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Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/527
Etienne l’idée de réclamer pour lui-même du souverain pontife la bénédiction apostolique et le titre royal, en récompense de ses mérites et des fruits de son apostolat. Etienne convoque donc à une diète générale les évêques, les magnats et le peuple du duché de Hongrie ; il leur expose ses travaux, il leur confie son désir, et tous décident qu’il faut députer à Rome Astricus, évêque de Strigonie, pour mettre aux pieds du saint père la demande d’Etienne et le vœu du peuple hongrois. Astricus part, et les deux ambassades cheminent sur la même route sans le savoir : une seule journée de marche les sépare ; mais par la volonté de Dieu, Lambertus s’est attardé, et Astricus a pris les devans. Tous deux ignorent qu’ils se rendent au même lieu, pour le même objet ; leurs peuples l’ignorent aussi, et le pape Sylvestre ne sait rien, sinon que l’envoyé polonais doit se présenter devant lui au jour convenu, dès les premiers rayons du soleil. Parée d’ornemens inaccoutumés, la salle du palais pontifical est disposée pour l’audience ; la couronne destinée à Micsco est là : les orfèvres l’ont fabriquée de l’or le plus pur, incrustée des pierres les plus éclatantes. Jamais l’art n’a rien produit de si beau, et jamais aussi la bénédiction du vicaire de Jésus-Christ n’a doté un objet matériel de plus de grâces et de promissions pour ce monde et pour l’autre. Préoccupé de la cérémonie du lendemain, Gerbert commençait à céder au sommeil, quand une vision du ciel éblouit ses yeux. Un ange lui apparaît et lui dit : « Sache que demain, au point du jour, les envoyés d’une nation inconnue, fille de la Hongrie orientale, mais dépouillée de la férocité du paganisme, viendront te demander à genoux une couronne royale pour leur duc. Celle que tu destinais à Miesco, donne-la-leur, car elle leur appartient, et Miesco ne doit point la posséder. De lui sortira une génération maudite qui aura plus de souci de planter des forêts que des vignes, de semer de l’ivraie que du bon grain, qui multipliera les bêtes fauves plutôt que les brebis et les bœufs, les chiens plutôt que les hommes, pour qui l’iniquité sera justice, la trahison concorde, la tyrannie charité. Cette race ressemblera à une couvée d’animaux sauvages se nourrissant de chair humaine, à un nid de serpens rongeant le cœur de la terre. Confiant dans la folie de leur puissance et rejetant comme des fables les saintes prophéties, ces hommes oublieront que je suis le Dieu fort, qui me venge sur la troisième et quatrième génération, qui afflige ceux qui m’affligent et ne laisse pas plus le mal impuni que le bien sans récompense. Quand cette génération aura passé, je prendrai en pitié celle qui suivra, je l’élèverai et je la couronnerai de la couronne des saints. Fais comme je t’ai dit. » Après avoir prononcé ces paroles, l’ange disparaît aux regards de Sylvestre. Les premiers rayons du jour.coloraient à peine le faite du palais papal, que les envoyés de Hongrie entraient à Rome, et ils sont bientôt <references/>
Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/136
XVIe siècle par Sinan-Pacha, produisit, après un certain nombre de transformations, le petit état barbaresque connu des Européens sous la dénomination de ''Régence de Tunis''. Une chose à remarquer surtout dans la série de ces transformations, c’est la manière dont les deys d’origine turque furent supplantés par les beys, de qui l’autorité avait quelque chose de plus local, de plus indigène, et par conséquent était plus sympathique aux populations arabes. Ce fut aussi avec l’appui des Arabes, qu’il commandait sous un pacha turc, que le chef de la dynastie des Caramanli assit d’une façon souveraine son pouvoir à Tripoli. Aussi ces deux états étaient-ils plus arabes que turcs, contrairement à ce qui se passait sur le territoire d’Alger, où l’autorité, quoique également indépendante de la Porte, ne sortait jamais des mains des membres d’une milice toute turque et formant une aristocratie militaire à l’instar des mamelucks d’Égypte. Tant que la lutte avait duré entre les deys et les beys de Tunis, les derniers avaient montré beaucoup de déférence à la Porte-Ottomane, dont les autres se montraient fort indépendans ; mais lorsque les beys eurent pris le dessus, il s’opéra dans les dispositions des uns et des autres un revirement qui fut la conséquence naturelle du changement de leurs positions réciproques, c’est-à-dire que les deys affectèrent à leur tour l’indépendance, et que les beys et la milice turque, dont ils continuaient à être les chefs, furent conduits à invoquer l’appui de Constantinople. Ces dispositions se combinant avec des rivalités de succession dans la famille des beys qui règne encore aujourd’hui, des guerres civiles cruelles affligèrent la régence de Tunis dans le dernier siècle, et donnèrent prétexte au dey d’Alger d’intervenir dans les affaires de ce pays, qu’il rendit même tributaire. Enfin Hamouda-Pacha, un des plus habiles princes qui aient régné à Tunis, secoua, il y a une quarantaine d’années, le joug des Algériens et en finit avec la milice turque, qui avait fait trop souvent cause commune avec eux. Cette troupe, exaspérée des amoindrissemens de privilèges que le bey lui imposait chaque jour, se révolta et s’empara de la citadelle ou ''casbah'' de Tunis, où ce prince les assiégea. Au bout de quelques jours, les révoltés, réduits aux abois et craignant une prise d’assaut, sortirent la nuit de la forteresse du côté de la campagne que le bey avait laissé libre à dessein, avec l’intention de gagner les états algériens ; mais ils furent en grande partie massacrés par la cavalerie arabe qui fut envoyée à leur poursuite<ref> Le bey de Tunis employa utilement dans cette affaire, qui eut lieu en 1811, quelques artilleurs français faisant partie d’un convoi de prisonniers que les Anglais avaient Ternis a notre consul, et qui attendaient à Tunis une occasion pour être transportés en France. Ces prisonniers étaient rendus en vertu d’un cartel en échangé d’Anglais pris par nos corsaires. On sait que si à cette époque la marine de l’état n’a pas joué un rôle fort brillant en France, en revanche nos corsaires montrèrent beaucoup d’audace et de savoir-faire. Ils relâchaient souvent à la Go dette, où ils débarquaient leurs prisonniers, que notre consul remettait à celui d’Angleterre, lequel donnait en échange un égal nombre de Français tirés du dépôt que les Anglais avaient établi à Malte à cet effet : </ref>. Hamouda forma de ce qui en resta une milice nouvelle, réduite maintenant à bien peu de <references/>
Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/264
avec tendresse et à invoquer avec espérance les incarnations de la Divinité, qui se manifestait visiblement aux enfans de la terre. À Civa qui détruit, ils opposèrent Vichnou qui conserve. Cette dernière croyance se montra dans l’Inde après les deux autres. Appartient-elle en propre à la race aryenne ? est-elle venue d’ailleurs ? L’histoire ne nous apprend rien sur cette grave question. Toujours est-il qu’on la voit se produire longtemps après le naturalisme allégorique sorti de la doctrine des Védas, et entraîner les peuples de l’Inde hors des voies que leur traçait la tradition antique. De l’amour de Dieu à l’amour de l’humanité, il n’y a qu’un pas : ce pas fut franchi lorsqu’un fils de roi, Çâkyà-Mouni, quittant le palais de ses pères, parcourut l’Inde en proclamant une doctrine nouvelle ; mais, pour que ce réformateur trouvât à qui parler, il fallait qu’un élément étranger se fût mêlé à la race aryenne. Or cet élément, c’étaient les indigènes, longtemps qualifiés de barbares, qui avaient fini par entrer dans la société indienne, par la pénétrer avec leurs instincts plus naïfs et leurs aspirations vers le merveilleux. Était-il étonnant que l’esprit populaire réagît contre les dogmes imposés jadis par la conquête, quitte, à y revenir plus tard, tant il se rencontre d’incertitude et de mobilité dans les masses ? Il y a donc lieu de signaler ce mélange des indigènes à peau noire avec les Aryens au teint blanc comme un fait important, et dont on doit tenir compte quand on parle de la société indienne. Il explique bien des contradictions apparentes, bien des modifications dans les idées religieuses. Aujourd’hui il n’y a plus dans l’Inde de purs Aryens que les brahmanes, et encore beaucoup d’entre eux, qui passent pour de faux brahmanes tardivement affiliés à la caste suprême, n’ont-ils aucun droit à revendiquer un titre de noblesse qu’ils s’arrogent sans preuves. La masse des populations indiennes se compose presque tout entière des descendans des peuples autochthones. À mesure que la race conquérante s’avançait vers le sud et vers l’ouest, des villages composés d’artisans et de laboureurs demandaient à entrer dans le système politique et religieux qui la régissait et constituait sa force. Le brahmanisme adoptait comme enfans de la famille aryenne ces utiles et pacifiques travailleurs ; il leur donnait rang parmi les gens de la troisième caste, les ''vaïcyas'', en leur conférant le cordon d’investiture comme récompense de leur conversion. Porter en sautoir le cordon fait de trois brins de laine<ref>Le cordon d’investure est de coton et en trois fils pour un brahmane, de trois fils de chanvre pour un kchattrya, et de trois brins de laine filée pour un vaïcya.</ref>, fut-on chaudronnier ou tisserand, c’est dire à la face de tous : « J’appartiens par naissance ou par adoption à la race des Aryens, à une caste <references/>
Essai sur les mœurs/Chapitre 188
Voltaire Essai sur les mœurs et l'esprit des nations Éd. Garnier - Tome 13 CHAPITRE CLXXXVIII. Du Danemark, de la Suède, et de la Pologne, au xviie siècle. Vous ne voyez point le Danemark entrer dans le système de l’Europe au XVIe siècle. Il n’y a rien de mémorable qui attire les yeux des autres nations depuis la déposition solennelle du tyran Christiern II. Ce royaume, composé du Danemark et de la Norvége, fut longtemps gouverné à peu près comme la Pologne. Ce fut une aristocratie à laquelle présidait un roi électif. C’est l’ancien gouvernement de presque toute l’Europe. Mais, dans l’année 1660, les états assemblés défèrent au roi Frédéric III le droit héréditaire et la souveraineté absolue. Le Danemark devient le seul royaume de la terre où les peuples aient établi le pouvoir arbitraire par un acte solennel. La Norvége, qui a six cents lieues de long, ne rendait pas cet État puissant. Un terrain de rochers stériles ne peut être beaucoup peuplé. Les îles qui composent le Danemark sont plus fertiles ; mais on n’en avait pas encore tiré les mêmes avantages qu’aujourd’hui. On ne s’attendait pas encore que les Danois auraient un jour une compagnie des Indes, et un établissement à Tranquebar ; que le roi pourrait entretenir aisément trente vaisseaux de guerre et une armée de vingt-cinq mille hommes. Les gouvernements sont comme les hommes : ils se forment tard. L’esprit de commerce, d’industrie, d’économie, s’est communiqué de proche en proche. Je ne parlerai point ici des guerres que le Danemark a si souvent soutenues contre la Suède ; elles n’ont presque point laissé de grandes traces, et vous aimez mieux considérer les mœurs et la forme des gouvernements que d’entrer dans le détail des meurtres qui n’ont point produit d’événements dignes de la postérité. Les rois, en Suède, n’étaient pas plus despotiques qu’en Danemark aux XVIe et XVIIe siècles. Les quatre états, composés de mille gentilshommes, de cent ecclésiastiques, de cent cinquante bourgeois, et d’environ deux cent cinquante paysans, faisaient les lois du royaume. On n’y connaissait, non plus qu’en Danemark et dans le Nord, aucun de ces titres de comte, de marquis, de baron, si fréquents dans le reste de l’Europe. Ce fut le roi Éric, fils de Gustave Vasa, qui les introduisit vers l’an 1561. Cet Éric cependant était bien loin de régner avec un pouvoir absolu, et il laissa au monde un nouvel exemple des malheurs qui peuvent suivre le désir d’être despotique, et l’incapacité de l’être. (1569) Le fils du restaurateur de la Suède fut accusé de plusieurs crimes par devant les états assemblés, et déposé par une sentence unanime, comme le roi Christiern II l’avait été en Danemark : on le condamna à une prison perpétuelle, et on donna la couronne à Jean son frère. Comme notre principal dessein, dans cette foule d’événements, est de porter la vue sur ceux qui tiennent aux mœurs et à l’esprit du temps, il faut savoir que ce roi Jean, qui était catholique, craignant que les partisans de son frère ne le tirassent de sa prison et ne le remissent sur le trône, lui envoya publiquement du poison, comme le sultan envoie un cordeau, et le fit enterrer avec solennité, le visage découvert, afin que personne ne doutât de sa mort, et qu’on ne pût se servir de son nom pour troubler le nouveau règne. (1580) Le jésuite Possevin, que le pape Grégoire XIII envoya dans la Suède et dans tout le Nord, en qualité de nonce, imposa au roi Jean, pour pénitence de cet empoisonnement, de ne faire qu’un repas tous les mercredis ; pénitence ridicule, mais qui montre au moins que le crime doit être expié. Ceux du roi Éric avaient été punis plus rigoureusement. Ni le roi Jean, ni le nonce Possevin, ne purent réussir à faire dominer la religion catholique. Le roi Jean, qui ne s’accommodait pas de la luthérienne, tenta de faire recevoir la grecque ; mais il n’y réussit pas davantage. Ce roi avait quelque teinture des lettres, et il était presque le seul dans son royaume qui se mêlât de controverse. Il y avait une université à Upsal, mais elle était réduite à deux ou trois professeurs sans étudiants. La nation ne connaissait que les armes, sans avoir pourtant fait encore de progrès dans l’art militaire. On n’avait commencé à se servir d’artillerie que du temps de Gustave Vasa ; les autres arts étaient si inconnus que, quand ce roi Jean tomba malade, en 1592, il mourut sans qu’on pût lui trouver un médecin, tout au contraire des autres rois, qui quelquefois en sont trop environnés. Il n’y avait encore ni médecin ni chirurgien en Suède. Quelques épiciers vendaient seulement des drogues médicinales qu’on prenait au hasard. On en usait ainsi dans presque tout le Nord. Les hommes, bien loin d’y être exposés à l’abus des arts, n’avaient pas su encore se procurer les arts nécessaires. Cependant la Suède pouvait alors devenir très-puissante. Sigismond, fils du roi Jean, avait été élu roi de Pologne, (1587) cinq ans avant la mort de son père. La Suède s’empara alors de la Finlande et de l’Estonie. (1600) Sigismond, roi de Suède et de Pologne, pouvait conquérir toute la Moscovie, qui n’était alors ni bien gouvernée ni bien armée ; mais Sigismond étant catholique, et la Suède luthérienne, il ne conquit rien, et perdit la couronne de Suède. Les mêmes états qui avaient déposé son oncle Éric le déposèrent aussi (1604), et déclarèrent roi un autre de ses oncles, qui fut Charles IX, père du grand Gustave-Adolphe. Tout cela ne se passa pas sans les troubles, les guerres et les conspirations qui accompagnent de tels changements. Charles IX n’était regardé que comme un usurpateur par les princes alliés de Sigismond ; mais en Suède il était roi légitime. (1611) Gustave-Adolphe, son fils, lui succéda sans aucun obstacle, n’ayant pas encore dix-huit ans accomplis, qui est l’âge de la majorité des rois de Suède et de Danemark, ainsi que des princes de l’empire. Les Suédois ne possédaient point alors la Scanie, la plus belle de leurs provinces : elle avait été cédée au Danemark dès le XIVe siècle ; de sorte que le territoire de Suède était presque toujours le théâtre de toutes les guerres entre les Suédois et les Danois. La première chose que fit Gustave-Adolphe, ce fut d’entrer dans cette province de Scanie ; mais il ne put jamais la reprendre. Ses premières guerres furent infructueuses : il fut obligé de faire la paix avec le Danemark (1613). Il avait tant de penchant pour la guerre qu’il alla attaquer les Moscovites au delà de la Newa, dès qu’il fut délivré des Danois. Ensuite il se jeta sur la Livonie, qui appartenait alors aux Polonais, et, attaquant partout Sigismond, son cousin, il pénétra jusqu’en Lithuanie. L’empereur Ferdinand II était allié de Sigismond, et craignait Gustave-Adolphe. Il envoya quelques troupes contre lui. On peut juger de là que le ministère de France n’eut pas grande peine à faire venir Gustave en Allemagne. Il fit avec Sigismond et la Pologne une trêve pendant laquelle il garda ses conquêtes. Vous savez comme il ébranla le trône de Ferdinand II, et comme il mourut à la fleur de son âge, au milieu de ses victoires. (1632) Christine, sa fille, non moins célèbre que lui, ayant régné aussi glorieusement que son père avait combattu, et ayant présidé aux traités de Vestphalie qui pacifièrent l’Allemagne, étonna l’Europe par l’abdication de sa couronne, à l’âge de vingt-sept ans. Puffendorf dit qu’elle fut obligée de se démettre ; mais en même temps il avoue que, lorsque cette reine communiqua pour la première fois sa résolution au sénat, en 1651, des sénateurs en larmes la conjurèrent de ne pas abandonner le royaume ; qu’elle n’en fut pas moins ferme dans le mépris de son trône, et qu’enfin, ayant assemblé les états (21 mai 1654), elle quitta la Suède, malgré les prières de tous ses sujets. Elle n’avait jamais paru incapable de porter le poids de la couronne ; mais elle aimait les beaux-arts. Si elle avait été reine en Italie, où elle se retira, elle n’eût point abdiqué. C’est le plus grand exemple de la supériorité réelle des arts, de la politesse, et de la société perfectionnée, sur la grandeur qui n’est que grandeur. Charles X, son cousin, duc de Deux-Ponts, fut choisi par les états pour son successeur. Ce prince ne connaissait que la guerre. Il marcha en Pologne, et la conquit avec la même rapidité que nous avons vu Charles XII, son petit-fils, la subjuguer, et il la perdit de même. Les Danois, alors défenseurs de la Pologne, parce qu’ils étaient toujours ennemis de la Suède, tombèrent sur elle (1658) ; mais Charles X, quoique chassé de la Pologne, marcha sur la mer, glacée, d’île en île jusqu’à Copenhague. Cet événement prodigieux fit enfin conclure une paix qui rendit à la Suède la Scanie, perdue depuis trois siècles. Son fils, Charles XI, fut le premier roi absolu, et son petit-fils, Charles XII, fut le dernier. Je n’observerai ici qu’une seule chose, qui montre combien l’esprit du gouvernement a changé dans le Nord, et combien il a fallu de temps pour le changer. Ce n’est qu’après la mort de Charles XII que la Suède, toujours guerrière, s’est enfin tournée à l’agriculture et au commerce, autant qu’un terrain ingrat et la médiocrité de ses richesses peuvent le permettre. Les Suédois ont eu enfin une compagnie des Indes, et leur fer, dont ils ne se servaient autrefois que pour combattre, a été porté avec avantage sur leurs vaisseaux, du port de Gothembourg aux provinces méridionales du Mogol et de la Chine. Voici une nouvelle vicissitude et un nouveau contraste dans le Nord. Cette Suède, despotiquement gouvernée, est devenue de nos jours le royaume de la terre le plus libre, et celui où les rois sont le plus dépendants. Le Danemark, au contraire, où le roi n’était qu’un doge, où la noblesse était souveraine, et le peuple esclave, devint, dès l’an 1661, un royaume entièrement monarchique. Le clergé et les bourgeois aimèrent mieux un souverain absolu que cent nobles qui voulaient commander ; ils forcèrent ces nobles à être sujets comme eux, et à déférer au roi, Frédéric III, une autorité sans bornes. Ce monarque fui le seul dans l’univers qui, par un consentement formel de tous les ordres de l’État, fut reconnu pour souverain absolu des hommes et des lois, pouvant les faire, les abroger, et les négliger, à sa volonté. On lui donna juridiquement ces armes terribles, contre lesquelles il n’y a point de bouclier. Ses successeurs en ont rarement abusé. Ils ont senti que leur grandeur consistait à rendre heureux leurs peuples. La Suède et le Danemark sont parvenus à cultiver le commerce par des routes diamétralement opposées : la Suède, en se rendant libre, et le Danemark, en cessant de l’être. __________ Voyez chapitre clxxvi. Comparez à cet abrégé les premières pages de l’Histoire de Charles XII. Ce chapitre a été écrit avant la révolution de 1772.
Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/576
elle créa une nouvelle profession et donna une nouvelle activité à une ancienne industrie. Les ''newsboys'' furent enfantés par la presse à bon marché, et l’on eut des revendeurs chargés de crier le journal à travers les rues comme une denrée. Ce commerce d’une nouvelle espèce a même si bien prospéré, que la spéculation s’en est mêlée. Des spéculateurs se sont partagé les différens quartiers de la ville, et ont acheté le droit de vendre ou de faire vendre à leur profit tel ou tel journal dans le district qu’ils ont choisi. Dès 1836, dit un des historiens de la presse américaine, le droit de vendre le ''Sun'' dans tel ou tel district n’était pas acquis à un prix moindre que 6 ou 700 dollars. Quant à la vieille industrie que la presse à bon marché a stimulée, c’est celle des annonces. Ce mode de publicité, qui a fait la fortune de tant de charlatans célèbres dans le monde entier, n’est nulle part employé avec autant de cynisme qu’en Amérique. Ce sont les Américains qui, je crois, se sont servis les premiers de la poésie comme moyen de réclame, et ont fait des annonces sous forme de romances pouvant se chanter sur un air national ; ce sont eux qui, renonçant à l’excentrique et concise annonce anglaise, ont inventé l’annonce longue d’une colonne, emphatique, verbeuse et interminable comme le discours d’un charlatan. Bien des industriels ont fait usage de ce moyen de publicité, depuis le mécanicien hâbleur et honnête qui annonce sa machine à vanner comme la merveille du monde jusqu’au magnétiseur hâbleur et malhonnête ; mais il y a deux professions qui ont employé l’annonce avec une audace qui ne laisse rien à désirer : ce sont les éditeurs et les médecins. L’extravagance des annonces de librairie dépasse tout ce qu’on peut imaginer. L’éditeur ne se contente pas de citer les opinions de la presse, ainsi que cela se pratique ordinairement en Angleterre. Il fait lui-même l’éloge de ses livres, et dans quels termes ! Ces appréciations enthousiastes ne sont pas infiniment variées, car elles sont toujours hyperboliques, et la figure nommée hyperbole n’a guère de nuances. L’éditeur américain semble ne connaître d’autre méthode d’admirer que celle du naïf Vasari, l’historien des peintres : « Et c’était le plus beau tableau que l’on eût jamais vu ! » L’éditeur américain parle de même. Il ne vous dira pas que le livre qu’il publie est intéressant, instructif, plein de grâce ou plein de force. Non, il vous dira invariablement que ce livre est le plus beau qui ait été fait, et qu’il va inaugurer une nouvelle ère dans l’histoire intellectuelle de l’humanité. Telle est l’annonce grave et sérieuse. L’annonce facétieuse a plus de variété et de désinvolture : coups de tam-tam charivariques, parades bouffonnes, musique et poésie, tous les moyens de séduction possibles sont déployés pour séduire l’acheteur. Nous voudrions mettre sous les yeux de nos lecteurs un spécimen de cette littérature d’un nouveau <references/>
Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/851
d’expansion depuis que la vie se refroidissait au cœur de l’état. Or, le jour où une puissance qui a toujours marché s’arrête, elle est menacée ; le jour où elle recule, elle est perdue. Claude fit cette expédition en Bretagne, conduit par un sentiment louable qui n’avait pas toujours été celui de ses prédécesseurs, « ne trouvant pas, dit Suétone, digne d’un souverain de recevoir les ornemens triomphaux sans avoir mérité les honneurs d’un juste triomphe. » Un arc triomphal lui fut élevé sur la voie Flaminienne. Si on ne les avait pas abattus, quatre arcs de triomphe décoreraient aujourd’hui le Corso, qui traverse la Rome moderne et suit à peu près la direction de l’ancienne voie Flaminienne. L’arc de Claude était un des quatre, et se verrait non loin du palais Sciarra. On a placé dans le péristyle du casino de la villa Borghèse quelques fraginens des bas-reliefs qui ornaient l’arc de Claude ; ils sont très mutilés, mais on y reconnaît un beau travail, il est curieux, pour les Anglais qui viennent à Rome, de retrouver la ces monumens de la résistance de leurs pères aux Romains. Claude ne se doutait pas que dans ce pays de Bretagne, dont les habitans étaient pour lui presque des sauvages, serait un peuple qui ressemblerait plus aux Romains de la république que ne leur ressemblaient les Romains de l’empire, et que les descendans de ceux qu’il avait vaincus viendraient à Rome visiter les débris de son arc triomphal renversé. On n’eût pas attendu de Claude Un sentiment aussi noble que celui qu’indique Suétone ; on est encore bien plus étonné en le voyant accomplir deux des plus grandes choses que les Romains aient faîtes, le port d’Ostie et l’émissaire du lac Fucin, conceptions de César, que ni lui ni Auguste n’avaient réalisées. La construction du port d’Ostie présentait de très grandes difficultés ; elles avaient déterminé César, qui ne se décourageait pas facilement, à y renoncer. Claude n’était point César ; mais malgré les ingénieurs qui voulaient l’effrayer de la dépense à faire et lui présentaient les attérissemens perpétuellement formés par la mer comme un obstacle invincible, il s’opiniâtra et réussit. Claude fut décidé à mener à fin ce grand travail par le besoin d’assurer l’approvisionnement de Rome, qui tirait, comme on sait, presque tous ses blés de l’Égypte et de la province d’Afrique. Les blés ayant manqué pendant plusieurs années, il y eut une émeute ; le pauvre empereur fut un jour assailli par le peuple, qui l’accablait d’injures et lui jetait des morceaux de pain à la tête. La question des subsistances est toujours une grande question. Sous un gouvernement absolu, elle est, à vrai dire, la seule question politique, car la faim est le seul argument avec lequel un tel gouvernement ait à compter, et la liberté de ne pas mourir de faim la seule liberté qu’il ne puisse supprimer sans opposition. Claude le comprit, et il chercha <references/>
Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/692
d’une poignée de ces ''tuffekjis'', qui sont bons tireurs, pour tuer un à un tous ceux qui s’engageraient dans cet étroit défilé. Et si les défenseurs de ces Thermopyles persanes, par une de ces ruses qu’inspirent les pays de montagnes, laissaient l’armée anglaise s’avancer tout entière dans ces gorges pour l’y décimer plus sûrement, elle pourrait bien y trouver un nouveau Djellalabad. Cet horrible désastre n’est pas assez éloigné pour que l’Angleterre en ait perdu le souvenir. Les passes qui mettent en communication la vallée de l’Indus avec le plateau de l’Afghanistan sont analogues à celles qui conduisent de Bouchir à Kazèroûn. Ce sont les mêmes lenteurs, les mêmes difficultés. Au siècle dernier, Nadir-Châh, voulant pénétrer dans le royaume de Delhi, fut arrêté court devant ces défilés. Il y perdit un grand nombre de ses soldats, et ne put les franchir qu’en achetant au prix de sommes énormes le droit de passe. En 1838, l’armée anglaise fut plus heureuse, mais alors un parti nombreux souhaitait son arrivée dans l’Afghanistan : elle y ramenait un souverain dépossédé par une guerre civile et regretté par les populations. Les Anglais étaient à cette époque les alliés des Afghans, et n’avaient pour adversaires que les rares partisans d’un prince qui s’était aliéné l’esprit et le cœur de la nation : il ne restait que les obstacles naturels, et ceux-là, on finit toujours par les vaincre. Dans la campagne de 1842, ce fut autre chose : les populations ne favorisaient plus l’arrivée des Anglais. Les défilés des monts Khaybers, au lieu de s’ouvrir devant leur armée, se trouvèrent fermés et garnis d’intrépides défenseurs. On sait le carnage qui se fit près de Djellalabad. Chose inouïe, les troupes anglo-indiennes y furent presque entièrement anéanties ! Exemple terrible, qui prouve qu’on ne peut passer de pareils défilés sans avoir pour soi ceux qui pourraient les défendre ! Dira-t-on qu’il y a d’autres chemins pour gagner les hauteurs, échapper aux vapeurs pestilentielles de la côte et menacer la cour de Téhéran de plus près ? Sera-ce du côté de Darâbgherd, à l’est, ou vers Bebahân, à l’ouest ? Les difficultés sont les mêmes. La chaîne de montagnes, avec ses ramifications qui s’enchevêtrent à l’infini, est fermée partout, ou ne présente que des défilés impénétrables à une armée marchant en pays ennemi. Nous sommes allé de Bouchir à Darâbgherd ; nous avons pénétré au cœur des montagnes par l’anfractuosité qui s’ouvre près d’Ahram, la seule qui existe dans cette direction : voici les obstacles que nous y avons rencontrés. Entre deux murs de rochers à pic, droits et resserrés, on marche lentement dans le lit d’un petit torrent. Il faut escalader la montagne de roche en roche et y disputer, à chaque instant, le passage aux eaux furieuses qui bondissent d’une cascade à l’autre. Les chevaux perdent pied sur la pierre, ou glissent sur une vase verdâtre qu’entretient l’eau jaillissante. Ce n’est qu’en mettant pied à terre <references/>
Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/635
chevaux qui vient chercher les ''centrals''. et les forçats pour les conduire au chemin de fer. Avant qu’ils ne partent pour leur destination, qui bien souvent est Cayenne ou la Nouvelle-Calédonie, ils sont rasés, et le ''barberot'' (barbier) leur taille les cheveux en échelle, à coups violens qui laissent apparaître la peau du crâne et lui donnent une apparence zébrée. C’est la coiffure distinctive du forçat ; puis le condamné se déshabille complètement, nu comme Dieu l’a fait. Lorsqu’il est dans cet état, on procède au ''grand rapiot'', c’est-à-dire à une perquisition minutieuse. Un des surveillans conducteurs qui doivent escorter le prisonnier jusqu’au bagne lui regarde dans la bouche, sous les aisselles, entre les doigts des pieds, pour voir s’il ne cache pas quelque lime ou de l’argent. Est-ce tout ? Non pas ; on fait pencher le malheureux en avant, on lui ordonne de tousser avec force, et au même instant on lui applique une claque sur le ventre. Le but de cette opération qui n’a rien de douloureux est assez délicat à expliquer. Jadis il était de tradition parmi les hommes des chiourmes et des geôles que certains prisonniers possédaient une herbe merveilleuse qu’on appelait ''l’herbe à couper le fer''. Vidocq, qui s’échappa plusieurs fois de prison et du bagne, savait bien où elle poussait. Depuis ce temps, le scepticisme a fait quelques progrès, l’on est moins crédule, et l’on sait que les voleurs excellent à cacher dans une partie secrète de leur corps un étui qu’ils appellent le ''bastringue'', et qui est un véritable nécessaire de serrurier. C’est pour les débarrasser de cet instrument baroque qu’on les visite avec tant de précautions. J’ai un de ces ''bastringues'' sous les yeux : il est en étain ; fermé, il ressemble à l’étui dont les tailleurs font usage ; il contient une lame de poignard, une vrille, une lime à bois, une scie à bois, une scie à fer, qu’on peut monter en archet et qui a cinq lames de rechange ; il n’y a pas de chaîne qui puisse résister à un pareil outillage bien manié. — Quand cet examen est terminé, le condamné revêt du linge et des habits apportés exprès, puis on lui attache les jambes dans des anneaux de fer reliés par une chaînette assez longue pour lui permettre de marcher, trop courte pour le laisser courir ; les ''bracelets'' sont fermés à l’aide d’une clé qui manœuvre un boulon à vis dont la tête est assez enfoncée dans l’orifice pour ne pouvoir être atteinte à la main. On fait l’appel des noms, chaque condamné doit répondre et indiquer en même temps ''sa masse'', c’est-à-dire l’argent que le greffier a confié pour lui au conducteur et qui ne lui sera remis qu’à destination. J’ai vu un de ces misérables qui, frappé d’une condamnation à vingt ans de travaux forcés, partait pour Toulon et de là pour la Nouvelle-Calédonie ; sa masse se composait de 17 sous. — En voiture cellulaire, les condamnés sont conduits à la gare, où, depuis le mois de juin 1868, ils <references/>
Souvestre, Laurens de la Barre, Luzel - Contes et légendes de Basse-Bretagne.djvu/162
pour manger un morceau de pâté et boire un verre de vin. Allanic dit alors au prince : — Reposez-vous un peu, mon prince, pendant que je vais pousser une petite pointe dans cette direction ; dans une heure, au plus, je reviendrai vous rejoindre. — Allez, dit le prince, et soyez plus heureux que moi. À quelques pas de là, Allanic mit ses bottes de sept lieues, et, en moins d’une heure il eut pris tant de gibier de toute sorte, qu’il lui fallait demander une charrette dans une ferme voisine, pour les porter au palais. — Et comment avez-vous pu, en si peu de temps, faire un tel massacre ? lui dit le prince, en le voyant revenir avec sa charrette pleine. — C’est la chance, mon prince, et un peu d’adresse aussi ; mais vous le savez bien, ily a des jours où l’on se croirait vraiment ensorcelé tant on est malheureux, et vous êtes, paraît-il, dans un de ces jours-là. Le prince parut se contenter de cette explication, et l’on rentra au palais, où l’on fut bien étonné de voir arriver une telle quantité de gibier. À partir de ce jour, Allanic fut bienvenu du roi, et surtout du prince qu’il accompagnait presque tous les jours àla chasse. <references/>
Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/982
approfondi de l’administration et des lois, comment et dans quelle mesure on pourrait les améliorer. C’est en partie dans la nécessité de procéder à cet examen, à la suite de la fermeture des divans, qu’il faut voir la cause des retards qu’a subis la rédaction définitive du rapport des commissaires. La tâche était très vaste. En effet, ce n’est pas seulement dans le régime politique des principautés qu’il y a lieu d’introduire des réformes ; leur état social appelle également l’attention des puissances. L’Autriche a prononcé en 1848 l’affranchissement complet de ses populations agricoles ; la Russie délibère sur les moyens d’atteindre le plus sûrement et le plus promptement possible le même but. Entre les paysans hongrois émancipés et les serfs russes qui vont l’être, le cultivateur valaque ne saurait demeurer plus longtemps dans sa condition actuelle. La constitution toute byzantine de la boyarie soulève également bien des objections, et l’on porterait remède à l’une des plaies les plus profondes du pays, si à une organisation hiérarchique, qui est une source de corruption et de faiblesse, on pouvait substituer l’influence naturelle et salutaire de la famille et de la propriété. Nous ignorons quelle est sur ces divers points l’opinion des commissaires ; mais les puissances compléteraient le bienfait de la réorganisation politique et administrative dont la conférence doit poser les bases, si elles indiquaient aussi celles d’une amélioration sociale en ce sens. Les puissances auront vraisemblablement à s’occuper en même temps de l’acte préparé à Vienne pour réglementer la navigation du Danube. Nous ne reviendrons point sur les discussions auxquelles la marche suivie en cette occasion par les états riverains a donné lieu : elle a été partout appréciée comme dérogeant aux usages des chancelleries en matière de ratification. Les souverains en effet n’accordent d’ordinaire leur signature qu’à des actes dont les termes sont arrêtés et définitifs. L’on a pu s’étonner qu’ils l’aient apposée au bas d’un acte qui ne pouvait entrer en vigueur avant d’avoir obtenu l’approbation de la conférence, et dont par conséquent le caractère était essentiellement provisoire. L’opinion, trop prompte à tirer des conséquences fâcheuses de cette conjoncture, en avait déduit d’abord que la pensée des états riverains était de soustraire le règlement pour la navigation du Danube au contrôle de la conférence, ou de ne l’accepter qu’à la condition qu’il fût purement nominal ; mais cette interprétation n’était pas fondée. Les deux puissances riveraines représentées dans le congrès de Paris, l’Autriche et la Turquie, reconnaissent pleinement que la conférence est compétente pour examiner et apprécier l’acte de navigation, et qu’il ne sera applicable au Danube qu’après avoir reçu son assentiment. Deux intérêts sont en présence dans cette affaire, celui des riverains et celui de l’Europe, sans être opposés, ni surtout inconciliables. Sans doute il était légitime de tenir compte de la position spéciale des riverains, et le congrès l’a fait en les appelant à rédiger les règlemens destinés à régir la situation nouvelle faite au Danube ; mais il était légitime aussi qu’en proclamant que ce fleuve serait désormais libre et en laissant à une commission spéciale le soin d’élaborer les bases de ce régime nouveau, le congrès se réservât de s’assurer si ses intentions ont été remplies. Certainement la conférence, en examinant l’acte élaboré par les riverains, pourra faire des observations en faveur de la navigation générale, dont les besoins ne paraissent pas avoir été pris en <references/>
Le Coran (Traduction de Savary, vol. 2), 1821.pdf/197
{{verset|chapitre=35|verset=6}}Il est votre ennemi. Défiez-vous de sa haine. Il appelle ses sectateurs au feu de l’enfer. {{verset|chapitre=35|verset=7}}Les infidèles n’éviteront point les supplices. {{verset|chapitre=35|verset=8}}Les croyans qui auront fait le bien jouiront des dons honorables de la miséricorde divine. {{verset|chapitre=35|verset=9}}Celui pour qui l’iniquité a des charmes croit-il être dans le droit chemin ? Dieu répand à son gré l’erreur ou la lumière. Que ton cœur ne s’afflige point sur eux. L’Éternel voit leurs actions. {{verset|chapitre=35|verset=10}}Il envoie les vents qui portent les nuages sur les contrées où la terre languit. La pluie rend aux campagnes stériles, leur première fécondité ; image de la résurrection. {{verset|chapitre=35|verset=11}}Celui qui cherche la vraie grandeur la trouve en Dieu, source de toutes les perfections. Les discours vertueux montent vers son trône. Il exalte les bonnes œuvres. Il punit rigoureusement le scélérat qui trame des perfidies. Ses noirs complots seront anéantis. {{verset|chapitre=35|verset=12}}Dieu vous a formés de terre et d’eau. Il vous a donné les sexes. Il sait ce qui est caché dans le sein de la mer, et ce qu’elle doit enfanter. Il n’abrége point la vie de l’homme. Il ne la prolonge point au delà du terme marqué dans le livre. Tous ces prodiges sont faciles à sa puissance. {{verset|chapitre=35|verset=13}}Une mer d’eau douce et salutaire, et une mer d’eau salée et amère sont bien différentes ; cependant l’une et l’autre vous fournissent une nourriture fraîche, et des perles pour votre parure. Vous y voyez les vaisseaux fendre les flots, pour vous procurer les commodités de la vie. Ces bienfaits appellent votre reconnaissance. {{verset|chapitre=35|verset=14}}Dieu fait succéder la nuit au jour, et le jour à la nuit. Il a commandé au soleil et à la lune de vous <section end="chap35" />
Gautier - Les jeunes France, romans goguenards.djvu/230
{{tiret2|pein|tres}} de ce genre. Raphaël commençait à être trop nouveau pour lui. De la musique telle que l’ont faite Rossini, Mozart et Weber, il ne connaissait rien ; au lieu du ''Di tanti palpiti'', il chantait : Tout est verlore, La tintelore, Tout est frelore, bei Gott !</poem> de la défaite des Suisses à Marignan, par Clément Janequin, ou quelque autre air d’Ockeghem, de Francesco Rosello, de Constantio Festa ou d’Hobrecht : il n’allait pas plus loin. Pour les instruments dont on se sert aujourd’hui, il n’en savait pas le nom ; en récompense, il savait à merveille ce que c’était qu’une sambucque, des naquerres, des regales, une épinette, un psaltérion et un rebec : il en eût même joué au besoin. En littérature, il eût cité juste le plus obscur roman : Parténopeux de Blois, Huon de Bordeaux, Atys et Profilas, le Saint-Graal, Dolopathos, Perceforest, et mille autres ; il ne se doutait pas de Byron et de Gœthe. Il vous eût raconté de point en point la chronique de tel roitelet breton antérieur à Grâlon et à Konan, et vous l’eussiez fort surpris en lui parlant de Napoléon. Lorsqu’il était forcé d’écrire a quelqu’un, c’était dans un style si plein d’archaïsme, avec un caractère si hors d’usage, qu’il était impossible d’en {{tiret|déchif|frer}} <references/>
Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/521
pierre en est mal scellée, et nulles sentinelles encore n’ont pu garder le mort qu’il renferme. Je trouvai le maréchal Canrobert à Suse. Peu d’instans après mon départ, le maréchal quittait Lyon, où je m’étais séparé de lui ; il traversait en quelques heures, avec des chevaux de poste, la route que je mettais trois jours à parcourir, et se rendait à Turin, où l’appelaient les plus urgentes nécessités. La loyauté de la France, qui avait attendu l’invasion du territoire piémontais pour faire avancer ses soldats, pouvait rendre critique notre situation et celle de nos alliés ; une généreuse et hardie résolution venait de prescrire le passage des frontières aux troupes placées le plus près des Alpes. On avait compté avec raison sur l’apparition de notre drapeau pour donner aux Italiens la résolution et la confiance que réclamait cette heure décisive ; mais il ne fallait point que ce drapeau subît un échec, et tandis que nos bataillons s’embarquaient pour Gênes et descendaient du sommet des Alpes, l’armée autrichienne tout entière avait franchi le Tessin, et par une marche rapide elle pouvait mettre Turin en danger. Commandant alors en chef les premières troupes qui pénétraient en Italie, le maréchal Canrobert s’était dirigé en toute hâte vers cette capitale menacée avec le général Niel et le général Frossard. Après une visite à la Dora-Baltea, qu’un moment il fut question de défendre, il avait décidé l’occupation de Casal et d’Alexandrie. J’ai moins que jamais la pensée d’écrire une œuvre stratégique, mais je ne saurais passer sous silence ce mouvement, qui étonna les Autrichiens et favorisa si puissamment la concentration de notre armée. Pour comprendre d’ailleurs même les plus infimes détails d’un tableau, il faut qu’on en connaisse les grandes lignes. Je trouvai donc le maréchal Canrobert à Suse, établi au palais épiscopal, qui était devenu notre quartier-général. La ville était encombrée de troupes se promenant sous une pluie torrentielle à travers des rues creusées par un large ruisseau, et où d’innombrables gouttières déversaient leurs eaux sur les passans avec un fracas de cascade. Je n’ai vu Suse que sous ce ciel inclément, à travers ce déluge ; quand elle me serait apparue à travers le plus gracieux sourire d’un ciel printanier, je ne sais s’il aurait pu m’en rester un bien net et bien vif souvenir. Nous étions livrés, en ces débuts d’une guerre soudaine, à cette maussade activité qui rappelle les insupportables vulgarités des voyages ; nous appartenions au chemin de fer : il fallait embarquer hâtivement les hommes, les chevaux, les munitions ; puis nous appartenions encore aux télégraphes électriques, dont les fils s’agitaient sans relâche. Cette double voie ouverte à l’inquiétude humaine, cette ligne de fer sur le sol, cette <references/>
La Boétie - Discours de la servitude volontaire.djvu/68
nous a donné à tous toute la terre pour demeure, nous a tous logés aucunement en même maison, nous a tous figurés à même patron, afin que chacun se put mirer et quasi reconnaître l’un dans l’autre ; si elle nous a donné à tous ce grand présent de la voix et de la parole pour nous accointer et fraterniser davantage, et faire, par la commune et mutuelle déclaration de nos pensées, une communion de nos volontés ; et si elle a tâché par tous moyens de serrer et étreindre si fort le nœud de notre alliance et société ; si elle a montré, en toutes choses, qu’elle ne voulait pas tant nous faire tous unis que tous uns, il ne faut pas faire doute que nous ne soyons naturellement libres, puisque nous sommes tous compagnons, et ne peut tomber en l’entendement de personne que nature ait mis aucun en servitude, nous ayant tous mis en compagnie. Mais, à la vérité, c’est bien pour néant de débattre si la liberté est naturelle, puisqu’on ne peut tenir aucun en servitude sans lui faire tort, et qu’il n’y a rien si contraire au monde à la nature, étant toute raisonnable, que l’injure. Reste donc la liberté être naturelle, et par même moyen, à mon avis, que nous ne sommes pas nés seulement en possession de notre franchise, mais aussi avec affectation de la défendre. Or, si d’aventure nous nous faisons quelque doute en cela, et sommes <references/>
Léon Palustre - L’Architecture de la Renaissance.djvu/173
{{nr||LIVRE II.|173}}nommé Martin, que des documents montrent successivement occupé à trancher les difficultés relatives à de grandes constructions (cathédrales de Sens, de Troyes et de Beauvais, pont Notre-Dame, à Paris), était un maître expérimenté dont les leçons ne laissèrent pas de lui profiter. En tout cas, il fut de bonne heure distingué[[Image:L’Architecture de la Renaissance - Fig. 40.PNG|thumb|center|<div style="text-align:center">Fig. 40. - Plan des Tuileries, suivant le projet de Philibert de l’Orme.</div>]] par François I{{er}}, qui d’abord lui confia une partie des agrandissements de Fontainebleau (cour du Cheval-Blanc), puis l’appela à bâtir ou à transformer les trois châteaux de la Muette, Challuau et Saint-Germain-en-Laye. L’ancien hôtel de ville de Paris, quoi qu’on en dise, lui devait également beaucoup plus qu’à Dominique de Cortone. Mais il ne faut pas le confondre avec un autre Pierre Chambiges, son fils ou son neveu sans doute, qui, en 1567, fut chargé d’élever la petite galerie du Louvre. D’après l’épitaphe que l’on voyait <references/>
Goncourt - Journal, t6, 1892.djvu/228
choses que je ne sens pas, quand ma cervelle crée et me donne la compagnie des êtres d’un livre. <br /><br /> Jeudi 20 juillet. — Un bibliophile demandait à Lortic : « Pourquoi les relieurs demeuraient dans des maisons si sales ? » Il lui répondit : « C’est que nous détruisons les maisons en pierre, et les propriétaires de ces maisons ne veulent plus de nous. Il n’y a que les maisons en bois qui résistent à nos presses, et c’est là seulement, où on nous trouve. » <br /><br /> — — — — Le duc de C... aurait vingt-cinq mannequins, modelés sur sa personne, pour que ses vêtements ne se déshabituent pas de ses formes, et ne contractent pas de mauvais plis. C’est lui, qui se fait habiller par deux valets de chambre, à l’un desquels, il dit : « Maintenant, mettez de l’or dans mon gilet. » <br /><br /> — — — — Une sœur qui a soigné une de mes parentes, lui avouait, qu’il n’y avait que la mort d’un enfant, qui la touchât, qui l’émût. <br /><br /> Mercredi 9 août. — Cette nuit, cauchemar des plus <references/>
Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/304
le projet quelques-unes des garanties qu’assure à la liberté la constitution prussienne. Que répondriez-vous à un invalide de Kœniggraetz qui vous demanderait pourquoi il s’est battu en Bohême, ce qu’ont produit ces champs de carnage où son sang a coulé ? Vous lui diriez : Hélas ! c’en est fait de l’unité allemande, elle se retrouvera dans l’occasion ; mais nous avons sauvé le droit de budget de la chambre des députés, le droit de remettre chaque année en question l’existence de l’armée prussienne. Un tel droit ne saurait se payer trop cher ; c’est pour le posséder à jamais que nous avons combattu et vaincu l’Autriche... Guerrier, que ce soit ta consolation ! Que ce soit la vôtre, veuves éplorées qui avez porté au tombeau des époux morts au champ d’honneur ! » Ce discours, qui ne manqua point son effet, nous rappelle que Frédéric le Grand, lui aussi, déclama une fois dans sa vie. Au commencement de la guerre de Silésie, Marie-Thérèse lui dépêcha le sieur Robinson, ministre d’Angleterre à Vienne, pour essayer de l’amener à un accommodement. La première condition était que ses troupes évacuassent la Silésie dans le plus bref délai. Frédéric raconte dans ses mémoires que ce ministre négociait avec l’emphase dont il aurait harangué dans la chambre basse, et que le roi, enclin à saisir les ridicules, prit le même ton et lui répondit : « Si j’étais capable d’une action si lâche, si infâme, je croirais voir sortir mes ancêtres de leurs tombeaux. Non, me diraient-ils, tu n’es plus notre sang !... » Robinson fut étourdi de ce discours, auquel il ne s’attendait point, et ne demanda pas son reste. Grand fut dans cette session l’embarras des nationaux-libéraux. Ils étaient à la fois très dolens et très heureux, et leurs ''deux âmes'' se disputaient entre elles. En leur qualité de nationaux, ils sentaient bien que la nouvelle confédération était une merveilleuse aubaine pour la grandeur de la Prusse ; en leur qualité de libéraux, ils ne pouvaient se dissimuler qu’on allait médiatiser et démanteler leur vieille constitution prussienne, qui, avec tous ses défauts, avait du bon<ref> Les nationaux-libéraux sont les uns plus nationaux, les autres plus libéraux Cela s’est vu dans les. discussions du premier ''Reichstag''. Parmi les chefs de ce parti qui sont le plus disposés à sacrifier au gouvernement les garanties constitutionnelles, à la seule condition qu’il travaille activement ''à faire l’Allemagne'', se trouvent quelques députés des provinces annexées, comme par exemple le Hanovrien M. de Bennigsen, politique de grand talent. Dans la séance du 14 décembre dernier de la chambre des députés, une scission momentanée s’est opérée dans le parti. Un de ses plus habiles orateurs, M. Lasker, a déclaré, à propos de la loi de consolidation présentée par le nouveau ministre des finances, que les libéraux ne pouvaient faire plus de concessions au gouvernement sans violer la charte, ce qui lui attira cette réponse de M. de Bennigsen : « s’il en est ainsi, vous qui parlez et cette chambre tout entière, vous avez péché cent fois contre la constitution) »</ref>. Nous ne saurions comparer la confusion de leurs pensées et de leurs sentimens qu’au deuil que mena Gargantua de sa femme Badebec, laquelle était morte en donnant le jour à Pantagruel. « Quand Pantagruel fut né, qui fut bien ébahi et perplexe ? Ce fut Gargantua son père, car, voyant d’un côté sa femme Badebec morte, <references/>
Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 56.djvu/847
sa majesté impériale, que ma nièce et moi nous étions sujets du roi très chrétien, et que nous n’avions rien à démêler avec le margrave de Brandebourg ; on nous répondit que le margrave avait plus de crédit dans Francfort que l’empereur. Nous fûmes douze jours prisonniers de guerre, et il nous fallut payer cent quarante écus par jour. Le marchand Schmid s’était emparé de tous mes effets, qui me furent rendus plus légers de moitié. On ne pouvait payer plus chèrement l’''œuvre de poëshie du roi de Prusse''. Je perdis environ la somme qu’il avait dépensée pour me faire venir chez lui et pour prendre de mes leçons. Partant, nous fûmes quittes. « Pour rendre l’aventure plus complète, un certain Van Duren, libraire à La Haye, fripon de profession et banqueroutier par habitude, était alors retiré à Francfort. C’était le même homme à qui j’avais fait présent, treize. ans auparavant, du manuscrit de l’''Anti-Machiavel'' de Frédéric. On retrouve ses amis dans l’occasion. Il prétendit que sa majesté lui redevait une vingtaine de ducats et que j’en étais responsable. Il compta l’intérêt et l’intérêt de l’intérêt. Le sieur Fichard, bourgmestre de Francfort, qui était même le bourgmestre régnant, comme cela se dit, trouva, en qualité de bourgmestre, le compte très juste, et en qualité de régnant il me fit débourser trente ducats, en prit vingt-six pour lui, et en donna quatre au fripon de libraire. « Toute cette affaire d’Ostrogoths et de Vandales étant finie,.j’embrassai mes hôtes et je les remerciai de leur douce réception. » La narration est charmante, très vive, très fine, très française, par la netteté du langage ; est-elle française aussi par la droiture et la sincérité ? n’y manque-t-il pas des choses essentielles ? C’est ce qu’il s’agit d’examiner à la lumière des documens nouveaux. Nos voisins les Allemands, libéraux ou démocrates, sont impitoyables aujourd’hui contre Voltaire ; ils veulent absolument en faire un fourbe, un ''élève des jésuites'', un esprit égoïste et sans flamme, tandis que Frédéric en face de lui exprimerait l’idéal de son temps. Singulier entêtement du patriotisme ! En répondant à Varnhagen d’Ense comme à M. Venedey, donnons-nous le mâle plaisir de l’impartialité, élevons-nous par la justice au-dessus des passions d’un autre âge. Je ne veux pas faire le philosophe de Sans-Souci meilleur qu’il n’était ; il faut reconnaître pourtant qu’à travers toutes les comédies de sa rupture avec Voltaire, il se conduisit royalement envers lui, puisqu’il eut confiance dans sa loyauté. Parmi les bagages du fugitif se pouvait un recueil de poésies de Frédéric, recueil secret, confidentiel, imprimé seulement pour quelques amis, car les principaux cabinets de l’Europe, surtout le gouvernement de Louis XV et de Mme de Pompadour, y étaient l’objet des plus injurieux sarcasmes. Frédéric, en se séparant de Voltaire, et bien qu’il ne comptât point sur son retour, ne lui avait pas redemandé ces dangereuses <references/>
Sue - Les Mystères du peuple, tome 9.djvu/127
romaine. En vain Jeanne s’écria : — Eh ! messires ! celui-là prie... qui combat pour le salut de la Gaule !... — les capitaines demeurèrent inébranlables dans leur foi orthodoxe à la pieuse observance du repos dominical. Jeanne se vit obligée, bien à regret, de remettre le combat au lundi ; mais, voulant tenter encore, grâce à ce retard, d’éviter l’effusion du sang, qu’elle abhorrait, elle pria Daulon, son écuyer, d’écrire sous sa dictée une nouvelle lettre de quelques lignes ; elle voulait l’adresser aux Anglais, la première leur ayant été envoyée de Blois par un héraut. La missive écrite et signée de son nom, Jeanne y apposa, en manière de contre-seing, ''sa croix en Dieu'' ; mit le parchemin dans sa pochette, et engagea les capitaines à l’accompagner sur le boulevard ou retranchement élevé vers le milieu de la Loire, en face de la grande bastille des Tournelles, occupée par les Anglais ; la guerrière voulait examiner de nouveau cette importante position, en prévision de l’assaut du lundi. Son désir fut obéi ; elle se rendit avec plusieurs chefs de guerre à la porte du châtelet de la rivière, au milieu d’un grand concours de peuple et de soldats des bandes mercenaires non moins enthousiastes que la veille, demandant à grands cris la bataille, certains, disaient-ils, de vaincre sous les ordres de la Pucelle. Gaucourt et les capitaines affirmèrent que l’attaque aurait lieu le lundi ; cette réponse apaisa les clameurs. Ils arrivèrent avec Jeanne au boulevard du pont, si voisin des Tournelles, que la voix des assiégés pouvait être entendue des assiégeants. Bon nombre de miliciens d’Orléans se trouvaient de garde sur la plate-forme crénelée de leur retranchement, garni de balistes, engins de guerre destinés à lancer des traits et de grosses pierres ; ces bonnes gens, transportés de joie de voir la Pucelle parmi eux, l’entourèrent, s’écriant avec une valeureuse impatience : « À quand l’assaut ? » Elle le promit pour le lendemain et ordonna de hisser un drapeau blanc, afin de proposer ainsi une trève d’une heure aux Anglais des Tournelles, à qui elle voulait, disait-elle, parler. Le pavillon de paix s’éleva dans les airs, les {{tiret|as|siégeants}} <references/>
Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/100
l’âme populaire a été presque complètement étouffé, dit-il, par un prodigieux développement d’aspirations ayant pour objet exclusif les choses de ce monde. » La psychologie, même la plus superficielle, nous apprend qu’un tel état de l’âme populaire doit être gros de conséquences périlleuses. Il y a dans l’homme un instinct indomptable qui le pousse à se former un idéal de parfaite justice et de complet bonheur. Au milieu des inquiétudes, des épreuves et des abaissemens de la vie journalière, c’est un besoin impérieux que de se représenter dans l’avenir un monde où l’équité, la dignité et le repos ne seront jamais troublés. Cette irrésistible puissance de l’élément mystique, qui ne disparaît jamais, détournée de la contemplation des choses d’une autre vie, se porte avec violence vers une société terrestre idéale. A défaut des images et des souvenirs religieux, les rêveries socialistes viennent hanter le cœur de nos populations ouvrières. « L’espérance de ''la terrestre rédemption'' morale, intellectuelle et physique du genre humain<ref> Corbon, ''le Secret du peuple de Paris'', p. 311.</ref>. » devient la croyance dominante, le refuge habituel où s’élance l’âme, froissée par les misères et les déceptions de la vie réelle. Dans les premiers temps du christianisme, un grand nombre d’esprits généreux attendaient dans un lointain avenir la formation d’une société plus parfaite où les principes de l’Évangile seraient appliqués selon la lettre et l’esprit. C’est ce que l’on appelait le ''millenium''. Cette molle idée du paradis sur terre revit aujourd’hui pour nos classes laborieuses ; mais le peuple ne peut concevoir un idéal social sans user de toutes ses forces pour l’atteindre et en faire une réalité. Les rêveries se changent bientôt en tentatives. — Quelles puissantes racines ces aspirations ont poussées dans les imaginations et dans les cœurs, bien des passages extraits de nos poètes nous le disent mieux que toutes les dissertations philosophiques. « O peuples des siècles futurs, s’écrie Alfred de Musset dans la ''Confession d’un enfant du siècle'', ô peuples des siècles futurs, lorsque, par une chaude journée d’été, vous serez courbés sur vos charrues dans les vertes campagnes de la patrie, lorsque, essuyant sur vos fronts tranquilles le saint baptême de la sueur, vous promènerez vos regards sur votre horizon immense, ''où il n’y aura pas un épi plus haut que l’autre dans la moisson humaine d’hommes libres'', quand vous remercierez Dieu d’être nés pour cette récolte, pensez à nous qui ne serons plus... » Il ne faudrait pas feuilleter longtemps les œuvres d’Henri Heine pour y découvrir nombre de passages empreints du même esprit et de la même inspiration. Ce caractère pour ainsi dire religieux des croyances socialistes se <references/>
Say - Chailley - Nouveau dictionnaire d’économie politique, tome 1.djvu/107
85 ASSOCIATION que aussi difficile d’obtenir pour cela du bles que leur gouvernement de prat crédit. L’association coopérative de produc- l’assistance, de donner l’enseignement.. que aussi difficile d’obtenir pour cela du crédit. L’association coopérative de production ou de crédit lui permettra d’y arriver, comme il pourra, avec l’association de consommation, vivre mieux et avec plus d’économie. Notre époque encore ne se distingue pas par l’industrie seulement elle a poussé loin, et c’est son honneur, l’étude des arts et des lettres. Mais les travaux faits dans le silence du cabinet, souvent ne reçoivent de relief et ne sont récompensés et par suite provoqués que par la publicité ou les encouragements que leur donnent les associations de savants et d’artistes. Souvent même ces associations produisent des travaux utiles au public et qui viennent de la collaboration de leurs membres, qui ainsi n’auraient pas été produits par ces membres s’ils étaient restés isolés. Mais l’un des grands bienfaits de l’association dans nos sociétés modernes c’est, en faisant produire à l’initiative privée tous ses effets, de permettre de diminuer les attributions du gouvernement. Cet envahissement du pouvoir public est le grand danger de notre époque. L’État moderne prétend tout faire en disant aux particuliers vous êtes trop faibles et trop peu consistants pour agir ; seul j’ai assez de force et de durée. Sans doute, des particuliers isolés seront très faibles, mais ils cesseront de l’être s’il leur est permis de s’unir ; sans doute, un particulier soumis à tous les accidents de notre vie mortelle ne peut faire que de courtes ou d’incertaines entreprises, mais une association dont les membres tout en se renouvelant restent animés du même esprit pour chercher un même but, cette association peut se permettre quelque durée et quelque consistance. Elle en aura souvent plus et elle aura une autre compétence que nos très instables gouvernements modernes. Que ceux-ci ne parlent plus de desseins suivis ni de valeur technique la tendance n’est-elle pas aujourd’hui de considérer les fonctions publiques comme destinées moins à servir la chose commune qu’à récompenser le parti qui tient le pouvoir ? Les gouvernements doivent donc se borner à ce qui fait leur raison d’être, c’està-dire à maintenir la sécurité au dehors et au dedans, ainsi qu’à assurer quelques services indispensables. Mais qu’ils s’abstiennent d’aller au delà. Pourquoi prétendraient-ils construire des chemins de fer, creuser des canaux ? Les particuliers le font aussi bien qu’eux et à moins de frais. Non sans doute des particuliers isolés, mais des citoyens auxquels on aura permis de s’associer. Ces mêmes particuliers ne sont-ils pas plus capa- bles que leur gouvernement de pratiquer l’assistance, de donner l’enseignement, d’assurer ce qui regarde leur culte ? Et que demandent-ils pour cela ? Seulement qu’on les laisse s’associer et agir sans y mettre obstacle. Ne voyons-nous pas même actuellement des associations privées suppléer à ce qui manque de connaissance ou de force à ces gouvernements si pleins de l’idée de leur puissance ? Que ferait l’administration de l’assistance publique si des associations charitables ne la soulageaient pas du plus grand nombre des pauvres qu’il y a en France ? L’administration sanitaire de la guerre suffiraitelle à sa tâche en cas de guerre et dans un pays quelconque, si des sociétés privées dites de la Croix rouge ne venaient ajouter leurs forces à la sienne ? Lorsqu’il faut représenter l’industrie française dans les expositions étrangères, ou même rendre la justice en matière commerciale, le gouvernement est heureux de s’adresser aux associations professionnelles organisées par les industriels en dehors de tout concours officiel. Les documents de législation étrangère que le ministère de la justice rassemble pour permettre aux Chambres législatives de se renseigner au sujet de la confection de leurs projets de loi, sont traduits et mis en ordre par les soins d’une association privée, la Société de législation comparée, dont le ministère a dû s’assurer le concours. Ceci n’est point particulier à notre pays. En Angleterre, en Allemagne, en Hollande, ce sont des sociétés privées qui ont fondé, par leurs forces propres, telle ou telle colonie, souvent importante et c’étaient ces mêmes associations qui nous avaient jadis donné, à nous Français, un empire colonial dont nous pouvions être fiers. A New-York, la Société fondée pour la protection de l’enfance se charge de rechercher les infractions aux lois protectrices de l’enfance et de les signaler à la justice. Voilà quelques marques de l’utilité des associations privées avouées par les pouvoirs publics, mais ces associations sont de différentes sortes et ont de multiples objets. 2. Diverses sortes d’association. I. Associations religieuses. On entend par là, non seulement les associations formées de personnes qui s’unissent pour mener une vie commune, c’est l’association la plus intime, mais aussi les sociétés érigées par les fidèles d’un même culte qui s’entendent pour construire des églises, les pourvoir et les soutenir. Ces sortes d’associations sont rares en France, mais fréquentes aux États- ASSOCIATION <references/>
Enquête sur l’évolution littéraire/Avant-propos
Jules Huret Enquête sur l’évolution littéraire Bibliothèque-Charpentier, 1891 (p. viii--). Les Psychologues ► Avant-propos bookEnquête sur l’évolution littéraireJules HuretBibliothèque-Charpentier1891ParisVAvant-proposHuret - Enquête sur l’évolution littéraire, 1891.djvuHuret - Enquête sur l’évolution littéraire, 1891.djvu/7viii-- Depuis que la presse, qui, déjà, parlait de tout le monde, s’est résignée à s’occuper aussi des faits et gestes des littérateurs, le public, friand de toutes les cuisines, s’est immiscé de lui-même dans les querelles intestines de l’art, s’en faisant le juge avec une autorité que lui donne l’habitude des ordinaires potins. Le succès, — sans précédents, pourquoi le taire ? — obtenu dans un journal quotidien de soixante-quatre interviews de nos écrivains autorisés ou non, fournit une preuve irréfutable de cette curiosité récente. Mais le public des journaux a la grande habitude de la hâte des informations du reportage et ne souffre pas outre mesure de leur insuffisance. C’est pourquoi je juge prudent, en offrant mon enquête à une catégorie de lecteurs plus rassise et exigeante, de leur expliquer les conditions imparfaites dans lesquelles j’ai dû la mener, et par là de lui ouvrir des vues sur les résultats qu’elle se proposait et qu’elle n’a pu qu’incomplètement atteindre. Si, au lieu d’informations recueillies au jour le jour, sous la pression et selon les hasards de l’actualité, j’avais voulu classer, en vue d’un livre de documentation rigoureuse, les forces littéraires de ce temps, j’aurais eu à choisir entre deux méthodes d’investigation : ou consulter les auteurs sans leur faire connaître l’opinion de leurs confrères, ou les consulter en communiquant à chacun les résultats d’ensemble. Nul doute que la partie esthétique n’eût gagné au premier procédé, et que nous n’eussions de la sorte obtenu une confession libre et spontanée des préférences artistiques de nos écrivains. Nul doute encore que le second procédé ne nous eût valu une combativité raisonnée, montré toutes les ressources de la dialectique critique à travers la généralisation de la bataille... Les exigences du journal m’ont forcé à adopter un système dont je ne peux me dissimuler l’insuffisance, et, à certains égards, la partialité. Il m’a fallu, tout d’abord, partir d’une actualité, de quelques-uns des faits littéraires dont le public lettré déjà s’occupait. Dans la circonstance, deux livres ont été la raison de mon Enquête, le Jardin de Bérénice, de M. Maurice Barrès, le Pèlerin passionné, de M. Jean Moréas, le premier complaisamment accueilli des Psychologues, l’autre réclamé, dans tous les sens du mot, par les Symbolistes-Décadents. Ces livres, on s’en souvient peut-être, furent l’occasion, le prétexte, si l’on veut, à la jeunesse littéraire, de se faire jour dans la vie aux dépens de ses maîtres et de ses aînés. De là, dans les premiers interviews, ce résultat : apologie des tentatives nouvelles, éreintement des œuvres consacrées ; — ce qui m’amenait à offrir aux écoles assaillies l’occasion de se défendre et d’injurier à leur tour. À vrai dire, l’actualité dont j’ai été l’honnête héraut pendant quatre mois, nous a déployé la bataille des Psychologues contre les Naturalistes, et des Symbolistes contre les Parnassiens. Si j’y ai ajouté l’opinion de certains esthètes et de quelques indépendants, ç’a été pour donner une indication des ressources, des richesses de notre littérature, mais une indication seulement. Il ne faut donc pas voir, dans l’Enquête que je soumets au public, une étude générale de notre littérature pendant une période caractérisée par des concomittances, des affinités intellectuelles et morales comme l’ont été le romantisme et le naturalisme, comme le seront peut-être le symbolisme et le psychologisme. Elle offre, plus simplement, sous l’inquiète lorgnette de l’actualité et dans le champ clos d’un journal, le spectacle, pour la première fois, Mesdames et Messieurs, d’artistes présentés en liberté et mal embou...lés, qu’on se le dise afin que n’en ignore la foule dont la férocité se complaît en toutes les arènes. Trouvera-t-on facile ma besogne de reporter-impressario ? J’assurerai qu’elle fut lassante, — au point que je n’ai pu suivre toutes les péripéties de la lutte. C’est qu’on ne se battait pas que dans l’arène, pour mon plaisir et le vôtre, on s’assommait jusque dans le torril, pour l’amour désintéressé des coups. C’est ainsi que M. Jean Moréas a, entre le commencement et la fin de mon Enquête, immolé ses maîtres et amis du symbolisme aux prémices de sa dernière-née, l’École Romane, tenue, m’assure-t-on, sur les fonts baptismaux d’un modeste concurrent du café Voltaire, l’église, jusqu’ici, de toutes les chapelles. Mais cette déception d’un reporter haletant en vain après l’actualité n’est pas la seule dont il me plaise de convenir. À franc parler, elle n’est que la plus extrême de la série, et les métaphores de plus haut ne sont que l’aveu indirect de la défaite subie par moi. De mon programme, en effet, c’est à peine si j’ai pu suivre, oh ! pas toujours ! l’ordre des interviews. Quel, mon étonnement, quand j’ai vu, au lieu de la lutte courtoise où je conviais les écoles, ces pugilats et ces estafilades d’assommeurs et de spadassins ! Car j’avais rêvé de causeries malicieuses dans le laisser-aller d’un fauteuil, au pis-aller de dissertations graves. Voici, d’ailleurs, les questions que je prétendais poser : si oratoires qu’on suppose les gestes, on verra qu’elles ne comportaient pas de tels coups de poing au bout. Je demandais aux Psychologues : — Quelle est la portée et l’avenir de la réaction présente contre le naturalisme ? N’y a-t-il pas correspondance entre vous et les symbolistes actuels, ceux-ci faisant suite aux Parnassiens, vous succédant aux naturalistes ? N’y a-t-il pas, d’ailleurs, une parenté entre les Parnassiens et les Naturalistes ? Des deux parts, l’impassibilité voulue de l’auteur, le pessimisme, la grande probité de style, le dédain de la thèse oratoire, les préoccupations plastiques et le souci des réalisations concrètes ? L’un devait me dire s’il croyait qu’une des manifestations du nouveau mouvement serait un renouvellement de la littérature dramatique, l’autre s’il y distinguait des tendances à l’expression de l’âme moderne et à sa moralisation, ou bien s’il n’y voyait que de simples didactismes de lettrés se désintéressant de la vie et n’ayant d’autre préoccupation que de réaliser la symbolisation de la beauté ? Aux Symbolistes-Décadents, je demandais : — La définition de leurs étiquettes, leur filiation, leurs rapports avec les Parnassiens, leur influence personnelle dans le mouvement, surtout la preuve de l’originalité de leurs tentatives et la justification de leurs procédés esthétiques ; si contrairement aux écoles parnassienne et réaliste, qui traduisaient la vie par des directes sensations imagées, ils voulaient s’en tenir à en interpréter, par des métaphores ésotériques, vulgo des symboles, les abstractions essentielles. Aux Parnassiens, je demandais s’il n’y avait pas identification entre eux et les naturalistes pour les raisons dites plus haut, et si la fin du naturalisme ne coïncidait pas fatalement avec l’épuisement du Parnasse. — Considérez-vous le symbolisme comme issu de vous ou comme une réaction contre vous ? — Et le procès des techniques nouvelles. Des Naturalistes, je voulais savoir : — S’ils acceptaient leur déchéance criée sur tous les toits par les arrivants du symbolisme, et les arrivés du psychologisme ; si la décrépitude de leurs doctrines coïncidait avec la lassitude des maîtres ; si MM. Huysmans et Maupassant ont réellement évolué ou seulement changé de sujets et d’étiquette ; si les jeunes d’avenir (j’entendais Octave Mirbeau, Rosny, Caraguel, Bonnetain, Abel Hermant, etc.), allaient accepter l’héritage avec ou sans bénéfice d’inventaire, si leur psychologie amplifierait les faits suggestifs à la Flaubert de l’analyse directe à la Benjamin Constant ; si leur style atténuerait le pittoresque du rythme et de la couleur au profil de l’entier développement des idées ; aux jeunes et aux aînés, leur opinion : sur le symbolisme et le psychologisme, sur la carrière du naturalisme au théâtre. Des Indépendants je voulais tirer le procès des Écoles en général, et des théories sur l’individualité ou l’éclectisme artistique. À tous, et particulièrement aux philosophes, j’aurais voulu demander s’ils croyaient que les tendances nouvelles l’emporteraient sur les anciennes, pour quelles raisons, par quels moyens ; si leurs manifestations esthétiques se liaient à des mouvements de l’ordre social, si elles s’inspiraient d’idées religieuses et philosophiques. On se rendra compte qu’il fut assez peu répondu à ces questions qui me semblaient intéressantes. En dirai-je la raison ? Tout d’abord, la plupart se révélèrent inaptes aux abstractions, aux développements ou même au simple langage des idées. Ensuite, les idées ne semblaient les préoccuper que secondairement ; ils n’en usaient que comme des armes de combat, des épées ou des cuirasses, mais d’un usage utile seulement pour parer leur gloriole et pourfendre les vanités rivales. Le romancier consacré ne voyait dans le naturalisme que l’étiquette sous laquelle s’était achalandé son talent, et le poète symboliste, dans le symbolisme, que la bannière où s’affichait son génie. Et, de la sorte, on a pu voir ménager les amis du camp adverse en même temps qu’égratigner ou mordre les camarades du même bord ; on se taisait sur l’un pour lui faire expier la dignité de sa vie ; on blaguait celui qui avait eu des succès d’estime, et on ne pardonnait pas à celui qui avait obtenu des succès d’argent ; on faisait valoir des inconnus dont on ne redoutait pas le talent, pour ennuyer ceux qui déjà connaissaient le succès ! De là ce résultat inattendu, mais dont je me félicite pour les lecteurs (car il faut bien me féliciter de quelque chose), que si mon enquête n’offre pas à l’histoire littéraire de théorisations suffisantes, elle révèle à l’histoire générale les passions foncières, les dessous d’esprit, les mœurs combatives d’un grand nombre d’artistes de ce temps. La besogne accomplie, de la sorte, malgré moi, si les esthéticiens la peuvent à bon droit dédaigner, sera, je n’en doute pas, précieuse aux psychologues autant qu’aux moralistes. Car il sera visible à tout esprit tant soit peu renseigné qu’il y a un écart sensible entre l’importance réelle de certains auteurs et celle qu’ils ont prise dans mon enquête, importance dont on pourra se rendre compte en additionnant les « mentions » notées à l’Index alphabétique de ce volume. Et c’est presque un hasard, par exemple, qu’il y ait concordance entre la valeur consacrée de M. Zola et celle qui lui est attribuée par cet Index. De même, la légitime autorité de MM. Edmond de Goncourt, Leconte de Lisle, Catulle Mendès, Anatole France, sans être aussi bien partagée, n’a pas été trop sacrifiée par les incidents de la polémique. Il n’en va pas de même, grâce aux raisons que j’ai indiquées plus haut, pour la plupart des autres interviewés. C’est ainsi : Que M. Mallarmé, dont la haute personnalité littéraire ne se révèle que les mardis soirs à quelques personnes choisies, a pourtant groupé plus de nominations que Victor Hugo, la plus populaire des gloires de la France moderne ; encore faudrait-il ajouter que, sur les quarante-trois citations du poète national, dix au moins lui viennent de M. Auguste Vacquerie, son exécuteur testamentaire ; Que M. Maurice Barrès occupe une place qui, si pareille enquête avait été faite il y a cinq ans, aurait certainement été celle de M. Pierre Loti, nommé tout juste trois fois ; Que M. Bernard Lazare, qui débute à peine dans les Entretiens littéraires (et très brillamment d’ailleurs), est nommé presque autant de fois que M. Jules Lemaître, dont la situation est si justement prépondérante ; Que M. Jules Laforgue, probablement parce qu’il est mort, a recueilli 18 mentions, tandis qu’Émile Hennequin, parce qu’il est mort aussi, n’en a recueilli que 3, alors qu’il y a deux ans à peine, il était unanimement reconnu le plus considérable des jeunes ; Que M. Henri Lavedan, avec son unique mention, n’a pas du tout bénéficié de sa situation dans la vie parisienne ; Que si M. Jean Moréas, avec ses 54 voix, dépasse ses maîtres Verlaine et Mallarmé, il paraît le devoir aux appréciations généreusement défavorables de ceux de ses camarades qui lui ont offert un banquet en février dernier ; Que M. Émile Michelet, qui a d’ailleurs été injustement négligé, a cependant une voix de plus que Jules Michelet qui n’en a qu’une ; Que M. Georges Ohnet, M. Sarcey, M. Sardou, et le général Boulanger, sont à peine nommés, de même que Tolstoï, Ibsen, Taine et Henri Becque ; Que M. Jules Case n’a pas gagné, une fois de plus, — ou du moins une seule voix, celle de l’amitié un peu répandue de M. Paul Margueritte, — à sa quasi-homonymie avec le regretté Robert Caze, sur laquelle M. Havard spécule depuis tant d’années ; Qu’Ernest Hello, qui fut oublié toute sa vie, le serait encore sans la voix de M. Huysmans ; Et que, d’une façon plus générale, furent très omis dans les considérations de mes 64 interlocuteurs, la plupart des grands noms de ce siècle : Chénier, Gœthe, Chateaubriand, Benjamin Constant, Shelley, Lamartine, de Vigny, Gérard de Nerval, Edgar Poë, Mérimée, Sainte-Beuve, Gautier, Musset, Banville, George Sand, Heine, Dostoiewsky, d’autres encore. Ces comparaisons prouvent que les indications de l’actualité n’ont qu’un rapport très lointain avec la gloire des gens, et même avec leur simple notoriété. Ce sont là tout bénéfice et toute joie du reporter, que ne lui envieront pas les historiens, d’avoir pu mettre en lumière, en même temps que des valeurs réelles, des vanités dont la postérité fera peut-être fi... Et tandis que je faisais ces comparaisons, auxquelles se complaisait sans doute mon infimité littéraire de reporter, d’autres rapprochements se sont présentés pour enfin m’éjouir d’une besogne qui ne fut pas toujours gaie, catégorisant mes interviewés, non d’après leurs intérêts et leurs doctrines, mais selon les attitudes d’esprit manifestées sous mes yeux. (Et ma prétention qu’ils le croient bien, ne va pas plus loin.) Me pardonnera-t-on de présenter en un tableau cette récréation anodine dont le lecteur pourra, pour s’amuser à son tour, vérifier la justesse. (Je supplie, encore une fois, mes soixante-quatre interlocuteurs ainsi classifiés, de ne considérer ce graphique de mes impressions que comme éminemment arbitraire et provisoire en ce qui les concerne chacun personnellement.) Pour finir, je m’expliquerai sur le reproche qu’on me fera d’accompagner de désinvolture l’adieu d’une besogne qui me fut profitable. Qu’on tienne compte qu’ainsi et avant tout, je ménage mon amour-propre, car je n’ignore ni l’ironie qui persifle le reporter à peine les talons tournés, ni le mépris dont accablent « ce petit reportaillon » les prétentions qu’il néglige d’interviewer. Et ne pourrais-je me couvrir d’excuses plus recommandables ? Peut-être mon irrespect dissimule-t-il mal les désillusions si souvent éprouvées au contact de personnalités dont je n’avais jusqu’alors pratiqué que l’esprit. Peut-être avais-je trop voulu croire jusqu’ici qu’à défaut des dons du génie, le moindre des écrivains possédait l’enthousiasme et l’amour désintéressé de l’art ? Ai-je besoin d’ajouter, puisqu’on en retrouvera le témoignage, que mon Enquête m’a laissé aussi des impressions de sympathie et d’admiration d’autant plus vives qu’elles ont été plus rares. Si les déprimantes constatations l’emportent, c’est, hélas ! que le métier littéraire n’échappe pas à la loi féroce de la concurrence vitale, et que là, comme en toute carrière, les intérêts matériels priment et tyrannisent les appétences spirituelles. Force m’était donc de noter, sous les apparences hautaines d’une lutte pour l’art, les âpres et douloureuses et basses nécessités de la lutte pour la vie. JULES HURET. Août 1891. L’Écho de Paris du 3 mars au 5 juillet 1891.
