrirent, mais Dieu soit avec vous, ma sœur! furent les seules paroles qui s’échappèrent des lèvres. Le cloître laissa sortir une de ses filles. Celles qui restèrent prièrent; celle qui partait priait. Les cœurs émus n’eurent d’autre expression pour traduire leur émotion que ces douces paroles : « La volonté de Dieu soit faite ! » Puis les portes se refermèrent; le calme, l’ordre, le travail, reprirent leur marche accoutumée. On avait obéi avec simplicité et humilité : tout était dit. — Ma fille, dit la supérieure à Christine, l’exemple de l’abnégation de soi-même, de l’obéissance absolue, n’enseigne-t-il pas à votre ame la résignation? Christine garda le silence, mais ce silence n’était pas la soumission de son cœur. La supérieure ne questionna plus; parfois seulement elle appelait Christine dans sa cellule, elle la faisait asseoir près d’elle; elle lui prêtait des livres, puis elle la laissait ou lire ou rêver. Comme dans toutes les cellules, les murs de celle de la supérieure étaient couverts de sentences : c’étaient des voix qui parlaient sans parole. Le petit tabouret de Christine était placé en face d’une muraille sur laquelle on lisait : Venez à moi, vous tous qui êtes chargés et qui souffrez, je vous soulagerai! Pendant les longues heures du silence, si Christine levait les yeux, elle voyait cet appel fait à tous les malheureux. Si elle regardait d’un autre côté, ses yeux rencontraient le crucifix de bois; si elle tournait encore la tête, elle voyait la supérieure agenouillée; si elle laissait tomber sa tête sur sa poitrine, son livre de prières, ouvert sur ses genoux, frappait ses regards. Parfois, pour se livrer aux pensées de son cœur, Christine fermait les yeux, mais alors la cloche du couvent tintait doucement et disait encore de prier. Quand elle sortait de sa cellule, elle voyait ses compagnes calmes et recueillies la saluer en murmurant : Dieu soit avec vous, ma soeur! Quand elle mangeait, une voix douce lui disait de remercier le Seigneur En d’autres momens, si la cloche sonnait l’heure de l’obéissance, toutes les religieuses quittaient ce qu’elles étaient occupées à faire, et, rangées autour de la supérieure, attendaient les ordres qu’elle allait donner. La supérieure envoyait les sœurs à divers travaux ainsi quelle le jugeait bon : chacune avait sa tâche marquée; nulle ne la choisissait, toutes obéissaient. Les religieuses se répandaient dans les différentes parties du couvent pour vaquer à la besogne qui leur était confiée, et cette heure avait pris le saint nom de l’heure de l’obéissance. Christine vit tout cela, mais personne ne la questionna. Ce qui se passa dans son cœur, nul ne le sut sur la terre. Les cloches, les chants, les prières, le silence, les saints exemples, les douces paroles, les murs aux pieuses maximes, les tombes qui donnent de graves pensées, toutes ces choses, comme des anges invisibles, entouraient Christine ; mais personne ne la questionna. Et ce qui se passa dans son cœur, nul ne le sut sur la terre. La supérieure ne reçut pas de réponse à la lettre qu’elle avait envoyée à Karl Van Amberg. Elle écrivit une seconde fois, elle parla au père de Christine d’une manière plus ferme encore ; elle ordonna presque qu’on vînt chercher la jeune fille : une seconde fois sa lettre resta sans réponse. Cinq ans s’étaient écoulés. Un jour, les portes du couvent s’ouvrirent pour laisser passer un étranger qui demandait à parler à la supérieure. C’était un vieillard; une canne soutenait ses pas chancelans; il regardait autour de lui avec surprise et émotion, tandis qu’il attendait dans le petit parloir; plusieurs fois. il passa la main sur ses yeux comme pour en essuyer les larmes. — Pauvre, pauvre enfant! Murmura-t-il. Quand la supérieure vint derrière la grille du parloir, le vieillard s’avança vivement vers elle. — Je suis Guillaume Van Amberg, lui dit il, le frère de Karl Van Ambert ; je viens, madame, chercher Christine Van Amberg, sa fille et ma nièce. — Vous venez bien tard! répondit la supérieure; la sœur Marthe-Marie est au moment de prononcer ses vœux ; — Marthe-Marie !... je ne connais pas ce nom ! reprit Guillaume Van Amberg ; c’est Christine que j’appelle, c’est Christine que je demande. — Christine Van Amberg, maintenant sœur Marthe-Marie, va prononcer ses vœux. — Christine religieuse !... O mon Dieu, c’est impossible.... Madame, on a brisé le cœur de cette enfant; c’est par désespoir qu’elle prendrait le voile : on l’a trop fait souffrir... on a été cruel; mais j’apporte avec sa liberté la certitude du bonheur qu’elle a souhaité toute sa vie, la permission d’épouser celui qu’elle aime. Christine me suivra, si je puis seulement lui parler. — Parlez-lui donc, et qu’elle parte, si telle est sa volonté ! — Merci, madame, merci! Envoyez-moi mon enfant, envoyez-moi ma Christine, je l’attends avec impatience et bonheur. La supérieure se retira. Resté seul, Guillaume, profondément ému, regarda autour de lui; plus il regardait, plus il se sentait le cœur troublé; un poids affreux oppressait sa poitrine; il eût voulu prendre Christine entre ses bras, comme il le faisait quand elle était petite, et s’enfuir avec elle en toute hâte, loin de ces grilles qui lui faisaient peur. — Pauvre enfant, murmurait-il, quel séjour pour les belles années de ta jeunesse!... Oh! que tu as dû souffrir! Mais console-toi, chère enfant, me voici ! Il se rappelait Christine, la jeune fille sauvage, se plaisant à être libre, à courir en tous lieux, puis Christine, la femme passionnée, pleine de trouble, d’amour et d’indépendance. Un sourire effleura les lèvres du vieillard, tandis qu’il songeait au cri de bonheur que pousserait Christine quand il lui dirait : « Tu es libre, et Herbert t’attend pour te conduire à l’autel ! » Son cœur battait comme il n’avait guère battu aux jours de sa jeunesse. A son insu, des larmes s’échappèrent de ses yeux : il ne savait si c’étaient des larmes de tristesse lui venant à l’aspect du lieu austère qui avait été cinq années la demeure de Christine, ou si c’étaient des larmes de joie lui venant du bonheur de la revoir et de la délivrer; il comptait les minutes, et restait les yeux attachés sur la petite porte qui allait s’ouvrir pour laisser entrer Christine. Il ne pourrait la serrer sur son cœur, les grilles étaient là, mais du moins il allait l’entendre et la regarder. Tout à coup son sang se porta violemment vers son cœur au bruit que fit une porte en tournant sur ses gonds; cette porte s’ouvrit. Une novice vêtue de blanc s’approcha lentement de Guillaume; il regarda, recula, hésita, et s’écria : — mon Dieu! est-ce Christine? Guillaume gardait avec amour dans sa mémoire le souvenir d’une brune enfant, vive, alerte, aux yeux brillans, au teint hâlé, aux mouvemens brusques, courant plutôt que marchant, un peu comme la chèvre qui aime les flancs escarpés des montagnes. Il voyait devant lui une grande jeune fille, pâle et blanche comme les voiles qui l’entouraient; ses cheveux disparaissaient sous un épais bandeau de lin; sa taille élancée se trahissait à peine sous les plis de ses vêtemens de laine blanche; ses mouvemens étaient lents; ses yeux noirs étaient voilés par une indicible langueur; un calme profond régnait dans toute sa personne, mais ce calme était si grand, qu’il ressemblait à l’absence de la vie. On eût dit que ses yeux regardaient sans voir, que ses lèvres ne savaient plus s’ouvrir pour parler, que ses oreilles écoutaient sans entendre. La sœur Marthe-Marie était belle, mais d’une beauté inconnue à la terre. C’était un repos infini, c’était un calme immuable qui la rendaient belle. Le vieillard se sentit troublé jusqu’au fond de l’ame; les paroles expirèrent sur ses lèvres; il tendit vers Christine des mains qui ne pouvait l’atteindre. Marthe-Marie essaya de sourire en regardant son oncle ; mais elle resta silencieuse et immobile devant lui. — O mon enfant ! s’écria enfin Guillaume; oh ! que tu souffres ici! Marthe-Marie branla doucement la tête, et la tranquillité du regard qu’elle fixa sur son oncle protestait contre les souffrances qu’il supposait. — Est-il possible que cinq années aient pu ainsi changer ma Christine? C’est mon cœur qui te reconnaît, mon enfant, et non mes yeux ! On t’a donc imposé bien des austérités, bien des privations? — Non. — On a donc fait peser sur toi un joug bien dur? — Non. — Tu as donc été malade? — Non. — Alors ton pauvre cœur a trop souffert, il s’est brisé. Tu as beaucoup pleuré ? — Je ne m’en souviens plus. — Christine, Christine, es-tu vivante? ou est-ce l’ombre d’Annunciata qui est sortie de son tombeau?... O mon enfant, en te voyant, je crois la voir telle que je l’ai vue, étendue sans vie sur son lit de mort! Marthe-Marie leva ses grands yeux vers le ciel ; elle joignit ses mains et murmura : — Ma mère ! — Christine, parle-moi ! pleure avec moi ! tu m’effraies par ton calme et ton silence... Ah! C’est que, dans le trouble que j’éprouve, je ne t’ai rien expliqué... Écoute-moi: mon frère Karl, par la banqueroute d’un de ses associés d’outre-mer, a vu subitement sa fortune entièrement compromise. Pour empêcher une ruine totale, mon frère a été obligé de s’embarquer immédiatement pour les colonies. Il est parti, croyant revenir au bout de quelques années ; mais maintenant il ajourne indéfiniment son retour, ses affaires rendent son absence nécessaire. Il a emmené ses deux filles aînées. Moi, trop vieux pour aller le rejoindre, trop vieux pour rester seul, on m’a donné Christine ; mais je n’ai pas voulu de toi, mon enfant, sans la possibilité de te rendre heureuse. J’ai demandé, avec de vives instances, la permission de te marier avec Herbert. Tu n’es plus une riche héritière: Ton père parti, un vieillard comme moi n’était pas un soutien dont la protection pût durer bien long-temps; ton père a consenti à tout ce que je demandais; il t’envoie, comme adieu, ta liberté et la permission d’épouser Herbert.... Christine, tu es libre, et Herbert attend sa femme.... Les longs voiles de la novice vacillèrent comme si les membres qu’ils cachaient eussent tremblé un peu; elle resta quelques secondes sans parler, puis elle répondit : — Il est trop tard; je suis la fiancée du Seigneur! Guillaume jeta un cri de douleur. Il regarda avec effroi l’immobile jeune fille qui se tenait droite devant lui. — Christine, s’écria-t-il, tu... tu n’aimes plus Herbert? — Je suis la fiancée du Seigneur! répéta la novice les mains jointes sur sa poitrine, les yeux levés vers le ciel. — O mon Dieu, mon Dieu! s’écria Guillaume en pleurant, mon frère a tué cette enfant! son ame a été triste jusqu’à la mort! Pauvre et chère victime de notre sévérité, dis-moi, Christine, dis-moi, que s’est-il donc passé en toi depuis que tu es ici? — J’ai vu prier, j’ai prié. Il y avait de grands silences, je me suis tue; personne ne pleurait, j’ai essuyé mes larmes; quelque chose de froid d’abord, puis de doux ensuite a enveloppé mon ame. La voix de Dieu s’est fait entendre, je l’ai écoutée; j’ai aimé le Seigneur, et je me suis donnée à lui. Puis, comme fatiguée de tant de paroles, Marthe-Marie se tut et retomba dans ce recueillement intérieur qui la rendait insensible à ce qui se passait autour d’elle. En ce moment, le son d’une cloche se fit entendre; la novice tressaillit, et ses yeux brillèrent. — Dieu m’appelle, dit-elle; je vais prier. — Eh quoi ! Christine, mon enfant, tu vas me quitter ainsi? — N’entendez-vous pas la cloche? c’est l’heure de la prière. — Mais, ma fille, mon enfant, je venais pour t’emmener? — Je ne sortirai plus d’ici. Adieu, mon oncle, répondit Marthe-Marie en s’éloignant lentement. Au moment d’ouvrir la porte pour quitter le parloir, elle se retourna vers Guillaume; son regard se fixa sur lui avec une triste et douce expression; ses lèvres remuèrent comme pour lui envoyer un baiser, puis elle disparut. Guillaume n’essaya pas de la retenir; il resta la tête appuyée contre la grille, et de grosses larmes coulèrent le long de ses joues. La cloche tintait toujours, elle lui semblait le glas funèbre de son enfant. Combien de temps resta-t-il ainsi abîmé dans ses réflexions? Guillaume ne s’en rendit pas compte. Un moment vint où il entendit une voix lui parler: c’était la supérieure qui, enveloppée dans ses voiles noirs, venait de s’asseoir de l’autre côté de la grille. — J’avais prévu votre douleur, lui dit la supérieure, notre sœur Marthe-Marie ne veut pas vous suivre. Guillaume leva sur la religieuse son regard désolé. — Hélas! hélas! dit-il, cette enfant que j’ai tant aimée m’a revu sans joie et m’abandonna sans regret! — Écoutez, mon fils, reprit la supérieure, écoutez. Il y a cinq ans panés, on a amené une jeune fille au désespoir, pleine d’agitation et de trouble; elle a cru descendre dans sa tombe en entrant au couvent. Pendant une année entière, nul n’a vu son visage sans y voir des pleurs. Dieu seul sait le nombre des larmes que les yeux doivent verser avant qu’une ame brisée revienne au calme et à la résignation, les hommes ne sauraient les compter. Cette jeune fille a beaucoup souffert; nous avons vainement demandé grâce pour elle, nous avons vainement appelé sa famille à son secours. Elle pouvait dire, comme il est écrit dans le psaume : Je me lasse à force de gémir et de soupirer; mes yeux sont ternis de tristesse!... Que pouvions-nous faire, si ce n’est de prier pour elle, puisque personne en ce monde ne voulait reprendre cette pauvre entant?... — Hélas! s’écria Guillaume, vos lettres ne nous sont pas parvenues. Mon frère était au-delà des mers, et moi, n’ayant alors nulle espérance de faire changer les décisions de Karl, j’avais quitté sa maison vide et triste. — Les hommes abandonnaient cette enfant, reprit la supérieure; mais Dieu a regardé sa servante, il a consolé son ame. S’il ne rend pas la force à son corps épuisé par la souffrance... que sa volonté soit faite ! Peut-être serait-il sage, serait-il généreux de laisser maintenant à cette jeune fille l’amour de Dieu qui lui est venu après tant de larmes; peut-être serait-il prudent de lui épargner de nouvelles secousses.... — Non, non! s’écria Guillaume, je ne puis donner à Dieu sans murmurer ce dernier débris de ma famille, l’appui de ma vieillesse ; je veux tout tenter pour ramener non cœur à ses premiers sentiment. Rendez-moi Christine quelques jours seulement... Laissez-moi lui faire revoir les lieux où elle a aimé... Mes prières ne sauraient la persuader, mais un ordre de vous la fera obéir; dites-lui de rentrer quelques instans sous le toit de son père. Si elle le veut encore, après cette dernière épreuve, eh bien ! je vous la rendrai. — Emmenez la sœur Marthe-Marie avec vous, mon fils, répondit la supérieure. Je vais lui dire de vous suivre. Si Dieu a vraiment parlé à son ame, toutes les voix de ce monde n’arriveront pas jusqu’à elle ; s’il en est autrement, qu’elle ne revienne pas au cloître, et qu’elle soit bénie partout où elle ira! Adieu, que la paix du Seigneur soit avec vous, mon fils ! Et la supérieure s’éloigna. Un peu d’espérance ranima Guillaume Van Amberg ; il lui sembla qu’une fois le seuil du cloître franchi, Christine retrouverait sa nature d’autrefois, sa jeunesse et son amour. Il crut qu’il allait emmener pour toujours son enfant loin de ces sombres murs. Agité d’une impatience douloureuse, il attendit. Bientôt un pas léger se fit entendre dans le corridor auprès du parloir ; Guillaume se précipita vers la porte ; Christine était là, et nulle grille ne la séparait plus de son oncle. — Ma bien-aimée Christine, s’écria Guillaume, enfin je puis donc t’ouvrir mes bras et te serrer sur mon cœur ! Viens, nous allons retourner dans notre pays et revoir la maison où nous avons tous vécu ensemble ! La sœur Marthe-Marie était plus pâle encore qu’à sa première entrevue avec Guillaume ; s’il eût été possible de saisir une expression quelconque sur ce calme visage, peut-être eût-on pu y entrevoir un peu de tristesse. La novice se laissa prendre par la main et conduire vers la porte du couvent ; mais quand ces portes se furent ouvertes, et qu’elle en eut franchi le seuil, le jour, l’air, le vent, frappant son visage, elle chancela et s’appuya contre le mur extérieur. Le soleil en ce moment déchirait les nuages et jetait des rayons d’or sur la plaine et sur la petite montagne ; l’air était transparent, et l’horizon, plat et monotone, recevait de la lumière une espèce de beauté. — Regarde, ma fille, regarde !... dit Guillaume à Christine, qui restait immobile dans une muette contemplation, regarde comme la terre est belle ! Que cet air est doux à respirer ! qu’il est bon d’être libre et de pouvoir avancer vers cet immense horizon ! — O mon oncle, répondit la novice, que le ciel est beau ! Voyez comme le soleil brille au-dessus de nos têtes ! c’est dans le ciel qu’il faut admirer ses rayons : ils sont déjà ternes et affaiblis quand ils touchent la terre. Guillaume entraîna Christine vers la voiture qui l’attendait ; il s’y plaça près d’elle, et les chevaux partirent. Les yeux de la novice restèrent long-temps fixés sur les murailles de son couvent ; puis, quand les détours de la route les cachèrent à ses regards, elle ferma les yeux et sembla s’endormir. Pendant ce voyage, Guillaume essaya vainement de la faire causer ; elle pensait, et ne savait plus dire ses pensées ; une grande fatigue l’accablait quand on la forçait à répondre ; toute sa vie s’était réfugiée au fond de son ame ; elle s’y entourait de mystère et de silence ; elle n’avait plus rien à dire au monde extérieur. Parfois seulement, elle murmurait : — Comme la journée est longue ! rien n’en marque les heures ; je n’ai pas entendu une seule cloche d’aujourd’hui ! Pâle, immobile, silencieuse, elle fit le voyage à côté de Guillaume, lui obéissant machinalement ; mais, comme si un voile eût été baissé sur ses yeux, elle ne vit ni la tristesse du vieillard, ni le pays qu’elle traversait. Enfin, on atteignit la petite maison aux briques rouges; la voiture roula dans la cour que L’herbe envahissait déjà. Gothon vint au-devant d’eux. — Soyez la bienvenue, mademoiselle, murmura la vieille servante. Marthe-Marie, appuyée sur le bras de son oncle, entra dans le parloir où la famille Van Amberg était si souvent réunie. Le salon était désert et froid; ni livre ni ouvrage ne lui donnait l’apparence de l’habitation ; vide de ses derniers hôtes, il attendait les nouveaux. On dirait que les lieux ont une vie qu’ils prennent ou quittent, selon qu’on vient à eux ou qu’on s’en éloigne. Christine traversa lentement cette salle bien connue, et vint s’asseoir sur la chaise restée près de la fenêtre qui donnait sur la prairie. C’était là que sa mère avait vécu vingt ans, là que son enfance s’était écoulée auprès d’Annunciata. Guillaume ouvrit la fenêtre, lui montra la pelouse, et plus loin le fleuve et les saules. Christine regarda silencieusement, la tête appuyée sur sa main, les yeux fixés sur l’horizon. Guillaume resta long-temps près d’elle, puis il posa sa main sur l’épaule de Christine, et l’appela doucement; elle se leva. Il lui dit de le suivre, elle le suivit. Ils montèrent l’escalier de bois, traversèrent la petite galerie, et Guillaume ouvrit une porte. — La chambre de ta mère ! dit-il à Christine. La novice fit quelques pas, puis s’arrêta au milieu de la chambre, des larmes coulèrent de ses yeux; elle joignit les mains et pria. — Ma fille, lui dit Guillaume, elle a ardemment souhaite ton bonheur. — Elle l’a obtenu, répondit la novice. Le vieillard se sentait atteint d’une mortelle tristesse. Il lui semblait presser sur son cœur une morte à laquelle son amour ne rendait ni souffle ni chaleur. Marthe-Marie s’avança vers le lit de sa mère, se prosterna et posa ses lèvres sur l’oreiller qui soutint la tête mourante d’Annunciata. — Ma mère, ma mère, à revoir bientôt ! murmura-t-elle. Guillaume tressaillit; il emmena Christine, et la conduisit dans sa petite chambre d’autrefois. Le lit aux rideaux blancs était même là ; la guitare était restée suspendue au mur ; les livres que Christine avait aimés remplissaient les rayons de sa petite bibliothèque de bois. La fenêtre était ouverte et laissait apercevoir les saules et le fleuve ; mais Marthe-Marie ne regarda rien de tout cela. Le crucifix de bois était encore sur la muraille ; d’un pas rapide, Christine se dirigea vers lui, s’agenouilla, s’affaissa sur elle-même, appuya sa tête sur les pieds du Christ, ferma les yeux et respira, comme lorsqu’après une longue fatigue on trouve le repos. Elle ne regarda rien, ni cette demeure de ses premières années, ni le jardin qu’elle avait tant parcouru, ni le fleuve témoin de ses amours. Elle resta la tête appuyée sur les pieds du Christ, comme un exilé qui retrouve sa patrie, comme un matelot qui rentre au port. Debout devant elle, Guillaume, les yeux humides de larmes, la regardait en silence. Gothon, à l’écart, du revers de son tablier essuyait ses yeux. Plusieurs heures s’écoulèrent. L’horloge de la maison paternelle sonna; les oiseaux du jardin chantèrent; le vent fit gémir les arbres; au haut du colombier, les tourterelles roucoulèrent; dans la basse-cour, le coq chanta. Tous ces bruits aimés qui font partie du lieu qui nous vit naître ne purent distraire Marthe-Marie de son recueillement. Guillaume, le cœur navré, s’éloigna et descendit seul dans le parloir. Il y resta long-temps la tête baissée sur sa poitrine, plongé dans de sombres réflexions, songeant aux objets de ses affections éloignés pour toujours, puis à ceux qui, près de lui, étaient plus absens encore. Tout à coup des pas précipités se firent entendre; un jeune homme entra et se jeta dans les bras de Guillaume. — Herbert! lui dit le vieillard, je vous attendais. — Christine ! Christine ! s’écria Herbert; où est Christine? Monsieur, n’est-ce pas un rêve? M. Van Amberg me donne Christine... Je revois mon pays, et Christine m’est rendue — Karl Van Amberg vous la donne, mais Dieu vous la refuse, répondit tristement Guillaume. Alors Guillaume raconta à Herbert ce qui s’était passé au couvent, ce qui s’était passé dans la maison rouge; il donna mille détails; il les redit mille fois sans pouvoir faire comprendre à Herbert la triste vérité. — Ce n’est pas possible ! répétait l’étudiant avec énergie; si Christine est vivante, si Christine est ici, au premier mot prononcé par son ami, Christine répondra. — Dieu le veuille! s’écria Guillaume; je n’ai plus d’espérance qu’en vous; venez, allons la trouver. Herbert monta rapidement l’escalier; son cœur avait trop d’amour pour avoir beaucoup de crainte. Christine libre, c’était pour lui Christine prête à devenir sa femme. Il s’élança vers sa chambre et ouvrit brusquement la porte; mais le jeune homme, comme frappé de la foudre, demeura immobile sur le seuil de cette porte. Le jour allait finir et ses dernières lueurs éclairaient Marthe-Marie, qui se détachait comme une ombre blanche au milieu de l’obscurité du reste de la chambre. Elle était encore à genoux, la tête appuyée sur les-pieds du Christ, et toute sa frêle personne perdue dans les plis de ses vêtemens de novice. Elle n’entendit pas la porte s’ouvrir. Herbert la regarda long-temps, et un torrent de larmes s’échappa de yeux. Guillaume prit la main du jeune homme, et la serra en silence. — Monsieur, murmura Herbert, oh! j’ai peur! Ce n’est pas là ma Christine !... c’est une ombre sortir de la terre ou un ange venu du ciel qui a pris sa place... — Non, ce n’est plus là Christine, répondit tristement Guillaume. Apres quelques minutes d’une douloureuse contemplation, Herbert s’écria : — Christine, chère Christine !... Au son de cette voix, la novice tressaillit; elle se leva toute droite et répondit:— Herbert! ... Comme autrefois, à la voix de son ami qui disait : — Christine! Marthe-Marie avait répondu : — Herbert! Le cœur du jeune homme battit avec force; il s’élança vers la novice, lui prit les mains : — C’est moi, c’est Herbert! s’écria-t-il en s’agenouillent devant elle. La novice fixa sur lui ses grands yeux noirs, le regarda long-temps, et une faible rougeur passa sur son front, puis elle redevint pâle, et dit doucement à Herbert : — Je ne pensais pas vous revoir sur la terre. — Chère Christine, nous avons bien souffert, bien pleuré; mais des jours heureux se lèvent enfin pour nous! Mon amie, ma fiancée, nous ne nous quitterons plus! Marthe-Marie, retirant avec effort ses mains des mains d’Herbert, recula vers le Christ. — Je suis la fiancée du Seigneur, murmura-t-elle d’une voix tremblante, il m’attend. Herbert poussa un cri de douleur. — O Christine, chère Christine! rappelez-vous nos sermens, nos promesses, nos amours, nos larmes, nos espérances. Vous m’avez quitté en jurant de m’aimer toujours. Christine, si vous ne voulez pas me faire mourir de désespoir, souvenez-vous du passé ! Marthe-Marie resta les yeux fixés sur le crucifix, ses mains, convulsivement jointes, levées vers lui. — Seigneur, murmura-t-elle, parlez à son cœur comme vous avez parlé au mieux ; c’est un noble cœur digne de vous aimer. Plus fort que moi, Herbert pourra vivre encore, même après avoir beaucoup pleuré... consolez-le Seigneur... — Christine, mon premier amour! Christine, aimée avec constance pendant l’absence Christine le seul bien, la seule espérance de ma vie ! m’abandonnerez-vous ainsi ? Ce cœur qui fut tout à moi m’est-il fermé pour toujours ? Les yeux tournés vers le Christ, les mains toujours jointes, la novice, comme si elle n’eût plus su parler qu’à Dieu, répondit doucement : — Seigneur, il souffre comme j’ai souffert ! versez donc sur lui le baume dont tous avez guéri mes blessures ! En lui laissant la vie, prenez son ame comme vous avez pris mon ame. Donnez-lui cette immense paix qui descend sur ceux que vous aimez. — O Christine, ma bien-aimée ! s’écria Herbert en s’emparant encore des mains de Marthe-Marie, regardez-moi donc, tournez vos yeux vers moi, voyez mes larmes ! Amie de mon cœur, il me semble que tu sommeilles.... réveille-toi ! ne te souvient-il plus de nos doux rendez-vous? des saules qui se penchaient vers l’onde? de ma barque où nous avons vogué toute une nuit en rêvant le bonheur de vivre ensemble? Regarde, regarde!... La lune se levait comme elle se lève en ce moment. La nuit était belle comme la nuit d’à présent est belle encore. Nous étions l’un près de l’autre comme je suis ce soir près de toi; on nous a séparés, et maintenant nous pouvons rester ensemble.... Christine, as-tu cessé d’aimer? as-tu tout oublié? Guillaume s’approcha d’elle, et prit une de ses mains. — Enfant chérie, dit-il, nous te supplions de ne pas nous quitter. Nous attendons de toi notre bonheur; reste avec nous, Christine. La novice, une main dans les mains d’Herbert, l’autre dans les mains de Guillaume, murmura lentement : — Le corps qui repose dans la tombe n’en soulève pas la pierre pour rentrer dans le monde. L’ame qui a vu le ciel n’en descend pas pour revenir sur la terre. La créature à laquelle Dieu a dit : « Sois l’épouse du Christ, » ne quitte pas le Christ pour s’unir à un homme.... et celle qui va mourir doit se détourner des affections de la vie... — Herbert, s’écria Guillaume, taisez-vous! taisons-nous! j’ai peur.... Je sens à peine son pouls battre sous mes doigts!... Elle me semble plus pâle encore que lorsqu’elle m’apparut pour la première fois derrière la grille du couvent; nous lui faisons mal... Assez, Herbert, assez! Il vaut mieux encore la donner à Dieu sur la terre que de la lui envoyer dans le ciel... — Ma fille, ajouta Guillaume en posant sur son épaule la tête presque inanimée de Marthe-Marie, ma fille, reviens à toi, ne ferme pas ainsi tes yeux. Et le vieillard pressait la jeune fille sur son cœur comme une mère embrasse son enfant. — Reviens à toi, reprit-il; je te ramènerai dans la maison de Dieu. Marthe-Marie fixa sur son oncle un triste et doux regard; sa main serra faiblement la main du vieillard, et, se tournant vers Herbert : — Vous, Herbert, dit-elle d’une voix qu’on entendait à peine, vous qui vivrez, ne le quittez pas. — Christine! s’écria Herbert à genoux devant sa fiancée; Christine, allons-nous nous séparer pour toujours? La novice leva les yeux vers le ciel. — Pas pour toujours! répondit-elle. — Silence, Herbert, maintenant silence ! s’écria Guillaume, Laissons cette jeune fille en paix; que la volonté de Dieu soit faite!... Inclinons nos têtes. O ma chère Christine, tes courtes années ont été cruellement éprouvées ! On dirait que Dieu n’avait pas voulu que tu vinsses sur cette terre, qu’il ne t’y avait pas marqué ta place, et qu’il te rappelle à lui pour ne pas t’y laisser.... Quand tous nous t’abandonnions, Dieu seul est venu vers toi; son amour n’est pas de ceux qui passent. Que Dieu te garde donc!... et fasse sa miséricorde qu’il ne te veuille pas plus près de lui encore!... Adieu. Christine, rentre en paix dans ta sainte demeure, et prie pour nous, ma fille... Quelques jours après, les portes du couvent s’ouvraient pour recevoir la sœur Marthe-Marie, et cette fois elles devaient se refermer sur elle pour toujours. La novice se soutenait à peine en traversant les galeries du cloître ; elle alla se prosterner sur les marches de l’autel. La supérieure vint encore auprès d’elle à ce moment suprême. — O ma mère! s’écria Christine, qui retrouvait des larmes et pleurait comme aux jours de son enfance, je l’ai revu et je l’ai quitté !... . — Me voici! Seigneur, me voici ! Fidèle à mes promesses, j’attends la couronne qui me consacrera comme votre épouse. Votre voix maintenant est la seule qui frappera mes oreilles ; je viens chanter vos louanges, prier et vous servir jusqu’à la fin de ma vie.... Ma mère, faites préparer la robe de bure, la couronne blanche, la croix d’argent que le prêtre doit me donner au nom du Christ, je suis prête. — Ma fille, répondit la supérieure, vous êtes bien malade, bien épuisée de tant de secousses; ne voulez-vous pas retarder la cérémonie de votre profession ? — Non. ma mère! non, ne retardez pas, car je veux mourir l’épouse du Seigneur ... et le temps presse! répondit la sœur Marthe-Marie. Voyez les livraisons du 15 mai 1843 et du 15 mars 1847. Pour tous les détails cités sur la règle des couvens de la Visitation, voir les constitutions de saint François de Sales, livre VII de ses œuvres. Saint François de Sales, Traité de l’Amour divin. |
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Poincaré - Comment fut déclarée la guerre de 1914, Flammarion, 1939.djvu/104 | {{nr|94|RAYMOND POINCARÉ|}}''générale ultérieure par l’exécution, à l’heure présente, d’une mobilisation partielle.'' La conclusion à laquelle est arrivée la conférence est communiquée par téléphone à l’Empereur, qui donne son assentiment.
Mais, dans la soirée, au moment où les ordres vont être lancés, il se ravise. Le Tsar, qui souhaitait très vivement la paix, venait d’échanger, comme nous l’avons vu, des télégrammes avec le Kaiser et, le 29, à 21 h. 40, il avait encore reçu de son cousin Willy un mot ainsi conçu : ''...Je crois possible et désirable une entente directe entre Ton gouvernement et Vienne et, ainsi que je Te l’ai déjà télégraphié, mon gouvernement continue ses efforts en vue de la provoquer. Évidemment des mesures militaires de la part de la Russie, qui seraient considérées par l’Autriche comme menaçantes, précipiteraient une catastrophe que tous deux nous désirons éviter et compromettraient mon rôle de médiateur, que j’ai volontiers accepté sur Ton appel à mon amitié et à mon assistance.''
Le Tsar lit ces lignes, il entrevoit une possibilité de paix, il ne veut pas désespérer, il téléphone à Yanoushkévitch, qui le supplie de ne pas annuler l’ordre de mobilisation générale, mais en vain. La parole d’honneur de Guillaume l’emporte et l’Empereur ordonne de ne publier le lendemain qu’une mobilisation partielle.
Le vice-directeur de la chancellerie du ministère des Affaires étrangères, M. Basily, avait, d’abord, été chargé, au début de la soirée, d’annoncer à M. Maurice Paléologue l’ordre de mobilisation générale préparé pour le 30. Notre ambassadeur, surpris de cette décision, avait naturellement voulu nous en informer sans retard. Mais M. Basily lui avait fait remarquer qu’un télégramme chiffré à l’ambassade ne serait probablement pas impénétrable à Berlin. Le gouvernement russe, nous l’avons déjà vu, savait à quoi s’en tenir sur notre cryptographie. M. Basily avait donc insisté sur le caractère secret de la communication et avait prié M. Paléologue de faire, pour plus de sûreté, chiffrer au ministère russe des Affaires étrangères le télégramme destiné à M. Viviani. Sur les entrefaites, était intervenu le contre-ordre du Tsar et, après minuit, M. Paléologue avait été informé qu’il n’était plus question que de mobilisation partielle et que l’ukase du lendemain se bornerait à la publication de cette mesure restreinte.
Le 30, au reçu du télégramme envoyé par M. Viviani à sept heures du matin, M. Paléologue va trouver M. Sazonoff et lui exprime le désir qu’a le gouvernement français d’éviter toute mesure qui pourrait fournir à l’Allemagne un prétexte à mobilisation générale, et voici en quels termes il rend compte au Quai d’Orsay de sa mission : ''Ce matin même, j’ai recommandé à M. Sazonoff d’éviter toute mesure militaire qui pourrait offrir à l’Allemagne un prétexte à la mobilisation générale. Il m’a répondu que, dans le cours de''
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Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2868 | Voltaire Correspondance : année 1755 Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 38, p. 335-336). ◄ Lettre 2867 Lettre 2869 ► bookCorrespondance : année 1755VoltaireGarnierCŒuvres complètes de Voltaire, tome 38Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome38.djvuVoltaire - Œuvres complètes Garnier tome38.djvu/9335-336 2868. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU. À Prangins, pays de Vaud, 2 février. J’apprends, monseigneur, les nouvelles alarmes que la santé de M. le duc de Fronsac vous a données ; vous sentez combien je les partage. J’ignore encore l’événement de cette funeste maladie contre laquelle il serait si aisé de prendre en France des précautions, comme ailleurs. Je ne peux que trembler et vous le dire. Peut-être êtes-vous auprès de lui. Pourquoi faut-il que ma triste position m’empêche d’être auprès de vous deux ! Voilà de ces occasions où il faudrait que je fusse à Paris. Je crains de vous fatiguer par une longue lettre. Mme Denis et moi, nous vous supplions de nous faire envoyer le dernier bulletin de la maladie. Personne assurément ne vous est plus tendrement attaché, à Versailles et à Paris, que les deux solitaires suisses. Éditeurs, de Cayrol et François. |
Justice aux Canadiens-Français !/Chapitre XIV | Charles-Marie-Claude de Bouthillier-Chavigny Justice aux Canadiens-Français ! Cadieux & Derome, 1890 (p. 111-116). ◄ XIII XV ► XIV bookJustice aux Canadiens-Français !Charles-Marie-Claude de Bouthillier-ChavignyCadieux & Derome1890MontréalTXIVBouthillier-Chavigny - Justice aux Canadiens-Français, 1890.djvuBouthillier-Chavigny - Justice aux Canadiens-Français, 1890.djvu/5111-116 Vous terminez votre étude sur les Canadiens-Français par un court portrait à la plume des deux hommes les plus en vue de la province de Québec : l’honorable Honoré Mercier, et l’honorable chef de la « loyale opposition. » La désinvolture avec laquelle vous traitiez de « vrai don Quichotte parlementaire » le très respecté chef du parti conservateur de la province de Québec, avait tout d’abord surpris vos lecteurs canadiens. Ceux-ci ont beaucoup ri en apprenant que l’honorable monsieur Taillon n’assistait pas au dîner que vous décrivez avec une verve si railleuse. Chacun se demande, aujourd’hui, quel peut bien être le malheureux convive dont la figure vous a rappelé le héros de Cervantès. Quoi qu’il en soit, laissez-moi réhabiliter à vos yeux le courageux patriote dont vous avez confondu la marquante personnalité avec un personnage créé de toutes pièces, sans doute, dans la fièvre de la composition. Monsieur Taillon est un des hommes dont s’honore la nationalité canadienne-française. Orateur habile, apôtre éloquent et convaincu d’une cause dont il s’est fait le plus ardent champion dans la province de Québec, il a su, par la remarquable intégrité de sa vie publique, rallier à lui tous les dévouements de son parti, et commander le respect même de ses adversaires politiques. Eussiez-vous rencontré l’homme, que sa haute stature, ses épaules carrées de solide Canadien, la loyauté de son regard, l’air de fine bonhomie qui se dégage de toute sa physionomie, vous eût frappé au premier abord. Quelques mots échangés avec l’ancien ministre vous auraient, à tout jamais, interdit de le confondre avec les politiciens d’occasion, que l’on rencontre trop souvent dans les pays dotés d’un régime parlementaire. Après avoir apprécié à sa juste valeur, l’habileté de l’honorable monsieur Mercier, vous ne pouvez vous empêcher de lui lancer un trait. C’est là une coutume qui vous est familière. Monsieur Mercier fait honneur, par ses hautes capacités, à la race canadienne-française. Il est permis de ne pas approuver sa politique, mais ce serait faire preuve d’une singulière étroitesse d’esprit que de ne pas lui reconnaître des qualités hors ligne de tribun et d’habile politique. Le premier ministre de la province ne cache pas ses origines, c’est un enfant du peuple ; il en fait volontiers parade, et en cela, a raison. À l’exemple de la plupart des Canadiens de marque, il doit à sa puissante volonté et aux dons seuls de son intelligence, d’être parvenu aux postes les plus élevés. En a-t-il de l’orgueil, je tendrais à le croire. Mais cet orgueil, en somme, ne rejaillit-il pas tout entier sur sa nationalité, dont il affirme, une fois de plus, les multiples aptitudes. L’abord facile de nos gouvernants, la bonhomie de leur accueil, le joyeux empressement avec lequel ils mettent de côté toute gravité d’emprunt pour fêter un ami de France, vous amuse au lieu de vous toucher. C’est affaire de tempérament. Nous autres, Français, n’avons pu nous habituer, depuis vingt ans, à nous passer de la forme extérieure dans l’autorité. Et pourtant, nous nous disons républicains austères, et partisans de l’égalité démocratique. Un général sans son panache perd chez nous tout droit à l’admiration, un ministre bon enfant ne serait pas pris au sérieux, et monsieur le président de la chambre ne s’assoierait pas à son fauteuil sans être, au préalable, passé entre une double haie de soldats, tambours battants, clairons sonnants. Quelle conclusion tirer de ces remarques ? Celle-ci, simplement : que chez les peuples américains, les dehors de l’autorité sont en rapport avec l’esprit même de la constitution qui les régit ; les détenteurs du pouvoir, simples délégués de la volonté populaire, n’estiment pas qu’en dehors de l’exercice officiel de leurs charges, ils soient tenus à un vain décorum qui n’ajouterait rien à leur mérite, et serait en contradiction avec les tendances naturelles de la nation. Une étude approfondie des lois constitutionnelles du Canada et de la façon intelligente dont le peuple en comprend le fonctionnement, ainsi que plus de données sur l’ensemble de notre organisation sociale, vous eussent permis de constater que nous sommes, ici, infiniment plus démocratiques dans nos goûts, nos idées et notre manière de vivre, que vous ne le serez jamais, en France, en dépit de la république une et indivisible. |
Le Saint Graal/05 | Jacques Boulenger Le Saint Graal Plon, 1923 (4, p. 14-17). ◄ Départ des compagnons de la Table ronde Quête de Galaad : le châtel aux pucelles ► Quête de Galaad : l’écu de Mordrain bookLe Saint GraalJacques BoulengerPlon1923ParisT4Quête de Galaad : l’écu de MordrainBoulenger - Romans de la table ronde IV, 1923.djvuBoulenger - Romans de la table ronde IV, 1923.djvu/214-17 Galaad chevaucha quatre jours sans rien voir qui mérite d’être narré dans un conte. Le cinquième, à vêpres, il parvint à une blanche abbaye où les moines lui firent bel accueil quand ils surent qu’il était chevalier errant, et, après l’avoir désarmé, ils le conduisirent dans une chambre où deux prud’hommes se trouvaient déjà, dont l’un était blessé et couché dans un lit : c’étaient le roi Ydier et messire Yvain. Il courut à eux les bras tendus et s’informa de ce qui était arrivé au roi Ydier. — Sire, répondit le blessé, il y a dans cette abbaye un écu dont les moines disent que seul pourra le porter sans être tué, ou navré, ou vaincu, le meilleur chevalier du monde. Quand il sut cela, messire Yvain déclara qu’il ne le rendrait jamais ; mais moi, ce matin, je l’ai pendu à mon cou et je suis sorti avec un écuyer que les rendus m’avaient donné. Je n’avais pas fait deux lieues que je vis un chevalier aux armes couleur de neige qui me courait sus aussi vite que son cheval pouvait aller. Je m’élançai à mon tour, mais ma lance se brisa sur son écu, tandis qu’il m’enfonçait la sienne dans l’épaule et me jetait à bas de mon destrier. « Sire chevalier, me dit-il, vous êtes bien fou de vous être servi de cet écu, tout souillé de péchés comme vous êtes ! Notre Sire m’a envoyé pour tirer vengeance de ce méfait. Retournez à l’abbaye, et quand Galaad, le sergent de Jésus-Christ, y sera venu, dites-lui qu’il prenne hardiment le bouclier et qu’il vienne ici : je lui en dirai la signifiance. » Le lendemain donc, après la messe, un des moines mena Galaad derrière le maître autel et lui montra un bel écu blanc à croix vermeille, qui fleurait une odeur plus douce que celle des roses. Et Galaad le prit, et quand il fut parvenu au lieu où le roi Ydier avait été blessé la veille, il vit accourir le blanc chevalier, qui lui dit : — Sache que, trente-deux ans après la Passion de Jésus-Christ, Joseph d’Arimathie, le gentil chevalier qui décloua le Sauveur de la croix, vint à Sarras où il convertit un roi sarrasin et mécréant qu’on appelait Évalac le méconnu et qui reçut à son baptême le nom de Mordrain. En partant pour la Bretagne, il lui laissa un écu blanc sur lequel il avait fait peindre une croix en mémoire de Notre Seigneur. Or, il arriva que Joseph et son fils l’évêque Josephé furent emprisonnés par un roi breton nommé Crudel. Mais Mordrain, à son tour, s’embarqua par le commandement de Dieu et vint dans la Bretagne bleue où, avec l’aide de son beau-frère Nascien, il vainquit Crudel et délivra les prisonniers. Après la bataille, ils virent passer un homme qui avait le poing coupé ; l’évêque Josephé l’appela et lui dit de toucher l’écu du roi Mordrain ; et aussitôt que l’homme eut fait cela, il se trouva guéri ; mais la croix disparut de l’écu et demeura marquée sur son bras. « Peu après, le roi Mordrain commit une grande faute : une nuit, il souhaita si fort de connaître la vérité du Graal qu’il se rendit dans la chambre où le saint vase était gardé, et il venait de soulever la patène, lorsque Dieu lui envoya un ange qui lui perça les deux cuisses d’un coup de lance : depuis lors il vit quelque part en ce monde, aveugle et paralytique, et ainsi sera-t-il jusqu’à la venue du chevalier qui le délivrera. Quand Josephé fut au point de trépasser du siècle, Mordrain, le roi mehaigné, le supplia de lui laisser quelque souvenir de lui. Alors l’évêque traça de son propre sang une croix sur l’écu et promit au roi mehaigné qu’elle demeurerait fraîche et vermeille tant que l’écu durerait. « Et il ne disparaîtra point de si tôt, ajouta-t-il, car nul ne le pendra à son cou qui ne s’en repentisse, avant celui à qui Dieu le destine. Faites garder cet écu au lieu même où Nascien, votre beau-frère, mourra : le bon chevalier désiré y viendra cinq jours après avoir reçu l’ordre de chevalerie. » Ainsi parla celui qui portait des armes blanches comme neige neigée ; puis il s’évanouit. Et Galaad reçut de la sorte son écu. |
Le Marquis de Villemer par George Sand | Charles Monselet Le Marquis de Villemer par George Sand Le Figaro du 14 novembre 1861, 1861 (p. 4-17). journalLe Figaro du 14 novembre 1861Le Marquis de Villemer par George SandCharles MonseletLe Figaro1861ParisTLe Marquis de Villemer par George SandMonselet - Le Marquis de Villemer par George Sand, paru dans Le Figaro, 14 novembre 1861.djvuMonselet - Le Marquis de Villemer par George Sand, paru dans Le Figaro, 14 novembre 1861.djvu/14-17 Ce Marquis a fait son chemin, paraît-il ; l’Académie s’en est occupée pendant quelques séances et s’est vue sur le point de lui décerner le prix de vingt mille francs. Nous sommes de ceux qui regrettent que l’Académie soit revenue sur ce premier et bon mouvement. Rien n’eût été de meilleur goût que cet hommage à un grand écrivain. Mais c’est déjà une vieille histoire ; cessons de nous y arrêter. Je viens de lire le Marquis de Villemer, et je dois m’accuser d’y avoir mis plusieurs jours. Est-ce que ma curiosité s’émousserait ? Cette ardeur de lecture, qui ne me permettait pas autrefois de lâcher un livre avant que je l’eusse terminé ne serait-elle qu’un privilège de la jeunesse ? Je me souviens d’avoir dévoré le Secrétaire intime, et d’avoir vu l’aube se lever sur la Dernière Aldini. Ou bien, est-ce que, par hasard, mon goût se frivoliserait ? Est-ce que je voudrais être amusé avant tout ? Mais non, je lis autant qu’autrefois ; — et je vais plus qu’autrefois aux livres d’un ordre élevé et même sévère. Alors, c’est donc dans le Marquis de Villemer que je dois rechercher les causes de ce refroidissement, ou plutôt de cet apaisement ; j’avoue que cette recherche ne laisse pas de m’intimider, bien que la perte momentanée de mon enthousiasme n’entame en rien mon admiration pour George Sand. Le sujet du Marquis de Villemer rappelle la Paméla de Richardson et la Nanine de Voltaire. Toujours une jeune fille pauvre accueillie par une femme de qualité ! Toujours le fils de la maison s’éprenant de la demoiselle de compagnie et lui offrant de l’épouser ! Toujours la noble résistance de celle-ci, et sa fuite avec son petit paquet à la main, et le mariage final ! Je ne suis pas difficile en fait de sujets ; j’admets qu’entre les mains du génie les plus simples sont quelquefois les meilleurs ; cependant celui-ci me paraît pousser le simple et le suranné jusqu’au défi. L’art miraculeux de George Sand, ou plutôt sa science naturelle, se retrouve, il est vrai, à chaque pas dans les développements de l’action et mieux encore dans les épisodes. Comme toujours, le paysage y occupe une large place ; cette fois, c’est le Velay qui a posé devant ce maître ès descriptions, c’est la ville du Puy assise sur un piédestal de lave, c’est la campagne tourmentée et splendide de la Haute-Loire. Ces tableaux abondants et complets interrompent à plusieurs reprises le roman, sans que l’on songe à s’en plaindre ; pour ma part, je dirais presque : au contraire, — tant est lente, et minutieuse, et répétée, et fatigante, l’analyse des amours de M. de Villemer et de Caroline de Saint-Geniex, sans grand bénéfice nouveau pour la psychologie. M. de Villemer est ce qu’on appelle un caractère accompli, et Caroline ne le lui cède en rien. Je ne résiste pas au désir de mettre sous vos yeux les portraits de ces deux phénomènes. Phénomène Caroline : « Elle n’est ni grande ni petite, elle est très bien faite, des pieds mignons, des mains d’enfant, des cheveux blond-cendré en quantité, un teint de lis et de roses, des traits exquis, des dents de perles, un petit nez très ferme, de beaux grands yeux vert de mer, qui vous regardent tout droit, sans hésitation, sans rêvasserie, sans fausse timidité, avec une candeur et une confiance qui plaisent et engagent ; rien d’une provinciale, des manières qui en sont d’excellentes à force de n’en être pas ; beaucoup de goût et de distinction dans la pauvreté de son ajustement... De plus, une voix et une prononciation qui font de sa lecture une vraie musique, un solide talent de musicienne, et par-dessus tout cela toutes les apparences, tous les signes évidents de l’esprit, de la raison, de la sagesse et de la bonté. » Phénomène Villemer « Il n’est ni petit ni grand, ni beau ni laid. Sa mise n’a rien de négligé et rien de recherché. Il semble avoir l’aversion instinctive de tout ce qui veut attirer l’attention sur la personne. Pourtant on s’aperçoit bien vite que ce n’est pas là un homme ordinaire. Le peu de mots qu’il vous dit est d’un sens profond ou délicat ; et ses yeux, quand ils perdent l’embarras d’une certaine timidité, sont si beaux, si bons, si intelligents, que je ne crois pas en avoir jamais rencontré de pareils... Ce n’est pas seulement un homme instruit, c’est un puits de science. Je crois qu’il a tout lu, car, sur quelque sujet qu’on le mette, il est intéressant et prouve qu’il a été au fond de tout. » Il faut tirer l’échelle après de tels héros de roman. Tout pâlit auprès d’eux. Ajoutons, comme trait suprême, qu’ils font en collaboration un ouvrage en trois volumes, intitulé : Histoire des titres. Ce sont deux âmes d’or, qui luttent entre elles de délicatesse, de générosité, de dévouement. Cette perfection me ravit ; mais, comme tous les sommets éblouissants de lumière, elle blesse et fatigue les yeux. C’est le midi de la sagesse. Appelez cela l’histoire de deux aigles et non l’histoire de deux amants. Lorsqu’il s’est longtemps et longuement maintenu dans les régions les plus pures de l’héroïsme, le récit se dénoue d’une façon arrangée et tout à fait du ressort du roman vulgaire. Le hasard se charge de réunir la plupart des personnages dans une auberge de province, où l’on assiste à la scène de reconnaissance des mélodrames : « Il y en eut pour une heure à raconter à bâtons rompus, follement, sans se comprendre, sans savoir si on ne rêvait pas. » Auparavant, on traverse une situation absolument et entièrement empruntée à Jean de la Roche : une ascension à un pic très élevé de l’endroit, ascension périlleuse, où M. de Villemer, comme M. de la Roche, risque de perdre la vie à vouloir suivre son amante inflexible. Je ne peux m’empêcher de voir là-dedans une allégorie familière à George Sand, c’est-à-dire ce parti pris de courber l’homme et de lui faire user ses ongles à la conquête de la femme. Ce sont ces répétitions, ces insistances, jointes au manque de rapidité de la narration, qui, probablement, ne m’ont pas permis de m’intéresser à cette composition avec autant d’abandon que par le passé. Sous la même ampleur et la même sérénité d’exécution, je me suis surpris à retrouver des romans lus plusieurs fois. Ces visages si beaux, je les connais ; ces cœurs sublimes m’ont déjà étonné ; ces marivaudages dans la passion m’exaspéraient encore l’année dernière. J’entends cependant autour de moi des gens qui s’extasient ; cette ardeur au travail, cette fécondité soutenue les transportent ; ils vont s’écriant que George Sand revient au roman pur, au roman dégagé de toute démocratie, au roman moral en un mot ; et dans le Marquis de Villemer ils veulent voir un progrès et une transformation. Les choses ne m’apparaissent point ainsi. D’abord, ce n’est pas la première fois que, par hasard ou autrement, madame Sand a fait un livre moral. Amis et ennemis la représentent toujours occupée à saper un principe ou à battre en brèche une loi sociale. Ce George Sand-là, épouvantail des procureurs impériaux de province, est aussi loin de nous que le George Sand en pantalon de cachemire rouge et en blouse saint-simonienne. Le fantôme d’Indiana a cessé de planer depuis longtemps sur les ménages du Marais. Je ne vois donc pas trop pourquoi on concéderait un privilége de vertu au Marquis de Villemer plutôt qu’à la Mare au Diable, à l’Uscoque ou aux Beaux messieurs de Bois-Doré. Voilà pour la prétendue transformation. Quant à un progrès, il n’existe, à mon avis, que dans l’esprit actif de M. Buloz. M. Buloz, qui aurait été orfévre s’il n’avait préféré être directeur de la Revue des Deux Mondes, estime que l’on a beaucoup de talent tant qu’on écrit chez lui, et, par contre, qu’il ne se produit guère rien de bon en dehors de la Revue. Pour lui, Balzac a cessé d’être Balzac le jour où il a tourné le dos à la rue Saint-Benoît. Semblable disgrâce a longtemps pesé sur madame Sand, alors que celle-ci était passée, armes et chefs-d’œuvre, à la Revue indépendante, au Journal des Débats, au Constitutionnel, partout enfin. M. Buloz n’eut pas assez de voix pour déplorer cette éclipse d’un si beau génie (éclipse pendant laquelle se produisaient les premiers volumes de Consuelo, Jeanne, la Petite Fadette, etc.) Oubliant qu’il avait publié Spiridion et Mauprat, il trouva déplorables les nouvelles tendances de son romancier égaré. Aujourd’hui, madame Sand est rentrée au bercail, c’est-à-dire à la Revue des Deux Mondes. L’éclipse est finie. M. Buloz se frotte les mains et juge que rien n’est comparable à Elle et Lui, si ce n’est l’Homme de neige. Qui donc parlait de doctrines subversives ? L’heureux directeur a publié l’an dernier le Marquis de Villemer, et il s’en montre justement glorieux ; il sourit, il répète : « La Revue obtient un grand succès ; la Revue préoccupe l’Académie ; la Revue a failli obtenir le prix de vingt mille francs ! » De là à voir madame Sand en progrès, la pente est aisée et toute naturelle. Eh bien ! non, madame Sand n’est pas en progrès. Jamais talent, au contraire, ne fut plus merveilleusement stationnaire que le sien. Le jour où elle a écrit Jacques, elle a trouvé son style. Depuis, ses idées ont pu varier, s’amoindrir ou s’élever, se troubler ou se purifier, sa manière est demeurée la même. C’est là le principal caractère de son œuvre. Maintenant, jusqu’à quel degré cette imperturbabilité de facture n’engendre-t-elle pas la monotonie ? C’est précisément ce point délicat qui fait le sujet de mon article. J’ai dit mes préférences pour ses romans d’éclat ; cet aveu laisse à deviner une partie de mes restrictions au sujet de ses derniers romans, dont le cercle intime tend à se resserrer de plus en plus. Cette presque indigence dans le choix des sujets tient peut-être au nouveau système de travail de l’auteur. Il ne s’agit plus, comme jadis, d’une vie mondaine et de voyages ; ce ne sont plus les soirs parfumés du café Florian, à Venise ; ce ne sont plus les nuits enfiévrées de Paris ; c’est la solitude du Berry, c’est la vie de propriétaire, c’est l’agriculture, c’est le labourage. On n’écrit plus, les mains tremblantes, et les yeux fixés sur ce but enivrant : la gloire. On a la gloire, c’est le reste qu’il faut aujourd’hui. C’est la ferme à agrandir, c’est le lopin de terre à acheter. Tous les jours que Dieu fait, soleil ou pluie, on a devant soi le même nombre de feuilles à remplir de cette haute et grave écriture de procureur. On s’y est habitué ; le corps en murmure d’abord un peu ; l’esprit en soupire, car il abdique le plus beau de ses droits : le droit à l’inspiration. Cette inspiration, on l’exige par tous les moyens, on la traque, on la force, et je sais bien qu’elle finit par venir. Je connais les bénéfices de l’habitude, les résultats heureux de la tâche quotidienne ; c’est l’abus seulement que j’en blâme, c’est l’excès que j’en déplore. Et n’essayez pas de nier les dangers, les lacunes, les défaillances qu’entraîne le travail absolument régulier. Vous vous mentiriez à vous-même. La supériorité de George Sand est, dit-on, dans sa façon d’exprimer l’amour, de peindre ses orages, de solfier ses tendresses. Sur ce terrain-là, on veut la voir sans rival. Je réclame au moins une place d’honneur, proche ou distante du Marquis de Villemer, pour l’auteur de la Grenadière. — De l’amour ? Mais on n’aime donc pas dans la Comédie humaine ! On n’y a donc pas des larmes, des baisers, des sanglots, des tyrannies, des dévouements ! Les femmes de George Sand, dites-vous ? Mais les femmes de Balzac ! mais Eugénie Grandet, mais la duchesse de Langeais, mais Pierrette, mais madame Claës, mais Ursule Mirouët ? George Sand a-t-elle dans son répertoire un type plus formidable que madame Marneffe, plus séraphique que madame de Mortsauf, plus raffiné que Modeste Mignon ? Était-ce par une naïve et loyale effusion, ou par un sentiment secret d’émulation, que Balzac s’avisa un jour de dédier ses Mémoires de deux jeunes mariées à George Sand ? George Sand semble mettre un certain orgueil à bannir de son œuvre tout autre sentiment, toute autre passion, toute autre préoccupation que l’amour. Certes elle en discute savamment ; c’est presque une chaire qu’elle occupe, c’est presque un cours qu’elle professe, et voilà ce que je lui reproche. Elle a une façon hautaine de traiter sa fable ; elle compose son tableau à la manière antique, cornélienne ; trois ou quatre personnages lui suffisent. Mais l’humanité crie davantage et se fait jour plus violemment dans les pages enflammées de Balzac ; le brouhaha de ses innombrables comparses me fait mieux pénétrer dans la vie réelle ; enfin, pour résumer un parallèle que je n’ai pas cherché, mais que j’accepte à mesure qu’il se développe à mon esprit, les héroïnes de Balzac ont plus de sens que celles de George Sand ; — et s’il me fallait en appeler au jugement des femmes elles-mêmes, je suis certain qu’elles diraient en désignant l’écrivain du Lys dans la vallée : « L’auteur féminin, le voilà ! » CHARLES MONSELET. |
Origines des espèces animales et végétales/04 | A. de Quatrefages Histoire naturelle générale. — Origine des espèces animales et végétales. — IV. — Darwin et les théories transformistes, l’espèce et la race Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 80, 1869 (p. 397-432). ◄ III V ► Histoire naturelle générale. — Origine des espèces animales et végétales. — IV. — Darwin et les théories transformistes, l’espèce et la race journal2e périodeHistoire naturelle générale. — Origine des espèces animales et végétales. — IV. — Darwin et les théories transformistes, l’espèce et la raceA. de Quatrefages1869ParisCtome 80Histoire naturelle générale. — Origine des espèces animales et végétales. — IV. — Darwin et les théories transformistes, l’espèce et la raceRevue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvuRevue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/9397-432 HISTOIRE NATURELLE GÉNÉRALE ORIGINES DES ESPÈCES ANIMALES ET VÉGÉTALES. DISCUSSION DES THÉORIES TRANSFORMISTES. L’ESPÈCE ET LA RACE. I. De l’Origine des espèces, par C. Darwin, traduction de Mlle Royer. — II. De la Variation des animaux et des plantes sous l’action de la domestication, par C. Darwin, traduction de M. Moulinié. — III. L’Homme avant l’histoire, par sir John Lubbock, traduction de M. Barbier. — IV. De la Place de l’homme dans la nature, par Th. H. Huxley, traduction de M. Dally. — V. Mémoire sur les microcéphales ou hommes-singes, par C. Vogt. — VI. Animaux fossiles et géologie de l’Attique, par M. A. Gaudry. M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, après avoir comparé dans les moindres détails les doctrines émises relativement à l’espèce depuis Linné et Buffon par les botanistes et les zoologistes les plus éminens, résume sa remarquable discussion en des termes qui, dans la bouche du fils d’Étienne Geoffroy, ont une importance qu’on ne saurait méconnaître, une signification trop souvent oubliée. « Telle est l’espèce et telle est la race, dit-il, non-seulement pour une des écoles entre lesquelles se partagent les naturalistes, mais pour toutes, car la gravité de leurs dissentimens sur l’origine et les phases antérieures de l’existence des espèces ne les empêche pas de procéder toutes de même à la distinction et à la détermination de l’espèce et de la race. Tant qu’il s’agit seulement de l’état actuel des êtres organisés (accord d’autant plus digne de remarque qu’il n’existe guère qu’ici), tous les naturalistes pensent de même, ou du moins agissent comme s’ils pensaient de même. » Ces paroles posent nettement la question, et renferment un grave enseignement. Elles nous rappellent que souvent il y a pour ainsi dire deux hommes dans le même naturaliste, selon qu’il étudie le monde organique avec la seule intention de le connaître tel qu’il est, ou qu’il s’efforce d’en scruter les origines pour l’expliquer. Elles nous apprennent que les écoles existent seulement lorsqu’on se place en dehors des temps et des lieux accessibles à l’observation, qu’elles s’effacent dès qu’on rentre dans la réalité. Alors, « de Cuvier à Lamarck lui-même, il n’y a plus qu’une manière de concevoir l’espèce. » C’est que les faits s’imposent aux esprits les plus prévenus ; en présence de ce qui est, il n’est pas possible d’arguer de ce qui pourrait être. Or, à moins de supposer dans les lois générales du monde organique des changemens que rien n’indique, il faut bien admettre que les choses se sont passées autrefois comme elles se passent aujourd’hui, et par conséquent que l’espèce et la race sont de nos jours ce qu’elles ont toujours été. Pour savoir ce que sont ces deux choses telles que les ont comprises Linné comme Buffon, Cuvier aussi bien que Geoffroy Saint-Hilaire et Lamarck, interrogeons donc le présent. Lui seul peut nous éclairer quelque peu sur le passé. Comme j’ai du reste abordé cette question ici même avec détail, je serai bref, et insisterai seulement sur quelques considérations nées des dernières controverses auxquelles ont donné lieu quelques faits récemment acquis. I. D’après M. Büchner, qui reproduit ici une opinion exprimée par un éminent professeur de Heidelberg, G. Bronn, « l’idée d’espèce ne nous est pas donnée par la nature même. » S’il en était ainsi, on ne trouverait pas un si grand nombre d’espèces portant des noms particuliers chez les peuples les plus sauvages et chez nos populations les plus illettrées. La notion générale de l’espèce est au contraire une de celles qu’on ne peut pas ne point avoir, pour peu que l’on regarde autour de soi. La difficulté est de la formuler nettement, de lui donner la précision scientifique, et cette difficulté est très réelle. Elle tient à ce que l’idée générale repose sur deux ordres de faits de nature fort différente et qui semblent assez souvent être en désaccord. Présentez au premier paysan venu deux animaux entièrement semblables, sans hésiter il les déclarera de même espèce. Demandez-lui si les petits d’un animal quelconque sont de même espèce que ses père et mère, il répondra oui à coup sûr. L’immense majorité des naturalistes pense et parle au fond comme le paysan. Un bien petit nombre seulement n’a vu avec Flourens que le côté physiologique de la question ; d’autres, un peu plus nombreux, entraînés par les habitudes ou forcés par la nature de leurs travaux à ne voir que la forme, se sont placés exclusivement au point de vue morphologique, et parmi eux nous rencontrons quelques paléontologistes ou géologues justement célèbres. Quant aux naturalistes proprement dits, ceux qui s’occupent essentiellement des espèces, qui les étudient à l’état vivant et sont par suite amenés à tenir compte de tout, ils sont ici pleinement d’accord. Lorsqu’ils ont voulu définir l’espèce, ils se sont tous efforcés de faire entrer dans leurs formules les deux notions de la ressemblance et de la filiation. Ainsi ont fait Buffon et de Jussieu, Lamarck et Blainville, Cuvier et de Candolle, Isidore Geoffroy et A. Richard, Bronn lui-même et C. Vogt. J. Muller et M. Chevreul. Sans doute les termes employés diffèrent. Cette variété d’expressions qu’on a voulu présenter comme une divergence de doctrines n’a rien que de très naturel. On sait combien une bonne définition est difficile à trouver lors même qu’il s’agit des choses les plus simples, combien la difficulté s’accroît à mesure qu’il s’agit d’embrasser un plus grand nombre de faits ou d’idées. Or la notion de l’espèce est forcément des plus complexes. Voilà pourquoi tant d’hommes éminens, essentiellement d’accord sur les points fondamentaux, ont varié dans la traduction des idées accessoires. D’ailleurs les sciences marchent, et, venu après eux, j’ai cru pouvoir, moi aussi, proposer une définition de plus. Les deux idées qui concourent à former l’idée générale d’espèce ne sont nullement simples. Dès le début, et à ne tenir compte que des phénomènes les plus communs, les seuls connus au temps de Linné et de Buffon, l’idée de ressemblance fut nécessairement complexe ; elle dut embrasser la famille entière avec les différences que comportaient les sexes et les âges. Le père et la mère ne se ressemblent pas ; pendant une période plus ou moins longue de la vie, les fils et les filles diffèrent quelquefois beaucoup de l’un et de l’autre. Le faon se distingue au premier coup d’œil du cerf et de la biche. Les métamorphoses de certains insectes offraient à nos prédécesseurs un premier degré de complications ; il y a une énorme distance de la larve à l’insecte parfait, de la chenille au papillon. Or de nos jours le nombre et la diversité des formes comprises dans une seule famille physiologique se sont multipliés d’une façon inattendue. Il a bien fallu tenir compte des faits nouveaux acquis à la science. Le premier, Vogt eut le mérite de comprendre dans sa définition de l’espèce la notion des phénomènes de généagenèse ; mais il laissa en dehors ceux qui se rattachent au polymorphisme, dont divers travaux récens, en particulier ceux de Darwin, ont montré la haute importance. Au fond, tous ces phénomènes, considérés au point de vue où nous sommes placés en ce moment, aboutissent à élargir de plus en plus l’idée qu’on se faisait autrefois de la famille physiologigue. Dans les cas de généagenèse même les plus compliqués, nous trouvons en effet toujours, à l’ouverture d’un cycle de générations, un père et une mère caractérisés par la présence des élémens reproducteurs. Une méduse femelle pond des œufs que féconde une méduse mâle. De chacun de ces œufs sort un être semblable à un infusoire, fils immédiat des parens. Celui-ci se fixe et se transforme en une sorte de polype qui produit par bourgeonnement un nombre indéterminé d’individus sans sexe. À son tour, l’un de ces individus se métamorphose, et se fractionne en méduse chez qui reparaissent les élémens nécessaire à une nouvelle fécondation. Il est évident que tous les individus sortis du même œuf, quelles que soient leurs formes, quel que soit l’ordre dans lequel ils se succèdent, sont les fils médiats de la mère qui a pondu l’œuf, du père qui l’a fécondé. Ils sont au même titre les frères de tous les individus produits par une même ponte. Les rapports physiologiques n’ont pas changé de caractère. La famille s’est agrandie, elle s’est, pour ainsi dire, fractionnée ; mais elle est au fond restée la même. Bien que compliquant parfois d’une manière étrange les phénomènes de la reproduction ordinaire ou de la généagenèse, le polymorphisme ne change rien à cette conclusion. Dans une ruche, les neutres, les mâles et les femelles, issus de la même reine-mère fécondée par un seul père, appartiennent à la même famille. Il en est de même dans une termitière pour les grands rois et les grandes reines, les petits rois et les petites reines, les ouvriers et les soldats, ailés ou non. Darwin a constaté des changemens non moins remarquables en étudiant quelques-unes de nos plantes les plus communes, la primevère, le lin, les plantains, la salicaire. Chez ces végétaux, les graines fournies par une seule et même plante-mère donnent naissance à des plantes sœurs dont les organes floraux essentiels, le pistil et les étamines, diffèrent d’une manière très marquée. Certaines fleurs d’orchidées poussent sur le même pied, et sont cependant si diverses d’aspect qu’on les avait regardées comme caractérisant deux genres distincts tant qu’on ne les avait vues que sur des plantes séparées. Enfin des phénomènes bien plus complexes ont été découverts chez les champignons parasites par M. Tolasne et les botanistes entrés après lui dans cette nouvelle voie de recherches. La généagenèse et le polymorphisme se compliquent ici d’une façon en apparence toute nouvelle. Ils se rattachent à des migrations et à des changemens de sol et de milieu d’une manière qui a dû surprendre les premiers observateurs ; cependant ils ne présentent au fond rien de plus étrange que les phénomènes de la reproduction des vers intestinaux. Or ces végétaux qu’on a pu attribuer à des genres, parfois à des familles taxonomiques différentes, ces animaux tellement dissemblables qu’on les a longtemps placés dans des classes distinctes, n’en doivent pas moins être mis à côté les uns des autres et avec leurs parens dans la même familles physiologique. Celle-ci embrasse donc toutes les générations médiates, parfois nombreuses, toutes les formes d’évolution si disparates qu’enfantent la généagenèse et le polymorphisme. Dans le monde étrange où règnent ces deux phénomènes, la ressemblance disparaît du père et de la mère aux enfans, du frère au frère, lorsqu’ils apparaissent à des époques différentes du cycle ; elle n’existe qu’entre les descendans plus éloignés et les collatéraux, et toujours dans des familles physiologiques différentes. Au point de vue de l’espèce, celles-ci apparaissent comme un élément fondamental dont il faut tenir le plus grand compte. Voilà pourquoi, sans m’écarter des conceptions de tant d’illustres prédécesseurs, j’ai cru devoir introduire le terme de famille dans la définition que j’ai proposée ici même. Pour moi, l’espèce est « l’ensemble des individus plus ou moins semblables entre eux qui sont descendus ou qui peuvent être regardés comme descendus d’une paire primitive unique par une succession ininterrompue de familles. » En atténuant dans cette formule l’idée de ressemblance, je ne songeais pas seulement aux phénomènes que je viens de rappeler. J’avais aussi en vue des faits bien plus simples et journaliers. Blainville lui-même, pour qui l’espèce n’était que l’individu se répétant dans l’espace et dans le temps, acceptait par cela même la possibilité de modifications morphologiques considérables, car chez tous les êtres organisés l’individu subit des métamorphoses plus ou moins étendues depuis le moment de sa première formation jusqu’à celui de sa mort. Avec tous les naturalistes, il a reconnu l’existence des variétés comprises comme je l’ai moi-même défini ; il a admis la formation et la durée des races. Sur ces deux points, l’accord entre toutes les écoles, entre les botanistes et les zoologistes, est aussi complet que possible, et les définitions en font foi. Dans la formule que j’ai proposée, j’ai seulement cherché à préciser plus que mes devanciers la notion d’origine. « La race, disais-je, est l’ensemble des individus semblables appartenant à une même espèce, ayant reçu et transmettant par voie de génération les caractères d’une variété primitive. » Ainsi l’espèce est le point de départ ; au milieu des individus qui composent l’espèce apparaît la variété ; quand les caractères de cette variété deviennent héréditaires, il se forme une race. Tels sont les rapports qui, pour tous les naturalistes, règnent entre ces trois termes, et qu’on doit constamment avoir présens à l’esprit dans l’étude des questions qui nous occupent. Il en résulte premièrement que la notion de ressemblance, très amoindrie dans l’espèce, reprend dans la race une importance absolue. De là il suit également qu’une espèce peut ne comprendre que des individus assez semblables pour qu’on ne distingue pas même chez eux de variétés, qu’elle peut présenter des variétés individuelles dont les descendans rentrent dans le type spécifique commun, mais qu’elle peut aussi comprendre un nombre indéfini de races. Toute exagération, toute réduction, toute modification suffisamment tranchée d’un ou de plusieurs caractères normaux, constituent en effet une variété, et toute variété peut donner naissance à une race. En outre chaque race sortie directement de l’espèce peut à son tour subir de nouvelles modifications se transmettant par la génération. Elle se transforme alors, et une série nouvelle prend naissance, distincte de la première par certains caractères et méritant au même titre le nom de race. Ainsi se forment les races secondaires, tertiaires, etc. On peut donc se figurer les espèces dont le premier type n’a pas varié comme un de ces végétaux dont la tige est toute d’une venue et ne présente aucune branche, les espèces à races plus ou moins nombreuses comme un arbre dont les branches-mères se subdivisent en branches secondaires, en rameaux, en ramuscules plus ou moins multipliés. À travers quelques différences de langage, il est facile de reconnaître que tous les naturalistes s’accordent encore sur les points que je viens d’indiquer. Par cela même qu’on accepte l’existence des races, on reconnaît que le type spécifique est variable. La discussion ne peut porter que sur le plus ou le moins d’étendue qu’atteint la variation. Sur ce point encore, on est bien près de s’entendre. Sans doute, emporté par l’ardeur des polémiques, Cuvier n’avait pas assez apprécié la valeur des modifications que présentent nos animaux domestiques ; cependant il reconnaissait que, chez le chien, la distance de race à race égale souvent celle qui dans un genre naturel sépare les espèces les plus éloignées. Ses disciples les plus fidèles ont compris qu’il fallait aller plus loin. Il est impossible en effet de méconnaître aujourd’hui que les dissemblances tant extérieures qu’anatomiques existant parfois entre animaux de même espèce, mais de races différentes, sont telles que, rencontrées chez des individus sauvages, elles motiveraient justement rétablissement de genres distincts et parfaitement caractérisés. Les chiens, chez les mammifères, pouvaient déjà servir d’exemple. Le magnifique travail de Darwin sur les pigeons a prouvé que dans cette espèce le champ de la variabilité n’est pas moins étendu. Certainement, si l’on ne connaissait leur origine commune, aucun naturaliste n’hésiterait à placer dans des genres différens le messager anglais et le grossegorge, dont Darwin nous a donné les portraits et fait connaître l’organisation. Là toutefois paraissent s’arrêter les modifications. Du moins on ne connaît encore aucun exemple d’une race assez éloignée de son point de départ pour présenter les caractères d’une famille taxonomique naturelle à part. Constatons dès à présent un fait d’une grande importance et dont nous aurons à rechercher plus tard la signification. Chez les espèces sauvages, on ne rencontre que bien rarement des variations comparables à celles qui viennent d’être indiquées, si ce n’est chez les animaux inférieurs et les végétaux. En tout cas, lorsque la même espèce compte des représentans restés sauvages et des représentans cultivés ou domestiqués, ceux-ci varient dans une proportion infiniment plus considérable que les premiers. On pourrait citer ici toutes celles de nos plantes potagères dont l’origine est connue ; les animaux offriraient des faits semblables. Assez souvent des races naturelles de mammifères ont été prises d’abord pour des espèces distinctes, parce qu’on ne connaissait pas les termes intermédiaires ; on n’a jamais eu la pensée de les placer dans des genres différens. De l’Inde au Sénégal, le chacal a changé, sans atteindre même le degré de variation qu’admettait Cuvier. L’hélice lactée, espèce d’escargot comestible très estimé des Espagnols, originaire d’Espagne et du nord-ouest de l’Afrique, a été transportée dans notre département des Pyrénées-Orientales, et en Amérique jusqu’à Montevideo. Elle a donné naissance à des races bien caractérisées, et la race montévidéenne surtout aurait été certainement regardée comme une espèce distincte, si on n’eût connu son origine ; mais elle n’a pas franchi pour cela les bornes qui séparent les hélices proprement dites des genres les plus voisins. On voit que la ressemblance entre individus représentans d’un même type spécifique n’est que relative, que l’espèce est variable dans des limites assez étendues et quelque peu indéterminées. La variété et la race ne sont autre chose que