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{{tiret2|sou|pir}} de soulagement. Près de lui, un paysan, tout aussi fatigué, s’arrêta aussi. À la seconde reprise, tout alla de même ; Tite avançait d’un pas après chaque fauchée. Levine, qui marchait derrière, ne voulait pas se laisser dépasser, mais, au moment où l’effort devenait si grand qu’il se croyait à bout de forces, Tite s’arrêtait et se mettait à aiguiser. Le plus pénible était fait. Lorsque le travail recommença, Levine n’eut d’autre pensée, d’autre désir, que d’arriver aussi vite et aussi bien que les autres. Il n’entendait que le bruit des faux derrière lui, ne voyait que la taille droite de Tite marchant devant, et le demi-cercle décrit par la faux sur l’herbe qu’elle abaissait lentement, en tranchant les petites têtes des fleurs. Tout à coup il sentit une agréable sensation de fraîcheur sur les épaules : il regarda le ciel pendant que Tite affilait sa faux, et vit un gros nuage noir ; il s’aperçut qu’il pleuvait. Quelques-uns des paysans avaient été mettre leurs vêtements, les autres faisaient comme Levine et recevaient avec plaisir la pluie sur leur dos. L’ouvrage avançait ; Levine avait absolument perdu la notion du temps et de l’heure. Son travail à ce moment lui sembla plein de douceur ; c’était un état d’inconscience, où, libre et dégagé, il oubliait complètement ce qu’il faisait, bien que son ouvrage valut en cet instant celui de Tite. Cependant Tite s’était approché du vieux, et il examina le soleil avec lui. « De quoi parlent-ils ? <references/>
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d’intérêts et agirait ainsi avec peu de discernement ; plus tard, au milieu de tant d’autres affaires, il oublia celle-là. La fertilisation du gouvernement de Zaraï allait son train pendant ce temps comme par le passé, c’est-à-dire par la simple force d’inertie ; beaucoup de personnes continuaient à en vivre, entre autres une famille fort honorable dont chaque fille jouait d’un instrument à cordes (Alexis Alexandrovitch avait servi de ''père assis''<ref>Celui qui remplace le père dans la cérémonie du mariage russe.</ref> à l’une d’elles). Les ennemis du ministère s’emparèrent de cette affaire, et la lui reprochèrent avec d’autant moins de justice qu’il s’en trouvait de semblables dans tous les ministères, que personne ne songeait à soulever. Puisqu’on lui avait jeté le gant, il l’avait hardiment relevé en exigeant la nomination d’une commission extraordinaire pour examiner et contrôler les travaux de fertilisation du gouvernement de Zaraï ; et, sans merci pour ces messieurs, il réclama en outre une commission extraordinaire pour étudier la question de la situation faite aux populations étrangères. Cette dernière question, également soulevée au comité du 2 juin, avait énergiquement été appuyée par Alexis Alexandrovitch, comme ne souffrant aucun délai, à cause de la situation déplorable faite à cette partie de la population. Les discussions les plus vives entre ministères s’ensuivirent. Le ministère hostile à Alexis Alexandrovitch prouva que la position des étrangers était florissante, qu’y toucher <references/>
La Guerre du feu/III/11
J.-H. Rosny aîné La Guerre du feu Plon, 1920 (p. 197-204). ◄ Aghoo-le-Velu Dans la nuit des âges bookLa Guerre du feuJ.-H. Rosny aînéPlon1920ParisVDans la nuit des âgesRosny - La Guerre du feu.djvuRosny - La Guerre du feu.djvu/10197-204 Chaque jour, au déclin, les Oulhamr attendaient avec angoisse le départ du soleil. Quand les étoiles seules demeuraient au firmament ou que la lune s’ensevelissait dans les nuages, ils se sentaient étrangement débiles et misérables. Tassés dans l’ombre d’une caverne ou sous le surplomb d’un roc, devant le froid et les ténèbres, ils songeaient au Feu qui les nourrissait de sa chaleur et chassait les bêtes redoutables. Les veilleurs ne cessaient de tenir leurs armes prêtes ; l’attention et la crainte harassaient leurs têtes et leurs membres : ils savaient qu’ils pouvaient être saisis à l’improviste, avant d’avoir frappé. L’ours avait dévoré un guerrier et deux femmes ; les loups et les léopards s’étaient enfuis avec des enfants ; beaucoup d’hommes portaient les cicatrices de combats nocturnes. L’hiver venait. Le vent du nord lançait ses sagaies ; sous les ciels purs, le gel mordait avec des dents aiguës. Et une nuit, Faouhm, le chef, dans une lutte contre le lion, perdit l’usage du bras droit. Ainsi, il devint trop faible pour imposer son commandement : le désordre grandit dans la horde. Hoûm ne voulut plus obéir. Moûh prétendit être le premier parmi les Oulhamr. Tous deux eurent des partisans, tandis qu’un petit nombre restait fidèle à Faouhm. Pourtant, il n’y eut pas de lutte armée. Car tous étaient las : le vieux Goûn les entretenait de leur faiblesse et du péril qu’il y avait à s’entre-tuer. Ils le comprenaient : à l’heure des ténèbres, ils regrettaient amèrement les guerriers disparus. Après tant de lunes, ils désespéraient de revoir Naoh, Gaw et Nam ou les fils de l’Aurochs. Plusieurs fois, on délégua des éclaireurs : ils revinrent sans avoir découvert aucune piste. Alors, la méfiance appesantit les têtes : les six guerriers étaient tombés sous la griffe des fauves, sous les haches des hommes ou avaient péri par la faim. Les Oulhamr ne reverraient pas vivre le Feu secourable ! Malgré des souffrances plus vives que celles des mâles, les femmes seules gardaient une obscure confiance. La résistance patiente, qui sauve les races, subsistait en elles. Gammla était parmi les plus énergiques. Ni le froid ni la famine n’avaient entamé sa jeunesse. L’hiver accroissait sa chevelure ; elle roulait autour des épaules comme la crinière des lions. La nièce de Faouhm avait un sens profond des végétaux. Sur la prairie ou dans la brousse, sous la futaie ou parmi les roseaux, elle savait discerner la racine, le fruit, le champignon mangeables. Sans elle, le grand Faouhm aurait péri pendant la semaine où sa blessure le tint couché au fond d’une caverne, épuisé par la perte du sang. Le Feu ne lui semblait pas aussi indispensable qu’aux autres. Elle le désirait pourtant avec passion et, au début des nuits, elle se demandait si c’était Aghoo ou Naoh qui le rapporterait. Elle était prête à se soumettre, le respect du plus fort étant dans les profondeurs de sa chair ; elle ne concevait même pas qu’elle pût refuser d’être la femme du vainqueur, mais elle savait qu’avec Aghoo la vie serait plus dure. Or un soir approcha qui s’annonçait redoutable. Le vent avait chassé les nuages. Il passait sur les herbes flétries et sur les arbres noirs, avec un long hurlement. Un soleil rouge, aussi large que la colline dressée au couchant, éclairait encore le site. Et, dans le crépuscule qui allait se perdre au fond des temps innombrables, la Horde s’assemblait avec un grand frisson. Elle était faible, elle était morne. Quand reviendraient les jours où la flamme grondait en mangeant les bûches ! Alors une odeur de chair rôtie montait dans le crépuscule, une joie chaude entrait dans les torses, les loups rôdaient lamentables, l’ours, le lion et le léopard s’éloignaient de cette vie étincelante. Le soleil sombra ; sur l’occident nu, la lumière mourut sans éclat. Et les bêtes qui vivent de l’ombre commençaient à rôder sur la terre. Le vieux Goûn, dont la misère avait accru l’âge de plusieurs années, poussa un gémissement sinistre : — Goûn a vu ses fils, et les fils de ses fils. Jamais le Feu n’avait été absent parmi les Oulhamr. Voilà qu’il n’y a plus de Feu... et Goûn mourra sans l’avoir revu. Le creux du roc où s’abritait la tribu était presque une caverne. Par un temps doux, c’eût été un bon abri ; mais la bise flagellait les poitrines. Goûn dit encore : — Les loups et les chiens deviendront chaque soir plus hardis. Il montrait les silhouettes furtives qui se multipliaient avec la chute des ténèbres. Les hurlements se faisaient plus longs et plus menaçants ; la nuit versait continuellement ses bêtes faméliques. Seules les dernières lueurs crépusculaires les tenaient encore éloignées. Les veilleurs, inquiets, marchaient dans l’air dur, sous les étoiles froides... Brusquement, l’un d’eux s’arrêta et tendit la tête. Deux autres l’imitèrent. Puis le premier déclara : — Il y a des hommes dans la plaine ! Un tremblement passa sur la horde. Il y en avait chez qui dominait la crainte ; l’espérance enflait la poitrine des autres. Faouhm, se souvenant qu’il était encore chef, se leva de la fissure où il reposait. — Que tous les guerriers apprêtent leurs armes ! commanda-t-il. Dans cette heure équivoque, les Oulhamr obéirent en silence. Le chef ajouta : — Que Hoûm prenne trois jeunes hommes et qu’il aille épier ceux qui viennent. Hoûm hésita, mécontent de recevoir les ordres d’un homme qui avait perdu la force de son bras. Mais le vieux Goûn intervint : — Hoûm a les yeux du léopard, l’oreille du loup et le flair du chien. Il saura si ceux qui approchent sont des ennemis ou des Oulhamr. Alors, Hoûm et trois jeunes hommes se mirent en route. À mesure qu’ils avançaient, les fauves s’assemblèrent sur leurs traces. Ils devinrent invisibles. Longtemps la horde attendit, misérable. Enfin, une longue clameur fendit les ténèbres. Faouhm, bondissant sur la plaine, clama : — Ceux qui viennent sont des Oulhamr ! Une émotion terrible perça les cœurs, les petits enfants même se levaient ; Goûn parla sa pensée et celle des autres : — Est-ce Aghoo et ses frères... ou Naoh, Nam et Gaw ? De nouveaux cris roulèrent sous les étoiles. — C’est le fils du Léopard ! murmura Faouhm, avec une joie sourde. Car il redoutait la férocité d’Aghoo. Mais la plupart ne songeaient qu’au Feu. Si Naoh le ramenait, ils étaient prêts à se courber devant lui ; s’il ne le ramenait pas, la haine et le mépris s’élèveraient contre sa faiblesse. Cependant, une troupe de loups se rabattait vers la horde. Le crépuscule était mort. La dernière traînée écarlate venait de s’éteindre, les étoiles étincelaient dans un firmament de glace : ah ! voir croître la chaude bête rouge, la sentir palpiter sur les poitrines et les membres ! Enfin, Naoh fut en vue. Il arrivait tout noir sur la plaine grise et Faouhm hurlait : — Le Feu !... Naoh apporte le Feu ! Ce fut un vaste saisissement. Plusieurs s’arrêtèrent, comme frappés d’un coup de hache. D’autres bondirent avec un rauquement frénétique — et le Feu était là. Le Fils du Léopard le tendait dans sa cage de pierre. C’était une petite lueur rouge, une vie humble et qu’un enfant aurait écrasée d’un coup de silex. Mais tous savaient la force immense qui allait jaillir de cette faiblesse. Haletants, muets, avec la peur de le voir s’évanouir, ils emplissaient leurs prunelles de son image... Puis ce fut une rumeur si haute que les loups et les chiens s’épouvantèrent. Toute la horde se pressait autour de Naoh, avec des gestes d’humilité, d’adoration et de joie convulsive. — Ne tuez pas le Feu ! cria le vieux Goûn, lorsque la clameur s’apaisa. Tous s’écartèrent. Naoh, Faouhm, Gammla, Nam, Gaw, le vieux Goûn formèrent un noyau dans la foule et marchèrent vers le rocher. La horde accumulait les herbes sèches, les rameaux, les branches. Quand le bûcher fut prêt, le fils du Léopard en approcha la lueur frêle. Elle s’empara d’abord de quelques brindilles ; avec un sifflement, elle se mit à mordre aux rameaux, puis, grondante, elle commença de dévorer les branches, tandis que, au bord des ténèbres refoulées, les loups et les chiens reculaient, saisis d’une crainte mystérieuse. Alors Naoh, parlant au grand Faouhm, demanda : — Le fils du Léopard n’a-t-il pas rempli sa promesse ? Et le chef des Oulhamr remplira-t-il la sienne ? Il désignait Gammla debout dans la clarté écarlate. Elle secoua sa grande chevelure. Palpitante d’orgueil, elle n’avait plus de crainte. Elle était dans cette admiration dont toute la horde enveloppait Naoh. — Gammla sera ta femme comme il a été promis, répondit presque humblement Faouhm. — Et Naoh commandera la horde ! déclara hardiment le vieux Goûn. Il disait ainsi, non pour mépriser le grand Faouhm, mais pour détruire des rivalités qu’il jugeait dangereuses. Dans ce moment où le Feu venait de renaître, personne n’oserait le contredire. Une approbation exaltée fit houler les mains et les visages. Mais Naoh ne voyait que Gammla : la grande chevelure, la vie des yeux frais parlaient le langage de la race ; une indulgence profonde s’élevait dans son cœur pour l’homme qui allait la lui remettre. Pourtant, il comprenait qu’un chef au bras débile ne pouvait commander seul aux Oulhamr. Et il s’écria : — Naoh et Faouhm dirigeront la horde ! Dans leur surprise, tous se turent, tandis que, pour la première fois, Faouhm au cœur féroce se sentait envahir d’une confuse tendresse pour un homme non issu de ses sœurs. Cependant, le vieux Goûn, de beaucoup le plus curieux des Oulhamr, souhaitait connaître les aventures des trois guerriers. Elles tressaillaient dans le cerveau de Naoh, aussi neuves que s’il les avait vécues la veille. En ce temps, les mots étaient rares, leurs liens faibles, leur force d’évocation courte, brusque et intense. Le grand Nomade parla de l’ours gris, du lion géant et de la tigresse, des Dévoreurs d’Hommes, des Mammouths, des Nains Rouges, des Hommes-sans-Épaules, des Hommes-au-Poil-Bleu et de l’ours des cavernes. Pourtant, il omit, par défiance et par ruse, de dévoiler le secret des pierres à feu, que lui avaient enseigné les Wah. Le rugissement des flammes approuvait le récit ; Nam et Gaw, par des gestes rudes, soulignaient chaque épisode. Comme c’était le discours du vainqueur, il pénétrait au plus profond, il faisait haleter les poitrines. Et Goûn clama : — Il n’y a pas eu de guerrier comparable à Naoh parmi nos pères... et il n’y en aura point parmi nos enfants, ni les enfants de nos enfants ! Enfin, Naoh prononça le nom d’Aghoo ; les torses frissonnèrent comme des arbres dans la tempête. Car tous craignaient le fils de l’Aurochs. — Quand le fils du Léopard a-t-il revu Aghoo ? interrompit Faouhm avec un regard de méfiance vers les ténèbres. — Une nuit et une nuit se sont passées, répondit le guerrier. Les fils de l’Aurochs ont traversé la rivière. Ils ont paru devant le roc où se tenaient Naoh, Nam et Gaw... Naoh les a combattus ! Alors, ce fut un silence où s’éteignaient même les souffles. On n’entendait que le Feu, la bise et le cri lointain d’un fauve. — Et Naoh les a terrassés ! déclara orgueilleusement le nomade. Les hommes et les femmes s’entre-regardèrent. L’enthousiasme et le doute se heurtaient au fond des cœurs. Moûh exprima l’obscur sentiment des êtres en demandant : — Naoh les a-t-il tués tous les trois ? Le fils du Léopard ne répondit point. Il plongea la main dans un repli de la fourrure d’ours qui l’enveloppait et il jeta sur le sol trois mains sanglantes. — Voici les mains d’Aghoo et de ses frères ! Goûn, Moûh et Faouhm les examinèrent. Elles ne pouvaient être méconnues. Énormes et trapues, les doigts couverts d’un poil de fauve, elles évoquaient invinciblement les structures formidables des Velus. Tous se souvenaient d’avoir tremblé devant elles. La rivalité s’éteignit au cœur des forts ; les faibles confondirent leur vie avec celle de Naoh ; les femmes sentirent la durée de la race. Et Goûn-aux-os-secs proclama : — Les Oulhamr ne craindront plus d’ennemis ! Faouhm, saisissant Gammla par la chevelure, la prosterna brutalement devant le vainqueur. Et il dit : — Voilà. Elle sera ta femme... Ma protection n’est plus sur elle. Elle se courbera devant son maître ; elle ira chercher la proie que tu auras abattue et la portera sur son épaule. Si elle est désobéissante, tu pourras la mettre à mort. Naoh, ayant abaissé sa main sur Gammla, la releva sans rudesse, et les temps sans nombre s’étendaient devant eux. FIN
Arago - Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences - Astronomie populaire, tome 1.djvu
|Type=book |Titre=[[Astronomie populaire (Arago)]] |Sous_titre= |Volume=Tome 1 |Traducteur= |Illustrateur= |Editeur=GIDE et J. BAUDRY |School= |Lieu=Paris |Annee=1854 |Publication= |Bibliotheque={{Google|NBkPAAAAQAAJ}} |Clef=Oeuvres completes de François Arago, secretaire perpetuel de l’academie des sciences - Astronomie populaire, tome 1 |BNF_ARK= |Source=djvu |Image=7 |Avancement=T 1=covd 2to4=- 5=gard 6=avi 7=titre 8=- 9=1 9to20=roman 21=1 285to286=- 287=ht264 288=- 289=265 345=- 346=ht320 347=- 348=ht321 349to350=- 351=321 367to368=- 369=ht336 370to371=- 372=ht337 373to374=- 375=337 377=- 378=ht338 379to380=- 381=339 555=- 556=ht512a 557=ht512b 558to559=- 560=ht512c 561=ht512d 562=- 563=513 595to604=tdm 605to609=tdf 610=exl 611to613=- 614=covf /> |Sommaire={{Page:Arago - Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences - Astronomie populaire, tome 1.djvu/595}} {{Page:Arago - Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences - Astronomie populaire, tome 1.djvu/596}} {{Page:Arago - Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences - Astronomie populaire, tome 1.djvu/597}} {{Page:Arago - Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences - Astronomie populaire, tome 1.djvu/598}} {{Page:Arago - Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences - Astronomie populaire, tome 1.djvu/599}} {{Page:Arago - Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences - Astronomie populaire, tome 1.djvu/600}} {{Page:Arago - Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences - Astronomie populaire, tome 1.djvu/601}} {{Page:Arago - Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences - Astronomie populaire, tome 1.djvu/602}} {{Page:Arago - Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences - Astronomie populaire, tome 1.djvu/603}} {{Page:Arago - Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences - Astronomie populaire, tome 1.djvu/604}} |Epigraphe= |Width= |Css= }}
Bourget - La Terre promise, Lemerre.djvu/29
profondes, erraient sur ces beaux arbres, pins d’Italie ou cèdres gigantesques, autour desquels un fouillis de végétation tropicale révélait l’approche de l’Afrique. Dans les massifs, des aloès pâlissants tordaient leurs poignards barbelés. Des dattiers remuaient lentement leurs palmes d’un vert sombre. Des cactus tendaient leurs raquettes épineuses où pointaient des fruits violets. De blanches statues brillaient dans l’interstice des verdures, et la villa elle-même, toutes fenêtres closes, semblait, parmi cette paix et cette clarté de la matinée, retenir, derrière sa façade peinte de couleurs tendres, un rêve de félicité. Dans ce décor de solitude, animé uniquement par le frisson des feuillages ou par le vol d’un cygne dont les ailes mutilées rasaient l’eau dormante d’un invisible étang, les yeux de la mère revenaient sans cesse vers la portion du vaste et lumineux jardin où se promenaient les deux fiancés. Leur pas lent, incertain, distrait, — ce pas d’un couple heureux et dont les moindres mouvements s’harmonisent, s’épousent pour ainsi dire d’un inconscient accord, — les éloignait tour à tour et les rapprochait. Ils disparaissaient, puis reparaissaient au tournant des allées. Ils marchaient, s’arrêtaient, marchaient de nouveau. Ils se regardaient, parlaient, se taisaient, si délicieusement exaltés et ravis par ce ciel bleu, cette <references/>
Tolstoï - Le Faux Coupon et autres contes.djvu/28
fronça les sourcils et ses mains en mitaines tremblèrent de colère contre lui. — Ah ! Quand on parle du loup... dit le maître de la maison, à Eugène Mikhaïlovitch qui rentrait. – Pourquoi êtes-vous en retard ? — Différentes affaires... – répondit Eugène Mikhaïlovitch d’une voix joyeuse en se frottant les mains. Et, à l’étonnement de sa femme, il s’approcha d’elle et lui dit : – Tu sais... le coupon... je l’ai passé... — Oui. Au paysan... pour le bois... Et Eugène Mikhaïlovitch raconta à tous, avec une grande indignation – sa femme complétait son récit par les détails – comment deux lycéens avaient volé honteusement sa femme. — Eh bien, maintenant, à l’ouvrage ! dit-il en prenant place à la table, son tour venu, et battant les cartes. {{t4|VI}} {{interligne}} En effet, Eugène Mikhaïlovitch avait passé le coupon en paiement du bois au paysan Ivan Mironoff. Ivan Mironoff gagnait sa vie en revendant du bois qu’il achetait dans un dépôt, par sagènes. D’une sagène il faisait cinq parts qu’il s’arrangeait pour revendre en ville, comme cinq quarts, au prix que coûtait le quart au dépôt. Dans ce jour, malheureux pour Ivan Mironoff, le matin, de bonne heure, il avait transporté en ville un demi-quart, qu’il avait vendu très vite ; puis il avait rechargé un autre demi-quart, espérant <references/>
Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t3.djvu/403
<poem> Hors le froissement de la nuit Par l’ouragan qui court l’espace. Alors, hagards, tendant le cou, Pris d’un vertige d’épouvante, Ils plongent dans un élan fou Aux profondeurs du ciel qui vente. Et par les airs une clameur De désespoir et d’agonie, Rauque, s’échappe, vibre et meurt, Déchirante en l’ombre infinie... (Les Voix de la Terre et du Temps.) CHEZ NOUS Septembre. La journée est transparente et pure. L’automne semble un beau souvenir de l’été, Et ne menace pas encor les feuilles mûres. Le ciel est une coupe immense de clarté. Le visage sacré de la terre respire La paix, la plénitude et la fécondité. Les vignobles heureux dans le fleuve se mirent. Sous l’eau calme, chargés du don des pampres lourds, Les coteaux inclinés se regardent sourire. Autour de son clocher lù-haat sommeille un bourg ; La chaleur sur les toits vibre et se réverbère, Et l’on entend chanter les poules dans les cours. Pas une âme dehors. C’est la saison prospère Où, sans qu’il soit aidé par le travail humain, Seul dans les champs déserts, le grand soleil opère Le miracle éternel qui nous donne le vin. </poem> (Les Voix de la Terre et du Temps.) <references/>
La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/206
sans faste, sans affectation ; il n’use point de réponses graves et sentencieuses, encore moins de traits piquants et satiriques : ce n’est jamais une scène qu’il joue pour le public, c’est un bon exemple qu’il donne, et un devoir dont il s’acquitte ; il ne fournit rien aux visites des femmes, ni au cabinet, ni aux nouvellistes ; il ne donne point à un homme agréable la matière d’un joli conte. Le bien qu’il vient de faire est un peu moins su, à la vérité ; mais il a fait ce bien : que voudrait-il davantage ? 47 (I) Les grands ne doivent point aimer les premiers temps : ils ne leur sont point favorables ; il est triste pour eux d’y voir que nous sortions tous du frère et de la sœur. Les hommes composent ensemble une même famille : il n’y a que le plus ou le moins dans le degré de parenté. 48 (VI) Théognis est recherché dans son ajustement, et il sort paré comme une femme ; il n’est pas hors de sa maison, qu’il a déjà ajusté ses yeux et son visage afin que ce soit une chose faite quand il sera dans le public, qu’il y paraisse tout concerté, que ceux qui passent le trouvent déjà gracieux et leur souriant, et que nul ne lui échappe. Marche-t-il dans les salles, il se tourne à droit, où il y a un grand monde, et à gauche, où il n’y a personne ; il salue ceux qui y sont et ceux qui n’y sont pas. Il embrasse un homme qu’il trouve sous sa main, il lui presse la tête contre sa poitrine ; il demande ensuite qui est celui qu’il a embrassé. Quelqu’un a besoin de lui dans une affaire qui est facile ; il va le trouver, lui fait sa prière : Théognis l’écoute favorablement, il est ravi de lui être bon à quelque chose, il le conjure de faire naître des occasions de lui rendre service ; et comme celui-ci insiste sur son affaire, il lui dit qu’il ne la fera point ; il le prie de se mettre en sa place, il l’en fait juge. Le client sort, reconduit, caressé, confus, presque content d’être refusé. 49 (I) C’est avoir une très mauvaise opinion des hommes, et néanmoins les bien connaître, que de croire dans un grand poste leur imposer par des caresses étudiées, par de longs et stériles embrassements. 50 (IV) <references/>
Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 107.djvu/528
réservé aux princesses : on la confiait soit à la mère et aux sœurs du tsar, soit à ses propres parentes qui avaient dû l’accompagner, soit enfin à des femmes nobles et à des boïarines craignant Dieu. On plaçait sur sa chevelure de jeune fille une couronne comme en portaient les sœurs mêmes du prince. On lui donnait le titre de tsarévna. Les nobles et les serviteurs du palais venaient ''lui embrasser la croix'', c’est-à-dire lui prêter serment. Elle était nommée dans les prières publiques parmi les membres de la famille impériale, mais sous un nom nouveau. Ici encore nous devons reconnaître une coutume byzantine : c’est ainsi que Lupicia, femme de Justin Ier, avait adopté le vocable moins malsonnant d’''Euphémie'', qu’Anastasie, mariée à Romain II, avait reçu du Porphyrogénète le nom flatteur de ''Théophano''. Dans la Russie contemporaine, le changement de nom est d’ailleurs justifié le plus souvent par la nécessité de rebaptiser les princesses protestantes qui montent sur le trône orthodoxe. Au XVIe et au XVIIe siècle, il n’y avait pas lieu de renouveler le baptême des fiancées impériales : toutes étaient Russes et orthodoxes ; cependant, par le choix du prince, elles devenaient en quelque sorte d’autres personnes ; pour une existence nouvelle, il leur fallait un nouveau nom. Parfois même le père de la fiancée subissait le même changement : ainsi Harion Lapoukhine, père de la première épouse de Pierre le Grand, adopta le nom de Fédor. Dans la monarchie absolue de Byzance, le mariage du maître amenait parfois des hôtes bien étranges dans le palais sacro-saint des empereurs. A Moscou également, c’était souvent de la plus humble situation qu’une belle fiancée s’élevait au rang des majestés. « Nous n’avons pas une souveraine bien chère, disaient de la femme de Michel Romanof ses chambellans : elle portait autrefois des bottes jaunes comme les paysannes ; maintenant Dieu l’a élevée ! .. » Maria Miloslavski, première épouse d’Alexis, était fille d’un homme en service chez un simple secrétaire d’ambassade et allait chercher des champignons dans le bois pour les vendre au marché. Sa seconde femme avait été reçue presque par charité chez le boïar Matvéef ; à Smolensk, on l’avait vue marcher en ''laptis'', c’est-à-dire en grossières sandales d’écorces tressées. Ces impératrices, sorties parfois d’une pauvre chaumière, n’en faisaient pas moins bonne figure au palais du Kremlin. À cette époque, il n’y avait réellement que peu de différence entre le pauvre et le riche, entre fille noble et non noble. C’est le développement du luxe, l’éducation, l’instruction, le souci de la propreté, qui créent des différences entre les classes ; tout cela n’existait guère à cette époque. Le paysan libre ou le petit gentilhomme campagnard étaient à peine plus illettrés ou plus malpropres que le courtisan. <references/>
Proudhon - Idée générale de la Révolution au dix-neuvième siècle.djvu/116
il place l’Égalité à gauche, la Liberté à droite, la Fraternité entre deux, comme le Christ entre le bon et le mauvais larron. Nous cessons d’être libres, tels que nous fait la nature, pour devenir préalablement, par un coup d’État, ce que le travail seul peut nous faire, égaux ; après quoi nous redeviendrons plus ou moins libres, dans la mesure des convenances du Gouvernement. ''De chacun, suivant sa capacité ;'' ''À chacun, suivant ses besoins :'' Ainsi le veut l’égalité, suivant Louis Blanc. Plaignons les gens dont la capacité révolutionnaire se réduit, je demande grâce pour le calembour, à cette ''casuistique !'' Mais que cela ne nous retienne pas de les réfuter, parce que le royaume des innocents est à eux. Rappelons encore une fois le principe. L’association est bien telle que la définit Louis Blanc, un contrat qui, en tout ou en partie (''Sociétés universelles et sociétés particulières,'' Code civil, art.&nbsp;1835), met de niveau les contractants, subordonne leur liberté au devoir social, les dépersonnalise, les traite à peu près comme M.&nbsp;Humann traitait les contribuables, quand il posait cet axiome : ''Faire rendre à l’impôt tout ce qu’il peut rendre !''... Combien peut produire l’homme ? combien coûte-t-il à nourrir ? Telle est la question suprême qui résulte de la formule, comment dirai-je ? déclinatoire, — ''De chacun...,'' — ''À chacun...'' — par laquelle Louis Blanc résume les droits et les devoirs de l’associé. Donc, qui fera l’évaluation de la capacité ? qui sera juge du besoin ? Vous dites que ma capacité est 100 ; je soutiens qu’elle n’est que 90. Vous ajoutez que mon besoin est 90 ; j’affirme qu’il est 100. Nous sommes en différence <references/>
Petitot - Collection complète des mémoires relatifs à l’histoire de France, 1re série, tome 3.djvu/45
{{nr||DES MANUSCRITS ARABES.|43}}ne dissimula point qu’il démeloit à travers les politesses du Sultan, l’envie qu’il avoit de le donner en spectacle à son armée. Ce prince étoit d’une belle figure ; il avoit de l’esprit, de la fermeté et de la religion ; ses belles qualités lui attiroient la vénération des Chrétiens, qui avoient en lui une extrême confiance. Quelques historiens ont assuré que l’on avoit enfermé ce prince à Mansoura dans la maison de Lokman, sous la garde d’un eunuque, qui avoit ordre de le traiter avec tous les égards dus à un roi ; d’autres disent qu’il fut conduit au Caire et mis dans la maison de Lokman : ce sentiment me paroît le plus probable. Touran-Chah, après la bataille, fit massacrer tous les prisonniers ; il ne réserva que les gens d’art ou de métier qui pouvoient lui être utiles : il fit part au gouverneur de Damas de la victoire qu’il venoit de remporter, et lui envoya le bonnet du roi des Français, que ce prince avoit laissé tomber dans la chaleur du combat. Le gouverneur mit sur sa tête ce bonnet, et envoya, à cette occasion, ces deux vers en réponse au Sultan : <span style="font-size:90%;">Dieu, sans doute, vous destine à la conquête de l’univers, et vous allez marcher de victoire en victoire. Qui peut en douter ? puisque vos esclaves se couvrent déjà des dépouilles que vous faites sur les rois.</span> Le roi de France resta prisonnier jusqu’à la mort de Touran-chah, qui fut assassiné par les esclaves Baharites. Hussam-Eddin-ben-Ali fut nommé pour traiter avec le prince vaincu ; les conditions furent qu’il rendroit Damiette, et qu’il payeroit la somme de cinq cent mille pièces d’or pour sa rançon et celle de tous <references/>
Aimard - Le forestier.djvu/98
Nul ne le sut jamais. Lorsque don Jesus sortit, il était pâle, avait les traits bouleversés et semblait en proie à une vive douleur ou à une grande colère. Il monta immédiatement à cheval, et, suivi d’un seul domestique, il partit ventre à terre pour Chagrès. À peine la porte de la chambre de doña Luz s’était-elle fermée sur don Jesus qu’elle se rouvrit pour livrer passage au père Sanchez et à doña Flor. Doña Flor avait treize ans alors ; grande, svelte, presque formée, elle possédait déjà toute la beauté de sa mère, avec un éclair d’énergie de plus dans ses beaux yeux d’un noir profond. Les trois personnes passèrent la nuit entière à causer cœur à cœur ; à l’aube, doña Flor, accablée par la veille, malgré tous ses efforts, finit par s’endormir sur le sein de sa mère mourante. La jeune femme mit un baiser au front de sa fille. — Il le faut donc ? murmura-t-elle tristement. — Il le faut, répondit doucement le prêtre. — Hélas ! la reverrai-je jamais ! — Oui, si tu m’obéis. — Je te le jure, mon père ! J’ai peur, Rodriguez. — Parce que tu n’as pas la foi, pauvre chère enfant ! c’est Dieu lui-même qui, par ma voix, te commande ce sacrifice. — Que sa volonté soit faite ! dit-elle avec abattement ; tu veilleras sur elle, mon père. — Jusqu’à ce qu’elle soit heureuse, et quoi qu’il arrive. — Quand même cet homme voudrait s’y opposer. — Rassure-toi, chérie, il a tout à craindre de moi, je ne redoute rien de lui. — Dieu a reçu ton serment, mon père. — Il m’aidera à l’accomplir, ma fille. — Un peu après dix heures du soir, don Jesus arriva à franc étrier de Chagrès. Un médecin l’accompagnait. À la porte de l’hacienda, le père Sanchez attendait, immobile et triste. — Doña Luz ! cria l’haciendero. — Elle est morte au coucher du soleil, répondit sourdement le prêtre. — Don Jesus n’en entendit pas davantage, il sauta à terre. — Venez, dit-il au médecin. Et il se précipita à travers les montées. <references/>
Ostervald - La Sainte Bible, 1867.djvu/160
d’une brebis qui a quelque superfluité ou défaut dans ses membres ; mais ils ne seront point agréés pour un vœu. 24 Vous n’offrirez point à l’Éternel et vous ne sacrifierez point en votre pays ''une bête'' qui ait quelque membre froissé, ou cassé, ou arraché, ou taillé. 25 ''Vous ne recevrez'' point non plus de la main d’un étranger aucune de toutes ces choses-là, pour ''les'' offrir en viande à votre Dieu ; car les vices qu’elles ont ''seraient'' un défaut en elles ; elles ne seraient pas agréées pour vous. 26 L’Éternel parla aussi à Moïse, disant : 27 Quand un veau ou un agneau, ou une chèvre seront nés et qu’ils auront été sept jours sous leur mère, depuis le huitième jour et les autres suivants après, ils seront agréables pour l’offrande du sacrifice qui se fait par le feu à l’Éternel. 28 Vous n’égorgerez point aussi en un même jour la vache, ou la brebis, ou la chèvre, avec son petit. 29 Quand vous offrirez un sacrifice d’action de grâces à l’Éternel, vous le sacrifierez selon votre volonté. 30 Il sera mangé le jour même et vous n’en réserverez rien jusqu’au matin : Je suis l’Éternel. 31 Gardez donc mes commandements et faites-les : Je suis l’Éternel. 32 Et ne profanez point le nom de ma sainteté et je serai sanctifié parmi les enfants d’Israël : Je suis l’Éternel qui vous sanctifie, 33 qui vous ai retirés du pays d’Égypte, pour vous être Dieu : Je suis l’Éternel. {{chapitre Ostervald|23|XXIII|Fêtes solennelles.}} 1 L’Éternel parla aussi à Moïse, disant : 2 Parle aux enfants d’Israël, et dis-leur : Ce sont ici les fêtes solennelles de l’Éternel, que vous publierez, et les saintes convocations ; ce sont ici mes fêtes solennelles : 3 On travaillera six jours; mais au septième jour, qui est le sabbat du repos, il y aura une sainte convocation ; vous ne ferez aucune œuvre ; car c’est le sabbat à l’Éternel dans toutes vos demeures. 4 Ce sont ici les fêtes solennelles de l’Éternel, les saintes convocations que vous publierez en leur saison : 5 Au premier mois, le quatorzième jour du mois, entre les deux vêpres, sera la Pâque à l’Éternel ; 6 Et le quinzième jour de ce même mois-là, sera la fête solennelle des pains sans levain à l’Éternel ; vous mangerez des pains sans levain sept jours. 7 Le premier jour vous aurez une sainte convocation ; vous ne ferez aucune œuvre servile ; 8 mais vous offrirez à l’Éternel, pendant sept jours, des offrandes faites par le feu ; et au septième jour il y aura une sainte convocation ; vous ne ferez aucune œuvre servile. 9 L’Éternel parla aussi à Moïse, disant : 10 Parle aux enfants d’Israël, et dis-leur : Quand vous serez entrés au pays que je vous donne et que vous en aurez fait la moisson, alors vous apporterez au sacrificateur une poignée des premiers fruits de votre moisson ; 11 et il tournera cette poignée-là devant l’Éternel, afin qu’elle soit agréée pour vous ; le sacrificateur la tournera le lendemain du sabbat. 12 Vous sacrifierez aussi, au jour que vous ferez tourner cette poignée, un agneau sans défaut et de l’année, en holocauste à l’Éternel ; 13 et son gâteau sera de deux dixièmes de fine farine pétrie à l’huile, pour offrande faite par le feu à l’Éternel, en bonne odeur ; et son aspersion de vin sera la quatrième partie d’un hin ; 14 Et vous ne mangerez ni pain, ni grain rôti, ni grain en épi, jusqu’à ce même jour-là, jusqu’à ce que vous ayez apporté l’offrande à votre Dieu ; c’est une ordonnance perpétuelle en vos âges, dans toutes vos demeures. 15 Vous compterez aussi dès le lendemain du sabbat, savoir, dès le jour que vous aurez apporté la poignée qu’on doit faire tourner, sept semaines entières ; <references/>
Ostervald - La Sainte Bible, 1867.djvu/202
point avec eux, et tu ne maudiras point ce peuple ; car il est béni. 13 Et Balaam s’étant levé le matin, dit aux seigneurs qui avaient été envoyés par Balak : Retournez en votre pays ; car l’Éternel a refusé de me laisser aller avec vous. 14 Ainsi les seigneurs des Moabites se levèrent, et revinrent à Balak, et dirent : Balaam a refusé de venir avec nous. 15 Et Balak lui envoya encore des seigneurs en plus grand nombre, et plus honorables que les premiers ; 16 qui, étant venus à Balaam, lui dirent : Ainsi a dit Balak, fils de Tsippor : Je te prie, que rien ne t’empêche de venir vers moi ; 17 car, certainement, je te ferai beaucoup d’honneurs, et je ferai tout ce que tu me diras. Je te prie donc, viens, maudis ce peuple. 18 Et Balaam répondit aux serviteurs de Balak : Quand Balak me donnerait sa maison pleine d’or et d’argent, je ne pourrais pas transgresser le commandement de l’Éternel mon Dieu, pour faire aucune chose, ni petite ni grande. 19 Toutefois, je vous prie, demeurez maintenant ici encore cette nuit, et je saurai ce que l’Éternel continuera de me dire. 20 Et Dieu vint à Balaam la nuit, et lui dit : Puisque ces hommes sont venus t’appeler, lève-toi, et va-t’en avec eux ; mais, quoi qu’il en soit, tu feras ce que je te dirai. 21 Ainsi Balaam se leva le matin, et bâta son ânesse, et s’en alla avec les seigneurs de Moab. 22 Mais la colère de Dieu s’alluma, parce qu’il s’en allait ; et un ange de l’Éternel s’arrêta dans le chemin, pour s’opposer à Balaam. Or, il était monté sur son ânesse, et il avait deux de ses serviteurs avec lui. 23 Et l’ânesse vit l’ange de l’Éternel qui se tenait dans le chemin, et qui avait son épée nue en sa main, et elle se détourna du chemin et s’en allait dans un champ ; et Balaam frappa l’ânesse pour la ramener dans le chemin. 24 Mais l’ange de l’Éternel s’arrêta dans un sentier de vignes, qui avait une cloison deçà, et une autre delà. 25 Et l’ânesse, ayant vu l’ange de l’Éternel, se serra contre la muraille, et elle serrait contre la muraille le pied de Balaam, qui continua à la battre. 26 Et l’ange passa plus avant, et s’arrêta dans un lieu étroit, où il n’y avait pas moyen de se détourner, ni à droite ni à gauche. 27 Et l’ânesse voyant l’ange de l’Éternel, se coucha sous Balaam. Alors Balaam s’emporta si fort de colère, qu’il frappa l’ânesse d’un bâton. 28 Alors l’Éternel fit parler l’ânesse, qui dit à Balaam : Que t'ai-je fait, que tu m’as déjà battue trois fois ? 29 Et Balaam répondit à l’ânesse : C’est parce que tu m’as foulé. Que n’ai-je une épée en ma main ! je te tuerais maintenant. 30 Et l’ânesse dit à Balaam : Ne suis-je pas ton ânesse, que tu as toujours montée depuis que je suis à toi jusqu’à ce jour ? Ai-je accoutumé de te faire ainsi ? Et il répondit : Non. 31 Alors l’Éternel ouvrit les yeux de Balaam, et il vit l’ange de l’Éternel qui se tenait dans le chemin et qui avait son épée nue en sa main ; et il s’inclina et se prosterna sur son visage. 32 Et l’ange de l’Éternel lui dit : Pourquoi as-tu frappé ton ânesse déjà trois fois ? Voici, je suis sorti pour m’opposer à toi ; car tu tiens un mauvais chemin devant moi. 33 Mais l’ânesse m’a vu et s’est détournée de devant moi déjà trois fois ; autrement, si elle ne se fût détournée de devant moi, je t’aurais même déjà tué, et je l’aurais laissée en vie. 34 Alors Balaam dit à l’ange de l’Éternel : J’ai péché ; car je ne savais point que tu te tinsses dans le chemin contre moi ; et maintenant, s’il ne te plaît pas que j’aille là, je m’en retournerai. 35 Et l’ange de l’Éternel dit à Balaam : Va avec ces hommes ; mais <references/>
Élémens de chimie
Jean-Antoine Chaptal Élémens de chimie Trois volumes Imprimerie de Jean-François Picot, 1790. Texte sur une seule page TABLE MÉTHODIQUE DES MATIÈRES. Avertissement de l’auteur, p. iii-xii. Discours préliminaire, p. xiii-lxxvi. PREMIÈRE PARTIE. DES PRINCIPES CHIMIQUES. INTRODUCTION. Définition de la chimie, son but et ses moyens. Description des principaux instrumens employés dans les opérations, et définition de ces diverses opérations, p. 1-19. SECTION PREMIÈRE. De la loi générale qui tend à rapprocher et à maintenir dans un état de mélange ou de combinaison les molécules des corps, p. 19-37. SECTION SECONDE. Des divers moyens que le Chimiste emploie pour rompre l’adhésion qui existe entre les molécules des corps, p. 37-45. SECTION TROISIÈME. De la marche que le Chimiste doit suivre pour étudier les divers corps que la nature nous présente, p. 43-52. SECTION QUATRIÈME. Des substances simples ou élémentaires, p. 52-54. CHAPITRE I. Du feu, p. 54-56. Article I. Du calorique et de la chaleur, p. 56-74. Article II. De la lumière, p. 74-79. CHAPITRE II. Du soufre, p. 79-85. CHAPITRE III. Du carbone, p. 85-86. SECTION CINQUIÈME. Des gaz ou de la dissolution de quelques principes par le calorique à la température de l’atmosphère, p. 86-91. CHAPITRE I. Du gaz hydrogène ou air inflammable, p. 91-101. CHAPITRE II. Du gaz oxigène ou air vital, p. 101-124. CHAPITRE III. Du gaz nitrogène, gaz azote ou mofète atmosphérique, p. 124-126. SECTION SIXIÈME. Du mélange des gaz nitrogène et oxigène, ou de l’air atmosphérique, p. 126-129. SECTION SEPTIÈME. De la combinaison des gaz oxigène et hydrogène formant de l’eau, p. 129-132. Article I. De l’eau à l’état de glace, p. 132-136. Article II. De l’eau à l’état liquide, p. 136-140. Article III. De l’eau à l’état gaz, p. 140-147. SECTION HUITIÈME. Des combinaisons du gaz nitrogène, 1°. avec le gaz hydrogène ; 2°. avec des principes terreux, formant les alkalis, p. 147-149. CHAPITRE I. Des alkalis fixes, p. 149. Article I. De l’alkali végétal ou potasse, p. 149-152. Article II. De l’alkali minéral ou soude, p. 152-159. CHAPITRE II. De l’ammoniaque ou alkali volatil, p. 159-164. SECTION NEUVIÈME. De la combinaison de l’oxigène avec certaines bases formant des acides, p. 164-171. CHAPITRE I. De L’acide carbonique, p. 171-180. Article I. Carbonate de potasse, p. 180-182. Article II. Carbonate de soude, p. 182. Article III. Carbonate d’ammoniaque, p. 182-184. CHAPITRE II. De l’acide sulfurique, p. 184-190. Article I. Sulfate de potasse, p. 190-191. Article II. Sulfate de soude, p. 191-193. Article III. Sulfate d’ammonium, p. 193-194. CHAPITRE III. De l’acide nitrique, p. 194-204. Article I. Nitrate de potasse, p. 204-212. Article II. Nitrate de soude, p. 212. Article III. Nitrate d’ammonium, p. 212-213. CHAPITRE IV. De l’acide muriatique, p. 213-223. Article I. Muriate de potasse, p. 223-224. Article II. Muriate de soude, p. 224-230. Article III. Muriate d’ammoniaque, ci. p. 230-234. CHAPITRE V. De l’acide nitro-muriatique, p. 234-236. CHAPITRE VI. De l’acide boracique, ci. p. 237-240. Article I. Borate de potasse, p. 241. Article II. Borate de soude, p. 241-246. Article III. Borate d’ammoniaque, ci. p. 246. Des Eaux Minérales, p. 246-263. bookÉlémens de chimieJean-Antoine ChaptalImprimerie de Jean-François Picot1790MontpellierCTrois volumesChaptal - Élémens de chimie, 1790, Tome 1.djvuChaptal - Élémens de chimie, 1790, Tome 1.djvu/1 SECONDE PARTIE. DE LA LITHOLOGIE OU DES SUBSTANCES PIERREUSES. INTRODUCTION. Définition de la lithologie. Caractères des pierres. Nécessité et difficulté de former des divisions dans cette partie de l’histoire naturelle, et diverses méthodes qu’on a suivies jusqu’ici pour en établir. Principes sur lesquels j’ai fondé mes divisions. Résultats de l’analyse sur les substances pierreuses. Caractères et propriétés des principales terres primitives, telles que la chaux, la barite, la magnésie, l’alumine et la silice, p. 3-16. PREMIÈRE CLASSE. de la Combinaison des Terres avec les acides. I. GENRE. Sels terreux à base de chaux p. 16. Ire. Espèce. Carbonate de chaux. Pierre calcaire. p. 16-18. La pierre à chaux présente ou une cristallisation déterminée, ou une cristallisation confuse, ou des masses informes : dans le premier cas, elle forme les spaths calcaires, rhomboïdaux, prismatiques, pyramidaux, etc. ; dans le second, elle constitue les stalactites et les albâtres calcaires ; dans le troisième, la pierre est ou susceptible du poli ou non : si elle est susceptible du poli on l’appelle marbre ; si elle n’est pas susceptible du poli, elle forme les grès calcaires, le moëllon, les crayes, les gurhs, etc. ci. p. 16-27. Analyse et usages de la pierre calcaire p. 27-34 IIe. Espèce. Sulfate de chaux, Pierre à plâtre, Gypse, etc. p. 34-37. La pierre à plâtre présente, ou une cristallisation déterminée ou des masses informes : Dans le premier cas, elle forme le gypse rhomboïdal et toutes ses variétés, le gypse en crête de coq, le gypse soyeux, le gypse en stalactite, etc. Dans le second, elle constitue le plâtre. Analyse, propriétés et usages du plâtre, p. 37-39 IIIe. Espèce. Fluate de chaux, Spath vitreux fusible ou phosphorique, fluor spathique, p. 39. Le spath fluor se présente ou en crystaux, ou en masse informe ; la variété de ses couleurs lui a fait donner différens noms, p. 39-40. Procédés pour obtenir l’acide fluorique ; et caractère et propriétés de cet acide, p. 40-43 IVe. Espèce. Nitrate de chaux, Nitre calcaire p. 44-45. Ve. Espèce. Muriate de chaux, Sel marin calcaire p. 45-46. VIe. Espèce. Phosphate de chaux, Sel phosphorique calcaire p. 46-47. IIe. GENRE. Sels terreux à base de barite Ie. Espèce. Sulfate de barite, Spath pesant p. 47-50. IIe. Espèce. Carbonate de barite p. 50. IIIe. Espèce. Nitrate de barite p. 50. IVe. Espèce. Muriate de Barite p. 50. IIIe. GENRE. Sels terreux à base de magnésie p. 51-52. Ie. Espèce. Sulfate de Magnésie, Sel d’Epsom, p. 52-53. IIe. Espèce. Nitrate de magnésie, p. 53-54. IIIe. Espèce. Muriate de magnésie, p. 54. IVe. Espèce. Carbonate de magnésie, p. 54-56. IVe. GENRE. Sels terreux à base d’alumine, p. 56. Ie. Espèce. Sulfate d’alumine, Alun p. 56-61. IIe. Espèce. Carbonate d’alumine, p. 61-62. Ve. GENRE. Sels terreux à base de silice, p. 62-63. SECONDE CLASSE. De la Combinaison et du mélange des terres primitives entr’elles, ou mélanges terreux, Ier. GENRE. Mélanges Calcaires, p. 64. Ire. Espèce. Pierre à chaux et magnésie, p. 65. IIe. Espèce. Pierre à chaux et barite, p. 65. IIIe. Espèce. Carbonate de chaux et alumimine, Marnes, p. 65-67. IVe. Espèce. Pierre à chaux et silice, p. 67. Ve. Espèce. Pierre à chaux et bitume, p. 68. VIe. Espèce. Pierre à chaux et fer, p. 69. II. GENRE. Mélanges Baritiques, p. 69. Ire. Espèce. Sulfate de barite, pétrole, gypse, alun et silice. Pierre hépatique, p. 70. IIe. Espèce. Carbonate de barite, fer et silice, p. 70. III. GENRE. Mélanges magnésiens, p. 71. Ire. Espèce. Magnésie pure, silice, et alumine. Talc, p. 71. IIe. Espèce. Carbonate de magnésie, silice et alumine. Pierre de lard, Pierre ollaire, p. 71-74. IIIe. Espèce. Magnésie pure combinée avec un peu plus que son poids de silice, un tiers d’alumine, près d’un tiers d’eau et plus ou moins de fer. Serpentine, p. 74-76. IVe. Espèce. Carbonate de magnésie, silice, chaux, alumine et fer. Asbeste, Liége de montagne, p. 76-77. Ve. Espèce. Carbonates de magnésie et de chaux, sulfate de barite, alumine et fer. Amianthe, p. 77-78. IV. GENRE. Mélanges Alumineux, p. 79. Ire. Espèce. Alumine, silice, carbonate de chaux, et plus ou moins de fer. Argile et ses variétés ; usage des argiles. Observations sur les poteries, p. 79-87. IIe. Espèce. Alumine, silice magnésie pure et fer. mica, p. 88-89. IIIe. Espèce. Alumine, silice, magnésie, chaux et fer. Pierre de corne et ses variétés, p. 89-90. IVe. Espèce. Alumine, silice, carbonate de magnésie et de chaux et fer. Ardoise, Schiste et variétés, p. 91-92. Ve. Espèce. Alumine, silice, pyrite ou sulfure de fer, et carbonate de chaux et de magnésie. Schiste pyriteux, p. 92-94. VIe. Espèce. Alumine, silice, chaux et eau. Zéolithe, p. 95-96. V. GENRE. Mélanges Siliceux, p. 97. Ire. Espèce. Silice, alumine, chaux et fer. Pierres gemmes, p. 97-98. Ire. Division. Pierres gemmes rouges. Rubis, Grenat, p. 98-100. IIe. Division. Pierres gemmes jaunes. Topazes, Hyacinthe, p. 100-102. IIIe. Division. Pierres gemmes vertes. Émeraude, Christolite, Béril, p. 102-105. IVe. Division. Pierres gemmes bleues. Saphir, p. 105-106. IIe. Espèce. Silice quelquefois pure, mais plus souvent mêlée avec une très-petite quantité d’alumine, de chaux et de fer, p. 106. Ire. Division. Crystal de roche et ses variétés, p. 107-112. IIe. Division. Quartz, p. 112-113. IIIe. Espèce. Silice, alumine, chaux et fer intimement mêlés. Silex, p. 113. Ire. Division. Silex grossiers. Pierre à fusil, Petro-silex, p. 113-115. IIe. Division. Silex fins. Agathe, Opale, Calcédoine, Cacholong, Cornaline, p. 115-120. IVe. Espèce. Silice, alumine, et fer. Jaspe, p. 120-121. Ve. Espèce. Silice, alumine, chaux, un peu de magnésie et fer. Tourmaline, Schorl, Produits volcaniques, p. 121-126. Observations sur les bouteilles de lave et le parti qu’on peut tirer du basalte dans les verreries, p. 126-130. Observations sur le trapp, p. 130-131. VIe. Espèce. Silice, chaux, magnésie, fer, cuivre et acide fluorique. Chrisoprase, p. 131-132. VIIe. Espèce. Silice, fluate de chaux bleu, sulfate de chaux et fer. Lapis lazuli, pierre d’azur, p. 132-133. VIIIe. Espèce. Silice, alumine, barite, magnésie. Feld-spath, p. 133-135. TROISIÈME CLASSE. Du mélange des pierres entr’elles. Mélanges pierreux. Roches, Ier. GENRE. Roches formées par le mélange des pierres calcaires avec d’autres espèces, p. 136. Ire. Espèce. Carbonate de chaux et sulfate de barite, p. 136. IIe. Espèce. Carbonate de chaux et mica, p. 137. IIIe. Espèce. Mélanges de pierres calcaires et de magnésiennes, p. 137. IVe. Espèce. Pierres calcaires et fragmens de quartz, p. 137. IIe. GENRE. Roches formées par le mélange des pierres baritiques avec d’autres pierres, p. 138. Ire. Espèce. Spath pesant mêlé d’un peu de spath calcaire, p. 139. IIe. Espèce. Spath pesant et serpentine, p. 139. IIIe. Espèce. Spath pesant et spath fluor, p. 139. IVe. Espèce. Spath pesant et argile durcie, p. 139. Ve. Espèce. Spath pesant et quartz, p. 140. VIe. Espèce. Spath pesant et lave, p. 140. IIIe. GENRE. Roches formées par le mélange des pierres magnésiennes avec d’autres espèces, p. 140. Ire. Espèce. Pierres magnésiennes mélangées entr’elles, p. 140. IIe. Espèce. Pierres magnésiennes et pierres calcaires, p. 141. IIIe. Espèce. Pierres magnésiennes et pierres alumineuses, p. 141. IVe. Espèce. Pierres magnésiennes et pierres siliceuses, p. 141. Ve. GENRE. Roches formées par le mélange des pierres alumineuses avec d’autres espèces, p. 142. Ire. Espèce. Schiste et mica, p. 142. IIe. Espèce. Schiste et grenat, p. 143. IIIe. Espèce. Schiste, mica et quartz mêlés en petits fragmens. Gneiss, p. 143. IVe. Espèce. Schiste et schorl, p. 144. Ve. Espèce. Argile et quartz. Grés argileux, p. 144. VIe. GENRE. Roches formées par le mélanges et la réunion des pierres quartzeuses entr’elles, p. 146. Ire. Espèce. Quartz et schorl, p. 146. IIe. Espèce. Quartz et feld-spath, p. 146. IIIe. Espèce. Grés et grenat, p. 147. IVe. Espèce. Quartz, feld-spath et schorl, p. 147. Ve. Espèce. Fragmens de quartz liés par un ciment siliceux, p. 148. VIe. Espèce. Jaspe et feld-spath, Pophire, p. 148. VIIe. Espèce. Jaspe et grenat, p. 150. VIIIe. Espèce. Jaspe et calcédoine, p. 150. IXe. Espèce. Jaspe et quartz, p. 150. Xe. Espèce. Jaspe, quartz et feld-spath, p. 151. XIe. Espèce. Schorl, grenat et tournaline, p. 151. VI. GENRE. Roches sur-composées ou celles qui résultent du mélange et de la réunion de plusieurs genres différens, p. 152. Ire. Espèce. Petro-silex, alumine, spath calcaire, p. 152. IIe. Espèce. Argile, stéatite, spath calcaire, p. 152. IIIe. Espèce. Argile, zéolithe, schorl, spath calcaire, p. 152. IVe. Espèce. Argile, serpentine, spath calcaire, p. 152. Ve. Espèce. Serpentine, mica, spath calcaire, p. 152. VIe. Espèce. Serpentine, schorl, spath calcaire, p. 153. VIIe. Espèce. Stéatite, mica et grenats, p. 153. VIIIe. Espèce. Stéatite, mica et schorl, p. 153. IXe. Espèce. Grenats, quartz, mica et serpentine, p. 153. Xe. Espèce. Feld-spath, quartz, mica, stéatite, p. 153. XIe. Espèce. Quartz, mica et argile, p. 154. XIIe. Espèce. Argile et stéatite, p. 154. DU DIAMANT p. 154-160. Vues générales sur les décompositions et les changemens que subit la partie pierreuse de notre globe p. 160-177. TROISIÈME PARTIE. Des substances métalliques. INTRODUCTION. Caractères des substances métalliques, p. 179. Opacité, pesanteur et ductilité particulières aux métaux, p.179-182. Formes sous lesquelles se présentent les métaux dans l’intérieur de la terre : mines, filons et leurs variétés, p. 182-183. Signes qui annoncent l’existence des mines, p. 183-185. Procédés usités pour faire l’essai d’une mine, p. 186-188. Manière d’extraire le minerai ; méthode générale pour exploiter une mine, et diverses opérations par lesquelles on parvient à dépouiller le minerai des substances étrangères et à le porter à l’état de métal, p. 190-193, Oxidation et calcination des métaux, et théorie de ce phénomène, p. 193-198. Division des substances métalliques, p. 198-199. CHAPITRE PREMIER. De l’Arsenic. État ordinaire sous lequel se trouve l’arsenic dans le commerce : procédé pour le faire passer à l’état de métal ; caractères de ce métal, p. 199-200. Combinaisons naturelles de l’arsenic avec divers métaux, et procédé pour l’extraire, p. 201. Combinaisons artificielles de l’arsenic avec le calorique, l’oxigène, le soufre, les acides et les alkalis, p. 201-208. Usages et dangers de l’arsenic et de ses préparations, p. 209-210. CHAPITRE II. Du Cobalt. Caractères du cobalt et ses combinaisons naturelles avec l’arsenic, le soufre, l’oxigène et autres métaux, p. 210-213. Exploitation des mines de cobalt et fabrication des saffres, smalths, azurs, etc. p. 213-215. Combinaisons artificielles du cobalt avec le calorique, les acides, les alkalis, p. 215-216. Usages du cobalt et de ses préparations, CHAPITRE III. Du Nickel. Propriétés du nickel et ses divers états dans l’intérieur de la terre, p. 216-217. Ses combinaisons avec le calorique, les acides, le soufre, etc. p. 217-219. CHAPITRE IV. Du Bismuth. Caractères du bismuth, p. 219. Ses combinaisons naturelles avec l’arsenic, le soufre, l’acide carbonique, l’oxigène, etc. p. 219-221. Exploitation des mines de bismuth, p. 221-222. Combinaisons artificielles du bismuth avec le calorique, les acides et les divers métaux ; usages de ce métal et de ses préparations, p. 222-225. CHAPITRE V. De l’Antimoine. Caractères de l’antimoine, p. 225-226. Combinaisons naturelles de l’antimoine avec le soufre, l’arsenic, l’oxigène, etc. p. 226-229. Exploitation des mines d’antimoine, et procédés pour former ce qui est connu dans le commerce sous les noms d’antimoine crud et de régule, p. 229-232. Combinaisons artificielles de l’antimoine avec le calorique, les acides sulfurique, nitrique, muriatique, muriatique oxigéné, tartrique, etc, avec les alkalis, les sulfures d’alkali, les métaux, etc. p. 232-242. Divers usages de l’Antimoine et de ses préparations, p. 242-243. CHAPITRE VI. Du Zinc. Caractères du zinc, p. 243-244. Combinaisons naturelles du zinc avec le soufre, l’oxigène, etc. p. 244 248. Exploitation des mines de zinc, p. 248-249. Combinaisons artificielles du zinc avec le calorique, les acides, les alkalis et les métaux, p. 250-252. Usages du zinc et de ses préparations, p. 252-253. CHAPITRE VII. Du Manganèse. Histoire, caractères et propriétés du manganèse, diverses formes sous lesquelles il se présente, p. 253-255. Combinaisons naturelles du manganèse avec l’oxigène, les métaux, etc. p. 255. Procédés pour réduire l’oxide natif de manganèse à l’état de métal, p. 256. Combinaisons artificielles du manganèse avec le calorique, les acides, le soufre, les métaux, les alkalis, etc. p. 256-264. Usages du manganèse et de ses préparations, p. 264. CHAPITRE VIII. Du Plomb. Caractères du plomb, p. 264-265. Combinaisons naturelles du plomb avec le soufre, les acides sulfurique, carbonique, phosphorique, l’oxigène, p. 265-271. Procédés pour essayer et exploiter les mines de plomb, p. 271. Combinaisons artificielles du plomb avec le calorique, l’oxigène, etc. et divers états sous lesquels se présentent ses oxides, p. 272-274. Combinaisons du plomb avec les acides, p. 274-277. Usages du plomb et de ses préparations, p. 277-280. CHAPITRE IX. De l’Étain. Caractères de l’étain, p. 281. Divers états sous lesquels se présentent les mines d’étain, p. 282. Procédés pour essayer et exploiter les mines d’étain, p. 282-283. Combinaisons naturelles ou artificielles de l’étain avec divers métaux ; ce qui établit divers degrés de bonté et de pureté dans l’étain du commerce, p. 283-284. Combinaisons de l’étain avec le calorique, l’oxigène, les acides, les métaux, le soufre, p. 284-293. Usages de l’étain et de ses préparations, p. 294-295. CHAPITRE X. Du Fer. Présence du fer dans presque tous les corps de la nature. Caractères et propriétés de ce métal. Opinions et faits relatifs à l’existence du fer natif, p. 295-298. Divers états sous lesquels se présentent les mines de fer. Article I. Mines de fer attirables à l’aimant, p. 298. Article II. Mines de fer sulfureuses ou sulfures de fer, p. 302. Article III. Mines de fer spathiques ou carbonates de fer, p. 306. Article IV. Mines de fer limoneuses ou argileuses, p. 307. Article V. Bleu de prusse natif ou prussiate de fer, p. 309. Article VI. Plombagine ou carbure de fer, p. 309. Procédés pour essayer et pour exploiter les mines de fer, p. 316-318. Combinaisons du fer avec l’oxigène et le carbone, p. 318-323. Causes des différences observées dans les divers fers, p. 323-325. Combinaisons du fer avec le calorique, les acides sulfurique, nitrique, muriatique, gallique, tartrique, oxalique, prussique, p. 325-342. Usages du fer et de ses préparations, p. 343-346. CHAPITRE XI. Du Cuivre. Caractères du cuivre, p. 346-348. Combinaisons naturelles du cuivre avec le soufre, l’arsenic, l’antimoine, l’oxigène, l’acide carbonique, p. 348-352. Procédés pour essayer et pour exploiter une mine de cuivre, p. 353-355. Combinaisons artificielles du cuivre avec le calorique, l’oxigène, les acides, les alkalis, les métaux, etc. p. 355-363. Usages du cuivre et de ses combinaisons, p. 363-365. CHAPITRE XII. Du Mercure. Caractères du mercure et ses propriétés, p. 365-367. Combinaisons naturelles du mercure avec l’oxigène, les métaux et le soufre, p. 367-368. Procédés pour exploiter les mines de mercure, p. 368-370. Combinaisons artificielles du mercure avec le calorique, les acides, le soufre, les métaux, etc. p. 370-382. Usages du mercure et de ses préparations, p. 382-383. CHAPITRE XIII. De l’Argent. Caractères et propriétés de l’argent, p. 384-385. Combinaisons naturelles de l’argent avec le soufre, le soufre et l’arsenic, le soufre et l’antimoine, l’acide muriatique, les métaux, etc. p. 385-387. Procédés pour exploiter les mines d’argent, p. 387-388. Moyens de reconnoître le titre de l’argent, p. 388. Combinaisons artificielles de l’argent avec le calorique, les métaux, l’oxigène, les acides, l’ammoniaque, etc. p. 388-396. Usages de l’argent et de ses combinaisons, p. 396. CHAPITRE XIV. De l’Or. Caractères et propriétés de l’or, p. 397-398. Combinaisons naturelles de l’or avec le soufre, l’arsenic, les substances végétales, les métaux, etc. p. 398-400. Procédés pour exploiter les mines d’or, p. 400-402. Procédés pour déterminer le titre de l’or, p. 403-404. Combinaisons artificielles de l’or avec le calorique, l’oxigène, les acides, l’ammoniaque, l’éther, les métaux, p. 404-410. Usages de l’or et de ses préparations. Idées générales sur l’Alchimie, p. 411-414. CHAPITRE XV. Du Platine. Histoire, caractères et propriétés du platine, p. 414-415. Combinaisons artificielles du platine avec le calorique, les acides, l’arsenic, le phosphore, les métaux, p. 415-422. Usages du platine, p. 422-423. CHAPITRE XVI. Du Tungsten et du Wolfram. Article I. Du Tungsten, Caractères du tungsten, p. 423-424. Acide tungstique, procédés pour l’obtenir et propriétés de cet acide, p. 424-430. Article II. Du Wolfram. Caractères du wolfram, p. 430-431. Acide tungstique extrait du wolfram ; procédés pour l’obtenir et propriétés de cet acide, p. 431-434. Caractères et propriétés du métal fourni par ces mines, p. 434-436. CHAPITRE XVII. Du Molybdène. Caractères du Molybdène, p. 436-438. Combinaisons du molybdène avec le calorique, l’oxigène, les alkalis, le soufre, les métaux, p. 438-440. Acide molybdique, moyens de l’obtenir, ses propriétés et ses combinaisons, p. 440-443. QUATRIÈME PARTIE. DES SUBSTANCES VÉGÉTALES. INTRODUCTION. Caractères du végétal. Différences entre les substances des trois règnes. Vices des méthodes employées jusqu’ici à l’analyse végétale. Plan d’analyse et distribution plus méthodique des divers principes du végétal, p. 3-11. SECTION PREMIÈRE. De la structure du végétal, p. 11. Article I. De l’écorce, p. 11-15. Article II. Du tissu ligneux, p. 15-16. Article III. Des vaisseaux, p. 16-19. Article IV. Des glandes, p. 19. SECTION SECONDE. Des principes nutritifs du végétal, p. 19-21. Article I. De l’eau, principe nutritif de la plante, p. 21-25. Article II. De la terre et de son influence dans la végétation, p. 25-29. Article III. Du gaz nitrogène, principe nutritif de la plante, p. 29-30. Article IV. De l’acide carbonique, comme principe nutritif du végétal, p. 30-31. Article V. De la lumière et de son influence dans la végétation, p. 31-34. SECTION TROISIÈME. Du résultat de la nutrition ou des principes du végétal, p. 34. Article I. Du mucilage, p. 34-39. Article II. Des huiles, p. 39-41. I. Division Des huiles fixes, p. 41-53. I. Division Des huiles volatiles, p. 61-66. Article III. Des résines, p. 66-74. Article IV. Des baumes, p. 74-79. Article V. Des gommes-résines, p. 79-84. Du caoutchouc ou gomme élastique, p. 84-88. Des vernis, p. 89-92. Article VI. Des fécules, p. 92-99. Article VII. Du gluten, p. 99-104. Article VIII. Du sucre, p. 104-114. Article IX. De l’acide végétal, p. 114-132. Article X. Des alkalis, p. 132-135. Article XI. Des principes colorans, p. 135-153. Article XII. Du pollen, ou poussières fécondante des étamines, p. 153-156. De la cire, p. 156-158. Article XIII. Du miel, p. 158-159. Article XIV. De la partie ligneuse, p. 159-162. Article XV. De quelques autres principes du végétal, p. 162-165. Article XVI. Des sucs communs qu’on extrait par incision ou par expression, p. 165-175. SECTION QUATRIÈME. Des principes qui s’échappent par la transpiration du végétal, p. 175. Article I. Du gaz oxigene fourni par les végétaux, p. 176-179. Article II. De l’eau fournie par les végétaux, p. 179-180. Article III. De l’arome ou esprit recteur, p. 180-184. SECTION CINQUIÈME. Des altérations qu’éprouvent les végétaux morts, p. 184-185. CHAPITRE I. De l’action de la chaleur sur le végétal mort, p. 185-192. CHAPITRE II. De l’action de l’eau seule appliquée aux végétaux morts, p. 191-198. Du charbon de pierre et des bitumes, p. 198-210. Des volcans et de leurs produits, p. 210-220. CHAPITRE III. De la décomposition du végétal dans l’intérieur de la terre, p. 220-222. CHAPITRE IV. De l’action de l’air et de la chaleur sur le végétal, p. 222-224. CHAPITRE V. De l’action de l’air et de l’eau, déterminant un commencement de fermentation qui procure la séparation des sucs du végétal d’avec la partie ligneuse, p. 225-228. CHAPITRE VI. De l’action de l’air, de la chaleur et de l’eau sur le végétal mort, p. 228-231. Article I. De la fermentation spiritueuse et de ses produits, p. 231-254. Article II. De la fermentation acide, p. 254-258. Article III. De la fermentation putride, p. 259-264. CINQUIÈME PARTIE. Des substances animales. INTRODUCTION. Abus qu’on a fait des applications de la chimie à la médecine. Moyen de rectifier ces applications. Caractères de l’animal ; son rang parmi les autres corps de cet univers. La chimie actuelle peut nous éclairer sur plusieurs fonctions ; et ses applications sent avantageuses et même nécessaires dans l’état de santé et dans l’état de maladie, p. 265-270. CHAPITRE I. De la digestion, p. 271-275. CHAPITRE II. Du lait, p. 275-285. CHAPITRE III. Du sang, p. 285-291. CHAPITRE IV. De la graisse, p. 291-297. CHAPITRE V. De la bile, p. 297-303. CHAPITRE VI. Des parties molles et blanches des animaux, p. 303-311. CHAPITRE VII. Des muscles ou parties charnues, p. 311-316. CHAPITRE VIII. De l’urine, p. 316-326. Du calcul de la vessie, p. 326-331. CHAPITRE IX. Du phosphore, p. 331-349. CHAPITRE X. De quelques substances qu’on retire des animaux pour l’usage de la médecine et des arts, p. 349 et suiv. Article I. Des produits fournis par les quadrupèdes, p. 350-355. Article II. De quelques produits fournis par les poissons, p. 355-358. Article III. De quelques produits fournis par les oiseaux, p. 358-360. Article IV. De quelques produits fournis par les insectes, p. 360-367. CHAPITRE XI. De quelques autres acides extraits du règne animal, p. 367-373. CHAPITRE XII. De la putréfaction, p. 373-386.
Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/556
Celui-ci avait alors d’autres affaires sur les bras, et les soucis n’allaient pas lui manquer. Guizot n’ayant pas tenu ses promesses de Lisieux, Girardin avait exécuté ses menaces et était passé à l’opposition avec son journal. Les conservateurs progressistes cherchaient une occasion de se manifester. Guizot la leur fournit par un remaniement ministériel qui eut pour cause initiale la mort de Martin (du Nord), ministre de la Justice. Pour bien affirmer le caractère de sa politique, Guizot le remplaça par le procureur général Hébert, l’ennemi juré du libéralisme et de la presse. Il profita de l’occasion pour se débarrasser de deux incapables, Moline de Saint-Yon, qui tenait le portefeuille de la Guerre, et le baron de Mackau, celui de la Marine. Le gaspillage et le désordre étaient au comble dans les deux départements ministériels de la défense nationale ; surtout au ministère de la Marine, le scandale était à son comble. D’autre part les deux ministres, moralement affaiblis par leur mauvaise gestion, n’étaient pas capables de faire figure à la tribune. C’étaient donc des non-valeurs aussi compromettantes qu’encombrantes. Guizot les invita à démissionner ; ils obtempérèrent. Restait un autre ministre en qui Guizot ne trouvait pas toute la docilité désirable : Lacave-Laplagne, que sa fonction faisait le bouc émissaire d’un déficit budgétaire toujours croissant. Mais le ministre des Finances poussait l’indocilité aux ordres du tout-puissant chef du cabinet jusqu’à refuser de donner sa démission. Froidement, Guizot le révoqua. Mais où trouver des candidats au ministère qui consentissent à être des chefs de bureau ? Si invraisemblable que cela paraisse, Guizot n’en trouva point dans la Chambre. Il s’adressa alors aux fonctionnaires : le général Trézel fut nommé ministre de la Guerre ; Jayr, préfet de Lyon, fut nommé aux Travaux publics en remplacement de Dumon, qui passa aux Finances, et Montebello, ambassadeur à Naples, eut la Marine. La nomination d’Hébert au ministère de la Justice laissait vacant un poste de vice-président de la Chambre. Guizot désigna son candidat à sa majorité ; mais les dissidents unis à l’opposition élurent un partisan de la réforme électorale. Enhardis par ce premier succès, les conservateurs progressistes affrontèrent les combats de la tribune. Givré-Desmousseaux, récemment encore ministériel résolu, fit, dans la discussion des fonds secrets, le procès de l’immobilisme, accusa hautement « l’inertie du gouvernement », qui à toutes les questions répondait : « Rien, rien, rien ! » Selon M. Thureau-Dangin, « l’immobilité qu’on reprochait à la politique du gouvernement n’était pas imputable seulement au cabinet ». Nous savons, en effet, que « le roi y avait plus de part encore », et il ne nous déplaît pas de voir l’historien bienveillant du régime avouer que « souvent c’était lui qui l’imposait à ses ministres ». Louis-Philippe « avait alors soixante-quatorze ans » et « son intelligence, bien que toujours supérieure, se ressentait du poids de l’âge ». Soit. Mais c’est avouer que Guizot, dans son amour pour les apparences d’un pouvoir qu’un autre exerçait derrière lui, n’avait pas le courage, beaucoup plus facile que <references/>
Ostervald - La Sainte Bible, 1867.djvu/627
31 Pourrais-tu retenir les douces influences des Pléiades, ou modérer la vertu resserrante de l’Orion ? 32 Pourrais-tu faire sortir les signes du midi en leur temps, et conduire l’Ourse avec sa queue ? 33 Sais-tu l’ordre des cieux, et disposeras-tu de leur gouvernement sur la terre ? 34 Crieras-tu à la nuée à haute voix, afin qu’une abondance d’eau te couvre ? 35 Enverras-tu les foudres, en sorte qu’elles marchent, et te disent : Nous voici ? 36 Qui est-ce qui a mis la sagesse dans le cœur, et qui a donné à l’âme l’intelligence ? 37 Qui est-ce qui pourra réciter ce qui se passe dans le ciel avec sagesse, et arrêter les influences des cieux, 38 Lorsque la poussière est détrempée par les eaux qui l’arrosent, et que les mottes de la terre se rejoignent ? {{chapitre Ostervald|39|XXXIX|Description de plusieurs animaux cités comme des preuves de la puissance et de la sagesse de Dieu.}} 1 Chasseras-tu de la proie pour le vieux lion, et rassasieras-tu les lionceaux qui cherchent leur vie, 2 quand ils se tapissent dans leurs repaires, et qu’ils épient la proie du fond de leurs cavernes ? 3 Qui est-ce qui apprête la nourriture au corbeau, quand ses petits crient au Dieu fort et volent çà et là, parce qu’ils n’ont rien à manger ? 4 Sais-tu le temps auquel les chamois des rochers font leurs petits ? As-tu observé quand les biches faonnent ? 5 Compteras-tu les mois qu’elles achèvent leur portée, et sauras-tu le temps qu’elles feront leurs petits ? 6 Et qu’elles se courberont pour faire sortir leurs petits, et pour se délivrer de leurs douleurs ? 7 Leurs petits se fortifient, ils croissent dans les blés ; ils sortent et ne retournent plus vers elles. 8 Qui est-ce qui a laissé aller libre l’âne sauvage, et qui a délié les liens de cet animal farouche, 9 à qui j’ai donné la campagne pour maison, et la terre stérile pour ses lieux de retraite ? 10 Il se rit du bruit de la ville, il n’entend point le bruit éclatant de l’exacteur. 11 Les montagnes qu’il parcourt sont ses pâturages, et il cherche partout de la verdure. 12 La chèvre sauvage voudra-t-elle te servir, ou s’établira-t-elle près de ta crèche ? 13 La lieras-tu de son lien pour labourer au sillon, ou hersera-t-elle les vallées après toi ? 14 Te reposeras-tu sur elle, parce que sa force est grande, et lui abandonneras-tu ton travail ? 15 Croiras-tu qu’elle te rendra ta semence, et qu’elle l’amassera dans ton aire ? 16 As-tu donné aux paons le plumage qui est si gai, ou à l’autruche les ailes et les plumes ? 17 As-tu fait qu’elle abandonne ses œufs à terre, et qu’elle les fasse échauffer sur la poudre ; 18 et qu’elle oublie que le pied les écrasera, ou que les bêtes des champs les fouleront ? 19 Elle se montre cruelle envers ses petits, comme s’ils n’étaient pas siens, et son travail est vain, sans qu’elle craigne rien pour eux ; 20 car Dieu l’a privée de sagesse, et ne lui a point départi d’intelligence. 21 A la première occasion elle se dresse en haut, et se moque du cheval et de celui qui le monte. 22 As-tu donné la force au cheval, et as-tu revêtu son cou d’une crinière ? 23 Feras-tu bondir le cheval comme une sauterelle ? Son fier hennissement donne de la terreur. 24 De son pied il creuse la terre, il s’égaie en sa force, il va à la rencontre de l’homme armé ; 25 il se rit de la frayeur ; il ne s’épouvante de rien, et il ne se détourne point de devant l’épée ; 26 ni lorsque les flèches du carquois font du bruit sur lui, ni pour le fer de la hallebarde et de la lance. <references/>
La Sœur du Soleil/Chapitre XII
Judith Gautier La Sœur du Soleil DENTU & Cie, 1887 (p. 122-135). ◄ XI — Les cailles guerrières XIII — Les trente-trois dîners du mikado ► XII — Le verger occidental bookLa Sœur du SoleilJudith GautierDENTU & Cie1887ParisVXII — Le verger occidentalGautier - La sœur du soleil.djvuGautier - La sœur du soleil.djvu/3122-135 XII LE VERGER OCCIDENTAL Lorsque le prince de Nagato s’éveilla, le lendemain, il éprouva un sentiment de bien être et de joie que depuis longtemps il ne connaissait plus. Jouissant de cet instant de nonchalante rêverie qui est comme l’aube du réveil, il laissait errer ses regards sur les ombres sautillantes des feuilles que le soleil, du dehors, jetait contre les stores fermés. Des milliers d’oiseaux piaillaient et gazouillaient, et l’on eût pu croire que c’était la lumière elle-même qui chantait dans ce pétillement de voix claires. Le prince songeait à la journée de bonheur qui allait s’écouler. C’était une oasis dans le désert aride et brûlant de son amour ; il repoussait la pensée du prochain départ avec son cortège de tristesses, pour s’abandonner entièrement à la douceur du présent ; il était heureux, tranquillisé. La veille, l’esprit plein de souvenirs, le cœur plein d’émotion, il avait compris que le sommeil le fuirait obstinément. Il s’était fait alors préparer une boisson destinée à combattre l’insomnie. Un sentiment secret de coquetterie l’avait décidé à éloigner de lui une nuit de fièvre, il savait qu’il était beau, on le lui avait dit cent fois et le regard des femmes le lui redisait chaque jour. Cette grâce du corps et du visage, ce charme qui émanait de sa personne n’avaient-ils pas contribué à attirer sur lui la bienveillante attention de la souveraine ? Ils méritaient donc d’être préservés des atteintes de la fatigue et de la fièvre. Dès qu’il eut appelé les serviteurs, le prince se fit apporter un miroir et s’y regarda avec une précipitation inquiète. Le premier regard le rassura cependant. Sa pâleur reprenait les teintes chaudes que la maladie lui avait ravies, le sang revenait aux lèvres et cependant les yeux gardaient encore quelque chose de leur éclat fiévreux. Il apporta aux détails de sa toilette une attention puérile, choisissant les parfums les plus doux, les vêtements les plus souples, les nuances claires, vaguement bleuâtres, qui étaient ses préférées. Lorsqu’il sortit enfin de son pavillon, les invités étaient déjà réunis devant le palais de la Kisaki. Son arrivée fit sensation ; les hommes s’extasièrent sur sa toilette, les femmes n’osèrent parler, mais leur silence était des plus flatteurs, il pouvait se traduire ainsi : celui-ci est digne d’être aimé, même par une reine, car ce corps parfaitement beau est le temple de l’esprit le plus délicat, du cœur le plus noble de tout l’empire. La princesse Iza-Farou-No-Kami s’approcha de Nagato : — Vous ne m’avez pas demandé des nouvelles de Fatkoura, prince, lui dit-elle. Le prince n’avait nullement songé à Fatkoura et il n’avait pas même remarqué son absence. — Elle était malade hier, continua la princesse, mais l’annonce de votre arrivée lui a rendu la santé. Comme elle est triste depuis quelque temps, votre retour va la consoler peut-être. Vous la verrez tout à l’heure, elle est près de la Kisaki, c’est sa semaine de service. Eh bien ! vous ne dites rien ? Le prince ne savait que dire ; en effet, le nom de Fatkoura éveillait en lui un remords et un ennui il se reprochait d’avoir inspiré de l’amour à cette femme, ou plutôt d’avoir paru répondre à celui qu’il devinait en elle. Il s’était servi de cette fausse passion comme d’un écran placé entre les regards curieux et le soleil de son véritable amour. Mais il ne se sentait plus la force de soutenir son rôle d’amant épris, et, au lieu de la compassion et de l’amitié qu’il s’efforçait de ressentir pour sa malheureuse victime, Fatkoura ne lui inspirait qu’une indifférence profonde. L’arrivée de la Kisaki le dispensa de répondre à Iza-Farou. La reine s’avançait sous la verandah, en saluant d’un gracieux sourire ses hôtes qui mirent un genou à terre. Comme l’on devait gravir une montagne et passer par d’étroits chemins, la Kisaki avait revêtu une robe moins ample que celle qu’elle portait d’ordinaire. Cette robe glauque était en crêpe légèrement ridé comme la surface d’un lac qui frissonne sous le vent ; une large ceinture en toile d’or serrait la taille et formait un nœud énorme sur les reins. Une branche de chrysanthème en fleur était brodée sur l’un des bouts de cette ceinture. La reine avait dans les cheveux de grandes épingles blondes finement travaillées, et au-dessus du front un petit miroir rond entouré d’un rang de perles. Bientôt, un char magnifique, traîné par deux buffles noirs, s’avança devant le palais. Ce char, surmonté d’un toit et tout couvert de dorures, ressemblait à un pavillon. Il était clos par des stores que la Kisaki fit relever. Les princesses et les seigneurs prirent place dans des norimonos portés par un grand nombre d’hommes richement vêtus, et l’on se mit en route joyeusement. La journée est magnifique, une légère brise rafraîchit l’air, on ne sera pas incommodé par la chaleur. D’abord on traverse les jardins de la résidence. Le char écarte les branches fantasques qui se projettent sur les allées, il fait envoler les papillons et tomber les fleurs. Puis on atteint la muraille qui entoure le palais d’été et l’on franchit la haute porte surmontée par l’oiseau du mikado, le Foo-Houan, animal mythologique qui participa à la création du monde. On longe alors extérieurement les murailles, puis l’on prend un chemin bordé de hauts arbres qui conduit auprès des montagnes. C’est là que toute la cour descend pour continuer la route à pied. On forme des groupes, les serviteurs ouvrent les parasols, et l’on commence gaiement à gravir la montagne. La Kisaki marche la première, légère, joyeuse comme une jeune fille, elle court par instants, cueille des fleurs sauvages aux buissons ; puis, lorsqu’elle en a une provision trop ample, elle les jette sur le chemin ; les conversations s’engagent, les éclats de rire retentissent, chacun marche à sa guise ; quelques-uns des seigneurs retirent leur chapeau laqué qui ressemble à un bouclier rond et l’accrochent à leur ceinture puis ils fixent leur éventail ouvert sous leurs cheveux tordus en corde, de façon à ce qu’il leur fasse comme un auvent au-dessus du front. Par instant, une trouée dans les buissons laisse apercevoir la ville, qui semble s’étendre à mesure que l’on s’élève ; mais on ne s’arrête pas à la contempler, la première station devant avoir lieu sur la terrasse du temple de Kiomidz, c’est-à-dire le temple de l’Eau-Pure, d’où la vue est admirable. Ce temple s’appuie d’un côté sur des piliers de bois prodigieusement hauts qui descendent jusqu’au pied de la montagne ; de l’autre, il s’adosse à une roche taillée à pic il abrite sous sa large toiture recouverte de plaques en porcelaine bleue, une divinité à mille bras. Sur la terrasse couverte de gros cailloux, qui se projette devant la façade du temple, on a disposé des pliants pour que les nobles promeneurs se reposent et jouissent tout à leur aise de la beauté du point de vue. Ils arrivent bientôt et s’installent. Kioto s’étend sous leurs regards, avec ses innombrables maisons, basses mais élégantes, qui entourent le parc immense du Daïri, lac de verdure duquel surgit çà et là comme un îlot, un toit large et magnifique. On peut suivre des yeux la ligne claire que tracent les murailles autour du parc. Au sud de la ville, une rivière, l’Idogava, luit sous le soleil. La plaine, riche et bien cultivée, s’étend au delà. Un autre cours d’eau, la rivière de l’Oie-Sauvage, coule au centre de la ville, près de la forteresse de Nisio-Nosiro qui dresse ses hauts remparts et sa tour carrée coiffée d’un toit relevé des bords. Derrière la ville se déploie un demi-cercle de hautes collines couvertes de végétations et de temples de toutes sortes qui s’étagent sur les pentes, les escaladent et disparaissent à demi dans les feuillages et les fleurs. Les seigneurs se montrent les uns aux autres le temple d’Iasacca ou des Huit-Escarpements, la tour de To-Tsé, à cinq étages de toitures légères la chapelle de Guihon, qui ne contient qu’un miroir métallique de forme ronde, et qui est environnée d’un grand nombre de jolies maisons dans lesquelles on boit du thé et du saké ; puis en bas, vers la plaine, sur la route qui mène à Fusimi, la pagode colossale de Daïbouds, très haute, très magnifique, et qui contient dans l’enceinte de ses jardins le temple des Trente-Trois mille Trois cent Trente-Trois Dieux édifice très long et peu large. Les promeneurs s’extasient sur la beauté du site, ils se réjouissent de se perdre par le regard dans le réseau compliqué que forment les rues de la ville, pleines d’une foule brillante, les enclos, les cours, qui, de la-haut, ressemblent à des boîtes ouvertes ; d’un seul mouvement des yeux ils traversent Kioto ; près de la rivière, ils voient un grand espace libre, entouré d’une palissade, c’est le champ de manœuvre des cavaliers du ciel, quelques-uns galopent dans son enceinte, les broderies de leurs vêtements, leur lance, leur casque, jettent des éclairs. Les montagnes, d’un vert profond, mordent de leurs dentelures l’azur vif du ciel, quelques pics plus lointains ont des nuances violettes, l’atmosphère est si pure que l’on distingue nettement la petite ville de Yodo, rattachée à Kioto par le long ruban de la route qui traverse les champs dorés. La Kisaki se lève. — En route s’écrie-t-elle ; ne nous arrêtons pas trop longtemps ici, allons boire, plus haut, l’eau de la cascade d’Otooua, laquelle, a ce que prétendent les bonzes, donne la prudence et la sagesse. — N’y a-t-il pas une fontaine dont l’eau aurait la vertu de rendre fou et insouciant ? dit Simabara ; celle-là j’y tremperais plus volontiers mes lèvres. — Je ne vois pas ce que tu y gagnerais, dit une princesse en riant ; si la fontaine dont tu parles existe, tu as certainement goûté de son eau. S’il en était une qui donnât l’oubli de la vie et l’illusion d’un rêve sans réveil, dit le prince de Nagato de celle-là j je m’enivrerais. — Je me contenterais à ta place de celle qui donne la prudence, dit Fatkoura, qui n’avait pas encore échangé un mot avec Nagato. Cette voix amère et ironique fit tressaillir douloureusement le prince. Il ne répondit rien et se hâta de rejoindre la reine, qui gravissait un escalier de pierre façonné dans l’escarpement de la montagne. Cet escalier, bordé d’arbustes dont les branches entrelacées forment au-dessus de lui un réseau de verdure, conduit à la cascade d’Otooua. Déjà on entend le bruit de l’eau qui sourd du rocher par trois fissures et tombe d’assez haut dans un petit étang. La Kisaki arrive la première ; elle s’agenouille dans l’herbe et trempe ses mains dans l’eau pure. Un jeune bonze accourt qui tient une tasse d’or, mais la souveraine l’éloigne d’un geste, et, avançant les lèvres, elle aspire la gorgée d’eau contenue à grand-peine dans le creux de sa main, puis elle se relève et secoue ses doigts quelques gouttes tombent sur sa robe. — À présent, dit-elle en riant, Bouddha lui-même n’a pas plus de sagesse que moi. — Tu ris, dit Simabara ; pour moi, je crois à la vertu de cette eau, c’est pourquoi je n’en boirai pas. On prend un sentier très âpre. Son seul aspect fait pousser des cris d’inquiétude aux femmes. Quelques-unes déclarent qu’elles ne se risqueront jamais dans un pareil chemin, mais les seigneurs passent les premiers et tendent leur éventail fermé aux plus peureuses et l’on atteint le faîte de la montagne. Mais alors les cris d’épouvante redoublent. On a devant soi un petit torrent qui court en sautillant sur les pierres, il faut le franchir en enjambant de roche en roche au risque, en cas de maladresse, de tremper le pied dans l’eau. La Kisaki demande à Nagato l’appui de son épaule et elle passe. Quelques-unes de ses femmes la suivent, puis se retournent pour rire tout à leur aise de celles qui n’osent pas passer. Une jeune princesse s’est arrêtée au milieu de l’eau, debout sur une roche, elle serre les plis abondants de ses robes, et rieuse, un peu fâchée cependant, ne veut ni avancer ni reculer. Elle ne se décide à franchir le mauvais pas que sur la menace d’être abandonnée seule au milieu du torrent. On n’a plus que quelques pas à faire pour atteindre le Verger occidental qu’entoure une haie d’arbustes de thé. La reine pousse une porte à claire-voie et pénètre dans l’enclos. C’est le lieu le plus ravissant que l’on puisse voir. Le printemps, à cette hauteur, est un peu tardif, et tandis que dans la vallée les arbres fruitiers ont déjà laissé choir toutes leurs fleurs, ils sont ici en pleine éclosion. Sur les ondoiements du terrain très mouvementé et recouvert d’un épais gazon, les pruniers couverts de petites étoiles blanches, les abricotiers, les pommiers, les pêchers aux fleurs roses, les cerisiers couverts de fleurs pourpres, se courbent, se tordent, projettent de toutes parts leurs branches sombres dont la rudesse contraste avec la fragilité des pétales ouverts. Au centre du verger, on a étendu un grand tapis sur l’herbe, et une draperie de satin rouge soutenue par des mâts dorés palpite au-dessus. La collation est disposée sur ce tapis dans des porcelaines précieuses. C’est avec plaisir que les convives s’accroupissent devant les plateaux chargés de mets délicats ; la promenade a donné à tous de l’appétit. Les femmes s’installent en deux groupes à droite et à gauche de la Kisaki ; les hommes s’établissent en face d’elle à une distance respectueuse. La plus franche gaieté règne bientôt parmi la noble réunion : le rire jaillit de toutes les lèvres ; on cause bruyamment et personne ne prête l’oreille aux mélodies que fait entendre un orchestre, masqué par un paravent en fibres de roseau. Seule, Fatkoura garde un visage sombre et demeure silencieuse. La princesse Iza-Farou l’examine à la dérobée avec une surprise croissante, elle considère aussi de temps à autre le prince de Nagato, qui semble absorbé par une rêverie pleine de douceur, mais ne tourne jamais les yeux du côté de Fatkoura. — Que se passe-t-il donc ? murmure la princesse, il est certain qu’il ne l’aime plus moi qui croyais les noces si prochaines ! La collation terminée, la Kisaki se lève : Maintenant, dit-elle, au travail que chacun de nous s’inspire de la nature pour composer un quatrain en caractères chinois. On se disperse sous les arbres du verger ; chacun s’isole et réfléchit, les uns arrêtés devant une branche en fleur, d’autres se promenant lentement, les regards fixés à terre ou levant la tête vers ce que l’on voit de ciel à travers les constellations de fleurs blanches ou roses. Quelques indolentes s’étendent sur le gazon et ferment les yeux. Les couleurs fraîches et joyeuses des costumes éclatent gaiement sur la verdure et ajoutent un charme de plus au paysage. Bientôt tous les poètes sont rappelés. Le temps accordé à la conception du quatrain est passé. On se réunit, on s’assied sur le gazon. Des serviteurs apportent un grand bassin de bronze sur les flancs duquel se tordent des dragons sculptés, au milieu de branchages fantastiques. Ce bassin est plein d’éventails blancs, illustrés seulement d’une légère esquisse à un de leurs angles. C’est une touffe d’iris, quelques minces roseaux, une cabane près d’un lac vers lequel se penche un saule ébourriffé, un oiseau serrant entre ses griffes une branche d’amandier en fleur. Chaque concurrent prend un de ces éventails sur lequel on doit écrire la pièce de vers. On apporte aussi des pinceaux et de l’encre délayée. Bientôt les noirs caractères s’alignent en quatre rangées verticales sur la blancheur des éventails ; les poèmes sont terminés. Chaque poète lit le sien à haute voix. C’est la princesse Iza-Farou qui commence : LES PREMIÈRES FLEURS « Qu’il est fugitif dans la vie, l’instant, « Où l’on a que des joies, des espérances et pas de regrets ! « Au printemps, quel est le moment le plus délicieux ? « Celui où pas une seule fleur encore ne s’est fanée. » Une vive approbation accueille ce poème. Lorsque le silence s’est rètabli, Simabara prend la parole : L’AMOUR DE LA NATURE « Je lève la tête et je vois une troupe d’oies sauvages. « Parmi ces voyageuses une, qui tout à l’heure était en tête, se laisse dépasser par ses compagnes. « La voici qui vole derrière les autres. Pourquoi s’attarde-t-elle ainsi ? « C’est que des hauteurs du ciel elle contemple la beauté d’un point de vue. » — Bien bien s’écrièrent les auditeurs. Quelques princes répètent le dernier vers en secouant la tête avec satisfaction. On lit encore plusieurs quatrains, puis la Kisaki récite le sien : LA NEIGE « Le ciel est pur, les abeilles frissonnent au-dessus des parterres. « Une brise tiède court dans les arbres. « Elle fait tomber abondamment les fleurs de prunier. « Que c’est agréable la neige au printemps ! » — Tu es notre maître à tous s’écrie-t-on avec enthousiasme. Que sont nos vers à côté des tiens ! — Notre grand poète Tsourai-Iouki n’a jamais écrit un poème plus parfait que celui-ci, dit le prince de Nagato. — C’est de ce poète, en effet, que je me suis inspirée, dit la Kisaki en souriant de plaisir. Mais c’est à ton tour de lire, Ivakoura, ajouta-t-elle en levant les yeux sur le prince. Le prince de Nagato déploya son éventail et lut : LE SAULE « La chose que vous aimez le plus, que vous aimez mieux que nul ne pourrait l’aimer, « Elle appartient à un autre. « Ainsi le saule qui prend racine dans votre jardin. « Se penche, poussé par le vent, et embellit de ses rameaux l’enclos voisin. » — L’illustre Tikangué pourrait être ton frère, dit la Kisaki ; il n’est pas dans ses œuvres un quatrain supérieur à celui-ci. Je veux conserver l’éventail que ta main a illustré je t’en prie, abandonne-le-moi. Nagato s’approcha de la reine, et, s’agenouillant, lui remit l’éventail. Fatkoura, brusquement, récita ce quatrain qu’elle improvisait : « Le faisan court dans les champs il attire les regards par son plumage doré. « Il crie en cherchant sa nourriture. « Puis, il retourne vers sa compagne. « Et, par amour pour elle, il découvre involontairement le lieu de sa retraite aux hommes. » La reine fronça le sourcil et pâlit légèrement. Un mouvement de colère fit battre son cœur car elle comprit que Fatkoura, par cette improvisation, dirigeait contre le prince de Nagato et contre elle-même une calomnie outrageante ; elle insultait la souveraine avec l’intrépidité d’une âme qui a tout perdu et oppose à la vengeance un bouclier : le désespoir. La Kisaki, se sentant impuissante à punir, fut prise d’une vague terreur et elle dompta sa colère. Comprendre l’intention blessante des paroles de Fatkoura, n’était-ce pas avouer une coupable préoccupation, un intérêt indigne de sa majesté pour l’amour que par sa beauté elle avait fait naître dans le cœur d’un de ses sujets ? Elle complimenta Fatkoura d’une voix très tranquille sur l’élégance de son poème, puis elle lui fit remettre par un page le prix du concours. C’était un charmant recueil de poésies, pas plus grand que le doigt, la mode étant alors pour les livres d’être le plus petits possible. Quelques heures plus tard, tandis que le prince de Nagato, accoudé au rebord d’une terrasse, contemplait du haut de la montagne le soleil couchant qui épandait dans le ciel des effluves pourpres, la Kisaki s’approcha de lui. Il leva les yeux vers elle, croyant qu’elle voulait lui parler, mais elle se taisait ; les regards perdus à l’horizon et tout attristée, elle gardait une attitude solennelle. Les reflets de l’Occident empêchaient de voir sa pâleur. Elle dominait une émotion douloureuse et voulait retenir une larme qui frissonnait entre ses cils et troublait sa vue. Nagato éprouvait une sorte d’effroi, il sentait bien qu’elle allait lui dire quelque chose de terrible, il eût voulu l’empêcher de parler. — Reine, dit-il doucement comme pour éloigner le danger, le ciel ressemble à une grande feuille de rose. — C’est le dernier pétale du jour qui s’effeuille, dit la Kisaki, du jour qui tombe dans le passe, mais dont notre esprit gardera le souvenir comme d’un jour de joie et de paix, le dernier peut-être. Elle se détourna pour dérober les larmes qui, malgré elle, jaillissaient de ses yeux. Le prince avait le cœur serré par une angoisse inexprimable ; il était comme la victime qui voit te couteau au-dessus de sa gorge, il n’osait parler de peur de hâter le sacrifice. Tout à coup la Kisaki se retourna vers lui — Prince, dit-elle, j’avais ceci à te dire il faut que tu épouses Fatkoura. Nagato regarda la reine avec épouvante il vit ses yeux mouillés de larmes, mais pleins d’une résolution tranquille et irrévocable. Lentement il baissa la tête. — J’obéirai, murmura-t-il. Et tandis qu’elle s’éloignait précipitamment il cacha son visage dans ses mains et laissa éclater les sanglots qui l’étouffaient. Palais du mikado et de sa cour.
Hatin - Histoire politique et littéraire de la presse en France, tome 2.djvu/430
feuilles ; mais tel écrivain que ce soit, il y a à parier qu’il ne vaudra pas son prédécesseur. Ce critique avait le goût sur et exquis ; il maniait le sarcasme avec beaucoup de gaîte et de finesse, et, s’il n’était aussi savant, aussi profond que l’abbé Desfontaines, son prédécesseur, il avait plus de grâces et de légèreté. On ne doute pas que Voltaire et tout le parti encyclopédiste ne triomphe de cette perte pour la littérature. » Il ne dépendit pas d’eux en effet que cette feuille si incommode ne fût supprimée ; et tandis qu’ils intriguaient pour la tuer, des compétiteurs avides s’efforçaient, d’un autre côté, de s’en emparer. Linguet, entre autres, le futur auteur des ''Annales politiques'', aurait, dit-on, convoité la succession de Fréron. Nous ne savons ce qu’il y a de vrai dans cette assertion ; mais ce qui est plus positif, c’est qu’il fut l’un des rares défenseurs de l’Année littéraire et du jeune Fréron. Réfutant, « contre la loi générale qu’il s’était faite de ne point parler de ces petites superfétations dont notre littérature n’abonde que trop », une brochure, la ''Satyre des satyres'', « qui n’était qu’un tissu d’injures dans le genre de celles dont M. ''Harpula'' a rempli, dans tous les temps, les feuilles où on l’a admis à travailler », et dans laquelle l’Année littéraire, et le jeune homme qui en était l’héritier, étaient indignement maltraités, il s’exprime ainsi (''Annales'', t. 4, p. 293.) : <references/>
Proudhon - De la justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1.djvu/505
dynastique et le serment de fidélité à la personne royale. Dans ce système il est de principe que la Justice, ou ce qu’on appelle de ce nom, penche toujours du côté du supérieur contre l’inférieur : ce qui, sous l’apparence d’une autocratie inéluctable, est l’instabilité même. Et, chose triste, tout le monde est ici complice du prince, l’esprit d’égalité que la Justice crée dans l’homme étant neutralisé ou aboli par le préjugé contraire, que rend invincible l’aliénation de toute force collective. D. — ''Comment, dans ce travestissement de la Justice, de la société et du pouvoir, se conserve l’unité ?'' R. — La nature des choses veut que l’unité résulte de la balance des forces, rendue obligatoire par la Justice, qui devient ainsi le véritable souverain, et donne la consigne à tous les participants de la puissance publique. Maintenant l’unité consistera dans l’absorption en la personne du prince de toute faculté, de tout intérêt, de toute initiative : c’est la mort sociale. Et comme la société ne peut ni mourir ni se passer d’unité, l’antagonisme s’établit entre la société et le pouvoir, jusqu’à ce qu’arrive la catastrophe. D. — ''Dans cet état de choses, l’amoindrissement du pouvoir a semblé de tout temps une garantie pour la société : sur quoi portera la réduction ?'' R. — À part ce que le prince possède à titre de patrimoine ou domaine privé ; à part aussi le commandement des armées, la perception de l’impôt et la nomination des fonctionnaires, le principe est qu’il abandonne le surplus, terres, mines, cultures, industries, transports, banques, commerce, éducation, à la libre jouissance, disposition absolue, concurrence effrénée ou coalition immorale de classe privilégiée. Ce qui est du domaine économique est censé ne le regarder plus ; il ne doit se mêler de rien. En un mot, l’abandon à une caste de feudataires de la véritable force sociale, voilà ce que l’on appelle limite du pouvoir, et qu’on décore du nom de libertés publiques. Transaction absurde, qu’aucun gouvernement n’est maître de tenir, et qui ne tardera pas à devenir un nouveau ferment de révolution. <references/>
Deux chanceliers/01
Julian Klaczko Deux chanceliers Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 9, 1875 (p. 721-763). 02 ► journal3e périodeDeux chanceliersJulian Klaczko1875ParisCtome 9Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvuRevue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/9721-763 DEUX CHANCELIERS I. LES MISSIONS DU PRINCE GORCHAKOF ET LES DEBUTS DE M. DE BISMARCK. En inaugurant la longue et charmante série de ses Parallèles par le double récit de la vie de Thésée et de Romulus, le bon vieux Plutarque éprouve quelque embarras à justifier une pareille association de deux héros : il ne sait leur découvrir que des traits de ressemblance bien vagues en somme et peu concluans. « A la force ils ont joint l’intelligence ; tous deux ils ont enlevé des femmes, et pas plus l’un que l’autre ils n’ont été exempts de chagrins domestiques ; même ils ont fini l’un comme l’autre par s’attirer la haine de leurs contemporains. » Ce n’est pas certes à des traits semblables, — qui d’ailleurs dans l’espèce porteraient presque tous à faux, — qu’en serait réduit l’écrivain de nos jours qui voudrait réunir dans une étude d’ensemble les deux figures les plus saillantes de la politique contemporaine : les deux chanceliers actuels de l’empire russe et de l’empire d’Allemagne. L’association, ici, se justifierait d’elle-même, car elle s’impose à tout esprit réfléchi, à quiconque a médité les événemens des quinze ou vingt dernières années. Le Plutarque moderne qui entreprendrait d’écrire la vie de ces deux hommes illustres résisterait facilement, il nous semble, à la tentation de trop rechercher ou de forcer les analogies dans un sujet où les rapprochemens abondent si naturellement et sans la moindre pression ; peut-être aurait-il plutôt à se mettre en garde contre des répétitions obligées et des redites fastidieuses en présence d’une communauté d’idées et d’une harmonie d’action comme en a rarement connu l’histoire chez deux ministres dirigeant deux différens empires. Ce n’est pas, le lecteur s’en doute bien, un travail de ce genre qu’on a voulu entreprendre dans les pages qui vont suivre. A peine y a-t-on hasardé la très légère esquisse d’un tableau qui, pour être tant soit peu complet et satisfaisant, eût demandé des proportions bien autrement grandes et surtout une main bien autrement habile. Sans prétendre apporter ici des matériaux nouveaux et inédits, ni même réunir tous ceux qui sont déjà connus, on a seulement fait choix de quelques-uns, essayé de les ranger, de les coordonner de manière à faciliter certaines perspectives. On a dû renoncer à vouloir donner aux différentes parties une valeur égale de dessin et de ton, et on ne s’est pas même astreint à suivre dans le récit une marche bien régulière et méthodique. Devant un sujet aussi vaste et qui présente tant de faces et de facettes, on a cru qu’il était permis, qu’il était même parfois utile de varier les points de vue et de multiplier les aspects. I Comme les Odoïefski, les Obolenski, les Dolgorouki et mainte famille aristocratique sur les bords de la Moskova et de la Neva, les Gortchakof se font gloire, eux aussi, de descendre des Rourik ; plus distinctement ils prétendent tirer leur origine d’un des fils de Michel, grand-duc de Tchernigof, mis à mort vers le milieu du XIIIe siècle par les Mongols de Batou-khan, et proclamé depuis martyr de la foi, élevé même au rang des saints de l’église orthodoxe. On ne rencontre toutefois que très peu d’illustrations du nom de Gortchakof dans les sombres et émouvantes annales de la vieille Russie : l’époque qui précéda l’avènement des Romanof connut surtout un Pierre Ivanovitch Gortchakof, commandant infortuné de Smolensk, qui rendit aux Polonais cette place forte célèbre après deux années d’une résistance énergique et désespérée. Il fut emmené à Varsovie, et là en 1611, avec le tsar Vassili, les deux princes Schouyski, Séhine et nombre de boïars puissans, il dut faire partie du fameux. « cortège de captifs » que le grand-connétable Zolkiewski présenta un jour, — honorificentissime, dit la relation du temps, — au roi et au sénat de la république sérénissime. Ce n’est que dans la seconde moitié du siècle dernier, sous le règne de Catherine II, qu’un prince Ivan Gortchakof réussit, grâce surtout à son mariage avec une sœur de l’opulent et redoutable Souvorof, à relever l’éclat de son antique maison, qui depuis n’a cessé de se distinguer dans les différentes branches du service de l’état, principalement dans la carrière des armes. La France contemporaine a gardé le souvenir de deux princes Gortchakof, deux vieux soldats de Borodino qui se sont illustrés pendant la guerre d’Orient. L’un commanda l’aile gauche, des troupes russes aux batailles de l’Alma et d’Inkerman ; l’autre, le prince Michel, fut le généralissime des armées du tsar en Crimée, et lia son nom d’une manière impérissable à la défense héroïque de Sébastopol. Il gouverna après le royaume de Pologne comme lieutenant de l’empereur, et devint ainsi, — exemple saisissant des vicissitudes de l’histoire, — le représentant suprême de la dure domination étrangère dans cette même ville de Varsovie où l’un de ses ancêtres avait figuré jadis dans un cortège mémorable de vaincus. Du reste, si ce rapprochement s’est jamais présenté à l’esprit du prince Michel, il n’a dû y puiser que des inspirations dignes de son âme ; il gouverna le pays subjugué avec modération et bienveillance, et laissa après lui le renom d’un homme aussi intègre dans l’administration civile qu’intrépide à la guerre. Le cousin du prince Michel et chancelier actuel de l’empire, Alexandre Mikhaïlovitch Gortchakof, naquit en 1798, fit fut élevé dans ce lycée de Tsarskoë-Sélò qui a sa place distincte dans l’histoire pédagogique de la Russie. Fondé par Catherine II comme maison d’éducation modèle pour la jeunesse aristocratique de l’empire, le lycée a brillé d’un grand éclat sous le règne d’Alexandre Ier, bien que les Rollin et les Pestalozzi eussent certainement eu plus d’une réserve à faire à l’égard d’un collège qui ne formait ses élèves qu’en vue du grand monde et estimait les fortes études classiques un bagage trop lourd à emporter dans les sphères éthérées des plaisirs et des élégances. Presque tous les professeurs de l’établissement étaient des étrangers, des gens marqués au coin du XVIIIe siècle, esprits déliés, quelque peu légers, et voltairiens plus que de raison. Le plus éminent parmi eux, le professeur de la littérature française, celui qui initia le futur chancelier dans cette langue de Voltaire dont il connaît si bien les tours et les détours, fut un Genevois qui, sous le nom inoffensif de M. de Boudry, en cachait un autre d’une signification terrible. M. de Boudry était tout simplement le propre frère de Marat, le sinistre conventionnel. Ce fut l’impératrice Catherine qui, « pour faire cesser un scandale, » avait imposé ce changement patronymique à M. le professeur Marat, sans cependant parvenir à lui faire changer d’opinions, qui demeurèrent invariablement « jacobines ; » il mourut dans l’impénitence finale d’une admiration hautement avouée pour l’ami du peuple, indignement calomnié. De cette éducation aux mérites très discutables, le jeune Gortchakof sut retirer un suc généreux et fortifiant ; il sortit de Tsarskoë-Sélò avec des connaissances variées et solides ; chose surprenante, il en sortit même bon latiniste, et ce dernier point est demeuré l’éternel étonnement de ses condisciples ainsi que des générations qui suivirent. Il est sûr néanmoins que le chancelier sait citer Horace avec tout l’à-propos de feu le roi Louis XVIII, de spirituelle mémoire ; une de ses dépêches les plus connues emprunte ingénieusement à Suétone un passage éloquent sur la distinction à établir entre la liberté et l’anarchie. Après ses connaissances classiques, ce que le chancelier aime surtout à rappeler de sa jeunesse, c’est qu’il a été le condisciple et qu’il est resté l’ami du grand poète national Pouchkine, souvenirs d’autant plus honorables que cette liaison a pu avoir ses inconvéniens à certaines époques. Lorsque sur l’ordre de l’empereur Alexandre Ier, à la suite de nous ne savons plus quelle ode déplaisante, le jeune chantre de Rouslan et Loudmila fut interné dans un village obscur, au plus profond de la Russie, deux seulement de ses anciens camarades de lycée eurent le courage d’aller l’y voir et lui porter leurs condoléances, et l’un de ces adolescens intrépides fut le prince Gortchakof. On trouve dans l’œuvre de Pouchkine quelques couples de vers écrits d’un ton enjoué et badin, et qui n’empruntent leur intérêt qu’au nom d’Alexandre Mikhaïlovitch, à qui ils sont adressés. Dans l’une de ces pièces juvéniles, Pouchkine souhaite à son ami « d’avoir Cupidon pour compagnon inséparable jusqu’aux bords du Styx, et de s’endormir sur le sein d’Hélène dans la barque même de Charon,... » souhaits inconsidérés et que la malignité des humains n’eût pas certes manqué d’exploiter dans la suite, si fort heureusement le chancelier n’avait su préserver ses vieux jours de toute séduction décevante, et éviter jusqu’à l’apparence d’un Ruy Gomez arctique. Le poète fut mieux inspiré une autre fois, alors que, parlant de leur vocation si différente, il prédit à Alexandre Mikhaïlovitch des destinées magnifiques et l’appela « le fils chéri de la fortune. » La fortune fut toutefois lente à reconnaître son enfant et à lui faire la part qu’il méritait. Entré de bonne heure au département des affaires étrangères, attaché de la suite de M. de Nesselrode dès les congrès de Laybach et de Vérone, le prince Gortchakof avait déjà dépassé de longtemps ce que Dante nomme le mezzo del cammin di vita et touchait même de très près la cinquantaine, qu’il n’était encore que ministre plénipotentiaire auprès d’une petite cour d’Allemagne. Un événement heureux vint enfin le signaler à la bienveillance du maître et le faire distinguer dans ces limbes diplomatiques, dans ces régions « exemptes de pleurs, mais remplies de soupirs, » qui dans le langage de la carrière s’appellent les postes secondaires. Dans un moment de faiblesse paternelle, l’empereur Nicolas avait un jour consenti à l’union de sa fille, la grande-duchesse Marie, avec le duc de Leuchtenberg, « le fils d’un Beauharnais, officier catholique au service du roi de Bavière, » comme on se le chuchotait avec tristesse dans les cercles intimes du Palais-d’Hiver. Nicolas n’était pas homme à revenir sur une parole donnée, mais il n’en sentit pas moins l’aiguillon de ce que son entourage ne cessait d’appeler une mésalliance, et l’amertume augmenta alors qu’aucun des membres étrangers de la famille impériale ne vint assister aux brillantes fêtes qui précédèrent ou suivirent la cérémonie nuptiale. Le malheur voulut que bientôt après une proche cousine du nouveau gendre impérial et fille de l’ex-roi Jérôme épousât un Russe enrichi dans l’industrie, prince dans la vallée de l’Arno, mais à peine gentilhomme sur les bords de la Neva, — accident fâcheux et qui, au dire des courtisans consternés, faisait de l’autocrate de toutes les Russies le parent de l’un de ses sujets ! Il devenait urgent d’effacer toutes ces impressions pénibles et de prendre par une alliance éclatante la revanche incontestable de tant de déceptions. On s’était flatté un moment de pouvoir faire accepter la grande-duchesse Alexandra à un archiduc d’Autriche ; mais on avait dû se rabattre sur un prince de Darmstadt. Pour la grande-duchesse Olga, la plus belle et la plus aimée des filles de l’empereur, on avait jeté son dévolu sur le seul prince royal alors disponible, l’héritier présomptif du trône de Wurtemberg, de l’antique et illustre maison de Souabe. Le projet ne fut pas d’une exécution si facile. Le bon peuple souabe n’y goûtait guère ; un mariage russe l’inquiétait pour ses libertés constitutionnelles. Ce qui était plus grave, c’est que le vieux roi Guillaume de Wurtemberg lui-même, souverain honnête, libéral, mais entêté entre tous, se montrait quelque peu récalcitrant, et cumulait comme à plaisir les moyens dilatoires. D’autres objections vinrent encore de divers côtés ; mais le ministre plénipotentiaire russe à Stuttgart, l’ancien condisciple de Pouchkine, sut les écarter toutes avec une habileté consommée : à force d’art et d’adresse, il parvint à établir la grande-duchesse Olga dans la famille royale de Wurtemberg. La joie de l’empereur Nicolas fut grande et expansive, et le Palais-d’Hiver chanta les louanges du diplomate paranymphe. Après un succès pareil, le prince Gortchakof pouvait certes demander à être avancé dans la carrière, rapproché de quelques jalons vers cette ambassade de Vienne qu’on s’accordait à considérer comme le but suprême de son ambition. Il n’en fit rien cependant, et montra une patience admirable, — la patience du patriarche Jacob auprès de Laban, fils de Nahor. Au stage de quatre ans qu’il avait déjà fait à Stuttgart, Alexandre Mikhaïlovitch se déclara tout prêt à en ajouter un second d’un terme encore plus prolongé, si besoin était : il promit à l’impératrice-mère de rester indéfiniment près de la grande-duchesse Olga, de lui servir de guide et de conseil dans un pays étranger et au milieu d’un entourage tout nouveau pour elle. Si exigu que fût le terroir, il ne désespéra point d’y croître sous ce rayon de beauté et de grâce qui venait directement du grand soleil boréal, et il garda en effet ce poste de Stuttgart encore pendant huit longues années... Tenues grandia conamur ! Du reste, tout poste d’observation est bon pour quiconque sait dresser ses lunettes et interroger les astres : le ministre résident à Stuttgart eut des intelligences étendues, et trouva le moyen d’informer son gouvernement sur bien des choses qui dépassaient les limites comme l’horizon du petit royaume de Wurtemberg. Vint bientôt l’année 1848 avec ses catastrophes terribles, avec ces grands ébranlemens révolutionnaires qui ajoutent à l’expérience des plus expérimentés, qui éclairent d’une lueur subite les profondeurs ignorées de la nature humaine, et, pour parler avec Milton, rendent visibles jusqu’aux ténèbres. Une telle leçon d’histoire ne passa pas sans profit, on s’en doute bien, pour l’ancien, élève de Tsarskoë-Sélò ; les salons et les cabinets n’avaient plus depuis longtemps de secrets pour lui ; il connut maintenant ceux du forum et des carrefours. Le voisinage de Francfort, siège du fameux parlement, lui permit d’étudier de près et dans toute son ampleur l’agitation allemande de cette époque mémorable ; il sut en marquer d’avance les phases tour à tour naïves, burlesques et odieuses, et prédire de bonne heure l’avortement immanquable d’une révolution dont les flots surmontés sont venus cependant un jour écumer jusque dans les rues ordinairement si paisibles de Stuttgart. C’était au mois d’avril 1849. Devançant de vingt ans l’œuvre redoutable de 1870, le parlement de Francfort venait de constituer un empire allemand à l’exclusion de l’Autriche et d’en décerner la couronne au roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV. Le roi de Prusse hésita et finit par se récuser, les autres princes germaniques se soucièrent bien moins encore de souscrire à un arrêt qui impliquait leur abdication ; mais ce n’était point là le compte de la démagogie allemande. Elle s’éprit subitement d’enthousiasme pour cette constitution que la veille encore elle avait dénoncée comme réactionnaire, attentatoire aux libertés du peuple, et prétendit imposer de force aux divers souverains d’Allemagne le vasselage prussien décrété à Francfort. Dans le Wurtemberg, la chambre des députés vota une adresse pressante, impérieuse, pour arracher au roi la reconnaissance de l’empereur Frédéric-Guillaume IV. Le monarque répondit par un refus ; l’émeute gronda sur la place publique, et la cour dut chercher refuge à Ludwigsbourg devant une capitale en délire. « Je ne me soumets pas à la maison de Hohenzollern, avait dit le vieux roi Guillaume de Wurtemberg à la députation de la chambre, je dois à mon pays de ne pas m’y soumettre, je le dois à mon peuple et à moi-même. Ce n’est pas pour moi que je parle de la sorte, je n’ai plus que bien peu d’années à vivre ; la conduite que je tiens, c’est mon pays, c’est ma maison, c’est ma famille, qui m’en font un devoir... » Témoin bien ému de ces scènes agitées, de cette protestation pathétique du beau-père d’Olga « pour la maison, pour la famille de Wurtemberg, » Alexandre Mikhaïlovitch ne se doutait guère alors assurément qu’un jour, comme chancelier de l’empire russe, il deviendrait l’auxiliaire le plus utile, le soutien le plus constant d’une politique entreprenante, audacieuse, appelée à réaliser en tous points le programme des émeutiers de Stuttgart et à faire de la reine Olga la vassale du Hohenzollern. Ce n’était là toutefois que le prologue bruyant d’un drame encore bien lointain, et l’année 1850 put même se flatter de voir disparaître en Allemagne jusqu’aux dernières traces d’une agitation qui n’avait fait qu’étonner l’Europe au lieu de l’éclairer et de l’avertir. Vers la fin de cette année 1850, la confédération germanique était de nouveau rétablie dans les termes de l’ancien pacte de Vienne ; le Bundestag allait reprendre ses paisibles délibérations, et le prince Gortchakof se trouvait tout naturellement indiqué pour représenter le gouvernement russe auprès de la diète de Francfort. Alexandre Mikhaïlovitch eut désormais sa place marquée dans un grand centre d’affaires politiques où le mérite personnel du ministre empruntait encore un éclat particulier à la fortune extraordinaire que les derniers événemens venaient de créer à son auguste maître. L’influence russe, de tout temps très considérable auprès des maisons régnantes d’Allemagne, s’était accrue prodigieusement, on s’en souvient, avait atteint son apogée à la suite de l’ébranlement de février. Demeuré seul à l’abri de la tourmente révolutionnaire qui avait envahi presque tous les états du continent, l’empire des tsars apparaissait alors comme le boulevard le plus solide des principes d’ordre et de conservation. « Humiliez-vous, nations, Dieu est avec nous ! » s’était écrié l’empereur Nicolas dans une proclamation célèbre, et, sans trop s’offusquer d’un langage qui faisait de Dieu en quelque sorte le complice d’un immense orgueil humain, l’Europe monarchique n’eut que des acclamations pour un prince qui après tout travaillait avec un désintéressement remarquable au rétablissement des autorités légitimes et au maintien de l’équilibre du monde. Il est juste de reconnaître en effet que, dans ces années si agitées de 1848-50, l’autocrate du nord n’usa de son influence, comme de son épée, que pour raffermir les trônes chancelans et faire respecter les traités. Il protégea efficacement le Danemark, sur lequel s’étendit dès cette époque la main rapace de la Germanie, et il fut le plus ardent à provoquer un concert des puissances qui finit par arracher aux Allemands la proie tant convoitée. Il intervint directement en Hongrie, et aida de ses forces militaires à y écraser une insurrection formidable qui avait ébranlé jusque dans ses fondemens l’antique empire des Habsbourg, miné à la fois par des troubles intérieurs et une guerre d’agression que lui suscitait à deux reprises le royaume de Piémont. Peu porté déjà par ses principes et ses intérêts à favoriser cette Allemagne unitaire « dont la première pensée a été une pensée d’extension injuste, le premier cri un cri de guerre, » il pesa plus tard de tout son poids pour amener le rétablissement pur et simple de la confédération germanique sur les bases d’avant 1848. Les liens de parenté et d’amitié qui l’unissaient à la cour de Berlin ne furent jamais assez forts pour lui faire abandonner un seul instant la cause de la souveraineté des princes et de l’indépendance des états, et, malgré l’affection sincère qu’il portait à « son beau-frère le poète, » il n’épargna au roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV ni l’évacuation des duchés, ni les dures conditions d’Olmutz. Défenseur du droit européen sur l’Eider et le Mein, du droit monarchique sur la Theiss et le Danube, pacificateur de l’Allemagne et, pour ainsi dire, grand justicier de l’Europe, Nicolas eut à ce moment de l’histoire une grandeur véritable, un prestige immense, bien mérité en somme, et qui ne laissait pas de rejaillir sur les agens chargés de représenter à l’étranger une politique dont personne n’osait contester la fermeté inébranlable et la parfaite droiture. En accréditant le prince Gortchakof auprès de la confédération germanique, l’empereur Nicolas, par une lettre autographe datée du 11 novembre 1850, saluait dans la réunion de la diète de Francfort « un gage du maintien de la paix générale, » et caractérisait ainsi d’un trait profond et judicieux la mission honorable et bienfaisante échue à cette diète dans l’ordre de choses créé par les traités de 1815. Quelque légitimes qu’aient pu être les griefs des libéraux allemands contre la politique intérieure du Bund et ses tendances peu favorables au développement du régime constitutionnel, on ne saurait nier cependant qu’au point de vue européen, et par rapport à l’équilibre et à la paix générale du monde, ce ne fût là une conception merveilleuse, bien propre à sauvegarder l’indépendance des états et à empêcher toute perturbation profonde au sein de la famille chrétienne. Les esprits chimériques et mercantiles du temps, les coryphées de Manchester et les publicistes riches d’au moins « une idée par jour » venaient d’imaginer en ce moment de déclarer « la guerre à la guerre, » de pousser au désarmement universel, à l’abolition de l’esclavage militaire, et convoquaient à cet effet des congrès de paix bruyans sur les divers points du globe. Ils eurent même un jour la naïveté d’en convoquer un à Francfort, sans se douter qu’à côté d’eux, et précisément dans ce Bundestag de si modeste apparence, siégeait depuis longtemps un congrès de paix véritable, permanent, un congrès qui faisait le bien dans la mesure du possible, et qui avait de plus l’avantage de ne pas être ridicule. Placée au centre même de l’Europe, séparant par son corps épais et difficilement mobile les grandes puissances militaires qui bordaient pour ainsi dire notre vieux continent, puissance forcément neutre et presque arbitrale sur ces vastes champs où se décidaient autrefois les destinées des empires, la confédération germanique formait un ensemble d’états assez cohérent et compacte pour repousser tout choc du dehors, pas assez pour devenir agressif lui-même et menacer la sécurité des voisins. Bien des années plus tard, et déjà comme chancelier de l’empire, le prince Gortchakof devait encore, dans une circulaire célèbre, rendre hommage à cette combinaison salutaire du Bund, « combinaison purement et exclusivement défensive, » qui permettait de localiser une guerre devenue inévitable, « au lieu de la généraliser et de donner à la lutte un caractère et des proportions qui échappent à toute prévision humaine, et qui dans tous les cas accumuleraient les ruines et feraient verser des torrens de sang. » En effet, si, dans ce long demi-siècle qui a séparé le congrès de Vienne de la bataille néfaste de Sadowa, les frontières des états ont si peu changé malgré tant et de si grands changemens dans leur politique intérieure, si la révolution de juillet, la campagne de Belgique, et jusqu’aux guerres de Crimée et d’Italie ont pu avoir lieu sans troubler notablement la balance des nations, ni les léser dans leur indépendance, on en fut redevable surtout à ce Bundestag tant méconnu, qui par son existence même, par sa position et le rouage de son mécanisme compliqué, empêchait tout conflit de devenir aussitôt une conflagration générale. Il est douteux que la cause de l’humanité et de la civilisation, ni même la cause que représente plus spécialement le chancelier de l’empire russe avec tant de facilité et d’éclat, aient considérablement gagné à voir cette ancienne « combinaison » remplacée de nos jours par une autre beaucoup plus simple, il est vrai, mais peut-être bien aussi beaucoup moins rassurante. Tout en s’acquittant avec zèle des devoirs de sa charge auprès de la confédération germanique, Alexandre Mikhaïlovitch continuait d’occuper le poste de ministre plénipotentiaire à Stuttgart. Il tenait à honneur de remplir jusqu’au bout sa mission de confiance et d’intimité auprès de la grande-duchesse Olga, et partageait son temps entre la ville libre sur le Mein, siège du Bund, et la petite capitale sur les rives du Neckar, où lui souriait toujours une protection chaleureuse et aimable. A Francfort, il se plaisait surtout dans la société de son collègue de Prusse, jeune lieutenant de la landwehr tout à fait novice dans la carrière diplomatique et qu’attendaient encore des destinées prodigieuses. Là aussi s’était fixé, depuis bien des années déjà, une grande célébrité russe, un poète qui fut à la fois un homme de cour influent, et qui ne pouvait manquer d’être recherché par un diplomate amoureux des choses de l’esprit, ancien condisciple de Pouchkine. Le bon et doux Vassili Joukofski n’avait certes en lui rien du génie de Pouchkine, ni de son caractère indépendant et fougueux. Versificateur plutôt habile et traducteur ingénieux qu’esprit créateur et original, nature quelque peu molle et contemplative, le chantre autrefois si renommé d’Ondine avait de bonne heure fait sa paix avec la société officielle, telle que l’avait façonnée la volonté despotique de Nicolas, et s’était toujours réchauffé aux rayons de la faveur impériale. Les dignités et les honneurs ne lui ont pas manqué dans sa longue carrière de poète bien pensant et agréable à la cour ; il eut toutefois une mission beaucoup plus importante et honorable : il fut chargé de diriger l’éducation de l’héritier présomptif, Alexandre, l’empereur actuel, et de son frère le grand-duc Constantin. Joukofski se voua à cette tâche avec cœur et intelligence, et il sut conserver l’affection de ses deux augustes élèves jusqu’à la fin de ses jours, ainsi qu’en témoigne entre autres une correspondance suivie qu’il entretenait encore avec eux de Francfort, et qu’on vient de publier tout récemment. Après avoir achevé l’éducation des grands-ducs, il fit un voyage d’agrément en Allemagne, trouva à Dusseldorf une compagne de vie bien plus jeune que lui, mais partageant tous ses goûts, et jusqu’à ses charmantes faiblesses, et finit par élire domicile sur les bords du Mein, à Francfort. Ainsi qu’il arrive à plus d’un de ses compatriotes, Joukofski, tout en demeurant à l’étranger, et en répugnant même bien manifestement de retourner dans son pays natal, ne s’ingéniait pas moins à trouver l’Occident misérablement déchu et corrompu, et à ne plus espérer que dans la « sainte Russie » pour la rénovation et le salut d’un monde envahi et possédé par le démon de la révolution. Les événemens de février ne firent que l’affermir dans ces sombres visions, et le plonger de plus en plus dans un mysticisme inquiet, parfois même irritant, mais le plus souvent inoffensif et non dépourvu d’une certaine grâce maladive. La campagne de Hongrie fit un moment diversion à ses tristes pensées et le remplit d’allégresse. Ce n’était pas tant la gloire dont se couvrait l’armée russe qui souriait à son esprit ; ce n’était point même le triomphe remporté par l’épée russe, l’épée de saint Michel, sur « la bête impure : » ses vœux, ses espérances allaient bien plus loin. Il espérait, — ainsi écrivait-il à son élève impérial, — que le grand tsar saura mettre à profit la puissance que Dieu venait de lui donner et « résoudre un problème devant lequel avaient échoué les croisades, » c’est-à-dire qu’il chassera de Byzance l’infidèle et délivrera la terre sainte... Mme Joukofska, bien que née protestante, sentait à l’unisson de son mélancolique époux ; son âme avait besoin d’un « principe d’autorité » qui lui faisait défaut dans la confession réformée, et qu’elle alla chercher un jour dans l’église orthodoxe, à la grande joie du poète, sans cependant parvenir à y trouver une pleine quiétude. C’était parfois dans le salon des Joukofski des entretiens étrangement variés et bizarres sur la littérature, la politique, les destinées glorieuses de la sainte Russie, l’inanité de la civilisation moderne, la nécessité « d’une nouvelle éruption du christianisme » et sur maintes choses invisibles et « ineffables. » De temps en temps venait tomber au milieu de ce salon, comme une apparition fantastique, comme un revenant du monde des esprits, un génie bien autrement original et puissant, mais aussi bien autrement tourmenté et ravagé que le bon poète de la cour et ancien précepteur des grands-ducs. Après avoir dévoilé les plaies hideuses de la société russe d’une main vigoureuse, implacable, après avoir présenté à sa nation, dans les Ames mortes et dans l’Inspecteur, un tableau de ses vices effrayant de vérité et de vie, Nicolas Gogol désespéra tout à coup de la civilisation, du progrès, de la liberté, se prit à adorer ce qu’il avait brûlé, n’estima plus que la Moscovie barbare, ne vit de salut que dans le despotisme, se crut en état de péché « insondable » et se mit en quête de la miséricorde divine qui le fuyait toujours. Il alla de Saint-Pétersbourg tantôt à Rome, tantôt à Jérusalem, tantôt à Paris, cherchant partout un apaisement à son âme déchirée ; puis il revenait de temps en temps vers Joukofski, passait des semaines entières dans sa maison, y exhortant ses amis à la prière, à la contrition, à la contemplation des divins mystères. C’étaient alors des discussions sans fin, sans trêve, sur les « païens de l’Occident, » sur une « croisade » qui approchait, sur le rachat de l’humanité coupable par une race non souillée encore et qui avait gardé sa foi. A plusieurs reprises, les médecins durent intervenir pour faire cesser une intimité qui n’était pas exempte de péril. Un jour on trouva Gogol mort d’inanition et prosterné devant les saintes images dans l’adoration desquelles il s’était oublié ! .. Qu’on veuille bien nous pardonner cette courte digression, elle fait connaître l’état des esprits dans un certain monde russe vers la fin du règne de Nicolas, et ajoute un trait curieux au tableau des origines de la guerre d’Orient... On aime du reste à se représenter Alexandre Mikhaïlovitch dans ce salon des Joukofski, tel soir par exemple, pendant tel assaut d’armes spirituelles du pauvre Gogol. Le diplomate, aussi lettré que sceptique, était certainement fait pour reconnaître les éclairs vifs et brillans qui sillonnaient ces nuages remués par un grand esprit en désordre, et pour démêler plus d’une pensée forte et saisissante au milieu des étranges divagations sur une croisade imminente et la prochaine délivrance de Sion... Qui l’eût cru pourtant ? c’étaient ces mystiques, c’étaient ces hallucinés, qui avaient le pressentiment juste et voyaient les signes du temps ! Pendant que Joukofski composait son « commentaire sur la sainte Russie, » et que Gogol se mortifiait devant les icônes, l’empereur Nicolas roulait dans son âme la grande pensée d’une croisade, et préparait dans le plus profond mystère la mission du prince Menchikof... Que le monarque qui avait tant fait pour l’apaisement de l’Europe et le maintien de l’équilibre se fût tout à coup décidé à jeter un tel brandon de guerre au milieu du continent à peine raffermi, que d’un autre côté l’autocrate ait précisément attendu cette époque de calme relatif et du rétablissement de l’ordre général pour annoncer ses desseins, au lieu de les exécuter hardiment quelques années auparavant, pendant la tourmente révolutionnaire qui paralysait presque toutes les puissances, et alors que ses armées étaient déjà au cœur même de la Hongrie et dominaient les rives du Danube, — ce sera là, pour l’historien impartial, la preuve évidente de la bonne foi avec laquelle le tsar entreprenait sa fatale campagne, du mystique aveuglement qui guidait à ce moment son esprit, et de la conviction profonde qu’il avait de la justice de sa cause. Le prince Gortchakof partagea-t-ii au même point les illusions du maître ? Il est permis d’en douter ; il est permis de supposer qu’à l’instar des Kissélef, des Meyendorf, des Brunnow et de tous les diplomates distingués de la Russie d’alors, sans en excepter le chancelier de l’empire, le vieux comte Nesselrode, il eut conscience de l’énorme erreur où tombait un prince superbe qui n’admettait pas d’objections et entendait être « son propre ministre des affaires étrangères. » Cela n’empêcha point naturellement le représentant russe auprès de la confédération germanique de remplir son devoir avec tout le zèle que commandaient des circonstances aussi critiques, et de mettre les ressources variées de son esprit au service de son pays dans la sphère d’action qui lui était réservée. L’action ne laissait pas d’être d’une importance véritable. Dans le Bundestag se concentraient non-seulement tous les efforts des états secondaires de la confédération, mais là aussi venaient aboutir ou se refléter les projets, les préparatifs et jusqu’aux velléités des deux principales puissances germaniques, dont la Russie d’un côté ainsi que de l’autre la France et l’Angleterre tenaient également à s’assurer le concours. Le prince Gortchakof n’eut pas trop à se plaindre de la tournure que les affaires prenaient en Allemagne. Frédéric-Guillaume IV était d’une fidélité à toute épreuve ; le tsar pouvait compter en toute occurrence sur « son beau-frère le poète, » et Alexandre Mikhaïlovitch trouvait également un appui constant dans son collègue de Prusse, le jeune officier de la landwehr. Le cabinet de Berlin consentait bien de temps en temps à s’unir aux représentations que les alliés faisaient parvenir à Saint-Pétersbourg, à signer de concert avec eux telle note identique, ou analogue, ou concordante ; mais on ne tarda pas à s’apercevoir qu’il ne le faisait que pour ralentir leur marche et les détourner de toute résolution énergique : aux momens décisifs, il s’arrêtait court, demeurait à l’écart et prétendait garder « la main libre » (freie hand). Bien plus sympathiques encore et très franchement gagnés à la politique russe se montraient les autres membres du Bund ; ils ne trouvaient les exigences du tsar envers la Turquie nullement exorbitantes et se souciaient fort peu de la conservation du « malade. » Ils prétendaient également garder « la main libre, » serraient les rangs dans les fameuses conférences de Bamberg et étaient parfois tout prêts à mettre flamberge au vent. En vérité, Alexandre Mikhaïlovitch a montré dans la suite, dans la fatale année 1866, bien peu de mémoire de cœur, bien peu de justice distributive pour ces pauvres états secondaires, si dévoués, si serviables, si inébranlablement attachés lors de la crise orientale. Pendant qu’à Londres et à Paris on commentait avec véhémence les célèbres dépêches de sir Hamilton Seymour, et qu’on y dénonçait les projets ambitieux de la Russie, on n’avait par contre à Hanovre, à Dresde, à Munich, à Stuttgart, à Cassel, que des blâmes pour les procédés des alliés et pour leurs « usurpations ; » à Berlin, on gémissait de plus de voir des monarchies chrétiennes prendre si chaleureusement la défense du croissant. Une seule puissance germanique toutefois, la plus grande il est vrai alors, gardait une attitude différente ; une seule donnait raison aux alliés, semblait même par momens incliner à faire cause commune avec eux, et cette puissance, c’était l’Autriche, — l’Autriche naguère encore secourue par les armées russes, arrêtée par la main forte et généreuse du tsar au bord même de l’abîme, « sauvée » par lui d’un écroulement soudain ! L’étonnement, la