l’expression de cette variabilité s’accusant par des caractères individuels dans la première, héréditaires dans la seconde. Au contraire, l’idée de ressemblance est le fondement même de la race, puisque, les caractères venant à varier, il se forme une race nouvelle, se rattachant à l’espèce par l’intermédiaire de toutes les races apparues avant elle. Toute race fait donc partie de l’espèce dont elle est dérivée, et réciproquement toute espèce comprend, indépendamment des individus qui ont conservé les caractères primitifs du groupe, tous ceux qui appartiennent aux races primaires, secondaires, tertiaires, dérivées du type fondamental. Pour citer un exemple frappant, aujourd’hui incontestable grâce au travail de Darwin, il n’est pas un de nos pigeons qui ne descende du biset, et cette espèce, la columba livia des naturalistes, se compose à la fois de tous les bisets sauvages et des cent cinquante races distinctes et ayant reçu des noms particuliers qu’a étudiées le savant anglais. Dans ce chiffre ne sont pas comprises, bien entendu, les variétés individuelles qui se produisent fréquemment et dont Darwin fait connaître de nombreux et curieux exemples. Quand il s’agit de l’espèce, la notion de filiation se présente avec un caractère bien plus précis que la précédente, quoique les discussions aient porté et portent encore principalement sur elle. Évidemment, entraînées par leurs doctrines générales, les écoles opposées se sont laissées aller sur ce point à des exagérations en sens contraire dont se préserve aisément quiconque étudie les faits sans parti-pris. Constatons d’abord que personne ne croit plus à la fécondité du croisement entre animaux appartenant à des classes ou à des familles différentes. Réaumur, fût-il encore témoin des étranges amours d’une poule et d’un lapin, n’espérerait plus en voir naître « ou des poulets vêtus de poils ou des lapins couverts de plumes, » pas plus que je n’ai cru qu’il résulterait un être intermédiaire de celles d’un chien et d’une chatte que j’ai moi-même constatées. En revanche, si Frédéric Cuvier vivait encore, il ne dirait plus, en exagérant les doctrines de son illustre frère : « Sans artifice ou sans désordre dans les voies de la Providence, jamais l’existence des hybrides n’aurait été connue. » Duvernoy n’écrirait plus : « L’animal a l’instinct de se rapprocher de son espèce et de s’éloigner des autres, comme il a celui de choisir ses alimens et d’éviter les poisons. » Le fait est que de genre à genre les unions sont fort rarement productives. Entre espèces de même genre, quelque voisines qu’elles soient par l’ensemble des caractères morphologiques, la très grande majorité des mariages sont inféconds. Lorsque le croisement est possible, la fécondité est d’ordinaire amoindrie, et parfois dans une mesure notable. Tels sont les faits incontestés que présente tout d’abord l’hybridation, c’est-à-dire le croisement entre individus faisant partie d’espèces différentes, et cela chez les végétaux aussi bien que chez les animaux. Ils contrastent déjà d’une manière remarquable avec les phénomènes qui accompagnent les métissages, c’est-à-dire le croisement opéré entre individus de même espèce, mais de races différentes. Ici, quelque opposés que soient les caractères morphologiques, les unions sont faciles et toujours fécondes. Les expériences faites au Muséum par Isidore Geoffroy ne peuvent laisser de doute sur ce point quand il s’agit des animaux. Les faits recueillis par une foule de botanistes, et en particulier par M. Naudin et par Darwin lui-même, sont tout aussi concluans en ce qui touche aux végétaux. Les premiers pas faits dans la voie du croisement établissent donc entre l’espèce et la race des différences qui grandissent et se précisent rapidement lorsqu’on examine non plus les parens, mais les fils. Quelque rapprochées que soient les deux espèces croisées, quelque régulièrement féconde que soit leur union, l’hybride qui en résulte peut rarement se reproduire. Tel est le mulet, fils de l’âne et de la jument. La fécondité est au moins presque toujours considérablement réduite ; elle diminue encore rapidement dans les enfans de l’hybride de premier sang, et disparait au bout d’un fort petit nombre de générations. C’est ce que savent fort bien les innombrables expérimentateurs, hommes de science ou simples amateurs, qui ont tenté le croisement entre des espèces d’oiseaux, entre le serin des Canaries, par exemple, et le chardonneret. Les métis au contraire, ces enfans de races différentes d’une même espèce, sont généralement tout aussi féconds, parfois plus féconds que leurs parens, et transmettent d’une manière indéfinie à leurs descendans les facultés reproductrices dont ils jouissent eux-mêmes. Tels sont les faits généraux, ils suffiraient pour établir entre l’espèce et la race, au point de vue physiologique, une profonde et très sérieuse distinction. Les exceptions apparentes ne font que confirmer cette conclusion par des phénomènes nouveaux. Remarquons toutefois que ces exceptions ne portent nullement sur la fécondité des métissages, c’est-à-dire des croisemens entre races d’une même espèce. Darwin lui-même accepte franchement le fait, quelque contraire qu’il soit à ses doctrines. « Je ne connais, dit-il, aucun cas bien constaté de stérilité dans des croisemens de races domestiques animales, et, vu les grandes différences de conformation qui existent entre quelques races de pigeons, de volailles, de porcs, de chiens, ce fait est assez extraordinaire et contraste avec la stérilité qui est si fréquente chez les espèces naturelles les plus voisines, lorsqu’on les croise. » Il cite bien un fait emprunté à Youatt et d’où il résulterait que dans le Lancashire le croisement du bétail à cornes longues et courtes aurait été suivi d’une diminution notable dans la fécondité à la troisième ou quatrième génération ; mais, avec cette bonne foi que n’imitent pas toujours ses disciples, il oppose à ce témoignage celui de Wilkinson, qui a constaté sur un autre point de l’Angleterre l’établissement d’une race métisse provenant de ce même croisement. Il rapporte et interprète dans le même esprit un certain nombre d’observations faites sur des végétaux. Sa discussion, où l’importance de quelques faits me semble légèrement exagérée, ne peut pourtant le conduire au-delà de cette conséquence, que le croisement entre certaines races de plantes est moins fécond que celui qui s’opère entre certaines autres. Cette conclusion, qu’accepteront certainement tous les naturalistes aussi bien que tous les éleveurs, n’a, on le voit, rien qui soit en désaccord avec le fait général indiqué plus haut. Le croisement entre animaux de même espèce, mais de races différentes, provoque l’apparition de certains phénomènes parmi lesquels il en est qui doivent arrêter notre attention. Chacun des deux parens apportant à peu près la même tendance à transmettre ses caractères propres aux enfans, il s’ensuit chez ceux-ci une sorte de lutte qui s’accuse par des modifications diverses, par la fusion, la juxtaposition plus ou moins complète des traits spéciaux aux deux races. Pendant quelque temps, on constate des oscillations plus ou moins étendues, et ce n’est qu’au bout d’un nombre indéterminé de générations que la race métisse s’assied et s’uniformise ; mais, quelque constance qu’elle acquière dans son ensemble, il arrive presque toujours que quelques individus reproduisent à des degrés divers, parfois avec une surprenante exactitude, les caractères de l’un des ancêtres primitivement croisés. C’est là ce que les physiologistes français ont désigné par le mot d’atavisme, ce que les Allemands appellent d’une manière très pittoresque le coup en arrière (Rückschlag). L’atavisme se produit souvent au milieu des races les plus pures en apparence et à la suite d’un seul croisement remontant à plusieurs générations. Darwin cite an éleveur qui, après avoir croisé ses poules avec la race malaise, voulut ensuite se débarrasser de ce sang étranger. Après quarante ans d’efforts, il n’avait pu encore y réussir complètement ; toujours le sang malais reparaissait dans quelques individus de son poulailler. L’histoire de toutes nos races domestiques présenterait des faits analogues. Chez le ver à soie, l’atavisme se manifeste après plus de cent générations. Quant à l’hybridation, elle présente, avons-nous dit, des phénomènes exceptionnels qui pourraient faire croire au premier abord qu’entre certaines espèces les choses se passent comme entre races, et qu’on peut obtenir des races hybrides. Dans quelques rares unions croisées de ce genre, on a vu la fécondité de la mère se conserver, puis persister chez les fils et chez les petits-fils, qui peuvent s’unir entre eux et donner naissance à de nouveaux produits. Plus fréquemment surtout, on a obtenu un résultat analogue en croisant les hybrides de premier lit avec des individus appartenant à l’une des espèces parentes. Ces hybrides, qui eussent été inféconds entre eux, retrouvent par ce procédé en partie ou entièrement la faculté de se reproduire, et donnent naissance à des quarterons qui possèdent trois quarts de sang de l’une des espèces et seulement un quart de sang de l’autre. Ceux-ci sont plus ou moins féconds entre eux et transmettent à leur postérité la faculté qu’ils ont retrouvée. II. Tels sont les faits acceptés aujourd’hui par tous les naturalistes et sur lesquels on se fonde souvent pour affirmer qu’on a obtenu des races hybrides. Ceux qui s’expriment ainsi oublient deux phénomènes, les plus frappans peut-être de tous ceux qu’engendre l’hybridation. Ils oublient la variation désordonnée qui se manifeste dès la seconde génération et qui enlève toute communauté de caractère à ces descendans d’espèces différentes ; ils oublient surtout qu’après quelques générations, ordinairement fort peu nombreuses, ces hybrides perdent leurs caractères mixtes, et retournent en totalité à l’une des espèces parentes ou se partagent entre les deux souches-mères, si bien que toute trace d’hybridation disparaît. Comme il s’agit ici de faits fondamentaux, il est nécessaire de citer quelques exemples pris dans les deux règnes et de résumer quelques observations trop souvent tronquées dans les citations qu’on en a faites. Quand il s’agit de l’hybridation chez les végétaux, on ne saurait invoquer une autorité plus sérieuse que celle de M. Naudin. Ses premières recherches sur ce sujet datent de 1853. Depuis cette époque, il n’a guère cessé de multiplier des expériences dont la précision et l’importance ont placé son nom à côté de ceux de Koelreuter et de Gærtner. Voici une de celles qu’il a citées comme exemple de ce qu’il a nommé si justement la variation désordonnée. M. Naudin croisa la linaire commune avec la linaire à fleurs pourpres. Il obtint de cette union un certain nombre d’hybrides dont il suivit sept générations sur plusieurs centaines de plantes. Les fils immédiats des espèces croisées, les hybrides de premier sang, furent presque intermédiaires entre leurs parens, et présentèrent une remarquable uniformité de caractères ; mais dès la seconde génération il n’en fut plus ainsi, les différences s’accusèrent de plus en plus. À chaque génération, plusieurs individus reproduisaient les caractères de l’espèce paternelle ou maternelle. Les autres, extrêmement dissemblables entre eux, ne ressemblaient pas davantage aux hybrides de premier sang. À la sixième ou septième génération, ces plantes présentaient la confusion la plus étrange. « On y trouvait tous les genres de variation possibles, des tailles rabougries ou élancées, des feuillages larges ou étroits, des corolles déformées de diverses manières, décolorées ou revêtant des teintes insolites, et de toutes ces combinaisons il n’était pas résulté deux individus entièrement semblables. Il est bien visible qu’ici encore nous n’avons affaire qu’à la variation désordonnée, qui n’engendre que des individualités. » Cette dernière observation de l’éminent naturaliste est d’une haute importance. Elle établit entre les variétés qui se manifestent spontanément dans une espèce et les formes plus ou moins disparates produites par l’hybridation une différence physiologique radicale. Les premières seules se transmettent et forment des races. Cette distinction ne pouvait échapper à M. Naudin, et il y revient en terminant son beau mémoire. « Les espèces, dit-il, lorsqu’elles varient en vertu de leurs aptitudes innées, le font d’une manière bien différente de celle que nous avons constatée dans les hybrides. Tandis que chez ces derniers la forme se dissout, d’une génération à l’autre, en variations individuelles et sans fixité, dans l’espèce pure au contraire, la variation tend à se perpétuer et à faire nombre. Lorsqu’elle se produit, il arrive de deux choses l’une : ou elle disparaît avec l’individu sur lequel elle s’est montrée, ou elle se transmet sans altération à la génération suivante. Et dès lors, si les circonstances lui sont favorables et qu’aucun croisement avec le type de l’espèce ou avec une autre variété ne vienne la troubler dans son évolution, elle passe à l’état de race caractérisée, et imprime son cachet à un nombre illimité d’individus. » En d’autres termes, les espèces proprement dites peuvent seules donner des races ; les hybrides ne produisent que des variétés, et l’uniformité ne s’établit dans leur descendance « qu’à la condition que celle-ci reprenne la livrée normale des espèces, » c’est-à-dire qu’elle subisse la loi de retour au type. Nous venons de voir le retour aux types des parens s’effectuer partiellement et pendant plusieurs générations successives. On peut montrer par un autre exemple intéressant ce même phénomène s’effectuant brusquement, après avoir été précédé des particularités qui caractérisent d’ordinaire l’hybridation. M. Naudin avait choisi cette fois le datura stramonium, dont la plupart de nos lecteurs connaissent sans doute la belle tige arborescente, et le datura ceratocaula, espèce « à tige traînante, ordinairement simple et probablement celle de tout le genre qui a le moins d’affinité avec le datura stramonium » Celui-ci jouait le rôle de mère. Dix fleurs furent préparées avec les soins nécessaires, et furent fécondées artificiellement avec le pollen du datura ceratocaula. L’opération réussit sur toutes, et l’expérimentateur put récolter dix capsules mûres ; mais aucun de ces fruits n’avait la grosseur normale. Les plus développés atteignaient à peine à la moitié du volume ordinaire de la pomme épineuse. Le développement des graines était en outre fort inégal ; une bonne moitié avait avorté, et n’était représentée que par des vésicules aplaties et ridées ; d’autres, bien conformées extérieurement, quoique plus petites que les graines normales, ne contenaient pas d’embryon, et par conséquent étaient infertiles. En somme, les dix capsules ne fournirent à M. Naudin qu’une soixantaine de graines paraissant arrivées à un complet développement, au lieu de plusieurs centaines qu’il aurait recueillies sur l’une ou sur l’autre espèce non croisée. Ces soixante graines produites par le croisement furent toutes semées. Il n’en germa que trois. L’un des hybrides ainsi obtenus périt ; les deux autres se développèrent avec une vigueur supérieure à celle des deux plantes parentes. En revanche, la fécondité se trouva remarquablement diminuée. Un grand nombre de fleurs ou ne se formèrent pas ou avortèrent au sommet et dans le bas de la tige. Celles qui se développèrent produisirent des fruits de grandeur normale et des graines parfaitement conformées. Ces graines furent mises en terre en deux fois les années suivantes ; plus de cent pieds sortirent de ces deux semis. Tous présentèrent sous le rapport du développement et de la fécondité des organes floraux exactement les mêmes caractères que les datura stramonium cultivés à côté d’eux comme termes de comparaison. D’un seul bond, toute cette postérité des deux hybrides était revenue à l’espèce maternelle primitive. Le retour n’a pas toujours lieu avec cette brusquerie. Il exige parfois plusieurs générations. Souvent aussi la descendance des premiers hybrides se répartit entre les deux espèces parentes ; mais en résumé, nous dit M. Naudin, « les hybrides fertiles et se fécondant eux-mêmes reviennent tôt ou tard aux types spécifiques dont ils dérivent, et ce retour se fait soit par le dégagement des deux essences réunies, soit par l’extinction graduelle de l’une des deux. » Les expériences de ce genre sont généralement plus longues et par cela même plus difficiles à exécuter chez les animaux que chez les plantes. Toutefois les oiseaux offrent aux expérimentateurs des facilités que plus d’un naturaliste, et Darwin entre autres, ont su mettre à profit. Parmi les invertébrés, un certain nombre de groupes se prêteraient aussi très bien sans doute à cet ordre de recherches. Ce qui s’est passé au Muséum est de nature à encourager ceux qui seraient disposés à entrer dans cette voie. En 1859, M. Guérin-Méneville eut l’idée de croiser les papillons du ver à soie de l’allante (bombyx cynthia) avec ceux du ver à soie du ricin (bombyx arrindia). Ces unions furent fécondes. Les œufs qui en résultèrent furent déposés au Muséum dans le local destiné aux reptiles vivans et élevés par M. Vallée, gardien de cette partie de la ménagerie. Grâce à des soins intelligens, ces hybrides se propagèrent pendant huit années. Malheureusement la dernière génération périt tout entière dévorée par les ichneumons. Voici les faits qu’a présentés cette expérience, comparable à tous égards à celles qu’on a exécutées sur des végétaux. Tout en réunissant des caractères empruntés aux deux espèces, les hybrides de premier sang tenaient plus du bombyx de l’ailante que de celui du ricin. Ce cachet général se retrouvait dans les papillons et jusque sur les cocons. Ils étaient d’ailleurs assez semblables entre eux. « Il n’en a pas été de même, dit M. Guérin-Méneville, des métis (hybrides), issus de l’alliance des métis (hybrides) entre eux. Les produits de cette génération ont montré un mélange dans la couleur des cocons et des papillons qui est allé en augmentant à mesure que les générations entre métis se succédèrent. Ainsi chez les derniers, ceux de la troisième génération entre métis, il s’est trouvé la variété la plus grande possible, et le phénomène le plus intéressant a été de voir des métis prendre entièrement le caractère soit du type ailante, soit du type ricin. » Nous retrouvons ici, on le voit, dès la seconde et la troisième génération la variation désordonnée et le retour que nous avions vus se manifester chez les plantes. Ces phénomènes se sont développés de plus en plus chez ces hybrides d’invertébrés. En même temps l’empreinte du ver du ricin s’est de mieux en mieux accusée, et a fini par prendre si bien le dessus que la dernière éducation a donné presque en totalité des cocons appartenant au type qui semblait d’abord avoir été presque effacé. Les expériences d’hybridation chez les vertébrés ont été bien plus nombreuses que dans l’autre sous-règne. Il est peu d’amateurs d’oiseaux qui n’en ait tenté quelqu’une. Malheureusement nous n’avons pas sur cette classe d’observations précises et propres à éclaircir les questions qui nous occupent en ce moment. Il en est autrement pour les mammifères. Nous rencontrons chez eux un certain nombre de faits qui sont fort loin toutefois de présenter le même intérêt, et dont quelques-uns sont évidemment apocryphes. Isidore Geoffroy avait déjà fait justice du prétendu croisement fécond entre le taureau et l’ânesse, entre la chevrette et le bélier. Les renseignemens qu’a bien voulu me donner M. de Khanikoff montrent qu’il faut mettre dans la même catégorie celui du dromadaire et du chameau. Les fameuses expériences de Buffon sur le croisement du loup et du chien ont malheureusement été interrompues avant qu’elles pussent permettre de conclure, et n’ont été reprises par personne. Les détails précis manquent sur quelques autres faits cités par divers auteurs, et la seule conséquence qu’on puisse en tirer, c’est que chez un certain nombre d’animaux, comme chez le chien qu’on marie au loup, le croisement des espèces n’annihile pas la fécondité dans les descendans pendant trois ou quatre générations, ainsi qu’on l’avait soutenu à tort. Or il n’y a là rien qui dépasse les résultats fournis bien des fois par le croisement des espèces végétales. Cependant deux expériences ont été poussées assez loin pour qu’on puisse en tirer des conclusions précises. Ce sont celles qui ont porté sur le croisement de la chèvre et du mouton, d’où résultent les chabins ou ovicapres, et sur le mariage du lièvre et du lapin, qui donne naissance aux léporides. Toutes deux ont souvent été invoquées à l’appui de doctrines opposées à celles que je défends. On le pouvait peut-être à l’époque où M. Broca publiait son livre sur l’hybridité, car on ne possédait pas encore un certain nombre de faits que le temps seul a permis de constater. Il n’en est pas de même aujourd’hui. Quiconque examinera sans parti-pris l’ensemble des données maintenant recueillies reconnaîtra que les chabins et les léporides, malgré la prédominance de l’un des deux sangs, présentent exactement les mêmes phénomènes que les végétaux et les papillons. Je n’insisterai pas sur l’histoire des premiers. Il suffit de rappeler le témoignage de M. Gay, attestant que chez eux le retour aux espèces primitives s’effectue après quelques générations, et qu’on est obligé de recommencer la série de croisemens assez compliquée qui donne à ces hybrides la proportion des deux sangs nécessaire pour atteindre le but industriel qu’on se propose. L’histoire des léporides est aujourd’hui aussi complète, plus complète même que celle des chabins. Le travail de M. Broca a eu le double mérite d’éveiller l’attention du monde savant en rappelant des faits oubliés, en faisant connaître ceux qu’on observait à ce moment même loin de Paris, et de provoquer des expériences nouvelles dont quelques-unes se poursuivent encore. Quelques détails sont donc ici nécessaires. Le croisement du lièvre et du lapin a été tenté sur bien des points du globe et par bien des hommes de science ou de loisir. Il a généralement échoué, par exemple au Muséum à diverses reprises entre les mains de Buffon et d’Isidore Geoffroy. Le premier exemple connu de cette hybridation remonte à 1774, et fut constaté près du bourg de Maro, situé entre Nice et Gênes. Une jeune hase, élevée avec un lapereau de son âge par l’abbé Dominico Gagliari, s’accoutuma si bien à son compagnon qu’elle en eut deux fils qui semblent s’être partagé les caractères extérieurs du père et de la mère. Ainsi prit naissance une famille hybride dont les membres, livrés à eux-mêmes, se reproduisirent pendant un certain nombre de générations. Examinée en 1780 par l’abbé Carlo Amoretti, naturaliste d’un certain mérite, elle montra une grande variété de teintes et de mœurs. On y voyait des individus blancs, d’autres noirs, d’autres tachetés. Les femelles blanches creusaient des terriers pour mettre bas à la manière des lapins, les autres laissaient leurs petits à la surface du sol, comme font les lièvres. Ces renseignemens permettent de reconnaître que chez les léporides de l’abbé Cagliari la variation désordonnée s’était produite comme chez les végétaux étudiés par M. Naudin, comme chez les hybrides de papillons obtenus par M. Guérin-Méneville. M. Broca cite trois autres observations qu’il reconnaît être ou douteuses ou trop peu complètes pour mériter une attention sérieuse. Il s’arrête avec raison aux expériences de M. Roux, président de la Société d’agriculture de la Charente. Il s’agit ici en effet d’une hybridation élevée à l’état de pratique industrielle et comparable à ce point de vue au croisement de la chèvre et du mouton. Dès 1850, paraît-il, M. Roux avait été amené par ses propres expériences à croiser le lièvre et le lapin précisément dans la proportion que nous avons vue être la plus favorable à la production des chabins. Ses léporides avaient trois huitièmes de sang de lapin, cinq huitièmes de sang de lièvre. Dans ces conditions, d’après les détails donnés sur place à M. Broca, ils se propageaient régulièrement. Les portées étaient de cinq à huit petits, qui s’élevaient sans difficulté, et acquéraient à la fois un poids plus considérable que celui de leurs ancêtres lièvres ou lapins, une chair qui, quoique blanche comme celle de ces derniers, était bien plus agréable au goût, une fourrure supérieure en qualité à celle du lièvre lui-même. Ces avantages réunis donnaient aux léporides de M. Roux sur le marché d’Angoulême une valeur double de celle des plus beaux lapins domestiques. Enfin l’avenir de cette industrie paraissait assuré, car en 1859, époque du voyage de M. Broca, dix générations de léporides s’étaient déjà succédées sans manifester, au dire du producteur, la moindre tendance à retourner soit à l’une, soit à l’autre espèce. Ces faits semblaient bien établis, et on comprend qu’ils aient motivé quelques assertions fort exagérées sans doute, mais qui du moins paraissaient reposer sur des données précises. Cependant dès 1860, Isidore Geoffroy déclarait que les léporides « retournent assez promptement au type lapin, si de nouveaux accouplemens avec le lièvre n’ont pas lieu. » Cette déclaration avait d’autant plus de portée que, dans son livre d’Histoire naturelle générale, Isidore Geoffroy avait admis avec pleine confiance les faits attestés par M. Roux ; il était allé jusqu’à dire que « le moment ne semblait pas éloigné où une véritable race hybride serait issue de deux animaux dont les naturalistes ont dit si longtemps et redisent encore : leur accouplement même est impossible. » Le retour au type maternel venait démentir cette prévision ; mais en homme de science et de bonne foi, Isidore Geoffroy n’hésitait point à constater tout le premier le fait qui condamnait une opinion prématurément émise. Au reste, le doute ne fut bientôt plus possible. À mesure que les documens devinrent plus nombreux et plus précis, on apprit que l’industrie des léporides était loin d’atteindre l’importance qu’on lui avait prêtée ; on apprit que la mortalité était chez eux considérable. Le fait du retour fut reconnu au Jardin d’acclimatation, qui possédait deux léporides, fils de ceux qu’avait élevés M. Roux lui-même. À la Société d’agriculture de Paris, un de ces hybrides fut examiné avec soin, puis mangé dans un repas de corps : il parut ne pas différer d’un simple lapin. M. Roux, interpellé à diverses reprises et mis officiellement en demeure de s’expliquer par la Société d’acclimatation, se renferma d’abord dans un silence qui fut sévèrement interprété. Il paraît s’être décidé plus tard à reconnaître lui-même ce qu’avaient eu d’exagéré et d’inexact ses premières assertions. Pour avoir à peu près échoué au point de vue industriel, l’expérience de M. Roux n’en était pas moins intéressante. Il était à désirer qu’elle fût reprise, et divers expérimentateurs tentèrent de la reproduire. M. Gayot seul, croyons-nous, y a réussi. Il en a communiqué plusieurs fois les résultats à la Société d’agriculture de Paris, et il mit entre autres sous les yeux des membres de cette société, le 11 mars 1868, un individu, fils d’une femelle demi-sang croisée avec un mâle lièvre pur. Ce léporide avait donc trois quarts de sang de lièvre et un quart seulement de sang de lapin. Son pelage présentait quelque analogie avec celui de son père. Pourtant il ressemblait tellement au lapin sous tous les autres rapports que la société jugea nécessaire de le faire examiner de près et par comparaison. M. Florent Prévost, dont la vie entière s’est passée à la ménagerie du Muséum, et qui joint à l’expérience d’un aide-naturaliste émérite celle d’un chasseur, fut chargé de ce soin. « Occupé de cette intéressante question, dit-il dans son rapport, j’ai quitté de bonne heure la société pour aller dans plusieurs marchés et chez quelques personnes examiner tous les lapins, morts ou vivans, que j’ai pu rencontrer, pour les comparer à celui qui occupait la société. Sur le grand nombre d’individus que j’ai observés, huit ou dix avaient les mêmes caractères que j’avais remarqués sur celui auquel je venais de les comparer, et cependant ce n’étaient que des lapins domestiques. » Ainsi, dès la seconde génération et malgré ses trois quarts de sang de lièvre, ce léporide était redevenu en tout semblable à un lapin pur, au jugement d’un homme dont la compétence en pareille matière est certainement indiscutable. Ce phénomène du retour aux types parens, que nous retrouvons chez les animaux invertébrés ou vertébrés comme chez les végétaux, mérite toute notre attention. Seul il explique un fait qui sans cela serait fort étrange. Le nombre des hybrides féconds est sans doute extrêmement restreint ; pourtant il est loin d’être nul. Comment se fait-il donc qu’il soit à peu près impossible d’obtenir une véritable race hybride, c’est-à-dire une suite de générations reproduisant d’une manière plus ou moins complète les caractères mixtes empruntés à deux espèces différentes ? Malgré les efforts de tant d’expérimentateurs, on n’en connaît pas un seul exemple chez les animaux ; chez les végétaux, qui se prêtent bien plus aisément à l’expérimentation, on n’a réussi qu’une seule fois : les quarterons de blé et d’ægilops comptent aujourd’hui chez M. Fabre et chez M. Godron plus de vingt générations consécutives. Je reviendrai plus tard sur cette exception remarquable. Je me borne pour le moment à constater que, si l’on ne connaît pas d’autre fait de même nature, c’est que la loi de retour aux types parens vient constamment contre-balancer la loi de l’hérédité, en dépit de la sélection, en dépit même de la prédominance d’un des deux sangs, comme chez le léporide de M. Gayot. Ce dernier fait, celui que j’empruntais plus haut aux expériences de M. Naudin sur les daturas, une foule d’exemples pareils que l’on trouverait dans les écrits du même expérimentateur, dans ceux de M. Lecoq et de leurs émules, conduisent à une conséquence qu’il me semble difficile de repousser, c’est que le retour aux espèces primitivement croisées est complet. On ne peut évidemment ici invoquer la dilution de l’un des deux sangs ; on ne peut assimiler ce qui se passe chez ces demi-sang, chez ces quarterons, à la transformation progressive produite par des croisemens successifs, opérés toujours dans le même sens, et qui conduiraient de génération en génération d’un type à l’autre, expérience qu’on a aussi faite bien souvent. Dans ce dernier cas, pourrait-on dire, la prédominance de l’un des deux sangs en arrive à masquer l’existence de l’autre, bien que celui-ci persiste. Il n’y a rien de pareil dans ces datura stramonium, dans ces lapins, fils d’hybrides, qui reproduisent pourtant en totalité le type d’une seule des espèces croisées. La brusquerie du phénomène nous en révèle la nature. Il est évident qu’il y a ici soit rejet et expulsion, soit absorption ou destruction, en tout cas annihilation par un procédé physiologique quelconque de l’un des deux sangs dont l’association anormale donnait à l’hybride ses caractères mixtes. La physiologie, venant ici à l’appui de la morphologie, confirme de tout point cette conclusion, et montre tout ce qu’il y a de radical dans ce retour aux types. On ne connaît pas un seul cas d’atavisme par hybridité. L’observation chez les animaux est pourtant déjà ancienne. Les Romains savaient produire des chabins, et distinguaient par des noms spéciaux le produit du croisement selon que le père ou la mère étaient empruntés à l’espèce ovine ou à l’espèce caprine ; mais, en Italie comme dans le midi de la France, la loi de retour les a ramenés entièrement aux deux espèces primitives, et les effets du croisement ont totalement disparu. Jamais on n’a parlé d’agneaux nés d’une chèvre et d’un bouc, pas plus que d’un chevreau fils d’un bélier et d’une brebis. Certes un pareil fait, fût-il même fort rare, n’eût pas manqué d’éveiller l’attention, et on peut dire qu’ici l’observation négative équivaut à une affirmation. Quant aux végétaux, l’expérience directe a répondu dans le même sens. « J’ai plusieurs fois semé les graines des hybrides entièrement revenus aux types spécifiques, m’écrivait à ce sujet M. Naudin, et il n’en est jamais sorti que le type pur et simple de l’espèce à laquelle l’hybride avait fait retour. Jusqu’ici je ne vois rien qui puisse me faire supposer que, dans cette postérité revenue à une des espèces productrices, il puisse jamais se trouver un individu reprenant, par atavisme, les caractères de l’autre espèce. » Darwin lui-même déclare que, soit dans le règne animal, soit dans le règne végétal, jamais il ne s’est produit un fait de ce genre. Quelque étrange que puisse paraître le phénomène de retour, il n’est pas sans analogie avec un fait bien connu des physiciens et des chimistes. Sans vouloir établir une comparaison rigoureuse et surtout une assimilation, on peut rapprocher ce qui se passe dans la succession des générations hybrides de ce que présente une dissolution de deux sels, tous deux cristallisables, mais à des degrés différens. On sait que, pour les séparer, il suffit d’opérer un certain nombre de cristallisations successives, et que ce procédé permet d’obtenir des produits d’une très grande pureté. Le retour aux formes parentes, surtout quand il se manifeste brusquement et en faveur d’un seul type, pourrait tenir à quelque chose d’analogue. Il suffirait d’admettre que l’un des types, ayant la faculté de se réaliser plus promptement que l’autre, l’emporte par cela même sur son antagoniste comme dans un gazon les plantes vigoureuses et précoces étouffent les espèces plus faibles et tardives. Le phénomène de retour se trouverait ainsi ramené à un simple fait de lutte pour l’existence, et rentrerait par conséquent dans l’ordre de ceux qu’ont si bien expliqués les belles recherches de Darwin. On a voulu comparer à la variation désordonnée et au retour tel qu’on l’observe dans l’hybridation quelques-uns des phénomènes présentés par le métissage. On a, par exemple, assimilé à la première la lutte entre les caractères des deux races parentes observés à peu près toujours chez les métis. Pour montrer combien ce rapprochement est peu fondé, il n’est pas même nécessaire de recourir aux nombreux faits de détail que l’on pourrait invoquer. Il suffit de rappeler la pratique industrielle journalière. À chaque instant, on voit des éleveurs croiser des races parfois très différentes, tantôt pour relever un type inférieur, tantôt pour obtenir une race intermédiaire entre deux autres. Ils n’agiraient pas de même, si ces croisemens avaient pour résultat de produire un désordre comparable, même de bien loin, à celui que signale M. Naudin. Ils s’attendent sans doute à des irrégularités plus ou moins accentuées dans les premières générations métisses ; mais ils savent aussi qu’après quelques oscillations la race s’assoira. Ces oscillations pourront aller jusqu’à ramener quelques descendans des premiers métis à l’une des deux races parentes. Est-ce un véritable retour ? Non, car le sang de l’autre race reparaîtra bien souvent parmi les fils ou petits-fils de ces individus. Ici encore les exemples abonderaient au besoin. J’en ai emprunté un tout à l’heure à Darwin ; j’aurais pu rappeler également les expériences de Girou de Buzareingues et en particulier la généalogie qu’il a donnée d’une famille de chiens dans laquelle s’étaient mélangés par portions, paraît-il, à peu près égales le sang du braque et celui de l’épagneul. Un mâle, braque par ses caractères, uni à une chienne braque de race pure, engendra des épagneuls. Ce dernier sang, on le voit, n’avait point été annihilé, et le retour n’était qu’apparent. Je me borne à indiquer ces cas. Ils permettent de conclure que le vrai retour aux types et la véritable variation désordonnée n’ont encore été constatés comme règle générale que dans l’hybridation, et qu’en revanche l’atavisme ne s’est montré que dans le métissage. On peut ramener à un petit nombre de propositions simples et brèves les deux ordres de faits que je viens de résumer. L’espèce est variable, et cette variabilité s’accuse par la production des variétés et des races. Les races, simples démembremens d’un type spécifique, restent physiologiquement unies entre elles et au type qui leur a donné naissance. Ce lien physiologique se montre dans le métissage par la facilité et la fécondité des unions entre les races les plus différentes de formes, par la persistance de la fécondité chez les métis, par les phénomènes de l’atavisme. Entre les espèces, le lien physiologique fait défaut, et de là résultent dans l’hybridation l’extrême difficulté et l’infécondité habituelle des unions, la stérilité de la plupart des hybrides, les phénomènes de variation désordonnée et de retour, l’absence d’atavisme chez les descendans d’hybrides revenus au type spécifique. Les races métisses se forment aisément, spontanément, en dehors de l’action de l’homme et parfois malgré ses efforts. En dépit d’innombrables tentatives, l’homme n’a encore obtenu qu’une seule race hybride comptant une vingtaine de générations, et il n’a pu la conserver jusqu’ici que par des soins incessans et minutieux. Voilà les faits que présente la nature actuelle. On ne saurait les perdre de vue lorsqu’on aborde d’une manière quelconque les problèmes qui touchent à l’origine, à la constitution des espèces, car ils représentent tout ce que l’expérience et l’observation nous ont appris sur ces sujets difficiles. Ce sont eux qui nous serviront de guides pour la suite de cette discussion. III. Dans les théories qui reposent sur l’idée d’une transformation lente, toute espèce nouvelle est représentée d’abord par un individu possédant quelque caractère qui le distingue du type spécifique antérieur. Ce caractère, à peine sensible d’abord, s’affermit et s’accuse de génération en génération. Lamarck répète bien souvent que ce procédé de transformation est seul en harmonie avec les lois de la nature, et Darwin n’insiste pas moins pour montrer qu’il est la conséquence forcée de la sélection. En d’autres termes, ils admettent l’un et l’autre que toute espèce a son origine dans une variété, et passe par l’état de race avant de s’isoler, de prendre rang dans le tableau général des êtres. De là à considérer la race et l’espèce comme deux choses identiques, ou peu s’en faut, il n’y a qu’un pas. Aussi Lamarck est-il allé jusqu’à penser que les espèces ne sont en réalité que des races, et emploie-t-il même de préférence ce second terme dans ses ouvrages dogmatiques. Darwin admet que les races ne sont que des espèces en voie de formation, et il conclut à chaque instant des unes aux autres. Or cette assimilation entraîne une autre conséquence facile à prévoir. J’ai montré plus haut comment la notion de l’espèce relève à la fois de la morphologie et de la physiologie, combien la forme est variable dans certains cas sans que l’unité spécifique puisse être mise en discussion. J’ai rappelé comment au contraire les races se caractérisaient par leurs formes mêmes. Du moment où on substitue l’idée de race à celle d’espèce, du moment où l’on assimile ces deux choses, la morphologie doit nécessairement faire oublier, ou tout au moins placer à un rang très subordonné les considérations physiologiques. Cette tendance se retrouve en effet dans tous les écrits transformistes. J’en ai cité récemment un exemple emprunté à Darwin, j’en trouverais bien d’autres chez lui-même et chez Lamarck ; mais nulle part peut-être cette influence de la doctrine fondamentale n’est aussi accusée que dans un des plus beaux travaux de M. Naudin, dans celui-là même où, en résumant ses consciencieuses recherches, il fournit aux doctrines pour lesquelles je combats quelques-uns de leurs plus sérieux argumens. Après avoir rappelé, en le confirmant, ce qu’il avait dit de la loi de retour, il n’en arrive pas moins à déclarer que « l’espèce est avant tout une collection d’individus semblables, » et que « la délimitation des espèces est entièrement facultative. » Quand il écrivait ces paroles, M. Naudin donnait à la morphologie une prédominance que je ne puis admettre. Je suis au contraire pleinement d’accord avec lui quand, prenant pour exemple trois formes de courges comestibles, assez semblables pour avoir été réunies par Linné en une seule espèce, il montre que ces plantes refusent de donner des hybrides par croisement mutuel, et en conclut qu’il y a là « trois autonomies spécifiques » parfaitement distinctes, ou bien lorsque, rappelant ses expériences sur les daturas, il tire les mêmes conséquences des phénomènes de retour et des troubles manifestés par les hybrides dans la végétation. Il me semble en effet impossible de ne pas accorder aux caractères physiologiques tirés des phénomènes de reproduction une importance tout autre qu’à ceux qu’on peut emprunter à la forme. Nous voyons chaque jour celle-ci varier entre les mains de nos éleveurs, de nos jardiniers, de nos simples maraîchers, sans que jamais homme de science ou de pratique ait la pensée de faire une espèce à part des produits les plus aberrans, lorsque la filiation en est bien connue. L’autorité des faits l’emporte sur toutes les théories, et ramène à des conclusions identiques les esprits les plus divergens. On ne regardera pas davantage comme appartenant à la même espèce, quelque voisines qu’elles semblent être, des formes héréditaires entre lesquelles il est impossible d’obtenir des unions fécondes. En pareil cas encore, la réalité domine toutes les subtilités d’école. Ainsi, en présence des faits, les morphologistes les plus ardens acceptent la supériorité des caractères physiologiques empruntés à la fonction qui perpétue les êtres vivans. Au fond, la grande question est donc de savoir au juste jusqu’à quel point l’expérience peut nous éclairer sur la nature de ces deux groupes, jusqu’à quel point sont constans les phénomènes du métissage d’une part, de l’hybridation de l’autre. Darwin lui-même ne s’y est pas trompé. Sans doute dans son livre sur l’Espèce il a, comme Lamarck, parlé de ces espèces douteuses qui embarrassent les naturalistes par l’incertitude des caractères morphologiques ; il a invoqué surtout le témoignage des botanistes, et cité le nombre assez considérable des types qui, en Angleterre seulement, ont été considérés tour à tour comme espèce et comme race. Toutefois il insiste assez peu sur cet ordre de considérations, tandis qu’il consacre en entier un de ses quatorze chapitres à la seule question de l’hybridité. Dans son second ouvrage, cinq chapitres sont employés à exposer les résultats du croisement, à en apprécier les conséquences, indépendamment des études particulières consacrées à diverses espèces animales domestiques ou à des plantes cultivées, et dans lesquelles ces questions sont bien souvent examinées. Évidemment un travail de cette nature fait par un naturaliste qui regarde les races comme des espèces en voie de formation devait avoir pour but de montrer d’un côté que le croisement entre races n’est pas toujours possible, de l’autre que le croisement entre espèces peut donner naissance à des races hybrides. Telle est en effet la tendance générale de l’ouvrage ; mais telle est aussi la parfaite loyauté de l’auteur qu’il est souvent le premier à montrer ce qu’ont d’insuffisant les faits qui pourraient le plus être invoqués en faveur de ses doctrines générales, et que, pour le combattre, on n’a bien des fois qu’à lui emprunter des armes. Quand il s’agit du croisement des espèces entre elles, Darwin ne cite et ne pouvait citer aucun exemple de race hybride fourni par l’histoire des espèces sauvages livrées à elles-mêmes. Il tire surtout ses argumens de quelques espèces animales soumises à la domestication, de végétaux transformés par la culture ou soumis aux pratiques de l’hybridation artificielle ; suivons-le donc sur ce terrain. Parmi les animaux domestiques, les chiens, les moutons, les bœufs, les porcs, sont issus, pense-t-il, de plusieurs espèces. Cette opinion a été déjà bien souvent soutenue, et la grande, l’unique raison invoquée est toujours la différence de caractères existant d’une race à l’autre. Darwin apporte peu de considérations nouvelles à l’appui de cette opinion ; il en fournit de bien sérieuses propres à la renverser. Son admirable travail sur les pigeons montre que cette espèce domestique compte au moins cent cinquante races bien assises ayant reçu des noms spéciaux, et pouvant se diviser en quatre groupes fondamentaux, comprenant onze divisions principales. Cependant, par l’examen approfondi d’une masse énorme de faits, par un ensemble de considérations et de déductions qui se contrôlent et se confirment mutuellement, il en est arrivé à montrer de la manière la plus irrécusable que toutes ces formes, aujourd’hui héréditaires, ont pour ancêtre commun une forme spécifique unique, notre biset, la columba livia des naturalistes. Sans disposer de matériaux aussi nombreux, mais par l’application de sa méthode, Darwin ramène de même toutes nos races gallines au gallus bankiva. Certainement, s’il eût fait de même pour les mammifères domestiques, auxquels il accorde une origine multiple, il aurait conclu tout autrement qu’il ne l’a fait. Je ne puis entrer ici dans une discussion détaillée, et je me borne à indiquer quelques faits. Les principales raisons données par Darwin pour ramener au biset tous nos pigeons domestiques peuvent se résumer de la manière suivante. Les races les plus éloignées se rattachent les unes aux autres par des intermédiaires. Si les races principales ne résultent pas de la variation d’une seule espèce, si leurs caractères essentiels sont dus à la descendance de plusieurs espèces distinctes, il faut admettre une douzaine de souches ; il faut admettre aussi que ces douze espèces primitives avaient toutes les mêmes mœurs, les mêmes instincts. Or l’état actuel de l’ornithologie permet d’affirmer que ces espèces n’existent pas aujourd’hui. On serait ainsi conduit à supposer qu’après avoir été domestiquées elles ont disparu ; hypothèse entièrement gratuite. Ces espèces supposées auraient dû être extrêmement différentes de toutes les espèces du genre actuellement vivantes et présenter même certains caractères qu’on ne retrouve peut-être dans aucun oiseau. À l’exception des différences caractéristiques, toutes les races de pigeons ont dans la manière de vivre, dans la manière de nicher, dans leurs goûts, dans leurs allures au temps des amours, la plus grande ressemblance entre elles et avec le biset. Spontanément ou par suite du croisement de races bien tranchées, on voit reparaître souvent certaines particularités de plumage et de teintes rappelant exactement ce qui existe chez le biset. Les argumens qui précèdent reposent essentiellement sur des considérations morphologiques ; mais Darwin en a appelé aussi à la physiologie et au croisement. Il rappelle d’abord combien il s’est fait de tentatives depuis deux ou trois siècles pour domestiquer de nombreux oiseaux sans qu’on ait ajouté en réalité un seul nom à la liste des espèces apprivoisées. Il aurait donc fallu dès le début soumettre à la domestication une douzaine d’espèces distinctes, et cela si complètement qu’elles fussent devenues aptes à se croiser sans difficulté aucune en produisant des hybrides aussi féconds que leurs parens. Cette hypothèse serait bien peu d’accord avec l’expérience. L’auteur cite un nombre considérable de tentatives faites pour croiser diverses espèces du genre pigeon soit entre elles, soit avec les pigeons domestiques, et toujours les unions ont été infécondes ou n’ont donné que des individus incapables de se reproduire. Tout au contraire, les mariages entre pigeons domestiques, quelque éloignées que soient les races, se montrent toujours féconds, et les produits ne laissent rien à désirer sous ce rapport. Darwin cite ici ses expériences personnelles à la fois nombreuses et décisives. Dans l’une d’elles, il a par des croisemens successifs réuni dans un seul oiseau le sang des cinq races les plus distinctes sans que les facultés reproductives aient subi la moindre atteinte. Darwin attache avec raison une grande importance à ce côté de son argumentation. Appliquons maintenant ces mêmes considérations à celui de nos mammifères domestiques qui présente les races les plus nombreuses, les plus diversifiées, les plus opposées par leurs caractères. Voyons si, étudiés à ces divers points de vue, nos chiens doivent être regardés comme issus d’une seule souche ou bien si plusieurs espèces ont confondu leur sang pour former un être complexe, le canis familiaris. Buffon avait admis la première de ces deux opinions. Récusera-t-on son témoignage en disant que cette conception est le résultat de ses idées générales sur la variabilité limitée, mais encore indéterminée, de l’espèce ? Il est bon de rappeler alors que Frédéric Cuvier, après s’être occupé pendant bien des années de ce sujet, est arrivé à la même conviction. Or la pression des faits a pu seule le conduire à une conclusion pareille, car, disciple zélé de son frère, dont il exagérait parfois les doctrines, il a toujours défendu l’invariabilité de l’espèce. L’évidence seule a donc pu le contraindre à accepter dans ce cas particulier une opinion qui pouvait le faire accuser d’inconséquence. Aussi la motive-t-il à diverses reprises, et plusieurs de ses argumens sont précisément ceux qu’invoque Darwin à propos des pigeons. Il fait remarquer, par exemple, que « les modifications les plus fortes n’arrivent au dernier degré de développement que par des gradations insensibles, » et il appuie cette proposition sur l’examen détaillé des caractères extérieurs et ostéologiques. Il montre que, si l’on veut voir dans les caractères de races les signes d’autant d’espèces primitives, il faut admettre environ cinquante souches distinctes, multiplicité qui dépasse de beaucoup, on le voit, celle que Darwin regarde déjà comme si improbable lorsqu’il s’agit des pigeons. Ajoutons que presque toutes ces espèces premières auraient dû disparaître sans que la paléontologie nous ait encore rien révélé sur leur prétendue existence. Ajoutons encore que certains caractères de quelques races canines les plus tranchées, tels que ceux de la tête du bouledogue, ne se trouvent ni chez aucune espèce des genres voisins, ni même peut-être chez aucun animal sauvage. Comme pour les pigeons d’ailleurs, ces cinquante espèces-souches auraient dû avoir essentiellement les mêmes instincts, surtout celui de la domestication. Les similitudes entre les pigeons et les chiens considérés au point de vue physiologique ne sont pas moins frappantes. Le temps de la gestation est le même pour toutes les races de même taille, toutes paraissent être susceptibles d’apprendre à aboyer, et semblent également exposées à perdre cette voix factice par l’isolement et quelques autres conditions encore mal connues. Toutes enfin se croisent avec une facilité dont nos rues et nos chenils ne témoignent que trop ; personne n’a prétendu que ces unions faites au hasard et souvent en dépit de la surveillance la plus attentive aient jamais été improductives ou aient donné naissance à des individus inféconds. Évidemment, si la fécondité du croisement entre les races a quelque autorité quand il s’agit des pigeons, à plus forte raison doit-elle conduire à une même conséquence quand il s’agit des chiens, dont la variété supposerait un nombre d’espèces-souches bien plus considérable. Si Darwin avait fait avec quelque détail l’examen comparatif que je me borne à esquisser, s’il y avait apporté son esprit de critique impartiale ordinaire, il serait certainement arrivé à une conclusion tout autre que celle qu’il a admise, car son livre ne renferme en réalité qu’une seule objection à laquelle ne réponde pas ce court parallèle entre les pigeons et les chiens. J’entends parler de la ressemblance que présentent en divers pays les chiens plus ou moins domestiques et d’autres animaux sauvages vivant à côté d’eux ou dans le voisinage. Darwin regarde ces derniers comme autant de souches, et il arrive ainsi à en reconnaître de six à huit, sans compter, ajoute-t-il, « peut-être une ou plusieurs espèces éteintes. » Il reconnaît d’ailleurs lui-même que, même en admettant le croisement de ces nombreuses espèces, on ne peut expliquer l’existence des formes extrêmes telles que celles des lévriers, des bouledogues, des épagneuls, des blenheim. Ici Darwin oublie un fait important qu’ont aussi négligé ses devanciers, et dont il faut pourtant tenir compte. Au milieu des populations les plus civilisées, dans les campagnes les plus cultivées, dans les villes les plus populeuses, il existe des chiens errans dont la police ne peut entièrement nous débarrasser. On sait comment ils ont pullulé dans les villes d’Orient, comment en Amérique ils ont enfanté des hordes qui, redevenues entièrement sauvages, ont ajouté une bête féroce de plus à la faune du Nouveau-Monde. Il est impossible d’admettre, à moins de preuves incontestables qui manquent, que les choses se soient passées autrement partout ailleurs. Évidemment, partout où l’homme a conduit le chien, celui-ci aura tendu à enfanter des races marronnes toutes les fois qu’il aura trouvé à vivre loin de son maître. Or l’homme a amené partout le chien avec lui. On ne peut guère en douter en voyant les Polynésiens eux-mêmes le transporter jusqu’à la Nouvelle-Zélande. Par conséquent, dans les pays où les conditions d’existence l’ont permis, il a dû inévitablement se développer des chiens marrons. L’Asie méridionale avec ses jungles et ses vastes espaces à peine habités par des tribus demi-sauvages offrait à ce point de vue les conditions les plus favorables, et c’est une des contrées où le fait paraît s’être produit le plus fréquemment. Quant à l’Amérique du Sud, quelle raison aurait-on pour admettre que ce qui s’est passé avec les chiens des Européens n’a pu se produire avec les chiens des indigènes ? À côté des chiens domestiqués par les Mexicains, les Péruviens, à côté de ceux qui suivaient les tribus de l’Orénoque, de l’Amazone, du Rio de la Plata, nous devons certainement trouver les races marronnes correspondantes. Or, en recouvrant leur liberté, les animaux reprennent, on le sait, la plupart des caractères propres aux types sauvages ; mais ils n’en conservent pas moins en partie l’empreinte particulière qu’ils avaient reçue de l’homme et qui distinguait leur race domestique. Les observations de MM. Roulin et Martin de Moussy, comparées aux descriptions malheureusement trop rares de quelques voyageurs, ne peuvent laisser de doute à cet égard. Il résulte de là qu’en disséminant le chien sur toute la surface du globe l’homme a semé pour ainsi dire en même temps des races marronnes forcément plus ou moins différentes les unes des autres. Ce sont les descendans d’individus soumis jadis à l’homme qui forment ces bandes de chiens sauvages souvent assez semblables aux races domestiques des mêmes contrées. Pour voir dans ces dernières les filles et non les mères des races ambiguës vivant en liberté, il faut oublier tout ce qui s’est passé en Amérique, ce qui se passe au milieu de nous et jusque dans Paris. Sans doute on ne peut le plus souvent invoquer à l’appui de l’opinion que je défends d’autre argument que l’analogie ; mais tout au moins m’est-il permis de dire qu’elle milite tout entière en ma faveur. Voici pourtant un exemple bien propre à montrer comment on a pris pour une espèce sauvage une simple race de chiens marrons et abandonnés probablement depuis assez peu de temps. La plupart des naturalistes ont fait du chien des îles Malouines (îles Falkland) une espèce distincte sous le nom de canis antarcticus. Ils répètent que cet animal a été trouvé là par le commodore Byron, le premier Européen qui, selon eux, aurait visité ces îles. Il y a là d’abord une erreur historique. Byron ne fit que toucher aux Malouines en janvier 1765. Or l’année précédente, en janvier aussi, Bougainville avait conduit dans ces îles une colonie d’Acadiens, et y avait séjourné pendant quelque temps. Il s’y trouvait de nouveau au moment de la visite de Byron. C’est ce dont on peut se convaincre en consultant les deux récits de voyage écrits par ces célèbres navigateurs. Tous deux parlent du chien qu’ils ont vu dans ces îles et à peu près dans les mêmes termes quant aux caractères extérieurs ; mais Bougainville a pu être plus précis. « Cet animal, dit-il, est de la taille d’un chien ordinaire, dont il a l’aboiement, mais faible. » Ce dernier détail est décisif, aucune espèce sauvage n’aboie, et, pour pouvoir le faire, il fallait que le canis antarcticus, descendu d’un chien domestique, n’eût pas même eu le temps à cette époque d’oublier son langage appris. Du reste Bougainville, sans même s’occuper de la question zoologique, nous apprend fort bien comment cet animal a dû arriver dans cet archipel isolé, lorsqu’il rappelle que sir Richard Hawkins, en longeant les côtes, avait vu des feux à terre, et en avait conclu que ces îles étaient habitées. Les faits précédens, les conséquences qui en découlent, me semblent répondre pleinement à la seule objection nouvelle opposée par Darwin à l’opinion qu’a soutenue Frédéric Cuvier lui-même. Si les pigeons proviennent tous d’une seule souche sauvage, il en est incontestablement de même du chien. À plus forte raison peut-on en dire autant des autres espèces auxquelles le savant anglais accorde une origine multiple. En somme, elles ne sont pas bien nombreuses, pas plus que celles dont l’origine unique est hors de doute. Au point de vue morphologique, elles ne présentent rien qui dépasse ni même qui égale ce que nous montrent les pigeons, et leurs races sont aussi moins nombreuses ; au point de vue physiologique, nous retrouvons chez elles cette facilité de croisement que Darwin invoque en parlant des races colombines ; la chèvre, le bœuf, le porc, ont donné des races marronnes sur divers points du globe, et le dernier surtout, en se rapprochant du sanglier, en acquérant aussi des caractères en harmonie avec le climat, a néanmoins conservé des traces irrécusables de son ancienne servitude. Bien plus, l’histoire récente de quelques-unes de ces espèces nous apprend comment ont pris naissance chez d’autres ces races anormales, dont la multiplicité spécifique des origines est incapable de rendre compte, au dire de Darwin lui-même. En voyant l’ancon reproduire chez le mouton les jambes et le corps du basset, en retrouvant dans le bœuf gnato les caractères extérieurs et ostéologiques du bouledogue, nous comprenons aisément ce qui a dû se passer chez le chien. Pour qui se place à notre point de vue, l’induction, partant de faits précis, permet donc de résoudre des questions reconnues inabordables par l’hypothèse que je combats. En résumé, tout nous ramène à voir l’expression de la vérité dans le langage ordinaire et accepté par nos contradicteurs eux-mêmes, langage qui comprend sous une même dénomination spécifique les races canines, bovines, ovines, porcines, de même que nous n’avons qu’un seul nom pour désigner l’ensemble des races de pigeons. Il faut ou bien renoncer à chercher dans nos races animales domestiques des exemples d’hybridation, ou bien admettre autant d’espèces que l’on compte de formes héréditaires bien tranchées ; mais, si l’on se place à ce point de vue exclusivement morphologique pour le chien, le porc, le cheval, on ne peut agir autrement pour le lapin, l’âne, l’oie, le canard, le pigeon. On est conduit à séparer en espèces distinctes des êtres dont la filiation est bien connue et qui descendent incontestablement d’une espèce unique sauvage vivant encore à côté de nous. Il me semble difficile que cette dernière conséquence soit acceptée par les morphologistes les plus décidés. Pourtant elle ressort irrésistiblement de leurs doctrines dès qu’on les applique aux questions spéciales dont nous possédons le mieux les données essentielles. Je me crois donc autorisé à conclure que ces doctrines ont pour fondement avant tout notre ignorance même, et n’ont de valeur apparente que lorsqu’il s’agit de ce que nous ne connaissons pas. Telles sont les conclusions générales que je crois pouvoir tirer de tous les faits empruntés au règne animal. Chez les végétaux, l’influence plus facile et plus forte du milieu, la multiplicité correspondante des variétés et des races naturelles ou artificielles, la facilité que la greffe, le marcottage et les autres procédés de reproduction fournissent pour multiplier les plus graves comme les plus légères variations, viennent compliquer singulièrement les phénomènes ; néanmoins, en les étudiant avec attention, l’on est conduit exactement aux mêmes résultats, indépendamment des analogies qu’on peut légitimement établir d’un règne à l’autre en pareille matière. Pour justifier cette conclusion, je ne crains pas d’en appeler à l’ouvrage même de Darwin, bien que l’auteur parfois ne paraisse pas très loin d’adopter la manière de voir opposée. Pas plus que pour les animaux, il ne cite d’exemple bien constaté d’une suite de générations hybrides nées d’espèces sauvages, et les groupes de races cultivées sous le même nom spécifique lui semblent seuls témoigner en faveur des mélanges hybrides. Lui-même s’exprime parfois de manière à montrer qu’il hésite à formuler cette conclusion en présence de la fécondité si complète de toutes ces races entre elles. Il accepte d’ailleurs franchement le résultat des expériences qui ont démontré l’unité spécifique de quelques-uns des groupes où les formes sont le plus multipliées. Il cite sans commentaires le travail du Dr Alefeld, qui, après avoir cultivé une cinquantaine de variétés de pois (pisum sativum), a conclu de ces études qu’ils appartenaient certainement à la même espèce ; il ne fait aucune objection au travail si complet de M. Decaisne, qui, après dix ans d’expérimentation ininterrompue, est arrivé à la même conclusion pour les poiriers, dont on connaît plus de six cents variétés ou races. Il aurait pu ajouter que le même expérimentateur, qu’il appelle « un des plus célèbres botanistes de l’Europe, » a ramené à une seule sept formes de plantain extrêmement différentes, toutes fort répandues dans la nature, et que l’on considérait, en apparence avec raison, comme autant d’espèces différentes. Je crois inutile de multiplier ces citations. Ce qui précède suffit pour montrer combien est grande chez les végétaux la variabilité des types spécifiques, et par conséquent combien il est facile de se laisser égarer ici lorsqu’on s’en tient aux considérations tirées de la forme seule. Il est évident qu’on est exposé à chaque instant à prendre pour des hybridations vraies de simples métissages. Toutefois, parmi les exemples empruntés par Darwin au règne végétal, il en est un de vraiment fondé, et qui montre bien deux espèces parfaitement distinctes ayant produit de vrais hybrides qui sont restés régulièrement féconds pendant une suite déjà considérable de générations. Ce fait, unique jusqu’à ce jour, mérite d’autant plus de nous arrêter. La patrie originelle du blé, de cette céréale dont nous ne comprenons guère en Europe qu’on puisse se passer pour vivre, n’est pas encore connue avec certitude. De là sans doute est née la pensée qu’il pouvait bien n’être que le résultat de la transformation d’un ægilops, plante qui, quoique bien plus petite que nos diverses races de froment, leur ressemble beaucoup. Cette opinion est populaire en Syrie, où les Arabes désignent l’ægilops ovata sous le nom de père du blé. Elle fut soutenue vers 1820 par un professeur de Bordeaux, nommé Latapie, qui disait avoir confirmé par des expériences les observations qu’il avait faites en Sicile. C’est dans cette île, pensait-il, que la transformation s’était opérée ou bien avait été reconnue pour la première fois, et il expliquait ainsi la fable de Triptolème. Bory de Saint-Vincent accueillit assez favorablement cette idée, qui concordait si bien avec ses théories. Cependant elle était tombée dans l’oubli quand les recherches de M. Esprit Fabre, d’Agde, publiées en 1853, vinrent lui donner une importance inattendue. M. Fabre avait trouvé au bord d’un champ de blé la plante décrite par Requien sous un nom qui indiquait ses caractères intermédiaires entre ceux des ægilops et du froment ; mais il l’avait vue sortir d’un épi de véritable ægilops ovata, enterré par accident. Il crut à un commencement de transformation, et se mit à l’œuvre pour continuer une expérience si heureusement commencée. Pendant douze années consécutives, il cultiva les graines de son ægilops triticoïdès, et finit par obtenir des plantes donnant un blé parfaitement comparable à celui de certaines variétés de froment. Alors seulement il publia les résultats de ses recherches, qu’avait suivies et contrôlées un célèbre botaniste de Montpellier, Dunal. Les faits observés par M. Fabre étaient incontestables ; les conséquences qu’il en tirait semblaient être à l’abri de toute objection. La transformation de ægilops ovata en froment sembla un moment un fait acquis à la science, et pourtant il n’en était rien. Quelques particularités dans les phénomènes de cette prétendue métamorphose avaient éveillé l’attention de M. Godron, alors professeur à Montpellier. Ce botaniste éminent crut y reconnaître les caractères d’une hybridation plutôt que ceux d’une transformation graduelle. À son tour il expérimenta, et, croisant d’abord ægilops ovata avec le froment, il obtint l’ægilops triticoides ; puis, fécondant de nouveau cet hybride avec du pollen de froment, il obtint un quarteron fort semblable au blé ægilops de M. Fabre. Ces expériences, répétées par plusieurs botanistes en France, en Allemagne, donnèrent partout les mêmes résultats. La question changeait ainsi de nature, sans perdre pour cela de son intérêt. Le premier expérimentateur avait constaté la fécondité de son blé artificiel ; le second avait à s’assurer si elle se retrouvait dans son hybride. M. Godron poursuivit donc son expérience. Il continua d’élever des plantes provenant de semences obtenues par M. Fabre et par lui-même. Aujourd’hui encore il cultive les descendans des unes et des autres, et obtient tous les ans une récolte plus ou moins abondante. La forme intermédiaire de l’hybride s’est maintenue jusqu’ici dans les cultures de M. Godron. Il n’a pas observé de retour vers l’une ou l’autre des espèces parentes, comme cela a eu lieu à Montpellier et chez M. Fabre. Toutefois ce résultat n’a été obtenu qu’à l’aide de soins continus et minutieux, et les expériences de M. Godron ont bien montré qu’abandonné à l’action des seules conditions naturelles, même sur un sol préparé comme on le fait pour le blé, l’ægilops speltæformis disparaîtrait bien probablement dès la première année, et ne pourrait en aucun cas continuer à se propager. Cette race hybride, exception unique jusqu’à ce jour, ne dure donc que par l’intervention active de l’homme, et à ce titre nous aurons à l’examiner de nouveau plus tard. Il suffit ici de constater qu’il existe sous ce rapport une différence absolue entre elle et les nombreuses races animales métisses journellement obtenues, et dont on connaît l’origine. La différence n’est pas moindre quand il s’agit de ces nombreuses races de végétaux cultivés qui se reproduisent par graines et qui constituent l’immense majorité de nos légumes. Pour admettre que ceux-ci doivent leur existence à un ancien croisement d’espèces, il faut encore conclure en dépit des seules analogies qui permettent de jeter du jour sur ce que nous ne connaissons pas. J’ai dû insister sur la manière dont Darwin a traité la question du croisement des espèces. On peut être beaucoup plus bref lorsqu’il s’agit du croisement des races. Ici nos opinions sont semblables, et il ne peut guère en être autrement, car les faits journaliers parlent trop haut. J’ai reproduit plus haut textuellement sa déclaration au sujet du croisement entre races domestiques animales. Il ne connaît pas un seul exemple de stérilité dans cette sorte de métissage. Il constate au contraire que la fertilité se ranime ou s’accroît souvent en pareil cas. Son langage est moins précis quand il s’agit des végétaux, et par momens il semble admettre l’infécondité de certains métissages. Pourtant, après avoir discuté quelques rares exemples, il se borne à dire : « Ces faits relatifs aux plantes montrent que dans quelques cas certaines variétés (races) ont eu leurs pouvoirs sexuels modifiés, en ce sens qu’elles se croisent entre elles moins facilement et donnent moins de graines que les autres variétés des mêmes espèces. » Certes c’est là une conclusion que personne n’aura la pensée de contester. On reconnaît à tout moment des différences de fécondité de race à race lorsqu’on unit des individus appartenant tous deux à l’une d’elles. Que des faits analogues existent dans leur croisement réciproque, il n’y a certainement là rien qui soit en désaccord avec la distinction de la race et des espèces même les plus voisines. Le savant anglais parait voir dans les cas d’amoindrissement de la fécondité une sorte d’acheminement vers un isolement plus complet ; mais comment interpréterait-il les cas contraires, ceux où la fécondité grandit sous l’influence du métissage, et qui sont de beaucoup les plus nombreux ? Sans doute il y a du plus et du moins dans les phénomènes de cet ordre comme dans tous. Cependant, du minimum de fécondité continue constaté entre races aux faits qui caractérisent l’hybridation, il existe toujours une distance énorme et dont le lecteur peut juger aisément. Ainsi, en matière de croisement, quand il s’agit des races, accord complet de toutes les opinions ; accord encore à propos des espèces lorsqu’il s’agit des cas spéciaux dont on possède toutes les données, désaccord là seulement où ces données manquent ; voilà en résumé ce que constate l’ouvrage même de Darwin, ouvrage qui est sans contredit l’effort le plus sérieux qui ait été fait jusqu’à ce jour pour abaisser les barrières qui séparent la race de l’espèce. Nous retrouvons donc encore ici l’appel à l’inconnu employé pour combattre les analogies empruntées à une foule de faits positifs. À lui seul, ce contraste me semble fait pour confirmer les convictions de ceux qui croient à la distinction fondamentale de l’espèce et de la race, qui voient dans la différence des phénomènes de l’hybridation et du métissage un moyen de distinguer ces deux choses. Est-ce à dire que ce critérium efface toutes les difficultés ? Non, certes. Avec M. Decaisne, je n’hésite point à reconnaître que, lorsqu’il s’agira de ramener un nombre indéterminé de formes différentes à un seul et premier type spécifique, « il y aura toujours des cas douteux, même après l’épreuve du croisement fertile dans toute la série des générations possibles ; » des cas inverses se présenteront sans doute aussi. Est-ce une raison pour repousser la règle générale qui ressort d’une écrasante majorité de faits indiscutables ? À ce compte, je ne sais trop quel principe pourrait être conservé dans n’importe quelle science. L’attraction elle-même n’a pas résolu toutes les difficultés de la mécanique sidérale, si simple pourtant dans ses immuables lois. A-t-elle été mise en doute pour cela ? Vouloir être plus exigeant quand il s’agit des phénomènes si complexes du monde organisé serait méconnaître la nature des choses. Il ne faut pourtant pas exagérer la portée de ces difficultés et y voir un motif pour confondre ce qui est en réalité très distinct. Les lacunes de notre savoir actuel ne sauraient autoriser l’adoption d’hypothèses en contradiction avec les faits acquis. J’ai cherché à montrer l’ensemble de ceux que la science a enregistrés. Je ne crois pas possible d’aller chercher ailleurs les bases d’une discussion sérieuse, qu’il s’agisse du présent ou du passé. Pas plus dans le monde organisé que dans le monde inorganique, les lois générales n’ont pu changer depuis les temps paléontologiques, quelque lointains qu’ils soient par rapport à nous et à notre courte existence. En réalité, ces époques, même en leur accordant toute la durée que leur attribue Darwin, sont à peine des jours dans les années de l’univers. A. de Quatrefages. Voyez la Revue du 1er mars. Histoire naturelle générale des règnes organiques, t. III, chap. xi, 7. Isidore Geoffroy. Voyez, dans les livraisons de la Revue du 15 décembre 1860 au 15 avril 1861, la série intitulée Unité de l’espèce humaine. Pour Vogt, l’espèce est « la réunion de tous les individus qui tirent leur origine des mêmes patrons et qui redeviennent, par eux-mêmes ou par leurs descendans, semblables à leurs premiers ancêtres. » (Lehrbuch der Geologie, Isidore Geoffroy.) Ces diverses expressions sont celles qu’a employées M. Lespès dans son beau mémoire sur le termite lucifuge (Annales des sciences naturelles, 1856) De la variation des animaux et des plantes, t II, chap. xix, et Mémoire sur l’hétéromorphisme des fleurs (Annales des sciences naturelles. — Botanique, 4° série, t. XIX). Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1860. La variété est « un individu ou un ensemble d’individus appartenant à la même génération sexuelle qui se distingue des autres représentans de la même espèce par un ou plusieurs caractères exceptionnels » (Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1860.) Recherches sur les Ossemens fossiles, t. Ier. Histoire naturelle des Mammifères ; sur un mulet de macaque. Dictionnaire universel d’Histoire naturelle, article Propagation. Les expériences d’Isidore Geoffroy ont porté sur les races les plus diverses des espèces chien, chèvre, porc, poule, et surtout sur les races ovines. Mémoire sur les caractères du genre Cucurbita (Annales des sciences naturelles, — Botanique, 4e série, t. VI). — Les observations de M. Naudin ont porté sur plus de 1,200 individus en une seule année. C’est là chez les hybrides un fait général, dont le mulet offre un exemple chez les animaux. Les organes et les fonctions de la vie individuelle semblent gagner en activité et en énergie ce que perdent les organes et les fonctions de propagation de l’espèce. C’est un cas très remarquable d’application de la loi du balancement organique et physiologique. Les chabins ont trois huitièmes de sang de bouc et cinq huitièmes de sang de brebis. Au Pérou, on renverse le rôle des espèces, et l’on croise le bélier avec la chèvre, tout en conservant la proportion des deux sangs. Les léporides ont trois huitièmes de sang de lapin et cinq huitièmes de sang de lièvre. La toison des chabins présente un poil à la fois long et souple, ce qui fait employer la peau tannée de ces hybrides à une foule d’usages. Bulletin de la Société zoologique d’acclimatation, séance du 28 décembre 1860. Histoire naturelle générale des règnes organiques, t. III, chap. x, 14. — Ce volume porte la date de 1862, mais on sait que l’impression n’en fut terminée qu’après la mort de l’auteur, qui n’a même pu l’achever. Les retards inévitables en pareils cas expliquent la date inscrite sur le titre ; mais Isidore Geoffroy nous apprend lui-même qu’il écrivait le passage cité en 1859, qu’il empruntait les faits qui semblaient motiver sa prévision au mémoire encore inédit de M. Broca. Note sur les lapins-lièvres, par M. Jean Reynaud (Bulletin de la Société d’acclimatation, séance du 12 décembre 1862). Cette expérience culinaire, répétée à Paris sur un des léporides que M. Roux faisait vendre au marché, donna lieu à la même appréciation. E. Faivre. La variabilité des espèces et ses limites, chap. VIII. Bulletin des séances de la Société impériale et centrale d’agriculture de France, mars 1868. Isidore Geoffroy cite les deux vers suivans empruntés à Eugenius, auteur du VIIe siècle, qui a écrit une très curieuse pièce de vers : De ambigenis. Titirus ex ovibus oritur hircoque parente, Musmonem capra verveco semine gignit. (Histoire naturelle générale des règnes organiques, t. III, ch. x, 5.) De la variation des animaux et des plantes, t. 1er, chap. VIII, le Paon. Je n’ai guère parlé ici que des formes intérieures ou extérieures. Quand il s’agit de comparer l’espèce et la race, cet ordre de caractères est ordinairement seul pris en considération ; mais on sait que chez les animaux et les végétaux des modifications fonctionnelles devenues héréditaires caractérisent fort bien certaines races, et qu’il en est de même chez les animaux pour les modifications de l’instinct, des habitudes, etc. Nouvelles recherches sur l’hybridité dam les végétaux, § VIII (Annales des sciences naturelles, 4e série, t. XIX). Ici, et dans plusieurs autres passages de son livre, Darwin admet la doctrine de Pallas, et pense que la domestication a pour résultat de faciliter les croisemens et d’en accroître la fécondité. À la première exposition des races canines faite à Paris par le Jardin d’acclimatation, on avait réuni 180 races parfaitement distinctes, et cependant toutes les races européennes n’y étaient pas représentées à beaucoup près, et les races exotiques manquaient presque toutes. Recherches sur les caractères ostéologiques du chien (Annales du Muséum d’histoire naturelle, t. XVIII, 1811) ; Dictionnaire des Sciences naturelles, article Chien, 1817. Isidore Geoffroy, Histoire naturelle des règnes organiques. Deux chiens de la rivière Mackensie, amenés en Angleterre, restèrent muets comme leurs ancêtres ; mais leur fils apprit à aboyer. Les descendans des chiens abandonnés dans l’île de Juan Fernandez avaient oublié l’aboiement au bout d’une trentaine de générations. Ils le reprirent peu à peu en compagnie de chiens restés domestiques. Les chiens amenés sur certains points de la côte d’Afrique perdent de même la faculté d’aboyer. Le canis antarcticus paraît ressembler beaucoup au chien aguara, race marronne issue d’un chien domestique de l’Amérique du Sud, et qu’il ne faut pas confondre avec l’aguara proprement dit. Ces ressemblances mêmes trahissent son origine. Il est du reste surprenant que les naturalistes aient accepté si facilement l’existence sur le stérile et petit archipel des Malouines d’un mammifère de cette taille lui appartenant exclusivement. Il y avait là une exception aux faits généraux de la géographie zoologique qui aurait pu éveiller leur attention d’une manière toute spéciale. Dans la Revue même, j’ai montré après Güldenstaedt, Pallas, Tilesius, Ehrenberg, Hemprich, Isidore Geoffroy, que le chien n’est autre chose que le chacal domestique (Unité de l’espèce humaine). J’ai apporté depuis quelques preuves nouvelles à l’appui de cette opinion, en faisant connaître les faits qu’ont bien voulu me communiquer diverses personnes, entre autres MM. Lartet, Dufour, etc. La race ancon ou race loutre de moutons a pris naissance dans le Massachusetts en 1791. Le bœuf gnato (bœuf camard) apparaît d’une manière erratique dans nos troupeaux d’Europe (Nathusius cité par Darwin). M. Dareste a récemment étudié un jeune veau né aux environs de Lille et qui présentait tous les caractères du gnato de la Plata. (Rapport sur un veau monstrueux ; Archives du comice agricole de l’arrondissement de Lille, 1867). Cette race s’est constituée et assise au milieu des troupeaux des Indiens à demi sauvages au sud de la Plata. À l’époque où M. Lacordaire visita ces régions, elle parait avoir été assez répandue, et quelques personnes, oubliant l’origine tout européenne du bétail américain, la croyaient indigène. Elle existe aussi au Mexique, comme nous l’apprend une communication faite à l’Académie des Sciences par M. Sanson dans la séance du 8 mars 1869. De la variabilité dans l’espèce du poirier ; résultat d’expériences faites au Muséum de 1853 à 1862 inclusivement. (Comptes-rendus de l’Académie des Sciences, séance du 6 juillet 1863.) Godron, De l’espèce et des races dans les êtres organisés. Je tiens le chiffre de M. Decaisne lui-même, qui s’est borné à indiquer, dans le compte-rendu d’une séance de la société qu’il présidait alors, le résultat général de ses recherches. Il a reconnu dans le genre plantago, si nombreux pour quelques botanistes, trois espèces majeures seulement. Les autres ne sont que des races ou des variétés. (Bulletin de la Société de botanique de France, séance du 20 avril 1860.) Cette observation me semble surtout applicable aux expériences de sir W. Herbert, rapportées par Darwin. (De l’Origine des espèces, chap. VIII, 2.) D’après cet expérimentateur, il existerait certains genres de plantes chez lesquels la fécondation serait aisée et fertile en croisant des especes différentes, tandis que les plantes fécondées avec leur propre pollen resteraient infécondes. Ces faits me semblent rappeler ceux que Darwin admet lui-même pour le croisement des races ou ceux qu’il a fait connaître sur les plantes polymorphes bien plutôt qu’aucun de ceux que tous les naturalistes rattachent à l’hybridation. Quelques voyageurs, Olivier, André Michaux, plus récemment Aucher Éloy, ont cru reconnaître le froment sauvage dans une graminée de Perse. Ægilops triticoides. M. Godron a donné à cet hybride quarteron le nom d’Æægilops speltæformis. M. Godron fit ses premières hybridations à Montpellier l’année même où parut le mémoire de M. Fabre. Il les a répétées à Nancy en 1857. De la Variabilité dans l’espèce du poirier. |
Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/52 |
Merveilleuses histoires racontées autour du foyer, tendres épanchements du cœur, longues habitudes d’aimer si nécessaires à la vie, vous avez rempli les journées de ceux qui n’ont point quitté leur pays natal ! Leurs tombeaux sont dans leur patrie, avec le soleil couchant, les pleurs de leurs amis et les charmes de la religion.
Heureux ceux qui n’ont point vu la fumée des fêtes de l’étranger, et qui ne se sont assis qu’aux festins de leurs pères !
Ainsi chantait Atala. Rien n’interrompait ses plaintes, hors le bruit insensible de notre canot sur les ondes. En deux ou trois endroits seulement, elles furent recueillies par un faible écho, qui les redit à un second plus faible, et celui-ci à un troisième plus faible encore : on eût cru que les âmes de deux amants, jadis infortunés comme nous, attirées par cette mélodie touchante, se plaisaient à en soupirer les derniers sons dans la montagne.
Cependant la solitude, la présence continuelle de l’objet aimé, nos malheurs même, redoublaient à chaque instant notre amour. Les forces d’Atala commençaient à l’abandonner, et les passions, en abattant son corps, allaient triompher de sa vertu. Elle priait continuellement sa mère, dont elle avait l’air de vouloir apaiser l’ombre irritée. Quelquefois elle me demandait si je n’entendais pas une voix plaintive, si je ne voyais pas des flammes sortir de la terre. Pour moi, épuisé de fatigue, mais toujours brûlant de désir, songeant que j’étais peut-être perdu sans retour au milieu de ces forêts, cent fois je fus prêt à saisir mon épouse dans mes bras, cent fois je lui proposai de bâtir une hutte sur ces rivages et de nous y ensevelir ensemble. Mais elle me résista toujours : Songe, me disait-elle, mon jeune ami, qu’un guerrier se doit à sa patrie. Qu’est-ce qu’une femme auprès des devoirs que tu as à remplir ? Prends courage, fils d’Outalissi, ne murmure point contre ta destinée. Le cœur de l’homme est comme l’éponge du fleuve, qui tantôt boit une onde pure dans les temps de sérénité, tantôt s’enfle d’une eau bourbeuse, quand le ciel a troublé les eaux. L’éponge a-t-elle le droit de dire : Je croyais qu’il n’y aurait jamais d’orages, que le soleil ne serait jamais brûlant ?
Ô René, si tu crains les troubles du cœur, défie-toi de la solitude : les grandes passions sont solitaires, et les transporter au désert, c’est les rendre à leur empire. Accablés de soucis et de craintes, exposés à tomber entre les mains des Indiens ennemis, à être engloutis dans les eaux, piqués des serpents, dévorés des bêtes, trouvant difficilement une chétive nourriture, et ne sachant plus de quel côté tourner
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Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 4.djvu/100 |
Leur rage, pour l’abattre, attaque mon soutien,
Et par votre trépas cherche un passage au mien.
Mais, parmi ces transports d’une juste colère,
Je ne puis oublier que leur chef est mon frère.
Le saurez-vous, Seigneur ? Et pourrai-je obtenir
Que ce cœur irrité daigne s’en souvenir ?
César
Oui, je me souviendrai que ce cœur magnanime
Au bonheur de son sang veut pardonner son crime.
Adieu, ne craignez rien : Achillas et Photin
Ne sont pas gens à vaincre un si puissant destin ;
Pour les mettre en déroute, eux et tous leurs complices,
Je n’ai qu’à déployer l’appareil des supplices,
Et, pour soldats choisis, envoyer des bourreaux.
Qui portent hautement mes haches pour drapeaux.
César rentre avec les Romains.
Cléopâtre
Ne quittez pas César ; allez, cher Achorée,
Repousser avec lui ma mort qu’on a jurée,
Et quand il punira nos lâches ennemis,
Faites-le souvenir de ce qu’il m’a promis.
Ayez l’œil sur le roi dans la chaleur des armes,
Et conservez son sang pour épargner mes larmes.
Achorée
Madame, assurez-vous qu’il ne peut y périr
Si mon zèle et mes soins peuvent le secourir.
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Chamfort - Maximes, Pensées, Caractères et Anecdotes, 1796, éd. Ginguené.djvu/90 |
La plus perdue de toutes les journées est celle où l’on n’a pas ri.
La plûpart des folies ne viennent que de sottise.
On fausse son esprit, sa conscience, sa raison, comme on gâte son estomac.
Les lois du secret & du dépôt sont les mêmes.
L’esprit n’est souvent au cœur que ce que la Bibliothèque d’un Château est à la personne du Maître.
Ce que les Poëtes, les Orateurs, même quelques Philosophes nous disent sur l’amour de la gloire, on nous le disait au Collège, pour nous encourager à avoir les prix. Ce que l’on dit aux enfans pour les engager à préférer à une tartelette, les louanges de leurs Bonnes, c’est qu’on se répète aux hommes pour leur faire préférer à un intérêt personnel les éloges de leurs contemporains ou de la postérité.