stupeur, l’exaspération de l’empereur Nicolas ne connurent pas de bornes ; la nation russe entière partagea ces sentimens avec lui, Alexandre-Mikhaïlovitch comme tout patriote moscovite. « L’immense ingratitude de l’Autriche » devint dès lors le cri unanime, le siboleth de toute foi politique dans le vaste empire du nord, et l’est demeurée jusqu’à nos jours... Il importe de bien insister sur ce sentiment né en Russie à la suite du conflit oriental et d’en discuter les fondemens légitimes, car ce sentiment a en des effets incalculables. Il a contribué pour beaucoup aux catastrophes récentes ; il a dicté plus d’une résolution extrême au cabinet de Saint-Pétersbourg ; il lui a fait abandonner des traditions séculaires, des principes qui étaient consacrés par l’expérience des générations, qui semblaient immuables, devenus en quelque sorte les arcana imperii des descendans de Pierre le Grand : il a dominé, pour tout dire, la politique générale du successeur de Nesselrode pendant les vingt dernières années... Assurément la Russie, avait le droit de compter sur la reconnaissance de l’Autriche après le service signalé et incontestable qu’elle lui avait rendu en 1849. Les armées que le tsar envoya alors au secours de l’empire chancelant des Habsbourg contribuèrent puissamment à y étouffer une insurrection funeste, menaçante, et s’il est vrai que pour obtenir ce secours il a suffi de rappeler au tsar Nicolas une parole jadis donnée dans un moment d’effusion intime, l’action n’en devient que plus méritoire, et fait d’autant plus honneur au cœur de l’autocrate. Il serait malaisé de nier que cette intervention en Hongrie n’eût un caractère généreux et chevaleresque fait pour étonner les contemporains et pour confondre les habiles. Les habiles, les hommes d’état qui, à cette époque si troublée de l’Europe, avaient encore gardé assez d’esprit libre pour jeter un coup d’œil du côté du Danube, lord Palmerston entre autres, demeurèrent longtemps incrédules, et s’ingénièrent à deviner le salaire stipulé pour l’aide prêtée. Le tsar ne retiendrait-il pas la Galicie comme récompense de son concours ? ne se ménagerait-il pas quelque assurance positive du côté des principautés ? se demandait-on alors dans les offices de Downing-Street... Il n’en fut rien cependant : les Russes sortirent de l’Autriche sans salaire, comme ils y étaient entrés sans arrière-pensée, et les troupes de Paskévitch évacuèrent les pays des Carpathes pures de tout butin. Un jeune et fougueux orateur dans les chambres prussiennes, du nom alors encore peu retentissant de Bismarck, — celui-là même qui, quinze ans plus tard, devait méditer de porter le « coup au cœur » et armer les légions de Klapka, — admirait à ce moment l’action éclatante du tsar, et exprimait seulement le regret patriotique que ce rôle magnanime ne fût échu à son propre pays, à la Prusse : c’était à la Prusse de porter assistance à son frère aîné en Allemagne, à « son ancien frère d’armes... » Mais il est permis de supposer que, même avec un roi si loyal et si poétique que Frédéric-Guillaume IV, les choses se fussent passées bien moins galamment qu’avec le barbare du nord, et que pareille assistance prussienne eût coûté à l’empire des Habsbourg telle partie de la Silésie, ou telle part d’influence sur le Mein... Est-ce à dire pourtant qu’en intervenant en Hongrie l’empereur de Russie n’ait fait œuvre que de pure chevalerie et d’amitié platonique, n’ait eu aucun souci de son intérêt personnel et du bien de son empire ? Non certainement, et le tsar avait trop de loyauté pour n’en pas faire franchement l’aveu. Il intervint en Hongrie non-seulement comme l’ami des Habsbourg, non-seulement même comme le défenseur de la cause de l’ordre contre la révolution cosmopolite ; le motif le plus puissant pour le décider fut la présence dans l’armée hongroise de généraux et officiers polonais qui entendaient porter la guerre jusque dans les pays soumis à la domination russe. Dans son manifeste du 8 mai 1849, Nicolas s’exprimait ainsi : « L’insurrection soutenue par l’influence de nos traîtres de la Pologne de l’année 1831 a donné à la révolte magyare une extension de plus en plus menaçante,... sa majesté l’empereur d’Autriche nous a invité à l’assister contre l’ennemi commun,... nous avons ordonné à notre armée de se mettre en marche pour étouffer la révolte et anéantir les anarchistes audacieux qui menacent aussi bien la tranquillité de nos provinces. » Le langage était clair et franc, ainsi qu’il convenait à un souverain ayant le sentiment de sa dignité. Ce souverain entendait rendre service aussi bien à lui-même qu’à son allié ; il allait étouffer chez le voisin un incendie qui menaçait d’atteindre ses propres domaines, et, en faisant acte d’intervention, il faisait en même temps acte de conservation bien entendue. Eh bien ! il semble de toute justice que la gratitude se mesure au service rendu, et que la loi de conservation, la loi suprême de la nature, ait force égale pour l’obligé comme pour le bienfaiteur. Il n’y a pas de politique au monde, fût-elle même tirée de l’Écriture sainte, qui pût conseiller la servitude volontaire ; il n’y a pas de morale, si sublime qu’on veuille bien l’imaginer, qui parmi les devoirs de la reconnaissance songeât à mettre le suicide. Or ce n’était rien moins que l’asservissement absolu, l’anéantissement de sa personnalité comme grand état européen, que demandaient les Russes à l’Autriche en lui proposant de souscrire à leurs prétentions sur l’Orient. Par la géographie, par l’esprit des races, par la religion, les entreprises russes frappaient mortellement l’empire des Habsbourg, si cet empire les avait laissées triompher. Puissance danubienne, l’Autriche devait veiller à ce que le Bas-Danube restât neutre, et ne tombât pas aux mains d’un voisin redoutable qui serait alors devenu maître de ce grand fleuve. Puissance slave dans ses provinces orientales, elle devait tenir à ne pas être mise en contact immédiat avec un empire panslaviste par tradition, par fatalité, et ne pouvait désirer qu’il vînt s’implanter dans les principautés, dans la Bosnie et l’Herzégovine. Puissance catholique, il lui était défendu de reconnaître l’influence et le protectorat que le tsar orthodoxe revendiquait sur ces chrétiens du rite grec, dont elle comptait elle-même plusieurs paillions parmi ses sujets. « Ma conduite dans la question d’Orient ! mais elle est inscrite sur la carte, » disait à Vienne le ministre autrichien comte Buol à son beau-frère M. de Meyendorf, ambassadeur de Russie ; il ajoutait qu’elle était également inscrite dans l’histoire. « Je n’ai rien innové, je n’ai fait qu’hériter de la politique léguée par M. de Metternich. » Déjà dans une crise antérieure en effet, lors de l’insurrection hellénique et de la guerre de 1828, le grand chancelier de la cour et de l’empire avait défendu ce principe de l’intégrité de l’empire ottoman avec une fermeté que rien ne parvint à ébranler ; il l’avait défendu pendant huit ans, tenant seul tête à l’orage, ne se laissant décourager ni par l’impopularité alors attachée à la cause turque, ni par l’abandon de la France. Comment les Russes pouvaient-ils espérer que l’Autriche déserterait maintenant ce principe si vital pour elle, qu’elle le déserterait au moment même où il commençait à triompher de l’indifférence de l’Occident, et comptait la France et l’Angleterre parmi ses plus chaleureux champions ? Placé entre un sentiment de reconnaissance très vif et réel, quoi qu’on ait dit, et une grande nécessité politique, le gouvernement de Vienne a certes donné à la reconnaissance tout ce qu’il lui devait ; il a prodigué auprès de l’empereur Nicolas les avertissemens, les prières, les bons offices, les tentatives de médiation. L’Autriche pardonna à la Russie plus d’un manque d’égards, plus d’un mouvement de mauvaise humeur ; elle lui pardonna le ton plus que léger dont il avait été parlé, disposé d’elle dans les épanchemens avec sir Hamilton Seymour, — la manière dont fut accueillie à Saint-Pétersbourg certaine lettre autographe de l’empereur François-Joseph, — l’attitude altière, presque provocante du comte Orlof lors de sa mission à Vienne. Elle n’a cessé jusqu’au bout de calmer l’irritation des alliés, de modifier et d’atténuer leur programme, d’affirmer les dispositions conciliantes du tsar, d’espérer contre tout espoir. Elle ne plaidait que le retour au statu quo, répudiait toute idée d’humilier la Russie ou de l’amoindrir : elle ne lui demandait que la liberté du Danube, la renonciation au protectorat, et se refusait à suivre les alliés dans leurs exigences concernant la Mer-Noire. Malheureusement, ainsi qu’il n’arrive que trop souvent à celui qui veut être équitable et juste envers tous les partis, le gouvernement autrichien, par cette conduite, finit par indisposer envers lui la France et l’Angleterre, tout en exaspérant les Russes. Dans l’été de 1854, au moment même où le prince Gortchakof échangeait son poste de Francfort contre celui de Vienne, un publiciste éminent qui fut alors pour ainsi dire le porte-voix de l’Occident et de ses généreuses ardeurs désespérait presque de l’Autriche, et s’écriait avec amertume que là-bas, à la Burg, « l’alliance russe était quelque chose de sacré comme une religion, de fixé comme une convenance, de populaire comme une mode ! » Au printemps de l’année suivante, les cabinets de Paris et de Londres repoussaient, comme trop favorable à la Russie, un nouveau projet d’arrangement présenté par le comte Buol, et le gouvernement français devait à cette occasion reprocher à l’Autriche, dans le Moniteur officiel, « d’offrir un expédient plutôt qu’une solution. » La solution ! l’empereur François-Joseph l’avait certainement entre ses mains, et il ne dépendait peut-être que de lui de la rendre aussi décisive, aussi radicale que pouvaient le désirer les ennemis les plus mortels de la Russie. Pourquoi ne pas l’avouer ? à voir le fruit amer recueilli par l’Autriche de ses efforts honnêtes pendant la crise orientale, à voir les haines implacables et les cruels désastres que lui a valus dans la suite son attitude d’alors, on se surprend parfois à regretter que le cabinet de Vienne ait eu tant de scrupules dans cette époque mémorable, à lui reprocher de n’avoir pas fait preuve de cette indépendance de cœur qui semble, hélas ! devenir de plus en plus la condition forcée, indispensable, de l’indépendance des états. Si l’Autriche avait voulu être un peu moins reconnaissante et un peu plus politique pendant cette guerre d’Orient, elle se serait résolument jointe à la France et à l’Angleterre, elle aurait pris part à la lutte, et au lieu de laisser les alliés rôder pendant des années autour des extrémités de la Russie, dans la Mer-Noire et la Baltique, elle leur aurait ouvert les champs de la Pologne et y serait entrée avec eux. Au lieu de « chatouiller la plante du colosse ou de lui limer un ongle, » — ainsi que devaient le dire plus tard, et non sans raison, des publicistes russes, — on lui aurait alors porté « un coup au cœur, » un de ces coups comme sait les méditer et frapper le grand solitaire de Varzin. Ce n’est pas le cabinet des Tuileries qui s’y serait refusé : dans sa dépêche du 26 mars 1855, M. Drouyn de Lhuys posait très nettement la question de Pologne ; ce n’est pas non plus le cabinet de Saint-James qui aurait soulevé de sérieuses objections. Quant à la réussite probable d’une pareille entreprise, il suffit de se rappeler que la Russie était au bout de ses ressources, et que la Prusse n’avait pas encore réformé son organisation militaire, n’était pas encore en possession de son « instrument, » enfin qu’à la place de Guillaume le Conquérant c’était Frédéric le Romantique qui occupait le trône des Hohenzollern... L’esprit demeure confondu devant la contemplation des conséquences qu’eût pu avoir une pareille décision de la part de l’empereur François-Joseph ! La face du monde en eût été changée ; l’Autriche n’eût point certainement connu de Sadowa en 1866 ; l’Europe n’eût point vu le démembrement du Danemark, ni la destruction du Bund, ni la conquête de l’Alsace et de la Lorraine... C’était dans l’été de 1854, on l’a déjà dit, que le prince Gortchakof fut envoyé à Vienne. Il y remplaça, provisoirement d’abord, et au printemps suivant d’une manière définitive, le baron de Meyendorf, dont la situation était devenue difficile par suite même de ses liens de très proche parenté avec le ministre des affaires étrangères d’Autriche. Alexandre Mikhaïlovitch tenait enfin ce poste de Vienne vers lequel il avait si longtemps aspiré, le poste qui, avec celui de Londres, était considéré, sous le règne de Nicolas, comme le plus élevé dans la diplomatie russe, comme le bâton de maréchal dans la carrière ; mais que cet honneur était maintenant plein d’amertume, et que d’angoisses patriotiques accompagnaient une distinction autrefois ardemment ambitionnée, aujourd’hui acceptée par dévoûment envers son souverain et son pays ! Sur ce terrain jadis si facile et si riant, l’envoyé du tsar ne pouvait voir partout que des ronces et des épines ; dans cette capitale renommée par sa gaîté bruyante et trop souvent frivole, il ne recevait, lui, que des nouvelles désastreuses, déchirantes ; enfin cette « ingratitude autrichienne » qu’il n’avait entrevue et combattue que de loin pendant sa mission de Francfort, il devait maintenant la regarder en face, — et lui sourire ! .. Il y a une douleur plus grande que le ricordare tempi felici nella miseria, c’est de voir un rêve de félicité tourner en une réalité de misère, et l’on comprend aisément quel trésor de fiel ce séjour de Vienne a dû amasser dans le cœur ulcéré du patriote russe. Il est superflu d’insister sur l’activité que déploya le nouvel envoyé du tsar dans cette mission douloureuse, la variété infinie des moyens qu’il sut mettre au service de sa cause, notamment pendant ces conférences de Vienne, qui s’ouvrirent après la mort de Nicolas et l’avènement de l’empereur Alexandre II. Ce fut alors un spectacle émouvant, qui ne manquait pas certes de grandeur, que celui de deux Gortchakof, l’un derrière les remparts de Sébastopol, l’autre devant le tapis vert de Vienne, défendant tous les deux leur patrie avec une ténacité égale, ne cédant chaque pouce de terrain qu’après un combat acharné, poussés jusque dans leurs derniers retranchemens, mais honorés jusqu’au bout par des adversaires loyaux et chevaleresques. Aujourd’hui qu’une époque « de fer et de sang » nous a habitués aux procédés, — nous allions dire aux exécutions, — sommaires de Nikolsbourg, de Ferrières, de Versailles et de Francfort, et qu’une loi martiale à l’usage des diplomates en casque a remplacé ce qu’une Europe arriérée et pleine de préjugés aimait à appeler le droit des gens, aujourd’hui on a de la peine à se défendre d’un sentiment d’étonnement, d’incrédulité presque, en relisant les protocoles de ces conférences de Vienne, où tout ne respire que convenance, politesse, urbanité et mutuel respect ; on se croit reporté à un âge idyllique et bien loin de nous, dans tout un monde de bonshommes jadis, M. Drouyn de Lhuys, ministre des affaires étrangères de France, lord John Russell, naguère encore président du conseil en Angleterre, n’avaient pas cru au-dessous de leur dignité d’aller en personne à Vienne pour y discuter avec le prince Gortchakof les conditions possibles d’une paix. La Russie avait perdu plusieurs grandes batailles, les flottes alliées lui avaient fermé toutes les mers, et menaçaient jusqu’à sa capitale ; cela n’empêcha point les plénipotentiaires français et anglais de la traiter avec toute la déférence, avec tous les égards dont pouvait disposer la diplomatie de ce bon vieux temps. Ils déployèrent un art véritable dans l’invention des euphémismes ; ils s’ingénièrent à trouver les tempéramens les plus doux, les termes les plus acceptables pour le représentant d’une puissance vaincue. Cet excellent lord John Russell poussa même un jour la bonhomie jusqu’à rappeler, et cela en face de M. Drouyn de Lhuys, que l’Angleterre avait fait subir à Louis XIV des conditions bien autrement dures et humiliantes. C’est là peut-être le seul manque de tact qu’on pourrait relever dans ces conférences de Vienne, et encore n’était-ce qu’une gracieuseté d’allié à allié. Quant à l’Autriche, elle s’épuisa à rechercher les moyens de ménageries susceptibilités de la Russie, et finit par présenter un projet d’arrangement qui fut jugé inacceptable par les cabinets de Londres et de Paris, et lui attira le reproche du Moniteur officiel dont il a été déjà parlé. Les négociations furent rompues, et on n’eut plus qu’à attendre l’issue de la lutte suprême engagée sous les murs de Sébastopol. Le plénipotentiaire russe l’attendit à son poste de Vienne dans la double angoisse d’un patriote et d’un parent. Le boulevard de la Crimée tomba, et la Russie se trouva dans la situation la plus critique. Elle était épuisée, bien plus épuisée même que ne le supposait alors l’Europe, et la prolongation de la guerre eût infailliblement transporté les hostilités sur les champs de la Pologne. À ce moment, l’Autriche intervint de nouveau. Elle s’appropria les exigences posées par les alliés lors de la conférence de Vienne, — cette clause même de la neutralisation de la Mer-Noire, qu’elle avait repoussée jusque-là comme trop blessante pour la Russie : il n’était guère possible de refuser cette satisfaction aux alliés après la prise de Sébastopol. Au fond, ce furent là les conditions les plus douces qui aient jamais été imposées à une puissance à la suite d’une guerre si longue, si sanglante, et de victoires tellement incontestables. L’Autriche fit plus ; elle envoya ces conditions sous forme d’un ultimatum en déclarant faire cause commune avec les alliés, si elles n’étaient point acceptées, — et la Russie accepta. A bien le regarder, c’était là un service rendu à un jeune souverain qui, ayant hérité d’une guerre désastreuse, trouvait ainsi le moyen de ménager à la fois la mémoire de son prédécesseur et la fierté de son peuple : il lui était permis de dire maintenant qu’il ne faisait la paix qu’à cause d’un nouvel adversaire qui venait de surgir à côté des anciens et que ne connut point son père. On le dit en effet en Russie, on le crut même, on avait tant d’intérêt à le croire ! Le peuple russe se réconcilia bien vite avec les vainqueurs de l’Alma et de Malakof ; une seule puissance demeura à ses yeux responsable de ses désastres, la puissance qui pendant toute la guerre était restée les armes au bras ! Encore à l’heure qu’il est, tout cœur russe frémit d’indignation à la pensée de l’Autriche, de son immense ingratitude et de sa grande trahison. Alexandre Mikhaïlovitch partagea ces amertumes, ces rancunes populaires, et en devint le représentant le plus énergique et hautement avoué ; il laissait éclater à cet égard ses sentimens avec une franchise qui touchait de bien près à l’ostentation. On citait un mot prononcé par lui, encore à Vienne, pendant que siégeait le congrès de Paris : « l’Autriche n’est pas un état, ce n’est qu’un gouvernement. » Ce mot le devança à Saint-Pétersbourg et y fit sa fortune. La voix publique le désigna comme le futur vengeur, comme l’homme destiné à préparer pour sa nation une éclatante revanche, et l’habile diplomate n’eut garde de s’inscrire en faux contre une pareille opinion. Déjà du reste à ce congrès de Paris se révélaient certaines tendances, certains penchans, qui pouvaient donner de l’espoir, qui ouvraient même des horizons tout à fait nouveaux. Le nom de l’Italie venait d’y être prononcé ; la Roumanie elle-même y trouvait une faveur inattendue. À ce congrès étrange, qui réglait définitivement les conditions d’une paix que la France, l’Angleterre et l’Autriche avaient imposée à la Russie, l’Autriche apparaissait sombre et morose, l’Angleterre irritée et nerveuse : seules la France et la Russie échangeaient entre elles des politesses exquises, des cordialités surprenantes ; l’épée de Napoléon III tournait à la lance d’Achille, guérissant où elle venait de blesser, blessant où elle venait de guérir. « Il y avait du baume dans Gilead » et de la ressource avec le souverain qui siégeait aux Tuileries... Le lendemain du congrès, au mois d’avril 1856, le vieux comte Nesselrode demandait à se retirer à cause de son âge, et le prince Alexandre Gortchakof devenait ministre des affaires étrangères. II Pendant les quatre années qu’il avait passées à Francfort comme représentant de son gouvernement auprès de la confédération germanique, le prince Gortchakof, on l’a déjà vu, avait lié connaissance et entretenu les rapports les plus intimes avec un collègue dont il appréciait comme personne les rares qualités d’esprit, et probablement aussi de cœur. Les deux amis s’étaient séparés dans l’été de 1854, alors que le plénipotentiaire russe alla remplir sa mission angoissante de Vienne ; mais ils ne devaient pas tarder à se rejoindre de nouveau, et à se retrouver dans cette parfaite communauté d’idées et de sentimens qui, constatée dès les premiers jours de Francfort, ne s’est point démentie dans la suite et a duré pendant vingt-cinq ans : grande mortalis œvi spatium. Cet ami conquis par le prince Gortchakof sur les bords rians du Mein n’était autre que M. de Bismarck, le futur chancelier d’Allemagne. Otto-Édouard-Leopold de Bismarck-Schœnhausen, né le 1er avril 1815 à Schœnhausen, terre héréditaire de sa famille dans la Vieille-Marche de Brandebourg, ne peut guère se flatter d’avoir, comme son ami Alexandre Mikhaïlovitch, du sang des saints dans ses veines : ses biographes relèvent même, avec une satisfaction visible, que deux au moins de ses aïeux avaient été excommuniés par l’église et sont morts dans l’impénitence finale. Ce qui est plus grave, c’est que les historiens les plus autorisés de la Marche de Brandebourg, M. de Riedel entre autres, contestent jusqu’à l’origine nobiliaire de la famille : ils démontrent que le premier de la lignée dont parlent les documens authentiques du XIVe siècle, Rulo Bismarck, fut membre et à plusieurs reprises même prévôt de la « guilde des maîtres tailleurs en drap » à Stendal, petite bourgade de la Vieille-Marche. Le fait ne paraît pas douteux ; mais les bourgeois de Stendal n’ont-ils pas pu, tout aussi bien que ceux de certaines villes de Toscane, imposer l’obligation de se faire inscrire dans une des guildes à tout noble de la campagne qui voulait habiter la cité ? C’est là l’opinion des tories dans ce curieux débat généalogique ; à les entendre, les bons bourgeois de Stendal auraient marché de pair au XIVe siècle avec les grands citoyens de Florence et de Pise, et Rulo Bismarck aurait été maître tailleur en drap à peu près comme Dante, son contemporain, fut apothicaire. Les whigs au contraire, les biographes aux couleurs nationales-libérales, en prennent gaîment leur parti, et l’un d’eux conclut ingénieusement qu’en tout état de cause l’ancêtre Rulo doit « contempler du haut des cieux avec satisfaction et orgueil le splendide manteau impérial que son descendant a su tailler au roi Guillaume dans le drap de l’Europe... » En des temps relativement plus modernes, la maison des Bismarck présente, comme mainte famille de la noblesse campagnarde de Brandebourg, une suite non interrompue de modestes et fidèles serviteurs de l’état, tantôt militaires, tantôt employés dans des fonctions civiles. Le XVIIIe siècle nous en offre deux spécimens un peu plus curieux, le grand-père et le grand-oncle du chancelier, l’un surnommé le poète, l’autre l’aventurier. Le poète, il faut bien faire cet aveu pénible, composait ses vers en langue française ; on a notamment de lui un Éloge ou monument érigé à la mémoire de Christine de Bismarck, née de Schœnfeld, par Charles-Alexandre de Bismarck, Berlin 1774 ; c’était à sa femme défunte que le capitaine de cavalerie en retraite a cru devoir élever ce mausolée de paroles et de rimes welches, pleines de la fade sentimentalité du temps. L’aventurier (Ludolf-Auguste) justifie mieux son nom. Il tua son domestique dans un accès de colère ou d’ivresse, fut gracié, prit du service en Russie, se mêla d’intrigues politiques en Courlande, et dut aller en exil en Sibérie. Gracié de nouveau, il entra dans la diplomatie russe, remplit plusieurs missions, et mourut général-commandant à Poltava. Disons en passant que ce Ludolf ne fut pas le seul de sa famille à servir sous les drapeaux russes, et que le nom de Bismarck se trouvait ainsi être de longtemps bien noté à Saint-Pétersbourg. Les biographes whigs insistent beaucoup sur ce point, que la mère du jeune Otto, « femme intelligente, ambitieuse et quelque peu froide, » a été une bourgeoise, une demoiselle Menken, d’une famille de savans bien connus à Leipzig. Ils aiment à établir de la sorte que le restaurateur de l’empire relève par sa mère de la bourgeoisie, de cette bourgeoisie studieuse et lettrée qui est la grande force de l’Allemagne, — tout en tenant à la noblesse et à l’armée par son père, capitaine de cavalerie en retraite, comme le grand-père le poète. Ces profonds Germains ont un faible, on le sait, pour tout symbolisme ; ils décorent même très souvent de ce nom ce qui n’est qu’un jeu d’esprit, voire un jeu de mots, et c’est ainsi qu’ils attachent une certaine signification à la futile circonstance que le jeune Otto a été confirmé à Berlin par les mains de Schleiermacher, le célèbre docteur en divinité, dont la science était beaucoup plus respectable que la vie : « de la sorte et pour un moment fugitif, il est vrai, mais solennel, le jeune homme appelé à une vie d’action par excellence fut mis en contact avec notre théologie savante et notre philosophie romantique. » On n’a pas manqué non plus de relever le nom de « Cloître-Gris » (Grauer Kloster) que portait à Berlin le lycée où lit ses études le futur destructeur des couvens, ainsi que de noter l’origine française d’un de ses principaux professeurs, le docteur Bonnet, descendant d’une famille huguenote réfugiée dans le Brandebourg à la suite de la révocation de l’édit de Nantes. Après avoir fini ses études au lycée du Cloître-Gris, Otto de Bismarck se rendit à l’université de Gœttingue, à la célèbre Georgia Augusta, pour y faire son droit. En réalité, il ne fit qu’y mener la vie des fils de la muse qui ont le bonheur ou le malheur d’être en même temps des fils de famille, des cavalière ; il ne cultiva que la chasse, l’équitation, la natation, la gymnastique et l’escrime. Il eut plus de vingt duels et justifia pleinement le nom glorieux de bursche, qui devait lui rester encore longtemps, alors même qu’il fut ambassadeur et ministre. On comprend aisément que les Institutes et les Pandectes n’ont pu être beaucoup approfondis au milieu de tant d’exercices corporels, et l’essai même d’échanger la bruyante Georgia Augusta contre l’université plus posée et reposante de Berlin se trouva être un remède plus héroïque qu’efficace. M. de Bismarck a-t-il jamais passé d’une manière régulière cet « examen d’état » (staats-examen) qui en Prusse est la condition indispensable de toute fonction publique ? Grave question, qui fut longtemps débattue en Allemagne, et dont on s’est fait une arme pendant vingt ans contre l’homme de parti, le député, l’ambassadeur, le président du conseil. Fait digne de remarque et qui caractérise bien l’esprit formaliste et réglementaire de la nation : M. de Bismarck avait déjà défié toute l’Europe et démembré la monarchie danoise, que, dans les journaux de l’opposition en Allemagne, partaient encore de temps en temps, comme des fusées attardées, des allusions malignes à cet examen d’état demeuré problématique ! Ce n’est que depuis l’époque de Sadowa que cessèrent définitivement ces méchancetés déplacées : Sadowa fit passer bien d’autres irrégularités encore, et de beaucoup plus graves assurément. C’est peut-être le lieu de se demander quels fruits M. de Bismarck a recueillis de sa vie scolaire et d’apprécier, ne fût-ce que sommairement, la culture et le genre de son esprit. Il paraît certain que M. de Bismarck n’est point un homme de science et d’étude, et que son éducation libérale présente plus d’une lacune. Contraste plaisant, des deux chanceliers, russe et allemand, dont l’un n’a connu qu’un lycée d’une valeur très discutable, tandis que l’autre a fréquenté le gymnase et l’alma mater les plus renommés de la docte Germanie, c’est bien l’élève de Tsarskoë-Sélò qui, en fait de connaissances classiques et de vrais humaniora, pourrait rendre des points à l’heureux nourrisson de la Georgia Augusta. Toutefois il est bon de faire observer que M. de Bismarck remplit et au-delà certain programme posé un jour par le spirituel et regretté Saint-Marc Girardin aux hommes du monde bien élevés. « Je ne demande pas, disait-il, qu’ils sachent le latin, je demande seulement qu’ils l’aient oublié. » De sa jeunesse scolaire, il est resté toujours au chancelier d’Allemagne un fonds de culture qu’il sait bien faire valoir à l’occasion, et il possède à un degré très suffisant sa Bible, son Shakspeare, son Goethe et son Schiller, ces quatre élémens de toute éducation même très ordinaire dans les pays allemands, — précieux et enviable quadrivium des enfans d’Arminius ! Le prince Gortchakof a les raffinemens ainsi que les faiblesses de l’homme de lettres ; il soigne son « mot, » il châtie sa phrase, il se mire et s’admire dans ses compositions : on sait qu’il a été surnommé un jour le Narcisse de l’écritoire. Par le goût, par le sens exquis, par l’instinct d’artiste, il a une supériorité marquée sur son ancien collègue de Francfort ; mais celui-ci reprend tous ses avantages dès que l’on considère le cachet original et personnel qu’il sait donner à sa pensée et à sa parole, dès que l’on cherche l’individualité, le souffle créateur, le mens agitans molem, ce je ne sais quoi de mystérieux et puissant que la sculpture antique rendait si ingénieusement en mettant une flamme au front de certaines de ses statues. Le chancelier d’Allemagne n’est pas un lettré dans la stricte et un peu vulgaire acception du mot ; il n’est, à proprement parler, ni un orateur, ni un écrivain. Il ne sait pas bien développer un thème, graduer les argumens, ménager les transitions ; il ne construit pas sa période et ne s’en soucie point. Il a de la difficulté à s’énoncer, aussi bien à la tribune que la plume à la main ; son style est heurté, parfois bien incorrect, aussi peu académique que possible ; il est embrouillé, enchevêtré, trivial même par momens. Toute proportion gardée et toutes réserves faites, il y a du Cromwell dans sa manière de s’exprimer ; mais bien autrement encore que chez Cromwell est-on forcé d’admirer chez lui de ces éclairs de la pensée, de ces images fortes et imprévues, de ces mots pénétrans qui frappent, qui se gravent et qui restent. Lorsque tout dernièrement, au milieu d’une argumentation assez décousue et embarrassée sur son conflit avec Rome, il vint à s’écrier tout à coup : « Soyez sûrs d’une chose, messieurs, nous n’irons pas à Canossa ! » on dut reconnaître qu’il avait su comprimer là, dans une sorte de cœterum censeo menaçant, tout un monde de souvenirs et de passions. Dans un esprit bien différent, dans des temps aussi bien lointains déjà, il est vrai, parlant un jour, — il y a de cela près de vingt ans, — des principes de la révolution et de la contre-révolution, il devait dire que ce n’est pas un débat parlementaire qui pourra jamais décider entre ces deux principes : « la décision ne viendra que de Dieu, du Dieu des batailles, alors qu’il laissera tomber de sa main les des de fer du destin ! » On croit entendre de Maistre dans ce dernier membre de phrase, et, comme M. de Maistre, le chancelier d’Allemagne a eu, lui aussi, son passage décrié du bourreau : nous voulons parler de cette invocation au fer et au sang, qu’il faut replacer dans son cadre et mettre dans son vrai jour, — la remettre à sa date, — pour en apprécier tout le relief à côté de la brutalité incontestable. L’invocation fut faite alors que ces nationaux-libéraux, aujourd’hui d’une platitude si grande envers lui et d’une obéissance de cadavre, voulaient l’empêcher de réformer l’armée, tout en lui demandant de faire l’unité de l’Allemagne. L’homme qui sentait gronder dans son âme le tonnerre lointain de Sadowa et de Sedan lança à ce moment aux rhéteurs le défi qu’il n’a que trop justifié depuis, disant que ce n’était pas par des discours qu’on ferait l’unité de l’Allemagne : « pour faire cette unité, il faudra du fer et du sang ! .. » Cet orateur ne respire pas à l’aise dans l’uniforme qui ne le quitte jamais, et il ne procède que par saillies et boutades ; il amasse péniblement les nuages de sa rhétorique, mais l’étincelle finit par jaillir et par éclairer toute une situation. Pour se faire comprendre, il emploiera les images les plus grandes ou les plus familières, sans choix, à tout hasard et rencontre ; il empruntera une citation à Shakspeare et à Goethe aussi bien qu’aux Guêpes de M. Alphonse Karr ou à tel couplet de vaudeville. Une de ses inspirations les plus heureuses, les plus mémorables, il l’a trouvée un jour, soudain, dans le libretto de Freyschütz. Qu’on veuille bien nous permettre de rappeler ce dernier épisode, au risque même de nous attarder quelque peu dans des explications préliminaires dont un auditoire allemand, tout plein des souvenirs de son Freyschütz, n’avait point besoin. Dans cet opéra de Weber, Max, le chasseur bon et malheureux, emprunte une cartouche à Robin, le mauvais génie, et abat aussitôt un aigle dont il pose une des plumes fièrement à son casque. Il demande encore quelques-unes de ces cartouches, mais Robin lui apprend que ce sont des « balles enchantées, » et que pour les avoir il faut se donner aux esprits infernaux, leur livrer son âme. Max recule, et alors Robin, en ricanant, lui apprend qu’il a beau hésiter, que le pacte est fait et qu’il est déjà engagé par la balle dont il s’est servi : « Pensais-tu donc que cet aigle fût un don gratuit ? .. » Eh bien ! lorsqu’en 1849 le jeune orateur de la Marche de Brandebourg eut à conjurer la chambre prussienne de ne pas accepter pour le roi de Prusse la couronne impériale que lui offrait le parlement de Francfort, il finit par s’écrier : « C’est le radicalisme qui apporte au roi ce cadeau ! Tôt ou tard ce radicalisme se dressera devant le roi, lui demandera sa récompense, et montrant l’emblème de l’aigle sur ce nouveau drapeau impérial, il lui dira : Pensais-tu que cet aigle fût un don gratuit ? .. » Image saisissante et aussi profonde qu’ingénieuse ! Oui, on ne se sert pas impunément des « balles enchantées » de la révolution, et on ne fait pas son pacte avec le démon populaire sans y laisser quelque chose de son âme. Tôt ou tard viendra se dresser devant vous le mauvais génie dont vous avez accepté le concours, le Robin des bois et des rues ; il arrivera pour vous prendre votre salut et vous signifier qu’il n’entend pas avoir travaillé pour le roi de Prusse... Ce magnifique mouvement oratoire du jeune député de la Marche, le chancelier de l’Allemagne eût pu le méditer avec fruit dans plus d’une circonstance décisive, le jour par exemple où il renversa tel trône séculaire, le jour aussi où il donna le signal du combat de la civilisation... L’écrivain ne diffère pas beaucoup de l’orateur, et, en parlant de l’écrivain, nous pensons surtout à ces lettres intimes et familières qui ont été publiées dans le livre bien connu de George Hesekiel, et qui ont eu en Allemagne un succès mérité. C’est toujours la même obscurité, le même embarras d’élocution, le même trouble, traversés de temps en temps d’expressions vives et originales, de figures étonnantes, d’un humour acre, strident, qui grince et vous pince avec une volupté cruelle. Ces lettres sont pour la plus grande part adressées à sa sœur, à la « chère Malvina » (mariée à un Arnim), et nous aurons encore plus d’un emprunt à leur faire dans la suite de cette étude. On y a signalé certaines descriptions de la nature, du clair de lune, de la Mer du Nord, de la vue du Danube des hauteurs de Buda-Pesth, qui ne manquent pas en effet de couleur et font tableau ; il y a quelque chose de Henri Heine dans ces Reisebilder tout privés, et on en a fait la remarque : comme il y a peut-être bien aussi du Hamlet (et quel Hamlet !) dans le passage suivant, le seul passage mélancolique qu’il nous ait été donné de rencontrer au milieu de tant de saillies sanguines et robustes. « A la grâce de Dieu ! tout n’est au fond qu’une question de temps, peuples et individus, sagesse et folie, paix et guerre. Au demeurant, tout sur la terre n’est qu’hypocrisie et jonglerie, et, ce masque de chair une fois tombé, l’homme d’esprit et le sot doivent se ressembler beaucoup, et il doit être difficile de distinguer entre le Prussien et l’Autrichien, leurs squelettes bien proprement préparés. Cela devrait guérir de tout patriotisme spécifique... » Ces lignes sont tombées de la même main pourtant qui depuis, et par un patriotisme bien spécifique assurément, a fourni tant de milliers de sujets aux préparateurs de squelettes ! .. On voit par ces lettres que M. de Bismarck maniait déjà de bonne heure et avec prédilection cette ironie où il est passé maître : ironie froide, narquoise et qui trop souvent approche du ricanement. Il l’emploiera plus tard dans ses discours, dans ses conversations avec les ministres et les ambassadeurs, et jusque dans les négociations diplomatiques, aux momens même les plus importans, les plus décisifs de l’histoire. A des momens pareils, cette ironie affectera tantôt une grande franchise, tantôt une grande politesse, mais une franchise à vous faire tomber à genoux devant le premier mensonge quelque peu décent, une politesse à vous faire implorer une incivilité sans phrases comme un véritable bienfait. Un jour, à la veille même de la guerre de 1866, le comte Karolyi, ambassadeur d’Autriche et agissant au nom de son gouvernement, sommera M. de Bismarck de déclarer catégoriquement s’il pense déchirer le traité de paix, le traité de Gastein ; — « Non, sera la réplique, je n’ai pas cette pensée ; mais, si je l’avais, vous répondrais-je autrement ? » Voilà un exemple de cette franchise qui déroute, qui confond et semble vous crier à l’oreille avec tel diable de l’Inferno : Tu non pensavi ch’io loico fossi ! Quant à la politesse meurtrière que saura parfois revêtir le sarcasme de M. de Bismarck, rappelons ici le mot qu’il lancera plus tard aux négociateurs de Versailles venant traiter avec lui de la reddition de Paris affamé, et offrir deux cents millions de contribution. « Oh ! dira-t-il, Paris est un trop grand personnage pour que nous le traitions d’une manière si mesquine ; faisons lui l’honneur d’un milliard. » — C’est là la tournure assurément originale que l’émule de Heine imaginera de donner à la maxima reverentia qu’on doit au malheur ! .. Lorsqu’on est destiné dans l’âge mûr à exercer son humour avec tant d’aisance aux dépens des princes et des peuples, le moyen, étant jeune, de ne pas plaisanter spirituellement tel pauvre diable de paysan de Poméranie qui a bu trop d’eau ? Dans une de ses lettres à sa chère Malvina, le jeune gentilhomme campagnard décrit avec une verve hilare une inondation qui est venue bouleverser son domaine que traverse un petit affluent de la maigre rivière Hampel. Cette inondation l’a coupé de tous ses voisins, lui a emporté tant et tant de barils d’eau-de-vie, « a introduit un interrègne anarchique de Schievelbein jusqu’à Damm, » — et il finit par ce trait : « Je suis fier de pouvoir le dire, dans mon petit affluent de la Hampel un voiturier s’est noyé avec son cheval et tout son chargement de goudron ! .. » Combien autrement fier sera encore un jour ce gentilhomme alors que, dans l’Europe devenue son domaine, il verra disparaître au milieu des flots, des flots de sang cette fois, toute une armée et son chef, tout un empire et son empereur, — currus Galliœ et auriga ejus ! .. Cela n’a pas empêché, à un autre moment, le jeune gentilhomme campagnard de se jeter bravement à la nage pour retirer de l’eau son palefrenier et de gagner la médaille de sauvetage ; pendant bien des années même, cette médaille était seule à orner la large poitrine du ministre de Prusse à Francfort. Interrogé un jour par un collègue auprès du Bund sur une décoration dont le corps diplomatique n’est guère coutumier, il répondit avec le ton qui n’est qu’à lui qu’il lui arrivait parfois de sauver un homme, — dans ses momens perdus, bien entendu ; pour peu qu’on l’eût pressé, il était capable d’ajouter qu’il ne le faisait que pour se donner de l’exercice. Ainsi, et pour nous résumer, de l’époque de son apprentissage au Cloitre-Gris et à la Georgia Augusta, Otto de Bismarck a emporté un bagage littéraire qui, sans être ni trop lourd ni trop complet, lui a cependant permis de faire son tour du monde politique avec aisance et honneur. Dès cette époque également, son esprit révèle les qualités précieuses qui le distinguent encore : une imagination vive et puissante, un rare bonheur d’expressions parfois grandioses, parfois vulgaires, mais toujours frappantes ; enfin un humour qui n’a point de pareil et qui, pour parler avec Jean-Paul, est un vrai sirocco pour l’âme. Avec tout cela, point de grâce, point de charme, de distinction ni de délicatesse, — aucun accent généreux, aucune corde douce et sympathique, absence complète de ce milk of human kindness dont parle le poète, manque absolu de cette charité qui, selon le grand moraliste chrétien, est comme le parfum céleste de l’âme. Quant à l’art ou plutôt au métier, quant au travail qui consiste à coordonner ses phrases, à les lier et les agencer, à introduire de l’harmonie et de la clarté dans les différentes parties du discours, à en effacer les aspérités et les inégalités, quant au style en un mot, M. de Bismarck ne l’a jamais appris ou l’a toujours dédaigné. Si nous osions appliquer à ce style une de ces images triviales, mais expressives, dont il nous offre lui-même plus d’un exemple, nous le comparerions volontiers à certaine boisson bizarre, à peine croyable, et que, d’après le dire de ses biographes, le chancelier d’Allemagne a de tout temps affectionnée : elle consiste dans un mélange de vin de Champagne et de porter ! Le langage est à l’instar du breuvage : on lui trouve le piquant, le pétillant, l’émoustillant de l’ai en même temps que la lourdeur, la noirceur et surtout l’amertume du stout. Chose curieuse, l’homme qui devait un jour imposer à tous les états de la Germanie les durs règlemens bureaucratiques et militaires de la Prusse, « mettre l’Allemagne en selle, » pour employer un de ses mots, la serrer dans l’étroite camisole du service obligatoire, — indirectement même dresser toute l’Europe à de nouveaux exercices et lui faire quitter la charrue pour l’épée, les occupations libérales pour les manœuvres d’automne et d’été, — cet homme n’a, pour son compte, jamais pu s’astreindre aux devoirs scolaires, : ni au travail régulier du bureau, ni à la sévère discipline du soldat. Il a affirmé lui-même quelque part n’avoir entendu que deux heures de cours pendant tout son séjour à la Georgia Augusta. Le stage universitaire terminé, il essaya à plusieurs reprises la carrière administrative ou judiciaire ; il l’essaya à Aix-la-Chapelle, à Potsdam, à Greifswalde, puis de nouveau à Potsdam, et dut chaque fois y renoncer, dégoûté par le travail monotone du bureau ou parades démêlés avec ses supérieurs. On raconte à cet égard la piquante réponse du jeune referendarius à un chef qui lui avait fait faire antichambre pendant une heure : « j’étais venu pour vous demander un court congé ; mais pendant cette longue heure j’ai eu le temps de réfléchir, et je vous demande ma démission. » Par deux fois aussi il fit l’essai du service militaire, sans arriver à un grade plus élevé que celui de lieutenant de la landwehr, grade qu’il appréciait pourtant, et dont il aimait à endosser l’uniforme aux occasions solennelles, du temps même où il était déjà ministre à Francfort ; on sait que la journée de Sadowa lui valut depuis les insignes de général. Ces dix ou douze années qui s’écoulèrent pour M. de Bismarck depuis son examen d’état tant discuté jusqu’à son entrée à la chambre de Prusse, les biographes allemands les décorent du beau nom « d’années d’orage et de tourmente, » qui rappelle une des époques les plus brillantes de leur littérature. Elles furent orageuses en effet, remplies d’avortemens de plus d’un genre, de voyages, d’embarras financière, peut-être bien aussi d’un amour contrarié. C’est du moins le sens qu’on inclinerait à donner au passage suivant d’une lettre adressée à sa sœur Malvina : « J’ai beau me raidir, je finirai par épouser *** ; le monde le veut ainsi, et rien ne paraît plus naturel, puisque nous sommes restés tous les deux sur le carreau. Elle me laisse froid, il est vrai ; mais cela, elles le font toutes ; il n’est pas si mal du reste qu’on ne puisse quitter ses sentimens avec ses chemises, si rarement même qu’on change ces dernières... » Il semble avoir porté une affection très sincère à cette sœur : il lui prodigue les noms les plus tendres, il l’appelle tantôt sa petite chère, sa Malvina, sa Maldewinchen, sa bonne petite Arnim ; il lui arrive même une fois de dire (pardonnez-le-lui, ô divinités de Walhalla) tout simplement et en français : « ma sœur ! » Dans toutes les lettres de cette époque, datées la plupart des terres de Kniephof ou de Schœnhausen (ce n’est que plus tard que M. de Bismarck fit l’acquisition du fameux Varzin, à côté d’un humour toujours strident et mordant, on voit percer un certain désenchantement, à côté des soucis de fortune apparaissent de temps en temps des projets pour l’avenir, bien modestes assurément et qui visent rarement la politique. En 1846, il attache une certaine importance à être nommé intendant des digues dans le district (deichhauptmann). « La place n’est pas rémunérée, mais elle présente de l’intérêt par rapport à Schœnhausen et aux autres terres, car c’est d’elle que dépendra en grande partie si nous serons de nouveau sous l’eau comme l’an passé... Bernard (un ami) insiste pour que j’aille en Prusse (à Berlin ?) ; je voudrais bien savoir ce qu’il entend par là. Il soutient que, par mes dispositions et mes penchans, je suis fait pour le service d’état, et que tôt ou tard je finirai par y entrer... » Puis tout à coup, et à la veille même de la réunion du premier parlement de Prusse, on est surpris par le projet d’un voyage aux Indes, — probablement pour y faire fortune et s’y établir, — et l’on songe involontairement à Cromwell voulant s’embarquer pour l’Amérique à la veille du long-parlement. N’allez pas cependant croire que les jours passent tristes et moroses à Kniephof et à Schœnhausen : on y mène, on y surmène la vie de junker (hobereau), et les officiers de la garnison dans le voisinage sont de bons et solides gaillards en compagnie desquels on chasse, on danse, « on vide de grands bocaux remplis moitié de Champagne, moitié de porter ; » on réveille ses hôtes le matin en leur tirant des coups de pistolet tout près de l’oreiller ; on effraie les cousines en entrant au salon avec quatre renards, et l’on fait honneur au nom donné par toute la contrée au propriétaire du domaine, le nom de « Bismarck l’enragé » (der tolle Bismarck). On est rageur et tapageur, on est prompt à dégainer, à se battre au pistolet ou à l’épée, et l’on n’évite même pas telle scène de pugilat. Un jour, dans un estaminet à Berlin, l’ancien élève de la Georgia Augusta brisa sa chope de bière sur le crâne d’un inconnu peu respectueux dans son langage pour un membre de la famille royale, non toutefois sans avoir d’abord adressé un avertissement charitable à l’insolent déclamateur, ni sans avoir après, très posément, très poliment, demandé au garçon le coût de la casse. Ceci se passait en 1850 ; M. de Bismarck était déjà député depuis plusieurs années et sur le point de devenir ministre plénipotentiaire auprès de la confédération germanique. Der tolle Bismarck, ce n’est pas seulement à Kniephof et à Schœnhausen qu’on appelait ainsi le futur chancelier d’Allemagne. Les Berlinois eux-mêmes n’eurent pas d’autre nom pour lui pendant longtemps, pendant toute la période parlementaire du jeune député de la Marche, depuis son maiden-speech et sa première apparition à la tribune, — alors qu’ayant provoqué un tumulte indescriptible par une sortie violente contre les libéraux il tira de sa poche un journal et se mit tranquillement à lire en attendant l’apaisement de l’orage, — jusqu’à son dernier discours du 3 décembre 1850, qui porta au comble l’exaspération de la chambre, mais valut à l’orateur un poste diplomatique. Le succès procède un peu comme la loi nobiliaire des Chinois : il fait remonter la gloire en arrière et jette du lustre sur les obscurs antécédens du favori de la fortune. Ce serait toutefois confondre les temps et déplacer la perspective historique que de vouloir assigner à M. de Bismarck dans ces années 1847-50 quelque chose du rôle important qu’il ne devait acquérir que quinze ans plus tard. La vérité est que ce rôle n’était dans cette première période ni aussi considérable ni surtout aussi considéré que serait tenté de se l’arranger une abstraite méthode inductive. Membre actif et remuant du groupe des junker en 1847 et du grand parti de la croix qui se forma après la révolution de février, le gentilhomme campagnard de Schœnhausen fut loin d’avoir au sein de ce parti l’autorité d’un Gerlach et d’un Stahl, ou la grande situation de tel seigneur féodal de Silésie ou de Poméranie. Malgré son audace, son impétuosité et son sang-froid, malgré les saillies parfois les plus heureuses d’une éloquence alors bien autrement inégale et embarrassée encore qu’elle ne l’est aujourd’hui, M. de Bismarck ne fut à cette époque que le Hotspur et l’enfant terrible de la sacrée phalange qui défendait le trône, l’autel et les principes conservateurs ; c’était en quelque sorte le général du Temple des chevau-légers borusses, un général du Temple doublé d’un marquis de Pire. A tout prendre, il ne passait que pour un Thadden-Triglaff réussi, ce brave M. Thadden-Triglaff qui déclarait bien vouloir la liberté de la presse, à la condition toutefois « qu’il y eût une potence à côté de chaque journal pour y accrocher les folliculaires. » Les propos de M. de Bismarck, — ami et voisin de cet ingénieux législateur de la presse, — ne furent pas parfois beaucoup plus raisonnables ; ne lui arriva-t-il pas un jour de dire en toutes lettres « que toutes les grandes villes devraient être détruites et rasées de la terre, comme des foyers éternels de révolution ? » Les Athéniens de la Sprée riaient de ces lazzis, répétaient ces mots pleins d’humour, et admiraient surtout certain argument ad hominem au moyen d’une chope de bière. Parfois aussi ils commentaient avec malice les avances faites aux purs, aux démocrates, et s’égayaient notamment sur le compte de la fameuse petite branche d’olivier que le hobereau de Schœnhausen montra un jour à son collègue de la chambre, le très radical docteur d’Ester. Cette branche, lui dit-il, il venait de la cueillir dans une récente excursion à Vaucluse, sur le tombeau de Laure et de Pétrarque ; il la serrait précieusement dans son porte-cigare et comptait encore l’offrir un jour à messieurs les rouges « en signe de réconciliation... » Il a été dans la destinée étrange de cette homme extraordinaire de n’être pris au sérieux que le jour où il devint terrible. Der tolle Bismarck, disaient les Allemands en 1850 ; à Francfort, ce bon comte Rechberg l’appelait dédaigneusement un bursche, et il passa pour un personnage moquable aux yeux d’un ministre français, un homme d’esprit pourtant, encore en 1864. L’année d’après, sur la plage légendaire de Biarritz, il poursuivait de ses projets l’empereur Napoléon III, qui, appuyé au bras de l’auteur de Colomba, jetait de temps en temps dans l’oreille du sénateur académicien ces mots : « il est fou ! » Cinq ans plus tard, le rêveur de Ham remettait son épée au fou de la Marche. « J’appartiens, — telle fut la déclaration provocante de M. de Bismarck dans un de ses premiers discours à la chambre, — j’appartiens à une opinion qui se fait gloire des reproches d’obscurantisme et de tendances au moyen âge ; j’appartiens à cette grande multitude qu’on oppose avec dédain à la partie plus intelligente de la nation. » Il voulait un état chrétien. « Sans base religieuse, disait-il, l’état n’est qu’une agrégation fortuite d’intérêts, une espèce de bastion dans la guerre de tous contre tous ; sans cette base religieuse, toute législation, au lieu de se régénérer aux sources vives de l’éternelle vérité, n’est plus que ballottée par des idées humanitaires aussi vagues que changeantes. » C’est pour cela qu’il se prononçait contre l’émancipation des Juifs et repoussait surtout avec horreur l’institution du mariage civil, institution dégradante et qui « faisait de l’église le porte-queue (schleppentraeger) d’une bureaucratie subalterne. » Il fut aussi intransigeant pour le trône que pour l’autel : il narguait le principe de la souveraineté du peuple ; le suffrage universel (qu’il devait introduire lui-même un jour par tout l’empire d’Allemagne !) lui paraissait un danger social et un outrage au bon sens. Il niait les droits de la nation ; la couronne seule avait des droits : le vieil esprit prussien ne connaissait que ceux-là, — « et ce vieil esprit prussien est un Bucéphale qui se laisse bien monter par son maître légitime, mais qui jettera par terre tout cavalier de dimanche (sonntagsreiter) ! » Adversaire résolu des idées modernes, des théories constitutionnelles et de tout ce qui formait alors le programme du parti libéral en Prusse, le député de la Marche combattait avec la même énergie les deux grandes passions nationales de ce parti : la « délivrance » du Slesvig-Holstein et l’unité de l’Allemagne. Il déplorait que « les troupes royales prussiennes fussent allées défendre la révolution dans le Slesvig contre le souverain légitime de ce pays, le roi de Danemark ; » il affirmait qu’on faisait à ce roi une véritable querelle d’Allemand, qu’on lui cherchait noise « à propos de bottes » (um des kaisers bart), et il n’hésitait pas à déclarer, au milieu d’une chambre frémissante, que la guerre provoquée dans les duchés de l’Elbe était Il une entreprise éminemment inique, frivole, désastreuse et révolutionnaire... » Quant à l’unité de l’Allemagne, le jeune orateur des ultras la repoussait au nom du droit, de la souveraineté et de l’indépendance des princes, ainsi qu’au nom du patriotisme bien entendu. Il était Prussien, un Prussien spécifique, un Prussien encroûté (stockpreusse), et se souciait fort peu d’unir la bonne et ferme pâle borusse « aux élémens dissolvans (das zerfahrene wesen) du sud. » Il en appelait à l’armée : est-ce que cette armée demandait à échanger les vieilles couleurs nationales, noir et blanc, contre cette tricolore allemande qui ne lui était connue que comme l’emblème de la révolution ? est-ce qu’elle demandait à échanger sa vieille marche du Dessauer contre la chanson d’un professeur Arndt sur la patrie allemande ? — Il a été déjà parlé de son discours contre la couronne impériale offerte par le parlement de Francfort, de l’emprunt ingénieux fait alors au libretto du Freyschütz. Tout en refusant la couronne impériale, Frédéric-Guillaume IV n’en essayait pas moins, pendant ces années 1849 et 1850, de sauver quelques épaves de ce naufrage des idées unitaires, il s’efforçait de grouper autour de lui, et avec l’aide de libéraux, une partie notable du corps germanique, de créer une espèce de confédération du nord : « l’union restreinte » devint pour un moment le mot d’ordre d’un programme que le général de Radowitz fut chargé de réaliser par la mise en scène du parlement d’Erfurt. M. de Bismarck condamnait sans pitié ni faiblesse toutes ces vaines tentatives : avec le grand théoricien de son parti, le célèbre professeur Stahl, il plaidait le retour au statu quo d’avant 1848 ; il demandait comme lui « qu’on relevât en Allemagne la colonne renversée du droit, » qu’on restaurât le Bund sur ses bases légales, aux termes du traité de Vienne, et ne cessait de mettre la politique prussienne en garde contre toute « course de Phaéton » dans une région de nuages et de foudre. La foudre ne tarda pas à éclater en effet, et la « course de Phaéton » fut brusquement arrêtée par la main de ce grand ministre autrichien qui n’a fait lui-même que traverser comme un météore lumineux les régions les plus élevées du pouvoir pour disparaître soudain et laisser après lui des regrets éternels. Le prince Félix de Schwarzenberg rappelle à certains égards ces hommes d’état dont. l’Angleterre offrait parfois jadis l’étonnant exemple, ces Peterborough, ces Bentinck et leurs semblables, qui ont su interrompre presque subitement une vie adonnée aux plaisirs et aux folles légèretés du monde pour se révéler d’emblée comme de véritables génies politiques et mourir avant l’âge, après avoir épuisé les ivresses du bonheur facile et de la gloire, bien autrement ardue. On sait de quelle main ferme et hardie le prince saisit le timon des affaires en Autriche et en combien peu de temps il réussit à relever une monarchie placée au bord de l’abîme. Sa conduite fut-elle de tout point irréprochable, fut-elle même prévoyante jusqu’au bout ? Là n’est point pour nous la question ; bornons-nous à constater que rarement ministre a rencontré plus de bonheur dans sa courte carrière, trouvé tant d’assurance dans le succès, et jusque dans les nécessités fâcheuses parlé d’un ton plus fier et plus hautain. Cette fois le prince de Schwarzenberg parla avec toute l’autorité que lui donnait le droit ; il parla même trop durement peut-être, et la Prusse sembla un moment prête à relever le gant. Frédéric-Guillaume IV demanda aux chambres un crédit de 14 millions de thalers pour l’armement, et prononça un discours belliqueux. L’Europe devint attentive, l’assemblée nationale de France fut sur le point de décréter une nouvelle levée de troupes, et, prélude fatidique d’une tragédie qui ne devait se jouer que quinze ans plus tard, en 1850 comme en 1866, Louis-Napoléon crut devoir encourager le cabinet de Berlin, l’encourager sous main, et en opposition directe avec le sentiment général du pays ! Tandis que l’assemblée nationale en France se prononçait très catégoriquement pour la neutralité et que le ministre des affaires étrangères y inclinait même pour l’Autriche, le président de la république envoyait à Berlin un confident intime, M. de Persigny, avec la mission d’engager le roi de Prusse autant que possible à la guerre. La guerre parut inévitable ; déjà les troupes étaient échelonnées des deux parts, déjà même des rencontres d’avant-postes avaient eu lieu. Tout à coup, et devant un ultimatum menaçant de Vienne, corroboré d’un avis amical de Saint-Pétersbourg, M. de Manteuffel, le président du conseil de Prusse, fit proposer à celui d’Autriche de se rendre à une entrevue à Oderberg, sur la frontière des deux états ; quelques heures même après avoir expédié cette proposition, il lui fit savoir par le télégraphe (procédé alors encore très peu usité) que, sur les ordres positifs de son roi, il irait jusqu’à Olmutz sans attendre sa réponse. Il s’y rendit en effet, et signa là (29 novembre 1850) les préliminaires de paix, les fameuses « ponctuations » par lesquelles la Prusse cédait sur tous les points aux exigences de l’Autriche. Il n’est pas étonnant qu’une si profonde humiliation, — précédée d’une démarche de détresse jusque-là inouïe dans les annales de la diplomatie, et suivie bientôt d’une dépêche autrichienne qui bien inutilement ne faisait qu’envenimer la plaie, — remplit la Prusse libérale de douleur et d’indignation. C’est en vain que M. de Manteuffel essaya de justifier sa conduite devant la représentation nationale, et affirma aimer mieux être placé « en face des balles coniques que des discours pointus » (lieber spitzkugeln als spitze reden) ; la chambre de Berlin exprima avec passion les doléances du pays, et M. de Vincke termina une philippique des plus véhémentes par les mots : « à bas le ministère ! » Un seul orateur osa prendre la défense du ministre et faire à un pareil moment l’apothéose de l’Autriche. Déjà l’année précédente M. de Bismarck avait envié pour son pays le rôle de l’empereur Nicolas en Hongrie ; depuis lors il n’avait négligé aucune occasion de venger l’empire des Habsbourg des injures que lui adressait le libéralisme allemand, et il demeura fidèle à cette politique jusque dans des circonstances aussi extraordinaires et au milieu des clameurs indescriptibles de l’assemblée. Il maintint qu’il n’y avait pas en Allemagne de fédération possible et légitime en dehors de l’Autriche. Un des plus grands griefs des Teutons contre l’Autriche a été de tout temps de ne pas former un état purement allemand, de receler dans son sein des populations différentes et d’une race « inférieure : » c’était là le principal argument du parlement de Francfort en faveur de la constitution d’une Allemagne en dehors de l’empire des Habsbourg, et M. de Bismarck ne s’est pas fait faute de le reproduire en 1866 dans une circulaire mémorable. En 1850, le député de la Marche ne partageait pas cette opinion ; il était convaincu que « l’Autriche était une puissance allemande dans toute la force du terme, bien qu’elle eût le bonheur d’exercer aussi sa domination sur des nationalités étrangères, » et il concluait hardiment que « la Prusse devait se subordonner à l’Autriche afin de combattre de conserve avec elle la démocratie menaçante... » Certes en remémorant cette séance de la chambre prussienne du 3 décembre 1850, on peut, pour parler avec Montesquieu, se donner le spectacle des vicissitudes étonnantes de l’histoire ; mais l’ironie du sort commence à prendre des proportions vraiment fantastiques alors qu’on veut bien songer que ce fut précisément ce discours du 3 décembre 1850 qui décida de la vocation de M. de Bismarck et lui ouvrit la carrière des affaires étrangères. Forcé de consentir à la restauration du Bund et résigné à la prépondérance de l’empire des Habsbourg, le gouvernement prussien crut en effet ne pouvoir donner de meilleurs gages de ses dispositions qu’en nommant son plénipotentiaire auprès de la confédération germanique l’orateur fougueux dont le dévoûment à la causé des Habsbourg a su résister même à l’épreuve de l’humiliation d’Olmutz, et c’est comme le partisan le plus décidé de l’Autriche que le futur vainqueur de Sadowa fit son entrée dans l’arène de la diplomatie ! .. La chambre fut prorogée à la suite de cette discussion orageuse. La rupture avec le parti national était consommée, et M. de Manteuffel, dont l’esprit froid et bureaucratique ne sympathisait au fond que très médiocrement avec les ultras, jugea cependant utile de fortifier le gouvernement en leur faisant quelques avances. Plusieurs postes éminens dans le service civil furent confiés aux membres de l’extrême droite : M. de Kleist-Retzow entre autres eut la présidence des provinces rhénanes. On ne pouvait guère songer à utiliser de la même manière les talens de l’ancien referendarius de Potsdam et de Greifswalde, qui avait montré si peu de dispositions et de goût pour la carrière administrative : par des considérations déjà indiquées, on imagina de l’envoyer à Francfort comme premier secrétaire de légation d’abord, mais avec l’assurance d’être nommé au bout de quelque temps représentant en titre. Le choix ne laissa pas de causer une certaine surprise : c’était un procédé tout nouveau (on s’y est habitué depuis, et ailleurs) que de récompenser un député par une mission diplomatique de son attitude ou de son vote à la chambre. On se demandait du reste si l’excentrique et impétueux chevalier de la Marche pouvait bien passer pour the right man in the right place au milieu de circonstances tellement délicates. Le timide et méticuleux M. de Manteuffel n’était pas sans appréhension à cet égard, et l’empressement même avec lequel M. de Bismarck acceptait la place ne faisait qu’augmenter le malaise du président du conseil. Le roi Frédéric-Guillaume IV, qui personnellement goûtait beaucoup le bouillant « Percy » du parti de la croix, n’en eut pas moins, lui aussi, des hésitations. « Votre majesté peut toujours faire l’essai avec moi, lui dit l’aspirant à la diplomatie ; si cela n’allait pas, votre majesté serait bien libre de me rappeler au bout de six mois ou même avant. » Il ne devait être rappelé qu’au bout de huit ans, par le successeur de Frédéric-Guillaume IV. Et pourtant, dès les premiers jours de sa mission (juin 1851), il s’exprimait ainsi dans une lettre intime sur le compte des hommes et des choses qu’il était chargé de manier : « Nos relations ici consistent dans une méfiance et un espionnage mutuels. Si du moins on avait quelque chose à espionner ou à cacher ! mais ce sont de pures fadaises pour lesquelles ces gens se tourmentent l’esprit. Ces diplomates qui débitent d’un air d’importance leur bric-à-brac me semblent dès à présent beaucoup plus ridicules que tel député de la seconde chambre se drapant dans le sentiment de sa dignité. S’il ne survient des événemens extérieurs, je sais dès aujourd’hui sur le bout du doigt ce que nous aurons fait dans deux, trois ou cinq ans, et ce que nous pourrions expédier en vingt-quatre heures, si nous voulions être sincères et raisonnables un jour durant. Je n’ai jamais douté que tous ces messieurs ne fissent leur cuisine à l’eau ; mais un potage si aqueux et si fade qu’il est impossible d’y trouver un œil de graisse ne laisse pas de m’étonner... Je fais des progrès très rapides dans l’art de ne dire rien du tout avec beaucoup de paroles ; j’écris des rapports de plusieurs feuilles, nets et ronds comme des leading-articles, et si, après les avoir lus, Manteuffel y comprend goutte, il est plus fort que moi... Personne, pas même le plus méchant des démocrates, ne peut se faire une idée de ce que la diplomatie cache de nullité et de charlatanisme... » Quelques années plus tard, pendant les complications d’Orient, il écrira à sa sœur Malvina : « Je suis à une séance du Bund ; un très honoré collègue fit un très ennuyeux rapport sur la situation anarchique dans la Lippe-Supérieure, et je pense ne pouvoir mieux utiliser ce moment qu’en épanchant devant toi mes sentimens fraternels. Ces chevaliers de la Table ronde qui m’entourent dans ce rez-de-chaussée du palais Taxis sont des hommes fort honorables, mais fort peu récréatifs ; la table a 20 pieds de diamètre et est couverte d’un tapis vert. Pense à X... et à Z... de Berlin ; ils ont tout à fait le pli de ces messieurs du Bundestag. Je prends l’habitude de me faire à toutes choses avec le sentiment d’une innocence qui bâille. Ma disposition d’esprit est celle d’une lassitude insouciante (gaenzliche.wurschtigkeit) après que j’ai réussi d’amener peu à peu le Bund à la conscience désolante de son profond néant. Te rappelles-tu le lied de Heine : ô Bund, ô chien, tu n’es pas sain, etc.. ? .. Eh bien ! ce lied sera bientôt, et par un vote unanime, élevé au