Quand on veut devenir Philosophe, il ne faut pas se rebuter des premières découvertes affligeantes qu’on fait dans la connaissance des hommes. Il faut, pour les connaître, triompher du mécontentement qu’ils donnent, comme l’Anatomiste triomphe de la
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Lettres à l’élue/Lettres à l’Élue | Tancrède de Visan Lettres à l’Élue L. Vanier / A. Messein, 1908 (p. 7-165). ◄ Éclaircissement Lettres à l’Élue bookLettres à l’ÉlueTancrède de VisanMaurice DenisL. Vanier / A. Messein1908ParisTLettres à l’ÉlueVisan – Lettres à l’Élue, 1908.djvuVisan – Lettres à l’Élue, 1908.djvu/117-165 25 avril. Tandis que le sable des allées moulait nos pas nonchalants, et que nous promenions côte à côte nos deux rêves enfantins au caprice des sentiers fleuris, quelle tendre inspiration vous porta à cette demande : « Pourquoi ne m’avoir pas encore admise à visiter votre cabinet de travail ? » Consciente de votre curiosité, vous penchâtes aussitôt vers une rose pourpre votre visage ému ; mais ce pourquoi, où le reproche se faisait câlin d’envie, me surprit joyeusement. Depuis longtemps je l’appelais en silence, ce pourquoi ; de tout mon désir chaste, je le hissais jusqu’à vos lèvres et là, sentinelle timide, je guettais son essor. Car les mêmes scrupules qui avaient scellé votre bouche craintive, m’avaient interdit de m’enhardir le premier jusqu’à cette offre intéressée. — Si je propose, pensais-je, de dépouiller un instant de nos présences heureuses le vieux parc familier, au profit d’une promenade d’intérieur, Madeleine ne croira-t-elle pas que je préfère aux cèdres enrubannés de lierre, aux daturas, à tout ce parterre de fleurs haletantes, la poussière des livres pédants où s’incruste mon esprit ? Et j’entendais votre raisonnement intérieur : « Henry me conduit, à travers les dédales odorants du verger, le long de la pièce d’eau où baigne la pointe des sapins noirs, vers tout ce qui n’est pas lui. Répugnerait-il à introduire la petite fiancée que voici au cœur même de sa pensée ? Ce serait bien mal. » Ainsi nos deux êtres passionnés se tendaient les bras avec amour ; mais un pudique malentendu les retenait encore éloignés l’un de l’autre. Ma réponse à ce pourquoi fut de vous prendre un peu vite la main et de vous entraîner, en souriant, vers le perron. Nous gravîmes, sans mot dire, la pente rude que longe à gauche le dos d’un petit mur lépreux ; passâmes auprès de la table rustique, dont les deux gros pieds de bois vermoulu supportent une feuille d’ardoise bleue ; fûmes accueillis par un gravier plus lourd, qui nous conduisit jusqu’aux tourelles du château, à cet endroit où la pelouse s’arrondit, comme un bon chien aux pieds du maître. Plusieurs escaliers accèdent aux combles où se cache ma solitude laborieuse. En choisissant l’escalier de service aux marches fatiguées et tout usées en leur milieu, j’avais mon projet. C’était que mon enfance vous apparût d’abord en mille petits recoins obscurs et que nous fussions tous deux seuls à la dénicher gravement, devenus plus attentifs, à cause qu’il y a une fraîche émotion à palper dans l’ombre des souvenirs fragiles. Alors, j’ai dit sans hâte, car je m’efforçais à revivre d’anciennes attitudes : — Avant d’affronter le sombre regard de l’antique cuisine, dont vous apercevez au-dessus de notre tête les fenêtres taillées en ogives et emprisonnées dans une cotte de fer forgé, veuillez considérer ce mur en soubassement. L’humidité s’est attaquée au revêtement. Des gravats jonchent le sol et la muraille sent le rhumatisme. Le glaive du Temps qui s’est plu à couturer le crépi comme une nuque de paysan, à mettre à nu cet estomac de briques, s’est offert, entre autres, cette blessure. Penchons-nous. Vous voyez ce petit trou. Ce trou n’a rien qui doive attirer l’attention. Ce trou semble banal. Il est comme tous les trous. Eh bien ! mes premières années, silencieuses et contemplatives, sont enterrées là. Si cette simple bouche de plâtre pouvait parler, elle vous narrerait avec transport les heures les plus pures de ma vie. Mon jeu favori consistait, sitôt levé, à puiser de l’eau au ru de la grotte en tuf dont la polyphonie mouillée nous arrive à travers cette plate-bande de mille-pertuis, et à venir vider ici mon arrosoir grand comme une boîte à lait... Précoce aptitude à tirer parti de la vanité des choses ! Cet étrange tonneau des Danaïdes absorbait alors le perpétuel loisir de ma pensée. Il m’est doux de considérer, à cette heure, les débuts de mon existence très occupée à ne rien oser de profitable. Profonde image de l’activité humaine ! À la base de toute destinée, nous trouvons du néant. Vers rien s’orientent nos gestes, et ce trou, où chacun de nos actes se précipite, ne sera comblé enfin que par la cendre de nos corps. Admirez un peu, je vous prie, avec ma naissante logique, cet instinct de contradiction de quoi se passionne un homme en puissance. Lorsque j’apercevais un trou, mon suprême désir me commandait de le remplir de pierres. C’est ainsi que je ne pouvais passer devant une bouche d’eau sans râcler un peu de terre avec la pointe de mon soulier et l’y faire choir, au grand désespoir du vieux jardinier François. Au contraire, je prenais un grand plaisir à ravager de ma pelle une allée bien unie comme un jour d’été. J’avais donc pensé plomber de terre grasse ces dents de pierres déchaussées. Mais c’eût été terminer trop tôt un jeu agréable. Du mortier dans un trou, c’est un point final au bout d’une page. Or, un orifice qui bâille, c’est une âme qui a soif. Versons-lui donc des perles de cristal : et l’arrosoir se vide avec un joli gazouillis. Toutes mes facultés s’étaient concentrées là. J’attachais une grande importance à l’inanité de ce labeur. Il faut une fameuse habileté pour que le liquide soit proprement englouti. Si l’on verse trop fort, le puits, soudain rassasié, se met à vomir, et c’est de l’ouvrage gâché. Est-il besoin d’ajouter qu’entre tous les travaux permis à ma jeune vigueur, celui-ci m’était spécialement défendu. Je m’y complaisais donc outre mesure. Mais si mon front mentait candidement, c’était toujours mes pieds qui me trahissaient. J’avais beau affirmer, d’une voix mâle, un sournois dédain pour l’élément liquide, mes souliers parlaient plus vite et quittaient la fontaine, tachetés de ces points noirs que font les larmes de l’eau sur la poussière. Dès lors que le compagnon de ma joie eut été relégué, par des soins cruels, au sommet d’un vieux bahut, j’oubliai mon arrosoir. Les absents ont toujours tort. Mais le trou subsistait et appelait encore mon industrie. Ne pouvant continuer à l’inonder d’eau, je pris dessein de le gorger de feu. Ce trou devint une mine. Vous savez combien, à cette époque, étaient nombreuses, dans notre région, les sonores entreprises de ciment et de pierre à chaux. La paix de nos nids, le recueillement de nos sources en étaient fort troublés. Les Naïades blondes et les Dryades peureuses avaient déserté leurs fontaines de mousse et le mystère de nos bois vénérables. Seul, M. l’Écho gonflait sa voix babillarde et jetait à tous les horizons le cri de mort des carrières. Aux alentours du château, une nuée d’êtres noirs, la plupart d’origine italienne, s’engouffraient dans la montagne, la criblaient de coups, la fouillaient en tous sens, et lorsqu’un de ses tendons se raidissait sous le pic dévastateur, on en venait à bout avec de la dynamite. Sans doute, la nitro-glycérine fut inventée en vue d’autres usages plus humains, par exemple pour réduire à la plus impalpable obéissance des nègres qui « feraient du pétard ». Mais l’on ne saurait davantage garder de ménagement avec une personne qui a la tête aussi dure qu’un roc. Et, dans un grand mugissement, les blocs de calcaire roulaient jusqu’au bord du chemin et s’y brisaient. Du haut de la terrasse accotée aux premières rampes de la colline, je contemplais, infatigable, ce spectacle titanique. J’aurais tant voulu mêler ma fièvre inemployée aux mille bras levés sur ces quartiers élastiques ! être un de ceux-là qui frappent, dans une tension de tout le corps, la tête rejetée en arrière, alors que le pic a rebondi et que le bruit du choc vous parvient seulement ! Dieu merci, mon imagination a toujours travaillé plus que tous mes membres, qu’elle fait pourtant trembler et qu’elle fatigue sans cause. Je revivais donc auprès de mon trou les fortes émotions d’un carrier. Jamais peut-être je n’ai autant dépensé d’énergie à m’entourer d’un tumulte fictif. Ce carré de bégonias, aux larges feuilles vert-de-gris, dont s’enorgueillit la façade du perron, offrait un riche magasin d’explosifs. Je tirais sur les tiges, les déterrais sans pitié, entr’ouvrais les lèvres roses de ces fleurs onctueuses et chipais la langue de feu que forme l’ensemble des étamines. Ce petit point d’or qu’on dirait une étincelle, me servait de cartouche. Je le glissais avec précaution dans l’ouverture complaisante de ma mine, puis courais le long de ces ifs qui semblent toujours pousser la tête en bas jusqu’à la porte du jardin, gonflant mes joues et, la main haute, sonnant d’une trompette d’un sou. C’était pour avertir des promeneurs imaginaires d’avoir à se méfier et de passer au large, ainsi qu’ont accoutumé de procéder nos terrassiers lorsqu’ils font sauter un gros pan de muraille rebelle. Je revenais, haletant, constater la violence de la détonation... Je demeurais silencieux. Je ne simulais pas l’éclat d’un explosif. Je ne faisais pas poum avec la bouche. Mais mille millions de canons ! quel tonnerre ébranlait mes oreilles ! Comme j’entendais un coup formidable résonner dans ma cervelle ! J’étais obligé de m’accrocher au banc, de peur de choir, vous comprenez, à cause du déplacement d’air. Ô ! ce bonheur frénétique de mon enfance hallucinée ! Pouvoir jouir en une minute de tout l’univers mouvant ! Plier le monde à ma volonté despote ! N’avoir besoin que d’une fleur, d’un clairon, et d’un trou pour égaler le plus fougueux géant et dompter la nature ! J’étais un dieu féroce et très simple, au centre du Paradis terrestre, et qui le peuple au gré de ses désirs ! Un seul regard trop interrogateur de mon père bouleversait mon visage, me tirait les larmes au bord des cils ; mais lorsque personne ne m’observait, lorsque caché par un tuya, je recouvrais l’assurance que la solitude procure aux rêveurs, alors, comme ma chimère animait la terre et le ciel ! Mon prestige découpait l’espace, ce lieu des corps, en autant de forêts enchantées, de monstres biscornus, de fées trop pâles qu’en peut souhaiter un esprit libre. Pourquoi, hélas ! le vent qui souffle du côté de la vie dissipe-t-il, ainsi que le pollen d’une fleur, la poussière vermeille où se réfractent les premiers rayons d’une aurore puérile ? Que ne puis-je, en vous narrant les accès de mon génie créateur, me replonger dans l’Absolu, ce bain de lumière de mon enfance ! J’ai conscience d’avoir vécu dans le Réel. Je crois bien que je voyais mon âme. J’étais un unique sentiment qui se déroule dans la pure durée. Je ne respirais que du côté du ciel. Quelle faute obscure ai-je commise depuis, pour être condamné à vivre dans le relatif ? Oh ! Madeleine ! je comprends à présent le sens de votre intervention. Vous êtes venue à moi sous la forme de l’ange que j’ai dû être, et voilà que vous allez m’aider à me retrouver. Laissez-moi donc vous précéder jusqu’à mon cabinet de travail, tout au bord du toit, comme un colombier. Venez, venez. Il y a là-haut encore une porte qui ouvre sur l’Infini. Pénétrons d’abord dans cette cuisine hospitalière. Le temps et la fumée ont donné à ces voûtes un goût de mystère. Par un curieux effet de mimétisme, les carreaux, le bahut, la muraille, l’évier, tout a revêtu une couleur de légende et de pain bis. Ce lieu, aux senteurs fades, compte parmi les plus somptueux palais où chanta mon enfance. La bretagne luisante, passée à la mine de plomb, que vous apercevez au fond de l’âtre abandonné et qui porte les armes d’un prieuré avec la date 1650, n’a jamais attiré mon attention comme le banc et la table massive en noyer verni, au centre de la pièce. Là s’asseyent les domestiques, le cocher et le jardinier à l’heure des repas. Voir manger la valetaille était une de mes joies réservées. J’arrivais à pas de loup par cette porte, et je ne discernais qu’une rangée de dos courbés. Ce spectacle ridicule m’émerveillait toujours. Pour reconnaître les visages rasés, il me fallait ressortir et rentrer par la porte en face. C’était alors une armée de couteaux en train de sabrer un gros pain en forme de tourte. Chacun taillait semblablement la chose ronde sans l’épuiser, puis déchiquetait son quignon, suivant l’inspiration de son génie individuel. Les uns mordaient à même ; les autres fendaient proprement une tranche de mie, pour accompagner chaque bouchée ; d’autres préparaient la besogne une fois pour toutes, au début du repas, et divisaient leur morceau sur la table en quantité de petits cubes blancs qu’ils entassaient auprès de leur verre et où la main piquait au fur et à mesure. Nul ne remarquait ma présence. Je m’intéressais à d’étranges conversations, sans parvenir à en saisir ni le style, ni l’esprit. C’est égal, Mad, ces gens là étaient bien heureux ! Comme je les enviais avec fureur ! D’abord ils ne mangeaient jamais les mêmes viandes que la salle, et dans des vaisselles autrement jolies. Il y avait surtout une immense casserole rouge en terre de Marseille, remplie d’os coupés ras et de dragées grises nageant dans une sauce brune, et le tout fumant, fumant, qui m’intriguait fort. J’ai su depuis, grâce à un certain restaurant d’étudiants de la rue Monsieur le Prince, nommé Polydor, où Leconte de Lisle, Louis Ménard, Barrès, Bourget et des nihilistes russes avaient accoutumé de fréquenter, qu’il s’agissait d’un haricot de mouton. À cette heure, la vue de ce mets me rassasie ; jadis, quel droit d’aînesse n’eussé-je pas cédé pour y goûter ! À peine faisais-je remarquer ma présence, en sollicitant qu’on apaisât ma curiosité gourmande, que dix regards courroucés me couchaient en joue. Les conversations bizarres s’arrêtaient court, et ce prudent silence me remplissait d’effroi. Je m’enfuyais à toutes jambes ; jamais assez vite pour ne pas recevoir au derrière le mouchoir du fourneau, un sale torchon que la main crochue d’une immense et sèche cuisinière au verbe aigre, aux yeux rouges comme un pique-feu, serrait toujours. Cette vieille fée Carabosse me poursuivait jusque dans mon sommeil. J’aimais pourtant bien me glisser dans son antre, mais elle, — songez à mon sort infortuné ! — détestait ma venue. Du plus loin qu’elle apercevait ma mine fureteuse, m’appelait gâte-sauce, brûle-rôti, torche-cul, et de quantité d’autres vocables amers et composés. Ainsi, j’ai souvent semé de la tendresse sur mon passage pour ne récolter que de l’ivraie. Certains mettaient leur joie à décourager mes sympathies. Voilà ! on ne se comprenait pas ; nos âmes manquaient d’accord ; c’étaient des dissonnances perpétuelles, jamais résolues sur la dominante. J’espérais retrouver dans quelques cœurs arides un peu de mon idéal obscur, de ma conscience encore mal éveillée, mais l’expérience se chargeait de me détromper rudement. J’avais été dupe de ce que nous appelons en psychologie « un phénomène de fausse reconnaissance ». Pourtant, j’avais mes jours de fête. C’était lorsque mon père et ma mère allaient déjeuner chez vos parents. On me laissait naturellement à la maison. Cela m’était égal, dès l’instant que je mangerais à la cuisine. Aujourd’hui, Mad, je pense autrement. Me voyez-vous obligé de garder le logis, alors que d’autres iraient se caresser à vos yeux ? Mais, à cette époque, je « transvaluais l’ordre des valeurs », tout comme Nietzsche. Je songeais peu à vous, qui n’aviez encore que deux dents, et beaucoup à la cuisinière, qui n’en possédait plus aucune. Celle-ci, obligée de m’accueillir, taisait ses jurons. Je m’imaginais la flatter de ma présence, et mon individu portait haut sa tête. Je réfléchis que l’absence des maîtres et la perspective d’une après-midi de liberté éclairait son visage d’aménité, beaucoup plus que ma visite aux fourneaux. Sans doute, ma bonne ne me laissait pas piquer ma fourchette d’étain dans le haricot de mouton, — il n’est point de joie parfaite sur terre ; — au moins, pouvais-je singer la canaille, causer de chevaux avec le cocher, contrefaire le visage abruti du jardinier, mettre les coudes sur la table comme tout le monde. Et tandis que ma mouillette tamponnait un jaune d’œuf, je riais tout bas en songeant que si quelqu’un pénétrait subitement dans la pièce, il n’apercevrait aussi que mon dos. Mais poussons le verrou de cette porte. Voici l’escalier de service aux marches valétudinaires. Combien de fois ne me suis-je pas laissé glisser le long de cette rampe de bois, avant de rouler sur la pente de la vie ! Les jours de pluie, je prenais là mes récréations. En me haussant sur la pointe des pieds jusqu’à la fenêtre du premier palier, j’apercevais le clocher de l’église et, derrière les abat-vent disjoints, la cloche de bronze avec sa langue pendante. Le dimanche matin, un paysan tout cassé, qui remplissait à la fois la charge de bedeau, de chantre et d’enfant de chœur, pénétrait sous le porche, se pendait à une corde, et l’airain se mettait à chanter. Par un court récitatif et d’une voix chevrotante, la cloche annonçait son désir de marteler des sons. Peu à peu elle s’enhardissait, entonnait son antienne, entraînait le clocher dans sa danse, vibrait toute. Je la voyais de mon appui dodeliner sa tête énorme, battre elle-même sa mesure. En bas, les mains et les sabots du sacristain. Ils accompagnaient le rythme de la volée. Les bras tiraient sur la corde qui, de rage, les entraînait vers la voûte pour les briser, les jambes gigotaient dans le vide, crispées de peur. Ce pantin vivant, ce bain d’ondes tièdes, le travail du pilon dans ce mortier agité, le craquement des poutres rondes me plongeaient dans l’hébétude. Je restais accoudé, jouissant d’une exquise torpeur, jusqu’à ce que les sabots aient définitivement reconquis le sol aimé. Le vieux sonneur réapparaissait tout entier sous la voûte, abandonnait la chanteuse au milieu de sa pathétique mélodie. La cloche ralentissait le mouvement, pleurait son propre glas, filait ses dernières notes, coptait, puis retombait épuisée dans son repos. Au loin un chien hurlait à la mort. Le choix de chaque palier correspondait à la qualité de mes jeux. À mesure que j’avançais dans la vie, je montais quelques marches de cet escalier vétuste et mon pas devenait plus pesant. J’ai gravi pour toujours, il y a quelques années, les derniers degrés. À présent je prends mes récréations dans un grenier chargé de livres. Un jour viendra, Mad, où franchissant la limite du monde, nous grimperons jusqu’au ciel pour aller jouer l’éternité dans le jardin du Seigneur. Ma première culotte s’usa au pied de la rampe. Assis sur les plus basses marches, je jouais au cheval. Ce divertissement est, je crois bien, de mon invention. Vous pensez peut-être que j’attelais une chaise renversée ou que je chevauchais un accessoire de sabbat ? Vous oubliez encore une fois le rôle de l’imagination dans mon existence et qu’elle commande tous mes actes. Pour prendre part au plus brillant carrousel quatre cailloux me suffisaient. Je les disposais proprement en carré. Puis j’avançais successivement le premier de droite et le dernier de gauche. Car j’avais observé le pas des chevaux et la marche de leurs jambes qui manœuvrent en diagonale. Ainsi j’ordonnais toute une cavalerie et la faisais évoluer à travers des plaines immenses. Longtemps je ne dépassai pas ce palier. Jamais je n’aurais osé pénétrer seul dans les divers galetas qu’abritent les combles. Le lieu me semblait plein d’ombres et mystérieux. Je l’imaginais hanté de fantômes, de cliquetis de vertèbres. Il faut vous dire que je n’étais pas très franc avec les ténèbres. Déjà certains appartements du rez-de-chaussée, hauts de plafond et inhabités, la chambre rose, la chambre verte, la chambre bleue, cette dernière si délicieuse pourtant avec sa vue sur la terrasse, m’en imposaient fort. Je les traversais en courant, lorsque je rejoignais mon institutrice qui m’attendait dans la classe, et j’avais soin de ne pas me retourner. Je me souviens encore d’un soir d’automne. Je me trouvais avec ma mère et mon père dans le petit salon au coin du feu. Soudain on entend un bruit étrange dans la chambre verte, des frôlements bizarres, comme un frou-frou d’ailes précipité et des chocs mous. Mon père se lève, prend sa canne ; ma mère le suit avec une lampe. On pénètre dans la pièce abandonnée. On furette dans les coins, on soulève les meubles, on écarte les rideaux, on frappe contre les boiseries,... rien, et toujours cet horrible bourdonnement, ce clapotis boîteux. On se regarde avec anxiété ; ma gorge refusait ma salive, mon visage devait ressembler à un drap. Enfin mon père a l’idée de déplacer le paravent qui masque la haute cheminée... C’était un pauvre pigeon qui, en tombant, s’était froissé une patte et qui ramait avec désespoir à travers les chenets. Je savais qu’une vieille tante était morte dans cette chambre. Malgré que le jardinier appelé, ait sur le champ été reporter l’oiseau domestique dans son gîte, après l’avoir reconnu pour un de ceux dont le vol blanc neige sur la tourelle, j’ai toujours cru, entre nous, avoir contemplé l’âme inquiète de cette pieuse dame. Au reste, j’étais trop habitué à vivre au milieu de la vie, à me complaire dans la société d’êtres fictifs, à converser avec les esprits, pour n’être pas la dupe de leurs exigences sinistres, lorsque je pénétrais dans l’ombre qui les vêt. Ma meilleure sécurité je la trouvais m’attendant au jardin baigné de lumière. Là j’étais maître de moi comme de l’univers enchanté. Pourtant, avec les années, je m’enhardis à observer la porte de la tour. Mon regard la dévisageait, telle une personne de qualité dont le visage grave hypnotise. Cette porte m’appelait en silence. Je finis par lui obéir. Dès lors, j’ai consacré tous mes loisirs à explorer les divers greniers. Chacun m’offrait sa joie propre, son idiosyncrasie. Visiter ces cases successives, c’est comme si vous vous promeniez à travers les ventricules de mon cerveau. Celui-ci à gauche, petit et trapu, se nomme le grenier de l’avoine. On y mettait en réserve le dessert des chevaux. Les rats, et aussi les fouines, le préféraient à tout, et les gros pièges en fer, dont le ressort est si dur qu’on a toujours peur, en les tendant, de se couper les doigts, ne chômaient guère. Les mulots croquaient les grains secs des graminées, les carnassiers dévoraient les rongeurs et les trébuchets les uns et les autres. Sur le vantail de la porte, un cousin qui avait des lettres a écrit le mot σιτοφυλακεῖον, l’endroit où l’on serre le grain. Enfonçons-nous dans ce couloir. Jadis une galerie conduisait directement à la tribune de l’église accotée à cette paroi, en sorte que le seigneur et maître, comme Louis XIV à Versailles, pouvait entendre la messe sans avoir à traverser la place. L’intelligente Révolution, mère de la plus précieuse des républiques, a poussé la dilection pour son peuple jusqu’à faire abattre le passage, trouvant indécent et peu égalitaire qu’un homme bien né puisse assister aux offices en pantoufles, alors que les sabots des paysans claquent sur les dalles. Un couvent acquit ce château et les nonnes établirent ici leur cuisine. Vous apercevez encore dans le fond, une pierre d’évier abandonnée. Lorsqu’on fit recrépir ces murs, les maçons ne manquèrent pas de signaler leur passage par toutes sortes de figures grotesques et d’afficher un goût exagéré pour les profils de femmes nues. J’ai beaucoup aimé les maçons. Ces gens là ont le visage et les mains pâles, mais dans le fond ils sont francs et s’amusent beaucoup à remplir d’eau de jolis petits bassins cravatés de sable fin, où ils gâchent ensuite à coups de brillon. Vous les entendez toujours siffler, chanter, faire sauter des briques. Un de ces bousilleurs devait descendre du Sphinx. Le monstre fabuleux lui légua, en plus de son amour pour les poitrines opulentes, le souci de poser des énigmes. J’en prends à témoin ce plâtre où nous lisons : Je vous supplie de ne pas vous précipiter du haut d’un rocher. D’ailleurs, on eut la délicate attention de faciliter la tâche des œdipes futurs en dessinant à côté, avec un crayon de couleur, une superbe cerise. Mais pénétrons dans le grenier des oignons. Je ne crois pas que le souvenir des Égyptiens soit pour quelque chose dans cette appellation qui, pourtant, se perd dans la nuit des temps. Du jour où mes pieds osèrent m’élever jusqu’ici, je suis venu fréquemment rêver dans ce galetas. Je n’y ai jamais pleuré, et ne l’ai toujours vu occupé que par ces caisses, cette voiture d’enfant, ce chariot d’osier, cette cage à oiseau, dont la forme rappelle la façade du capitole de Rome ; ce tourne-broche mécanique qui, lorsqu’on le remonte, imite en tournant le cri de la pintade ; ce gigantesque plan des Alpes en relief, posé sur deux tréteaux et orné de quantité de petits drapeaux piqués sur les cimes majestueuses. C’est incroyable comme ce lieu est demeuré le même. Je m’y plaisais fort. C’est plein de jouets. Un pressoir à main m’occupa longtemps à lui seul. Chaque jour il me sollicitait de le remplir de pommes. Les fruits que le vent, la grêle ou la maturité précoce abattaient dans l’herbe, et dont les petites sœurs des pauvres ne voulaient pas pour régaler leurs vieillards, étaient miens. Je les coupais en tranches, avec une dame les pilais dans une benne de vendangeurs qu’on nomme en patois benate, puis et surtout les arrosais d’eau. — Ah ! quel rôle ce liquide aura joué dans ma vie ! Je n’ai jamais compris le commentaire de Lamartine au sujet du Super flumina babylonis : « l’eau est l’élément triste ». Moi j’ai toujours navigué à travers les rigolles en chantant. Mon enfance est entourée de ruisseaux. Alors je pressais cette marmelade. Des bouts de pelures, des pépins, des macaroni noirs jaillissaient à travers les fentes du collier. Une boue épaisse coulait le long de la tranchée qui entoure le plateau de bois. Aucun décantage ne parvenait à clarifier cet alcoolat consistant, cette vase brune. Mais que m’importait ! L’essentiel n’était-il pas d’accomplir un geste séculaire, de mettre en bouteilles toute la nature ? Le cidre, c’est nos coteaux, nos vergers ensoleillés, les tresses blondes de nos paysannes, de l’urine de vache qui rit dans un verre. Ma boisson fermentée avait, en plus, l’avantage de ressembler à cette matière féconde que les enfants ramassent sur la grand’route, dans leurs chariots à deux roues, après le passage des bœufs,... la quintessence de l’univers. En face s’ouvre le fruitier. Cette bibliothèque des gourmets fleure un exquis parfum de reinette, de bergamote, de beurré, de crassane et de louise-bonne. Sur des rayons divisés en petites cases de la largeur d’un gros fruit, s’étalaient les plus belles collections de notre clos. Durant les longues soirées d’hiver, les dents déchiffraient le sens de chacun de ces exemplaires de luxe. Je vois encore le dos en chagrin des virgouleuses, le cartonnage vert des bons-chrétiens, le tissu parcheminé des canada. À droite, sur un réseau de fils tendus séchaient, proprement triés, les muscats poétiques et les orgueilleux chasselas. Je touchais peu à ces éditions rares, non pas d’abord parce que cela m’était défendu, mais parce que je préférais à ces recueils délicats et sans vie, la lecture en plein air, sous les branches succulentes, retenues par des tuteurs. J’enseignais mon goût au hasard des rencontres, je nourrissais mon estomac de quantité de brochures juteuses. Mon palais autodidacte, réfractaire à une éducation méthodique, engloutissait pêle-mêle la saveur polissonne des étrangle-chats, le fumet chaud des capendus rouges, le jus noir et sucré des morillons. Oui, j’ai vraiment vécu et digéré ma science. Mais, semblable à ces enfants dont parle La Bruyère, « drus et forts du bon lait qu’ils ont sucé et qui battent leur nourrice », j’ai pendant longtemps désappris le chemin de l’école buissonnière, oublié les leçons proposées par les arbres, mes aînés. Il m’a fallu revenir de très loin, exécuter de périlleux circuits, pour aboutir à mon point de départ, séjour de toute sagesse. Mad, j’ai humé la fleur de votre âme ingénue, et me revoici, simple comme un enfant, tout épanoui. Vous m’avez pris par la main et les voix joyeuses, les voix éternelles des ancêtres peuplent à nouveau la charpente de mon rêve. À l’autre extrémité du couloir siège un grenier ventru. Il ne porte aucune désignation particulière et j’ignore son histoire. Je l’ai souvent fréquenté, mais sans grande intimité, et seulement pour satisfaire mes instincts carnassiers. L’été on pêchait les pigeons avec une longue ligne et un hameçon dissimulé dans une boulette de pain. Les pauvres volatiles « bichaient » rarement, mais enfin nous avions le cruel bonheur d’en héler parfois un et de le promener le long des parois de la tour. Ce braconnage n’allait pas sans danger pour nous. Car si par malheur le jardinier relevait, de dessus ses semis, son dos voûté, pour inspecter la direction de la girouette, nous étions sûrs de notre « volée » et de renouer connaissance avec les coups du père François. L’hiver offrait à notre fureur des grappes de chauves-souris. Ces habituées des ténèbres se fichaient dans les poutres, semblables à des têtes de clous, formaient des paquets informes dans lesquels nos bâtons travaillaient. Au premier heurt des cannes contre les solives les essaims se dissipaient. Des nuées de diables velus se mettaient à clignoter follement autour de nos visages, avec de petits cris stridents et des bruissements de satin chiffonné. Nous les pourchassions en nage, sautant, nous bousculant et, sitôt qu’on avait froissé leurs ailes membraneuses, les mammifères se précipitaient sur le sol brusquement. ..., Quelle chevauchée sylvestre sous cette toiture ! Une forêt de sapins et de chênes a dû s’abattre ici, traverser les tuiles, rester suspendue dans un chaos savant. J’admire cette scolastique d’autrefois et la voudrais voir régir ma vie, ordonner mes puissances. Nos pères avaient bien le génie et l’amour de la construction. Un édifice de logique dominait chacun de leurs actes ; la terre de France leur procurait de fortes assises. Je me plais à retrouver la règle de leur esprit dans cette charpente massive, compliquée et nécessaire. L’œil se perd parmi ces traverses, ces lattes, ces moises, ces encastrements. Là resplendit le foyer de notre âme commune, l’inéluctable idée du Temps. Nous touchons au terme de notre voyage. Un seul grenier reste à traverser, celui des noix. En octobre des gens hâlés appliquaient des échelles aux branches séculaires des noyers et s’y perdaient. Une tempête se déchaînait à travers les feuilles. On entendait le bruit des gaules et, tombait dru une grêle de fruits oblongs qui, en touchant le pré, se dépouillaient de leur écale verte. On vidait ici les sacs sonores ; avec un rateau on étendait sur le plancher, en nappes denses, les chabertes et les franquettes, jusqu’à ce que le meunier vint les acheter pour en extraire l’huile fauve. Mad, les vieux noyers du parc sont morts, la foudre a étêté leurs cimiers touffus ; ils craquent sous la bise. Les piverts promènent la lame de leur langue dans les flancs béants. Mais la moisson neuve frissonne en nos cœurs sempervirides, et peut-être qu’au passage de nos corps enlacés, les branches desséchées reverdiront, comme le rameau de Tannhäuser, au souvenir d’Elisabeth ; comme dans le jardin de légende, les fleurs inclinées par le vent d’automne, au souffle embaumé de Joyselle. Restait une seule porte délabrée. Comprenant que c’était là, vous avez fait sauter le verrou et levé le loquet. L’instant était extraordinaire. Nous venions de traverser le matin de ma vie et nous allions pénétrer la forêt bruissante de ma pensée. Derrière nous folâtrait mon enfance ; de cette chambre, nous devions encore entendre son rire frais, à travers les visions d’avenir et le songe plus hautain de mon intelligence. Votre cicerone s’était tu, abandonné au fil de sa propre suggestion, en proie à la hantise des fantômes du passé. Sous les fleurs de votre robe en zéphir Pompadour vos petits seins sautaient comme les chevreaux de la Sulamite, et la gerbe de lilas, sommeillant entre vos bras nus, se reflétait sur vos lèvres et vos joues. Vous êtes entrée comme vole un oiseau et tout de suite, sans vous laisser distraire par aucun désordre, vous avez sautillé jusqu’à la balustrade en fer de la baie entr’ouverte. D’instinct votre œil a cherché sa sécurité vers la maison de votre grand-père, tapie dans un bouquet de peupliers, là-bas, au bout de la plaine ; puis confiant s’est reposé sur les carrés de labours, au pied des coteaux fertiles, sur les pentes des collines parsemées de taches vertes et mordorées, sur les crêtes aiguës des Alpes violâtres. Oh ! toute philosophie de ce double regard ! de quelle profonde sagesse il étincelle ! Votre premier geste est un salut à votre race ; le second, un hymne enthousiaste à la nature. Ces deux actes consomment l’harmonie de vos transports, l’unité de cet être frêle que vous habitez, vierge, et régi par un déterminisme si perfectionné par des siècles de tradition que, spontanément, sans savoir, vous vous projetez avec véhémence vers les deux plus essentielles certitudes humaines. Ayant ainsi assuré votre dévotion, vous êtes revenue au centre de la pièce et vous avez jeté sur ma table de travail, avec un gracieux abandon de tout vous, les lilas cueillis au bord de la pièce d’eau. Cette offrande avait le parfum de votre âme. Ne pouvant encore permettre que je goûtasse à votre chair, vous teniez, par une pudeur coquette, à me satisfaire avec cette gerbe amoureusement pressée contre votre poitrine. « Ma tête et mes sens vous ai-je dit, ont élu ce lieu comme le plus apte à couver ma conscience. Une douce chaleur, qui me vient du large horizon entrevu et des livres feuilletés, émeut mon esprit. Il n’est pas de pièce dans le château plus religieuse. D’ici on jouit de la vue la plus cyclique. Lorsque j’ouvre ma fenétre, toute la belle vallée du Grésivaudan et celle, plus tendre encore, que sillonnent les eaux glacées et lourdes du Drac, tout le massif de la Grande Chartreuse, les pics de Belledonne, la cascade de l’Oursière, le dur glacier du Taillefer, les sauvages précipices des monts de la Salette se jettent à la fois sur moi, me saisissent dans une sombre symphonie panthéiste. Si je lève la main vers ces rayons, ce sont toutes les joies et tous les soupirs de l’humanité que j’entends. « Jadis cette chambre s’appelait celle au linge. Des pitons fichés dans le mur attestent encore l’usage, après les grandes lessives familiales, — elles avaient lieu trois fois par an, — d’étendre sur des cordeaux la bonne toile, amie de nos corps, après que le soleil l’avait bleuie et que la prairie l’avait imprégnée de son arome. Vous devinez là le doigt habile du hasard et l’aimable symbole qui se cache, à mon insu, dans le choix de cet asile chaste. Pour atteindre ma paix et communier sous les espèces de la nature et de l’univers humain, je dois traverser tous les espaces habités par mon enfance, revivre mes ancêtres, me faire une âme candide, semblable à celle des bambins qui suivaient le Fils de l’Homme dans les rues de Jérusalem. Je ne puis parvenir au seuil de ma pensée que purifié par la vision nécessaire d’un âge écoulé dans l’allégresse. « La lecture d’un roman, en face de la vérité de ce spectacle lyrique, serait un trop impudent blasphème. Vous ne me verrez donc causer qu’avec des poètes et leurs frères, les philosophes. « Le vulgaire qui ignore l’art de méditer un sentiment, ne comprendra jamais qu’on puisse s’élancer avec la même fougue sur un rythme métaphysique comme sur une strophe élégiaque. Vous-même oserez-vous m’accorder que cette plaine chatoyante n’est que le produit d’une inconsciente affirmation de mon moi, et qu’en vivant je projette cette houle de montagnes ? Non, car vous tempérez mon enthousiasme d’un sourire moqueur. Mais Fichte vous apprendra à vaincre votre timidité, lui qui commençait un cours par ces mots : « Aujourd’hui nous allons créer Dieu ». Mazeppa galoppe dans le steppe ; Ganymède s’élève dans les cieux et j’écoute encore Fichte me dire : « Rien n’existe qui ne soit un produit de l’imagination ». Voyez-vous une différence entre Schelley et Schelling ? Croyez-vous qu’Hegel soit plus vrai que le divin Mallarmé ? Ces vers sont-ils de Bergson : « Vielé-Griffin ne signerait-il pas ces phrases : « La philosophie transcende les concepts pour arriver à l’intuition... L’objet de la métaphysique est d’opérer des différenciations et des intégrations qualitatives... La durée intérieure est la vie continue d’une mémoire qui prolonge le passé dans le présent. » ? Et si Francis Jammes oublie de se pencher sur un papillon, j’aperçois la main osseuse de Spinoza pleine de poudre d’ailes. « Oh ! Mad ! dans le silence de vos nuits ferventes, alors que vos sens baignent dans le sommeil et que votre conscience s’écoule dans la pure durée, n’avez-vous pas senti monter du fond de votre être translucide les accords d’une lyre infinie et les frissonnements d’un Verbe divin ? Cette mélodie continue, cette émotion d’Absolu, Mad, c’était au fond de vous-même un subit épanouissement de la Réalité mobile, fuyante, insaisissable de quoi nous sommes faits ; une prescience vécue de l’Être cosmique ; une fusée d’or qui éclate en étoiles au ciel sublimé de notre esprit et qui retombe aussitôt dans l’ombre du souvenir. Seuls les poètes et les philosophes ont mission de perpétuer, en nos âmes obscures ce feu d’artifice transcendant. Ils illuminent nos méditations de millions de soleils éphémères dont le tourbillon enflammé s’évanouit tout à l’heure, mais dont l’éclat instantané suffit à nous faire entrevoir l’intérieur de notre propre temple. Hors ceux-ci et ceux-là, tout est chimère ; rien n’est que par eux ; l’unité de leurs émotions déchaîne une musique et cette musique fait tourner les sphères. » Mais pourquoi insister ? Je crois bien que vous ne m’écoutiez pas, m’avez-vous seulement jamais entendu ? Vous vous laissiez gagner par les frémissements émanés de l’ambiance, vous étiez cette atmosphère même, vous sentiez bien plus de choses que n’en peut réfléchir votre raison, vous voyiez plus loin que tout, car le lieu parlait plus fort que mes paroles, et vous songiez : « Le cœur de mon aimé est là sur l’appui de la fenêtre, au milieu de la table où j’ai déposé ce printemps en bouquet, parmi ces volumes éparpillés selon les minutes de sa fantaisie. Moi aussi je suis là, j’avais hâte de mêler le battement de mes artères aux pulsations de ce recueillement, de ces choses qui sont des actes. La science ardente des peuples, le cantique des nations me pénètrent. Je bois un peu de cette liqueur dont s’enivrent les hommes et qui les fait pleurer. Voilà que ce trésor de croyances, que cet océan de désirs ont traversé les siècles pour affluer jusqu’à ma fièvre et s’engloutir dans mon rayonnement. Henry, vous êtes tout l’amour de la terre, toute la poésie des mondes, toute la philosophie des cerveaux torturés d’idéal. Vous êtes tout cela et vous vivez de m’aimer. » Et comme un chant d’action de grâces gonflait ma poitrine : « À présent Madeleine va regagner son repos, elle s’enfermera dans sa chambre de jeune fille aux mousselines de première communiante. Mais elle n’y sera plus seule. Ma pensée dort sur l’oreiller immaculé, comme un halo autour de ses tresses blondes. Nous nous connaissons tout. Nous ne saurions nous donner au-delà. Aujourd’hui nous avons conjugué nos vies dans le même délire. Je l’ai traquée jusque dans les plus secrètes retraites de son cœur ; je l’ai ployée pantelante sous mon rêve et l’ai mieux possédée que mon propre souffle. Ah ! le soir qui vient a la saveur d’un viol d’âme ! » ... Cette dernière halte au sein de ma jeunesse pensive n’avait duré que quelques minutes. Mais nous nous étions si fougueusement offerts l’un à l’autre en silence, que vous avez rougi, dès que nos regards se sont rencontrés pour la première fois, comme après une faute délicieuse, et je n’ai bientôt vu que le ruban de votre ceinture en faille rose qui voltigeait à travers le couloir. Je n’ai pas quitté cette pièce parfumée de votre présence, de peur que ma vision d’azur ne se ternisse au spectacle des laideurs quotidiennes. À cette heure, votre image chère émane diffuse de la lampe familière, s’étale en nappes pâles sur ce papier blanc, se réfugie aux solives du plafond, sommeille dans l’ombre des étagères. Voyez-vous, il m’indifférerait presque d’être muré pour toujours dans ce repaire et que vous fussiez morte. Car, en vérité, Mad, je vous vis éternellement... Et pour mieux m’incruster le souvenir présent de cette après-midi de soleil, je goûte une suprême volupté, le visage enfoui dans cette gerbe de lilas, à recommencer ce soir, en vous le racontant, notre pèlerinage sentimental, à travers mon enfance et nos cœurs émus. 1er Mai. Mad, il nous faut bénir plus puissant, plus profond que la raison, cet instinct où notre être puise sa lumière et son orientation infaillible, au milieu des incertitudes de la vie. Il ne sert de rien de penser toujours échapper aux voix de nos morts, à l’enseignement de la terre. À travers nos pérégrinations, loin des sentiers connus où demeurent gravés les pas de nos aïeux, nous ne parvenons pas à étouffer le cri vengeur de notre race. Des foules impérissables hurlent leur désespoir, se jettent à notre poursuite, domptent notre effort pour leur échapper, nous captent dans leurs filets et nous ramènent au carrefour de la tradition. Un jour vient, où las de chercher la vérité en dehors des routes longtemps frayées, nous entendons, dominant les dissonances de nos cervelles individualistes, le concert héréditaire, l’harmonieuse mélodie des ancêtres, gardiens de cette dernière certitude sur quoi repose chaque tige de nos efforts. Et voici que vaincus, nous nous abandonnons, décidés à poursuivre cette piste, que ni les vents de l’esprit, ni les orages du cœur n’ont pu recouvrir. À vous, Mad, qui poussez vos jours dans la lumière d’une foi inébranlable et qui ne cessâtes jamais « d’entendre vos voix », ne dois-je pas être un sujet d’étonnement quelque peu complexe ? Car, pour votre docilité lucide à vous laisser conduire par la main depuis votre naissance, ma désobéissance volontaire aux préceptes d’un ordre supérieur à moi-même, est d’un bien détestable exemple. S’asseoir par terre, voilà un geste simple et nécessaire que nous accomplissions jadis avec volupté, alors que nos esprits, non encore dressés par l’orgueil, s’occupaient exclusivement à pétrir de la boue et à manier du sable. Notre enfance caressait avec amour un peu de la substance de nos champs et de nos corps. Pour mieux manifester notre obscur désir de ne point nous détacher de nos origines, combien de fois nous est-il arrivé de courir à quatre pattes sur le sol ! Souffrez donc que je vous offre ma confession, comme autrefois je vous tendais un fruit, après y avoir mordu. La nacre de vos dents rieuses creusait l’empreinte de mes dents et je vous regardais, heureux et tranquille, boire le suc de mes pensées. Ces pensées, Mad, étaient les vôtres. À vrai dire ce n’était point encore des pensées claires, des pensées turbulentes, de ces impérieuses pensées qu’on sent courir dans le cerveau ; mais plutôt une douce chaleur, semblable à celle que dégage, à midi, l’eau du bassin où l’on trempe son doigt. Je ne me distinguais de vous que par mes bas troués et par ma force à lancer des pierres à la cime des arbres. Nos yeux dardaient les mêmes rayons. Nous marchions, très sages, au milieu des allées dorées, nous tenant par le bras, en proie à des extases perpétuelles. On ne se disait jamais : je t’aime. Notre mutuelle affection s’élevait dans le ciel bleu, comme la fumée tranquille, qui déjà monte du toit à notre réveil et à laquelle on ne prend plus garde. Nos jeunes vies nous étaient si familières ! Nous poussions notre joie dans la certitude, si sûrs du lendemain ! On préférait goûter en silence le bonheur d’être cela. Cela, c’était la chanson du vent dans les sapins hérissés d’aiguillettes ; cela, c’était le brûle-gueule du jardinier François, le tablier blanc de la petite servante, la mie de pain jetée aux carpes centenaires, le violon de votre grand-père ou sa canne torse, le cri d’adieu des paons sur les branches des cèdres, dans le soir qui tombe ; cela, c’était toute la paix qui étreint deux cœurs d’enfants et qui défend aux fiévreuses pensées d’approcher. Mad, absolvez-moi d’avoir oublié une heure que nous nous sommes aimés depuis toujours. Tout le malheur est venu de la mort de mon père, ou plutôt de Dieu qui ôta trop tôt à mes jeunes ans leur tuteur. Un père ressemble au robuste tilleul qui se dresse devant la maison grande ouverte, les soirs de juin, et au pied duquel on écoute sans rien dire l’approche du mystère de la nuit. Le mien était un grave camarade qui ne dédaignait pas le sourire, ni d’ébranler le roc de sa voix sonore, à la seule fin de taquiner l’écho. Sa puissante main abritait ma sécurité. J’aimais lui abandonner mon poignet, pour qu’elle m’élevât brusquement au-dessus d’un ruisseau caché sous les racines du saule. Lorsque nous descendions en courant au potager cueillir un melon, je me retournais pour voir la poursuite ailée de nos ombres inégales, et lorsque nous arpentions la plaine brillante de rosée, dans l’éclat humide d’une aube de novembre, pour aller piquer, sous le soleil blanc, l’hypnotique miroir aux alouettes, je m’appliquais à mouler mes petits pieds sautillants dans la trace nette et franche de ses lourdes bottes. — Mon père, votre longue expérience des choses et des hommes s’appuyait sur mon épaule. Vous disiez : « Voici une plante qui a soif, mais gardons-nous de lui donner à boire avant que le soleil n’ait éteint ses rayons. — La lune ronge ces murs et leur communique la lèpre. — Ne tire pas sur la tige de cette herbe, tu te couperais. — Il n’y aura pas de vin cette année, mais il sera bon. — On voit trop bien le Mont Blanc aujourd’hui ; demain il pleuvra. — Si tu jettes une allumette enflammée sur cette fourmilière, instantanément les fourmis la souffleront. — C’est le moment de dormir ; dans une heure il serait trop tard. — Ce cheval est très fatigué ; faisons-le trotter sec, autrement il butera. » Vous m’appreniez non plus à voir, mais à regarder, à donner un sens à chacune des formes que revêt la vie, à nommer les objets de ma contemplation curieuse. La nature vous était familière, aussi vous plaisait-il d’accroître d’abord les sujets de mes étonnements, pour les réduire ensuite à ce que vous appeliez des phénomènes naturels. Vous me sembliez un fameux trappeur. Le soir, nous nous glissions à travers les buissons, comme à travers les hautes lianes des forêts vierges. Il s’agissait de capturer les hôtes de la nuit. On retenait son souffle. On ne percevait qu’un immense silence venu de très loin et, tout au fond de cette solitude, le choc précipité de nos artères. Mais l’ombre est pleine de mouvements. Bientôt l’obscurité remuait toute. On entend des heurts, des envols subits, des craquements douloureux. Une minute qui semble une heure la mort envahit les ténèbres ; on pense qu’un spectre va se lever. Puis reprend le bruit affairé de mille petits travaux sans cause. C’était surtout un trot léger sur les feuilles sèches, à intervalles irréguliers. Quand on s’était bien orienté, on fonçait soudain dans la direction sonore, et nous trouvions notre hérisson déjà en boule. Vite, je le roulais dans ma casquette et le portais à la rigole. Ce caractère pointu cédait sous la douche et montrait un fin museau de sanglier sur de jolies pattes d’ours. Parfois on poussait la cruauté jusqu’à tuer dans leur élan les gambades gracieuses des écureuils voleurs de noix. À notre coup de feu, ces acrobates lâchaient leur trapèze, opéraient un saut périlleux dans le ciel, avant d’étaler sur l’herbe leur pauvre tête ensanglantée, d’où pendait, entre deux incisives blanches, une langue rose. Et lorsqu’on se précipitait vers le mort, ce malin nous laissait d’abord entre les doigts un paquet de puces. Un jour, mon père, sans rien dire vous êtes parti. Je suis resté à vous chercher au milieu d’ennemis invisibles, prêts à m’assaillir. J’interrogeais les lieux de nos promenades, nos jeux favoris, les témoins épars de nos leçons délicieuses, tout ce qui pouvait enclore votre mémoire et me tendre votre image. J’ignorais qu’à cette heure votre présence, au lieu de s’éparpiller, venait de se concentrer en ma vie, et qu’après m’avoir conduit à vos côtés dans diverses demeures fleuries, vous alliez habiter en moi pour jamais. Je pense, aujourd’hui, que vous teniez sans doute à me donner l’exemple de l’ordre, en me devançant dans un chemin inconnu et qu’il fallait que mon éducation sensible se parachevât dans une connaissance réelle de la mort. Votre enseignement consistait à tout me faire toucher du doigt, car vous placiez le grand secret de l’intelligence dans les yeux et au bout des mains. De la sorte, plus je m’enfonçais sous les tonnelles de la nature, plus j’entendais chanter ma science. Là-bas, au fond, derrière les rideaux de pampres verts, dormait la mort ; par vous je l’ai palpée dans l’ombre. Hélas ! à l’âge que je traversais, l’esprit se pose avec maladresse sur la vie et son équilibre est plein de timidité. La simple poussée d’une idée un peu évocatrice suffit à faire pivoter la conscience d’un enfant ; ce sont alors tous les espoirs de sa race qui chancellent avec lui. Mon père se dressait devant l’avenir ténébreux comme un mur hospitalier. Ma faiblesse y trouvait un abri contre l’orage et je m’arc-boutais sur sa solide base, avec toute l’énergie d’une foi ardente. Le visage en plein soleil, je regardais monter mes instincts. Mon rêve folâtrait dans la prairie, semblable au vol étincelant des papillons toujours insatisfaits. Lorsque le mur s’écroula, je fus projeté contre de nouveaux horizons. J’ai tourné le dos aux fleurs brillantes de ma jeunesse pour enjamber hardiment l’ouvrage de plusieurs vies. Là-bas m’appelait le mirage d’une raison trompeuse et l’éclat d’une aurore mensongère. Le désir de connaître, c’est-à-dire de critiquer, l’emporta. Déjà la pieuse certitude, déposée en moi par des mains sûres, dépérissait, étouffée sous la dangereuse fermentation des idées d’orgueil et de rébellion. Grisé par la joie d’être, avide d’affirmations contradictoires, je me sentais assez fort pour dompter les obstacles élevés en face de mon ambition et pour dissiper, aux quatre vents de l’esprit, le surcroît de mes puissances. Mad la docile, quelle ne dut pas être votre angoisse le jour où je partis pour Paris, sans presque détourner la tête, oublieux de nos tacites et quotidiens engagements. Je crois bien, Dieu me pardonne, que je vous méprisais un peu, vous et votre charmante naïveté que je prenais pour de l’ignorance. Certes, vous étiez trop fière pour pleurer en ma présence, mais je ne puis me rappeler l’allure cadencée de Belle, la vieille jument alezan brûlé, qui m’emporta dans le méchant cabriolet de notre fermier, sans voir votre mouchoir s’agiter au-dessus de notre bonheur, en un déchirant adieu. Aux heures sombres, ce signe de détresse m’a poursuivi comme un reproche. Ce voile blanc, qu’agitait votre bras nu derrière la barrière du parc fermée sur ma fuite, m’appelait comme une toile de salut plantée sur un roc. Je sentais en mon cœur l’amertume de votre sourire. Mais la fausse croyance en ma mission intellectuelle me commandait d’être dur. J’éprouvais une mauvaise volupté à piétiner le jardin de votre âme où j’avais tant joué. Mad, Mad, qu’il est besoin de volonté pour faire ainsi souffrir ! J’avais une telle conscience de désobéir à ma race, que pour me créer un nouveau repos et puiser dans ma faute une paix nécessaire, je jurai de couper les liens susceptibles de me rattacher au rivage du passé. Mon incompétence des affaires, la haine du papier timbré et du style diabolique des notaires empêchèrent seules la vente de ce château, dont l’image me hantait comme un remords. Du moins je voulus me dévêtir de tous les préjugés essentiels à ma conservation, et j’entrepris de gaspiller avec lucidité le trésor de sagesse légué par ces peupliers séculaires, dressés comme des juges le long de la route que, pour la dernière fois, croyais-je, je parcourais en cette froide matinée de novembre. La veille, il m’en souvient, votre grand-père m’avait retenu à dîner. La conversation fut haletante comme le souffle d’un malade. Les mots allaient de l’un à l’autre, timides et doux, tels des orphelins qui tendent une main vide. Chacun s’absorbait dans l’ombre de ses pensées et fermait les yeux de peur que les visages ne parlassent trop fort. Ah ! tout était bien fini ! Je me raidissais dans mon égoïsme pour ne point céder aux suggestions envahissantes. Je croyais marcher au milieu de cris déchirants, comme un promeneur dont le dos est assailli de prières, et qui évite de se retourner, de crainte d’être attendri. Vous aviez assez d’occupations avec vos larmes à refouler et votre grand-père méditait impénétrable, penché vers la cheminée. On se quitta de bonne heure. On était très malheureux. J’avais surtout hâte d’échapper à cette atmosphère, de ne plus entendre le toc-toc des souvenirs. Cette dernière nuit, je la passai à entasser du linge dans mes malles et, tandis que je fouillais les hautes armoires et les commodes ventrues, obstinément, des objets caressés par vos doigts, se glissaient sous ma main, pour se laisser palper une dernière fois : notre collection de papillons, des feuilles de l’herbier composé durant une excursion à la Grande Chartreuse, des cailloux ramassés au bord du Drac. C’était surtout, à travers ces témoins babillards, la perpétuelle résurrection de votre grâce ingénue. De partout vous surgissiez comme un lys. Mais je repoussais avec colère dans leurs tiroirs ces fâcheux conseillers, tel un assassin se hâte de faire disparaître les membres brisés de sa victime, car il était dit que pour vous comprendre selon votre désir, je devais d’abord épuiser la coupe de toutes les philosophies, et que je ne m’attendrirais sur vous, qu’au terme d’une douloureuse expérience d’intellectuel. Cette expérience, il était nécessaire que je la fisse. Nul n’aurait pu me contraindre, mon père mort, à renoncer à l’aventure. Quel remède immédiat dompterait la rage d’un jeune esprit mordu par le monstre de la métaphysique ! Le temps seul cautérise les plaies de ces « hallucinés de la raison pure » qui, rongés par le doute, assoiffés de réalités, après s’être aventurés au bord des abîmes de la pensée, reviennent tout doucement, par des chemins battus, se guérir de leur vertige et respirer des roses, dans la compagnie de gens simples. Voilà sans doute pourquoi votre grand-père accueillit mon départ avec sérénité. Lorsque je lui eus appris mon projet de consacrer mes forces à l’étude de la haute philosophie, il ouvrit toute grande la fenêtre de son salon. Le verger, déjà rongé par la rouille de novembre, s’étendait à nos pieds et l’on apercevait en face la demeure de mon enfance, droite, avec ses tuiles rouges, sous le ciel pâle. Nous contemplâmes, silencieux, les derniers rayons d’un soleil fauve déposant un suprême et grave baiser sur la robe somptueuse de l’automne. Votre grand-père me tenait par le bras. Au bout de quelques minutes, sans avoir prononcé une parole, il me laissa partir. Il savait bien, le sage vieillard que son geste glorieux envahirait ma mémoire, quand sonnerait mon heure, et qu’aussitôt la nature entière rentrerait dans mon âme... 1er Mai, soir. Votre oncle Charles, son cheval Marquis et son chien Zut ont fait irruption sur la terrasse et ont sauté au beau milieu de ma narration. J’avais eu, en effet, l’imprudence de quitter mon grenier et de m’installer sous les platanes. Ma confession se déroulait au milieu d’un concert de fauvettes et des coups de pioche sonores des « manœuvres » en train de remuer la vigne. Votre cher parrain, sans descendre de cheval a, du bout de son stick, saccagé mes feuillets et les a éparpillés sur la table de fer surmontée d’un immense parasol. Un jeune soleil de mai gambadait au-dessus de ce champignon multicolore et m’éclaboussait d’arcs-en-ciel. Lorsque j’eus avoué à votre oncle la destination de cette lettre, celui-ci est entré dans une belle fureur. — Je ne comprends pas ta bêtise, m’a-t-il dit, ni que tu écrives à Madeleine, alors que deux kilomètres à peine vous séparent. Comment ! tu la vois tous les jours et tu éprouves encore le besoin de gribouiller du papier à son intention ! L’amour t’a donc ôté l’usage de la parole ? — Chevalier tempétueux, lui ai-je objecté, ignorez-vous que Mad à cette heure déguste du Vouvray et grignotte des tartes aux framboises chez vos cousines de Glacy, à vingt kilomètres de moi, et qu’il m’est doux de tremper dans l’encre la fièvre de mon attente. Au surplus ajoutai-je, je ne vous celerai pas plus longtemps qu’aussitôt Mad envolée, je monte au grenier converser avec sa pensée. Il a fallu me résoudre à cette délicieuse habitude. Son départ interrompt chaque jour quelque communication de la plus haute importance, et j’ai tout lieu de supposer que Mad se glorifie du même défaut de mémoire puisque, à peine rentrée, elle répond à ma lettre qui l’attendait déjà. L’oncle Charles n’entend ni la plaisanterie, ni qu’on prenne son plaisir où on le trouve, et encore moins à écrire des folies qu’à en faire. Chez lui le mépris est silencieux et se manifeste par des haussements d’épaules qui parlent plus fort qu’une parole. J’ai dû m’incliner et seller Manon. Nous sommes allés jusqu’à Sassenage par le petit sentier obscur qui lèche le pied de la montagne. Je rentre tout crotté, mais avec des parfums d’acacias fleuris plein le cœur. À présent le sujet de ma narration s’est évaporé dans l’ombre transparente et bleue des glaïeuls. Il me faut un grand effort pour plonger jusqu’au fond de mon ancien moi et en rapporter quelques vieux débris d’états d’âme. Depuis six mois que je poursuis ma guérison morale, mes plaies se sont si bien fermées qu’à peine me reste-t-il un souvenir confus d’insomnies et d’affres délirantes. Mais pour narguer votre parrain, et tout de même vous complaire, afin que chaque minute de ma conscience résonne éternellement en votre être, chère petite fiancée, je veux m’autosuggestionner, revivre un soir ces années passées dans l’agitation intérieure et la dissipation intellectuelle. Demain, de bon matin, François attelera la carriole et vous portera mes deux lettres avant de se rendre à la ville. Votre journée commencera par un sourire. Lorsqu’on vous tendra ce lourd papier à votre réveil, vous caresserez d’abord votre joie et resterez un grand moment à fixer cette enveloppe blanche. Sachez donc que la rue de Médicis possède, entre autres attraits, celui d’offrir le plus sûr ermitage au sein du plus turbulent des quartiers. Avec la rue Soufflot qui la prolonge et la brusque intersection des deux tronçons du boulevard Saint-Michel, cette avenue bordée d’arbres, du haut de mon quatrième étage, m’apparaissait comme un géant crucifié dont la tête et les pieds reposeraient inertes, tandis que les bras, démesurément étendus, s’agiteraient encore avec frénésie pour griffer les ténèbres. De l’Odéon au Panthéon vous marchez au milieu du silence. Une atmosphère de deuil enveloppe le péristyle, autour de quoi tant de lettrés faméliques ont promené leur détresse. Une ironique solitude pèse sur ces morts illustres que la patrie ne vénère d’aucune reconnaissance — d’ailleurs avec quelques raisons souvent. Seuls l’omnibus Panthéon-Courcelles et celui des Feuillantines, semblables à des hannetons malades issus de l’antre de l’Odéon, grimpent en geignant la pente grasse et se traînent le long du piteux bassin dressé à l’entrée de la rue de Médicis. Mais les deux zones pacifiques sont brusquement coupées par une voie frétillante, allongée soudain comme le coup de poing d’un charretier qui s’étire. Le boulevard Saint-Michel résonne de cris partis on ne sait d’où. Et quand sonnant du timbre à coups redoublés, surgissent, emportés dans la descente, les lourds tramways à vapeur de Montrouge et de Porte d’Ivry, tout trépide, chacun se gare en courant, la main au chapeau. Des deux trottoirs de la chaussée surgissent des êtres désordonnés, telles les foules vomies pêle-mêle par les portes d’un théâtre. Les uns se hâtent, une serviette sous le bras ; les autres, ceints du béret et la pipe d’un sou dans le coin de la bouche, chantent avec une fille en cheveux de chaque côté ; ceux-ci discutent ; ceux-là proposent des plans de Paris, des lacets, des crayons, ou vous mettent obstinément des papiers dans la main. Vous en verriez qui, affublés d’une houppelande et le chef ceint d’une casquette originale, portent d’énormes écriteaux bariolés et qui hurlent, sur un ton de mélopée, pour ceux auxquels l’indifférence fermerait les yeux : « Ce soir au cabaret du Grillon... » Le vent dissout le reste dans la rumeur perpétuée et de partout tisse une vie insolente. Le souvenir de Jean de Tinan n’entra pour rien dans ce choix de la rue de Médicis, mais bien plutôt l’aspect imposant et doux de ce Luxembourg auquel on a conservé le délicieux nom de jardin. Lorsque la concierge de mon futur appartement eut levé les stores, ce fut un éblouissement. Rien qu’un immense lac de verdure avec, çà et là, des rayures semblables à un sillon fiévreux après le passage d’une barque. En bas on avance à travers un dédale de fûts : on se perd parmi les colonnes d’une ville engloutie. De la hauteur de ce quatrième on n’aperçoit plus qu’une mer qui déferle. Chaque vague ondoyante se prolonge dans une autre vague. Tout s’unifie, tout s’absorbe pour n’offrir à l’œil qu’un océan de feuillage, traversé par trois courants formés par l’allée centrale, l’avenue de l’Observatoire et le prolongement de la rue de Fleurus. Au milieu, un petit tourbillon, et ce Maelstrom est peuplé d’enfants qui dirigent leurs bateaux à voiles à l’aide de lignes en jonc. J’aurais pu dormir au centre du « confort moderne ». Mais je croyais devoir à mon intelligence de supprimer tout ce qui respire la dissipation de l’esprit. L’exemple de modestie, proposé par Taine et par Renan à ma studieuse jeunesse, me contraignit à n’occuper que trois pièces et un splendide horizon. Une seule chambre d’étudiant, blanchie à la chaux, aurait d’ailleurs suffi à mon bonheur, car je nourrissais un cerveau peuplé d’abstractions grandioses et décidé à m’emporter à travers les plus magnifiques palais d’idées. À cette époque je tenais les idéalistes allemands pour les plus sûrs éducateurs de ma conscience et j’avais la certitude de créer les formes comme on crée ses concepts. Mais un plus profond amour de la nature, joint à mon goût persistant pour la poésie, m’avaient sans mot dire aveuglément conduit au bord de ce Luxembourg, afin que mon âme inquiète, au sortir de trop desséchantes méditations, s’y rafraîchit, sous la chanson de la bise, parmi les rameaux dépouillés. Une entrée exiguë et morne ouvrait sur ces trois pièces disposées à la file. Au milieu, le salon, avec son plafond exténué et ses tentures sans indulgence. Les fauteuils Louis XIII, rangés en demi-cercle, vous inspectaient sévèrement. Les bibelots, épars sur la cheminée recouverte de peluche rouge, n’offraient aucune distraction. Dans un angle, le piano, drapé avec sobriété, ne proposait que du Bach ou du Wagner, c’est-à dire des traités de logique et des poèmes mystiques. L’accueil de la table massive, où dormaient les œuvres de Leibnitz, reliées en veau fauve à coins, et les Principia philosophiae de Descartes, dans l’édition originale d’Amsterdam de 1644, — n’avait rien d’engageant. Dès l’abord, un tapis floconneux captait vos pieds et leur imposait silence. Il n’était pas jusqu’au sopha recouvert de drap garance qui n’offrit à l’intelligence une franche sécurité. C’était le tabernacle de l’esprit d’analyse. J’ai pourtant passé là des heures chaudes, vautré sur de complaisants coussins, à écouter les graves déductions d’inoffensifs camarades repliés au bord de la même pensée. Au milieu de ces rêves vécus la nuit s’avançait sans qu’on l’entendît passer. Les lampes s’épuisaient plus vite que nos voix. L’ombre abritait nos fantômes courbés au-dessus d’un tabouret tunisien, aux incrustations de nacre, armé de pipes et de rhum. Mais à travers les ténèbres, nos paroles tombaient lumineuses comme des gouttes de clarté ; nos cerveaux flambaient ; tout notre être resplendissait comme l’intérieur d’une cathédrale un soir de Noël. Si au cours de la discussion, un texte de Platon ou de Spinoza était contesté, j’allais quérir le volume dans mon cabinet de travail situé à gauche du salon, et le rapportais au centre de notre assemblée. Car nul ne peut se vanter d’avoir jamais soulevé la portière qui interceptait l’entrée du laboratoire de mon âme. J’en ai toujours défendu l’accès, même aux plus chers compagnons d’idées, ainsi qu’une femme défend ses baisers. Il accusait pourtant quelque banalité, ce cabinet de travail rebondi et replet. Les livres encombraient ses murs d’une graisse parasite et obstruaient le visage des tentures. Mais combien je m’enthousiasmais de cet embonpoint, lorsqu’enfoui dans un confortable fauteuil en cuir marron, devant une table chargée de manuscrits appétissants et bien servie de notes rares, je relevais la tête pour fixer une notion fugitive ! Mes yeux pouvaient aisément embrasser l’ensemble des civilisations, la totalité du savoir humain. Je me voyais le centre de toutes les métaphysiques, le Dieu des religions, le prêtre de ces diverses morales. Ma compréhension universelle égalait l’effort de chaque créateur. Ces chercheurs d’absolu, je les dominais encore par ma synthèse, par mon désir de réconcilier les contraires, de trôner sur leur union après l’avoir accomplie. Non, personne n’est jamais venu me distraire durant ces bienveillantes après-midi. Le soleil ne frappait pas à mon balcon ; le Luxembourg ne me faisait pas signe. La pluie mince m’avertissait d’avoir à fondre mon âme en sa monotonie. L’espace même, si j’ose dire, tout ce qui vit à l’extérieur, s’amenuisait, coulait en teintes grises, pour mieux se rendre indifférent. Alors je me dépouillais peu à peu de mon moi social et superficiel, à la manière d’un médium qui, à force de fixer un diamant, s’évapore de sa conscience relative et descend de degré en degré vers l’état second. Je traversais les couches successives du raisonnement discursif, les régions de plus en plus denses où l’esprit lutte encore avec les objections, pour aboutir à la source ultime de mon âme, à ce que les anglais appellent subliminal self. Sans comprendre que j’étais l’objet de ma propre hallucination, il me semblait alors que j’avais touché le fond même de la vie, le dernier seuil de l’être, la substance. Je me pensais dans une intuition directe, je n’étais plus produit, mais principe universel, l’égal du cosmos et je pouvais à mon gré me réincarner dans Hume ou dans Hégel. Je ne croyais plus objectiver une doctrine, mais la réaliser dans un acte pur. C’est pourquoi je choisissais mon siècle au fil de ma fantaisie et prenais la forme concrète, animée, de telle ou telle théorie offerte à mon bon plaisir. Enfant, je lisais Jules Verne, et le soir, dans mon lit, je partais pour la lune ou parcourais le fond de l’océan. Perdu dans mon cabinet de travail, je n’agissais pas autrement avec le Bruno de Schelling ou le Zarathoustra de Nietzsche. Mais avec quelle intensité mon cerveau mimait les gestes d’un génie disparu ! J’évoquais Plotin, comme on évoque un esprit autour du guéridon. J’étais les Ennéades. Un certain jour, en 1600, je fus brûlé vif à Rome avec Giordano Bruno. Ce périlleux dédoublement n’allait pas sans m’épuiser. J’ai vu à la Salpétrière des sujets déposer leur sensibilité dans un verre d’eau. Si l’on pique le liquide, les malheureux tressaillent et hurlent ; si l’on jette le liquide, c’est une sérieuse déperdition de calorique constatée chez le patient. Au sortir de ces orgiaques expériences, d’algides frissons m’enveloppaient comme d’un drap mouillé. J’éprouvais quelque difficulté à réintégrer mon moi de tous les jours. Ce dernier semblait étriqué comme une vieille redingote de bourgeois, reléguée au sommet d’une garde-robe, et qu’on n’endosse que les jours de fête. Je me traînais jusqu’à ma chambre, et m’endormais pesamment, en proie à des cauchemars convulsifs. Cette chambre, à droite du salon, me tendait des bras pitoyables. Elle offrait seule quelques fleurs de mansuétude au pionnier de l’esprit. Les courtines du lit en toile de Jouy étaient de teinte joyeuse. Les arbres du Luxembourg m’environnaient et mon balcon avait l’air d’un nid de pierre perdu au sein des futaies. De la fenêtre ouverte, je n’apercevais que le ciel et des cimiers de verdure. Pour deviner la rue de Médicis, je devais me pencher au dehors. À la tête du lit, une tablette. Sur le mur, quelques reproductions des fresques de Puvis de Chavannes et son langoureux Pauvre Pêcheur, au maintien résigné en face du paysan endolori. Aucun livre ne chargeait l’atmosphère de ce lieu, excepté les Pensées de Pascal et les œuvres de Ravaisson, dispensatrices des lumières de cœur. Le matin frappait à mon volet pour me conduire au cours. Les amphithéâtres de la Sorbonne nous étaient fort hospitaliers. On éprouvait une certaine joie à pousser le tambour des hautes portes munies d’un œil de verre. Ici on ne laissait point toute espérance ; au contraire, on venait demander à la métaphysique cet oubli du tragique quotidien, qu’un bienfaisant opium dispense au marin. On cherchait dans l’idéologie la petite secousse nécessaire à notre désœuvrement de civilisés. La parole mesurée des maîtres de conférences faisait lever dans nos cerveaux des bandes d’associations d’idées, comme une pierre lancée dans un bosquet donne leur vol à des nichées de rouges-gorges. Le cours terminé, la « tangente » nous ouvrait une petite salle où nous pouvions entretenir nos maîtres. Là, à l’abri des bas-bleus et des messieurs frileux, nous tendions nos travaux avec de petits gestes misérables. On déliait la gerbe de ses pensées, on l’étalait sous les yeux indulgents, on sollicitait pour récompense des conseils. Je crois qu’on se comprenait mal. On nous proposait des lectures et des textes, alors que nous avions faim et soif de conseils moraux d’une règle de vie, d’un principe d’action. — Et, de peur d’être repris par les affres de la conscience, on ne donnait pas à l’esprit le temps de se ressaisir, de se réfracter sur soi-même. On regardait à trop s’examiner, on craignait l’épreuve d’une confession sincère et l’on courait vers son dernier refuge, la bibliothèque, pour se draper à nouveau dans les plis de la pensée et des chères illusions. L’après-midi entrait par les hautes fenêtres de cette bibliothèque de la Sorbonne, aux fauteuils considérables, posait sa main de lumière sur nos têtes inclinées, nous soufflait une énergie compliquée. On n’avait rien à craindre. On se savait en sûreté, très puissants en face de ces longues tables aux places numérotées. Les livres causaient fort et nous rassemblaient dans une même ardeur. Le livre, c’était pour nous, hélas ! le père et la mère auxquels l’enfant abandonne sa main pour s’endormir dans la sécurité. Malheur si, à son réveil, l’âme puérile ne presse plus que l’obscurité ! Elle criera sa détresse jusqu’à ce que la présence connue ramène le sourire sur des lèvres tremblantes. Oh ! comme nous la comprenions cette intime détresse, dès que le soir venu, il fallait regagner nos demeures, rentrer dans sa vie en désordre ! Comme on redoutait la solitude désœuvrée qui vous jette aux pieds de votre âme ! On était trop entraîné à l’analyse pour qu’une fois les bibliothèques fermées on pût demeurer inactif. Notre effort critique se retournait donc contre nous. Mais c’était trop d’audace que de penser se prendre pour sujet d’expérience. Un morceau de son cœur engagé dans cet engrenage, c’était s’exposer à être pris tout entier, à être broyé par le désespoir. Pour nous qui entendions régler nos actes d’après les canons de je ne sais quelle raison pure, et qui avions jeté derrière notre épaule toute croyance, c’est-à-dire tout principe de vie, nous ne pouvions nous empêcher de quelque trouble, lorsque cette raison cessant ses maléfices, la voix fraîche du sentiment s’élevait dans notre être comme le chant du pâtre à l’aurore. Voilà qu’un peu de notre enfance envolée nous revenait avec les hirondelles et mettait quelques frissons dans la logique de nos théorèmes. Valait-il la peine d’avoir poignardé tout préjugé, pour entendre encore frapper à la porte de notre cœur ? « Ces souvenirs va-t-il falloir les retuer ? « Un assaut furieux, le suprême sans doute ! » répétions-nous après Verlaine, et, l’on se hâtait vers les restaurants de la rue Monsieur le Prince, à seule fin de se renvoyer des syllogismes au-dessus d’un haricot de mouton et de trouver des camarades avec qui discuter, des jeunes hommes désireux comme soi de s’agiter dans l’éristique et d’y reconquérir leur paix. Mais le moment le plus difficile c’était la nuit, alors qu’on se sent seul, infiniment, à travers le silence des mondes. Finis les paradoxes ; plus personne pour vous donner la réplique ; aucune excitation extérieure ; rien qu’un pauvre moi pantelant, presque usé d’avoir trop servi, de s’être tant donné aux autres, qui voudrait se guérir du mal de sentir. La trop forte tension cérébrale de la journée mettait en fuite le sommeil. Je m’enfermais dans mon cabinet de travail, comme un alchimiste avec ses cornues. Il s’agissait de faire sortir du creuset de mon cerveau le principe de toute vérité bouillonnante. Là-bas Paris s’amusait, chantait, aimait. Par instant la rumeur de cet immense rut envahissait la pièce. Mon imagination flambait soudain sous l’éclat impudent des milliers d’arcs électriques, entrevus à la terrasse des cafés, au cours de promenades nocturnes. Puis tout m’abandonnait à nouveau. Je n’étais plus qu’un point d’ombre sous le firmament étoilé, derrière ma petite amie, la lampe à huile du solitaire. Alors j’évoquais mes démons, les philosophes ; je les faisais disserter, se battre. Kant attachait ses bas dans une chambre surchauffée ; Comte se montrait ridicule avec sa femme, la prostituée ; Nietzsche insultait Wagner. La suggestion n’opérait point toujours : mes fantoches restaient inertes dans mon esprit ; mes livres semblaient très fatigués. Après quelques essais d’exaltation infructueux, je retombais lourdement sur moi-même, brisé, anéanti. C’était maintenant l’inévitable passage en revue de mes acquisitions intellectuelles, le dénombrement de mes connaissances, l’inspection de mes réserves. De quelle utilité ma science ? Vers quelle fin tendaient mes actes ? Avais-je seulement appris à bien mourir, comme le veut Montaigne ? Je prenais mes pensées à deux mains et je pleurais... Oh ! comme je pleurais ! Le susurement de l’air dans les arbres, un insecte entré par la fenêtre et prisonnier sous la cloche du chapeau de la lampe, le moindre parfum détaché d’un bouquet suffisaient à m’attendrir, à me rappeler les Alpes. Certes, je ne regrettais rien encore ; je me prenais seulement en pitié. Je maudissais cet attendrissement comme un reste de sensibilité héritée, partant, disais-je, de valeur nulle. Je ne croyais pas aux avis de ma conscience, de cette conscience façonnée par les siècles et incapable de s’évader de sa courbe. Endolori par l’impuissance, j’attribuais pour cause à mes larmes un âpre désir, sans cesse déjoué, d’atteindre la voûte de la vérité, de m’endormir enfin dans la certitude, méconnaissant celle que je portais en moi de toute éternité. Mad, je souffrais bien. À ces instants de crise aiguë, comme seuls en peuvent compter les cérébraux pour qui l’avenir s’édifie sur la logique, il me plaisait de relire cette admirable page de la Nouvelle Idole : « Au mois de mai dernier, pendant le séjour que j’ai fait dans ma propriété du Dauphiné, j’allais souvent m’asseoir au bord d’un étang ordinairement couvert de superbes nénuphars blancs. Cette année, à cause de la fonte des neiges qui a été tardive, le niveau d’eau est resté très élevé, et les nénuphars, dont la tige est relativement courte et qui ne poussent que sur les bas-fonds, ne parvenaient pas à percer. On voyait, sous une mince couche d’eau, des centaines de boutons, à coutures blanches, pareils à de petites têtes au bout de longs cous tendus, mais tendus à se rompre. Tous les jours, les tiges s’allongeaient mais s’effilaient en même temps. Je voyais mes plantes à la limite de l’effort. Leur désir de vivre avait quelque chose d’héroïque. Je disais au soleil qui les attirait : « Soleil, triompheras-tu ? » Et puis, je voyais l’eau qui ne diminuait pas assez vite, et je tremblais : ils n’arriveront pas ; demain je les verrai morts sur la vase... à la fin, le soleil a triomphé. Avant mon départ, toutes les belles fleurs de cire s’étalaient sur l’eau. Voyez-vous, devant cela, je n’ai pu me défendre de réfléchir. Vous, moi, tous les chercheurs, nous sommes de petites têtes noyées sous un lac d’ignorance. Et nous tendons le cou vers une lumière passionnément voulue. Sous quel soleil s’épanouiront nos intelligences, lorsqu’elles arriveront au jour ?... Car il faut qu’il y ait un soleil. » — Soudain, il me prenait des envies de courir me mêler à la tourbe bruyante, de changer l’horizon de ma vie par l’intoxication de savants coktails, d’oublier dans des bras indulgents l’amertume des heures de spéculation recueillie. Les restaurants de nuit où l’on brise son verre, où l’on scande la musique satanique des tziganes du manche de son couteau contre le seau à champagne, où l’on se persuade de la nécessité des actes éphémères, m’offraient de faciles atermoiements. Mais sitôt dans la rue, j’étais pris d’un affreux dégoût à contempler la démarche titubante des noctambules au chapeau disloqué, le rire crapuleux des fards, les offres calmes du vice. Les ampoules électriques des cafés m’éclaboussaient d’une lumière anémique, cerclaient mon visage reflété par les glaces d’un halo jaunâtre. La réalité vulgaire de vivre me souffletait. J’avais honte de ma lâcheté, et je venais m’effondrer dans un regrettable cabaret des halles, où le colloque brutal des maraîchers enveloppait mon isolement d’un linceul souillé. Mieux valait encore trouver dans l’amitié mon refuge. Quelques camarades et moi nous nous cramponnions les uns aux autres avec l’épouvante des naufragés. Parmi quantité d’appartements d’étudiants découpés sur le même patron, le mien passait pour le moins banal, pour le plus « riche ». On y entrait chaque lundi soir, quelquefois aussi durant la semaine, et c’était comme l’illusion d’un foyer. Les plaisanteries et les charges coudoyaient les notions transcendantes et le tout se bousculait au passage. Une grave discussion entamée au sujet de la natura naturans et de la natura naturata de Spinoza, c’est-à-dire au sujet de la substance de Dieu et de l’ensemble de ses modes, se termina un jour, j’ignore pourquoi, par une critique du Quo Vadis de Sienkiewicz. Aussitôt Georges de la Marfé d’improviser ce quatrain idiot : Une boutade lancée en l’air rebondissait mettant en branle notre attirail d’analyses psychologiques. Nous appelions cela dissocier nos idées. À l’extrémité de ces dissociations, il ne restait plus dans l’esprit qu’un calembour, image concrète de notre panlogisme hégélien. Si, au lieu de jeter nos bonnets par dessus la Sorbonne, nous avions émigré à Heidelberg ou à Berlin, l’accoutumance, l’atmosphère respirée auraient fait de nous à la longue de vrais Allemands, je veux dire des métaphysiciens purs, sans remords, sans défaillances, sans regards obliques. Mais le ciel de France pesait sur nos têtes et nous ne pouvions heureusement songer à nous prendre toujours au sérieux. Il restait quand même, adhérentes aux racines de nos âmes, quelques mottes du terreau nourricier. Voilà pourquoi on souffrait tant. Heureuse souffrance, si nous en avions supposé la cause ! L’excès de nos cogitations avait exalté nos désirs sans apporter plus de calme à l’exigence de nos cœurs. Peut-être mourions-nous lentement d’inaction ? Toutes nos énergies