rang d’hymne national des Allemands. » La lassitude, le dégoût ainsi que le mépris pour le Bund, augmenteront d’année en année. En 1858, il pensera à quitter décidément la carrière. Il en aura assez de « ce régime des truffes, des dépêches et des grand’croix ; » il parlera de « se retirer sous les canons de Schœnhausen, » ou bien mieux encore de « se rajeunir de dix ans et de reprendre le poste offensif de 1848 et 1849. » Il voudrait combattre sans être gêné par les liens et les convenances officielles, mettre bas l’uniforme et « faire de la politique en caleçon de bain (in politischen sckwimmkosen)... » Quoi d’étonnant d’ailleurs ? De tous les hommes politiques imaginables, M. de Bismarck était certes le moins fait pour porter du respect et trouver du goût à un corps délibérant essentiellement modéré et modérateur, où tout se passait en discussions à huis-clos, en rapports longuement élaborés, longuement motivés et plus longuement encore débattus, et où les coups d’estoc et de taille faisaient absolument défaut. Un grand congrès de paix ne peut guère avoir d’attrait pour des Percy bouilians que la moindre conférence de Bangor fait déjà sortir de leur peau, et le Bundestag, on l’a dit, était un congrès de paix permanent appelé à maintenir le statu quo et à écarter toute cause de conflit. Les petits incidens, les petites manœuvres et les petites luttes d’influence ne manquaient pas, il est vrai, dans cette communauté, pas plus que dans toute autre : ils servaient à entretenir la bonne humeur des diplomates ordinaires et étaient généralement considérés comme des stimulans utiles pour la bonne gestion des affaires et la bonne digestion des dîners ; mais qu’ils devaient paraître mesquins aux yeux d’un homme d’action et de combat, qu’ils devaient l’irriter, parfois même l’exaspérer ! — Observer les affaires du monde de ce poste du Mein qui permettait de les saisir dans leur ensemble, profiter des renseignemens abondans pour en composer des dépêches brillantes propres à instruire et surtout à amuser un maître auguste, trouver à l’occasion un mot bien spirituel, bien malicieux, et s’en réjouir, en faire jouir les autres, le porter même tout chaud à Stuttgart et en confier l’expédition lointaine à une gracieuse grande-duchesse, — c’était là une occupation qui pouvait contenter un prince Gortchakof, charmer même les loisirs d’un homme élevé à l’école du comte Nesselrode et vieilli dans la carrière. Le moyen de faire agréer une pareille existence à un chevalier de la Marche improvisé ministre plénipotentiaire, le moyen d’enfermer dans un cercle si étroit, bien qu’enchanteur, un « fiancé de Bellone » tout frémissant encore des batailles livrées sans relâche pendant quatre ans sur une scène retentissante ! Pour trouver une compensation telle quelle dans le milieu nouveau où il venait d’être placé, il lui aurait fallu au moins quelque grande combinaison européenne, quelque grande négociation capables d’éprouver ses facultés et de les faire valoir, — et on lui parlait du « bric-à-brac » de la Lippe-Supérieure ! Une négociation aussi insignifiante que celle avec le pauvre Augustenbourg, menée à bonne fin en 1852, ne pouvait certes pas compter parmi les triomphes dignes d’un Bismarck, et c’était là cependant le seul et piteux « œil de graisse » qu’il lui eût été encore donné de découvrir dans le potage cuisiné pendant plusieurs années à Francfort ! .. il est vrai que la question d’Orient ne tarda pas à éclater, et qu’elle sembla même d’abord ouvrir des perspectives assez vastes. La Prusse penchait pour la Russie, les états secondaires de l’Allemagne se montraient encore plus ardens et allaient parfois jusqu’à se donner l’air de vouloir dégainer ; tant pis pour l’Autriche si elle persistait à faire cause commune avec les alliés : cela pouvait amener des modifications territoriales importantes et toutes à l’avantage de la maison Hohenzollern ! .. Aussi le représentant de la Prusse auprès de la confédération germanique (« son excellence le lieutenant, » comme on l’appelait alors à cause de l’uniforme de la landwehr qu’il aimait à porter) prêta-t-il dans cette crise un appui chaleureux et constant à son collègue de Russie, devenu son ami le plus intime. Il ne fut pas cependant longtemps à reconnaître que la confédération germanique ne sortirait pas de sa neutralité, que les états secondaires, malgré toutes les agitations dans les conférences de Bamberg, ne prendraient point part active soit dans un sens, soit dans l’autre, et que la guerre serait localisée dans la Mer-Noire et la Baltique. Il en conçut un profond dédain pour le Bund, eut « conscience de son insondable néant, » et fredonna au tapis vert du palais Taxis le lied de Heine sur la diète de Francfort. De plus il fit à cette occasion une expérience douloureuse qu’il n’oublia point, qu’il rappellera encore bien des années après dans une dépêche confidentielle demeurée célèbre. « Pendant les complications orientales, écrira-t-il en 1859 à M. de Schleinitz, l’Autriche l’emportait sur nous à Francfort malgré toute la communauté d’idées et de penchans que nous avions alors avec les états secondaires. Ces états, après chaque oscillation, indiquent toujours avec l’activité de l’aiguille aimantée le même point d’attraction... » Rien de plus naturel pourtant : ce n’est pas de l’empire des Habsbourg que le Hanovre et la Saxe avaient à redouter certaine annexion, les événemens ne l’ont que trop prouvé depuis ; mais l’homme qui un jour put désirer la destruction des grandes villes, comme foyers de l’esprit révolutionnaire, n’hésita pas à condamner en son âme et conscience les petits états comme les foyers inextinguibles de « l’esprit autrichien. » L’Autriche en effet ne tarda pas à prendre dans les préoccupations et les ressentimens du chevalier de la Marche la place que naguère y avait tenue la révolution, et le champion si chaleureux des Habsbourg dans les chambres de Berlin devint peu à peu leur ennemi le plus acharné, le plus implacable au sein du Bundestag. D’ailleurs tous les grands hommes de la Prusse, à commencer par le grand-électeur et Frédéric II, et sans en excepter Guillaume Ier, ont eu de tout temps, par rapport à l’Autriche, « deux âmes dans leur poitrine » comme Faust, ou, comme Rébecca, « deux enfans s’entre-choquant dans leur sein ; » deux principes en un mot, dont l’un les portait à un respect presque religieux pour l’antique et illustre maison impériale, tandis que l’autre les poussait à la conquête et à la spoliation aux dépens de cette même maison. Au mois de mai 1848, l’honnête et poétique roi Frédéric-Guillaume IV déclarait à une députation des ministres des états germaniques « qu’il considérerait comme le plus heureux jour de sa vie celui où il tiendrait le lave-main (waschbecken) au couronnement d’un Habsbourg comme empereur d’Allemagne ; » cela ne l’empêcha point plus tard de sourire de temps en temps à l’œuvre du parlement de Francfort, et de travailler à « l’union restreinte » sous les auspices du général de Radowitz. Et de même M. de Bismarck fut certainement très sincère comme député du parlement prussien dans sa « religion de l’Autriche, » alors qu’au nom des principes conservateurs il prenait la défense énergique des Habsbourg contre les agressions du libéralisme allemand ; mais il était maintenant représentant de son gouvernement au palais Taxis, il rencontrait l’Autriche sur son chemin dans une lutte d’influence auprès des états secondaires, dans une lutte d’intérêts concernant les affaires d’Orient, et il commençait à s’engager dans un ordre d’idées au bout duquel il devait rencontrer la politique du « coup au cœur. » C’est ainsi qu’à l’occasion de la guerre d’Orient et dans la même ville de Francfort prit naissance chez les deux futurs chanceliers de Russie et d’Allemagne cette haine de l’Autriche qui devait avoir des conséquences si funestes, car, que l’on ne s’y trompe pas, c’est la connivence de ces deux hommes politiques, — la fatale idéologie de l’empereur Napoléon III y aidant pour une très grande part, il est juste de l’ajouter, — qui a rendu possibles les catastrophes dont nos jours ont été témoins : la calamité de Sadowa et la destruction du Bund, le démembrement du Danemark aussi bien que celui de la France ! Chez le prince Gortchakof, ce sentiment d’hostilité a éclaté soudain par suite d’une appréciation erronée des événemens, mais que partagea avec lui toute sa nation. Chez M. de Bismarck, la haine de l’Autriche n’eut pas une origine aussi spontanée, elle n’eut pas, par exemple, pour origine les griefs d’Olmutz, dont le député de la Marche a su au contraire aisément triompher ; elle fut lente à se former, elle se développa, se consolida à la suite d’une lutte longue et journalière au sein du Bund, à la suite d’une expérience acquise au bout de plusieurs années de vaines tentatives, et de la conviction définitive que le Habsbourg n’abandonnerait jamais de son plein gré les états secondaires et les défendrait contre tout essai d’absorption. Résumant l’enseignement que lui avait donné son séjour de huit ans à Francfort, le représentant de la Prusse auprès de la confédération germanique écrira en 1859, dans sa dépêche souvent citée à M. de Schleinitz, ces mots remarquables : « je vois dans nos rapports fédéraux un vice que tôt ou tard il nous faudra guérir ferro et igne... » Ferro et igne ! c’est là la version première du texte reçu sur « le fer et le sang, » et tel que l’établira un jour d’une manière officielle le président du conseil dans un discours à la chambre. En même temps que l’ancienne « religion de l’Autriche » subissait chez son ardent confesseur d’autrefois une transformation si radicale, un changement non moins curieux s’accomplissait dans son esprit par rapport à plusieurs autres articles du credo de son parti. Éloigné de la mêlée et ne participant plus aux luttes parlementaires, il commençait à envisager plus froidement certaines questions jadis brûlantes, et à mettre des tempéramens à plus d’une antipathie des jours passés. Dès 1852, au retour d’une excursion à Berlin, il écrit : « Il y a quelque chose de démoralisant dans l’air de la chambre ; les meilleurs hommes du monde y deviennent vains et s’attachent à la tribune comme une femme à la toilette... Je trouve les intrigues parlementaires creuses et indignes au-delà de toute expression ; tant qu’on vit au milieu d’elles, on a des illusions sur leur compte, et on y attache je ne sais quelle importance... Toutes les fois que j’arrive là-bas de Francfort, j’éprouve l’impression d’un homme à jeun qui tomberait au milieu de gens ivres. » Bien des choses jadis honnies et abhorrées prenaient maintenant un aspect moins repoussant aux yeux de l’homme d’état mûrissant de grands projets d’avenir. « La chambre et la presse pourraient devenir les plus puissans instrumens de notre politique extérieure, » écrira en 1856 l’ancien contempteur du parlementarisme et ami de M. Thadden-Triglaff, et c’est ainsi qu’on trouve dans la correspondance de ces temps la vague idée d’une représentation nationale du Zollverein, voire un penchant prononcé pour le suffrage universel lui-même, pourvu que ces moyens puissent devenir des instrumenta regni. L’exemple du second empire exerçait alors une influence dont l’historien devra bien tenir compte. Ce système d’un absolutisme teint de passions populaires, « tigré de rouge, » pour employer une expression caractéristique de M. de Bismarck, séduisait l’imagination de plus d’un aspirant aux coups d’état et aux coups d’éclat, et le ci-devant collègue du docteur d’Ester dut plus d’une fois ouvrir son porte-cigare, et y contempler la petite branche d’olivier cueillie sur la tombe de Pétrarque et de Laure. Que le but semblait lointain pourtant, et que de voiles couvraient encore l’avenir indistinctement entrevu ! Ce n’était pas sous le roi Frédéric-Guillaume IV, dont l’intelligence s’obscurcissait de plus en plus, qu’il était permis de songer à l’action ; l’avènement même du régent, le roi Guillaume actuel, semblait d’abord ne devoir rien changer à la situation extérieure. Les nouveaux ministres du régent, les ministres de l’ère nouvelle, comme on le disait alors, étaient d’honnêtes doctrinaires qui parlaient du développement des libertés concédées et de l’affermissement du régime représentatif ; les bons et les naïfs, ils laissaient même Guillaume Ier proclamer un jour solennellement « que la Prusse ne devait faire que des conquêtes morales en Allemagne ! » Évidemment l’ère nouvelle n’était point encore l’ère de M. de Bismarck. Pendant les années qui s’écoulèrent depuis la guerre d’Orient jusqu’à son ambassade en Russie, on voit le représentant de la Prusse auprès de la confédération germanique dans une agitation constante, en voyages continuels à travers l’Allemagne, la France, le Danemark, la Suède, la Courlande et la Haute-Italie, cherchant des sujets de distraction, ou bien peut-être aussi des sujets d’observation, et ne revenant chaque fois à Francfort que pour y soulever un incident, casser quelque « bric-à-brac, » et pousser à bout le nerveux et bilieux comte Rechberg, représentant de l’Autriche et président du Bundestag. Ses fréquentes excursions à Paris lui firent pressentir les événemens qui se préparaient en Italie ; il n’en devint que plus agressif, et il arriva un moment où son rappel fut considéré à Francfort comme indispensable pour le maintien de la paix. C’est à ce moment qu’il songea à quitter définitivement la carrière, à jeter bas l’uniforme et à faire de la politique « en caleçon de bain. » Il consentit cependant à la faire encore en « peau d’ours et avec du caviar, » ainsi qu’il s’exprimait dans une de ses lettres, autrement dit à échanger son poste de Francfort contre celui de Saint-Pétersbourg. On espérait ainsi l’éloigner du terrain brûlant, le « mettre à la glace » (encore une expression de M. de Bismarck) ; pour lui, il attachait peut-être d’autres espérances à ce déplacement, et trouvait en tout cas de la consolation à revoir l’ancien collègue de Francfort, devenu ministre principal d’un grand empire, et avec lequel il s’était toujours si bien entendu. Le 1er avril 1859, « le jour anniversaire de sa naissance, » M. de Bismarck arrivait dans la capitale de la Russie. JULIAN KLACZKO, Plutarque, Thésée, initio. Aus der Petersburger Gesellschaft, t. II p. 156. Expressions de la circulaire russe du 6 juillet 1848, adressée par le comte Nesselrode à ses agens en Allemagne. Circulaire russe du 27 mai 1859, à propos de la guerre d’Italie. Un écrivain en position d’être bien informé, un ancien sous-secrétaire d’état dans le ministère du prince Schwarzenberg, raconte ainsi l’origine de l’intervention russe en Hongrie, en la faisant remonter à 1833, à la célèbre entrevue de Munchengraetz entre l’empereur François Ier d’Autriche et le tsar Nicolas. Dans une des conversations intimes d’alors, François parla avec tristesse et appréhension de l’état maladif et nerveux de son fils et successeur désigné, et pria le tsar de conserver à ce fils l’amitié qu’il a toujours eue pour le père. « Nicolas tomba à genoux, et, élevant sa droite au ciel, il jura de donner an successeur de François tout aide et secours dont il pourrait jamais avoir besoin. Le vieil empereur d’Autriche en fut profondément touché, et posa ses mains sur la tête du tsar agenouillé en signe de bénédiction. » La scène étrange n’eut pas de témoins, mais les deux souverains la racontèrent quelques momens après, chacun de son côté, à un officier supérieur qui commandait alors la division d’armée stationnée à Munchengraetz. Cet officier supérieur n’était autre que le prince de Windischgraetz, qui, nommé plus tard, en 1848, généralissime des armées d’Autriche, et parvenu au moment critique de l’insurrection hongroise, prit sur lui de rappeler à l’empereur Nicolas, dans une lettre, la parole donnée jadis à Munchengraetz. Le tsar répondit en mettant toute son armée à la disposition de sa majesté impériale et apostolique. — Cf. Hefter, Geschichte OEsterreichs, Prague, 1869, t. Ier, p. 68-69. Séance de la chambre prussienne du 6 septembre 1849. Ce discours n’est pas reproduit dans le recueil officiel des discours de M. de Bismarck publié à Berlin. Qu’on nous permette de citer à ce sujet une piquante scène d’antichambre qui ne laisse pas d’avoir son côté instructif. Il y avait alors à Vienne, au ministère des affaires étrangères, une figure bien originale, un huissier dont le souvenir ne s’est pas effacé au Ballplatz. Il portait le nom baroque de Kadernoschka ; placé dans la grande salle d’attente qui précède le cabinet du ministre, il avait la mission d’introduire auprès du chef les différens visiteurs. C’était un huissier de grand style que ce M. Kadernoschka : il avait été stylé par le vieux prince Metternich lui-même, et aimait à rappeler qu’il avait « exercé ses fonctions » déjà du temps du fameux congrès de 1815 !... Un jour, après un long entretien avec le prince de Gortchakof, le comte Buol voit entrer ce bon Kadernoschka d’un air plus solennel que d’ordinaire : c’est qu’il avait à faire une communication à son excellence « dans l’intérêt du service ! » Et le comte Buol d’apprendre que l’envoyé russe, après avoir quitté son excellence, avait paru tout bouleversé et suffocant de colère, — qu’il avait demandé un verre d’eau, s’était promené pendant une demi-heure dans la salle d’attente, gesticulant avec violence, se parlant à lui-même, et s’écriant de temps en temps en français : « Oh ! ils me le paieront bien un jour, ils me le paieront !... » Protocole de la conférence du 17 avril 1855. Cérémonie religieuse qui, dans l’église protestante, répond en quelque sorte à ce que la première communion représente dans l’église catholique. Sturm und Drang-Periode, première période de Goethe et de Schiller. Dans l’édition populaire du livre de M. Hesekiel, cette scène est illustrée par une vignette. Séance de la chambre du 15 novembre 1849. On sait que le chancelier d’Allemagne a dernièrement fait voter une loi qui institue en Prusse le mariage civil. — Du reste aucun des discours qui vont être cités ne se trouve dans le recueil officiel des discours de M. de Bismarck publié à Berlin. Séance de la chambre du 21 avril 1849. Voyez aussi l’interpellation de M. Temme dans la séance du 17 avril 1863. Une circulaire du prince Schwarzenberg, livrée à la publicité par une indiscrétion calculée, après avoir raconté l’incident du télégraphe et la course éperdue de M. de Manteuffel au-devant du ministre autrichien, ajoutait : « Sa majesté l’empereur crut de bon de voir d’obtempérer au désir du roi de Prusse, si modestement exprimé. » Shakspeare, Henry IV, Ire part, acte III, scène Ire. Elle ne laisse pas cependant, d’être intéressante et d’avoir même un côté bien piquant. Plein encore de la conviction qu’on avait fait au Danemark une guerre « éminemment inique, frivole et révolutionnaire, » le plénipotentiaire prussien auprès du Bund travailla en 1852 très activement à écarter pour l’avenir une cause possible de perturbation, et négocia un marcha d’Ésaü avec le duc Christian-Auguste Augustenbourg, l’ancien fauteur du slesvig-holsteinisme, et prétendant éventuel aux duchés. Grâce à l’entremise de M. de Bismarck, le vieux duc signa, contre la somme de 1 million 1/2 de rixdalers donnée par le gouvernement de Copenhague, un acte solennel par lequel il s’engagea « pour lui et sa famille, sur sa parole et son honneur de prince, à ne rien entreprendre qui pût troubler la tranquillité, de la monarchie danoise. » Cela n’empêcha point le fils de Christian de faire valoir impudemment ses prétendus droits en 1863, ni même M. de Bismarck de les appuyer pendant un certain temps, jusqu’au moment où les fameux syndics de la couronne vinrent jeter le doute dans l’âme du premier ministre de Berlin et lui prouver que les duchés, n’appartenant de droit à personne, appartenaient au roi Guillaume par le fait de la conquête. A la tête de cette députation se trouvait le ministre de Nassau, le baron Max de Gagern.
Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Félicité
Voltaire Dictionnaire philosophique Éd. Garnier - Tome 19 FÉLICITÉ. Des différents usages de ce terme. Félicité est l’état permanent, du moins pour quelque temps, d’une âme contente ; et cet état est bien rare. Le bonheur vient du dehors : c’est originairement une bonne heure ; un bonheur vient, on a un bonheur ; mais on ne peut dire : Il m’est venu une félicité, j’ai eu une félicité ; et quand on dit : Cet homme jouit d’une félicité parfaite, une alors n’est pas pris numériquement, et signifie seulement qu’on croit que sa félicité est parfaite. On peut avoir un bonheur sans être heureux : un homme a eu le bonheur d’échapper à un piége, et n’en est quelquefois que plus malheureux ; on ne peut pas dire de lui qu’il a éprouvé la félicité. Il y a encore de la différence entre un bonheur et le bonheur, différence que le mot félicité n’admet point. Un bonheur est un événement heureux : le bonheur, pris indécisivement, signifie une suite de ces événements. Le plaisir est un sentiment agréable et passager : le bonheur, considéré comme sentiment, est une suite de plaisirs ; la prospérité, une suite d’heureux événements ; la félicité, une jouissance intime de sa prospérité. L’auteur des Synonymes dit que « le bonheur est pour les riches, la félicité pour les sages, la béatitude pour les pauvres d’esprit » ; mais le bonheur paraît plutôt le partage des riches qu’il ne l’est en effet, et la félicité est un état dont on parle plus qu’on ne l’éprouve. Ce mot ne se dit guère en prose au pluriel, par la raison que c’est un état de l’âme, comme tranquillité, sagesse, repos ; cependant la poésie, qui s’élève au-dessus de la prose, permet qu’on dise dans Polyeucte : Où leurs félicités doivent être infinies. (Acte IV, scène v.) Que vos félicités, s’il se peut, soient parfaites ! (Zaïre, I, i.) Les mots, en passant du substantif au verbe, ont rarement la même signification. Féliciter, qu’on emploie au lieu de congratuler, ne veut pas dire rendre heureux ; il ne dit pas même se réjouir avec quelqu’un de sa félicité : il veut dire simplement faire compliment sur un succès, sur un événement agréable ; il a pris la place de congratuler, parce qu’il est d’une prononciation plus douce et plus sonore. Encyclopédie, tome VI, 1756. (B.)
De la justice dans la Révolution et dans l’Église/Septième Étude
Pierre-Joseph Proudhon De la justice dans la Révolution et dans l’Église Garnier frères, 1858 (Tome II, p. 269-411). ◄ Sixième Étude. Le travail Huitième Étude. Conscience et liberté ► Septième Étude. Les idées bookDe la justice dans la Révolution et dans l’ÉglisePierre-Joseph ProudhonGarnier frères1858ParisTTome IISeptième Étude. Les idéesProudhon - De la justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 2.djvuProudhon - De la justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 2.djvu/9269-411 LES IDÉES Monseigneur, Jésus répond aux pharisiens qui l’interrogent sur la femme adultère : « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette le premier la pierre. » Je ne puis pas, parlant pour moi pécheur, vous tenir à vous archevêque, qui non content d’inculper mes idées jetez le soupçon sur mes mœurs, le langage que le Saint des saints, défendant une pécheresse, se permettait vis-à-vis des pharisiens hypocrites et fornicateurs. Je ne vous accuse donc de péché ni vous ni aucun de vos collègues dans le sacerdoce ; je crois votre vie aussi pure que votre foi, et m’abstiens de toute récrimination. Odiosa restringenda. Vous m’avez frappé dans ma personne : je n’use pas de représailles. Mais voici ce que je vous dis à tous, pontifes du Très-Haut : Que celui d’entre vous qui sait la loi me jette la pierre !...... Oui, je consens à toute honte, si vous me prouvez que l’Église connaît la Justice, et qu’ayant été élevé dans son sein, c’est par ma faute, ma seule faute, et ma très-grande faute, que j’ai été coupable ; je veux, dis-je, être humilié, châtié, flétri, comme si j’étais l’unique et le premier prévaricateur. Mais vous ne savez rien de la loi ni du droit. Sur toutes les choses de la vie humaine vous manquez de principes et de règles. Je vous l’ai déjà cinq fois prouvé ; permettez qu’au commencement de cette Étude je vous le rappelle. En ce qui touche les Personnes, vous n’avez point de morale. Votre Décalogue n’est qu’une énumération de catégories ; votre Évangile un recueil de paraboles ; votre charité le premier bégaiement de la Justice. Bien loin que vous possédiez une théorie du droit personnel, votre dogme y répugne, et sur ce dogme l’Église, ayant fondé sa hiérarchie et sa discipline, vos intérêts sacerdotaux s’y opposent. En ce qui concerne les Biens, vous n’avez point de morale : votre dogme y répugne, et vos intérêts s’y opposent. Sur le Gouvernement, vous n’avez point de morale : votre dogme y répugne, et vos intérêts s’y opposent. Sur l’Éducation, vous n’avez point de morale : votre dogme y répugne, et vos intérêts s’y opposent. Sur le Travail, vous n’avez point de morale : votre dogme y répugne, et vos intérêts s’y opposent. Et je vais vous montrer que pour ce qui regarde les Idées, vous n’avez pas non plus de morale ; qu’en ceci, comme en tout le reste, vos maximes se réduisent au pur arbitraire ; que l’application de la Justice à l’intelligence est incompatible avec votre dogme, et que votre intérêt le plus précieux s’y oppose. Eh quoi ! vous écriez-vous, une morale des idées ! Qu’est-ce que cela ? Oncques n’entendîmes parler de morale en telle affaire. Que peut-il y avoir de commun entre les préceptes de la conscience et les conceptions de l’entendement ? Ce qui entre dans le cerveau n’est pas ce qui souille l’homme, mais seulement ce qui sort du cœur. Allez-vous prétendre que la logique, la métaphysique, la dialectique, sont des branches de la morale ?...... Patience, Monseigneur ; vous allez voir de quoi il s’agit. C’est une découverte de la Révolution. Cela ne s’apprend pas au séminaire, et sent mauvais à l’archevêché. Idée d’une méthode de direction pour l’esprit dans la recherche de la vérité, d’après la science moderne. — Élimination de l’absolu. L’homme est sujet à l’erreur : c’est une imperfection de sa nature qui ne saurait lui être imputée à crime. Mais, chose étrange et qui n’appartient qu’à notre espèce, de cette infirmité de son jugement l’homme a su se faire une spécialité dans le crime. Plus il se sait sujet à se tromper, plus il est enclin à mentir, à telle enseigne qu’il n’y a pas, en général, de plus grands mystificateurs que les gens qui savent le mieux comment l’homme se trompe. Au lieu de tendre la main à leur frère, ils l’enfoncent : Omnis homo mendax. Il est donc du plus haut intérêt, non-seulement pour la santé de notre esprit, mais pour l’intégrité de notre conscience, que nous apprenions, d’abord, à nous diriger personnellement dans la recherche de la vérité, puis à nous contrôler les uns les autres dans nos jugements et à nous garantir réciproquement contre toute espèce de mensonge : il y va de notre honneur et de notre liberté. Où trouver cette direction ? Comme je tiens, avant tout, même en traitant des idées, à rester fidèle à mon système d’expérimentalisme, je vais donner la parole à l’un de nos savants les plus positifs, les moins suspects de tendance métaphysique et révolutionnaire, à M. Babinet, de l’Institut. Question. — Pourquoi, se demande M. Babinet, la fin du dernier siècle et la première moitié de celui-ci ont-elles vu tant d’inventions physiques, si neuves, si belles, si utiles, si merveilleuses, tandis que les progrès des arts d’imagination, ou même des sciences métaphysiques et philosophiques, n’ont point été aussi éclatants ? Vous le voyez, Monseigneur, le témoignage que j’invoque n’a rien qui doive vous effrayer. M. Babinet, esprit vulgarisateur et qui ne se paye pas de mots, exclut du progrès effectué depuis un siècle les sciences métaphysiques et philosophiques ; en quoi je ne doute pas qu’il ne soit d’accord avec vous. Bien sûr que, s’il osait dire toute sa pensée, il ajouterait aux sciences métaphysiques et philosophiques les morales et politiques, ce qui réjouirait fort, Monseigneur, votre religion. Mais à bon entendeur demi-mot. M. Babinet, par l’énumération qu’il fait des découvertes modernes : chemins de fer, télégraphie électrique, daguerréotypie, stéréoscopie, bioscopie, électrotypie, dorure et argenture électrique, etc., etc., donne clairement à entendre ce qu’il comprend sous la qualification de philosophique. Ce n’est pas lui qui mettra au nombre de nos progrès l’économie politique, l’éclectisme, le socialisme, les tables tournantes et l’équilibre européen. Réponse. — « Lorsque dans les écoles et dans les livres on s’occupait de savoir si la matière pouvait être conçue sans la notion de l’espace et du temps, si les qualités essentielles de l’existence dépendaient de telle ou telle qualité nécessaire ; si la matière, l’espace et le temps, ces trois grands fondements de l’univers où nous vivons, ou plutôt où nous pensons ; si, dis-je, ces trois grands éléments sont indispensables à l’existence des êtres, en sorte, par exemple, qu’on pût créer un monde sans substance matérielle, sans espace ou sans durée : quelle intelligence pouvait atteindre à la solution de pareilles questions ? Mais la science moderne est plus modeste. Elle ne cherche point l’absolu, si difficile à trouver ; elle se contente des rapports, lesquels sont bien plus accessibles à nos intelligences. Ainsi je ne sais pas quelle est l’essence de la substance matérielle, mais je puis la comparer à un poids donnée le gramme, et dire que tel corps pèse tant de grammes et de milligrammes. L’essence de l’espace m’est inconnue, mais je mesure l’espace que je veux, la terre entière, la France, Paris, en kilomètres et en mètres. J’ignore ce que c’est que le temps en lui-même, mais je puis dire que telle durée est de tant de secondes, la seconde étant la 86,400o partie du jour, dont la période est invariable. Je ne sais pas ce qu’est en soi-même la force mécanique et le mouvement, mais j’emprisonne la vapeur, et j’en mesure l’élasticité pour l’employer plus tard à mouvoir des masses immenses... L’homme ne connaît pas plus la nature intime de la force de la vapeur dans la locomotive qu’il a créée, qu’il ne connaissait, il y a quelques mille ans, la nature de la force dans le cheval, le chameau ou l’éléphant, qu’il faisait servir à la locomotion... » (Revue des Deux-Mondes, juillet 1853.) Manibus et pedibus descendo in tuam sententiam, M. Babinet. Tout cela est d’un suprême bon sens, je dirai même d’une excellente philosophie. Car enfin, il ne faut pas que le mot nous effraie, ni que le savant M. Babinet l’oublie : cette belle méthode, dont il fait honneur aux physiciens des derniers cent ans, est une découverte des philosophes, j’oserai même dire qu’elle est le premier article de toute philosophie. Sans remonter jusqu’aux anciens, qui tâtonnèrent dans l’expérience ; sans parler même de ceux du moyen âge, qui firent aussi quelque progrès dans l’art d’expérimenter les choses avant de se risquer à les dire : c’est Bacon qui, au dix-septième siècle, donna le signal de cette rénovation décisive, marquée d’avance, au quinzième siècle par la Renaissance, et au seizième par la Réforme. Et remarquez, quand les idées sont mûres, comme tout concourt à les répandre ! C’est Bacon qui le premier, sous le nom d’induction, invite la science à chercher la vérité, non plus dans la substance inobservable, mais dans les rapports observés des phénomènes ; c’est Descartes qui recommande de faire des classifications exactes, d’après ces mêmes rapports ; c’est Montesquieu qui définit la loi, le rapport des choses ; c’est la franc-maçonnerie qui symbolise le rapport dans le compas, le niveau et l’équerre, et le personnifie dans son grand architecte ; c’est Aug. Comte qui fait du rapport la base de son positivisme, et exclut en son nom la métaphysique et la théologie ; c’est M. Cournot qui donne pour unique objet à la philosophie la recherche de la raison des choses ; c’est M. Babinet, enfin, qui, témoin idoine, attribue exclusivement à la constatation des rapports toutes les découvertes, tous les progrès de la science moderne. N’est-il pas vrai que le règne du rapport est commencé pour la civilisation, qui ne jure plus que par cette idée ? Ce qui distingue le mouvement philosophique à dater de Bacon, ce n’est pas, comme on l’a dit, et comme M. Frédéric Morin a pris la peine fort inutile de le nier, d’avoir inventé l’expérience ; c’est, en mettant la raison philosophique au service de l’expérience, d’avoir appris à en formuler méthodiquement les conclusions, toujours relatives à la raison, au rapport des choses, tandis qu’auparavant c’était l’expérience qui, étant serve de la raison philosophique, cherchant avec elle l’en soi des choses, l’absolu, ne concluait rien du tout. Telle est la tendance de Descartes, qui, complétant l’œuvre de Bacon, essaye de transporter dans l’étude de l’esprit humain la méthode dont il avait si bien éprouvé la puissance dans les sciences physiques et mathématiques, et qui par cette tentative suprême acheva de renouveler la philosophie et rendit possible la Révolution. Descartes s’est trompé dans sa métaphysique, comme il s’est trompé dans ses tourbillons ; cela ne prouve qu’une chose, combien l’expérience, combien l’observation, est un art difficile, et quels piéges l’imagination tend sans cesse au philosophe. Mais l’espèce de recrudescence spiritualiste causée par Descartes, et qu’on peut regarder aujourd’hui comme terminée, a servi elle-même le progrès, puisqu’elle a confirmé, par un dernier et mémorable exemple, le principe de Bacon, savoir, que les idées pures, concepts, universaux et catégories, destitués de la fécondation de l’expérience, ne sont propres qu’à entretenir dans l’esprit une rêverie stérile, qui l’épuise et le tue. Le principe de M. Babinet est donc irréprochable, et pour ma part je n’hésite pas à le faire mien. Il n’y a dans les choses que les rapports qui soient accessibles à nos intelligences ; quant à leur nature en soi, elle nous échappe. C’est faire preuve d’un génie anti-scientifique de s’en occuper. Négliger l’absolu, comme dit M. Babinet, pour ne s’occuper que des rapports, tel est le sommaire de la méthode que la philosophie a mis deux mille ans à formuler, à laquelle nous devons tout ce que nous possédons de connaissances physiques, et qui nous a valu déjà, dans les sciences de l’esprit, les recherches précieuses des Montesquieu, des Vico, des Herder, des Lessing, des Condorcet, et les premiers matériaux de l’économie sociale. Ainsi, voilà qui est entendu. Ce que M. Babinet appelle les choses en soi, comme quand il dit la matière en soi, le temps en soi, l’espace en soi, la force en soi, ou l’Absolu, est justement ce que la philosophie nomme le côté métaphysique, ontologique ou transcendantal des choses, par opposition à la partie observable, mesurable, comparable, qui constitue le côté phénoménal. Aux exemples cités par M. Babinet, on peut joindre la cause, la substance, la vie, l’âme, l’esprit, la matière, tous les concepts ou idées pures, jusques et y compris celui de Dieu. Et la méthode scientifique, celle qui a produit toutes les découvertes modernes, consiste, comme il vient d’être dit avec une lucidité incomparable par M. Babinet, non pas à nier l’en soi des choses, ce que l’esprit conçoit comme leur sujet, substratum, ou soutien, sans qu’il puisse le pénétrer et en rien apprendre, mais à écarter cet en soi, ce côté transcendantal, caput mortuum de l’alambic intellectuel, pour s’attacher exclusivement à la phénoménalité, aux rapports. Ceci posé, vous allez sans doute, Monseigneur, m’adresser, à l’endroit de la philosophie, une question préjudicielle. Puisque la philosophie connaît si bien la méthode, qu’elle sait depuis Bacon à quoi s’en tenir sur l’en soi des choses, comment, avec Descartes et tous ses successeurs français, écossais, allemands, dès qu’il s’agit des choses morales et politiques, s’est-elle obstinément clouée sur cet en soi ? Pourquoi ceux qui ont essayé de tourner l’écueil, sceptiques, matérialistes, panthéistes, idéalistes, ont-ils péri misérablement comme tous les autres ? Qu’est-ce qui empêche la philosophie d’aller en avant ? D’où vient notamment que depuis un siècle, tandis que les sciences physiques nous donnent coup sur coup la machine à vapeur, les chemins de fer, la télégraphie électrique, etc., le progrès des sciences morales et politiques, représentées par une des cinq classes de l’Institut, dans laquelle il y a toujours un ou plusieurs savants, a été si médiocre, pour ne pas dire absolument nul ? Ne serait-ce point une preuve que les choses de la morale et de la politique ne sont pas de la compétence du savoir humain, qu’une révélation est ici nécessaire, etc., etc. ? D’où vient cela, Monseigneur ? Est-ce à vous, docteur ès spéculations métaphysiques et transcendantales, chargé par autorité divine de renseignement des choses non apparentes, non apparentium, ministre de l’Absolu, est-ce à vous de le demander ? Eh quoi ! vous ne voyez pas que ce qui arrête les philosophes, les matérialistes, panthéistes, idéalistes, aussi bien que les autres, ce qui les met tous aux prises, et qui entretient parmi eux la contradiction et l’ignorance, c’est toujours la considération de cet en soi, tantôt esprit, tantôt matière, tantôt univers ou âme du monde, tantôt idée pure, que le sensualisme et le spiritualisme nous accoutument dès l’enfance à rechercher en toute chose, auquel nous revenons sans cesse, comme le païen vers son idole, et pour qui nous nous battons dans nos livres, en attendant que nous nous rencontrions sur nos places publiques ? Vous ne sentez pas l’ironie profonde de ce savant qui, en parlant de métaphysique, embrasse tout à la fois le matérialisme et la théologie ? Voyez pourtant jusqu’où M. Babinet pourrait vous mener avec son argumentation, si la prudence académique ne lui tenait bouche close ! Considérant, vous dirait-il, les phénomènes vitaux dans le règne animal, je puis classer, selon les lois de leur organisme, les animaux par genres et espèces ; comparer les manifestations de la vie dans toutes les conditions de structure et de milieu. Cette étude formera pour moi la zoologie ou science des êtres vivants ; quant à la vie elle-même, je n’en connais rien. Véritablement, je conçois les phénomènes zoologiques comme se rapportant à un je ne sais quoi, fluide ou tout ce qu’il vous plaira, que j’appelle vie ou principe de vie, qui se choisit ses matériaux et les organise ; qui les protége contre les attractions chimiques et la dissolution ; qui se distribue dans l’ensemble des corps organisés ; les particularise, les anime et les soutient tous, comme la trombe soutient les corps qu’elle enlève dans son tourbillon. Par toutes ces causes, je puis bien concevoir la vie comme une essence, un en soi particulier, un absolu, auquel je rapporte les phénomènes vitaux ; il est même nécessaire que je la conçoive ainsi, afin de distinguer les faits de la nature organique d’avec ceux de la nature inorganique. La confusion de la physiologie et de la physique, fondée sur l’hypothèse, impossible à démontrer, de l’identité du principe vital et du principe matériel, deviendrait pour moi la cause d’une désorganisation de la science même. Mais la science, qui va jusqu’au concept et qui le pose, ne peut plus dire si l’objet conçu est matière ou autre chose que matière, si c’est un substratum différent de la matière ou un état particulier de la matière ; elle ne pénètre pas jusque-là et s’arrête court. Ne pas nier l’en soi de la vie, le supposer, le distinguer, est tout ce que je puis. Devant la science, cette vie ne devient une réalité intelligible qu’en deçà du phénomène ; au delà, ce n’est plus qu’une hypothèse, nécessaire il est vrai, mais une hypothèse. Toute spéculation sur le principe vital considéré en lui-même, et abstraction faite des organismes dans lesquels il apparaît et se détermine, m’est donc interdite : elle ne pourrait aboutir qu’à ramener la confusion dans la science. La vie est-elle un principe à part, ou la même chose que l’attraction, le calorique ou l’électricité ? Les cristaux se forment-ils comme les plantes, et les plantes comme les quadrupèdes ? Qu’est-ce que la vie universelle, que certains religionnaires proposent de mettre à la place du crucifix ? L’ensemble des êtres organisés forme-t-il un organisme, et cet organisme en forme-t-il un autre avec les corps inorganiques ? La terre et le soleil sont-ils vivants ou bruts ? L’univers est-il un grand animal ? Qu’est-ce qui fait que la vie entre dans un corps, ou, pour mieux dire, se compose un corps, et puis qu’elle l’abandonne ?... De pareilles questions sont de l’ordre ultra-expérimental ; elles excèdent la science, et ne peuvent conduire qu’à la superstition et à la folie. Considérant ensuite les manifestations de la vie dans un animal donné, soit l’homme, par exemple, je puis, en distinguant parmi ces manifestations celles qui ont pour objet la vie de relation, sensation, intelligence, sentiment, les concevoir comme un système distinct, dont le substratum est emprunté à la vie répandue dans l’univers, mais qui, par la forme qu’il a reçue, n’est plus le même que celui que je place dans le lion ou le cheval. À ce tout animique, que j’abstrais des organes qui sont censés le contenir et le servir, je donne le nom d’âme, anima, Ψυχὴ ; puis, me renfermant dans l’observation de ses facultés, de ses attributs, de ses modes, tels qu’ils se manifestent dans les relations de l’homme avec ses semblables et avec l’univers, je puis faire de ces nouvelles recherches une science à part, que je nommerai psychologie. Et comme j’aurai dit l’âme de l’homme, la psychologie de l’humanité, je pourrai dire encore l’âme et la psychologie des animaux. Jusqu’ici la science est de bon aloi ; elle repose sur des phénomènes. Mais qu’est-ce que l’âme en elle-même ? Est-elle simple ou composée ? matérielle ou immatérielle ? Est-elle sujette à mourir ? A-t-elle un sexe ? Qu’est-ce qu’une âme séparée de son corps, et que faut-il entendre par la discession des héroès comme dit Rabelais ? Où vont les âmes après la mort ? Quelle est leur occupation ? Reviennent-elles habiter d’autres corps ? L’âme d’un homme peut-elle devenir âme de cheval, et vice versâ ? Y a-t-il des anges, et quelle est la nature et la fonction de ces purs esprits ? Sont-ils au-dessus ou au-dessous de l’humanité ? Faut-il croire aux apparitions ? Que penser des esprits frappeurs, qui dans ce moment troublent la raison des Américains ?... Questions ultra-scientifiques, répond M. Babinet, auxquelles la raison ne peut s’empêcher d’accorder quelques heures, ne fût-ce que pour s’en rendre compte, mais dont la poursuite ne saurait amener que charlatanisme, hypocrisie, rétrogradation de la vérité, corruption de l’esprit, et abêtissement du peuple. Pour que nous fussions en droit d’affirmer l’existence séparée des âmes, il faudrait que cette existence nous fût révélée par des phénomènes spéciaux, autres que ceux qui ont donné lieu à la conception de ces natures transcendantales. Mais nous ne connaissons l’âme humaine que par des manifestations dont l’organisme est le véhicule indispensable ; de sorte que, la phénoménalité psychique ayant pour condition la phénoménalité physiologique, et vice versâ, nous nous trouvons, après avoir discerné pour le besoin de l’observation scientifique l’âme du corps, dans une égale impuissance de conclure que l’âme hors du corps, ou le corps hors de l’âme, soit quelque chose. La plus savante philosophie, celle de Spinoza, ne va que jusqu’à concevoir l’âme et le corps, l’esprit et la matière, comme deux manières d’être de la substance cosmique, dont le quid de plus en plus se dérobe. C’est le concept de la fusion de deux concepts : la belle science ! Considérant enfin chaque âme, chaque moi, comme un foyer où viennent se réfléchir et se combiner tous les rapports des choses et de la société, je donne à cette âme, en tant qu’elle reçoit les représentations ou idées des choses et de leurs rapports, qu’elle les compare, les combine et les apprécie, y donne ou y refuse son adhésion, le nom d’intelligence ; en tant qu’elle observe, compare et combine les rapports de la société dont elle fait partie, qu’elle en extrait des formules générales, dont elle se fait ensuite des règles obligatoires, le nom de conscience. Mais tout en distinguant dans l’âme la conscience et l’intelligence, avec leurs manifestations respectives, je ne vais pas prendre ces deux facultés en elles-mêmes pour objet de mon étude, comme si je voulais faire directement connaissance avec ces nouveaux personnages. Je me souviens que la vie, de même que la matière, n’est qu’une manière de concevoir l’en soi non observable des choses ; l’âme, un autre en soi ; l’intelligence, encore un en soif une conception greffée sur une autre conception, un quelque chose qui n’est pas rien, puisque c’est une fonction de l’âme, laquelle est, comme la vie, la pesanteur, la lumière, une fonction de l’existence ; mais qui, hors du service que la philosophie en tire pour attacher le fil de ses observations, devient pour nous comme rien. C’est à cette condition qu’il existe, pour l’intelligence et pour la conscience, comme pour l’âme et la vie, tout un ordre de phénomènes, de manifestations et de rapports à étudier, par conséquent toute une science de réalités phénoménales à faire. C’est pour cela qu’a été fondée l’académie des sciences philosophiques et morales : M. Babinet doit le savoir mieux que personne. La science des lois de l’intelligence s’appellera, si vous voulez, la logique ; la science des lois, ou des droits et devoirs de la conscience, sera la Justice, ou, plus généralement encore, la morale. Pour l’une et pour l’autre, de même que pour toutes les sciences sans exception, la première condition du savoir sera de se prémunir, avec le plus grand soin, contre toute immixtion de l’absolu. Car il est évident que si, pour les sciences physiques et mathématiques, les recherches sur la matière en soi, la force en soi, l’espace en soi, offrent désormais peu de danger ; si, pour l’anthropologie, la zoologie et l’histoire, la croyance aux mânes est encore d’une grande innocence, il n’en est plus de même dès qu’il s’agit de la direction de l’entendement et de la conscience. Ici la moindre excentricité engendre les charlatans et les scélérats. Terminons cette revue des choses en soi. Que si maintenant, après avoir distingué avec chacune des sciences qui successivement s’affirment et se posent, une série d’en soi, d’absolus, distincts les uns des autres, d’abord un en soi de la matière, puis un en soi du mouvement ou de la force, ensuite un en soi de la vie, etc., nous concevons par la pensée tous ces en soi dont la science n’a pas le droit de parler, bien qu’elle les suppose, mais qu’elle n’a pas non plus le droit de nier, bien que l’observation ne lui en apprenne rien ; si, dis-je, nous concevons, tous ces en soi divers comme les parties d’un seul et universel en soi qui les contient tous dans sa série, alors nous aurons l’idée d’un sujet premier et dernier, père et substratum de toutes choses. Nous dirons donc de cet en soi de l’univers, résultant de toutes les parties qui le composent, et que nous supposons d’instinct quand nous pensons à l’univers, qu’il est substance, vie, esprit, intelligence, volonté, Justice, etc. ; qu’il existe de toute nécessité, qu’il est éternel, et tout ce qu’on voudra. Mais comme, d’après toutes nos analogies, un en soi sans manifestations, sans phénoménalité, sans rapports perceptibles, n’est autre chose, pour la connaissance, que le néant pur, il s’ensuit de cette déduction qui résume toute la métaphysique, que l’en soi de l’univers, l’absolu des absolus, n’est rien pour nous ; que la création seule est quelque chose ; que notre science commence aux choses visibles ; et que les invisibles, les en soi, dont parle le Symbole de Nicée, dont nous pouvons bien, par le progrès de notre science, voir augmenter le nombre, considérés en eux-mêmes sont la peste de la raison et de la conscience, Voilà ce que dirait la science, si elle avait le courage de ses propres découvertes, mais ce que la prudence des savants dissimule, ce que l’hypocrisie des philosophes n’avouera jamais, fournissant au besoin des sophismes à la théorie de l’absolu, et refaisant, comme par le passé, la raison serve de la théologie...... Et qui pourrait nier cette défection des princes de la science ? Le règne de l’absolu touchait à sa fin : les systèmes qu’il a produits depuis soixante ans ont à peine duré une heure, tant le progrès de l’observation appauvrit, désorganise, tue le transcendantalisme. Et voici que tout à coup, grâce à la connivence des savants en us, en es et en x, nous nous trouvons reportés par-delà toutes les fantaisies les plus hyperboliques de la gnose ! Le gnostique, à qui l’Église orthodoxe a dit anathème après l’avoir pillé, ne se contentait pas de rechercher ce que sont en elles-mêmes la matière et la vie, de spéculer sur l’âme du monde et l’Être sans fond ; il se demandait ce qu’étaient la raison en soi, la Justice en soi, les idées eu soi ; où étaient ces dernières avant de descendre dans l’entendement humain ; si elles résidaient en Dieu ou à la superficie des choses ; comment elles advolaient vers l’âme, et s’abattaient dans l’intelligence, etc. De là une genèse d’entités métaphysiques, divisées par groupes et familles, dont la plus remarquable, la seule qui se soit maintenue dans le christianisme, est la fameuse Trinité. Il existe, disait le gnostique, dans le sein de l’âme divine, une raison qui lui est éternelle, et qui en émane, principe et type de toutes nos raisons à nous, pauvres mortels : c’est le verbe, le logos, la sophia, qui éclaire toute âme naissant à la vie, en s’unissant à elle par une infusion mystérieuse. Puis il y a une conscience, un amour, également éternel, procédant de l’âme suprême et de la raison protogène, qui inspire sur terre toute conscience, allume toute charité, comme le verbe illumine toute intelligence. C’est l’esprit, source de grâce, consolateur, sanctificateur, vivificateur. Le Père, le Fils, l’Esprit ; Thèse, Antithèse, Synthèse : nous avons vu de grands philosophes, des hommes doués de tous les dons de l’intelligence, éclectiques, panthéistes, mathématiciens, chimistes, se vouer à cette formule comme au dernier mot de la science, y attacher leur navire comme à l’ancre de salut de la liberté. La conscience humaine, suivant ces respectables illuminés, étant ainsi de constitution transcendantale, l’Humanité n’arrivant à la connaissance du devoir que par une révélation divine, interne ou externe, médiate ou immédiate, ils se demandent quand et comment s’accomplit cette révélation, à quel signe elle se reconnaît, qui peut en rendre témoignage, et quel est le dépositaire de son autorité. Suivant les uns, cette autorité est l’Église, instituée par le logos en personne ; suivant les autres, elle réside dans la masse, en qui l’inspiration est indéfectible. Une fois là, plus de difficulté : l’Église sacre les rois, la multitude délègue ses pouvoirs ou bêle ses volontés ; et le monde va de lui-même, tiré par un fil invisible. La conclusion est connue. Plus de deux siècles après Bacon, quand les sciences physiques nous donnent la vapeur, les chemins de fer, la télégraphie électrique, tant d’inventions si neuves, si belles, si utiles, si merveilleuses, la société européenne sent sa conscience défaillir, la France perd sa liberté avec ses mœurs, et l’on se demande avec M. Babinet : Comment est morte cette philosophie qui fit marcher le dix-huitième siècle et produisit la Révolution ? Quomodò cecidit potens qui salvum faciebat populum Israël ? Qui nous délivrera des entités métaphysiques, des idées innées et du logos, de l’immortalité de l’âme et de l’Être suprême ? Qui nous débarrassera de l’adoration et de l’autorité ? Car, le fait est visible à tous regards, telle est la source de notre affliction, et notre décadence n’a pas d’autre cause. La méthode, la morale des idées, si je puis m’exprimer de la sorte, existe ; la physique, toutes les sciences naturelles et positives, nous en montrent les fruits. Et maintenant qu’il s’agit de nous-mêmes, nous ne savons plus philosopher, nous revenons à notre vomissement. À force de considérer ce qui est au-dessus de nous, l’en soi de notre âme, de notre raison, de notre conscience, nous n’apercevons plus ce qui est en nous, je veux dire la phénoménalité de notre moi, la seule chose de ce moi qu’il nous soit permis de connaître. Au lieu de nous élever graduellement, par l’observation, à la Justice, nous plongeons de plus en plus, tête baissée, dans l’absolu. La confusion des idées amenant à sa suite la subversion des mœurs, nous sommes punis par la dégradation de nos cœurs des hallucinations de notre cerveau. Ne saurions-nous, enfin, mettre hors de la philosophie morale toutes ces hypothèses d’autre vie, de célestes essences et de grand maître des destinées ; puis, cette élimination opérée, nous occuper de ce qui nous regarde ?... Difficulté d’appliquer l’hygiène intellectuelle aux sciences morales et politiques. Ainsi, au témoignage des savants, témoignage le plus grave qui puisse être invoqué en cette matière, la cause première de nos erreurs, en quelque ordre de connaissance que ce soit, par suite la source de toutes les déceptions, illusions, mensonges, prestiges, superstitions, utopies, jongleries et mystifications dont nous sommes victimes, est dans l’abus de la métaphysique, c’est-à-dire dans la considération de l’en soi des choses, de ce qui dans les choses est au-delà du phénomène et de ses rapports, en un mot de l’absolu. En conséquence, le remède à l’erreur, préservatif contre le mensonge, règle d’hygiène pour l’esprit, consiste, d’après les mêmes savants, à éliminer de nos raisonnements l’absolu, ou, si l’on aime mieux, à en faire la part, de telle sorte que, l’absolu posé, le jugement ne porte plus que sur des rapports : c’est ce que les sciences naturelles, pour leur part, démontrent aujourd’hui avec éclat. Fort du principe et de l’exemple, appuyé d’ailleurs sur une critique rigoureuse de la notion de Justice et de ses applications aux diverses catégories d’intérêts, je conclus, par analogie, que le remède à la corruption des mœurs, par suite le préservatif de la vertu et de la liberté humaine, consiste également à éliminer de nos spéculations sur l’ordre moral l’absolu, ce qui veut dire la théologie tout entière, en un mot la religion. L’Église, dont le système repose sur l’adoration de l’Être absolu, a senti elle-même la nécessité d’un caveat contre les aberrations de l’idée absolutiste. Toute morale, selon l’Église, étant fondée sur la religion, et toute religion étant le produit de la conception de l’absolu, il s’ensuit que l’homme est d’autant plus exposé à l’illusion que la religion, soit l’idée de l’absolu, occupe plus de place dans sa pensée ; que par conséquent plus sa religion est grande, plus il a besoin d’être tenu en garde contre elle, ce qui ne se peut faire qu’à la condition que l’autorité religieuse pose des bornes à sa propre influence, qu’elle dise aux âmes : Vous irez jusque là dans votre dévotion, vous n’irez pas plus loin !... Telle est aussi, comme nous verrons, la prétention de l’Église, de toutes ses idées la plus singulière. Après avoir ouvert la porte à l’illusion, en introduisant, comme sujet et caution de la Justice, l’absolu dans la morale, elle a cru pouvoir empêcher l’illusion en le circonscrivant dans de certaines limites, dont la théologie a le secret. La raison révolutionnaire repousse énergiquement cet amphigouri. Elle n’admet pas que trop d’absolutisme nuise à l’absolu et qu’un peu de positivisme lui soit nécessaire, ni, au rebours, qu’une teinte de mysticisme rende la science plus certaine et la conscience plus morale. En conséquence elle ne tend à rien de moins qu’à éliminer, tout au moins à neutraliser absolument l’absolu. Quoi qu’il en soit de cette diversité des deux méthodes, que nous jugerons bientôt, la Révolution et l’Église, ne différant entre elles que du tout à la partie, sont d’accord sur l’essentiel : Qu’il y a nécessité pour l’homme de maîtriser en lui, par sa raison, la pensée de l’absolu. La est la grande affaire, Hoc opus, hic labor est, dont la difficulté, comme on va voir, n’est pas petite. Aux personnes qui se livrent exclusivement à l’étude des sciences naturelles et de leurs applications à l’industrie, il semble que rien ne soit plus aisé que de purger son entendement des conceptions transcendantales, et, comme on fait de la physique, de la chimie et de la médecine sans songer à l’absolu, de faire aussi du droit, de la politique, de l’économie, sans tomber dans la religion. Aug. Comte, dont l’Europe admirait la raison si ferme et le vaste savoir, préparé de longue main par une étude approfondie des sciences naturelles, était tombé dans cette erreur ; et c’est merveille de voir avec quelle confiance le fondateur de la philosophie positive invite ses disciples à écarter de leur esprit tout théologisme, toute ontologie, et sans plus de façons à entrer dans la science. En lisant ce réformateur décisif, je ne puis m’empêcher de penser à certain personnage de Molière, débitant le fameux sonnet Sur la fièvre qui tient la princesse Uranie. Votre prudence est endormie De traiter magnifiquement Et de loger superbement Votre plus cruelle ennemie. Faites-la sortir, quoiqu’on die, De votre bel appartement, Où cette ingrate insolemment Attaque votre belle vie, · · · · · · · · · · · · · · · · · Et sans marchander davantage Noyez-la de vos propres mains. M. Comte s’imaginait apparemment qu’il suffit de dire à la métaphysique : Partez ! et à la théologie : Allez vous-en ! pour qu’elles déguerpissent. Malheureusement il n’en est rien ; et pour nous délivrer de cette fièvre, M. Comte, pas plus que M. Trissottin, n’a trouvé de quinquina. La preuve est qu’il l’avait gagnée lui-même, et qu’à force de métaphysiquer sans le savoir, il avait fini par théologiser sans s’en apercevoir davantage. Il est de notoriété publique que le chef du Positivisme, qui devait nous préserver de toute rechute en religion, s’y est laissé choir, et qu’il n’a pu s’en retirer. Rendons-nous compte de la différence de situation que fait au philosophe la métaphysique, selon qu’il s’occupe des phénomènes de la nature extérieure, ou de ceux de la conscience et de l’esprit, c’est-à-dire de la société. Pour cela, il est nécessaire de bien connaître d’abord ce que l’on entend par absolu, et quel rôle il joue dans la science. Absolu, en latin absolutum, d’absolvo, je délie, j’affranchis, j’absous. On entend par ce mot : 1o ce qui est affranchi de tout lien, entrave, empêchement, limite, ou loi : Pouvoir absolu, maître absolu ; — 2o ce qui est dégagé de toute phénoménalité, attribut, mode : l’absolu ; — 3o ce qui ne dépend de rien autre : existence absolue, cause absolue ou cause première ; — 4o ce qui est parfait en soi, pur de toute tache, vice ou défaut : beauté pure ou idéale. Justice absolue ou sainteté : toute chose, par conséquent, conçue en soi, abstraction faite des phénomènes, attributs, rapports, modes, qui la manifestent, du milieu qui la contient, des influences qu’elle subit, des déviations qu’elle peut éprouver : moi pur ou moi absolu, matière pure, esprit pur ou absolu, raison pure, etc. Absolu est donc synonyme d’inconditionné, indépendant, indéfini, illimité. Où se rencontre l’absolu ? Partout. Où se laisse-t-il voir ? Nulle part. L’analyse démontre que les conceptions métaphysiques, c’est-à-dire les idées des choses qui dépassent les sens et que le raisonnement nous fait induire du rapport des phénomènes, sont des formes nécessaires de la pensée ; qu’en raison de ces formes, données dans l’entendement aussitôt que l’image des objets lui arrive, toujours quelque chose d’ultra-phénoménal se trouve sous-entendu dans nos conclusions les plus positives ; qu’ainsi il n’est pas possible d’étudier la physique sans supposer et nommer, par exemple, la matière ; la zoologie ou la botanique, sans supposer et nommer la vie ; l’homme et la société, sans supposer et nommer l’esprit ; la géométrie, la mécanique, l’histoire, sans supposer et nommer l’espace, la force, le temps ; ni quoi que ce soit enfin, sans supposer et nommer pour chaque ordre de phénomènes un sujet, objet, en soi, substratum, ou absolu, qui de ce moment ne nous quitte plus. Ainsi l’absolu n’est pas un pur néant, puisque c’est sur lui que la science, que l’observation opère, par le moyen des phénomènes ; puisque c’est lui qui sert à classer, catégoriser, délimiter et définir chaque ordre de sciences, comme on le voit par les noms mêmes qu’elles portent : physique, biologie, psychologie, chronologie, etc. Tous les savants, même les plus positifs, tels que d’Alembert, Ampère, Auguste Comte, qui ont entrepris la classification des sciences, ont placé au sommet du tableau la science de l’Humanité. Or, qu’est-ce que l’humanité ? La vue de plusieurs hommes conduit à l’idée du genre : voilà le groupe, l’idée générale, moitié empirique, moitié transcendantale. L’étude du genre mène à l’idée d’essence : voilà l’universel, un absolu. Enfin la comparaison des essences révèle les conditions d’existence communes à tous les êtres : c’est la catégorie de substance, ou d’être, la plus élevée de toutes, et qui pour cette raison attire le plus l’attention des philosophes. D’après cela, quel est le rôle de l’absolu dans la connaissance ? en autres termes, en quoi consiste et à quoi sert la métaphysique ? Quelques lignes suffiront à ma réponse. En présence des phénomènes, l’esprit a la faculté de former ou concevoir immédiatement certaines idées, appelées notions, catégories, conceptions ou concepts, telles que espace, temps, cause, substance, matière, esprit, vie, mouvement, forme, attribut, mode, etc. Ces concepts ou catégories ne sont pas la représentation des phénomènes : ils sont conçus par l’esprit à l’occasion des phénomènes, comme étant le sujet, inconditionné de sa nature, qui supporte les phénomènes, en un mot comme l’absolu. Autant l’esprit distingue de phénomènes différents, dont la nature lui semble irréductible, autant il peut y avoir de ces concepts, dont l’utilité scientifique est ainsi double : 1o Ils servent à la classification des phénomènes, c’est-à-dire à la distinction et à la construction des sciences ; 2o Ils fournissent certaines règles absolues de jugements, dites à priori, non que ces règles soient antérieures et supérieures à l’observation des phénomènes, mais parce que l’esprit ne conçoit absolument rien de possible et de vrai en dehors de ces règles. Tels sont les axiomes : Point d’effet sans cause, Point d’essence sans modes, Point de substance sans attributs, etc. La métaphysique a pour objet de recueillir ces conceptions à mesure qu’elles se produisent, de les coordonner, de formuler les règles de jugement qui en résultent et de signaler les sophismes qui les violent. Il suit de tout cela : a) Que, toute conception étant donnée à l’occasion des phénomènes, et la distinction de ceux-ci n’ayant pas de limite, le nombre des concepts est inassignable, et qu’il en est de la métaphysique comme des sciences d’observation, elle n’a pas de fin ; b) Que, si, comme science des notions et des règles de jugement les plus générales, la métaphysique tient la tête des sciences, en tant qu’elle ne fait qu’enregistrer les données hypothétiques ou transcendantales de l’observation, elle apparaît comme une conclusion ; c) Qu’on peut juger de la science et même de la capacité expérimentale d’une époque par sa métaphysique, et réciproquement de sa métaphysique par l’état de ses connaissances ; ce que confirme l’histoire de la philosophie, qui nous montre l’esprit humain, égaré par des observations mal faites, se donnant d’abord de fausses catégories, qu’il élimine ou rectifie ensuite par de nouvelles. Telle est, dans sa simplicité souveraine, la métaphysique, autrement dite ontologie, et qu’on pourrait nommer encore théorie de l’absolu. Mais si l’absolu n’est pas un rien, si c’est lui qui sert à la délimitation des sciences, à leur construction ; s’il s’impose, comme postulé ou hypothèse, à toute notre logique ; s’il est la condition sine quâ non de nos pensées et de notre être ; si sa notion est la première qui entre dans l’entendement et la dernière qui en sorte ; si l’on peut dire, enfin, que le progrès de notre savoir et de notre bien-être consiste à découvrir sans cesse de nouveaux absolus ; il n’est pas moins vrai, comme l’a fait remarquer M. Babinet, que cet absolu ne saurait en aucun cas devenir l’objet direct de notre étude ; qu’il est impossible à notre pénétration d’amener au grand jour cet inévitable sous-entendu ; que nous ne pouvons par conséquent le comprendre dans notre science, laquelle consiste exclusivement en descriptions de phénomènes, formules de lois et de rapports, c’est-à-dire en tout ce qui sert à déclarer l’absolu, mais n’est pas l’absolu ; et que notre erreur, notre folie, notre immoralité, commence juste à l’instant où nous prétendons franchir l’abîme qui nous en sépare. Je ne reviendrai pas sur ce sujet, que M. Babinet a rendu si parfaitement intelligible, et que les plus simples, comme les plus subtils, saisissent à première vue. Je reprends la question au point où le savant académicien l’a laissée : Comment, forcés d’admettre l’hypothèse de l’absolu, nous délivrer de sa fascination ? Dans les sciences physiques, où l’observation porte sur des phénomènes accessibles aux sens, renouvelables à volonté sans opposition de l’absolu, et auxquels il est toujours possible d’appeler des conclusions d’une fausse théorie, le caveat de Bacon est d’une facile observance, et il est rare que la métaphysique puisse être accusée des erreurs du savant. Les faits sont là, toujours prêts à rendre témoignage des rapports. Et pourtant que de théories se sont produites et se produisent tous les jours, pures anticipations de l’expérience que l’expérience dément ensuite, et qui n’avaient d’autre raison que l’entraînement de l’esprit à se saisir de l’absolu !.... Dans les sciences morales et politiques, c’est bien pis. Ici, non-seulement l’observation ne porte pas sur des faits sensibles, car elle porte sur des sentiments et des idées ; mais encore l’absolu ne reste pas, comme dans les phénomènes de la physique, inerte, passif, muet : il est là, il répond à l’appel, il se nomme un moi, une personne, un citoyen ; c’est l’esprit lui-même enfin, affirmant, niant, stipulant, se défendant, protestant, mentant de son mieux, et ne se laissant convaincre que par le témoignage d’autres absolus, sujets eux-mêmes à mentir, ou par la contradiction de ses propres actes, que rien ne le peut contraindre à reproduire, s’il ne veut pas les produire. Qu’est-ce, en effet, que ce que nous appelons une personne ? Et qu’entend cette personne, lorsqu’elle dit : moi ? — Est-ce son bras, sa tête, son corps, ou bien sa passion, son intelligence, son talent, sa mémoire, sa vertu, sa conscience ? Est-ce aucune de ses facultés ? Est-ce même la série ou synthèse de ses facultés, physiques et animiques ? Rien de tout cela. C’est son essence intime, invisible, qui se distingue de ses attributs et manifestations ; en un mot un absolu, et un absolu qui non-seulement se pose, mais un absolu qui sent, qui voit, qui veut, qui agit, et qui parle... Cela semble extraordinaire : au fond, rien de plus naturel. L’être qui pense l’absolu, qui le rêve, qui le cherche, qui le conclut à tout propos, qui s’en prévaut dans ses raisonnements et sans cesse s’y réfère dans ses classifications, qui le sous-entend dans chacune de ses pensées, comment cet être ne se poserait-il pas lui-même en absolu, et n’aspirerait-il à en exercer les prérogatives ? Tout ce qui tient de l’homme est absolu, ou, ce qui revient au même, tend à l’absolu. La liberté est absolue, la propriété absolue, l’autorité absolue, la religion absolue ; le pouvoir veut être absolu, l’Église se dit absolue et infaillible, l’amour et l’amitié aspirent à l’absolu. Quoi de plus absolu encore que l’honneur, la gloire, l’ambition, la volupté ?... J’allais oublier l’une des plus grandes révélations de l’absolu, celle qui a pour objet de le représenter lui-même, l’art. En vertu de cet absolutisme qui lui est inné, l’homme tend constamment, dans sa conduite, à s’affranchir de l’harmonie générale ; dans son langage, à intervertir les rapports des choses, à en déguiser la réalité, à en fausser l’exactitude. Jamais son idée n’est adéquate à la vérité du phénomène, et son expression s’en écarte encore plus. Sans cesse il ajoute, il retranche, il parle de l’abondance de son absolutisme, il façonne, modifie, torture les faits, les convertit en sa propre pensée, en son moi. Là est le principe des erreurs, ou, pour mieux dire, des falsifications humaines, principe que n’avaient garde d’apercevoir, ni Spinoza, ni aucun de ceux qui, ayant à rendre témoignage à la vérité, commencent, sous une forme ou sous une autre, par un acte de foi à l’absolu. Or, si le physicien doit se méfier de l’absolu, qui ne lui dit rien, qui ne lui résiste pas, qui n’a garde de le menacer ou de le séduire, et qui cependant l’induit en erreur, à combien plus forte raison le philosophe, qui cherche la loi des rapports sociaux, doit-il se prémunir contre un absolu prêt à le provoquer, à le frapper ; qui, non content de poser en loi son bon plaisir, tient à offense qu’on recherche ses actes, qu’on scrute ses intentions, qu’on pèse ses motifs, qu’on évalue son mérite, qu’on discute ses idées, qu’on appelle de ses jugements, qu’on demande l’explication de ses paroles ? Fanatiques qui cherchez l’absolu dans un monde imaginaire, qui l’évoquez par des médiums, qui croyez l’entendre frapper à vos portes et à vos vitres, le voilà devant vous, prêt à vous répondre. Laissez les morts dans leur repos : ils ne vous ont jamais rien appris ; et que pourraient-ils vous dire de plus que les vivants ? Généralement, la considération qui s’attache à l’homme, soit le respect de l’absolu dans la personne du prochain, est proportionnelle à ses facultés, à sa réputation, à sa fortune, à son pouvoir. Nous sommes ainsi faits que nous supposons toujours l’absolu en raison du phénomène, l’être en raison du paraître. C’est ce respect, plus ou moins fondé, de l’absolu humain, qui engendre dans la société les acceptions de personnes, les priviléges, passe-droits, faveurs, exceptions, toutes les violations de la Justice, et jusqu’aux variations insolentes de la politesse. C’est lui qui fait qu’on ajoute plutôt foi au témoignage d’un homme en place qu’à celui d’un manouvrier ; lui qui a créé le célèbre argument, Magister dixit ; lui, enfin, qui sert de prétexte à la plupart des inégalités sociales. Ce n’est pas que je veuille nier qu’en certains cas il n’existe une présomption légitime en faveur du savant contre l’ignorant, de l’homme intègre contre le repris de justice. Je dis seulement que hors ces certains cas, ladite présomption, reposant sur une donnée indiscutable, hors de contrôle, est aveugle et irrationnelle de sa nature ; qu’elle n’a d’autre valeur que celle d’un calcul de probabilités, qu’elle tient du hasard plus que de la certitude, en un mot qu’elle est de l’absolu, non de l’expérience. Si donc la place que tient cette considération de l’absolu dans les jugements humains, dans les relations humaines, est immense ; si elle affecte toute la morale, au point de la faire varier, suivant l’expression de Pascal, à chaque degré du méridien ; si elle fait osciller sans cesse la Justice, n’est-il pas vrai que croyants ou athées, physiciens ou théologues, nous avons besoin, pour les choses de l’ordre moral, d’un correctif particulier, qui, éliminant de nos motifs l’absolu, principe de nos erreurs, nous ramène à l’équation véritable ? Nous ne sommes pas au bout. Incarné dans la personne, l’absolu, avec une autocratie croissante, va se développer dans la race, la cité, la corporation, l’État, l’Église ; il s’établit roi de la collectivité humanitaire et de l’universalité des créatures. Parvenu à cette hauteur, l’absolu devient Dieu. Qu’il me suffise de rappeler ici les termes de cette déification. L’homme a le sentiment de sa propre dignité. Cela veut dire que seul, entre tous les êtres, l’homme se sent comme absolu. Ce sentiment qu’il a de lui-même est le point de départ de la Justice, qui n’est autre que le sentiment de notre dignité en autrui, et réciproquement de la dignité d’autrui en notre propre personne ; sentiment qui nous déborde par conséquent, et qui, bien qu’intime et immanent à notre personnalité, semble l’envelopper et toute personnalité avec elle. La Justice aperçue, plus grande que le moi, bien qu’elle ait sa racine dans le moi, l’homme, en vertu de sa conceptivité métaphysique, tend à lui créer un sujet proportionnel : essence absolue par conséquent, semblable à lui, mais supérieure à lui ; invisible, spirituelle, idéale, pure, parfaite, pensante aussi, mais d’une pensée plus haute ; agissante encore, mais d’une action souveraine ; à tous ces titres, digne de religion. Pour beaucoup de gens, l’anthropomorphisme est un prétexte de nier la divinité ; je déclare, quant à moi, que j’y trouverais plutôt un motif de foi. L’homme n’est-il donc pas ce qu’il y a de plus grand dans la nature, le résumé de la nature, toute la nature ? Si Dieu est quelque chose, il est homme : il n’y a que des philosophes qui s’y trompent. Le sujet absolu de la Justice trouvé, il s’agit de le rendre manifeste : car, si l’entendement a la faculté de concevoir, en présence des phénomènes, l’en soi des choses, la même faculté le condamne, un absolu étant donné, à chercher la phénoménalité de cet absolu. Point d’âme sans corps, point de Dieu sans idole : telle est, en dépit de Descartes, la métaphysique des nations. Autre chose est donc la conception de l’essence divine, et autre chose l’incarnation qui la rend manifeste : celle-ci variable à l’infini, selon la fantaisie et la préoccupation d’esprit de l’adorateur ; celle-là, une au fond, la même pour tous les hommes, adéquate au moi du genre humain ; toutes deux d’ailleurs inséparables, comme la vie et le mouvement, comme la chair et l’esprit, comme l’amour et la mort. L’Église, qui a tant calomnié l’idolâtrie, et qui n’en a pas moins pris pour idole le crucifix, doit le savoir mieux que personne : le sujet transcendantal de la Justice, Dieu en un mot, sous quelque figure que la poésie, la théologie ou l’art le représentent, ne peut pas être pris parmi les existences visibles, toujours imparfaites et viciées. Ce sujet est nécessairement une idéalité, un absolu, le plus élevé que puisse concevoir le croyant, eu égard à sa position et à la somme de connaissances dont il dispose. Ce n’est pas le fils de Marie que le chrétien adore, c’est l’essence divine, unie à la personne de Jésus : semblable en cela au fétichiste, qui, malgré l’obscurité de ses idées et l’imperfection de son langage, a nécessairement dans l’esprit autre chose que son fétiche. Cette tendance de l’esprit humain à transformer, sous la pression de l’absolu, sa notion de Justice en essence divine, puis à donner à cette essence une réalisation phénoménale, est tellement puissante, que non-seulement nous la retrouvons chez tous les peuples, mais qu’elle se reproduit chez les penseurs les plus éloignés de toute superstition. Le bon sens dit à Aug. Comte que la Justice est un sentiment autre que l’égoïsme ; que la loi morale ne peut pas avoir son principe dans l’intérêt bien entendu, ni dans aucune spéculation de l’intelligence ; qu’autre chose est le rapport reconnu par l’analyse, et autre chose l’obligation de conscience d’obéir, coûte que coûte, à ce rapport. Mais, trop dédaigneux de la métaphysique, qui ne lui a point appris à se méfier de l’absolu collectif ; trop négligent de la liberté individuelle, cet autre absolu, qu’il sacrifie sans hésiter au premier, sans doute en raison de l’infériorité de sa taille, Aug. Comte arrive droit à une conception nouvelle de l’essence adorable ; il fait plus, il donne une réalité, une personnification à cette essence ; il lui fonde une église, dont il est le christ, le pontife, et, faut-il le dire ? la victime. Qu’est-ce, dans le positivisme d’Aug. Comte, que ce grand Être humanitaire, ce vrai grand Être, comme il le nomme, duquel toute Justice émane, à qui toute institution et toute pensée doivent être rapportées, sinon un Dieu en corps et en âme, et à qui il ne manque plus que le nom ? Sur ce nouvel absolu, dans lequel une science plus avancée lui eût fait voir une collectivité, une créature comme une autre, Aug. Comte fonde sa théocratie imitée de celle du moyen âge ; il rétrograde jusqu’à Grégoire VII et Charlemagne, et se perd en maudissant la Révolution. Aug. Comte, avec son athéisme, est mort dans la communion de MM. J. Simon, J. Reynaud, P. Leroux, Enfantin ; comme eux et comme l’auteur de l’Évangile, il a conclu à la dégradation de l’homme, à qui il dénie le droit et l’autonomie : il ne lui a manqué qu’un peu plus de logique pour reconstruire de toutes pièces le catholicisme. Deux cents ans avant Aug. Comte, Spinoza avait donné cet exemple d’un grand esprit dévoyé par l’absolu, et revenant, par une longue parabole, à cette théorie de la rédemption qu’il avait niée d’abord. Spinoza cherche la Justice, dont la voix retentit avec force en son cœur. Dégoûté des religions vulgaires, il entreprend d’asseoir l’éthique de l’humanité sur des bases rationnelles. Que fait Spinoza ? Il ne s’arrête pas, comme Aug. Comte, à l’absolu nation ou humanité ; il ne le trouve pas assez grand pour servir de sujet à la Justice. Il s’empare d’une notion supérieure, celle de l’Univers, manifestation dualisée de l’Être infini en ses deux pôles, esprit et matière. Il se prosterne devant ce Souverain que son génie a savamment créé ; puis il montre l’âme humaine tombant fatalement, par la confusion de ses idées et l’entraînement de ses passions, dans l’esclavage du péché, d’où elle ne peut plus sortir que par la contemplation de l’Absolu. Rien ne manque à ce système de ce qui peut servir à démontrer, par la logique seule, la vérité catholique ; en revanche, la liberté et la Justice, les deux facultés essentielles de l’homme, sont radicalement niées ; à leur place, une discipline de fer organisée sur le double principe de la raison théologique et de la raison d’État. Spinoza, qui croyait faire l’éthique de l’humanité, a refait, more geometrico, l’éthique de l’Être suprême, c’est-à-dire le système de la tyrannie politique et religieuse sur lequel l’humanité vit depuis soixante siècles. On l’a accusé d’athéisme : c’est le plus profond des théologiens. S’il eût vécu de nos jours, témoin du travail de l’esprit humain depuis le milieu du dix-septième siècle, et porté par son génie à tout ramener à des conceptions métaphysiques, il eût reconstruit de toutes pièces le christianisme. Ainsi, de même que tout homme venant au monde, antérieurement à toute communication avec ses semblables, porte en son entendement, par la conception de l’absolu, les principes de la logique, de la grammaire et des sciences ; de même, par l’idolâtrie de ce même absolu, il porte en son cœur le principe, l’objet, et tout l’appareil de la religion. Les cultes peuvent varier, comme les langues, les fables, les gouvernements ; la religion, toute fantastique qu’elle soit, est une, comme la grammaire, la logique, l’économie ; et elle est une, parce qu’elle est donnée dans l’absolu. Cette situation de l’être humain, placé entre l’absolu que son entendement affirme, que son imagination réalise, que son cœur tend à adorer, et la vérité phénoménale, la seule qu’il lui soit donné d’atteindre, et dont sa dignité est solidaire, crée pour la philosophie un problème terrible, devant lequel la religion des peuples a toujours reculé, et dont la Révolution, plus hardie, fournit une solution hors de laquelle je ne découvre, quant à moi, de salut, ni pour la raison ni pour la morale. La Révolution n’est point athée : elle ne nie pas l’absolu, elle l’élimine. Qu’est-ce qu’un athée ? Un homme qui nie l’existence de Dieu, répond le vulgaire, et qui en conséquence s’abstient de toute religion. Mais si le respect de la Justice est l’essence même de la religion ; si le sens commun a érigé en proverbe cette maxime : Qui travaille prie ; si le Christ lui-même a mis au-dessus de toute pratique dévote l’adoration en esprit et en vérité, c’est-à-dire la morale pure ; si, dans le sein même du catholicisme, il a existé de tout temps, sous le nom de quiétisme, une tendance à cette simplification du culte, on ne voit pas que la négation de l’existence de Dieu soit pour la vie pratique d’aucune importance, ni pour la philosophie de grande valeur. C’est un pur malentendu. Il faut que l’athéisme contienne autre chose, sans quoi l’on ne comprendrait pas la réprobation instinctive, universelle, dont il est l’objet. L’athéisme est la négation de l’absolu, je veux dire de la légitimité du concept d’absolu, et, par suite, de toutes les idées sans exception. Car nous ne possédons pas une seule idée qui ne couvre un absolu, et qui ne tombe, si l’absolu lui est retiré : notre science, tout expérimentale qu’elle soit, ne subsiste que de la découverte et de l’affirmation de l’absolu ; en même temps qu’elle est une classification de faits, un dégagement de rapports, une formule de lois, elle est une construction de l’absolu. Elle ne serait rien si elle ne concluait toujours par l’absolu. Or, l’athéisme niant, et cela sans motif, ce que l’entendement de toute nécessité suppose, un substratum des phénomènes, nie par là même la légitimité de tous les concepts ; il s’interdit la science. Un athée n’eût pas découvert l’attraction. Une telle négation est du chaotisme, du nihilisme ; pis que tout cela, faiblesse de cœur, toujours de la religion. L’athéisme se croit intelligent et fort, il est bête et poltron. Seule, la Révolution a osé regarder en face l’Absolu ; elle s’est dit : Je le dompterai, Persequar et comprehendam. Combien plus puissante, plus humaine, plus radicale, surtout plus nette, est cette philosophie !... D’un côté, l’homme ne peut penser sans conceptions ou catégories métaphysiques, et ces conceptions, l’imagination, dès qu’elle s’y arrêté, ne peut s’empêcher de les réaliser : voilà l’absolu. — C’est bien, dit la Révolution ; acceptons, dans la mesure où il est donné, cet absolu inévitable. D’autre part, l’homme a le sentiment intime de la Justice, forme et faculté de sa conscience, dont son entendement cherche aussi le substratum ou sujet. Et comme ce sujet lui paraît plus grand que lui, bien qu’il soit lui, il le suppose hors de lui, le cherche dans une nature supérieure, fait de lui son Dieu, et tôt après lui trouve une incarnation et lui fabrique une idole. Allons-nous, pour réprimer cette idolâtrie malfaisante, proscrire de notre pensée la notion de l’absolu ? — Non pas, reprend la Révolution : il suffit de faire cesser le qui pro quo. Le sujet de la Justice est l’homme, individuel et collectif, absolu par nature, qu’il n’y a lieu sans doute d’adorer ni comme homme ni comme absolu, mais qu’il serait tout aussi stupide de supprimer. Sans la faculté de penser l’en soi des choses, l’homme ne concevrait pas la substance, la force, la vie, l’esprit ; il ne découvrirait pas l’absolu ; il ne posséderait pas, dans cet absolu, la matière de son Dieu. Sans la Justice qui le possède et le poursuit sans cesse, il n’éprouverait pas ce sentiment particulier de crainte que donne le péché, et que la théologie a si bien nommé crainte de Dieu ; il n’aurait aucune raison d’adorer l’absolu ; il ne concevrait pas Dieu comme un postulé de sa raison pratique ; il ne se ferait pas de ce Dieu le principe et la sanction de ses mœurs ; il n’aurait pas même l’idée de Dieu. Faut-il encore, par haine de l’absolu, étouffer le remords, nier la Justice, condamner la raison, toutes les facultés de l’âme, dont le concours crée incessamment l’objet de la théologie ? Poser ainsi la question, c’est y répondre. Le caractère de la raison spéculative est de supposer, d’affirmer en toute chose un absolu, aussi bien dans l’universalité des créatures que dans la plus imparfaite d’entre elles. Que l’homme agisse donc, à l’égard de tous ces absolus, du plus grand aussi bien que du plus petit, comme à l’égard de lui-même ; qu’il les compte, mais qu’il ne s’en fasse pas des idoles : Non adorabis ea. — C’est la guerre à Dieu, direz-vous. — Soit : faites la guerre à Dieu même, au nom de la Justice et de la vérité. Ainsi la Révolution a pris soin de marquer les bornes de la métaphysique, dont elle proclame contre l’athéisme la nécessité et l’objet. L’énumération des concepts, leur généalogie, leur classement, leur intervention dans les opérations de la raison, tout cela fait l’objet de la métaphysique. L’art de se servir de ces concepts réalisés, imagés, divinisés, pour en déduire des motifs religieux, des dogmes surnaturels, des systèmes sociaux et disciplinaires, est le secret, maintenant dévoilé, de la théologie. Comme science des faits de la pensée pure, ou noologie expérimentale, la métaphysique est la première et la dernière lettre de la science, condition introductive et conclusion de toute connaissance. Quiconque la néglige sera puni tôt ou tard de sa présomption ; il tombera sous la fascination théologique, il n’est pas loin d’être un charlatan ou une dupe. En vain tel qui ne pensa jamais à Dieu ni à son âme se vante de n’être étonné de rien, de ne croire qu’au témoignage de ses sens, et de ne sentir de religion pour être qui vive : comme si l’idée de Dieu s’emparait de nous par des coups de tonnerre ou des miracles ! Ce soi-disant esprit fort prouve simplement qu’il n’a jamais réfléchi, qu’il ne sait rien de la manière dont la raison doit connaître les choses pour être en droit de les affirmer, qu’il est même incapable de démêler ses notions. Quel est, parmi ces vantards de l’athéisme, celui qui peut se flatter d’avoir la tête plus solide qu’un Aug. Comte et un Spinoza ? Sait-il seulement que le caractère du génie est dans la puissance de généraliser et d’abstraire, et que généralisation, abstraction, en autres termes, analyse, synthèse, tout cela est œuvre de métaphysique, je dirais presque d’idolologie ? D’après ces principes, je proteste de toutes mes forces contre les paroles de M. l’abbé Lenoir, page 1150 de son Dictionnaire des Harmonies de la raison et de la foi : « Quand on admet l’absolu, on admet Dieu... ; mais quand on nie l’absolu sans se nier soi-même, on nie Dieu pour n’admettre que les contingents, les relatifs, les perfectibles, et l’on cherche à donner une apparence de raison à son système en évitant d’approfondir la question de l’être, s’en tenant aux phénomènes, et disant en gros que les relatifs se rattachent les uns aux autres, comme anneaux d’une chaîne indéfinie. Proudhon, puissant dialecticien et grand observateur des combinaisons phénoménales, dont il fait son étude exclusive, a renouvelé dans notre siècle cette manière de procéder, laquelle consiste, en résultat, à jeter le voile sur le fond des choses, et à s’en tenir aux faits observables. Un jour nous eûmes occasion d’argumenter avec lui sur l’absolu, et, pressé par notre série logique, il produisit pour dernière réponse cette proposition, d’où il nous fut impossible de le faire sortir : Les phénomènes relatifs se soutiennent les uns les autres. Cette réponse est en effet le cul de sac où s’assied nécessairement tout système athéiste, etc. » Dans un autre endroit, M. Lenoir, après avoir dit qu’il n’y a pas d’athées, veut bien en ma faveur faire une exception et me gratifier de cet excentrique privilége. Il faut que je me sois mal exprimé, ou que M. Lenoir ne m’ait pas compris : car, d’une part, je ne nie pas l’absolu en tant que conception de l’entendement, servant d’x pour marquer l’aliquid inaccessible qui soutient le phénomène ; je le nie en tant qu’objet de science, et comme tel pouvant servir de point de départ à aucune connaissance légitime, non-seulement des choses naturelles, mais aussi des surnaturelles, but où prétendait m’amener M. Lenoir. Ainsi j’accorde volontiers à M. Lenoir que celui qui admet l’absolu par cela même admet Dieu, mais ontologiquement, métaphysiquement, de la même manière que M. Babinet admet l’absolu quand il parle de physique ; non pas, ainsi que le demandent les théologiens, comme objet d’une connaissance immédiate positive, donnée soit dans la conscience du genre humain par la Justice, soit même dans son expérience par les observations et les miracles ; à plus forte raison ne l’admets-je pas comme objet de mon culte, sanction de ma Justice et souverain de mes mœurs. Je repousse donc la qualification d’athée, au sens que m’inflige M. Lenoir. Il n’y a personne de moins athée que le diable, et M. Donoso Cortès a dit que j’étais le diable. J’admets l’absolu en métaphysique ; j’admets par conséquent Dieu, mais en métaphysique aussi, et à la condition qu’il ne sorte pas de l’absolu, illâ se jactet in aulâ Æolus ; je le nie partout ailleurs, dans la physique, dans la psychologie, dans l’éthique, et surtout dans l’éthique. J’admets, dis-je, que l’absolu se montre, au début de toute spéculation sur la nature et l’humanité, comme condition métaphysique de la science elle-même ; c’est en ce sens que j’ai déclaré, dans les premières pages de mes Contradictions économiques, avoir besoin de l’hypothèse de Dieu, d’autant plus besoin que je me plaçais au point de vue de mes lecteurs, lequel est celui de la divinité. Mais je nie que, la science une fois déterminée dans sa circonscription et son objet, l’absolu doive y intervenir davantage : c’est ce que j’ai expliqué dans ce même livre des Contradictions, où j’ai discuté l’idée de Providence et détruit empiriquement mon hypothèse. Ceci me servira à expliquer comment j’ai pu dire à M. Lenoir, ce dont je ne me souviens pas, que les phénomènes se soutiennent les uns les autres. Oui certes dans la science, dont tout le travail est de les enchaîner par leurs relations ; non dans la métaphysique, qui leur assigne à tous un substratum, un soutien ontologique, un absolu. Or que prétend M. Lenoir ? Faire servir la connaissance empirique des phénomènes d’argument à une déduction de l’absolu, ce qui veut dire à une démonstration de la théologie. C’est à quoi je me refuse de la manière la plus formelle. Aucun pont n’a été jeté pour l’esprit humain entre la métaphysique et la science ; et vous ne pouvez, pour établir dans la pratique sociale votre dogme, franchir l’abîme qui les sépare. Dès lors que vous dépassez la limite métaphysique, qui consiste à poser des x qu’aucune expérience ne peut atteindre, je nie l’absolu, je le récuse. Bien loin que j’y voie une idée, une raison, une existence, ce n’est plus pour moi, comme je l’ai écrit ailleurs (Programme d’une philosophie du progrès, p. 59), que le caput mortuum de toute idée, de toute raison, de toute existence. Concluons de tout ceci : Que la pensée de l’absolu, dont les savants accusent avec tant de raison la redoutable influence, fait partie de la constitution de l’esprit humain ; que l’absolu est donné en toute science comme la condition métaphysique du phénomène, partant de la réalité de la science ; qu’au delà de cette convention tacite, hypothétique, qui le pose au début de toute connaissance objective, l’absolu doit être éliminé rigoureusement, comme principe d’illusion et de charlatanisme ; que si, dans les sciences naturelles, il est aisé de se défendre de ses prestiges, il n’en est pas de même dans les sciences morales et politiques, où l’investigation, ayant pour objet des rapports de personnes, semble s’attaquer à l’absolu lui-même, et non plus seulement aux facultés qui le manifestent et le servent. C’est dans les choses de l’ordre moral que nous avons surtout à nous défendre de la tyrannie de l’absolu, et, tout en le respectant dans sa dignité susceptible, que nous devons l’écarter avec énergie et lui refuser plus que jamais et l’autorité qu’il s’arroge sur la raison comme s’il était lui-même une raison, et la qualité d’objet scientifique, capable de donner lieu à une observation directe, pouvant dès lors servir d’échantillon de l’absolu suprême, créateur et législateur de toutes choses. Quelle sera donc ici la garantie du philosophe ? Il fallait arriver jusqu’à l’époque actuelle pour qu’une semblable question pût être posée : et c’est afin de la rendre intelligible et d’en montrer l’importance, que j’ai rappelé, d’abord, à quelles conditions les sciences physiques étaient sorties des ténèbres ; puis, en expliquant par le concept de Justice et la réalisation transcendantale du sujet juridique l’origine de toute religion, quelle cause retient dans la pénombre les sciences morales et politiques. Méthode de direction pour l’esprit dans la recherche de la vérité, d’après l’Église. — Théorie du probabilisme. Dans ces derniers temps, une déclaration émanée du saint Siége, en réponse à l’objection fameuse de l’impossibilité de concilier la raison avec la foi, portait expressément qu’il n’était pas vrai que la foi catholique eût par elle-même rien d’irrationnel ; que les dogmes fondamentaux, tels que l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, la nécessité d’une religion, se démontraient par la raison, en même temps qu’ils étaient appuyés par la révélation ; que les dogmes secondaires se déduisaient des premiers avec la même logique et se confirmaient par les mêmes témoignages ; qu’en conséquence le reproche fait à l’Église par une certaine philosophie de sacrifier la raison à la foi était une franche calomnie, que le texte des Écritures, la tradition constante de l’Église et la teneur du dogme chrétien s’accordaient à démentir. Des réclamations se sont élevées du côté de la philosophie contre cette assertion du saint Père. On l’a accusé lui-même de tergiversation et d’équivoque, pour ne rien dire de pis. L’incident n’a pas eu d’autre suite. À mon tour je prends la parole, et je demande : Qui trompe-t-on ici, et qui en impose, de la philosophie ou de l’Église ? Au risque de scandaliser les rationalistes et de passer pour faux frère, je dirai qu’à mon sentiment c’est le pape qui a raison. Mais il faut s’entendre. Il est trop évident qu’aux regards de la science, qui, tout en raisonnant ses découvertes, se fait une loi de ne rien admettre en théorie qui ne soit démontré par l’expérience, l’accord de la foi avec la raison est une chimère ; pour parler plus exactement, un pareil problème n’existe pas. La condition de la science étant l’observation des faits, non pas de faits produits par exception, aperçus par aventure, signalés par des témoins privilégiés et ne pouvant pas à volonté se reproduire, mais de faits constants, placés sous la main de l’observateur et toujours vérifiables, on conçoit que la religion ne puisse en aucune sorte se soumettre à de telles exigences, et que la foi qu’elle réclame soit, sous ce rapport, avec la raison radicalement incompatible. Jamais entra-t-il dans l’esprit d’un théologien de constater par une observation directe la divinité de Jésus-Christ et son incarnation du Saint-Esprit ?... Mais autre est la raison scientifique, dont la théologie n’entendit jamais se prévaloir, et autre la spéculation métaphysique, sur laquelle elle s’appuie, et qui fait tout l’avoir de la philosophie sa rivale. Cette spéculation abusive aspire, nous l’avons vu, à faire la déduction des choses en soi, de ces choses qui dépassent, le phénomène et ne relèvent que de l’idée pure, absolument comme de faits observés et toujours observables la science déduit ou induit une loi. Sous ce rapport, la théologie chrétienne est tout aussi rationnelle que pas une philosophie ; j’ose même dire que jamais système philosophique, ni celui de Spinoza, ni celui de Hégel, n’approcha de la rigueur de ses déductions. À quoi bon ressasser contre l’Église une équivoque qui ne prouve que la mauvaise foi des prétendus rationalistes, et ne peut tromper que les personnes étrangères à la spéculation philosophique ? Dans cette sphère du transcendantal et de l’absolu, dont toute science qui se respecte s’exile, la théologie chrétienne, cultivée pendant dix-huit siècles, héritière de toute la métaphysique et de toutes les théologies antérieures, professée par les plus beaux génies qui aient paru en ce genre, raisonne aussi juste ou plus juste que la philosophie soi-disant rationaliste, née d’hier, et qui n’a pas même encore acquis la conscience de son identité avec la religion ; elle a même sur cette philosophie un immense avantage, qui est d’appuyer sa déduction métaphysique d’une sorte d’expérience, qui manque complètement aux rationalistes. Que les nouveaux mystiques s’inclinent ici devant leur maîtresse et leur mère. Plus sage, en effet, que ses impertinents contrefacteurs, l’Église n’a jamais prétendu, comme Fichte, Hégel, aller de l’inconnu au connu, de l’en soi des choses à leur phénoménalité ; expliquer l’observable par l’invisible, l’ordre de la nature par celui de la Providence, l’histoire par la théodicée, et, au rebours de l’oracle de Delphes et de la méthode de Descartes, conduire l’homme à la connaissance de lui-même par la connaissance de Dieu. L’Église a d’abord donné à sa foi mystique une sorte d’empirisme : ce sont ses livres, sa tradition, ses prophéties, ses miracles, et jusqu’à certain point la série des révolutions humaines, en un mot l’ensemble de la révélation. La révélation, dans le véritable esprit de l’Église, n’est pas l’identité du réel et de l’idéel, comme l’enseigne la philosophie hégélienne ; c’est une portion de la phénoménalité, créée tout exprès pour affirmer ensuite la réalité ultra-sensible et le règne transcendantal de l’absolu. « Et moi aussi j’ai mon expérience, dit l’Église ; expérience antérieure et supérieure à toutes les expérimentations incertaines, éternellement sujettes à contrôle, des savants ; expérience décisive, qui me vient de Dieu même, et à laquelle ont assisté mes auteurs : c’est la création du monde, dont la science ne rendra jamais compte ; c’est la formation de l’homme, que la physiologie n’explique point ; c’est sa première éducation par les anges ; ce sont les révélations, réitérées pendant une longue suite de siècles, d’Adam, d’Hénoch, de Noé, d’Abraham, de Moïse, des Prophètes, de Jésus-Christ. « Sur cette expérience vénérable, dont le souvenir s’est conservé chez tous les peuples, s’appuient ma théologie et mon enseignement. Ni moi non plus je ne crois à l’absolu métaphysique destitué de toute manifestation sensible : je le récuse, je le blâme, comme la source de toute illusion. Dira-t-on que ma révélation, ne se renouvelant plus, n’a d’autre garantie que des témoignages ? Mais j’existe, et mon existence à elle seule est une révélation incessante, un miracle perpétuel. » Ainsi parle l’Église, bien différente en cela des faux mystiques, appuyant leur théodicée sur la pure notion de l’absolu, refaisant sans le savoir la théologie, qu’ils accusent de déraison, aussi incompétents en matière de science qu’en matière de foi, et dont on peut dire que leurs prétentions, poussées jusqu’au charlatanisme, mériteraient mieux aujourd’hui que des huées. Du reste, les religionnaires de bonne foi sont d’accord avec l’Église : ils admettent à l’origine des sociétés et à certaines époques critiques des communications entre Dieu et l’homme ; je citerai entre autres MM. Jean Reynaud et Henri Martin, l’estimable auteur de l’histoire de France. Telle est donc, en ce qui concerne la direction de l’esprit, d’abord relativement aux sciences naturelles, la conduite de l’Église : Assurée par la manifestation de l’absolu dans le temps, au sein de l’Humanité, que sa foi n’est pas une spéculation vaine, mais l’expression authentique du Verbe éternel, l’Église se croit en droit de soumettre au critère de cette foi, non-seulement toute élucubration du transcendantalisme produite en dehors de sa propre théologie, mais la science elle-même, dont les conclusions ne sauraient en aucun cas prévaloir sur son autorité. C’est pour cela que l’Église a une censure, un index, des approbations et des condamnations, des anathèmes, des excommunications, pour cause de témérité scientifique, perpétuelles et irrémissibles. Cela veut-il dire que l’Église s’arroge la science universelle ? Nullement. L’Église, hors de sa foi et de sa révélation, la première transcendantale, la seconde, suivant elle, phénoménale, ne se soucie de rien. Elle abandonne le monde à la curiosité des savants, mundum tradidit disputationibus eorum. Seulement elle exige que tout ce qu’ils professent en vertu de leur expérimentation particulière s’accorde avec la révélation et la foi, à peine de se voir excommuniés, et leurs livres brûlés ainsi que leurs personnes, si l’Église en a le pouvoir. Et pourquoi cela, encore une fois ? Parce que l’Église sait parfaitement que l’expérience, ainsi que nous l’avons établi, mène à la conception de l’absolu. Or, l’Église a la prétention de connaître l’absolu mieux que personne ; elle soutient que les vérités de sa foi, appuyées par la révélation, qui n’est autre qu’une expérience directe de l’absolu, sont autant au-dessus des conclusions abstraites, plus ou moins transcendantes, d’ailleurs nécessairement partielles, et par conséquent toujours provisoires, de la science, que le ciel est élevé au-dessus de la terre ; de sorte qu’en cas de contradiction entre la science et la foi, ou bien il faut croire que la contradiction n’est qu’apparente, ou que l’observation scientifique est dans l’erreur. C’est ainsi que pendant des siècles on a vu les malheureux savants, toujours menacés du bûcher, placer leurs travaux sous la protection d’un acte de foi et de soumission à l’Église, distinguer entre la science profane et la vérité révélée ; avouer en toute humilité que la première est peu sûre, variable, pleine de contradictions, sujette à un doute invincible, partant toujours suspecte ; protester en conséquence qu’ils ne présentaient le résultat de leurs études que comme un aperçu de ce que pourrait être la vérité, s’il était permis à l’homme de s’en rapporter au témoignage de ses sens et au cas où il serait réduit à ce seul témoignage ; une hypothèse de l’empirisme, qui devait rester hypothèse tant qu’elle n’aurait pas reçu la consécration spirituelle. Voilà le spectacle que pendant plus de mille ans les savants de tout genre, ceux dont l’humanité s’honore le plus, ont donné au monde ; celui que plusieurs d’entre eux donnent encore, avec une hypocrisie qui n’a plus la même excuse : car, si à une autre époque il y allait de la liberté et de la vie, aujourd’hui il n’y va plus que de la vente des écrits, qu’il dépend d’un archevêque de laisser entrer dans les séminaires ou d’en exclure. Dans tout cela, certes, ce n’est pas la logique qui manque à l’Église, et je souhaiterais à ses adversaires d’en avoir toujours donné de telles preuves. Mais voici où le critérium de la foi devient plus scabreux. Ce qui arrive pour les sciences naturelles se présente, à plus forte raison, pour les sciences morales et politiques. Comme les premières, celles-ci relèvent de l’observation et se réduisent à une connaissance de faits et de rapports ; comme les premières aussi, elles touchent de toutes parts à l’absolu, qui est le domaine propre de la religion. Enfin, troisième et décisive considération, elles marchent incessamment, et la société qui les suit ne s’arrête pas une seconde. Or, ces rapports que les sciences morales constatent chaque jour, la révélation ne les a pas toujours prévus ; l’Église, saisie au dépourvu, manque souvent de solutions : voilà son dogme, sa discipline, son autorité, en échec. Car les affaires ne peuvent attendre, le besoin commande, il faut marcher, il faut vivre. Ici la pratique est indissolublement liée à la théorie, et toute pensée se traduit immédiatement en acte. Que faire dans cette occurrence, où il ne s’agit plus seulement d’opinions sur les choses, dont l’esprit peut jusqu’à certain point s’abstraire, s’en remettant à la souveraine Sagesse qui tôt ou tard fera connaître la vérité, mais de la conduite de la vie, de tout ce qui tient à la Justice, à la conscience, et peut compromettre le salut ? Plus d’une fois on a vu les décisions à priori de la casuistique en opposition diamétrale avec les besoins et les coutumes de la pratique civilisée : j’en ai cité un exemple à propos du prêt à intérêt. À qui recourir, quand, la foi se taisant, l’Église partagée, la sagesse humaine parle seule et conclut droit contre la foi ? Faut-il interroger l’Absolu révélateur ? Mais l’Esprit souffle où il veut et quand il lui plaît ; d’ailleurs n’avons-nous pas l’Église qui le représente ? Faut-il admettre, comme révélation supplémentaire, au moins provisoire, cet empirisme profane qui, s’imposant avec l’inflexibilité du destin, devance la définition de l’Église et aspire aussi de son côté à la certitude ? Quelle part d’autorité accorder, enfin, soit pour ce qui regarde les choses de la nature, soit pour ce qui concerne les mœurs de l’humanité et son gouvernement, aux enseignements de la science ? Comment la concilier avec la révélation ? Ce qui revient pour nous à ceci : comment purger la raison pratique de ce que tend incessamment à y introduire d’illégitime l’absolu ? C’est ici que le transcendantalisme s’est surpassé, et que l’Église a mérité l’admiration et la reconnaissance des siècles. L’Église a inventé le probabilisme. Le probabilisme est l’application du principe d’autorité à toutes les choses de la pratique et de la théorie pour lesquelles la conscience religieuse réclame une direction, attendu que d’une part il est impossible de ne pas tenir compte de ces choses, et que de l’autre elles semblent en dehors de la foi, sinon même inconciliables avec ses données. Je cite mon théologien ordinaire, Bergier : « Il y a eu entre les casuistes une dispute longue et vive pour savoir quelle conduite on doit tenir entre deux opinions plus ou moins probables, dont l’une décide que telle chose est permise, l’autre qu’elle ne l’est pas. Sur ce point, comme sur plusieurs autres, on a donné dans les deux excès. Quelques-uns ont soutenu qu’il est permis de suivre l’opinion la moins probable, et ils entendaient par opinion probable toute opinion en faveur de laquelle on pouvait citer au moins le sentiment d’un docteur en quelque réputation : ils ont été appelés probabilistes. Il est aisé de voir que cette morale était absurde et condamnable. D’autres ont prétendu que l’on ne peut, en sûreté de conscience, suivre jamais une opinion, quelque probable qu’elle soit ; qu’il faut toujours prendre pour règle une opinion certaine et incontestable : on les a nommés anti-probabilistes. Autre excès qui nous mettrait hors d’état d’agir dans une infinité de circonstances dans lesquelles il faut nécessairement prendre un parti, sans pouvoir cependant sortir du doute dans lequel on est, touchant ce que la loi prescrit. « Le seul milieu raisonnable et le seul approuvé par l’Église est qu’entre deux opinions en faveur desquelles il y a des raisons et des autorités, il faut, après un sérieux examen, suivre celle qui paraît la mieux fondée, afin de ne pas s’exposer témérairement au danger de pécher. « Il ne faut pas croire, en effet, que tous les probabilistes ont donné dans le même excès de relâchement. Plusieurs ont entendu par opinion probable, non celle en faveur de laquelle on peut citer tout au plus une ou deux autorités, mais celle qui est appuyée sur des raisons, et soutenue par un grand nombre de docteurs graves et non suspects. Le probabilisme ainsi entendu a été le sentiment commun des casuistes de toutes les écoles, de tous les ordres religieux et de toutes les nations. Il y a de l’entêtement à soutenir que ce sentiment était une corruption de la morale, un principe de fausses décisions, un moyen d’excuser et d’autoriser tous les pécheurs. » (Dictionn. de Théol.) Un inspecteur de l’instruction publique, M. Cournot, a publié il y a quelques années un Essai sur les fondements de nos connaissances, qu’on pourrait appeler aussi bien une Théorie de la probabilité philosophique. Mais quelle différence de ce probabilisme universitaire à celui des théologiens ! M. Cournot commence, ainsi que M. Babinet, par poser en principe que nous ne saisissons des choses que les formes ; quant au fond ou à la substance, qu’elle est tout à fait inaccessible. Puis il considère que dans ces formes, dans cette phénoménalité qui nous est seule donnée, l’esprit tend invinciblement à démêler le pourquoi, la raison ; que c’est donc à chercher la raison des choses que consiste toute notre philosophie ; et comme cette raison des choses ne peut, hormis des cas fort rares, être saisie dans sa plénitude, il conclut que l’œuvre du philosophe, en quelque genre de connaissance que ce soit, se borne à obtenir une estime, une approximation. Mais comment le philosophe s’approchera-t-il de la raison des choses, qui serait pour nous, si nous la possédions dans son intégrité, l’absolue vérité ? Par des contemplations intérieures, des suggestions de la spontanéité, des évocations, des révélations, des conversations magnétiques, des prophéties, des traditions, des symboles apostoliques, des décisions de conciles, des scrutins populaires, des actes de foi, des autorités ? Ah bien oui ! la philosophie de M. Cournot en fait peu de compte : elle n’admet que la méthode scientifique, observation directe, expérience personnelle, analyse mathématique, tout ce que l’on peut imaginer de plus incompatible avec la foi, dont elle est la négation formelle ! Quoi qu’on pense de l’ouvrage de M. Cournot, et quelques réserves que j’eusse moi-même à faire sur certaines parties, ou plutôt certaines expressions de son livre, il en résulte au moins deux choses : l’une, que l’Essai du savant inspecteur général a rendu plus profond encore et plus large l’abîme qui séparait la raison philosophique de la raison théologique ; l’autre, que son probabilisme, si tant est que ce ne soit pas abuser des mots que de confondre la probabilité avec l’approximation, s’il avait paru du temps de Pascal, aurait fait de la casuistique des jésuites une abominable caricature. Il y a donc eu dans tous les temps, dans l’Église, des conciliateurs, chargés par mission spéciale, qu’elle leur vînt de l’autorité canonique ou de leur propre mouvement, peu importe, chargés, dis-je, de confronter les données de l’empirisme avec les prescriptions de la foi ; de vérifier si elles s’accordaient ou non avec le dogme ; en cas de discordance ou contradiction, de produire des hypothèses au moyen desquelles la conciliation pourrait être conçue comme possible ; provisoirement, de fournir des décisions, ayant force d’orthodoxe, pour tous les cas. La proposition qui réunit le plus de suffrages, ou les plus considérables, est censée vraie. On peut la suivre jusqu’à nouvel ordre, en toute sécurité de conscience. De cette manière, c’est toujours l’absolu qui règne, toujours la révélation qui définit, toujours la foi qui décide, toujours l’autorité qui gouverne, toujours l’Église qui a raison, même dans l’ordre de la science. Par contre, le phénomène et tous ses rapports sont définitivement subalternisés, l’expérience rendue suspecte, la raison frappée d’incertitude, le libre examen déclaré illégitime, le sens privé ridicule. Tel est le probabilisme, qui du reste, il faut le dire pour être juste, n’est point particulier à l’Église chrétienne. Le probabilisme est de toutes les églises : vous le retrouverez chez les rabbins, les bonzes, les derviches ; il trône dans notre jurisprudence, née païenne, comme vous savez, et absolutiste ; il fait le fond de la philosophie éclectique. C’est l’ignoble queue, torticulam caudam, que sont condamnés à tirer, jusqu’à extinction d’intelligence et de sens moral, les initiés de l’absolu. L’étrange figure que fait l’Église avec son probabilisme ! Quoi ! cette autorité instituée d’en haut, cette fille du Père des lumières, est réduite, en ce qui intéresse le plus l’humanité, la Justice et la morale, à des probabilités ! Il est vrai que les catholiques prudents, comme le candide Bergier, s’efforcent de relever leur probabilisme en lui imposant pour condition de réunir le plus grand nombre d’autorités possible. Mais c’est précisément ce qui choque le plus la science, et qui témoigne du désarroi de l’Église et de la désertion du Saint-Esprit. Dans la science, il n’y a, en fait de certitude, ni majorité, ni minorité. L’expérience prouve que l’opinion la moins probable, c’est-à-dire, suivant la méthode de l’Église, la moins appuyée, est souvent la plus vraie. Qu’eût fait Copernic, s’il avait suivi l’opinion probable ? Où en serait l’optique, si les savants avaient continué de suivre, sur l’autorité de Newton, le système de l’émission, et de repousser celui de Descartes ; s’ils s’étaient obstinés à admettre sept couleurs primitives, tandis qu’il y en a seulement trois ?.... Que diriez-vous vous-même, Monseigneur, si nous autres révolutionnaires nous n’avions à substituer à votre probabilisme que des probabilités ? Que penseriez-vous d’une Justice probable, d’une liberté probable, d’un progrès probable ?.... Bergier se fâche contre Pascal, qui aurait, suivant lui, confondu malicieusement le bon probabilisme et le mauvais probabilisme, pour en écraser les jésuites. Je n’ai pas besoin de répéter que Pascal avait souverainement raison ; qu’en fait de morale, comme de science, le probabilisme est nul de sa nature ; qu’il ne peut servir qu’à dévoiler l’ineptie des théologiens et la défaillance de la foi. Mais Pascal à son tour était inconséquent de ne pas voir que, lorsqu’il transperçait ces malheureux casuistes, il coulait bas toute l’Église. Où donc est-il ce Christ qui disait aux pharisiens avec un si parfait bon sens : Pas tant de discours, mes maîtres, pas tant de serments ; pas tant de distinctions et de probabilités ; pas tant d’auteurs graves et non graves ! Cela est juste ou injuste : le savez-vous ? prouvez votre savoir ; ne le savez-vous pas ? tenez-vous cois, et descendez de vos chaires. Quand je serais imbu de tous les mystères de la transcendance, quand j’aurais jusque-là suivi le développement de la révélation, je m’arrêterais court au probabilisme. Le probabilisme me trouverait rebelle, parce que dans un ordre d’idées qui ne relève que de l’absolu, le probabilisme, le bon comme le mauvais, est le mélange de l’opinion humaine avec la foi théologale, un adultère, une contradiction. Or, sans le probabilisme, que deviennent la foi de l’Église et sa discipline, en butte l’une et l’autre aux interpellations incessantes de la raison pratique et de l’expérience ? Le probabilisme est nécessaire à la foi ; mais autant il est nécessaire, autant il est subversif du sens moral et de la raison. N’est-ce pas pitié de voir l’Église, cette autorité la première au monde pour le dogme et la morale, distinguer sans cesse, et sur les choses les plus essentielles, des opinions obligatoires, des opinions probables, et des opinions libres ? Dites-moi, Monseigneur, vous qui jadis servîtes le gouvernement monarchique avec le même dévouement que vous servez aujourd’hui le pouvoir impérial, la monarchie de juillet était-elle une opinion probable, et la république une opinion libre ? La Constitution de 1848 était-elle obligatoire, ou si c’est celle de 1852 ? Louis XVIII, qui, après vingt-cinq ans de troubles, renoua la chaîne des temps, était-il usurpateur, et Napoléon III, qui, après trente-sept ans d’interrègne, a prétendu renouer aussi la chaîne, est-il légitime ?... De tels faits méritaient certes d’être prévus dans le système de l’éternelle Jérusalem. N’avez-vous là-dessus rien qui nous guide ? Allons, pas tant de serments, s’il vous plaît ; pas tant de circonlocutions et de subtilités. Où est le droit ? Si vous le savez, dites-le, et soyez martyr, s’il le faut, de votre conviction. Si vous ne le savez pas, à genoux devant la Révolution, qui elle du moins saura reconnaître les usurpateurs et marquer les apostats. Mais l’Église ne manque pas d’excuse. Ce n’est pas pour rien qu’elle a établi le probabilisme. « La sagesse de l’Église, dit un de ses récents apologistes, M. Nicolas, l’a toujours retenue de se prononcer sur ce qui n’est que pure spéculation. Elle ne donne que le nécessaire ;elle ne révèle que le fait ; elle livre le comment à nos disputes ; elle détruit l’inquiétude et non la curiosité ; elle annonce la solution et laisse subsister le problème. » M. Nicolas a lu dans Job ce mot de l’Éternel prenant la parole après le bavardage d’Élihu : Quis est iste involvens sententias sermonibus imperitis ? C’est le seul sentiment qui me soit resté de la lecture de ses quatre tomes. Certes, nous savons que la tactique du mysticisme est de convertir tout en problème, afin de se réserver le monopole de la direction ; nous connaissons aussi la diplomatie de la cour de Rome, et le soin qu’elle met à ménager son influence avec tous les princes, usurpateurs et légitimes. Mais il s’agit de l’essence du pouvoir, des formes de la souveraineté, en un mot de ce qui intéresse au plus haut degré la Justice, l’ordre social et l’Église elle-même. Eh bien ! je ne vous pose que cette unique question pour vous juger, vous et votre probabilisme : Vous avez béni les arbres de la République, et donné, avant et après, l’encens à deux dynasties. Quel est, selon vous, le système probable ?.... Corruption de la Raison publique par l’absolu. Le premier exemple que je citerai sera le mien : il me servira à expliquer tous les autres. Je cite d’abord mon biographe : « Un des prêtres qui lui ont enseigné le catéchisme dans son enfance croit un instant pouvoir le conquérir aux idées religieuses. Pendant huit mois cet ecclésiastique a des relations quotidiennes avec Pierre-Joseph. Il lui prête les pères de l’Église... Mon fils, lui dit le prêtre, vous marchez à grands pas sur le chemin de la malédiction. Prenez garde ! ennemi du Christ, ennemi de la société, vous avez tout à perdre, et chacun sera contre vous... » Ces détails sont de la légende. Fussent-ils vrais, je ne les regretterais pas ; je m’en enorgueillirais plutôt. J’ai connu, pendant ma carrière de typographe, quelques ecclésiastiques aussi honorables qu’éclairés, avec lesquels mes fonctions de correcteur me permettaient de causer quelquefois philosophie et histoire. Je dois à l’un d’eux la lecture de l’ouvrage de Lamennais, De l’Indifférence en matière de religion. Comme il arrive toujours à une cause désespérée, cette apologie fut le dernier coup qui renversa l’édifice déjà si fortement ébranlé dans mon esprit par les controverses de Bossuet, de Fénelon, de Bergier, de de Maistre, de Bonald, de Châteaubriant, etc., dont je faisais à cette époque ma lecture habituelle. Du moment, en effet, que j’eus conçu le christianisme, non-seulement comme une réaction à l’idolâtrie, mais comme la synthèse de tous les cultes, il ne me fut pas difficile de comprendre qu’il y avait là un phénomène de psychologie sociale du plus grand intérêt, et qui se cachait aux théologiens sous le mot de révélation, aux philosophes sous celui de superstition. Qu’on se raille, si l’on veut, de mes prétentions théologiques : c’est une étude que je n’ai jamais quittée, et qui me paraît encore la plus belle de toutes et la plus féconde. C’est au désir de pénétrer les mythes religieux que je dois d’avoir appris le peu que je sais ; c’est à votre intention, Monseigneur, que je ne cesse d’amasser des matériaux. Soyez tranquille : si je vis, et que je conserve mes forces, vous en aurez des nouvelles. Mais jamais prêtre, ni directement ni indirectement, n’a entrepris de me conversionner ; du moins ne m’en suis-je pas aperçu. Cette fantaisie de mauvais goût ne pouvait venir aux hommes judicieux que je voyais. Tout jeune que je fusse, mais déjà engagé vis-à-vis de moi-même au service de l’émancipation universelle, j’aurais pu leur dire : C’est moi qui possède le véritable Évangile, {{lang[la|Verba vitæ æternæ ego habeo}}. Le cours que semblaient dès lors prendre mes idées a pu les affliger ; je l’ignore et je l’eusse regretté sincèrement : car l’opposition des principes ne saurait m’ôter la sympathie pour les personnes, et surtout le respect. Où en serions-nous, pauvres humains, si les croyants ne valaient pas mieux que les croyances ? Mais je déclare, à l’honneur de qui de droit, que, si j’ai été quelquefois encouragé, je n’ai jamais été prêché : indépendance de mon esprit ne l’eût pas enduré longtemps. Allons au fait. Ces exhortations pieuses, que l’on me fait adresser, il y a quelque vingt-cinq ans, par un prêtre anonyme, ne sont à d’autre fin que de mettre en relief ce qu’on a appelé mon apostasie, et de parler du procès que j’ai perdu en 1853 devant la cour de Besançon, et dans lequel s’est fait sentir l’influence du clergé. Ici, je dois suivre ma biographie pas à pas : il y a des choses que je serais quelque peu embarrassé de dire. J’avais publié en 1837, sans nom d’auteur, un Essai de Grammaire générale, faisant suite aux Éléments primitifs de l’abbé Bergier. « Cette œuvre, assure M. de Mirecourt, contenait, chose bizarre, d’éloquentes manifestations religieuses, destinées sans doute à rendre l’académie favorable à l’auteur. » Non pas précisément religieuses, mais bibliques, et empreintes de transcendantalisme, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. C’est ici que je dois rendre compte de la déviation qu’avait produite en mon esprit la notion de l’absolu. Quiconque s’est occupé de philologie comparée sait que l’une des questions que se pose d’abord et involontairement le philologue est celle de l’unité des idiomes. C’est l’analogue de l’unité des cultes, posée par Dupuis, Volney et autres philosophes, bien des années avant que MM. de Lamennais, Gerbet et consorts songeassent à faire de cette unité un argument en faveur de la révélation. L’unité en toute chose est une loi de la nature et un besoin de l’esprit. Mais il y a unité et unité. Il y a l’unité de série qui résulte de l’uniformité des lois de la nature ; et il y a l’unité que j’appellerai de filiation, qui consiste à expliquer les faits similaires par un générateur commun, qui lui-même ne s’explique pas. La première de ces unités, toute de raison, est conforme à l’ordre de la nature ; la seconde n’est qu’une conception de l’esprit, une réalisation de l’absolu. C’est en ce dernier sens que la Bible entend l’unité du langage, l’unité du genre humain, et toutes les unités de l’univers. Pour elle, ainsi que l’ont expliqué de Bonald et autres, c’est le Verbe éternel lui-même, qui le premier communique au premier homme la parole, dont les éléments, plus ou moins altérés, se transmettent ensuite à tous les peuples. Pour elle encore, c’est Dieu lui-même qui de ses mains, prenant un peu de boue, façonne le premier couple, duquel naîtront ensuite toutes les races, successivement distinguées par l’effet du climat, le progrès ou la dépravation de leurs mœurs. C’est ainsi que MM. Geoffroy Saint-Hilaire et Blainville me semblent avoir entendu, l’un l’unité de composition du règne animal, l’autre l’unité de temps de la création tout entière. Pour le premier, les genres et espèces seraient tous sortis, par une suite de transformations embryogéniques, d’un môle organique ou polype primitif quelconque : c’est l’extension du mythe d’Adam à tout le règne animal. Pour le second, la création n’a pas été successive, bien que cette succession fût comprise dans une période circonscrite, comme semble l’indiquer l’observation géologique ; elle a été simultanée, ainsi que la Bible le donne à entendre en rassemblant tous les moments de la création dans une semaine, et faisant sortir les êtres du néant au commandement de Jéhovah. Ce qui donne de l’attrait à cette miraculeuse hypothèse d’un couple primitif, d’une langue première révélée de Dieu, d’une création simultanée, etc., est la dégradation insensible que l’on observe dans les langues, les races, les genres et les espèces, aussi bien que dans les cultes et les climats. Partout éclate l’unité ; et si parfois la chaîne semble rompue, on peut accuser l’observation : la nature ne fait pas de sauts. Pour moi, appuyé sur le fait universel de l’inconvertibilité des espèces, et rejetant des hypothèses dont l’origine conceptualiste est maintenant avérée, je pense, et c’est ainsi que j’accorde Saint-Hilaire, Blainville et Cuvier, que la force génératrice, agissant dans des conditions aujourd’hui inconnues, et pendant une période dont il est impossible d’assigner la durée, a produit séparément, à plusieurs reprises, et sur tous les points du globe, mais d’après un plan suivi, subordonné d’ailleurs aux conditions de sol et de climat, l’homme et tous les autres êtres. J’ajoute qu’il en a été du langage comme des trois règnes ; et tout en reconnaissant la précocité de certaines races et la supériorité de quelques autres, tout en admettant que la puissance d’expansion de ces races précoces ou supérieures les ait portées de bonne heure à essaimer de çà et de là chez de moins avancées, je regarde comme une fable la prétendue migration des peuples des sommets de l’Himalaya aux plaines de Sennaar, de celles-ci aux îles de la Grèce, etc. La ressemblance des langues caucasiques n’a pas besoin, pour s’expliquer, de cette descendance imaginaire ; pas plus que les religions de la Polynésie n’ont besoin, pour rendre raison de leur origine, d’une mission des bouddhistes ou des mages. La philologie moderne (voir entre autres les ouvrages de M. l’abbé Chavée) a reconnu la diversité de formation des systèmes sémitique et indogermanique, et cela nonobstant les analogies et les oppositions, qui sont encore des analogies, que présentent ces deux grands systèmes. Pourquoi ne pas faire un pas de plus ? pourquoi ne pas attribuer la ressemblance plus acusée du grec, du latin, du slave, du germain et du celte, d’abord à la constitution de l’esprit humain, puis à la conformité des climats et à celle des tempéraments qui en résultent ? Pourquoi ne pas dire, enfin, chose si simple, que le langage de l’homme, de même que sa figure, serait, nonobstant la diversité d’origine, identique et invariable sur toute la face du globe, si les conditions de sol, de race, de température, d’alimentation, d’industrie, etc., étaient constantes et identiques ?... Me pardonnera-t-on, à cette heure, de n’avoir pas été toujours fidèle à la méthode d’observation, et, quand il fallait suivre le phénomène, d’avoir, par précipitation de jeunesse et d’esprit, à l’exemple de tant de maîtres, embrassé l’absolu ? Eh ! lecteurs, s’il faut que je le dise, ce n’est pas une fois, mais cent fois, mais mille fois, que j’ai dû changer d’hypothèse avant d’arriver à cette doctrine de la Révolution que je vous présente aujourd’hui. Regardez autour de vous, regardez dans l’histoire, regardez dans les livres, et dites, la main sur la conscience, si, pour sortir de cette immense forêt vierge des préjugés humains, il n’a pas fallu bien des détours, bien des retraites, des changements de front ; des volte-face, accompagnés d’immenses fatigues, de blessures cuisantes, de sauts périlleux et d’atroces découragements ? Mais que fais-je ? On ne me reproche pas de m’être trompé, quelque humiliant qu’il soit pour un écrivain qui cherche la vérité avec ardeur de se tromper ; ce dont on me fait un crime est d’avoir rejeté ce qui me faisait tromper : car telle est la prétention des sectes que celui qui s’y trouve une fois engagé leur appartient corps et âme, à peine d’être considéré comme renégat ; c’est, en un mot, d’avoir fait scission avec l’absolu !... Suivons mon biographe. « Cette œuvre contenait d’éloquentes manifestations religieuses, destinées sans doute à rendre l’Académie favorable à l’auteur. » Allusion à la pension Suard, qui me fut accordée en 1839, deux ans après la publication de mon Essai. Deux ans ! Il faut avouer que c’était m’y prendre de loin. « Ce qui arriva par la suite est assez curieux. Proudhon, continuant à Paris ses études de linguistique, remania son premier travail et le présenta à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, en l’intitulant Essai sur les catégories grammaticales. L’Académie mentionne très-honorablement l’ouvrage ; » Plus honorablement, je l’avoue, qu’il ne le méritait. « Mais sous prétexte qu’il n’en était pas satisfait lui-même, Proudhon refusa de le livrer au public, et fit vendre chez un épicier toute l’édition imprimée à Besançon. » Sous prétexte est charmant. Avais-je besoin de prétexte pour une décision qui ne dépendait que de moi seul ? Quelle considération, quelle loi, quel devoir pouvait m’obliger à faire confidence au public d’une œuvre que mes juges, des hommes comme MM. Eugène Burnouf, Quatremère, Reynaud et Jullien, avaient jugée indigne du prix ? Le mieux n’était-il pas de la refaire ? Quant à l’édition imprimée, ce ne fut que onze ans plus tard que j’en fis le sacrifice. Cette date mérite d’être retenue. « Par malheur, en 1848, » C’était en 1850, ne vous déplaise. « À l’époque du plus grand retentissement des doctrines anti-chrétiennes de Pierre-Joseph, un libraire de sa ville natale retrouve les feuilles dans l’arrière-boutique de l’épicier, les rachète, en fait des volumes, et les vend avec le nom de Proudhon, qui avait cru convenable de garder l’anonyme. » Ajoutez donc que de 1837 à 1850 il s’était écoulé treize ans, pendant lesquels le livre de Bergier, destiné surtout aux ecclésiastiques, dont il complétait la collection, était resté invendu, malgré les offres et les annonces ; — treize ans pendant lesquels le clergé, peu curieux de linguistique comme de toute science, dédaigna les Éléments primitifs aussi bien que la Grammaire générale ; — treize ans sans que le libraire en question, à qui mainte fois j’avais offert mes ballots à vil prix, voulût s’en charger. Cependant, dans ces treize années, j’avais publié mon mémoire sur la Propriété, la Création de l’ordre et les Contradictions économiques, sans m’inquiéter plus de mon Essai de 1837 que le voyageur arrivé le soir à l’étape ne s’inquiète du gîte qu’il a quitté le matin. La lassitude seule me détermina à ce sacrifice de plus de 3,000 francs, faiblement compensé à mes yeux par l’extinction d’une rapsodie. Quel était donc cet intérêt que prenait tout à coup le clergé franc-comtois et son libraire Turbergue à un méchant travail de linguistique, où se trouvait reproduite une thèse définitivement rejetée de la science ? De quel droit s’emparait-on de mon nom, de ma personne ? « Jugez de l’effet de cette publication !... » En vérité, monsieur mon historiographe, vous êtes bien bon de vous imaginer que je rougisse, que j’aie jamais rougi d’avoir été chrétien, d’avoir cru à la Bible, d’avoir, avec le Père Thomassin, Court de Gébelin, Geoffroy-Saint-Hilaire, Blainville, et tant d’autres savants célèbres, commencé mes études d’anthropologie par l’hypothèse d’une langue première, d’un couple premier, d’une révélation première, d’une faute première, en un mot par l’hypothèse inévitable que fait toute raison sans expérience, l’Absolu. Si j’avais eu d’autres maîtres, je n’aurais pas eu la peine de changer, à trente ans, d’hypothèse ; je ne me fusse pas trouvé placé par ma mauvaise éducation entre l’apostasie et l’hypocrisie, forcé d’opter pour l’une ou pour l’autre ; j’aurais conservé la virginité de ma raison, et je ne serais pas à cette heure dans la nécessité de répondre à ceux qui me reprochent de l’avoir perdue, que ce sont eux qui ont commis le viol. « L’auteur du livre se fâche, et le Tribunal de commerce condamne l’éditeur à la destruction des exemplaires. » En effet, je ne pus m’empêcher de voir dans cette édition subreptice une spéculation ignoble, de plus une atteinte à la liberté d’auteur, et le Tribunal, dans un jugement dont on n’a pas essayé de réfuter les motifs, pensa de même. « Mais le libraire s’adresse à la Cour d’appel : tout le clergé prend fait et cause pour lui. » C’est bien cela : M. de Mirecourt est parfaitement renseigné. Est-ce vous, Monseigneur, qui avez excité ce beau zèle ?... Pendant trois jours que durèrent les débats, l’enceinte de la Cour fut remplie de prêtres, dont la présence plaidait pour Turbergue, comme s’il se fût agi du frère Léotade ou du curé Mingrat. « On explique les motifs de la conduite de l’écrivain. Ses pages en faveur de la religion (de l’hypothèse biblique, encore une fois) sont lues en plein tribunal. » Je n’y étais pas, mais je l’ai appris de témoins oculaires, juste comme M. de Mirecourt le raconte. Pourquoi cette lecture, d’abord ? Qu’est-ce que cela faisait à la question ? Le débat, entre Turbergue et moi, roulait-il sur la tour de Babel et la langue d’Adam ? La cour, en matière de linguistique, était-elle compétente ? N’avais-je pas le droit, moi simple laïque et amateur de curiosités philologiques, de renoncer à une théorie que l’abbé Chavée, plus savant qu’orthodoxe, réprouve ? Pourquoi, ensuite, s’il plaisait à la cour de traduire à sa barre mon grec et mon hébreu, n’a-t-elle pas fait lire aussi le manuscrit envoyé à l’académie des inscriptions, et dont j’avais fait parvenir copie à mon avocat ? Ce manuscrit, de 104 pages in-folio, portant la date de 1839, n’avait pas été composé sans doute en prévision de l’appel de 1853. Peut-être aurait-il donné le secret de mes variations grammaticales, et refroidi l’enthousiasme de l’auditoire. « Et les juges, écartant le point de droit pour statuer sur le fait, donnent gain de cause au libraire. » Tout cela est vrai, et les informations de mon historien sont d’une exactitude à me faire croire qu’il était aussi bien alors avec les cours d’appel qu’avec les archevêques. Ne serait-ce point encore vous, Monseigneur, qui auriez suggéré à la cour de Besançon cette manière de rendre son arrêt irréformable, en écartant le point de droit, et statuant seulement sur le fait ? Obstiné, comme vous savez que je suis, je voulais porter l’affaire en cassation. Un ancien camarade, avocat auprès de la cour suprême, m’en