latentes, celles sur quoi le raisonnement n’a pas de prise, mais qui palpitent dans nos plus intimes profondeurs, demeuraient désœuvrées, comme des bras sans emploi. Un soir de juin, après une promenade péripatéticienne autour du bassin du Luxembourg, nous avions échoué sur un banc de l’Avenue de l’Observatoire. Ce lieu désert témoignait de l’amitié à nos paroles, et nous aimions, après le dîner, sentir descendre sur nos épaules la fraîcheur des arbres immobiles, avant de retrouver la lampe et l’essaim des lourdes pensées. À l’instant où les premiers roulements de tambour de la garde républicaine annoncent la fermeture des grilles, le plus illustre compagnon de mes années d’apprentissage et l’esthète le plus délibérément sceptique, Georges de la Marfé, s’écria : « Il nous faudrait une guerre. » Ce cri d’intellectuel en flagrant délit de suprême détresse, lancé par un jeune homme de vingt-cinq ans, au bruit du tambour, nous aurait diverti à tout autre instant et procuré la mauvaise joie de renchérir sur l’ironie. Mais nous étions si las de nous-mêmes, si courbés sous le découragement, qu’aucun n’osa protester au nom de cette détestable philanthrophie humanitaire qu’en idéologues endurcis nous pensions de notre devoir de professer. Que sont-ils devenus ces amis ? Certains furent charmants, leurs regards de moines sécularisés disaient la sincérité ; tous souffraient. Plusieurs, forcés de vite gagner leur vie, abandonnèrent leurs cahiers, sitôt licenciés en philosophie. Les uns ont sombré dans la bohème sous le regrettable prétexte « d’écrire du théâtre ». Les autres se sont lancés dans le vaudeville, cette variété de la bohème. Un ou deux ont déjà goûté le baiser de la Mort. Aucun n’est retourné en arrière. Ah ! quand Paris vous tient ! Ceux-ci trop engagés dans les buissons du journalisme, fonçaient au plus épais des fourrés et demeuraient prisonniers de leurs entraves. Ceux-là par lâcheté se sont laissés caser dans un ministère. Les autres, plus favorisés par le talent et promus au grade d’agrégés, demandaient l’oubli à une thèse de doctorat et ne voulaient pas qu’on leur parlât de là-bas. Je songe beaucoup au livre de Jules Verne, intitulé De la terre à la lune, lorsque je soupèse mon ancien état d’âme. De modernes Jasons se sont enfermés dans un boulet confortable. Un canon gigantesque leur tend une gueule bourrée de fulminate et les lance vers cet œil blanc qui regarde le sommeil des hommes. Le début du voyage s’effectue dans d’excellentes conditions. Or voici qu’avant d’atteindre le satellite, séjour inviolable, le boulet doit traverser une région raréfiée. Aura-t-il la force de percer cette enveloppe étouffante ? Non, hélas ! et les cadavres des Argonautes aériens, saisis dans le rythme de l’attraction universelle, sont condamnés à graviter éternellement autour de la toison pâle. Voilà, Mad, à quoi servirent ces trois laborieuses années : à me projeter loin de moi-même pour tomber dans une inclémente atmosphère. Mais comment vous narrer en détail cette lutte inégale ? Pour vous introduire clairement dans ces minutes, il faudrait que vous les ayez comptées sur mes tempes, que vous vous fussiez immiscée à l’écoulement de ma conscience, que vous ayez été cette conscience même. Ah ! vous ne pouviez que me suivre de loin par le cœur, devinant mon émoi sans en saisir les causes. Mais si mal que j’aie pu, en ces pages, fixer cet instant de mon existence bouleversée, je tremble d’en avoir trop bien esquissé les contours et de m’être suggestionné au point d’avoir commis le péché du souvenir. Mais non, Mad, je suis votre force et votre image ; cette vie évoquée ne saurait me reprendre à votre amour, me dérober encore à vos caresses offertes. Car cette expérience fut définitive et voici comment je vous fus rendu sur cette terre. Le corps humain ne résiste pas à l’orgie répétée ; au déréglement de l’intelligence, pas plus qu’au libertinage des sens. Un psychophysicien accorderait qu’abuser de ses « circonvolutions » constitue un danger pire que le surmenage du « bulbe ». Au sortir de ces états d’ivresse cérébrale, je tombais dans l’hébétude et le dégoût de vivre. Mon esprit me semblait pâteux comme une langue d’ivrogne. Des migraines fréquentes aménageaient ma tête pour l’installation d’une définitive neurasthénie. Le temps des vacances consacré à la visite de la Belgique, de l’Angleterre ou de l’Allemagne n’apportait plus qu’un léger dérivatif au travail de cette lente désagrégation. J’étais trop familiarisé avec les nouvelles méthodes de la psychothérapie pour n’avoir aucune illusion sur les ravages de la maladie. Il m’aurait fallu marcher vers ce calme que seuls la nature et la vie animale procurent au rêveur. Mais au-dessus de mes instincts de poète s’érigeait avec trop d’orgueil la pensée, pour admettre sa déchéance. Mes longues méditations n’avaient point encore réussi à me pousser jusqu’au bon sens. Je me drapais donc dans mon nihilisme et me dressais immobile à l’entrée du nirvana, comme un bouddhiste résigné à la mort. Je crois que je n’aurais pas étendu le bras pour saisir ma délivrance. Mais il suffit d’une si simple secousse pour éveiller au fond de nos cœurs l’énergie endormie, qu’une pauvre parole, tendue avec émotion, me projeta vers l’avenir. Jésus apprenant la mort de Lazare pleura, et ses larmes, tombées sur l’ami déjà rongé de vers, le dressèrent debout ; on n’eut plus qu’à couper les bandelettes. C’était, il m’en souvient, un vendredi soir de la mi-novembre. Les cours reprenaient en Sorbonne. Licencié depuis deux ans, j’avais fait dans la journée ma première leçon d’agrégation : un assez curieux exposé de la théorie des mythes de Platon. De retour chez moi je me sentis environné d’un tel silence que je pris peur. Je me précipitai dans la rue. Ma promenade dut ressembler à la fugue de ces hystériques, qu’on retrouve au terme de leur voyage accompli dans la plus stricte inconscience. Après avoir longtemps erré, au gré de mes pas, je repris connaissance et me trouvai assis devant le bar Maxim’s, buvant avec avidité la musique canaille d’un orchestre dissimulé derrière la salle où l’on soupe. On me frappa sur l’épaule. Je pivotai sur ma chaise haute et me trouvai face à face avec mon ami de la Marfé. Ce dernier, plus dilettante que moi, ne répugnait pas à endosser un frac au sortir d’une dissertation sur la « relativité de la connaissance ». Bien au contraire ces contrastes l’enchantaient et son scepticisme déluré lui permettait la fréquentation des restaurants de nuit, où, disait-il, se parachève toute sagesse. Mais pour lui l’étonnement fut tel que j’éclatai d’un rire nerveux. — Vous ne vous attendiez pas à celle-là, fis-je, et je pense monter aujourd’hui d’un échelon dans votre estime ? — Mon cher, me répondit Georges, je suis assez comme Socrate : je ne m’étonne plus que d’une chose, de pouvoir encore m’étonner. Tout de même, que je vous félicite. Votre leçon sur la Caverne de Platon fut excellente et j’aime vous voir en goûter les fruits dans cette demeure éclairée avec quelque raffinement. — En fait de caverne, repris-je, je ne suis pas à plaindre. Chacun habite la caverne qu’il peut. La mienne est située au sommet de mon poumon gauche. Cette inepte plaisanterie ne dérida que le barman. Une si grande détresse creusait mon visage que les yeux de Georges cillèrent de pitié. Il congédia le grand chapeau blanc de mousquetaire orné de plumes d’autruche qui l’accompagnait et, m’ayant fait asseoir sur la banquette de velours cramoisi, il retint mes mains dans les siennes. « Laissez-moi vous parler, dit-il, avec une sourde gravité dans la voix ; demain il serait trop tard, car chaque demain apporte à nos vies de nouvelles exigences, et celui qui ne se relève pas dans l’instant où il tombe devant le rouleau de pierre, promène sur sa poitrine les sanglants hiéroglyphes des cailloux de la route humaine en perpétuelle construction. Vous voyez devant vous un de ces écrasés. « Oh ! je ne plaisante plus, ajouta-t-il, amer. Bien souvent, alors que je célébrais la messe de ma pensée et que j’immolais aux dieux inconnus, aux mânes des métaphysiques, dans l’église désaffectée de mon espoir, bien souvent le remords a frappé à ma porte. D’abord il cognait à grands coups de pieds, puis les heurts devinrent moins fréquents. Peu à peu je m’habituai à ce bruit ; à présent je n’entends plus que de faibles gémissements. Je me suis barricadé de mon mieux derrière mon indifférence. Vous pensez bien que notre « meilleur ennemi » veille derrière les planches disjointes de ma conscience. Je me prétends fort contre ses larmes, mais son regard me gêne, et je tressaille lorsque ce geolier inspecte ma cellule au cours de ses rondes fréquentes. « Car vous savez que notre prétendue indépendance d’esprit n’a servi qu’à nous aider à bâtir une prison ; nous voici nos propres otages. « Pour moi, du moins, il ne faut plus songer à m’évader de cet état d’âme. Je serais bien vite rattrapé par le gendarme que je me suis donné. Je secoue donc mes fers avec insistance, afin de m’entourer de quelque harmonie. « Ah ! s’il s’était agi de scruter la philosophie comme on apprend un métier, nous aurions fait de joyeux apprentis. Les loisirs d’un boursier d’agrégation sont trop minces pour lui permettre de raisonner ses connaissances. Il étudie et il enseigne en bon ouvrier, sans désirer plus. Nous deux, étant riches, crûmes de notre devoir de poursuivre la vérité jusqu’à notre épuisement, en braves chiens de chasse désintéressés, et l’on s’est égaré à jamais. « À vous comme à moi il ne suffisait pas de scier des pensées ou de raboter des jugements ; nous avons voulu construire notre cathédrale avec les rognures de notre intelligence ; nous ne piétinons aujourd’hui qu’un gros tas de copeaux. Que d’excellentes matières premières gachées, mon pauvre ami, que de temps décidément perdu ! Au moins aurions-nous pu réaliser des chefs-d’œuvre, si l’on avait su transformer l’entrepôt de nos rêveries transcendantes en fabrique d’objets d’art. Voilà, voilà, on était des « lyriques ». Poètes, nous nous établissions au centre de la vérité : toute sagesse affluait au cœur. Philosophes, nous courons à l’intérieur d’un cercle mobile, en écureuils têtus. « Remarquez, ajouta Georges, que mes actes sont indépendants de leur lucidité. Je vous établis un diagnostic qui regarde mon état et aussi le vôtre, je crois ; mais je me trouve votre aîné dans un mal identique. Je touche au troisième période de contagion. J’ignore si je pourrais encore me sauver ; en tout cas, connaissant le chemin du salut, je ne tente rien pour m’y engager. Je ne me soigne ni ne m’inquiète. Je vous parle donc avec un certain désintéressement et vous fait juge. Vous savez mes actes en parfaite contradiction avec mes paroles. Suivrez-vous mon exemple ou mes conseils ? Voilà la question. « Or, le déséquilibre apporté dans votre moi par de vaines recherches est un avertissement. « Attardez-vous moins à poursuivre des sirènes qu’à accomplir des gestes utiles. La spéculation phisophique emploie pour vous charmer des accents auxquels on ne doit pas répondre, sous peine d’être entraîné vers des plages mouvantes et de s’enlizer. Combien j’admire le subtil Ulysse de s’être fait attacher au mât, de peur de céder aux enchantements de la science ! « Je vois bien la tendance commune de notre génération : confondre la vérité avec la certitude. Au lieu de vous enfermer dans le fiacre de l’idéal et de vous laisser emporter par un cheval aveugle, sachez monter sur le siège et manier le fouet. La raison humaine ne doit servir qu’à vous mettre en mains les rênes de l’instinct. Les préceptes philosophiques ont chance de vous aider à verser et suscitent des encombrements. Agissez donc, vivez ; vous filerez sans encombre. Tandis que vous vous épuisez à contourner un tas de pierres au milieu du chemin, l’existence vous pousse doucement à droite et résout pour vous la difficulté. Ou, si vous voulez à tout prix vous donner l’illusion de dogmatiser, soyez avec ces gentlemen qu’on nomme pragmatistes et qui écrivent non pour des cerveaux, mais pour des hommes. » ...,... Et de la Marfé s’amusant, mais avec sérieux, à parodier le fameux passage du Tue-la de Dumas et à reproduire le mouvement de la célèbre tirade de l’Homme Femme, s’écria : « Et maintenant, si trompé par les apparences ; si désabusé des phrases creuses sur « l’idéal moral », « la conscience universelle », le « devoir présent », chères aux romantiques attardés ; si écœuré par un style détestable auquel vous avez cédé jusqu’à ce jour, en proie au psittacisme des prétendus savants ; si désireux de reconquérir votre paix, de vivre dans la foi et l’inébranlable certitude, d’entendre comme jadis la nature vous murmurer des paroles de joie, — vous voulez remplir votre rôle, chanter la terre, glorifier la force, exalter l’ordre, aimer d’amour, en un mot déployer toutes vos énergies, — eh bien, mon vieux, fous le camp. » À tout autre instant, j’aurais admiré la tenue de ce langage ; — ai-je dit que Georges aimait les contrastes ? — et si j’ose, chère Mad, vous reproduire ce discours avec ses longueurs, son raffinement d’images et sa crudité dernière, c’est que je le retrouve aujourd’hui enregistré profondément sur les rouleaux du souvenir. S’il vivait encore et qu’il pût avancer la tête au-dessus de votre épaule, ce curieux ami se relirait avec quelque plaisir. Mais à cette minute de mon destin où deux solutions me sollicitaient à la fois : me jeter dans la Seine ou dans le vagabondage intellectuel, le conseil énergique d’un « qui s’y connaît » me sauva. Je n’écoutais guère la mercuriale, les yeux perdus et l’âme absente. Pourtant j’entendais se lever en moi, du fond de ma tristesse, comme une entraînante mélodie. Ce n’était plus la voix de Georges, mais celle de ma propre conscience, qui m’interpellait avec quelle violence ironique ! Un dernier accord foudroyant et la toile bariolée que j’avais dressée avec mes mains, avec mon esprit, avec tout mon vouloir, se déchira. Par de là, un frais décor était planté. J’eus la vision confuse d’un verger fleuri dans un cirque de montagnes étincelantes. Deux formes silencieuses et hiératiques contemplaient la fusée du jet d’eau menu au centre de la pelouse. Je me penchai à mon tour sur la vasque de pierre et ne vis que le reflet de nos deux enfances, Mad, la vôtre et la mienne, à peine troublées dans leur songe par la chute murmurée des perles blanches sur le miroir liquide. En une seconde je découvris, à la manière des moribonds, un immense pan de ma vie, et je crus réintégrer d’anciens états d’âme. Jamais, comme en ce soir de mai, où je m’efforce de décomposer sous vos yeux ce geste décisif de mon existence, je n’ai mieux compris la supériorité de Shakespeare sur nos auteurs classiques. Racine et Molière nous proposent sur la scène des caractères toujours égaux à eux-mêmes, selon un principe cher à Boileau : l’unité d’action. Cette simplification artificielle est encore due à un excès de logique. La vie s’impose autrement complexe, avec ses sautes brusques et ses décevantes volte-face. Chez l’auteur du Marchand de Venise, au contraire, le type humain se dépouille de tout schématisme. Dans le même personnage les contraires se donnent rendez-vous et les actes obéissent à des poussées inconscientes. Sans doute des milliers d’êtres, même aux instants les plus décidés de ma rage individualiste, n’ont jamais cessé de me tendre des bras suppliants. Mais j’aurais aussi bien pu demeurer toujours enchaîné à mon rocher, avec le vautour de la métaphysique acharné à me déchiqueter. J’ai subitement rompu mes liens et rebroussé chemin. Cette conversion m’apparaît un cas psychologique miraculeux, et je dois un beau cierge au dilettante professionnel qui daigna, en souriant, prononcer un peu académique « lève-toi et marche ». ...Sur le moment, j’étais si attentif au bouleversement de mes pensées, que j’oubliai de remercier Georges. Ce dernier n’avait pas encore rejoint le chapeau aux plumes d’autruche, que je m’élançais au-devant du trou noir de la Place de la Concorde. Au sommet de mon désarroi une résolution fixe venait de se poser, comme un aigle au-dessus d’un précipice : m’enfuir loin de ma pensée, n’importe où, vers un paysage de repos ; demeurer à l’abri des livres, et des folles tentations dans un havre compatissant. Une phrase de Goethe fit de l’air en s’ébattant dans ma tête : « Toute théorie est grise, dit Méphistophélès ; mais l’arbre précieux de la vie est vert... Un individu qui spécule, est comme un animal promené par un génie malin sur une bruyère aride, tandis qu’à l’entour s’étend un gras pâturage. » Où mènerai-je paître le troupeau de mes désirs ? Tiendrai-je mon cœur en laisse et l’attacherai-je à l’arbre de la science, au milieu de la lande ? Alors il mourra de consomption, rêvant de forêts vierges et de hautes lianes. Ou bien le rendrai-je à la vie, au soleil, au lieu triomphant de ses premiers ébats. Là, dans un parc baigné de ciel, sous l’émoi des palmes heurtées et des fleurs vacillantes, il bondira avec docilité ; la joie de se reconnaître créera son ordre, et sa liberté ne sera que discipline. L’ardeur avec laquelle, trois ans plus tôt, par une semblable nuit de novembre, j’avais saccagé des tiroirs et dis adieu à vos montagnes, je la retrouvai devant mes malles béantes. L’instant était identique. J’entassais en hâte les objets, témoins familiers de mes souffrances, de peur de me laisser apitoyer. Au fond je n’hésitais pas plus, que jadis je n’avais tremblé en vous quittant. Un même élan de vie me poussait à regagner cette ancienne sécurité, que j’avais immolée, dans l’espoir de plus hautes satisfactions. À présent l’expérience était concluante ; c’était bien dans mon premier séjour que résidait mon véritable accroissement. Au matin, je sautai dans le premier train en partance, après avoir télégraphié à François. Tassé dans un coin du compartiment, comme on s’enfonce dans l’oubli, je ne désirais qu’une âme d’enfant. À mesure que la locomotive, après avoir traversé le jour, bondissait au-devant des ténèbres, une nouvelle inquiétude courait à ma rencontre : comment allais-je me retrouver ? Ne serai-je que la proie des fantômes et sombrerai-je encore dans un désespoir, calme cette fois mais non moins annihilant ? Me réveillerai-je avec les goûts fainéants d’un hobereau raté et traînerai-je sur le sol de ma petite patrie un ennui égal à celui de mes camarades demeurés sur le boulevard ? Ou bien pourrai-je, enseigné par la sagesse acquise dans les déboires de l’esprit d’orgueil, soutenu enfin par les charmantes et profondes réalités de ma terre, donner libre cours à mon exaltation, sans perdre pied ; manifester mon intelligence au contact des champs et parmi la fumée des chaumières ? ...Un lourd manteau de nuit broché d’étoiles drapait la petite ville, donnait un air de capitale emphatique à cette petite bourgeoise vaniteuse et cancanière qu’est Grenoble-la-Fourbe. Les remparts, à mi-coteaux, mettaient des nœuds de velours sur la robe de voile noir de la plaine. Au loin les gazes diffuses enrubannaient, les Alpes, et tout là-haut la lune secouait des lambeaux de tulle blanc pailleté. Sur le quai le même commissionnaire trapu, la tête dans les épaules, la nuque relevée jusqu’à l’occiput, le regard bigle, semblait m’attendre avec sa casquette écrasée sur le crâne et son pantalon de velours à larges côtes. Sur la place de la gare, dans la rangée des omnibus, je distinguai aussitôt la vieille jument grise attelée au « panier » surmonté de son dais à franges et, sur le siège, le fils du fermier. Ce dernier me salua avec ce même chapeau de premier communiant, en paille jaune, cerclé d’un ruban, que je lui ai toujours connu. Jadis, il venait ainsi m’attendre à ce train de neuf heures du soir, lorsque le temps des vacances fermait mon collège de Lyon. Ces trois ans d’absence n’avaient pas accru ni ralenti l’enthousiasme de mon cocher. Notre reconnaissance se fit sans longues phrases, avec les mots banaux et nécessaires qui accueillent toute bienvenue. Je fus enchanté de cette attitude. J’avais si peur qu’on me sautât au cou ! Ainsi donc, rien n’était changé autour de moi ; les êtres et les choses m’entouraient des mêmes présences et dégageaient les mêmes pensées. C’était le même serviteur malin à l’air niais, la même jument pommelée, la même voiture bien dauphinoise ; je n’avais qu’à prendre les rênes en main, pour retrouver la joie éprouvée jadis lorsqu’on me permettait de conduire. Pour mieux savourer en silence mon propre spectacle intérieur et observer le retour de mes impressions une à une, je laissai la voiture prendre les devants avec les bagages et m’engageai à pied sur le cours Berriat. Cinq kilomètres ne m’effrayaient plus dès maintenant, et j’avais hâte de sentir comment j’allais me comporter avec la campagne. Les lumières se firent plus rares ; je pressentis le Drac derrière les peupliers de la digue. Un instant, je l’eus sous mes pieds. Le pont de bois dont on change chaque jour quelques lattes et qui n’a jamais cessé d’être en réparation, me laissa apercevoir, par ses fentes, un tourbillon noir entre deux bancs de cailloux. En me penchant au-dessus du parapet pour deviner la fuite du torrent, je songeais à mes nuits passées loin de ce fracas et les vers de la magnifique Hérodiade de Mallarmé chantèrent dans ma mémoire : À présent la route s’enfonçait dans les champs. Les labours d’hiver étaient commencés. La plaine encadrait des milliers d’écorchures et les mottes s’alignaient comme de légères vagues ; çà et là le soc luisant d’une charrue renversée. Je marchais vers la montagne. Le Moucherotte papillotait dans la buée transparente, presque immatériel. Soudain la lune découvrit votre maison, à travers les squelettes des arbres, et sembla entrer par les fenêtres. Mon pas réveilla le terre-neuve Mirabeau, qui donna furieusement de la voix contre la grille ; son museau soufflait la colère par-dessous les lances de fer. Peut-être vous êtes-vous à demi réveillée, Mad, pour donner en votre cœur une prière aux vagabonds qui voyagent la nuit par les routes froides, le havresac sur l’épaule et le gourdin en main ? Quand même une heure plus propice aurait éclairé mon retour, je n’aurais pas sonné à la petite porte de votre clos. Avant de goûter les surprises de votre cher accueil et de m’assurer jusqu’à quel point l’image d’un absent peut grandir dans une mémoire aimante, je voulais d’abord pousser droit au château de mon père, d’où je repartirais absous, prêt à mieux m’agenouiller sous votre pardon. Au dernier coude de la route, la pauvre vieille croix dressée à l’entrée du village m’apparut. Le poing du vent ni les coups de tête de l’orage n’étaient parvenus à la jeter à terre. Devenue seulement plus branlante, on eu dit qu’elle s’était encore inclinée pour me tendre sa couronne de houx. Je laissai à droite le chemin qui monte au bourg et pris par le sentier d’en bas, où vient buter la dernière pente de notre parc. Mad, de quelle inquiétude de pensée était faite cette claire nuit d’automne ! À travers quelles contradictions je poussai ma fortune ! Les saules du ruisseau, les mûriers, les chênes rabougris, dont le pied s’entoure d’une corbeille de ronces, sollicitaient mon émotion, tentaient de me donner des larmes. La montagne embue de lune et le paysage houleux sous les étoiles achevaient mes sentiments, les tiraient jusqu’au lyrisme, cependant que mon esprit, craignant la duperie facile, s’analysait encore et ricanait. — Si j’allais ne plus me reconnaître ! Si mon effort pour rentrer dans le passé m’abandonnait soudain ! Peut-être que je m’abusais sur le sens de mon excitation, et qu’une attitude romantique créait ma sincérité, comme un geste voulu de menace déchaîne dans l’âme une colère factice. N’avais-je pas enterré ma foi sous le poids des livres ; et pouvais-je encore renaître dans la simplicité ? La peur de me jouer la comédie de l’enfant prodigue tenait à distance les baisers de la grâce, me défendait tout abandon et de prononcer avec emphase : Je comptais beaucoup sur le cimetière pour lier mes impressions disparates et me composer une pacifique unité. Lorsqu’on s’aperçut que les tombes, rangées jadis autour de l’église comme des barques au pied d’un phare, descendaient dans les vignes voisines, et que les squelettes voulaient encore saisir les grappes vermeilles, on pensa enclore dans la vallée un champ pour les morts. Nul ne se hâta de céder un coin de terre florissant à la rapacité des vieux paysans défunts et ne se soucia de voisiner avec des feux follets. Mon père, au contraire, se montra satisfait que la grande barrière de son parc ouvrit sur le lieu du repos éternel, et que, du haut de notre terrasse, le regard ébloui par la chaîne limpide des Alpes pût s’abaisser sur quelques cyprès. J’ai idée, Mad, qu’en offrant ce terrain au village, mon père avait voulu que mon premier pas vers la désobéissance me forçât à enjamber sa tombe, et qu’en rentrant dans la demeure confiée à mes soins pour l’embellir et l’accroître, je dusse aussi longer ce petit mur semé de croix noires. Pas plus que la place de la gare, le Drac, la vue de votre maison, — le cimetière ne m’émut. J’en éprouvai quelque dépit. Était-ce vraiment la peine, d’avoir en une minute, rompu avec trois années de débauches spirituelles et renoncé au narcotique de l’intelligence, pour ne pas goûter des impressions simples et ne pouvoir s’élever à la joie robuste d’un campagnard ! J’oubliais, Mad, qu’au centre de ma conversion prématurée siégeait un esprit rebelle, et que le sentiment de la nature ne parle qu’à l’humilité. Il y avait trop d’Hamlet en moi, je veux dire trop de volonté cérébrale et trop d’aboulie vis-à-vis de l’action. Je crois bien qu’à l’instant où je doublai le cimetière, je ne pensais à rien autre encore qu’à Jules Laforgue. François m’attendait sur le perron, très calme, sa vieille casquette de loutre dans une main, la lanterne de l’écurie dans l’autre. — Belle nuit, Monsieur Henry, me dit-il ; belle nuit, mais ça sent la gelée. J’ai fait du feu dans la chambre verte. Il y a de la soupe et un morceau de jambon. Là-dessus, il me montra un dos voûté et se dirigea à pas pesants vers la ferme tapie dans le lierre, car depuis longtemps l’angélus du repos avait sonné, et François, levé à quatre heures du matin, n’aime pas se coucher tard. Notre conversation avait été plutôt brève, mais c’est alors seulement, en face de tant de certitude, que je sentis l’émotion m’envahir. 6 mai. Mad, Mad, comment aurais-je pu supposer que ma dernière confession retentirait en votre âme au point d’y faire saigner d’anciennes blessures ! Prévoit-on jamais la vibration de ses actes dans les consciences environnantes ! Sans le vouloir, j’ai brutalement réveillé des soucis poignants, que votre amour travaillait à endormir, et ce chagrin que vous m’aviez caché, comme on cache un mort, s’est levé les yeux grands ouverts. Lorsque jadis j’ai déserté les vieux noyers du parc, je croyais bien ne faire de mal qu’à moi-même. Tout rentrera dans le calme, pensais-je, comme après la chute d’un corps dans l’Océan glauque. Derrière ma fuite, les vagues se refermeront, et l’oubli me prendra dans ses brouillards, pour me dérober aux mémoires inquiètes... Chère petite lampe qui brûliez, humble et fidèle, au seuil de ma nuit et que j’avais pensé éteindre d’un souffle dédaigneux ! À l’heure des adieux, un instant vacillante, vous continuâtes à éclairer un sanctuaire désespéré, et votre souffle de lumière ne se lassa point de trouer l’ombre solitaire, comme une flèche d’or. Ainsi donc, quelque part à travers le monde, une clarté veillait pour moi ; une coupe d’huile essentielle était préparée, comme on dispose, aux confins des horizons désolés, une petite cabane pleine de vivres, qu’on renouvelle avec confiance, afin que l’explorateur égaré, dont on espère toujours le retour, trouve enfin un abri et se repose dans la joie. Avec quelle tendresse votre lettre d’hier me laisse deviner votre angoisse des anciens jours ! J’aperçois trop tard de combien de larmes furtives se compose votre sourire d’aujourd’hui. Ce sont trois années de mortelle résignation, qui ressurgissent derrière cette plainte toute simple, jaillie d’un cœur qui s’est donné à jamais : « un instant j’avais cru que la vie n’était pas pour moi ». Parole troublante dans une bouche de dix-huit ans, qui retentit au delà des douloureux sanglots du prophète. Ni le soleil au-dessus de vos montagnes, ni les prairies suspendues aux flancs des collines, ni le fifre des bergers qui paissent leurs troupeaux aux clochettes aériennes, ni la plaine charmante couchée sous nos pieds, ni les figuiers de notre vigne, ni cet obscur instinct qui nous précipite vers toujours plus d’existence — n’ont eu raison d’un souvenir palpitant. Chacun de vos rosiers tressait à votre âme une guirlande de mélancolie : votre jeunesse était vide, car vous la remplissiez d’une absence. Voilà pourquoi sachant le don des larmes et qu’une conversion ne s’annonce pas par l’épanouissement d’une vie nouvelle mais par des sanglots, vous me posez encore, avec une sagacité digne du plus pénétrant des psychologues, cette capitale question : « Ce n’est point tout d’être rentré dans vos limites et votre rôle, je veux savoir quand vous avez pleuré pour la première fois. » Mad, je vois bien que vous voulez toute mon âme. Ce n’est point assez d’admirer les sorciers, les hérésiarques et tous les grands convertis du moyen-âge, qui vidaient, aux yeux du peuple, sur la place publique, la hotte de leurs détestables péchés et qui clamaient avec volupté le détail de leurs fautes ; il est encore besoin de les égaler par l’humilité et de laver ma coulpe dans un dernier aveu. Il n’est aucun de mes sentiments successifs qui doive vous demeurer ignoré, puisque c’est toute ma vie que je veux déposer au pied de votre tribunal, avant de m’asseoir à votre droite. Je vous ai narré la sécheresse de mes émotions, le soir de mon retour à la maison hospitalière de mon enfance. La nature se taisait, les vieux murs, les chambres vides dégageaient des fragrances inefficaces. J’étais encore mal préparé à cette docilité rayonnante, que réclame la terre pour manifester son enseignement de vie. C’était comme si l’on m’eut placé soudain devant un chef-d’œuvre. Je me doutais bien que de ce château émanait une foi consolante et une pleine certitude, mais je ne percevais encore que de ternes avertissements. Les choses m’accueillaient sans hostilité, mais je ne pouvais encore me dire leur ami. Le souvenir de mes trois années d’exploration, au pays de l’intelligence pure et de la vérité dépouillée d’oasis faisait trop de bruit autour du sage murmure de mon jet d’eau. Je passais donc mes heures à me promener dans le parc, semblable à un morphinomane subitement privé de son poison, qui éprouve quelque trouble à rentrer dans la voie commune. Je me cramponnais à mon désœuvrement, ayant répudié mon ancien principe d’action sans avoir pu fixer ailleurs mon industrie, et je m’ingéniais à me créer une volonté neuve. Pendant cette fin de novembre, je manquai d’enthousiasme et d’attendrissement. J’étais vaguement ému mais sans confiance, sans extase. Je pense que j’avais honte. Je fuyais la société des voisins. Enveloppé dans une peau de chèvre et coiffé d’une toque fourrée, je passai le mois de décembre à chausser des skis et à dévaler les pentes des prairies, raidies comme un grand cadavre, sous un linceul de neige rude. Ce fut mon meilleur exercice spirituel. J’y acquis une nouvelle vigueur et de réparer l’usure de mes organes limés par la dent des concepts. Ainsi la nature m’avertit qu’avant de transformer mon intelligence, elle voulait d’abord pénétrer dans mes poumons, et qu’il n’est pas de plus sûr moyen pour se laisser éduquer par l’air de nos montagnes que d’en avoir la saveur plein la bouche. J’en étais donc à ma première leçon de vie, lorsqu’un mot me fut remis un matin par votre jardinier. Votre grand-père me priait de venir chez lui passer la veillée de Noël. Cette lettre m’irrita par l’excès de bonté dont elle récompensait mon ingratitude. Depuis quarante jours que j’étais là, je n’avais fait aucune visite au plus cher ami de mon père, au meilleur des voisins, au plus indulgent conseiller de mon enfance. J’étais demeuré tapi dans mon antre, et voilà qu’on ne me gardait pas rigueur de mon air maussade, qu’on ne me faisait expier mon absence que par des bras tendus, que loin de se réjouir de ma misère on m’aidait à me retrouver en m’entourant de sympathie ! Il était neuf heures du soir comme je m’acheminai, une lanterne à la main, vers votre maison dont j’apercevais les lumières à travers les arbres immobiles, enlacés sous leurs banderoles de givre. Les Alpes se dressaient contre la bise, comme les vagues gigantesques d’un lac bleu d’opéra-comique ; les maisons du village se tassaient avec leurs toits blanc écru, comme des pots de crème sous un linge ; la nuit me regardait fixement. La neige cédait un peu sous mes bottes en craquant, les deux rangs de mûriers étêtés indiquaient seuls le chemin : toute la plaine en première communiante priait sans bruit. Dès que j’eus mis le pied dans ce grand salon embrasé, je sentis l’immense solitude que je venais de traverser se fondre comme la boue de mes semelles, se peupler de doux regards. Je n’étais plus seul et quand même chez moi. Il n’y eut pas d’exclamation, pas de « ah ! » de surprise, rien que des sourires attendus, les mêmes braves sourires d’autrefois que je connaissais bien et qui accouraient à ma venue du fond de ce foyer éclaboussé de flammes. Voilà donc que je me réveillais de ma léthargie ; j’avais dû vivre à l’état second des minutes inconscientes, car hier encore j’étais là, n’est-ce pas, assis sous l’auvent de cette haute cheminée peuplée de grès et de faïences antiques ; votre grand-père fumait la même pipe en terre à deux sous, et sa calotte, au gland arraché, coiffait toujours la tête féroce d’un nègre en plâtre, bourrée de tabac. Les mots venaient on ne sait d’où, éveillant en tombant des idées pauvres : « Le père Martin a pris un lièvre ; la fille de Giraud tousse et crache le sang ; j’ai fait fendre la glace du bassin pour que les carpes puissent respirer ; le curé doit venir manger une oie aux marrons ; mon fermier a tué un cochon », et tous de crier en chœur « ah ! le sale cochon ! » pour satisfaire, par une amphibologie facile, une manie chère à votre grand-père, qui consiste à détester par derrière un déloyal serviteur, qu’on garde quand même et aux supplications duquel on cède, chaque fois que l’instant d’un terme problématique ramène toute une famille d’yeux larmoyants. Chacun reprit la conversation à l’endroit où mon caprice l’avait rompue trois ans plus tôt. Vous seule étiez plus rougissante, grandie de tout votre amour surélevé, et si je reconnaissais à votre grand-père la même robe de chambre à brandebourgs violets, je découvrais, en même temps que des yeux trop brillants, une longue robe de drap vert amande, serrée à la taille par une haute ceinture, que je ne vous avais jamais vue. Je vous avais quittée petite fille ; je vous retrouvais femme, avec un rire plus mesuré et des paupières plus langoureuses. Vos mains me tendaient toute la bonté qu’étalait votre regard. Vos yeux parlaient très vite, mais vos bras disaient encore plus de secrets ; vous les mouviez comme on dispose des guirlandes autour d’un socle. À mesure que la veillée avançait, les heures se faisaient plus recueillies. On s’écoutait marcher au bord de son attendrissement. J’étais très étonné. Je m’attendais à voir une petite provinciale limpide et bête, et je découvrais une âme parfumée par toutes les senteurs de la vie journalière et du devoir accepté avec transport. L’air était chargé de vertus claires. Les murs, tendus de velours rouge, sous la lueur des grosses bûches reflétaient moins des visages que des évidences consolantes. Il y avait beaucoup de caresses éparses, et la parole de saint Luc berça mon esprit : Si cognovisses et tu, et quidem in hac die tua, quæ ad pacem tibi ! Nunc autem abscondita sunt ab oculis tuis. C’est alors que rejetant la bande de flanelle blanche qui bordait les touches jaunes du piano carré, vous laissâtes vos doigts parler comme des milliers de cœurs. Qu’alliez-vous dire et que préparait ce prélude d’arpèges ? Un vieux Noël sans doute ou une complainte paysanne. Soudain je reconnus les premières mesures de la musique que Reynaldo Hahn adapta au chef-d’œuvre de Sagesse : Mêlée à cet accompagnement monotone et menu, si bien approprié aux langueurs d’une âme désolée, votre voix s’élevait dans la nuit, pure comme les désirs d’une vierge. Ah ! ces vers, comme ils me précipitaient à genoux en face de mon passé palpitant ! Ce n’était plus Verlaine dans sa prison de Mons, qui, du bord de sa lucarne brisée, contemplait ce lambeau de ciel triomphant et cette branche pacifique remuée par la brise, mais moi-même détenu dans la geôle de la vie, captif de ma raison et condamné par mon orgueil à ne plus apercevoir, par le soupirail grillagé de mon entendement, qu’un pan d’azur et le rameau vert de l’arche sainte. Cette cloche, comme elle se lamentait au fond de mon âme ! comme je l’entendais, cet oiseau, regretter son nid fauché et les hautes herbes du printemps ! Et pourtant, et pourtant il aurait fait si bon vivre comme tout le monde ; manger du pain de chacun ; venir avec les autres puiser à la fontaine sur la place du village ; marcher le long des peupliers, les mains grandes ouvertes ; dire des choses communes qui retentissent si loin ! Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là, Simple et tranquille. Cette paisible rumeur là Vient de la ville. Ah ! ce gémissement chargé d’indicibles regrets, ce soupir d’envie vers tout ce qui est lumineux et calme ! et ce sanglot final : — Qu’as-tu fait, ô toi que voilà Pleurant sans cesse, Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà, De ta jeunesse ? Ce fut subitement comme une pluie de lucioles dans la nuit de ma pensée, comme une gerbe de flammes au sommet d’une meule dans la campagne nue. Assis devant le piano, la tête dans les mains, je ne me demandais pas, sur l’instant, quel secret avertissement avait dicté votre choix, ni comment vous connaissiez cette musique. C’était bien mon mal qui s’essorait en notes térébrantes. Je racontais ma vie moi-même, je la revivais toute dans une magique intuition. Comment dire cela ? Je ne raisonnais plus, je ne pensais peut-être pas, je frissonnais. Puis quand j’eus tout oublié, alors je pleurai comme jamais je n’avais pleuré. Je ne savais pas qu’on pût pleurer ainsi. Je n’étais secoué par aucun spasme. Aucune contraction ne me faisait hoqueter ni verser par saccades un torrent de larmes. Non, c’était tout autre chose et d’infiniment doux. Je pleurais lentement, très lentement sans arrêt. Les larmes glissaient sur mes joues et là, tombaient égales sur mes genoux. Elles coulaient silencieuses et tranquilles, comme une petite source qui sort d’une touffe d’herbe et qui serpente dans le sentier. On eût dit que j’allais me fondre en eau peu à peu, que mon sang, le sang de mon cœur et de mes artères s’était changé en rosée, perlait sans discontinuer à mes paupières. J’aurais voulu demeurer ainsi, pleurer comme cela toute ma vie, jusqu’à mon dernier soupir. J’étais si heureux, si calme ! ces larmes me procuraient une telle quiétude ! Plus je pleurais, plus je me sentais ivre de pleurs. Je cherchais à en trouver d’autres. J’avais peur qu’elles ne me manquassent. Mais elles s’étaient si bien accumulées dans ma gorge que, lorsqu’elles eurent toutes coulé, il ne me resta plus qu’une immense joie et le sentiment d’une paix magnifique. ...Combien de temps restai-je en cet état ? Lorsque je relevai la tête, le feu s’alanguissait dans la haute cheminée. Votre grand-père se tenait toujours dans sa bergère brodée au petit point, pensif et solennel. Il avait compris. Aucun mot de pitié ne troubla la douceur de l’atmosphère. Pour combler mon âme, il ne fallait que du silence, un de ces silences infinis du fond desquels accourent des processions de lumière. Vous, vous étiez retirée dans votre chambre, tellement impressionnée par la vue de mon visage effondré que le cœur vous faillit. Cependant la cloche de la vieille église du village se mit à se réjouir. Avec son unique note grêle elle martelait le rythme d’un noël dauphinois et c’était comme des milliers d’agneaux bondissant sur la neige des prés. Votre grand-père se leva et m’entraîna par le bras. Les enfants du fermier nous attendaient à la porte avec des torches pour nous précéder par les chemins glissants jusqu’au portail du presbytère. Çà et là des ombres s’agitaient ; des lanternes dansaient dans la plaine, brandies par des mains invisibles. On n’entendait que des cantiques. Vous vous teniez sous le porche de l’église, enveloppée d’un grand manteau de loutre. Je vis votre main me tendre un petit livre par-dessus la pierre creusée du bénitier et, tandis que je le prenais, nos doigts s’enlacèrent machinalement comme pour prosterner nos cœurs dans la même prière. Dès cette minute, je me sentis bien à vous, car au milieu de mes larmes vous veniez de vous lever ainsi qu’un nymphéa sur un étang. La messe de minuit commença. Le sacristain agitait dans le chœur un petit carillon qui montait jusqu’à la voûte en or, pour de là s’égoutter sur les têtes des paysans. J’ouvris le livre où il voulut. Sur une feuille volante était écrit : Prière de Ernest Hello, et je lus : « Petit enfant de Nazareth qui vivez dans le silence, la paix et l’humilité, venez en moi me donner la douceur, le silence, la paix, l’humilité ; faites que j’aime les petites choses, les petits enfants, vos outils, votre table ; que je travaille avec vous, sous vos yeux, dans votre amour ; que je ne vous perde pas de vue ; que je vive, que je pense, que je parle, comme sachant bien que vous êtes là, Marie et Joseph, à côté. Donnez-moi le goût de la petite maison, avec sa douceur, son ordre, sa modestie et le soulagement qui vient de l’humilité. « Donnez-moi, la paix, la jeunesse, le calme, l’enfance, la petite maison. « Donnez-moi Nazareth. Ainsi soit-il. » C’était la réponse inspirée au « qu’as-tu fait de ta jeunesse » ; l’illustration vécue du la vérité enfin conquise, descendue à jamais dans mon âme comme la première hostie. ...Et la troisième messe basse me surprit transfiguré par la vision du devoir librement consenti, inondé de paix et de certitude, répétant dans une sorte de ravissement céleste : « Donnez-moi le goût de la petite maison. » 12 mai. Tout à l’heure, en ouvrant ma fenêtre, j’ai senti la nature entière m’entrer par les yeux. Pour la première fois je crois contempler la lumière du jour et m’apercevoir que c’est le printemps. J’ai envie de tomber à genoux devant les arbres, comme le bon saint François, et de dire au soleil : mon frère. Il est encore très matin et des quantités de jeunes vies se hâtent vers l’action, accomplissent leur loi. Des abeilles sortent en masse du rucher, pour se répandre dans le jardin ; des mouches zigzaguent dans un rayon ; des insectes vrombissent au bord de la gouttière ; un train siffle dans la plaine, on le devine à un petit bouquet de fumée toute blanche ; j’entends quelque part François ratisser une allée ; les huppes pupulent et les pies-grièches s’appellent au creux des cerisiers ; un coq s’enroue à chanter et je songe à son cou allongé, comme pris d’étranglement. La pluie de l’autre semaine a étoffé la verdure des arbres ; l’herbe est haute. Je participe à ces existences multiples, étant leur somme, et une parcelle de cette conscience universelle dont je perçois les pulsations à travers le rythme des choses. Je respire avec les campanules bleues, je baigne dans l’air comme les abeilles, je saute au milieu des prés avec le grillon. Je suis peut-être ce marronnier touffu qui regarde le ciel — et je vous aime... Mad, dans quel mauvais livre ai-je lu qu’un jour nous mourrions ? À présent je comprends de quels vains tourments j’ai jadis surmené mon intelligence. Je faisais de cette dernière le plus haut sommet de la vie, alors qu’elle n’est qu’un cap enfoncé dans la mer. De toutes parts le réel nous submerge ; la nature ne nous a prêté la raison que pour nous permettre de mieux palper nos limites. C’est plutôt par la certitude de nos transports que nous nous élevons jusqu’à l’unité de la création. La vraie métaphysique ne se trouve pas dans les livres, mais en chacun de nous, je veux dire non pas tant dans notre esprit que dans nos cœurs. S’il m’arrive de relire un de mes philosophes préférés, je m’adonne à cette lecture en toute sécurité. Il n’est point de phrase de Kant que je ne contrôle par un vers de poète, pas un vers que je ne pèse au poids de la nature. En ce matin fleuri et parfumé j’ai conscience que mon être va plus loin que la pensée, jusqu’au vécu. Quand mon esprit se repose, mon âme apparaît. Je la sens là, au bord de mon corps, venue des profondeurs de ma vie, prête à s’élancer vers tout. Il m’a fallu beaucoup de simplicité pour arriver jusqu’à moi-même. Les premiers temps de mon séjour ici, trop de pensées disparates s’étaient accumulées en mon esprit pour me permettre d’être seul. Tandis que j’errais dans la campagne, m’appliquant à vivre les phénomènes environnants, à goûter la nature sans réflexion, des nuages de souvenirs s’interposaient entre le réel et ma conscience qui sont pourtant un seul être. Je m’asseyais au bord du Drac, décidé à m’absorber dans la contemplation des eaux bourbeuses du torrent et à pousser cette vision pittoresque jusqu’au sentiment pur. Or soudain je me surprenais en train de spéculer, d’assembler des raisonnements : — Que diraient mes amis de Paris s’ils me voyaient ? Sans doute que nous parlerions de l’espace, réceptacle des choses et synthèse de nos perceptions. Nous avancerions que toute la nature ne vaut pas un bon tableau, et qu’aller à la campagne, c’est se rendre au Louvre. On ferait des citations ; on rirait avec retenue. J’aurais grande envie de tous les précipiter dans le gouffre mugissant ; ils seraient pris du même désir à mon endroit. On finirait par s’en aller chacun chez soi, après s’être serré la main et caché avec soin ses sentiments. Ainsi chacune de mes impressions était entachée de mémoire. Ou bien, lorsqu’il m’arrivait de cueillir une fleur, en même temps que son parfum je respirais une élégie de Desbordes-Valmore. Un tel poids de littérature m’avait accablé qu’à présent, débarrassé de cet odieux fardeau, je pensais encore le porter sur mes épaules. Tous mes soins tendaient donc à être sincère et à sentir sans phrases. Ce n’est qu’à vous mieux connaître, vous et la nature votre sœur, que j’appris à ne plus faire de phrases, à être vrai, à vivre des émotions conduites à leur paroxysme, jusqu’à la sérénité, à cet état où toutes les facultés s’équilibrent dans leur plus haute tension. Au contact de votre foi j’ai resplendi d’aurore. Voilà bien cette grande supériorité dont je fus d’abord jaloux : vous n’avez jamais douté de rien, ni vous, ni votre grand-père, ni ceux de ce pays. Votre vie est un tissu de certitudes, un écheveau d’évidence qui se déroule. Ici les gens ne palpent que des réalités, — les dauphinois sont des roublards. Un savant ne saurait atteindre à ce positivisme enthousiaste. Lorsque j’eus dit : « je pars pour Paris », les villageois me regardèrent avec confiance, comme s’il s’agissait d’une excursion en ballon captif. Il était manifeste que j’allais revenir, que je ne pouvais toujours demeurer suspendu entre ciel et terre et qu’il me faudrait bien descendre un jour de ma nacelle. Mon retour était prévu, chacun l’avait prédit. C’était la chose la plus simple du monde. L’on me vit, en effet, atterrir après trois ans de silence ; il n’y eut d’étonné que l’aéronaute. Même vous, qui en secret pleuriez ma fuite, vous n’avez pu blasphémer l’espoir. Mon absence vous parut un peu prolongée, simplement. On ne m’a ni fêté, ni parlé de cette escapade. Il s’agissait de bien autre chose, puisque j’étais là. En vérité, je n’avais jamais bougé. Une migraine avait dû me garder l’après-midi sur ma chaise longue, et voici qu’à l’appel de la cloche du soir je reprenais ma place à la table de famille. Mais rien n’a su mettre mon âme à votre diapason, mieux que notre amour partagé par ce qui nous entoure. Il semble que chaque chose de la nature, nos châtaigniers, nos prairies, nos fleurs, le parfum de cette plaine et jusqu’aux gens, tout se soit concerté et uni pour nous précipiter de tout temps l’un vers l’autre. À mesure que vos yeux m’attiraient davantage et que mon cœur palpitait plus vite entre vos mains, je prenais une plus belle conscience du travail de notre sol. Les paysages d’alentour élevaient leur voix pour me dire : « Nous étions là avant ta naissance, guettant ton premier regard afin de le façonner à notre mesure. Lorsque tu gambadais dans les allées paisibles du parc, nous nous rangions en cercle autour de ta fantaisie, car nous voulions attirer ton attention et te pourvoir sans te lasser, d’un enseignement irréfutable. Peu à peu nous pétrissions ton âme mutine de graves principes ; toute seule elle se pliait à nos lois, elle devenait nous-mêmes, si bien que dans ta liberté tu étais encore notre prisonnier. Pour ne pas faire sentir nos chaînes, nous nous sommes changés en guirlandes de lierre et de chèvre-feuille, et par l’incessante variété de notre unité nous tenions tes sens en perpétuel émoi. Qu’un jour tu sois parti, cela nous était bien indifférent puisque nous t’avions marqué de notre sceau indélébile. À contempler des pensées étrangères à ta race, tu n’as fait que mieux nous approfondir et il nous a suffi, un soir, de resserrer un peu plus l’étau de notre nécessité, pour t’amener à résipiscence. Notre vie était la tienne. Tu n’as fermé un instant les yeux à nos joies, que pour mieux voir ta douleur. « Or, songe que dans l’instant où tu tendais les bras à notre rencontre, les yeux de Mad buvaient aussi notre lumière. Nous l’élevions pour toi, comme nous t’avons cultivé pour elle ; nous la chargions des mêmes liens, confondant volontairement vos âmes dans la même attitude... Comment penserais-tu échapper à un cœur pourvu de toutes les images qui te composent ? » Mad, ce jour que nous voyons, d’autres l’ont vécu avant nous. Ceux-ci ont donc pu prévoir de façon infaillible la position, sinon l’étendue de nos sentiments, et de quel côté unique nous inclinerions. Il n’a jamais fait aucun doute dans l’esprit de mon père qu’une fois je vous épouserais. La précision de ce déterminisme psychologique me confond. J’admire le plus l’influence irrésistible qui nous environne. Votre petite main est venue toute seule se blottir dans la mienne, et je n’ai pas conscience d’avoir jamais boutonné une redingote, ni fait éclater des gants pour ma demande officielle à votre grand-père, comme c’est l’usage. Pourtant Mad, dans huit jours nous serons fiancés, y songez-vous ? Ce cher grand-père, dans son coin, épiait ma première audace. Dès qu’il nous eut surpris échangeant des regards connus, non plus de ces regards morts, incapables d’embrasser quelque chose, mais de ces fameux regards qui se posent sur les yeux, la bouche, sur tout le visage et qui finissent par se creuser un nid dans le cœur de l’aimé, alors il se frotta les mains, huma une prise et nous tourna le dos. Vos amies souriaient malicieusement. Les gens de la maison s’empressaient. C’est vraiment fort : tout le monde connaissait la nouvelle de notre mariage avant moi. Comme nos morts doivent être contents, Mad, de sentir nos mains se chercher au-dessus de leur tombe ! 17 Mai. Depuis hier nous sommes fiancés, Mad. Je m’habillais pour vous porter dans un écrin cette goutte de sang figé qu’on nomme un rubis et dont la vertu est de dissiper la tristesse, lorsque François, devinant mes désirs, a passé au bas de ma fenêtre avec une corbeille jonchée de fleurs. — C’est pour votre promise, m’a-t-il crié, et ce nom de « promise » m’a fait tressaillir comme les Hébreux à l’approche de la terre de Chanaan. N’étions-nous pas promis de toute éternité, Mad, et n’allons-nous pas nous perpétuer en d’autres de notre race ? De quel pas allègre je franchis ces deux kilomètres qui séparent nos regards ! Dans cette corbeille, encore humide de rosée, et nouée au sommet d’un ruban blanc, comme on en devine au cou des agneaux de pastorales, j’avais déposé la clef de ma vie, ma joyeuse soumission. Je marchais sans hâte, sous l’ardeur étincelante de la bonne journée. Les paysans me saluaient au passage et riaient avec sobriété. Je sentais bien que les champs, les vignes et là-haut les sapins, étaient accordés au diapason de mon âme, et que rien ne manquait de mesure. Je constatais avec plaisir l’harmonie de mes transports et que j’avais enfin atteint la certitude au bout de la simplicité. Aussi n’avez-vous nullement été étonnée de m’entendre vous offrir, avec ces fleurs, ce compliment : — Mad, vous n’êtes pas de ces jeunes filles qu’on est obligé de corrompre pour les rendre un peu intelligentes. Vous portez en vous toute votre compréhension, et celle-ci est infinie ; voilà pourquoi je vous aime mieux que ma vie, qui demeura longtemps embarrassée d’entraves et d’obscurité voulue. ...Nous nous acheminâmes vers la petite allée, au fond de laquelle votre grand-père nous attendait, à l’abri des lances du soleil. Nous nous tenions étroitement enlacés, tout en avançant sous le dôme de feuillage, et nos pensées se complétaient sans heurt. Je songeais à cette fameuse page des Martyrs, que je vous avais lue quelques jours auparavant : « Tu croyais peut-être que dans mes songes de félicité, je désirais des trésors, des palais, des pompes ? Hélas ! mes vœux étaient plus modestes et ils n’ont point été exaucés ! je n’ai jamais aperçu au coin d’un bois la hutte roulante d’un berger, sans songer qu’elle me suffirait avec toi. Plus heureux que ces Scythes, dont les Druides m’ont conté l’histoire, nous promènerions aujourd’hui notre cabane de solitude en solitude et notre demeure ne tiendrait pas plus à la terre que notre vie. » De votre côté vous teniez vos yeux fixés là-bas sur votre grand-père. Celui-ci, en nous apercevant, s’était levé, et nous tendait les bras. Comme poussée par les générations qui sont derrière nous, il a bien fallu que vous vous dégagiez de mon étreinte pour courir vers lui, l’aïeul, et faire plier sa tête sous le collier de vos bras, afin d’amener toute votre race jusqu’à votre bouche. Moi, j’étais plus lent, moins spontané, j’arrivais le dernier. ...On est resté un grand instant sans rien se dire ; chacun souriait de toute son âme épanouie. On pensait tout bas : C’est le jour des fiançailles. Mais personne ne parlait de cela, car ce mot n’avait de sens qu’en notre cœur. Il aurait fallu que des violons invisibles laissassent couler entre les arbres l’air d’amour de Tristan, pour nous exprimer avec quelque vérité. Le devoir de cette après-midi était que votre grand-père parlât, comme un tabernacle qui s’ouvre. Il ne convenait pas que nous troublions la sérénité de nos êtres de paroles inutiles, mais il importait qu’il élevât la voix sur nos têtes, lui, le gardien des vertus de ce paysage complet, et qu’il nous excitât à fondre nos sentiments dans le même idéal. Pour bien nous prouver que nous n’existions qu’en fonction de cet idéal incrusté dans notre vie par des siècles de discipline, votre aïeul me prit par le bras et, s’appuyant de l’autre main contre un platane, me dit lentement : « Votre grand-père fut toujours mon meilleur ami ; pendant vingt ans nous parcourûmes ensemble la contrée, aidant les paysans de nos conseils, semant quelque bien sur notre passage. Lorsqu’il mourut, je regardai votre père comme mon fils ; ce dernier s’intéressait aux choses de la terre ; après son père et après moi il nourrissait un bel amour pour la nature et ses enseignements. Il a vécu sans emphase, sachant plus de choses que moi et que ceux qui m’ont précédé, car il eut le temps de recueillir notre expérience et de l’accroître de quantité de preuves personnelles. « Vous voici à l’heure où cet héritage collectif va passer en entier dans vos mains. Nous n’avons travaillé que pour vous ; à votre tour de ne vouloir que le bonheur de vos descendants. Je sais que vous me comprenez mieux que moi-même, car avec votre diable de philosophie et ce que vous appelez, je crois, l’esprit d’analyse, vous expliquez et rendez lucide ce que je sens. Voyez donc si, en accumulant sur un point qui est votre personne, cette masse de sentiments obscurs transmis de cœurs en cœurs, vous ne réaliseriez pas la formule bizarre inscrite sur le mur de votre « grenier » : un principe d’ordre avec de l’amour partout ». Jamais je n’aurais pensé être si bien deviné. Votre grand-père s’efforçait d’employer mon langage ; il disait les mots qu’il faut. Il aurait voulu parler encore, mais, de crainte de noyer son émotion dans une fâcheuse abondance et des développements faciles, il s’arrêta et essuya sur ma joue son visage humide de larmes. J’atteignais ainsi le sommet d’un bonheur lucide. À ce trésor, offert pieusement par des générations, je devais ajouter quelques brillants et le passer ensuite à d’autres qui viendraient le compléter. Ou mieux, la vie m’apparaissait un accroissement perpétuel, comme une longue chaîne de perfections, attachée solidement selon une méthode sûre à une borne immuable, et se déroulant à l’infini. De cette accumulation successive d’énergies tendues vers une même fin, naîtrait sans doute le surhomme. Ah ! je pouvais bien tirer de toutes mes forces lyriques sur cette chaîne à jamais scellée dans la pierre de la tradition ! Cet effort en tous sens, constitutif de ma personne, ne faisait que décupler mon originalité et consolider de nouveaux nœuds. Dès l’instant qu’il m’était impossible de m’égarer, j’avais le droit de travailler à la satisfaction de mon individu et d’intensifier mes sentiments de toutes les émotions acquises par ma race. Par là j’avais enfin résolu mon antinomie : vivre dans l’exaltation sans contrarier l’ordre des choses ; en un mot vous aimer, Mad, avec mon esprit et mes sens, avec mon tout moi, vous dont les pensées sont celles de cette terre et dont l’amour est toute poésie. Il n’était pas bon de s’attarder en des réflexions composées. À cette minute nous étions des êtres complets et uns. Nos fiançailles étaient celles que nos pères avaient prévues : la réconciliation de l’intelligence en possession de sa certitude et du cœur sachant où se satisfaire sans s’épuiser. Personne n’avait rien à ajouter à ce qu’il devinait chez chacun. On rentra faire un whist sous la véranda. Mes yeux, Mad, étaient sur les vôtres et non au milieu des cartes. Je jouais surtout avec votre sourire. Cela déplut à votre grand-père, qui entend qu’on se donne tout entier à chacun de ses actes et qu’on ne courre pas deux lièvres à la fois. Je fis même une fameuse gaffe : je coupai une de ses cartes maîtresses. Le bon vieillard murmura : « Faut-il que ce garçon soit idiot ! » Cette exclamation ne m’humilia point, car il me plaisait d’être déjà considéré comme un vieil habitué et que nos fiançailles s’achevassent dans la familiarité. 10 juin. Mad, ma petite Mad, avez-vous entendu les cloches sonner pour nous, pour nous deux seuls, aujourd’hui, et pour tous nos morts ? Suivant la jolie coutume de ce pays, qui veut que chacun s’associe à la joie des futurs époux, on a tiré des pétards devant le château, les paysans ont allumé des feux de Bengale sous ma terrasse, puis sont allés fleurir votre portail et pavoiser de branches vertes l’entrée de votre demeure, pour que demain votre premier pas foule des roses et que l’hommage de la nature caresse votre premier regard. À présent tout repose dans l’ombre. De ma fenêtre ouverte je ne perçois que les grésillements des grillons et la petite note flûtée des crapauds, mêlés au large souffle de la nuit. Je songe aux heures exquises passées à vous écrire, à causer avec votre présence éparse dans cette pièce, à prendre conscience de mon amour, à le voir éclore, s’épanouir et colorer de sa nuance tous mes autres états d’âme. Je veux que demain matin dès votre réveil et avant qu’Annette, votre vieille nourrice qui sollicita le bonheur d’apprêter vos cheveux, apporte le voile blanc et la robe de crêpe de chine, — vous trouviez comme jadis, devançant ma venue, ce petit mot, le dernier d’une longue suite de confidences chères. Et que vous dirais-je, à vous qui possédez toute ma pensée et qui m’avez aidé à descendre dans ma plus pure retraite, où je nous retrouve tous deux étroitement confondus, — que vous dirais-je, sinon qu’il fait bon, qu’il fait doux autour de nos vies et que nos âmes se liquéfient de tendresse ? Il n’est pas possible d’exprimer avec des phrases la suave émotion qui m’étreint en ce soir capiteux, mais je crois assez bien la dépeindre en disant que l’état psychologique où nous nous trouvons à cette minute, est très propre aux souvenirs. Je suis sûr que votre chambre, où vous attendez votre dernier sommeil de jeune fille, est pleine de votre enfance, et que ce sont ces chants du passé qui vous tiennent éveillée, plus que l’attente angoissée d’un mystérieux lendemain. Pour ma part, il me revient du fond de ma mémoire quantité de petits faits insignifiants, dont l’ensemble résume mon existence écoulée, et qui prennent de l’importance à mesure que je les situe à leur place dans la ligne de mes jours. Je me trouvais en une semblable disposition durant cette après-midi où nous fîmes un pèlerinage à mon cabinet de travail, vous le rappelez-vous ? De chaque lieu visité surgissait un ancien état d’âme, et c’était la meilleure explication de moi-même qui s’offrait ainsi en exemple, au seuil de notre amour. Il importe de ne point les négliger, Mad, ces réminiscences par quoi nous demeurons si fermement enracinés à nos origines, car notre être est lourd de cette conscience qui se déroule en se continuant, comme un son qui se prolonge et s’accentue avec insistance. Pourquoi vous dis-je tout cela ce soir ? D’autres, qui ont rompu tout lien avec leur milieu et qui manquent d’esprit de suite, s’imagineraient qu’une vie toute neuve s’offre devant nous. Vous, au contraire, habituée de bonne heure à l’expérience de la réalité, vous savez qu’il s’agit moins d’inventer que de continuer notre transport. C’est toujours la même vie, mais poussée cette fois à sa pleine expansion. Jusqu’alors notre amour ne projetait qu’une lumière éparpillée et diffuse ; à présent cette lumière a trouvé son foyer et va se concentrer en un point. C’est précisément sur ce point que doit porter notre exaltation. Le chef-d’œuvre que je ne réaliserai jamais dans mes vers, voulez-vous que nous essayons de le vivre ? Tous les souvenirs communs que nous chérissons nous y aideront. J’ai souvent rêvé devenir un génie ; je vois qu’il est préférable de rester un habile artisan d’un bonheur en perpétuel printemps. J’oublierai les livres que je pensais écrire, — grave sacrifice aux yeux des artistes vulgaires, — pour jouir tout de suite de leur substance entre vos bras. Chaque jour apportera à nos rêves d’immédiates réalisations. Nourri de mon amour et de notre instinct, je vivrai enfin cette vie lyrique, vers quoi j’ai tant aspiré. Je ferai du réel l’objet de mes chants, au lieu, comme autrefois, d’aller chercher mon excitation au milieu d’un troupeau de chimères. Votre sentiment et le mien nous suffisent pour peupler notre existence, par ailleurs si pleine de nos morts. L’amour ne se renouvelle que par l’amour, et je ne vois pas où se heurterait notre satiété, puisque dans notre instinct, dans nos souvenirs, dans notre air, nous puiserons toujours de nouvelles forces, et que nous ne saurions manquer d’ailes. Chère petite Mad chérie, demain je vous dirai tu et pour mieux observer, au contact d’une terre étrangère, la solidité de notre enthousiasme ou de quelle expansion notre moi est capable, — dans trois jours nous serons à Florence. |
Burke Edmund - Recherche philosophique sur l origine de nos idees du sublime et du beau - 1803.djvu/26 | {{nr|{{rom|xxii}}|VIE|}}Hastings les avait commis. Verres était un fort honnete homme comparé à ce gouverneur, et Cicéron ne fut pas plus éloquent en combat tant le premier, que Burke en terrassant celui-ci. Je vais essayer de traduire les endroits les plus forts de son discours, afin de donner une idée de l’administration tyrannique de la compagnie Anglaise dans les Indes Orientales.
« Si M. Hastings, dit-il, avait dirigé la pyramide vers le ciel, conduit la charrue dans la vallée déserte, jeté l’arche orgueilleuse sur le fleuve écumant ; s’il avait réveillé le paresseux à l’industrie, s’il avait mis le brigand dans les fers, vous me verriez plus empressé encore à lui prodiguer une juste louange, que je ne le suis à l’accuser. Mais qu’a-t-il fait ? il a étouffé la science dans son berceau natal ; il a entassé au fond de ses cachots les princes du pays comme des ballots de mousseline, ne leur donnant pour nourriture que les exhalaisons de ces lieux souterrains, leur refusant même de l’opium, qui eût endormi le sentiment de leurs maux ; il a arrêté la charrue au milieu des sillons ; il a partout marqué son passage par la {{corr|dévastion|dévastation}} et par le sang. »
Après une longue et épouvantable {{tiret|énumé|ration}}
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Sand - Histoire de ma vie tomes 1a4 1855 Gerhard.djvu/187 |
« Je me retrouvai près de toi, dans la rue du Roi-de-Sicile, dans ton boudoir gris de perle. C’est étonnant comme la musique vous replonge dans les souvenirs. C’est comme les odeurs : quand je respire tes lettres, je crois être dans la chambre à Nohant, et le cœur me saute à l’idée que je vais te voir ouvrir ce meuble en marqueterie qui sent si bon, et qui me rappelle des choses si sérieuses d’un anti-temps<ref>Ce meuble en marqueterie était le même dont Deschartres et mon père brisèrent les scellés en 93, pour soustraire des papiers qui eussent été l’arrêt de mort de ma grand’mère. J’ai toujours ce casier avec ses vingt-trois cartons, dont quelques-uns portaient encore naguère des traces de la cire de la république.</ref>.
Je n’ai découvert son identité qu’en retrouvant tout récemment les procès-verbaux du fait, et la lettre de mon père qu’on vient de lire. Les meubles ont leur histoire, et s’ils pouvaient parler que de choses ils nous raconteraient !
{{...|25}}
« En sortant de la comédie, ce diable de bon garçon (mon ami le secrétaire) m’a emmené souper. Je ne voulais pas boire de vin parce qu’il est trop cher ici, et que je voudrais m’en déshabituer. Il y avait six jours que je n’en avais goûté ; mais, en le voyant sur la table, et pressé par mon camarade, je n’ai pas su résister. »
{{T4|LETTRE XVIII.}}
{{droite|« 23 frimaire an VII (décembre 98). Cologne.|4}}
« Ma foi, ma bonne mère, si j’osais, je te gronderais, car je ne reçois pas de tes nouvelles,
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Sand - Histoire de ma vie tomes 5a9 1855 Gerhard.djvu/187 | faim en voyage, d’offrir en paiement une perle de mon collier, ou une
petite brisure de mes vieux ors. Chemin faisant, je trouverais bien un
orfèvre à qui je pourrais vendre ma bonbonnière, mon peigne ou ma
bague, et je me figurais que j’aurais encore de quoi dédommager ma
mère, en arrivant, de la dépense que j’allais lui occasionner.
Quand je crus m’être ainsi assurée de la possibilité de ma fuite, je
me sentis un peu plus calme, et dans mes accès de chagrin, je me
glissais dans la chambre sombre et déserte, j’allais ouvrir
l’encoignure et je me consolais en contemplant mon trésor,
l’instrument de ma liberté. Je commençais à être, non plus en
imagination, mais en réalité, si malheureuse que j’aurais certainement
pris la clef des champs, sauf à être rattrapée et ramenée au bout
d’une heure (chance que je ne voulais pas prévoir, tant je me croyais
certaine d’aller vite et de me cacher habilement dans les buissons du
chemin), sans un nouvel accident arrivé à ma grand’mère.
Un jour au milieu de son dîner, elle se trouva prise d’un
étourdissement, elle ferma les yeux, devint pâle, et resta immobile et
comme pétrifiée pendant une heure. Ce n’était pas un évanouissement,
mais plutôt une sorte de catalepsie. La vie molle et sans mouvement
physique qu’elle s’était obstinée à mener avait mis en elle un germe
de paralysie qui devait l’emporter plus
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Œuvres de Virgile (éd. Panckoucke, 1859).pdf/44 |
Voyez un autre poëte d’un beau talent sans doute, mais tout alexandrin, c’est-à-dire savant, érudit, élégant, Apollonius de Rhodes. Dans son poëme des ''Argonautes'' il a fait une œuvre ingénieuse, instructive, un poëme géographique et mythologique, tout parsemé de beautés de détail et relevé d’épisodes dont un seul, celui de l’amour de Médée pour Jason, a justement mérité d’inspirer Virgile. Mais ce poëme d’Apollonius ne repose que sur des données mythologiques ou sur une curiosité historique un peu éparse ; il fit honneur à son poëte ; il eut du succès à Rhodes, à Alexandrie ; il enchanta l’école rhodienne et amusa la Cour des Ptolémées ; mais il ne fit battre aucun cœur, il ne fut l’épopée d’aucune nation. Ce poëme, qui avait réuni tant de traditions de peuples et de colonies, n’avait point de patrie à lui, point de centre, point de Pergame ni de Capitole. Son plus grand titre aujourd’hui est d’avoir, par Médée, servi à quelques égards de modèle à Virgile pour sa Didon. Le doux Virgile a pu dépouiller le vieux poëte sans que personne le lui ait reproché. C’est que Virgile, dans cette lutte avec les poëtes secondaires qu’il imite et qu’il fait involontairement oublier, a pour lui en définitive, comme Auguste dans ce combat d’Actium, le peuple, le sénat, les Dieux du foyer, et ceux de l’Empire et de la patrie.
Notez que tous les poëmes modernes qui ont eu vie, qui ont ému et charmé les contemporains, avaient ainsi, quelle que fût la date des sujets, un coin actuel et présent, ce que j’appelle la pointe d’or de la flèche trempée dans le breuvage récent. Pour Dante, pour Camoëns, c’est trop évident ; tout, à leur date, en était moderne ; tout chez Camoëns se rapportait à la grandeur de cette petite et héroïque nation portugaise. Le Tasse en son poëme n’avait fait qu’introduire la chevalerie brillante des derniers temps, la courtoisie des princes d’Italie et la galanterie de Ferrare jusque sous la tente des mâles et rudes Croisés. Milton, qui avait animé ses souvenirs et ses imaginations bibliques d’un
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Recueil des historiens des Gaules et de la France, tome13.djvu/16 | PRiEFATÏO.
tus postmodhm S. Joannis 4nge- qu’il n’a pas été bien connu des
riacensis Abbas eodem teste, Ve- modernes, et qu’il mérite de l’être
sontionensem dolose obtinuit Archie- mieux à quelques égards. Henri,
piscopatum, quem très ultra dies non suivant notre Anonyme d’Evêque
retinuit. Ad sedem posthsec Santo- de Soissons devint moine et Prieur
nensemusdemartibuspromotus,sep- de Cluni, et ensuite Prieur de Soutimo
die ab éa ut a Fesontionensi vigni. Ayant été fait peu de tems
dejectus est, curante Abbate Clu- après Abbé de S. Jean d’Angeli il
niacemi qui sui juris Monachmn re- obtint par artifice l’Archevêché de
poscebat.DeniqmAbbatiâBurcIiensi Besançon, qu’il ne garda que trois
anno 1127 ab Henrico I Angliœ jours. Placé depuis par les mêmes
Rege donatus quacum Angeriacen- voies sur le siège de Saintes, il en
sem, unàservando, conjungere ten- fut chassé au bout de sept jours, de
tâvit ;sed astuirrito. Eonamquere- mêmer qu’il l’a voit été de celui de
pulso, Cluniacensium jugum Ange- Besancon, par le crédit de l’Abbé
riacenses simul excusserunt. Neque de Cluni qui le revendiquoit comme
hic stetit Henrici infortunium. Ab- lui étant subordonné par sa profesbatiâ
quippe Burchensi dejectus, sion. Enfin l’an 1127 le Roi d’Anab
universo etiam Anglise regno ex- gleterre, Henri I lui conféra l’Abtrususest.
Hsecpenè omnia diligen- baye de Burch, qu’il auroit bien
tiam fugere magni ac propèimmensi voulu garder avec celle de S. Jean
Editorum operis cum aliis de rébus d’Angeli ; mais il ne put, malgré ses
varlis,qumadilliusperfectionemde- intrigues, conserver celle-ci qui en
siderantur. Ibi enim Henricus tan- le rejettant secoua le joug de Cluni.
tummodb memoratur atque etiam Pour comble de disgrâce il fut
incuriosè cùm de Suessionensibus chassé l’an 1132 non seulement de
Episcopis ac de Angeriacensibus Burch, mais du Royaume d’AngleAbbatibusfitsermo.
terre. Ces détails ont presque tous
échappé, comme quelques autres sur différens objets, aux laborieuses
recherches des Éditeurs d’un vaste et important ouvrage, où ils devroient
se rencontrer pour sa perfection. Il n’y est fait mention de
Henri, et même fort imparfaitement qu’aux articles des Évêques
de Soissons et des Abbés de S. Jean d’Angéli.
IF. Florentius /or/M< ?7MM IV. Florent Moine de WorchesMonachus
anno 1118 demortuus ter, mort en 1118, est auteur d’une
Chronicon chronicorum ex plu- Chronique qui, comme le titre l’inribus,
ut prsefert titulus conte- dique assez, est comme le résultat
xuit. Id cicm exscripserint ne ver- de plusieurs autres. Son écrit ayant
bo quidem vix immutatù Simeon été adopté par Siméon de Durham
Dunelmensis et Rogerius Hovede- et Roger de Hoveden, qui n’y ont
nus hinc est quôd hujus excerptum presque rien changé, notre extrait
a Guillelmo Rufo exordiamur, omis- commence au règne de Guillaume
sa Guillelmi Conquestoris historié le Roux parce qu’il étoit inutile
quam ex Hovedeno ipsis ejus verbis de réimprimer celui de Guillaume
Totno nostro XI recudimus. Floren- le Conquérant, qui se trouve déjà
tii chronico subjungitur appendix dans le Tome XI d’après Roger de
ad annum 1141 sed mutila cùm Hoveden. Nous y ajoutons une consit,quousquereipsdextendereturilla,
tinuation qui va jusqu’en 1141,
dhnnare fas non est. Marianum mais elle est imparfaite et nous ne
x
Florentius
Wigornien- j 1
sis.
(
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Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/776 | jour avec le soleil, et le jour d'après avec la lune. S'il partait avec l'intention de lire dans quelque coin du bois, on le surprenait ramant sur la Seine avec l'ardeur inquiète d'un contrebandier. Il déjeunait tantôt chez lui, tantôt à l'auberge, ce qui, pour le dire en passant, faisait le désespoir de Pétronille, obligée de l'attendre auprès d'une côtelette qui noircissait sur le gril. Personne n'était plus actif ou plus paresseux: il battait la campagne comme un chasseur, ou restait étendu dans l'herbe comme un lazzarone; mais presque toujours Tambour était de la partie. Il faut dire cependant que Tambour, sauf les jours de chasse, avait des mœurs un peu bien vagabondes; il ne demeurait au logis que les jours de pluie et n'y rentrait qu'au moment des repas; il employait le reste du temps à courir de tous côtés, poussant toutes les portes et s'occupant des affaires d'autrui avec une indiscrétion qui ne redoutait ni les remontrances ni les rebuffades. Aussitôt qu'on voyait apparaître quelque part un museau couleur orange, on s'écriait: «Voilà Tambour!» Il donnait un coup d’œil par-ci, un coup de dent par-là, jouait avec les enfants, effrayait les poules, câlinait la cuisinière et disparaissait.
On était alors, on le sait, vers la fin du mois de novembre; la campagne avait ces teintes pâles et voilées qui plaisent quelquefois plus que les couleurs vives et l'éclat joyeux de l'été. Il n'y avait presque plus de feuilles aux arbres, si ce n'est aux chênes tout couronnés de rameaux que les premiers froids avaient enduits de rouille. Le soleil se montrait à peine. A toute minute, de grands vols de corbeaux traversaient le ciel gris et remplissaient l'espace de leurs cris sinistres. Georges ne rencontrait plus dans ses promenades que le piéton chargé de distribuer les lettres, et les pêcheurs avec lesquels il avait fait connaissance; mais cette solitude et l'âpreté de la saison les lui rendaient plus chères, et jamais peut-être il ne les avait faites ni si longues ni si fréquentes.
Un matin donc, Georges était sorti d'assez bonne heure; il portait son fusil et traversa la prairie dans la direction de la Seine. La chasse est prohibée en tout temps dans le parc et les dépendances de Maisons; mais les chasseurs s'amusent quelquefois pendant l'hiver à tirer les oiseaux de passage qui s'abattent parmi les joncs du rivage, ou qu'on surprend dans les criques formées par le lit du fleuve. Telle n'était pas l'intention de Georges ce jour-là; il avait un fusil, parce que ce fusil s'était trouvé sous sa main au moment de quitter la Maison-Blanche. Tambour avait regardé son maître, et, comprenant au mouvement de ses yeux qu'on n'avait nul besoin de lui, il était parti, la queue en l'air, à la recherche d'un certain taureau noir auquel il avait déclaré la guerre. Le taureau, qui était jeune et de bonne mine, avait accepté le défi, et, en preux chevalier, il mettait
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Pastoret - Ordonnances des rois de France de la troisième race, tome 18.djvu/777 | Louis XI,
à Thouars,
le 27 Janvier
1 481.
Louis XI,
à Thouars,
le 27 Janvier
148 1.
712 Ordonnances des Rois de France
commissions et provisions, nous voulions estre scellés des sceaulx de notre
chancellerie, tout ainsi que si ledit maistre François Perreau estoit notre
clerc, notaire et secrétaire ordinaire, et les avons, en tant que besoing est
ou seroit, auctorisés et auctorisons par cesdites présentes, et ce, sans préjudice
touteffois ne diminution des privilèges, droits, prérogatives et prééminences
de nos clercs, notaires et secrétaires ordinaires. Si donnons en mandement
à nos amés et féaulx chancelier, les gens tenans et qui tiendront notre
court de parlement à Paris, et gardes de nos sceaulx ordinaires en l’absence
du grand, et à tous nos autres justiciers et officiers, ou à leurs lieutenans
ou commis, et à chacun d’eulx si comme à lui appartiendra, et au premier
deulx sur ce requis, que , prins et receu dudit maistre François Perreau le serment
en tel cas acoustumé, ils le fassent, chacun d’eulx en droit soy, joyr et
user plainement et paisiblement de nos presens grâce et octroy, permission,
autorisation et choses dessusdites, sans lui faire ou mettre ne souffrir estre
fait ou mis aucun destourbier ou empeschement au contraire en aucune
maniéré ; car ainsi nous plaist-il estre fait, non obstant quelsconques mandemens
et defenses à ce contraires. En tesmoing de ce, nous avons fait
mettre notre scel à cesdites présentes. Donné à Touars, le vingt-septième jour
de Janvier, l‘an de grâce mil cccc quatre-vingt et un, et de noire regne le xx.*
Sic signatum supra plicam : Par le Roy, G. Briçonnet.
Et scriptum : Registrata de expresso mandato domini nostri Regis, absque
prejudicio collegii notariorum et secretariorum dicti domini nostri Regis. Parisiis, in
Parlamento, xv.‘ die Junii, m.° cccc.0 octuagesimo secundo.Sic signatum :
Chartelier.
(a) Exemption de toutes tailles et deniers accordée aux Habitans de Clermont,
à la charge de payer les arriérés et huitième sur le vin, comme
les autres villes principales du Royaume.
LOYS, par la grâce de Dieu, Roy de France, à nos amés et féaux les
généraux conseillers par nous ordonnés sur le faict et commandement
de toutes nos finances, et aux esieus sur le fait des aydes ordonnés pour la
guerre au bas païs d’Auvergne, salut et dilection. Receue avons l’humble
supplication de nos chers et bien amés les consuls, bourgeois, manans et
habitans de nostre ville et cité de Clairmont audit bas païs d’Auvergne,
contenant comme tantost après nostre joyeux advenement à la couronne
nous voulûmes et ordonnâmes que les aydes ou impositions de douze deniers
pour livre de toutes denrées et marchandises, aussi du vin vendu en gros,
et huitième du vin vendu en détail, qui paravant avoient eu cours en ct
par tout nostre royaume, seroient abolis et abbatus, sauf et réservé les
cités et bonnes villes de rostre royaume, esquelles nous voulûmes et ordonnâmes
qu’ils eussent encore cours, et que dès-lors en avant lesdites aydes
fussent nommées et appelées assises et équivalent, et que les manans et habitans
desdites cités et bonnes villes où lesdites assises et huitième auroient cours
fussent francs et exempts de nos tailles et imposts qui seroient mis sus de
Note.
[ a ; Origines de la ville de Clermont, pag. 4.26.
par
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Subsets and Splits