détourna précisément par la raison que rapporte mon biographe. « La cour de Besançon, me dit-il, a rédigé son arrêt de manière à rendre ton recours fort chanceux, pour ne pas dire inadmissible. Elle a écarté de ses considérants le point de droit sur lequel s’était appuyé le tribunal de commerce, et qu’elle n’a pas même contesté ; et elle s’est bornée à apprécier les faits, ce qu’il lui appartenait de faire définitivement. » « M. Proudhon resta chrétien par arrêt de la cour ; et vraiment la justice franc-comtoise ne manque pas d’esprit. » Qui le nie ? Je tiens nos hommes de loi pour les plus retors qu’il y ait au monde. Et puis, dans cette cour qui m’a condamné, n’y avait-il pas un Proudhon, le fils du célèbre jurisconsulte ? Ainsi se serait accomplie sur moi la parole de l’homme apostolique qui dès 1828 ou 1829, selon mon biographe, se dévouait à ma conversion : Ennemi du Christ, vous avez tout à perdre ; chacun sera contre vous ! Et ce n’est pas assez que je succombe dans mes procès, Cùm judicatur, exeat condemnatus. Suivant la chrétienne et canonique habitude, on recherche ma vie, on remonte aux années de mon enfance, on inquisitionne ma pensée. Aux préjugés de mon jeune âge, conçus sous l’influence d’une éducation mystique, on oppose les idées de mon âge mûr, produit de ma réflexion investigatrice ; et parce que j’ai sauvé ma raison, on déclare mon cœur corrompu. On nie la légitimité et la bonne foi de cette libre recherche. Car la raison de celui qui a été baptisé et confirmé chrétien n’a plus le droit de se mouvoir : elle a reçu sa cargaison, elle porte les stigmates du Christ ; il faut qu’elle reste, quoiqu’il advienne. Plus je suis remonté de bas, plus on me répute criminel : que je tente une explication, on me ferme la bouche, on écarte le point de droit ; et comme, le droit écarté, il ne reste plus de critérium pour apprécier le fait, on me déclare apostat. Entendez-vous, chercheurs magnanimes, qui, à l’exemple de l’illustre et infortuné Jouffroy, après une lutte désespérée avez quitté le drapeau de la révélation, longtemps et fidèlement suivi, pour celui de la science ? vous n’êtes tous que des imposteurs et des scélérats. Cette libre pensée, qui seule fait de vous des êtres raisonnables, aux yeux de l’Église c’est parjure ; ce progrès, qui élève si haut votre dignité, c’est trahison. Car, comme le premier besoin de l’être pensant est le mouvement de l’esprit, de même le premier besoin de l’Église est l’immobilité de l’esprit. Astronome, vous affirmerez, malgré la géométrie, malgré le témoignage de vos yeux, l’immobilité de la terre ; géologue, vous croirez au déluge ; naturaliste, vous saurez que toutes les races humaines sont sorties du même couple ; philologue, vous placerez à Babel le principe de la diversité des langues ; chronologiste, vous accorderez vos dates avec celles de la Bible ; économiste, vous vous souviendrez, et n’oublierez jamais, que le travail est maudit, le bien-être une illusion, la misère indestructible, l’inégalité des conditions et des fortunes nécessaire ; qu’en conséquence la raison d’état passe avant la Justice, et que la solution de vos problèmes est de l’autre monde. Car, si vous manquez à cette foi dans laquelle furent élevés vos pères, que vous avez sucée avec le lait de vos nourrices, l’Église vous déclare traîtres et vous retranche de sa communion. Elle fera plus, elle recherchera l’engagement que vous lui aurez, à dix ans, souscrit ; elle publiera les tâtonnements de votre pensée, et s’en fera contre vous un trophée de scandale. Et comme elle aura condamné vos idées, elle frappera vos intentions ; elle flétrira, dans ce qu’elle a plus de intime, votre volonté. Regardez-les, dira-t-elle, regardez-les, ces philosophes, au fond de l’âme : vous y verrez toujours que la perte de la foi a été précédée, accompagnée, suivie, de la perte des mœurs ; de tous ces enfants perdus qui s’éloignent du Christ, il n’en est pas un, non pas un d’honnête, Non est qui faciat bonum, non est usque ad unum. Corruption de la Raison publique par l’Absolu. — Suite. Heureux celui qui est parvenu à séquestrer de son esprit la pensée de l’absolu ! Rien n’arrête dans sa bouche la confession du vrai. Il a brisé le joug de l’hypocrisie, et conquis de ce chef un privilège d’impeccabilité... Il faut le dire cependant, à la justification de la conscience humaine : l’opposition entre la raison scientifique et la raison théologique ne fut pas d’abord aussi vivement aperçue qu’elle l’est aujourd’hui ; et pendant longtemps les plus fervents adeptes de la philosophie naturelle et sociale purent se dire, en toute sincérité, les plus religieux des hommes. Les Bénédictins, ces hommes de piété autant que de savoir, qui firent tant pour l’interprétation des Écritures, n’imaginèrent point que leur foi dût servir de flambeau à leur érudition, ni que leur érudition dût sanctionner leur foi. Et cependant, de combien de doutes n’ont-ils pas été assaillis ! Quelle difficulté leur a échappé ? Quelle contradiction n’ont-ils pas vue ou prévue ? Et que pourraient aujourd’hui leur apprendre de vraiment grave les modernes conciliateurs ? La religion, se disaient ces âmes candides, est le fait capital de la société, le grand intérêt de l’homme ; mais elle est d’une autre sphère que la science, elle se connaît, s’éprouve, par une autre faculté. Elle se propose, il est vrai, par la parole, mais elle pénètre par la grâce ; elle se démontre, non par des arguments humains, des étalages scientifiques, mais par la nécessité de sa mission, par l’appétence invincible que l’humanité a pour elle, et par sa permanence dans l’histoire. Qu’après cela, les monuments qui nous ont conservé ce dépôt sacré soient hérissés de difficultés inextricables, c’est un fait dont notre infirmité raisonneuse peut s’affliger, mais qui ne touche point à l’essence de notre foi. L’Évangile n’est point un livre de physique, de chronologie, de politique, ou d’économie : c’est un livre de religion. Autre chose est la science, que l’homme acquiert chaque jour par sa communion avec la nature ; autre chose la foi, qui lui vient du Verbe de Dieu. La niez-vous, cette foi ? niez-vous Dieu ? À la bonne heure, dites-le hautement, et tâchez de vous faire suivre. Sinon, croyez en toute simplicité de cœur ce que vous enseigne la grande voix de la religion, c’est-à-dire le consentement universel et l’Église son organe. Surtout gardez-vous de ces conciliations qui pourraient bien n’être de votre part que des mensonges : Dieu ne vous demande pas de défendre sa cause par des sophismes et des jongleries. Oh ! s’il ne m’en eût coûté d’autre sacrifice ! si j’avais pu, comme le voulaient ces pieux et savants cénobites, faire abstraction de mon entendement, séparer complétement, bien loin de les unir, ma religion et ma raison, jamais ma croyance n’eût été ébranlée ; au lieu que la Justice a fait de moi un antichrist, je serais demeuré le plus humble et le plus obscur des chrétiens. Mais, hélas ! ce n’est pas ainsi que les choses se passent, et cette religion naïve, idéale, de bon aloi, la seule qu’un honnête homme voulût suivre, est une chimère. La condition de la foi est la parole : Fides ex auditu. Il s’ensuit que le missionnaire qui me communique la foi est obligé, pour se faire entendre, de parler ma langue, de se mettre à l’unisson de mon intelligence, de s’appuyer sur mes idées, qui sont, aussi bien que les mots, les instruments de mon appréhension : Rationabile sit obsequium vestrum. Tout cela est de principe en théologie. Dieu a parlé à Abraham : en quelle langue ? En hébreu. Vous me traduirez cette révélation en grec si je suis Grec, en français si je suis Français, afin que je puisse juger de ce discours du ciel. Qu’est-ce que Dieu a prescrit au patriarche ? La circoncision. Vous expliquerez à ma raison occidentale l’importance que Dieu attachait à une cérémonie incommode, d’une utilité médiocre pour le corps, et pour la morale d’une parfaite indifférence. Je n’élève pas d’objection sur le fait de la communication divine ; je ne vais pas jusqu’à soutenir, avec David Hume, que la révélation et le miracle sont de soi choses impossibles, même à Dieu : ce serait raisonner de l’absolu, ce dont je fais profession de m’abstenir. Tout ce que j’exige de l’Église qui m’enseigne, c’est l’intelligibilité du discours, l’authenticité des monuments, la bonne foi de l’interprétation. L’exposé des preuves de la religion chrétienne, la plus grande manifestation de l’absolu qui aurait eu lieu parmi les hommes en dehors de la phénoménalité ordinaire, cet exposé peut-il être intelligible, surtout sincère ? Telle est la question que je me pose à cette heure, indépendamment des fins de non-recevoir développées dans mes précédentes études. Elle n’est à d’autre intention que d’assurer, contre les prestiges du mysticisme et les outrages de l’imposture, l’intégrité de mon jugement. Eh bien ! non : dès qu’il s’agit d’attester l’absolu, il n’est pas vrai que la preuve puisse être faite d’une manière intelligible et sincère ; avec l’absolu il n’y a plus ni bon sens ni bonne foi, et ce que je dis ici de l’exégèse chrétienne, je le dis de toute religion, de la religion prétendue naturelle comme des autres. Prenons un exemple. Le saint roi Ézéchias tombe malade. Le prophète Isaïe, après lui avoir déclaré qu’il mourrait, vient ensuite lui annoncer de la part de Dieu que la guérison lui est octroyée ; et pour preuve, ajoute le voyant, je vais faire avancer ou reculer, à ton choix, l’ombre au cadran solaire. On sait la réponse du bon Ézéchias. Il n’est pas difficile de faire avancer l’ombre, dit-il, fais-la reculer !... Mais le néophyte qui sait son astronomie, sa théorie de la lumière, demande ce que cela veut dire. On essaie toutes les explications, physiques, cosmographiques, philologiques ; bref, la foi est forcée de convenir que l’explication, au point de vue de la raison scientifique, est impossible ; que cela signifie en gros que Dieu fit pour Ézéchias une chose qui lui parut être un miracle ; que pour le surplus le récit est allégorique, et le fait qu’il rapporte un mystère ; qu’on ne saurait, sans s’exposer à rendre le texte sacré solidaire d’une interprétation ridicule, en dire davantage. Or, il en est ainsi, au point de départ, de toutes les révélations et de tous les miracles : ce sont toujours des mystères racontés dans un langage mystérieux, ce qui est l’inintelligible élevé à la seconde puissance. Pour sortir de cette impasse, au fond de laquelle la foi courait risque de rester prisonnière, il a bien fallu chercher des hypothèses, entasser tes sophismes, alambiquer, falsifier les textes, tordre les noms et les verbes. C’est ici que commence le rôle des conciliateurs, ce que Michelet a appelé la vaccine de la vérité, et que nous passons de l’inintelligibilité au mensonge. Pour établir la génération éternelle du Christ on cite ce passage des psaumes : « Le Principe sera avec toi au jour de ta force dans les splendeurs des saints ; je t’ai engendré de mon sein avant l’aurore. » Tecum principium in die virtutis tuæ in splendoribus sanctorum ; ex utero ante luciferum genui te. Explique cela qui pourra. Je vais à l’original, et je traduis couramment : « Les peuples d’un mouvement unanime te suivront au jour du combat sur les monts sacrés ; dès le matin tu verras accourir la fleur de ta jeunesse. » C’est un poëte qui promet à David, dont la royauté est encore incertaine, l’adhésion prochaine des douze tribus. Que voulez-vous que je pense d’une exégèse aussi infidèle ?... Or, tout ce qui ne tombe pas dans l’inintelligible, en fait de révélation, tombe dans la supercherie : je me ferais fort de le démontrer par tous les versets de la Bible. C’est pourtant de cette source qu’a coulé à toutes les époques la dépravation des intelligences : elle a commencé par les prêtres ; des prêtres elle a passé aux philosophes ; de ceux-ci aux hommes d’État, gens de lois, gens de lettres, artistes ; elle a fini par envahir tout le corps social. C’est elle qui en ce moment nous consume, et qui retient haletante la Révolution. On peut la définir : Pratique universelle, raisonnée, encouragée, sanctifiée, du mensonge, en considération de l’Absolu. Quelle pitié de voir les contorsions des prétendus conciliateurs pour accommoder leur mythologie aux exigences d’une observation inflexible, et dont chaque jour s’étendent les découvertes ! Que d’escobarderies, de tours de paillasses ! Voilà, par exemple, que Copernik se répand dans l’Europe, et le clergé s’épouvante. Essaiera-t-il de le proscrire, et faudra-t-il en venir à brûler les mathématiques ? Les jésuites font mieux. À Cologne, leur Koster enseignera Copernik d’une manière également instructive et agréable... Un Copernik agréable ajournera Galilée. » (Michelet, la Ligue, p. 111.) Dieu, dit la Bible, a créé le monde en six jours. Laissons de côté la question de création : ce serait raisonner du néant et de l’absolu, deux conceptions inaccessibles à l’expérience. Mais que faut-il entendre par le mot jours ? Est-ce une révolution de vingt-quatre heures, ou une période indéterminée ? Le jour de Jéhovah, comme celui de Brahma, est-il long d’un siècle, de mille ans, cent mille ans, un million d’années ? Combien, en un mot, faut-il mettre ? Depuis les derniers travaux des géologues, les exégètes ont incliné vers cette interprétation, à laquelle les anciens n’avaient pas pensé du tout. Mais voici que d’autres savants, M. de Blainville à la tête, soutiennent la création simultanée : allons-nous revenir aux six jours de la tradition vulgaire, bien plus convenables à la promptitude et à la liberté du créateur ? — Pourquoi non ? répondent les conciliateurs. Abondance d’arguments ne nuit pas : nous étions empêchés par une théorie, nous voilà justifiés par une autre ; nous sommes prêts pour toute éventualité. Quoi que dise la science, notre texte pourra s’y accorder, Quidquid dixeris, argumentabor. Le déluge a-t-il été universel ? Les anciens interprètes n’en faisaient aucun doute, et le récit biblique ne peut guère s’entendre autrement. Mais la science y trouve de la difficulté ; et par un bonheur inouï, le saint Siége, sur l’observation de Mabillon, a évité de faire de l’universalité du déluge un article de foi. — Nous avons une opinion en réserve, disent les faiseurs d’harmonies : Quidquid dixeris, argumentabor. Le genre humain est-il vieux de 5860 ans, comme le veut la chronologie d’Ussérius, généralement suivie ; ou bien de 8000 au moins, comme l’exigent les listes de Manéthon, qui infirment sur ce point toutes les données de la Bible ? — Ici encore, répondent les accordeurs de l’absolu, nous sommes préparés pour toutes les éventualités. Par un bonheur providentiel, nos textes ne s’accordent pas ! L’hébreu donne 6179 ans, les Septante 7415 ; restent, pour aller à 8000, 585 ans, ce qui n’est pas une affaire. À quelque conclusion que doive arriver l’archéologie, la modernité du monde en ressortira : c’est tout ce que nous demandons pour la Bible. Quidquid dixerit, argumentabor. Que faut-il penser de la longue vie des patriarches ? Le texte est précis, et les docteurs ne manquent pas qui, par toutes sortes de convenances, affirment la chose. Fourier semblait y croire : on sait que le réformateur fixait la durée moyenne de la vie de l’homme au phalanstère à 196 ans. Condorcet y croyait aussi : il attendait du progrès des connaissances un allongement indéfini de la vie humaine. Cependant une étude plus approfondie des conditions vitales et des harmonies de la nature y est contraire. Que penser, à travers toutes ces incertitudes ? — L’Église, nous répond-on, ne saurait éprouver d’embarras. Si la possibilité d’une vie de neuf et dix siècles devient jamais un fait démontré, on suivra le sens littéral ; dans le cas contraire, il y aura la ressource de dire que les patriarches anté-diluviens et post-diluviens figurent des sociétés constituées, ce qui ne présente plus rien d’irrationnel. Quidquid dixerit, argumentabor. Toutes les races humaines sont-elles sorties d’un couple unique ? — Nous espérons, disent les conciliants interprètes, que la négative ne pourra jamais être expérimentalement prouvée ; mais quand elle le serait, le dogme de la déchéance et l’économie de la religion n’auraient pas plus à en souffrir que le texte même. L’unité du genre humain résulte de l’identité de sa constitution, beaucoup plus que de l’unité de son arbre généalogique ; de cette identité constitutive serait résultée alors la communauté de prévarication, et nous saurions à quoi nous en tenir sur certains passages desquels on pourrait induire qu’il y avait sur la terre, au temps même d’Adam, des hommes qui n’étaient pas de sa race. Quidquid dixerit, argumentabor. Et sur l’unité de langage, que devons-nous penser ? — Certainement il est à désirer, pour la Bible et pour la tradition ecclésiastique, que tous les idiomes de la terre soient dérivés de celui d’Adam, comme nous voudrions que tous les humains fussent sortis de sa cuisse : nous aurions ainsi un témoignage vivant que l’homme ne parle qu’en vertu d’une communication reçue premièrement du Verbe, et transmise de génération en génération parmi les races. Cependant on pourrait se contenter à moins, l’unité de langage tenant également à l’identité de constitution plutôt qu’à l’unité d’origine ; et nous savons du reste, par l’Évangile, que le Verbe illumine tout homme venant au monde. Quidquid dixerit, argumentabor. Tout cela se dit, et s’imprime, et se produit avec assurance : c’est la besogne des Schlegel, des d’Ekstein, des Wiseman, des Receveur, d’une multitude de brouillons, occupés de siècle en siècle à recommencer sans cesse leur exégèse, aux applaudissements du saint Siége dont ils soutiennent ainsi l’infaillibilité, et à la grande édification des dévots, charmés que la révélation ait toujours raison de la science, quoi que celle-ci dise : Quidquid dixerit, argumentabor. Si les Écritures sont susceptibles de tant d’interprétations, la doctrine à son tour ne peut pas manquer de recevoir, à l’occasion, de notables adoucissements. On n’est plus hérétique, il est vrai, et tout le monde est prêt, sur la moindre invitation du saint Père, à faire abstraction de son sens privé et à renouveler l’exemple de Fénelon ; mais le diable n’y perd rien : ce que l’on n’oserait affirmer publiquement, dogmatiquement, on ne se fait faute de le proposer de vive voix, sous la cheminée, comme opinion probable. Ainsi, dans notre jeune clergé, il n’est pas rare de rencontrer des ecclésiastiques, d’ailleurs fort honorables, qui mettent une sourdine sur certains dogmes ou qui les interprètent d’une façon plus douce, malgré les définitions les plus formelles. Le petit nombre des élus, la réprobation des enfants morts sans baptême, n’ont presque plus rien qui effraie. Que dites-vous de cette tolérance, Monseigneur ? Vous semble-t-elle vraiment orthodoxe ? Si nous recevons dans un paradis quelconque les innocents non baptisés, qui empêche d’y admettre aussi, en vertu de certain passage de l’Apôtre, Socrate, Confucius, tous les sages de la gentilité ? Mais prenez garde : si vous admettez Socrate, qui en mourant sacrifie à Esculape, je ne vois pas pourquoi vous repousseriez les saints de la philosophie et de l’hérésie, ceux-là mêmes que vous avez brûlés, Jordano Bruno, Jean Hus, Spinoza, Kant, et jusqu’au docteur Strauss. Le plus court, croyez-moi, est d’amnistier tout le monde et sans condition : c’est d’aussi bonne politique dans l’Église que dans la République. Pour quelques-uns le diable n’est plus qu’une abstraction, un mythe, la personnification du péché. De là à conclure, avec les antithéistes, que Dieu n’est aussi qu’une abstraction, un mythe, la personnification de la Justice et de l’ordre, il n’y a qu’un pas. Soyez logiques, et votre christianisme n’est plus que la symbolique de l’antichristianisme, c’est la Révolution. — Pour d’autres, l’enfer n’est aussi qu’un mythe, la localisation du remords : qui empêche d’en dire autant du Paradis ? M. l’abbé Guitton, auteur d’un Essai sur le péché originel, accuse le parti janséniste d’avoir exagéré la doctrine chrétienne et fourni des armes à l’incrédulité. Suivant lui, l’ancienne théologie, depuis saint Thomas et Duns Scot jusqu’à Suarez et Vasquez, était beaucoup moins rigoriste : elle enseignait, d’après saint Paul, que là où le péché avait abondé la grâce avait surabondé, si bien qu’à tout prendre la condition de l’homme après la rédemption est meilleure qu’avant la chute. L’Église me ferait plaisir si elle pouvait une fois asseoir son dogme d’une façon claire et irrévocable. Laissons de côté le docteur angélique et Vasquez, Bellarmin et le grand Arnaud. L’homme est-il capable, oui ou non, depuis la chute, de produire de la justice par lui-même, c’est-à-dire, pour parler votre langue, en vertu de cette seule grâce naturelle qui nous est donnée dans l’existence, qui est identique à l’existence ? Car, pour peu qu’il en puisse produire, il n’est pas déchu ; et ce qui est plus grave, et que je démontrerai, il peut se passer de toute autre grâce, il n’a que faire de religion. Or, c’est sur quoi l’Église ne se prononcera jamais : ni elle ne rejettera l’affirmative, parce que ce serait nier l’efficacité de la grâce naturelle ; ni elle ne l’adoptera, parce que ce serait livrer tout son système. Elle est condamnée à flotter, la tête basse, entre les confins du pélagianisme et du jansénisme, entre la suffisance de la liberté et sa complète dépravation. M. l’abbé Mitraud, qui ne sera pas mitré, dans son ouvrage sur les Sociétés humaines, prétend aussi que le christianisme n’est pas mieux compris qu’appliqué ; qu’il n’est nullement contraire à la liberté, à l’égalité et au progrès. Vraiment, je serais charmé d’entendre cette proposition de la bouche du saint Père, en termes qui ne pussent laisser de doute à un élève de la Révolution. Mais M. l’abbé Mitraud serait fort en peine de définir la liberté et l’égalité ; quant au progrès, il m’a tout l’air de l’entendre à la façon du R. P. Félix, pour qui toute la doctrine du progrès se réduit à cette question du catéchisme : Pourquoi Dieu nous a-t-il créés et mis au monde ? — Pour l’aimer, le servir, et par ce moyen acquérir la vie éternelle. Sinon, ajoute le révérend Père, point de progrès, la décadence !... Tout le monde a lu les Provinciales, chacun sait comment les jésuites, avec plus de bonne volonté chrétienne, selon moi, que de perversité de cœur, entreprirent de concilier la discipline canonique avec les tendances d’une époque qui s’éveillait au libre examen, et, dans une dissolution de mœurs effroyable, de donner des règles de conduite compatibles tout à la fois avec le principe chrétien et avec les exigences du siècle. La conscience du dix-septième et du dix-huitième siècle a condamné les maximes des jésuites, et mon intention n’est pas d’en prendre la défense ; mais, casuistique à part, j’ose dire que les pouvoirs qui les ont proscrits, rois et pontifes, ont été injustes. L’Église n’ayant pas de morale, ni pour les personnes, ni pour les biens, ni pour les rapports politiques, ni pour le travail, ni pour l’éducation, ni pour les idées, je l’ai prouvé ; ne pouvant pas, en vertu de son dogme, en avoir une, je l’ai encore prouvé ; et la civilisation marchant toujours, quoiqu’avec lenteur, dans le sens de la Justice : la direction des consciences allait échapper à l’Église, incapable de maintenir son vieux système d’inégalité et de hiérarchie, incapable de lui en substituer un autre, incapable à plus forte raison de saisir le sens du mouvement. Toutes les relations, dans les moindres circonstances de la vie, étaient comme aujourd’hui faussées ; ce qu’on avait pris jusque-là pour juste se trouvait dans la pratique être injuste, ou du moins servir de prétexte et déraison à l’iniquité. Que firent les jésuites ? Partant de ces principes, enseignés par l’Église, que Dieu, l’absolu par excellence, est l’unique sujet et auteur de la loi morale ; que la Justice n’est autre chose que la déclaration de sa volonté ; que les actions sont indifférentes de leur nature, et ne deviennent saintes ou coupables que par leur conformité ou opposition au dessein de la Providence, et conséquemment par l’intention qui les accomplit, les jésuites en vinrent à prendre cette intention pour critère du bien et du mal, et à soutenir que toute action peut être sanctifiée ou corrompue, selon qu’elle a pour but de procurer la gloire de Dieu et le triomphe de l’Église, ou qu’elle tend à détruire la religion. Tel est le principe général des jésuites ; c’est celui de toutes les sectes qui, se constituant sur un principe et pour un but autre que le droit, formant une société dans la société, un état dans l’État, font de leur succès la loi suprême ; c’est celui des hommes politiques pour qui la Justice n’est autre que la volonté du souverain, l’honneur du prince et de la nation ; c’est celui des nouveaux casuistes qui, à l’exemple de l’Église, faisant de la Justice une notion surhumaine, refusant à l’homme toute espèce de droit et ne lui reconnaissant que des devoirs, sont forcés, comme les jésuites, de ramener toute la morale soit à la raison théologique, soit à la raison d’État, de substituer l’intention à la définition, de négliger la petite morale pour la grande morale, et de conclure toujours, au nom de la religion contre la Justice, au nom de l’ordre contre la liberté. C’est par là que les jésuites, plus logiciens que leurs adversaires, tant de Port-Royal que de la Réforme, en vinrent à innocenter le vol, la paillardise, l’assassinat, le parjure...... « De même que dans leurs missions ils employaient tous les costumes, ils paraissent aussi en justice avec toutes sortes de doctrines et d’affirmations diverses. Les tribunaux ne savent comment prendre ces esprits fuyants dans leurs démentis éternels. Généralement, ils nient d’abord ; puis, convaincus (ou torturés), ils avouent, et à l’échafaud ils nient. Forts du principe d’Ignace, Obéissez jusqu’au péché mortel inclusivement, ils mentent hardiment dans la mort, sûrs d’être justifiés par le devoir d’obéissance. Sur toute chose, oui et non. » (Michelet, la Ligue.) La morale des jésuites est le plus beau fleuron de la couronne du Christ, c’est le dernier mot de la religion. Les jésuites nous ont fait ce que nous sommes : ils nous ont appris à mettre en toute chose l’intention à la place de la règle, à considérer la fin, non le moyen, à sacrifier l’œuvre à la foi, la vérité à l’absolu. Notre hypocrisie a si bien profité qu’aujourd’hui nous refusons de les reconnaître pour nos initiateurs et nos pères. Le régent Philippe d’Orléans croyait se déguiser en se faisant donner des coups de pied dans le derrière par son précepteur Dubois : nous nous déguisons en jetant la pierre aux jésuites. Que leur importe, s’ils règnent ? Que fait à Méphistophélès de servir Faust, s’il possède son âme ? On n’a pas oublié les démêlés des jésuites avec les dominicains à propos des cérémonies chinoises. Les dominicains accusaient les jésuites de complaisance idolâtrique : il paraît que l’accusation était fondée. À cette époque la conscience des papes, violemment secouée par la Réforme, qui criait de son côté à l’idolâtrie, n’avait pas eu le temps de s’aguerrir par la direction d’intention : le respect de la sévérité orthodoxe coûta à l’Église ses plus précieuses colonies. Périssent les colonies plutôt que les principes ! Cela fut dit à Rome, par les rigoristes de Saint-Dominique, longtemps avant qu’un écervelé de la Convention le répétât. Je doute qu’aujourd’hui le saint Siége, pour quelque révérences exécutées devant des porcelaines, rendît un pareil décret. Or, les jésuites nous traitent comme Chinois : nous sommes bien malades. En résultat, les jésuites ont compris mieux que personne le système chrétien. Ils eurent raison contre Pascal, contre les jansénistes, les dominicains, les protestants, les gallicans, les partisans de la séparation des pouvoirs ; ils avaient raison contre le pape Clément XIV, Ganganelli. La réprobation universelle dont ils n’ont cessé depuis trois siècles d’être l’objet ne prouve qu’une chose, c’est que le monde est devenu jésuite, tout en cessant d’être chrétien. Forcés de céder à la nécessité des temps et au courant de l’esprit humain, ils ont louvoyé de leur mieux à la faveur du probabilisme, cette quintessence de toute idée religieuse. Les plus savants d’entre eux ou les plus hardis ont parfaitement aperçu, je n’en fais aucun doute, la fausseté du système théologique, comme ils ont vu l’inconséquence de leurs adversaires. Mais comme ils n’arrivèrent point jusqu’à la connaissance rationnelle de la Justice, comme ils ne découvraient point de solution au problème social, ils embrassèrent héroïquement, sous le manteau de la religion, la théorie de la nécessité, c’est-à-dire de l’exploitation des masses, pour la gloire et la réjouissance de quelques-uns. Les sectes dissidentes, auxquelles il faut joindre désormais les rares représentants de l’église gallicane, s’agitent en ce moment pour recueillir la succession du catholicisme, dont elles voient approcher la dissolution. Mais comme déjà le besoin d’unité se fait sentir, elles s’efforcent de dissimuler leur incohérence sous le vague des prospectus, sauf à recommencer plus tard la guerre sur le dogme. Ainsi il existe une Alliance chrétienne universelle, dans le cénacle de laquelle je vois figurer, à côté des pasteurs Coquerel père, Coquerel fils, Montandon et Paschoud, MM. Odier, régent de la Banque de France, Monnin-Japy, membre du Corps législatif, A. Duméril, professeur agrégé à la Faculté de médecine, de Quatre-Fages, membre de l’Institut, L. Figuier, docteur ès-sciences, des sénateurs, des députés, des professeurs, etc., etc. Les principes de l’alliance sont : « Amour de Dieu, créateur et père de tous les hommes ; « Amour de tous les hommes, créatures immortelles et enfants de Dieu ; « Amour de Jésus-Christ, fils de Dieu et sauveur des hommes. » La devise est prise de l’Épître aux Corinthiens : « Trois choses demeurent : la Foi, l’espérance et la Charité ; mais la plus excellente est la charité. » L’œuvre de l’alliance est triple, ainsi qu’il résulte de la composition de ses trois comités : Comité de bienfaisance ; Comité des écoles et du patronage ; Comité pour l’exposition et la propagation des principes de l’Alliance. Dans tout cela, pas un mot de Justice, pas plus que dans le catéchisme des orthodoxes. À qui donc ce monde prétendu réformé, prétendu savant, prétendu ami des hommes, pense-t-il faire illusion au dix-neuvième siècle ? La profession de foi de l’Alliance implique tout ce qu’il y a d’essentiel dans la doctrine catholique : — d’abord, quant au dogme, l’existence de Dieu, personnel et distinct de l’univers ; l’intervention de ce Dieu dans les affaires de l’humanité ; la Providence, la révélation, les prophéties, les miracles, la Bible, le péché originel, la Trinité, l’incarnation, la rédemption, la résurrection, la grâce, les sacrements ; — quant à la discipline, l’inégalité des conditions, la subordination du travailleur, la charité en guise de droits, l’institution divine des gouvernements, une éducation du peuple selon les maximes prédestinatiennes, et tôt ou tard, malgré les semblants de tolérance, la condamnation de la pensée libre et la proscription de la presse. Nous sommes édifiés sur ce dogmatisme et cette discipline ; mais je puis bien demander à MM. les pasteurs Coquerel père et fils, Montandon et Martin Paschoud, plagiaires du catholicisme, ses contrefacteurs, de quel droit ils se sont séparés de Rome, et ce qu’ils ont à nous offrir de mieux que Rome. Je puis bien demander à M. Odier, qui en sa qualité de régent de la Banque doit savoir ce que c’est qu’une balance ; à M. de Quatre-Fages, à qui ses longs travaux de zoologiste ont dû montrer dans l’organisation des animaux, le principe de la division du travail et de la série équilibrée ; à M. Louis Figuier, qui n’a pas obtenu son diplôme de docteur ès sciences sans comprendre la portée de cet axiome : Rien ne peut être balancé par rien ; je puis bien, dis-je, demander à ces honorables philanthropes si l’amour de Dieu et de Jésus-Christ leur paraît une condition bien assurée d’équilibre économique et de stabilité sociale ; s’il ne leur semble pas que la charité a depuis assez longtemps servi de prétexte à l’exclusion de la Justice, et que le moment est venu de fonder le droit public sur des bases moins fantastiques, et l’éducation du prolétaire sur d’autres maximes ? Que des prédicants intriguent dans les deux hémisphères pour la gloire de leur secte et la conservation de leur prébende, ils ne font après tout que leur métier de prédicants ; mais des hommes tels que MM. Odier, de Quatre-Fages et L. Figuier, devraient savoir, quand la bancocratie menace les mœurs et les libertés, quand l’agiotage, l’escroquerie, l’infidélité, la concussion, la banqueroute, sont à l’ordre du jour, quand toutes les puissances du mysticisme conspirent l’abêtissement des peuples, que le moment est mal choisi pour prêcher les vertus théologales et distribuer leur Catholicon. Un autre prospectus, sans signature ni date, mais qui émane de la nouvelle église gallicane, a pour titre : Restauration de l’Église catholique primitive, avec cette épigraphe tirée de l’Observateur catholique : « Le gallicanisme signifie aujourd’hui le catholicisme débarrassé de toutes les inventions ultramontaines, de toutes les superstitions. » Qu’entend-on par inventions et superstitions ultramontaines ? Est-ce la révélation des livres juifs ? non ; — la Trinité, le paradis terrestre, le fruit défendu, le déluge, la tour de Babel ? non ; — la divinité du Christ, la virginité de Marie, la rédemption, la transsubstantiation ? non, non. — Est-ce la résurrection des cadavres ? À Dieu ne plaise. « Ce dogme, dit le prospectus, doit être aujourd’hui, comme au temps de la primitive Église, mis sur le premier plan dans les instructions que les laïques donneront à d’autres laïques. » Que veulent-ils donc ? Il s’agit de quelques bagatelles comme les indulgences, la primauté du saint Siége, surtout la défense de mettre la Bible entre les mains du peuple, défense que la papauté juge à propos de maintenir, et contre laquelle protestent les gallicans. Se peut-il rien de plus idiot ? Pareilles disputes se pouvaient comprendre il y a dix-huit siècles, au temps de l’Église primitive, alors que le christianisme n’avait pas vécu, et que son idée ne s’était ni développée dans les faits, ni philosophée dans les écoles. Aujourd’hui... Mais qu’enseignez-vous donc à vos séminaristes, Monseigneur, qu’une fois devenus vicaires ils oublient si vite leur Credo, et que le monde fourmille de prêtres réfractaires appelant comme d’abus du commandement de leur évêque, publiant dans les journaux leurs adieux à Rome, et se rattachant, assurent-ils, à l’Église primitive, dont ils embrassent avec ardeur la foi communiste, l’espérance résurrectionniste, la charité agapétique, et jusqu’aux diaconisses ?... Les nouveaux gallicans paraissent jaloux des triomphes du protestantisme et ne s’en promettent pas de moindres du retour aux libertés gallicanes. Les libertés du gallicanisme ! la tradition des concordats ! Comme si le peuple avait à gagner quelque chose à ce que son curé fût l’homme du préfet plutôt que l’homme de l’évêque ! Comme si la liberté politique de l’Angleterre et l’esprit philosophique de l’Allemagne étaient des créations de la Réforme ! Comme si d’ailleurs, dans ces deux foyers du protestantisme, l’exploitation de l’homme par l’homme, le libertinage des mœurs, l’hypocrisie religieuse, le despotisme d’état, laissaient quelque chose à envier aux nations catholiques ! Vous parlez d’Église gallicane ! Sachez-le donc, il n’y en a pas d’autre que celle de Candide et de Pantagruel, et elle date de plus loin que la Réforme. Je m’arrête : la vue de tant d’inepties me fait monter le rouge au front et suffoquer de colère. Bossuet a écrit les Variations des églises protestantes, et le protestantisme n’y a répondu qu’en récriminant. Or, qui dit variation en matière de foi, dit impuissance et jonglerie. Sommes-nous destinés à fournir un nouvel exemple des mystifications réformées ? Que je meure, plutôt que d’être témoin de cette ignominie. Charlatans, qui parlez de faire lire la Bible au peuple, commencez donc vous-mêmes par apprendre à lire dans ses textes originaux avant de la falsifier, comme vous faites tous, en langue vulgaire ; commencez, vous dis-je, par approfondir ce chef-d’œuvre du machiavélisme hébraïque, devenu plus tard, entre les mains chrétiennes, un chef-d’œuvre de platitude, et vous aurez le droit après cela de nous parler de la Bible. Au surplus, il est juste de le reconnaître, ces zélateurs de la simplicité apostolique sont encore moins à blâmer qu’à plaindre ; la raison parle à leur conscience, et le premier mouvement de toute âme religieuse qui s’éveille à la vérité est d’accorder sa raison avec sa religion. Après tout, l’homme de foi qui, comme les Bautain, les Lacordaire, les Félix, les Ravignan, fait un pas vers la science, prouve déjà son bon désir ; à peine si on peut lui imputer le trouble dont il est à la fois la cause et la victime. La foi est si forte dans son cœur, qu’elle ne lui laisse pas apercevoir l’indignité de ses sophismes : comment aurait-il le courage de secouer sa servitude ? comment ne verrait-il pas avec horreur celui dont l’audace a brisé toute entrave ? Mais que dire de celui qui, faisant profession de libre pensée, rétrograde des données de l’expérience aux rêveries de l’absolu, tend une main à la science et l’autre au miracle ? C’est Descartes qui le premier, après la réforme de Bacon, donne ce triste exemple. De quel droit ce philosophe, pénétrant au delà du phénomène, distingue-t-il entre la substance matérielle et la substance immatérielle, entre l’absolu et l’absolu ?... De cette distinction chimérique entre les corps et les âmes est née la fausse psychologie, où s’est consumée sans fruit l’une des belles intelligences du siècle, Jouffroy. Quelle perte, je vous le demande, si les Écossais n’eussent jamais trouvé de traducteur, que dis-je ? si leur prétendue philosophie était restée dans le néant !... De quel droit ensuite le vénérable Kant, après avoir révolutionné la métaphysique par sa Critique de la Raison pure, s’en vient-il, dans sa Raison pratique, affirmer tout un monde d’absolus, contre-partie du monde phénoménal, et postulé de la conscience et de la liberté ? Réintroduit dans la science par Descartes, Spinoza, Kant, l’absolu tend aussitôt à se poser de nouveau en religion. Il produit ses systèmes, il élabore ses dogmes, il crée une gnose, il a ses initiés et ses profanes ; déjà même le jeune monstre est intolérant. Grâce à lui, insensiblement la philosophie se reconnaît dans la théologie, avec laquelle elle fraternise ; elle a son église, son orthodoxie et son hétérodoxie, son histoire et son exégèse, son probabilisme, son éclectisme. Comme la théologie, et plus que la théologie, elle se prétend d’accord avec l’expérience, fondée en science et rien qu’en science : sur quoi je l’arrête, et lui fais observer très-humblement qu’elle en impose. Je sais qu’il n’y a pas loin de Platon à l’Évangile, et je n’entends d’ailleurs révoquer en doute la sincérité religieuse de personne. Si l’éclectisme a ramené M. Cousin à la foi, tant mieux ; je l’en estime davantage, et pour la rectitude de son jugement, et pour la probité de son caractère. Qu’il affirme ses convictions, qu’il les manifeste, c’est son droit, et ce peut être son devoir ; je n’y contredis pas. Mais sur quoi fondé M. Cousin converti serait-il venu à nous dire qu’autre chose est l’éclectisme qu’il a rajeuni, et autre chose le catholicisme ; que le premier est le produit de la raison humaine opérant sur sa propre phénoménalité, et construisant la science de l’esprit ; l’autre l’expression de la raison divine, dont les procédés dépassent l’observation rationnelle ; qu’ainsi M. Cousin, assistant à la fête des écoles et donnant la main à l’archevêque de Paris, c’est la science profane appuyant de son témoignage la science sacrée, l’expérience d’accord avec la transcendance, la raison conduisant l’homme à la foi ? Ce n’est pas de la philosophie, ce que vous faites là, M. Cousin, c’est du maquerellage... J’ai lu avec grand plaisir, et, quoique je sois loin d’adopter les conclusions de l’auteur, avec assez de profit, l’Histoire des langues sémitiques, par M. Renan, de l’Académie des inscriptions ; je goûte beaucoup moins ses Études d’histoire religieuse, auxquelles j’ai à faire des reproches de plus d’un genre. Quelle est d’abord cette prétention, si hautement exprimée, que la science est aristocratique, et que son suppléant naturel pour le peuple est la religion ? Que signifie cette division de la société en deux catégories d’intelligences, les intelligences qui savent et les intelligences qui croient ? Jusqu’ici l’idée de renvoyer la religion à la multitude semblait d’un machiavélisme révoltant ; M. Renan en fait un principe de philanthropie : « Pour l’immense majorité des hommes, la religion établie est toute la part faite dans la vie au culte de l’idéal. Supprimer ou affaiblir dans les classes privées des autres moyens d’éducation ce grand et unique souvenir de noblesse, c’est rabaisser la nature humaine, et lui enlever le signe qui la distingue essentiellement de l’animal. La conscience populaire, dans sa haute spontanéité, ne s’attachant qu’à l’esprit, et ne discernant point les scories mêlées à l’or pur, sanctifie le symbole le plus parfait. La religion est toujours vraie dans la croyance du peuple... « La science n’est pas faite pour tous ; mais nul n’est pour cela exclu de l’idéal. « L’inégalité est la faute de la nature..... Marie (ce sont MM. de l’Institut) a la meilleure part, sans que pour cela Marthe (c’est le peuple) soit blâmée. Tous ont la grâce suffisante pour faire leur salut ; tous ne sont pas appelés au même degré de perfection et de béatitude. » M. Renan, qui a composé son Histoire des langues sémitiques pour entrer à l’Académie, aurait-il publié ses Études d’histoire religieuse pour remercier l’Académie ? Comment ! Vous convenez avec tout le monde que la religion n’a point été une invention de la ruse et du despotisme, qu’elle est un produit spontané, légitime de l’âme humaine ; vous admettez même, si je ne me trompe, l’existence de Dieu : et vous osez dire que la religion n’est pas faite pour le savant ! Le savant est donc un monstre, ni plus ni moins que si vous prétendiez que la morale, le travail ou l’amour ne sont pas faits pour lui. De deux choses l’une ; ou vous croirez et pratiquerez la religion comme le plus simple d’entre les simples, ou vous expliquerez cette grande apparition d’une manière qui s’applique à tous ; je vous défie de sortir de ce dilemme. Passons sur le motif d’inégalité naturelle qui fait la base du système de M. Renan, système, comme l’on voit, renouvelé de la religion elle-même. L’auteur des Études d’histoire religieuse fait un grand mérite aux peuples sémites, d’avoir été les représentants et propagateurs du monothéisme. C’est au point que M. Renan, qui se classe lui-même en dehors de la tourbe religieuse, pourrait passer pour un des coryphées de ce système. Mais qu’a donc le monothéisme en soi de plus intéressant que le polythéisme ? Est-ce que celui-ci n’est pas tout aussi primitif, aussi naturel, aussi moral, je dis plus, aussi impérieusement donné dans la spéculation transcendantale, que l’autre ? Est-ce que nous ne les voyons pas, dans l’histoire de tous les peuples, se succéder l’un à l’autre, comme thèse et antithèse, au gré de la politique et des circonstances ? Au commencement, chaque cité grecque avait sa divinité propre, c’est-à-dire que sous des noms divers Dieu était un pour tous les Grecs : c’est, ce me semble, la tradition orphique. La confédération fait régner partout le polythéisme, qui disparaît ensuite dans l’unité romaine, transformée en christianisme. Mais à peine celui-ci est établi, qu’il se refait polythéisme par sa Trinité, sa croyance aux anges, aux saints, aux démons, etc. La même chose s’observe parmi les Sémites... Comment M. Renan, qui apprécie à sa juste valeur l’unitarisme moderne et en montre si bien l’inconséquence, ne voit-il pas que toute son argumentation retombe sur lui ? Il faut une religion au peuple, il en faut une à tout prix. Et pourquoi faut-il une religion au peuple ? Parce qu’il faut que le peuple, qui n’a pas eu la bonne part, et qui, comme Marthe, doit servir, apprenne par la religion à être content de sa servitude ! Voilà le secret de tout ce charabia académique. Qui ne sait que la distinction prétendue de la raison philosophique et de la raison théologique en matière d’absolu, par suite leur soi-disant raccordement, se réduit, après avoir posé le dogme comme parole révélée, d’abord à le concevoir comme une évolution des concepts, puis à prendre cette évolution fantastique comme une démonstration rationnelle et positive de l’absolu, de cela même que le théologien n’admet que sur la foi de miracles et d’apparitions ? C’est le résultat le plus clair de l’histoire de la philosophie, qu’on ferait tout aussi bien d’appeler philosophie de la philosophie. Elle nous montre, cette histoire merveilleuse, comment, une fois saisi par l’absolu, l’esprit est entraîné continuellement, sans pouvoir se retenir ni se fixer à rien, à travers les régions désolées, thohou oua bohou, du matérialisme, du spiritualisme, du mysticisme, du théisme, du panthéisme, de l’idéalisme, du scepticisme ; comment ensuite, prenant ses idéalités transcendantales pour sujet de la Justice et loi de sa pratique, il tombe dans l’adoration de sa propre chimère, et parcourt, ange déchu, les cercles expiatoires du fétichisme, du sabéisme, du brahmanisme, du magisme, du polythéisme, du messianisme, du paraclétisme, en sorte que, dans cette double chaîne de philosophies chimériques et de révélations insensées, il n’y a de distinction à établir que celle du fractionnement et de l’inconséquence. Aussi ne vous étonnez pas que la philosophie, comme la théologie, incline au despotisme. Toute philosophie de l’absolu a pour résultat inévitable de soumettre la conscience à une sorte de fatalisme spéculatif à priori : il n’y a pas un philosophe, s’entendant avec lui-même, qui, partant de l’absolu, affirme la liberté. Or, qui nie la liberté nie la Justice et affirme la raison d’État : il n’y a pas un philosophe, sachant d’où il vient et où il va, qui, partant de l’absolu, ne soit contre-révolutionnaire... Mais il est un spectacle plus triste encore, celui de la science se faisant, à la suite de la philosophie, la servante de la religion. Galilée tomba dans cette faute. Si l’énormité de sa condamnation n’avait couvert sa chute, on saurait que le motif qui détermina l’Inquisition à lui faire son procès fut que Galilée, non content d’enseigner le mouvement de la terre, prétendait l’accorder avec la Bible, qu’il interprétait à sa manière, pour la sûreté de la foi et la gloire de l’Église. De quoi se mêlait ce physicien ? Pourquoi, chez un savant de profession, ce souci de la théologie ? Quoi de commun entre le mouvement des sphères et la sainte Écriture, entre la géométrie et la révélation ? À coup sûr le Saint-Office fut absurde autant qu’atroce ; mais lui, Galilée, l’homme de la science, l’interprète de la nature, accourant avec son télescope au secours des mystères, proclamant avant d’avoir vu l’infaillibilité de la révélation, et par le fait réduisant la science au probabilisme, quelle honte ! Combien en trouvez-vous qui aient été plus sages que Galilée ? Est-ce Newton, accusant de fragilité le système du monde démontré par lui-même, et réclamant pour en soutenir l’équilibre la main de Dieu ? Est-ce Cuvier, conjecturant, disait-il, d’après ses découvertes, que l’état actuel du globe ne date pas de plus de 5 à 6,000 années ; accordant ainsi, pour la satisfaction de sa piété, je le veux croire, non pour la sécurité de sa fortune, sa raison de savant avec sa foi de protestant, et tendant à l’exégèse un argument qu’elle dédaigne aujourd’hui ? Je n’entends accuser personne, pas même les morts. La tendance à justifier le mythe religieux par les données de la science positive est trop générale, elle a quelque chose de trop séduisant, je dirai même de trop humain, pour qu’en la dénonçant avec énergie je ne fasse pas toute réserve en faveur des personnes. La situation est sans exemple : l’opinion n’a pas eu le temps de se former ; puis, la calomnie détruirait ma thèse. C’est en vue de sauver la morale que la science offre à la foi l’appui de sa sanction ; et c’est cette intention, honorable dans ses motifs, mais illusoire dans ses moyens et funeste dans ses résultats, que j’accuse. Ici, le but cherché est le même pour tous, c’est la Justice ; nous ne différons que par le principe : j’espère que, rendant justice à la loyauté de mes adversaires, on voudra bien rendre aussi justice à la mienne. Qui oblige M. Flourens à soutenir, comme une vérité d’anthropologie, l’histoire du couple adamique et la descendance de toutes les races humaines de ce couple ? Quand cette généalogie serait aussi bien établie qu’elle est loin de l’être, il en résulterait seulement que les rédacteurs du Pentateuque et des Paralipomènes ont su le fait avant nous : elle ne prouverait rien ni pour la révélation moïsiaque ni pour celle du Christ, choses qui ne peuvent être attestées que par la raison théologique, et n’ont rien de commun avec la science. Qui force M. Leverrier, l’inventeur de Neptune, un homme qui doit sa gloire à la certitude mathématique, qui le force, dis-je, de recommander aux professeurs de l’école polytechnique de se montrer sobres, dans leurs cours, de considérations sur la certitude, comme si la science n’était elle-même qu’un probabilisme, comme si les vérités qu’elle proclame avec une si haute assurance faisaient tort aux lueurs vacillantes de la foi ? Pourquoi M. Beudant, professeur de géologie et membre de l’institut, se croit-il obligé, en racontant la formation du globe, de faire une petite réclame en faveur de la Genèse, qu’il n’a pas lue, et dont il ne lui appartient pas plus qu’à Galilée de se faire l’interprète ? Je lis sur la couverture de son livre : Approuvé par Mgr l’Archevêque de Paris. Que signifie cette approbation ? Est-ce comme savant ou comme théologien que l’archevêque approuve ? Pourquoi M. Dreyss, professeur au lycée de Versailles, dans sa Chronologie universelle, publiée sous la raison sociale Duruy et Cie adopte-t-il, pour toute l’histoire ancienne antérieure à Cyrus, le système biblique ? Est-ce de la science qu’il fait, ou de la théologie, quand il parle des temps anté-diluviens, de la mort d’Adam, de Noé et de ses trois fils, et qu’il passe sous silence les chronologies égyptienne et chinoise ? En Allemagne, le professorat mène la société : il faut avouer que chez nous il ne se distingue en général ni par le génie ni par l’audace. Royer-Collard nous fait rebrousser vers le spiritualisme ; M. Cousin nous jette dans l’éclectisme, Jouffroy dans l’écossisme, M. Guizot dans la doctrine ; M. Jules Simon recule jusqu’au platonisme, M. Damiron nous plonge dans la bouteille à l’encre. Est-ce tout ? M. Nisard est fervent chrétien ; M. Lenormant croit de toute son âme ; M. Saint-Marc Girardin défend la grâce efficace. Gageons que je ne m’arrête pas à cent. Par contre, Broussais est excommunié, Michelet destitué ; d’autres, que je pourrais dire, donnent leur démission et se taisent. Il ne faut pas que le professeur, en France, parle plus haut que sa chaire, à moins que ce ne soit pour dire du bien de M. Tartuffe, et louer le gouvernement. Quelqu’un, dont on n’a pu me dire le nom, a bien osé, en pleine Académie de médecine, soutenir la divinité de Jésus-Christ. Qu’on place un crucifix à l’amphithéâtre d’anatomie, cela fera tout aussi bien qu’à la cour d’assises et sur le dôme du Panthéon ; mais je voudrais savoir en vertu de quelle loi d’Hippocrate, de Galien, d’Harvey ou de Bichat, le pieux médicastre prétend imposer à l’école sa christologie ? Mais voici quelque chose de plus réjouissant. L’homéopathie est née d’hier ; elle est encore au berceau, et déjà le mysticisme s’en empare. C’est la médecine spiritualiste, disent les charlatans de la jésuitière ; elle est plus ancienne qu’Hippocrate ; elle existe depuis le commencement du monde ; elle est d’origine surhumaine ; elle fait partie de ces semences précieuses qui, avec la parole, l’écriture, l’industrie, ont été données à l’homme dès le premier jour par la Sagesse créatrice.... (Études élémentaires d’homéopathie, par le F. Alexis Espanet, in-12, Paris, 1856.) N’est-ce pas que l’homéopathie arrive à propos pour sauver le pneumatisme, et la Bible, et la gnose, tout en nous guérissant de la fièvre et du choléra ? Après les sciences naturelles, voici les sciences morales, politique, jurisprudence, littérature, art. Partout, toujours, la suzeraineté de l’absolu ; partout, toujours, pour gage de véracité, de probité, de dignité du génie, l’hypocrisie de la foi. Le probabilisme a engendré l’éclectisme, l’éclectisme a engendré le doctrinarisme, le doctrinarisme a engendré le romantisme. La réaction est au complet, organisée dans toutes les facultés de l’être social et gardant toutes les issues. Elle dit à la Liberté, à la Justice, au Travail, à la Science, à la Poésie, à l’Histoire, à l’Algèbre : Montrez votre certificat d’orthodoxie, sinon on ne passe pas ! Pourquoi la Constitution de 1848 s’est-elle placée sous l’invocation de l’Être suprême, tandis que celle de 1830, fidèle à l’esprit de 89, n’en a pas voulu ? Allez au fond, et vous reconnaîtrez, à votre grande surprise, que les honorables constituants n’avaient foi ni à l’humanité, ni à la liberté, ni à la Justice, et que c’est pour cela qu’ils crurent devoir placer leur œuvre sous la garde du Très-Haut. Pourquoi le citoyen Mazzini a-t-il choisi pour devise ce mystérieux binôme : Dio e popolo, Dieu et peuple, appropriant à sa démagogie le système mi-parti de catholicisme et de libéralisme de Gioberti ? C’est que le citoyen Mazzini croit aussi peu à la vertu humaine, seule base possible de la république, que nos constituants. Pourquoi M. Guizot, qui a écrit quelque part, dans son Histoire de la Civilisation, ces propres paroles : « Il est évident que la morale existe indépendamment des idées religieuses, » s’occupe-t-il avec tant de ferveur de la réunion des églises, après avoir accompli, dit-on, la fusion des dynasties ? Ô vous dont le dédain tombe de si haut sur les injures de la critique, que vous feriez bien, pour votre honneur et notre édification, de nous dire enfin quelle est votre foi, de celle de Rome ou de celle de Genève ; votre prince, du légitime ou du quasi-légitime ; votre politique, de la Révolution ou de la contre-révolution ; votre morale, de la grande ou de la petite !... Pourquoi M. de Tocqueville, dans son dernier ouvrage sur l’Ancien régime et la Révolution, préconise-t-il à son tour l’accord de l’aristocratie et de la démocratie, du catholicisme et de la liberté ? C’est que M. de Tocqueville, de même que M. Guizot, excellent chrétien, est, en matière de liberté et d’égalité, parfaitement incrédule. Pourquoi M. Troplong attribue-t-il au christianisme la supériorité morale des législations modernes sur les législations anciennes, quand il est prouvé par l’histoire que cette supériorité est l’effet de la perfectibilité humaine, dont le christianisme ne fut tout entier que la légende ? C’est que M. Troplong, fort habile à tirer les conséquences d’une formule juridique, mais incapable de découvrir en sa propre conscience la source de la Justice, nie en conséquence la perfectibilité. Pourquoi mon savant et honorable compatriote M. Oudot, professeur de droit à la Faculté de Paris, d’accord avec M. Jules Simon et une foule d’autres, fait-il du droit une dérivation du devoir, dont il place le principe dans l’idée de Dieu ? C’est que la raison de M. Oudot, de même que celle de M. Jules Simon, ne peut pas s’abstraire de cette idée fixe de la Divinité. Quand je parle de Dieu, je ne puis m’empêcher de penser au diable. Qui diable donc avait mis en tête à ce brave Eugène Sue de conseiller à la démocratie française, fille aînée de la Révolution, de quitter le catholicisme pour se faire unitaire ?... D’autres, aussi heureusement avisés que Sue, proposent le protestantisme. Déjà M. Louis Blanc, héritier de l’éloquence et des idées de Robespierre, avait indiqué le mouvement religieux du 15e et du 16e siècle comme le point de départ de la Révolution. Fiez-vous donc aux historiographes !... Quoi ! nous aurions repoussé au 16e siècle la réforme, au 17e le jansénisme, au 18e les Jésuites, pour devenir au 19e disciples de Channing ! Après trois cents ans d’ironie, nous renierions la foi de Rabelais, de Molière, de Voltaire, de Diderot, de Danton, la vieille, inexpugnable foi gauloise ! Et pourquoi, grand Dieu ? pour une logomachie américaine ! Certes, il n’est pas de journal que j’estime plus, pour l’habileté de sa rédaction, que les Débats, et qui sache mieux se tenir dans les temps mauvais. Mais ce doyen de la modération bourgeoise n’est-il pas d’un degré au-dessous de MM. Eugène Sue et Louis Blanc, quand il se déclare, avec tant de vivacité, pour l’école spiritualiste contre l’Église ; quand il prétend que cette école a sauvé la France du matérialisme ; quand il se dit plus ami de l’Évangile que le pape, et qu’il met au rang des défenseurs de la liberté les apôtres, les évangélistes, Jésus-Christ ; quand enfin il défend contre les ultramontains les gallicans ? Mieux que personne, cependant, le Journal des Débats doit savoir que tous ces mots de matérialisme et spiritualisme, théisme et athéisme, religion et non-religion, hors de la métaphysique, n’ont plus de sens. Je ne parle pas du Siècle, qui a repris avec un certain succès de boutique la petite guerre que le Constitutionnel faisait autrefois aux jésuites. Le Constitutionnel, en passant à la contre-révolution, est devenu logique ; le Siècle plaidant à la fois pour la démocratie et l’Évangile, affirmant ex æquo la liberté et la religion, le travail et la charité, Saint-Simon et le Christ, déblatérant au nom de Dieu contre les Prophéties et les miracles, est à la hauteur de sa clientèle. Pourquoi M. Henri Martin, pour ne citer que ce seul exemple parmi nos historiens providentialistes, présente-t-il Jeanne d’Arc comme une envoyée du ciel, revêtue de la mission spéciale de délivrer la France des mains des Anglais, quand il résulte de son propre récit que cette jeune enthousiaste ne fut que l’expression de la pensée universelle, aussi simple que féconde, qui consistait, en 1429 comme en 1793, à soulever le peuple et à le jeter en masse sur l’ennemi ? C’est, il faut bien le dire, que M. Henri Martin en est encore à placer les causes de l’histoire hors de l’histoire même, ce qui signifie que s’il la raconte bien il ne la comprend pas. Pourquoi le conseil de l’instruction publique fait-il expurger Voltaire ? Pourquoi proscrit-on Diderot ? Pourquoi l’Académie française ne propose-t-elle jamais pour le grand prix de 30,000 fr. que des œuvres évangéliques, d’une piété et d’une orthodoxie irréprochables ? Pourquoi les œuvres qu’elle couronne, fidèles à ce qu’on nomme les bonnes doctrines, c’est la condition obligatoire, sont-elles en général si ennuyeuses, si vides, si nulles ? Pourquoi feu M. le ministre de l’instruction publique Fortoul adressait-il à un professeur son subordonné cet étrange reproche : Vous n’êtes pas chrétien dans vos cours ! ce qui lui attirait cette réplique : Monsieur le ministre, je ne suis ni chrétien ni antichrétien, je fais de la science ?... C’est, je le répète, qu’en fait de morale, le monde en est resté au probabilisme et aux jésuites. Dieu est le grand Peut-être sur lequel, en dépit de notre libertinage, ou plutôt en châtiment de notre libertinage, nous continuons de fonder notre police ; car, vraiment, j’aurais honte de dire notre Justice. Il nous faut, tant nous nous sentons indignes, un sujet du bien, du beau, du juste, du vrai, autre que nous-mêmes ; un sujet de la foi conjugale autre que l’époux et l’épouse ; un sujet de la famille autre que les parents et les enfants ; un sujet de l’État autre que le citoyen et le travailleur. Et comme il faudra tôt ou tard réaliser ce sujet hyperphysique, lui trouver une expression vivante, un organe, un héraut, on nous verra, dévots de l’absolu, aboutir à l’absolutisme pontifical, impérial, dictatorial, saint-simonien. Le sujet mystique, antérieur, supérieur, extérieur et entremetteur de notre droit et de notre devoir deviendra Innocent III, Charlemagne, Robespierre ou Enfantin. Accourez maintenant, pour donner à ces conceptions sublimes les embellissements de votre art, poëtes, statuaires, musiciens, décorateurs ! Qui aurait le courage de vous accuser, enfants perdus de la fantaisie et du caprice, incapables de ne parler qu’après avoir réfléchi ; enthousiastes dont le lyrisme se sent d’autant plus à l’aise qu’il respecte moins la raison et la mesure ; pour qui la Justice signifie bénédiction, la morale plaisir, le travail largesse, et qui trouvez le peuple toujours assez riche et la cité assez libre quand le prince est magnifique !... J’en aurais long, si je voulais tout dire ; des exemples suffisent pour montrer aux moins clairvoyants à quel abaissement cette fureur de piétisme promet de nous faire descendre. C’est la mort du génie français. La franche étude découragée, la vraie vérité proscrite, c’est à qui se fera, avec le plus d’impudence, corrupteur de la raison publique ; à qui mentira le plus lâchement à sa science et à sa conscience, falsifiant les faits, dénaturant la langue et travestissant l’histoire. Pour le progrès de l’œuvre, l’hypocrisie des vivants ne suffisant pas, on conversionne les agonisants, on exhume les trépassés. Lamennais a fini dans l’impénitence, ce n’a pas été sans peine ; mais le corps d’Arago a passé par l’église, Béranger a reçu son pardon : en faut-il davantage pour dire qu’ils se sont réconciliés ? Les journaux ont parlé des morts édifiantes du maréchal Saint-Arnaud et du comte Raousset-Boulbon, l’aventurier de la Sonora. Henri Heine, grimaçant contre l’Éternel, a fini par des compliments à l’Église et aux jésuites. On en promet d’autres. M. Nicolas cite des documents posthumes desquels il résulte que Cabanis, Broussais, Jouffroy, Hégésippe Moreau, sont morts en confessant la foi du Seigneur. Car ce n’est pas assez de damner l’incrédule, il faut, pour la gloire de l’Église, que l’incrédulité ne se soutienne pas. Damnés et confondus dès cette vie, c’est ainsi qu’elle nous veut, comme ces assassins qui disent a leur victime : Abjure, et puis, Meurs ! Le comble de l’aberration a été d’avoir rendu la Révolution complice de ce système de mensonge, en faisant d’elle un produit, que dis-je ? le complément de la révélation chrétienne. L’histoire est assez curieuse pour que nous en touchions quelques mots. Le caractère commun de l’époque des Césars et de la fin du dix-huitième siècle est le mouvement d’émancipation populaire : il n’en a pas fallu davantage aux partisans mystiques de la Révolution pour en rattacher les origines à la mission de Jésus-Christ. L’ancienne monarchie, qui fit tant contre la papauté, qui pendant soixante-dix ans l’enterra dans Avignon, avait tenu à se dire très-chrétienne. Dès 1789, la nouvelle démocratie, plagiaire de la royauté, n’imagine aussi rien de mieux que de se réclamer du réformateur de Nazareth. L’idée une fois éclose, on ne pouvait s’arrêter en si beau chemin. Une secte de conciliateurs se forma pour accorder l’Évangile et la déclaration des droits, interpréter le dogme, arranger l’histoire, expliquer la Providence, créer, enfin, au point de vue de la Révolution démocratique et sociale et au détriment de l’Église, tout un système d’exégèse et de probabilisme. Ces rêveurs de nouvelle espèce ne doutent pas entre eux qu’ils ne possèdent la vraie foi. Comme il n’est pas donné à l’homme d’imaginer quoi que ce soit de complètement fou, de rien accomplir d’absolument inutile, on peut dire qu’ils ont porté le dernier coup au christianisme en le faisant synonyme de Révolution. Encore si ces deux mots : Révélation et Révolution, étaient en corrélation dialectique ; si le Droit divin et le Droit humain formaient entre eux ce qu’on appelle une antinomie, ils pourraient se construire dans une synthèse supérieure, comme le travail et le capital, la propriété et l’État, ou toute autre dualité sociale. La conciliation des deux termes ayant quelque chose de rationnel, on pourrait soutenir qu’aucun ne doit être éliminé, et l’espérance des néo-chrétiens serait rationnelle. Mais il n’en est rien. La Justice révolutionnaire et la Justice théologale ne sont pas deux puissances qui s’équilibrent ; elles sont l’une à l’autre ce que l’idée positive est à l’allégorie, la science au mythe, la réalité au rêve, le corps à l’ombre. Je ne dis pas précisément qu’elles s’excluent, puisqu’au contraire, comme je l’ai plus d’une fois expliqué dans ces études, l’une apparaît dans l’histoire comme le signe ou symbole dont l’autre est l’accomplissement ; je dis que, la vérité connue, il n’y a plus lieu de s’occuper de l’allégorie, et que celle-ci doit être écartée, ainsi que les chrétiens le disent de l’ancienne loi dans leurs cantiques : La vérité succède à l’ombre, La loi de crainte se détruit ; La clarté chasse la nuit sombre, Et la loi de grâce nous luit. Et certes ce n’est pas vous, Monseigneur, qui admettrez, avec ces ressuscités de la primitive Église, que les dix-huit siècles déjà écoulés du christianisme ne sont qu’une préparation au christianisme véritable, à un christianisme philosophique, socialiste, anarchique, fait à l’image de la Révolution ; Que ce prétendu christianisme social aurait commencé de poindre vers l’époque de Roger Bacon, à l’établissement des communes, dirigé précisément contre la féodalité papale ; qu’il aurait en pour précurseurs Paracelse, Télésio, Jordano Bruno, Campanella, Ramus, Fr. Bacon ; pour pères et représentants, Copernic, Képler, Galilée, Newton, Lessing, Kant, Hégel, avec Strauss et Feuerbach ; de même que le premier christianisme aurait eu pour ancêtres non pas seulement les patriarches, les prophètes et les pontifes de l’ancien Testament, mais aussi Socrate, Platon, Zenon, Cicéron, Térence, Sénèque, Apollonius de Thyane, Simon le mage, Épictète, auxquels il faut joindre encore les Kabbalistes, les Hellénistes, les Gnostiques, tous ceux que l’Église a successivement traités d’idolâtres, d’hérétiques et d’athées. Vous n’admettrez pas que l’histoire de la philosophie, des sciences et des États ne fasse avec celle du christianisme qu’un seul et même système, aboutissant aux affirmations de 1789, 1793 et 1848, ce qui serait précisément abjurer le Christ et condamner la religion, pour vous jeter dans la théorie humaine et révolutionnaire de l’immanence ; Que, d’après cette nouvelle façon de comprendre le christianisme et d’interpréter l’Évangile, la théocratie, fondée au dixième siècle, ait été une déviation du vrai christianisme, déviation arrêtée, il est vrai, dans les vues de la Providence, mais qui n’en aurait pas moins été une défaillance de la foi et une éclipse de l’Évangile ; Qu’ainsi la Rome chrétienne aurait été, depuis Charlemagne jusqu’à la Révolution française, aussi bien que la Rome païenne, la prostituée de Babylone, et le pape un antichrist ; Que, dans le plan du fondateur, l’institution évangélique devait avoir d’abord un effet contraire à son effet propre, lequel ne devait se produire qu’après dix-huit siècles révolus, par le massacre des prêtres et le culte de la Raison ; que pendant ces dix-huit siècles le christianisme aurait dérobé aux Pères, aux Docteurs, aux Conciles, à toute l’Église, le secret de sa marche, pour se révéler enfin dans le sans-culottisme, le babouvisme, le cabétisme ; Que les Origène, les Augustin, les Thomas, les Bossuet, tant de théologiens du plus profond génie, n’y ont rien compris, et que le secret de l’orthodoxie était réservé à d’humbles laïques, à de pieux philosophes de notre siècle, tels que MM. Huet, Bordas-Demoulin, Arnaud (du Var), Fr. Morin, Ott, Buchez, et autres personnages dont le savoir égale l’honorabilité, et qui méritent que nous séparions profondément leurs théories de leurs personnes. Non, dis-je, vous n’admettrez pas, en dépit des concessions favorables de MM. les abbés Mitraud, Guitton, Lenoir, du R. P. Félix et autres, que le progrès, qui n’est autre que la justification de l’humanité par elle-même, se concilie avec le péché originel... Raisonneur sincère autant que prêtre loyal, vous ne concevrez pas plus de socialisme chrétien que de religion par expérience, de foi positive, de république féodale, d’empire démocratique et de mariage libre. Tous ces mots, direz-vous avec moi, hurlent les uns contre les autres ; ils forment des accouplements monstrueux, propres tout au plus à représenter le pêle-mêle d’une transition, mais incapables de définir organiquement une période ni un système. Mais, Monseigneur, si vous rejetez toute cette interprétation néo-chrétienne, comme injurieuse, arbitraire, fausse, tendant à l’apostasie et à l’athéisme, il vous faut rejeter encore, et par les mêmes motifs, votre exégèse, votre probabilisme, et toute prétention de concilier la raison théologique avec la raison scientifique, ce qui veut dire qu’il vous faut renoncer à rendre votre révélation seulement intelligible, et votre absolu probable. Je dis plus : il vous faudra reconnaître tout à l’heure que vous avez compromis la morale et troublé les consciences, en donnant pour base à la Justice une conception dont le sujet hypothétique ne peut pas recevoir le moindre commencement de preuve ; confesser que le monde a été par vous livré à la fantaisie, à l’hypocrisie, à la tyrannie de votre transcendance, et faire amende honorable entre les bras de la Révolution, qui seule peut dire : Ego sum Via, Veritas et Vita ; Je suis la Voie, la Vérité et la Vie. Discipline intellectuelle, ou méthode d’élimination de l’Absolu d’après les principes de la Révolution. — Constitution de la Raison publique. Aristote a dit que le théâtre avait pour objet de purger les passions. Ce que nous cherchons en ce moment, dont l’Église et toute la philosophie attestent le besoin, est un moyen de purger les idées. Purger les idées, dans la sphère des sciences naturelles, M. Babinet nous l’a dit, c’est étudier, par l’observation directe, répétée et soigneusement contrôlée, des phénomènes, les rapports des choses, ou, comme dit M. Cournot, la raison des choses ; en autres termes, c’est éliminer de la considération des choses l’Absolu. D’où il suit, en renversant la proposition, qu’éliminer l’Absolu c’est faire apparaître la raison des choses ; et comme dans cette raison des choses consiste pour nous la réalité même des choses, il en résulte en dernière analyse qu’éliminer l’absolu, c’est donner aux choses la réalité, c’est, pour l’homme qui en cherche l’utilité, les créer. Purger les idées, dans la sphère des sciences morales, ce sera donc, par analogie, déterminer, au moyen de l’observation historique et de l’étude des transactions sociales, les rapports ou la raison des actes humains, sans y mêler rien de l’absolu humain, à plus forte raison de l’absolu surhumain, quelque nom qu’ils prennent l’un et l’autre, ange, archange, domination, principauté, trône, communauté, église, concile, parlement, cathèdre, personnalité, propriété, etc., jusques et y compris le chef de cette incommensurable hiérarchie, Absolu des absolus, qui est Dieu. Par cette élimination de l’absolu, nous obtiendrons pour l’ordre moral ce que nous avons obtenu pour l’ordre physique, c’est-à-dire qu’en faisant apparaître la raison des choses humaines, nous en démontrerons par là même la réalité, nous leur donnerons une existence positive que sans cela elles n’auraient point. C’est ainsi qu’en définissant la Justice d’après la phénoménalité historique et sociale, nous l’avons pour ainsi dire créée. Qu’était la Justice dans la condition que la théologie lui avait faite, avec l’absolu souverain pour sujet et auteur ? Un mythe pur. Qu’est-elle devenue par l’élimination de cet absolu ? Un rapport d’abord ; et comme tout rapport suppose une puissance ou sujet qui le soutient, une réalité. C’est par le même procédé d’élimination et de définition que nous avons reconnu la réalité du pouvoir social, et par suite celle de l’être collectif qui le produit. Qu’était le pouvoir dans l’ancienne doctrine théologico-politique, avec l’absolu divin pour instituteur et chef ? Un mythe encore. Qu’est-il devenu par l’élimination que nous avons faite de cet absolu ? Un rapport de commutation autre des forces, et comme ce rapport est aussi lui-même une force, une réalité. Maintenant il s’agit de donner à cet être collectif, dont nous avons démontré la puissance et la réalité, une intelligence, et c’est à quoi nous parviendrons par une dernière élimination de l’absolu, dont l’effet sera de créer la Raison publique, gardienne de toute vérité et de toute Justice, centre et pivot de toute raison particulière, et sans laquelle la Foi publique, ce bien précieux que tout gouvernement se flatte de donner, est impossible. Comment donc s’opère, dans l’ordre des sciences morales, la purgation des idées ? en autres termes, comment se constitue la raison collective ou raison publique ? À quoi je réponds : Par l’opposition de l’absolu à l’absolu. Vous ne comprenez pas ? La chose n’est cependant pas difficile : c’est ce que l’on nomme vulgairement liberté des opinions ou liberté de la presse. Cela n’a rien de merveilleux, n’est-il pas vrai ? et le mérite n’est pas grand de l’avoir trouvé. Mais regardez-y de près ; voyez ce qui se passe dans un pays où les opinions sont libres, et elles le sont encore en France dans une mesure assez large pour que vous puissiez observer le phénomène ; puis vous nous en direz, après réflexion, votre avis. L’homme est un absolu libre. J’emploie ici le mot libre de la même manière que le physicien distinguant le calorique libre du calorique latent. C’est ainsi que j’ai dit déjà esprit libre et esprit latent, pour distinguer l’intelligence qui se connaît et qui agit dans l’homme de celle dont nous reconnaissons l’empreinte et qui semble endormie dans la nature. En deux mots, l’absolu libre est celui qui dit moi, l’absolu non libre celui qui ne peut pas dire moi. En qualité d’absolu libre, l’homme tend à se subordonner tout ce qui l’entoure, choses et personnes, les êtres et leurs lois, la vérité théorique et la vérité empirique, la pensée comme l’inertie, la conscience et l’amour comme la stupidité et l’égoïsme. De là le caractère de la raison individuelle, semi-absolutiste et semi-mathématique, en qui l’absolu, ainsi le veut la loi même de l’individualité, tend à occuper une place toujours plus grande ; à la différence de la raison collective, pour qui l’absolu se réduit au point de contact des rapports, tandis que ceux-ci, soutenus les uns par les autres, selon l’expression que m’attribue M. Lenoir, sont à la fois la loi et la réalité sociale. Cette différence de caractère entre la raison particulière et la raison collective deviendra sensible tout à l’heure par les faits ; mais il faut expliquer d’abord comment la seconde naît de la contradiction de la première. Du côté de la nature, la tendance de la raison particulière à l’absolutisme ne rencontre ni résistance ni contrôle ; et l’on pourrait douter que la science existât, qu’elle fût même possible, si la vérité et la raison des choses, unique objet de la philosophie, n’avaient d’interprète que cette raison, ainsi qu’on verra bientôt. Devant l’homme son semblable, absolu comme lui, l’absolutisme de l’homme s’arrête court ; pour mieux dire, ces deux absolus s’entre-détruisent, ne laissant subsister de leurs raisons respectives que le rapport des choses à propos desquelles ils luttent. Comme le diamant peut seul entamer le diamant, l’absolu libre est seul capable de balancer l’absolu libre, de le neutraliser, de l’éliminer, en sorte que, par le fait de leur annulation réciproque, il ne reste du débat que la réalité objective que chacun tendait à dénaturer à son profit, sinon à faire disparaître. C’est du choc des idées que jaillit la lumière, dit le proverbe. Corrigeons cette métaphore quelque peu mystique : c’est par la contradiction mutuelle que les esprits se purgent de tout alliage ultra-phénoménal ; c’est la négation que l’absolu libre fait de son antagoniste qui produit, dans les sciences morales, les idées adéquates, pures de toute scorie égoïste et transcendantale, conformes en un mot à la réalité et à la raison sociale. Cette théorie, qui n’a rien en soi de subtil, va devenir, si je puis ainsi dire, ostensible, palpable, par les faits dont elle peut seule donner l’explication. Considérons ce qui se passe dans la multitude humaine, placée sous l’empire de la raison absolutiste, tant que la lutte des intérêts et la controverse des opinions n’en a pas dégagé la raison sociale. En sa qualité d’absolu et d’absolu libre, l’homme non-seulement conçoit l’absolu dans les choses et le nomme, ce qui d’abord lui suscite, pour l’exactitude de ses connaissances, de graves embarras ; il fait plus : par l’usurpation qu’il se croit le droit de faire des choses, cet absolu objectif devient sien ; il se l’assimile, il s’en rend solidaire, et prétend le faire respecter comme lui-même dans tous les usages qu’il s’en arroge et les interprétations qu’il lui plait d’en donner. En sorte que le monde de la nature et de la société n’est plus qu’une déduction du moi individuel, une appartenance de son absolutisme. Toutes les constitutions et croyances de l’humanité se sont ainsi formées ; à l’heure même où j’écris, la raison collective n’existe qu’en puissance, l’absolu règne partout. Ainsi, en vertu de son moi absolu, secrètement posé comme centre et principe universel, l’homme affirme son domaine sur les choses ; et toutes les théories des jurisconsultes sur la possession, l’acquisition, la transmission et l’exploitation des biens, ne sont qu’une déduction de cet absolutisme propriétaire. En vain la logique démontre que cette doctrine est incompatible avec les données de l’ordre social ; en vain à son tour l’expérience prouve qu’elle est une cause de ruine pour les nations et les états : rien ne saurait changer une pratique établie sur le consentement des intérêts. Le concept subsiste ; il est dans toutes les âmes ; toute intelligence, tout intérêt, conspire à le défendre. La raison collective est écartée, la Justice vaincue, la science économique déclarée impossible. Par cet exemple, on peut juger du système. Ce que nous appelons tradition, institution, coutume, doctrine, dont nous avons tant de peine à nous défaire, n’est toujours qu’un arbitrage infidèle de la raison particulière passé en règle générale, une déduction de l’absolu. Qu’il me suffise d’en indiquer les principaux termes. Capital : Déduction absolutiste, aboutissant à l’usure légale, cause première, obstinément méconnue, de toutes les crises qui ébranlent l’économie des nations. Charité : Déduction absolutiste, donnant lieu à la théorie outrageuse de l’aumône publique et du workhaus. Valeur : Déduction absolutiste, niant en théorie la commensuration des produits et services, et concluant dans la pratique à la légitimité de l’agiotage. État ou Gouvernement : Déduction absolutiste, aboutissant d’un côté à l’empire prétorien, de l’autre à la monarchie universelle, finalement à la raison d’État, trois choses qui tueraient l’humanité, s’il était possible qu’elles s’établissent définitivement. Sortons de l’économie et de la politique. Esprit-matière : Déduction absolutiste, servant de justification au régime des castes et au servage féodal. Langage : Déduction absolutiste, conduisant à la théorie du Verbe, de la langue et de la révélation première, par suite, à l’infaillibilité de la raison individuelle, émanation et image de la raison divine. Justice : Déduction absolutiste, qui de l’individu humain la faisant remonter à l’infini divin, la pose comme commandement du Ciel à l’humanité, d’où se conclut ensuite la dégradation originelle et tout le système des grâces et expiations chrétiennes...... Je m’arrête. Le système entier de la raison pratique a été construit d’après cette déduction léonine, où l’absolu servant de principe et de fin, la vérité n’a de place que dans la logique même de l’absolu. Or, ce n’est point ainsi que procède la raison collective, et ses déductions, ses enseignements, sont tout autres. Opposant l’absolu à l’absolu, de manière à annuler sur tous les points cet élément inintelligible, et ne considérant comme réel et légitime que le rapport des termes antagonistes, elle arrive à des idées diamétralement inverses des conclusions du moi absolu. Elle nous dit, par exemple, que la propriété, balancée par la propriété, bien que toujours absolue dans le propriétaire, se résout devant la raison publique en une pure délégation ; le crédit, toujours intéressé chez le préteur, en une mutualité sans intérêt ; le commerce, agioteur de sa nature, en un égal échange ; le gouvernement, impératif par essence, en une balance de forces ; le travail, répugnant à l’esprit, en exercice de l’esprit ; la charité, en droit ; la concurrence, en solidarité ; l’unité, en série, etc. Et cette conversion n’emporte pas, remarquez-le bien, condamnation de l’individualité ; elle la suppose. Hommes, citoyens, travailleurs, nous dit cette Raison collective, vraiment pratique et juridique, restez chacun ce que vous êtes ; conservez, développez votre personnalité ; défendez vos intérêts ; produisez votre pensée ; cultivez cette raison particulière dont la tyrannique exorbitance vous fait aujourd’hui tant de mal ; discutez-vous les uns les autres, sauf les égards que des êtres intelligents et absolus se doivent toujours ; redressez-vous, reprochez-vous : respectez seulement les arrêts de votre raison commune, dont les jugements ne peuvent pas être les vôtres, affranchie qu’elle est de cet absolu, sans lequel vous ne seriez que des ombres. Je crois inutile d’insister sur cette distinction fondamentale de la raison individuelle et de la raison collective, la première essentiellement absolutiste, la seconde antipathique à tout absolu. Il me faudrait repasser, à ce point de vue nouveau de la constitution des deux raisons contraires, ce que j’ai dit sur le droit des personnes, la distribution du travail et de la richesse, l’organisation du gouvernement. Qu’il me soit permis d’y renvoyer le lecteur. En résumé, il n’est pas une vérité, dans l’ordre des choses naturelles, à plus forte raison dans l’ordre de la société, pas une formule scientifique ou juridique, qui n’ait été, au jour de sa publication, regardée comme un paradoxe. Or, la cause qui rend ainsi la vérité et la Justice paradoxales est le caractère de notre raison individuelle, l’absolutisme, d’où se conclut la nécessité d’une raison supérieure, servant de correctif et de modèle à la première. Si la liberté doit être comptée pour quelque chose, et si néanmoins elle devait recevoir une discipline, convenons qu’elle ne pouvait en supporter d’autre que celle-là. La liberté disciplinée par elle-même : c’est le fonds et le tréfonds de toute notre philosophie révolutionnaire. Rien assurément de plus rationnel, de plus moral que cette discipline ; mais rien qui ait eu plus de peine à s’établir dans la pratique des nations, gouvernées dès l’origine par l’autorité et la foi, c’est-à-dire par l’absolu. Le Christ a dit : « Que celui qui n’écoute pas l’Église soit pour vous comme païen et publicain. » Par ces paroles, l’auteur de l’Évangile a posé le principe d’autorité en matière d’opinions ; il a condamné le libre examen, la discussion publique, universelle, réciproque ; il a pris pour règle la formule Le maître t’a dit, et condamné d’avance la Révolution. S’il eût vécu de nos jours, il se serait prononcé contre la liberté de la presse. À la foi et à la charité théologales, à la maison de prière et à l’Église de Dieu, il ne fallait pas moins que cette sanction du silence, la dernière et la plus absurde invention de l’absolutisme. Et voilà pourquoi l’Église chrétienne ne fut qu’un instant démocratique ; pourquoi nulle Église fondée sur un principe de religion ne saurait, en se développant, persister dans la démocratie. La libre discussion aboutissant fatalement à l’élimination de tout absolu, il arrivera toujours l’une de ces deux choses : ou bien, si l’élément religieux est prépondérant dans les âmes, la raison collective s’effacera devant la raison absolutiste, et le gouvernement de la société passera tout entier à l’épiscopat ; ou, si l’esprit d’égalité l’emporte et maintient la controverse, la raison théologique sera vaincue, et la société, après avoir commencé par la religion, finira par se déclarer supérieure à toute religion. L’hérésie à perpétuité jusqu’à extinction de dogme et épuisement de matière à hérésie : tel est l’effet inévitable de la liberté de discussion, tel le caractère de la raison publique, dont l’essence est de n’affirmer que des rapports. Mais c’est aussi ce que ne voulais pas le Christ, prophète et fils de Dieu ; ce qu’a de tout temps et avec raison condamné l’Église orthodoxe, en qui réside l’esprit de Dieu ; ce qui tue et déshonore les églises réformées, soumettant hypocritement à la sanction de leur libre examen la parole de Dieu. Seule la Révolution, après avoir compris la condition de la vérité scientifique objective, a compris quelle devait être la condition de la vérité sociale. Aussi franche dans sa liberté que l’Église dans son dogme, elle nous dit : « Tous les Français ont le droit de publier leurs opinions en se conformant aux lois. — La censure ne pourra jamais être rétablie. » Et encore : « Toute loi doit être discutée publiquement, et librement votée par l’assemblée nationale. » Et ailleurs : « La procédure secrète est abolie : les débats seront publics en matière criminelle, à moins que l’honnêteté publique ne s’y oppose. Ajoutons ce mot fameux, La loi est athée ; ce qui ne signifie pas précisément que la Révolution admet toute espèce de culte, bien moins encore qu’elle rejette la conception de l’absolu, mais que sa raison se forme par l’élimination de l’absolu. Par ces déclarations, la Révolution a proclamé l’indépendance de la pensée ; elle a aboli, comme injurieuse à l’homme et au citoyen, l’autorité de l’école ; elle n’a exigé, pour les définitions du législateur parlementairement formulées, pour les décrets du prince légalement rendus, pour les arrêts des tribunaux solennellement prononcés, qu’une adhésion conditionnelle et une soumission de fait. Contre les illusions du piétisme, l’arbitraire de l’État, les entités de la philosophie, les réticences et les hypocrisies de la science, les coalitions du privilége, l’entraînement des partis, les séductions de l’éloquence, la somnolence des magistrats, et toutes les fantaisies de l’idéal, elle a suscité, pour garantie suprême de vérité et de Justice, quoi ? la guerre civile des idées, l’antagonisme des jugements. Avouons que jamais philosophe, philosophant à priori sur les conditions de l’ordre social, ne se fût avisé de ce moyen : La presse libre, l’anarchie !... Nos braves bourgeois, amoureux de l’ordre jusqu’à la rage, ne sauraient se figurer qu’il y ait dans le conflit des pensées humaines une force organisatrice ; ils ne comprennent pas que l’équilibre des intérêts et du budget ait pour condition la bataille des opinions. Il leur faut du silence, de l’obéissance, comme aux disciples de Pythagore. Le régime parlementaire, pour lequel ils s’étaient dévoués en juillet et en février, finit par leur donner de l’inquiétude ; presque tous ils ont appelé de leurs vœux la paix impériale. Sont-ils contents ? Non. Cette race ne peut ni vivre ni mourir ; il lui faudrait un juste milieu entre l’être et le non-être ! Considérez ce qui se passe en votre âme : l’opposition des facultés, leur mutuelle réaction, est le principe de son équilibre, disons plus, la cause du sentiment qu’elle a de son existence. Votre vie mentale, de même que votre vie sensitive, se compose d’une suite de mouvements oscillatoires, et vous ne sentez votre moi que par le jeu des puissances qui vous constituent. Supposez un instant de repos général, vous perdez, comme vous dites, connaissance, vous tombez dans la rêverie. Qu’une faculté essaye alors d’usurper le pouvoir ; l’âme est troublée, et l’agitation continue jusqu’à ce que le mouvement régulier soit rétabli. C’est la dignité de l’âme de ne pouvoir souffrir qu’une de ses puissances subalternise les autres, de vouloir que toutes soient au service de l’ensemble ; là est sa morale, là sa vertu. Ainsi va la société. L’opposition des puissances dont se compose le groupe social, cités, corporations, compagnies, familles, individualités, est la première condition de sa stabilité. Qui dit harmonie ou accord, en effet, suppose nécessairement des termes en opposition. Essayez une hiérarchie, une prépotence : vous pensiez faire de l’ordre, vous ne faites que de l’absolutisme. L’âme sociale, en effet, pas plus que la vôtre, spiritualiste obstiné, n’est un prince suzerain, gouvernant des facultés sujettes ; c’est une puissance de collectivité, résultant de l’action et de la réaction de facultés opposées ; et c’est le bien-être de cette puissance, c’est sa gloire, c’est sa justice, que nulle de ses facultés ne prime les autres, mais que toutes agissent au service de tout, dans un parfait équilibre. Or qui rétablira l’équilibre troublé, qui prêtera main-forte à la Justice sociale, qui exécutera ses arrêts, sinon les facultés opprimées elles-mêmes ? Après la Révolution de 1848, lorsque l’assemblée constituante, et plus tard la législative, jugèrent à propos, pour étouffer la Révolution, de restreindre la liberté de la presse, ceux qui en prirent la défense la revendiquèrent surtout au nom des droits de l’homme et du citoyen ; ils firent valoir l’inutilité de la mesure, le danger de laisser le pouvoir sans contrôle... Ces considérations avaient leur valeur ; mais c’était surtout au nom de la raison publique, à laquelle on allait porter une mortelle atteinte, qu’ils eussent dû parler. Sans une controverse libre, universelle, ardente, allant même jusqu’à la provocation, point de raison publique, point d’esprit public. L’absolutisme reprend son cours : partout la couardise, le mensonge, la défection, l’immoralité. Qu’en disent à cette heure les prétendus législateurs de l’ordre ? ... Eh ! comment pouvaient-ils oublier, ces Prud’hommes de la contre-révolution, que l’ordre dans la rue, dont ils se montraient si burlesquement jaloux, avait pour condition la guerre de parole et de plume ? Quand la Convention, dans sa magnifique colère, votait ces articles inutiles de la déclaration de 93 : « Que tout individu qui usurperait la souveraineté soit à l’instant mis à mort par les hommes libres. « Quand le gouvernement viole le droit du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque partie du peuple le plus sacré et le plus indispensable des devoirs, » La Convention ne donnait-elle pas à entendre que là où l’absolu ne peut pas être opposé verbalement à l’absolu, il est fatal que l’homme s’attaque corporellement à l’homme ? La Convention, suivant l’expression d’un montagnard, ne juge pas Louis XVI, elle le tue : acte d’absolutisme, qui dépassait le droit de l’élimination parlementaire. Le garde du corps Pâris tue le représentant Le Pelletier ; réplique de l’absolutisme monarchique à l’absolutisme affecté par la Montagne. — Bonaparte, au nom du salut public, enlève le Directoire ; Pichegru, au nom de la liberté, conspire contre Bonaparte. L’histoire les blâme aujourd’hui tous deux : c’est à merveille. Mais reconnaissez au moins que l’absolutisme de l’un est produit par l’absolutisme de l’autre ; ce qui ne fût pas arrivé si la voix d’un seul homme n’avait fini par couvrir la voix de la république. — Charles X suspend la Charte : Paris renverse Charles X. La colonne de la Bastille a-t-elle été élevée à la gloire de l’insurrection ? Qu’on relève alors la statue de Pichegru. Mais non : la colonne de la Bastille, malgré les termes de son inscription, est le monument de la liberté de la presse et de la tribune. Elle vous dit qu’Henri V serait roi de France si son aïeul, s’effrayant du véto des députés, n’eût voulu mettre sa raison personnelle à la place de la raison générale. Sur la fin du règne de Louis-Philippe, un ministre, se prévalant de sa prérogative, ordonne à un professeur dont la parole, applaudie par les uns, blâmée par les autres, lui paraît dangereuse, de cesser son enseignement. Aussitôt le public prend fait et cause pour le professeur, moins parce qu’il approuve ses théories que parce qu’il soupçonne le pouvoir d’entraver la guerre des idées, et qu’il regarde la guerre des idées comme sa prérogative à lui, et sa garantie contre l’absolutisme du gouvernement. La Charte déclarant, d’un côté, l’égale admissibilité de tous les Français aux emplois, de l’autre la faculté égale aussi de publier ses opinions, c’était comme si elle eût déclaré qu’il ne pouvait exister, dans aucun cas et sous aucun prétexte, d’incompatibilité entre l’exercice d’une fonction publique et la manifestation d’une opinion. La royauté seule avait été élevée au-dessus des attaques, parce que son rôle était précisément de conserver à tous la faculté d’attaque ; et si l’on a pu dire à la fin que l’opposition était dirigée contre la couronne, ce fut la faute de la couronne. Afin d’assurer la paix, tenir les énergies sociales en lutte perpétuelle : quelle idée ! Non, encore une fois, pareille découverte ne pouvait être le fruit que d’une longue expérience ; la métaphysique par laquelle débute toute connaissance, le spiritualisme, la religion, la foi, l’Église, l’idéal, y répugnent. C’est à cette méthode de purgation et d’assainissement des idées, devenue pour notre nation une seconde nature, que la France doit depuis un siècle ses progrès les plus réels, progrès dont aucun effort d’absolutisme, aucune récurrence de la religion, n’est capable de la faire déchoir. Rendons-nous compte de ce travail. De même que dans les sciences naturelles l’absolu est constamment éliminé par la critique, qui ne conserve des théories que les phénomènes recueillis et les rapports calculés, et ne s’arrête que devant l’évidence des faits et des séries ; De même, dans les sciences sociales, l’absolu est écarté par la contradiction générale, qui ne laisse subsister des doctrines que les points de fait et de droit dûment constatés, et qui, n’existant elle-même qu’en vue de la Justice, est forcée de s’incliner à son tour devant la Justice. La vérité des rapports et la Justice, voilà les deux seules choses que respecte l’universelle controverse, et devant lesquelles toute ironie s’évanouit. Aussi, depuis l’école de Descartes, la France n’a-t-elle produit aucun système de philosophie dont le principe, les moyens et l’objet fussent dans l’absolu : l’esprit d’opposition et de critique qui règne parmi nous ne le permettait pas. Ce que l’on a pris pour une marque de l’infériorité de notre génie est la preuve décisive de la supériorité de notre intelligence. De là cette élimination des entités métaphysiques, persévérante, universelle, sans exemple dans l’histoire, qui, passant de la France à l’étranger, caractérise notre époque, et que j’ai comparée à une circoncision de l’esprit, ou, suivant l’expression d’Aristote, à une purgation. Purgation des idées religieuses : théisme, panthéisme, athéisme aussi, catholicisme, protestantisme, naturalisme, illuminisme, théophilanthropie, messianisme, etc. ; tout y a passé. La France ne peut plus supporter de religion ; elle demande avec instance qu’on ne lui en parle plus. Et puisque les idées religieuses, qui ne devaient, disait-on, avoir d’autre but que de servir de base à la Justice, la compromettent, elle supplie qu’on établisse le droit, qu’on le définisse sans leur secours, qu’on lui donne une base humaine et phénoménale, qu’on l’affranchisse, en un mot, de toute considération de l’absolu. Purgation des idées économiques. Qu’a fait la critique depuis les physiocrates, qu’ont fait tous les socialistes, qu’ai-je fait moi-même, sinon de montrer dans toutes les catégories de la science, dans la corporation, dans le commerce, dans le crédit, dans la propriété, dans l’impôt, dans le patronat, dans la division industrielle, dans la concurrence, dans la valeur, la présence de l’absolu ; de protester contre sa funeste influence, de réclamer son élimination, c’est-à-dire de chercher la balance qui, ne tenant compte que des produits et des services, de la réalité et de la raison des valeurs, neutralise les unes par les autres les prétentions de la personnalité, et nivelle les fortunes ? Certaines écoles, je le sais, n’attaquent l’absolutisme régnant que pour lui substituer celui de leur dogme ; à la propriété on oppose la communauté, à la concurrence anarchique l’état entrepreneur et propriétaire, à la macération le plaisir, à l’esprit la chair. Mais à ces contrefacteurs de l’absolu le public, qui cherche le droit, s’oppose en masse et les élimine à leur tour : dites-moi où sont, à cette heure, les babouvistes, les icariens, les phalanstériens, où seront tantôt les enfantiniens et les amants de la femme libre. Purgation des idées politiques : aristocratie, bourgeoisie, théocratie, monarchie, démocratie, empire, système parlementaire, suffrage universel, dualité de représentation, fédéralisme, etc., il n’est pas une de ces idées qui ne conserve des partisans ; laquelle s’impose à la masse du pays ? Ce n’est plus même la démocratie, à laquelle tout le monde avant février semblait se rallier, et que le tamisage socialiste et ses propres fautes ont écartée comme tout le reste, au moins dans son expression traditionnelle, officielle. L’heure n’est pas loin où ceux qui nous ont accusés avec le plus de violence d’avoir perdu la République reconnaîtront eux-mêmes qu’elle était perdue sans ce purgatif énergique... Partout, dans la politique, l’absolu s’est montré dominant, la Justice a été subordonnée ; et c’est parce que la Justice fait défaut à tous les systèmes, je veux dire parce qu’elle n’en constitue pas l’élément prépondérant, qu’ils succombent tous l’un après l’autre sous la réprobation de la liberté... Commencez-vous à comprendre ce que c’est que l’élimination de l’absolu, la purgation des idées, la balance du moi par le moi, ce qui veut dire la réduction de toutes les théories sociales, politiques, économiques, religieuses, à l’égalité pure, à la Justice ? Et ne vous vient-il pas à l’esprit que l’homme qui aura le mieux travaillé à cette grande et définitive expurgation pourrait bien être aussi celui qui aura le plus efficacement servi la constitution sociale ? Résumons ce chapitre en quelques propositions qui fixent la pensée du lecteur. La théorie de la raison collective repose sur ce fait d’observation noologique, qu’aucune explication ne saurait détruire : Lorsque deux ou plusieurs hommes sont appelés à se prononcer contradictoirement sur une question, soit de l’ordre naturel, soit, et à plus forte raison, de l’ordre humain, il résulte de l’élimination qu’ils sont conduits à faire réciproquement de leur subjectivité, c’est-à-dire de l’absolu que le moi affirme et qu’il représente, une manière de voir commune, qui ne ressemble plus du tout, ni pour le fond ni pour la forme, à ce qu’aurait été sans ce débat leur façon de penser individuelle. Cette manière de voir, dans laquelle il n’entre que des rapports purs, sans mélange d’élément métaphysique et absolutiste, constitue la raison collective ou raison publique. Il suit de cette différence de qualité entre les deux raisons que, si, au lieu de soumettre la question à un débat préalable, les mêmes individus l’eussent préjugée par consentement tacite, en opinant seulement du bonnet, comme on dit au palais, leurs opinions, émanées toutes du même sentiment d’absolutisme qui fait l’essence de l’individualité, se seraient trouvées parfaitement homologues, mais qu’en même temps leurs intérêts auraient été dans un complet antagonisme : situation tout à fait inverse de celle que crée la raison collective. C’est ainsi que s’est établie dans l’origine la propriété. Elle est résultée du consentement des raisons particulières, dont le faisceau, spontanément formé, a emporté d’autorité la sanction du législateur. Mais il appert aujourd’hui que la propriété, malgré tous les efforts des juristes, est devenue incompatible avec l’ordre social. Elle attend sa transformation, et nous assistons depuis une vingtaine d’années à un travail d’expurgation dont j’ai essayé de marquer le but, en présentant la balance des droits et devoirs réciproques du locataire et du propriétaire. Il en est ainsi de tout le système social, conçu d’abord, et nécessairement, du point de vue de l’absolu. Donc, élimination de cet absolu, et constitution de la raison collective par l’équation ou balance réciproque des pensées individuelles, voilà ce que requiert impérieusement le soin de la vérité et de la Justice, ce que l’histoire montre comme le principe recteur des sociétés, ce que réclame avec un surcroit d’énergie la Révolution, mais ce que le Christ et son Église repoussent en même temps de toute la puissance de leur foi. Et pourquoi l’autorité religieuse, établie en vue de la Justice, se montre-t-elle si hostile à la ventilation des idées, sans lesquelles le Verbe divin demeure sans expression, et la Justice, la bonne foi, sont impossibles ? C’est que l’absolutisme individuel qu’il s’agit d’éliminer n’est autre, au fond, que l’absolu transcendantal, dont l’exorbitance dans la spéculation philosophique fait toute la réalité des révélations, de même que son intrusion dans la loi fait la perte des mœurs et la ruine des États. Continuation du même sujet. — La raison publique condition et fondement de la foi publique. Mais, dit-on, la distinction de la raison particulière et de la raison collective soulève plus de difficultés qu’elle n’en peut résoudre. Suffit-il, d’abord, de crier à l’individualisme, pour en conclure une soi-disant raison générale, dont on ne peut se faire une idée que par une sorte de castration de l’entendement ; comme si la séparation abstraite des attributs, de l’entendement produisait deux sortes d’intelligences ? Suffit-il de réaliser une métaphore pour jeter bas tout ce que la raison des peuples a créé d’institutions, et arracher à la civilisation, déjà si compromise, ses vieux, ses éternels fondements ? L’élimination de l’absolu n’est qu’une négation, après tout : c’est le sacrifice de l’intérêt propre, recommandé au nom de la charité par l’Évangile, exigé, en certains cas, par la Justice. Il faut autre chose pour faire croire à la réalité de la raison collective. Quel est l’ensemble de ses idées ? ce qui revient à dire, quel est le système qu’au nom de cette raison l’on propose d’établir à la place de l’ancien ordre de choses ? Allons plus loin. Quand même, au nom des idées nouvelles, le système des rapports sociaux aurait été renouvelé de fond en comble, serait-ce un motif d’admettre dans le corps social, comme réalité noologique ou psychique, une intelligence sui generis, de la même manière que nous reconnaissons dans l’être vivant, homme ou animal, une pensée, un instinct, une intelligence ? Passe pour la force de collectivité, résultant du rapport de coopération et de commutation des forces particulières ; mais une intelligence de collectivité, une âme sociale, le sens intime y répugne. Où la loger ? Qui l’exprimera ? Allons-nous créer un vicariat, un sacerdoce, à cet autre Logos ? Après avoir détruit en nous cette double conscience tant reprochée à la religion, allons-nous la recréer par cette raison collective, dont les prescriptions ont tant de peiné à pénétrer dans la raison particulière ? Au lieu d’assurer par cet échafaudage la foi publique, ne sera-ce pas nous jeter dans une autre hypocrisie ? Telles sont les difficultés. Le système de la raison publique, sa réalité, son organisme, sa nécessité pour la garantie de la foi publique, c’est-à-dire sa fin : voilà ce que je vais tâcher d’éclaircir le plus brièvement qu’il se pourra. I. Système de la raison publique, ou système social. Que de fois ne me suis-je pas entendu adresser ce compliment que la critique jalouse se hâterait, pour l’honneur du siècle, de retirer, si elle en comprenait la portée : Vous êtes un admirable destructeur ; mais vous ne construisez rien. Vous jetez les gens à la rue, et vous ne leur offrez pas le moindre abri. Que mettez-vous à la place de la religion ? Que mettez-vous à la place du gouvernement ? Que mettez-vous à la place de la propriété ?... On me dit à présent : Que mettez-vous à la place de cette raison individuelle, dont, pour le besoin de votre cause, vous êtes réduit à nier la suffisance ? Rien, mon bonhomme ; car j’entends ne supprimer rien de ce dont j’ai fait si résolument la critique. Je ne me flatte que de deux choses : c’est, en premier lieu, de vous apprendre à mettre chaque chose à sa place, après l’avoir expurgée de l’absolu et balancée avec les autres choses ; ensuite, de vous montrer que les choses que vous connaissez, et que vous avez tant de peur de perdre, ne sont pas les seules qui existent, et qu’il en est de plus considérables encore dont vous avez à tenir compte. De ce nombre est la raison collective. On demande le vrai système, le système naturel, rationnel, légitime, de la société, puisqu’aucun de ceux qui ont été essayés ne résiste à l’action secrète qui le désorganise. Ç’a été la préoccupation constante des philosophes socialistes, depuis le mythologique Minos jusqu’au directeur des Icariens. Comme on n’avait aucune idée positive ni de la Justice, ni de l’ordre économique, ni de la dynamique sociale, ni des conditions de la certitude philosophique, on s’est fait une idée monstrueuse de l’être social : on l’a comparé à un grand organisme, créé selon une formule d’hiérarchie qui, antérieurement à la Justice, constituait sa loi propre et la condition même de son existence ; c’était comme un animal d’une espèce mystérieuse, mais qui, à l’instar de tous les animaux connus, devait avoir une tête, un cœur, des nerfs, des dents, des pieds, etc. De cette chimère d’organisme, que tous se sont évertués à découvrir, on déduisait ensuite la Justice, c’est-à-dire qu’on faisait sortir la morale d’une physiologie, ou, comme on dit aujourd’hui, le droit du devoir, de sorte que la Justice se trouvait toujours placée hors de la conscience, la liberté soumise au fatalisme, et l’humanité déchue. J’ai réfuté d’avance toutes ces imaginations, en exposant les faits et les principes qui les écartent à jamais. En ce qui touche la substantialité et l’organisation de l’être social, j’ai montré la première dans ce surcroît de puissance effective qui est propre au groupe, et qui excède la somme des forces individuelles qui le composent ; j’ai donné la loi de la seconde, en faisant voir qu’elle se réduit à une suite de pondérations des forces, des services et des produits, ce qui fait du système social une équation générale, une balance. En tant qu’organisme, la société, l’être moral par excellence, diffère donc essentiellement des êtres vivants, en qui la subordination des organes est la loi même de l’existence. C’est pourquoi la société répugne à toute idée d’hiérarchie, ainsi que le fait entendre la formule : Tous les hommes sont égaux en dignité par la nature, et doivent devenir équivalents de conditions par le travail et la Justice. Or, telle est l’organisation d’un être, telle sera sa raison : c’est pourquoi, tandis que la raison de l’individu affecte la forme d’une genèse, comme on peut le voir par toutes les théogonies, les gnoses, les constitutions politiques, la syllogistique ; la raison collective se réduit, comme l’algèbre, par l’élimination de l’absolu, à un système de résolutions et d’équations, ce qui revient à dire qu’il n’y a véritablement pas, pour la société, de système. Ce n’est pas un système, en effet, dans le sens qu’on attache ordinairement à ce mot, qu’un ordre dans lequel tous les rapports sont des rapports d’égalité ; où il n’existe ni primauté, ni obédience, ni centre de gravité ou de direction où la seule loi est que tout se soumette à la Justice, c’est-à-dire à l’équilibre. Les mathématiques forment-elles un système ? Il ne tombe dans l’esprit de personne de le dire. Si dans un traité de mathématiques quelque trace de systématisation se décèle, elle est du fait de l’auteur ; elle ne vient point de la science même. Il en est ainsi de la raison sociale. Deux hommes se rencontrent, reconnaissent leur dignité, constatent le surcroît de bénéfice qui résulterait pour tous deux du concert de leurs industries, et se garantissent en conséquence l’égalité, ce qui revient à dire, l’économie. Voilà tout le système social : une puissance de collectivité, une équation. Deux familles, deux cités, deux provinces, contractent sur le même pied : il n’y a toujours que ces deux choses, une puissance de collectivité et une équation. Il impliquerait contradiction, violation de la Justice, qu’il y eût autre chose. C’est pour cela que toute institution, tout décret qui ne relève pas exclusivement de la Justice et de l’égalité, succombe bientôt aux attaques de la critique, aux incursions du libre examen. Car, de même que dans la nature toute existence peut être récusée par l’homme au nom de sa dignité et de sa liberté, de même dans la société tout établissement peut être par lui récusé au nom de la Justice ; il n’y a que la Justice qui ne puisse être récusée au nom de rien. La Justice est inamovible, immodifiable, éternelle ; tout le reste est transitoire. Et voilà comment les religions, les constitutions politiques, les utopies de toute espèce, imaginées pour la conciliation de l’intérêt individuel et de l’intérêt collectif, mais ayant toutes la prétention de partir de plus haut que la Justice, de faire plus ou mieux que la Justice, de se servir de la Justice au lieu de la servir elle-même, ont fini par être trouvées toutes contraires à la Justice, et au nom de la Justice éliminées. Ce sont des créations de l’absolutisme individuel, déguisées sous le masque de la divinité. Et il en sera de même aussi longtemps que la pensée de l’absolu restera prépondérante dans le gouvernement des sociétés. Il n’est combinaison de la force et de la ruse, de la superstition et du machiavélisme, de l’aristocratie et de la misère, qui puisse avoir définitivement raison de la Justice. Et si cette Justice est armée de la critique, si vous lui donnez pour appariteur la discussion quotidienne, universelle, des institutions et des idées, des jugements et des actes, la conspiration ne saurait tenir un instant. Au grand jour de la controverse, les monstres que le scepticisme et la tyrannie enfantent seront forcés de fuir et de cacher sous terre leurs faces ridicules. Autre est donc la raison individuelle, absolutiste, procédant par genèses et syllogismes, tendant constamment, par la subordination des personnes, des fonctions, des caractères, à systématiser la société ; et autre la raison collective, faisant partout élimination de l’absolu, procédant invariablement par équations, et niant énergiquement, quant à la société qu’elle représente, tout système. Incompatibilité de formes, antagonisme de tendances : que veut-on de plus pour affirmer la distinction de ces deux natures ? II. Réalité de la raison publique. Mais quelle idée se faire de cette raison collective, qui résiste avec tant de force et un succès si complet aux fantaisies de la raison individuelle ? Est-ce une âme, un esprit, une entéléchie, quelque chose comme ce que nous imaginons quand nous parlons de l’esprit divin, des intelligences célestes, de notre âme immatérielle et immortelle ? Et pourquoi non, si notre entendement ne peut concevoir autrement la chose ? L’intelligence est partout, latente ou consciente, avons-nous observé plus haut. Ce que disait en autres termes ce philosophe : L’esprit dort dans la pierre, rêve dans l’animal, raisonne dans l’homme. Pourquoi ne raisonnerait-il pas aussi dans l’humanité ?... Mais écartons ces conceptions absolutistes. Ce n’est pas ainsi que la Révolution, s’exposant elle-même, doit poser sa raison et procéder à la discipline des idées. Dès lors qu’elle rejette de son programme les confessions de foi religieuse et toutes les inventions de la philosophie transcendante, révélation, dogme, autorité, hiérarchie, église, discipline ; dès lors qu’elle repousse le spiritualisme cartésien au même titre que le matérialisme d’Épicure, elle ne peut concevoir la Raison publique comme une entité métaphysique à part, un Logos antérieur et supérieur, mais comme la résultante de toutes les raisons ou idées particulières, dont les inégalités, provenant de la conception de l’absolu et de son affirmation égoïste, se compensent par leur critique réciproque et s’annulent. Une raison qui résulte, dites-vous, est comme un esprit qui se compose, ou une âme formée de parties : cela répugne au sentiment que nous avons de l’unité, de la simplicité, de l’identité de notre moi. Raisonnerez-vous toujours de l’absolu comme si vous en aviez une connaissance démonstrative et empirique ? Que savez-vous de votre moi et de sa simplicité, âme simple que vous êtes ? Et parce que vous vous concevez gratuitement, sans preuve aucune, par la seule vertu de votre absolutisme, comme sujet simple, s’ensuit-il que vous ne puissiez et ne deviez vous concevoir également, lorsque l’explication des faits le requiert, comme une résultante ? De même que nous avons vu le concours des forces produire une résultante différente en qualité des forces qui la composent et supérieure à leur somme, De même le conflit des opinions engendre une raison différente de qualité et supérieure en puissance à la somme de toutes les raisons particulières qui par leur contradiction la produisent. Je dis différente de qualité : c’est prouvé par l’antagonisme des deux raisons. J’ajoute supérieure en puissance : le progrès de la société le démontre. Si grande, en effet, que vous fassiez la raison de l’individu, toujours elle sera mêlée d’éléments passionnels, égoïstes, transcendantaux, en un mot absolutistes. Cela s’observe dans les mouvements de la multitude, les préjugés nationaux, les haines de peuple à peuple, si souvent décorées du nom de patriotisme : toutes choses qui ne sont que de l’absolutisme individuel, multiplié par le nombre des coquilles d’huîtres qui l’expriment. C’est par là que le genre humain a été victime si longtemps d’institutions et d’idées qui semblaient recevoir leur autorité de la Raison publique, en qui se révélait, pensait-on, la volonté des dieux, tandis qu’elles n’étaient que de monstrueuses excroissances de la raison individuelle. Or, nous voyons la raison collective détruire incessamment, par ses équations, le système formé par la coalition des raisons particulières : donc elle n’en est pas seulement différente, elle leur est supérieure à toutes, et sa supériorité lui vient justement de ce que l’absolu, qui tient une si grande place chez les autres, devant elle s’évanouit. Convenons donc que la raison collective n’est pas un vain mot : c’est d’abord et indubitablement un rapport. Or, comme le rapport ou la raison des choses est en toute chose le fait capital, la plus haute réalité, je dis que la raison collective résultant de l’antagonisme des raisons particulières, comme la puissance publique résulte du concours des forces individuelles, est une réalité au même titre que cette puissance ; et puisqu’elles se réunissent dans la même collectivité, j’en conclus qu’elles forment les deux attributs essentiels du même être, la raison et la force. C’est cette Raison collective, théorique et pratique à la fois, qui depuis trois siècles a commencé de dominer le monde et de pousser dans la voie du progrès la civilisation ; c’est elle qui a fait prévaloir le principe de tolérance religieuse, créé le droit public et le droit des gens, jeté les fondements de la confédération européenne, déclaré l’égalité devant la loi, rendu la philosophie aussi sacrée que la religion elle-même. C’est elle que les tribunaux et les corps savants s’efforcent d’exprimer dans leur style, et que tout écrivain, tout artiste, après avoir dans la composition de son œuvre donné carrière à sa subjectivité, invoque en dernier ressort. C’est elle que nos pères, dans un jour d’enthousiasme, firent monter sur l’autel du Christ et saluèrent comme leur déesse et leur reine : En Dii tui, Israël ! Non que cette figure représentât à leurs yeux une âme du monde, un génie, un Verbe, un Esprit, un Dieu, comme celui dont les empereurs et les papes se dirent les hérauts : il y a l’infini entre la Raison de 93 et l’Être suprême de 94. C’était l’Humanité, juste, intelligente et libre, qu’ils posaient à la place de la vieille idole. Il n’y a rien là-haut, disait avec un geste magnifique ce jeune ouvrier que la police correctionnelle condamna l’an passé pour délit de société secrète ; je crois à la Justice. Ainsi la Révolution disait aux peuples, en leur montrant, la liberté sous les traits de la femme : « Il n’y a rien là-haut que ce que vous y avez mis, c’est-à-dire vous-mêmes. Hommes, relevez-vous ; saluez la liberté et croyez à la Justice. » Hélas ! ce ne fut qu’un éclair : la Révolution n’était pas en nombre. Le fanatisme, la sottise envieuse et bavarde, étaient les maîtres. La Raison déifiée fut par l’imbécile messie de Catherine Théot déclarée suspecte, et le Suprême fit éclipser la liberté. III. Organisme de la raison publique. L’idée de l’absolu s’étant réalisée dans toutes les créations de l’ancien régime, l’idée de la Justice doit se réaliser de même dans toutes les institutions du nouveau. Vous demandez quel est l’organe de la raison collective ? Naturellement ce ne peut pas être l’individu, bien que l’individu soit capable, par l’habitude de la dialectique et par la pratique de la Justice, d’exprimer avec plus ou moins de bonheur la pensée générale. Trop d’absolutisme se mêle aux œuvres de la personnalité pour qu’elle puisse être jamais prise pour arbitre du droit. L’organe de la raison collective est le même que celui de la force collective : c’est le groupe travailleur, instructeur ; la compagnie industrielle, savante, artiste ; les académies, écoles, municipalités ; c’est l’assemblée nationale, le club, le jury ; toute réunion d’hommes, en un mot, formée pour la discussion des idées et la recherche du droit : Ubicumque fuerint duo vel tres congregati in nomine meo, ibi sum in medio eorum. Une seule précaution est à prendre : c’est de s’assurer que la collectivité interrogée ne vote pas, comme un homme, en vertu d’un sentiment particulier devenu commun ; ce qui n’aboutirait qu’à une immense escroquerie, ainsi qu’il se peut voir dans la plupart des jugements populaires. Posons donc ce principe : L’impersonnalité de la raison publique suppose pour organe la plus grande multiplicité possible. Et c’est seulement afin d’assurer cette impersonnalité qu’il peut être à propos de créer, pour la police des débats et la garde de l’opinion, une commission spéciale. Combien de fois, hélas ! depuis soixante ans, n’avons-nous pas eu lieu de reconnaître l’inanité de la sauvegarde publique, quand elle n’a pas pour organe un pouvoir chargé de la représenter et d’agir d’office en son nom, comme le ministère public est chargé, au nom de la sûreté générale, de la répression des délits et des crimes ? Si nos académies avaient retenu l’esprit de leur origine, si elles avaient la moindre idée de leur mission, si l’hypocrisie de la transcendance n’avait pas faussé leur conscience autant que leur entendement, rien ne leur serait plus aisé que d’assumer sur les œuvres de l’intelligence cette haute juridiction. Il n’est pas plus difficile de démêler dans un livre d’histoire, d’économie, de politique, de morale, de littérature, ce qui vient d’une raison légitime d’avec ce qui est le produit du mysticisme, que de le signaler dans les choses de la physique et de l’histoire naturelle. Elles diraient à la jeunesse : « Jusqu’à la Révolution française, la philosophie sociale n’a possédé que des maximes de simple intuition, quelques-unes très-belles, d’autres, en plus grand nombre, douteuses, la plus grande partie malsaines, toutes dépourvues de principe, de lien, de méthode ; sujettes d’ailleurs à toutes les exceptions de l’égoïsme, à toutes les contradictions du privilége, aux violations sans fin de la raison d’Église et de la raison d’État. « Les institutions du consentement tacite et universel ont été le piége de la liberté ; la morale des nations a été la honte des nations. L’Évangile même ne saurait ici trouver grâce : plus qu’aucun autre code il incline à l’absolutisme ; et plus il a su émouvoir, par sa charité et son mépris de la richesse, le cœur du travailleur, plus sûrement il est devenu pour le travail une cause de réprobation et de servitude. « Jeunes écrivains, le juste et le vrai sont deux termes auxquels toute raison particulière aspire avec force, mais qui ne sont donnés avec plénitude que dans la raison collective, dont la logique et l’expérience s’accordent à démontrer l’incompatibilité avec l’absolu. « Jamais donc vous ne supposerez dans vos écrits, comme réalité positive, nécessaire à l’intelligence et à la sanction de la Justice ; jamais vous n’admettrez dans vos définitions et vos théorèmes, qui tous doivent porter exclusivement sur des faits et des rapports, ni, Dieu, ni âme, ni esprit, ni matière, ni ange, ni démon, ni paradis, ni enfer, ni création, ni résurrection, ni métempsycose, ni révélation, ni miracle, ni sacrement, ni prière, rien enfin qui implique une existence de l’absolu séparé du phénomène, une manifestation en soi de l’absolu. « Ce serait superstition pure, la mort de la science, de la morale et de l’art. « Il se peut, il est rationnel de penser, d’après la marche des sciences, qui nous révèle sans cesse de nouvelles essences, de nouveaux absolus ; il se peut, disons-nous, que Dieu, l’absolu des absolus, pas plus que la matière dont l’univers est formé, ne soit un pur néant : c’est une hypothèse qu’il serait d’une égale faiblesse d’esprit de nier ou d’admettre, et c’est déjà le signe d’une raison malade de s’en préoccuper. Ce qui est certain, c’est que cet absolu qui, sous le nom de Dieu, nature, force créatrice, se présente sans cesse dans le discours pour la commodité de l’exposition, n’existe pas pour la science en dehors de la phénoménalité universelle ; que hors de cette phénoménalité il doit être compté par le philosophe comme rien, par le jurisconsulte comme moins que rien, par l’écrivain et l’artiste comme le fantôme de rien. « L’absolu, dans le ciel de l’intelligence, joue le même rôle que les comètes dans le ciel de la nature. On sait aujourd’hui que ces prétendus astres, qui effrayèrent si longtemps les populations superstitieuses, dont la rencontre, suivant Buffon, aurait détaché, comme des éclaboussures, les planètes du soleil, et causé plus tard les cataclysmes de notre petit globe, se réduisent à d’immenses bulles de vapeur gonflées par l’éther qui les charrie, et dont l’enveloppe, de plusieurs centaines de mille lieues de circonférence, n’a peut-être pas un dixième de millimètre d’épaisseur. Plus elles sont légères et transparentes, plus elles brillent et étonnent, jusqu’à ce qu’elles éclatent, laissant à peine de leur figure épouvantable quelques gouttes de liquide perdu dans l’espace. « La métaphysique, ou philosophie transcendante, ainsi nommée parce qu’elle a pour objet d’expliquer la formation des idées absolues, nous enseigne en même temps à nous défier de l’absolu. Sous ce rapport, elle peut être considérée comme la médecine préventive de l’intelligence : ce n’est plus qu’une jonglerie, dès qu’elle affecte des prétentions d’un autre ordre... » Ai-je trop dit ? La parité n’est-elle pas exacte ? Pourquoi le magnétisme animal, les esprits frappeurs, les tables tournantes, n’ont-ils pu se faire ouvrir la porte de l’Institut ? Il n’y en a pas d’autre raison que celle indiquée par M. Babinet : c’est que ces prétendus phénomènes n’obéissent point à l’observateur ; c’est de la magie, de la superstition, une sorte d’évocation de l’absolu. Le soupçon d’absolu dans une expérience suffit, et avec raison, pour écarter le soi-disant expérimentateur. Il n’est plus de la compétence de l’Académie ; il n’est justiciable que de M. Lélut ou de M. Zangiacomi. Pourquoi, au contraire, dès qu’il s’agit de philosophie morale, les rapsodies religieuses, les histoires sacrées, les relations de miracles, trouvent-elles dans ce même Institut un favorable accueil ? Pourquoi ce qui est dédaigné, conspué, voué au cabanon par MM. de l’Institut, chez les adeptes de la sorcellerie moderne, est-il loué, récompensé, couronné, chez les apologistes de la foi ? Sur quoi fondés établissent-ils entre ceux-ci et ceux-là une différence ? Nous sommes vis-à-vis de l’absolu en état de guerre. Jusqu’à ce que l’humanité ait secoué cette terreur, il est du droit et du devoir de la Révolution d’en poursuivre partout les vestiges et d’en neutraliser l’influence. Notre moralité et notre progrès en dépendent. D’autres, en haine de l’Église, dont la conduite après 1848 a trompé leur attente, voteront la suppression du budget des cultes : satisfaction promise à la Révolution, dont je n’ai plus à m’occuper. Je demande que le lendemain de ce vote on n’ouvre pas un crédit pour la célébration de quelque fête à l’Être suprême ; je demande que la foi théologique reste à l’avenir dans le cœur des croyants, devenus pour tout de bon, selon la parole de l’Évangile, adorateurs en esprit. Quant à la multitude, la seule religion qui lui convienne désormais est celle de sa propre dignité. Apprenons-lui, à cette multitude trop longtemps avilie, que l’idée de Dieu lui fut donnée comme allégorie de la Justice ; et Dieu et la Justice y gagneront tous deux, le premier de mériter enfin notre estime, la seconde de n’être plus tenue en échec par sa soi-disant caution. IV. La raison publique, seule garantie de la foi publique. Où l’absolu règne, où l’autorité pèse sur l’opinion, où l’idée d’une essence surnaturelle sert de baser à la morale, où la raison d’État prime tous les rapports sociaux, il est inévitable que la dévotion à cette essence, l’autorité qui la représente, les exceptions qu’elle crée au droit et au devoir, les intérêts qu’elle fait naître, l’emportent dans les cœurs sur le respect de la foi publique : ce qui veut dire que, comme la raison publique est faussée, la foi publique est nulle. Ceci est le dernier degré de dépravation auquel puisse descendre une société. C’est déjà un mal bien grand, et nos précédentes Études ont servi à le faire comprendre, quand, par suite de l’invasion de l’absolu, toute Justice se trouve détruite dans les relations humaines, dans l’économie, le gouvernement, l’éducation, le travail. Mais l’immoralité ne s’arrête pas là : dans une société livrée de fait au probabilisme, la fidélité aux engagements, la constance dans les maximes et la conduite, deviennent de plus en plus rares ; en sorte qu’à l’iniquité générale des situations se joignent, avec ce qu’ils ont de plus odieux, le mensonge, la trahison, la vénalité, et par contre-coup, le soupçon injuste et la calomnie. Qui pourrait vivre dans une société d’où toute foi serait bannie ? Or, quand la foi publique fut-elle plus indignement violée, le mépris des principes et des serments pratiqué sur une plus grande échelle que depuis la Révolution ?... Fruit de la Révolution, répondent nos adversaires. — Oui, comme l’apostasie et l’hérésie furent le fruit de l’Évangile... Laissons les récriminations vaines, qui tendraient à rendre la vérité responsable du mensonge, la Vertu solidaire du crime. La cause de cette détresse des consciences, dont les soixante-dix dernières années nous ont donné tant de fois le honteux spectacle, vient de l’adultération des idées par cette religion de l’absolu, dont les divers organes de la Révolution ne surent jamais entièrement se défaire. Lorsqu’à la suite des journées de juillet 1830, il fut écrit dans la nouvelle Charte qu’il n’y avait plus de religion d’État, tout le monde comprit de suite la portée de cet amendement. L’absolu théologique disparaissant de la Constitution, il ne pouvait plus exister de ce chef, dans le corps politique, ni partis, ni antagonisme, partant plus d’hypocrisie ni d’apostasie, pas plus que de favoritisme ou de martyre. Rien à gagner ou à perdre, devant l’État, à suivre telle religion plutôt que telle autre, pas même une mauvaise note à qui n’en professerait aucune. La constance dans la foi ou la défection, relativement à la chose publique, était un non-sens. La trahison ne pouvait plus exister qu’entre zélateurs du même culte et pour les choses de ce culte ; hors de son église, s’il appartenait à une église, le citoyen n’était tenu que d’être honnête homme. Or, ce que la Révolution a fait pour l’absolu théologique, elle tend à le faire pour l’absolu politique et économique : c’est-à-dire que, s’élevant elle-même au-dessus de toute forme extérieure de gouvernement, comme de toute classification territoriale et industrielle, elle tend à assurer la liberté et le bien-être de tous par l’équation des rapports, ce que nous avons nommé ailleurs balance des services et des produits. Ce que la Révolution cherche comme son objet propre étant donc le rapport ou la raison des choses, l’équilibre des forces et des intérêts, en un mot le droit pur, abstraction faite de tout élément absolutiste, les opinions extra-juridiques, en fait de gouvernement et d’organisation sociale, tombent devant elle comme les opinions religieuses ; elle ne s’en inquiète nullement. Elle professe à l’égard des partis et des écoles, toujours formés dans un but absolutiste, et qu’elle n’a garde d’ailleurs d’interdire, puisqu’ils constituent la vie même de la société, elle professe, dis-je, la même impartialité ou indifférence qu’à l’égard des églises : le seul point sur lequel elle se montre intolérante est le respect de la Justice, qu’elle représente exclusivement. Dans ces conditions, la foi publique est assurée, au moins en ce qui touche les intérêts généraux du pays. Dès lors, en effet, que le gouvernement se borne à déterminer et assurer des rapports, sans acception d’opinions et de partis, il n’y a plus, pour lui ni pour personne, de trahison à craindre, pas plus que de serment à exiger. Je vais plus loin : je dis que du jour où la démocratie, devançant les événements, aura ainsi défini sa pensée et son objet, il est impossible qu’elle n’absorbe pas bientôt la masse de la nation, et qu’elle compte encore des défectionnaires. Organe du droit pur, de la science pure, comment perdrait-elle un seul adhérent ? Un homme ne transige pas sur une question scientifique, une formule de géométrie : ce serait comme un faux en écriture publique, un crime pour lequel sa conscience ne trouverait pas d’excuse. On ne transige que sur des questions d’absolu, telles que sont, pour l’immense majorité des hommes, les choses de la politique, de l’économie et de la morale. Toute apostasie est ainsi préparée par un probabilisme latent, que fera bientôt surgir la tentation des intérêts, et dans lequel l’apostat trouve toujours ce prétexte, que, l’erreur étant d’un côté autant que de l’autre, il est maître de ses engagements. Comment les jacobins, ces épurateurs éternels, devinrent-ils, après le coup d’État de brumaire, presque tous apostats ? C’est qu’avec leur spiritualisme, leur Être Suprême, leur république une et indivisible, leur propriété romaine, leur souveraineté du peuple, et toutes leurs entités métaphysiques renouvelées de l’ancien régime, ils juraient, non par la Justice et la Vérité, mais par l’Absolu. Il leur eût fallu une grâce spéciale pour rester quand même dans leur républicanisme. Bonaparte se couronnait empereur, faisait disparaître une à une toutes les libertés : ils affectaient de ne voir en lui que l’homme de la démocratie ; c’était, disaient-ils, l’épée de la Révolution ! Mais Mirabeau, dont le jacobinisme voudrait effacer le nom de nos fastes révolutionnaires, Mirabeau, pensionnaire secret de Louis XVI, ne fut point apostat. On peut l’accuser d’inconduite et désapprouver une tactique dans laquelle entrait la stipulation de ses intérêts personnels ; il ne vendit pas sa pensée et sa conscience ; il ne se prosterna jamais devant l’absolu ; il le força, au contraire, de ployer devant son programme, qui n’était autre que la Révolution pour principe avec la monarchie constitutionnelle pour organe. Mirabeau voulait fortement une chose, dans laquelle l’absolu n’entrait réellement pour rien : l’unité monarchique, comme résultante de la pondération des forces sociales. Le nom de Mirabeau est synonyme de monarchie domptée : il n’y paraît nulle part autant que dans sa correspondance avec M. de la Marck. Les événements ont depuis justifié les prévisions de Mirabeau : rien, d’abord, n’a pu s’établir en France contre la Révolution ; et quant à la constitution du pouvoir, de tous les gouvernements qui se sont succédé parmi nous jusqu’à ce jour, celui qui a le plus mal servi la liberté et l’égalité a été celui des républicains. Descendons de ces hauteurs. Il y a loin de mon individualité chétive à celle de Mirabeau ; je n’ai pas plus la puissance de ses vices que la puissance de son génie. Mais il est une vertu modeste qui sied aux petites gens, c’est la franchise ; et je tiens à ce qu’amis et ennemis sachent, le cas échéant, sur quelles données ils devront instruire mon procès. Je trouve dans ma biographie cette espèce d’éloge, dont l’expression trahit suffisamment l’origine : « Renonçant à poursuivre Proudhon, les ministres de Louis-Philippe cherchèrent à le séduire. C’était dans les mœurs gouvernementales du jour. On lui offrit une chaire à son choix, chaire d’histoire ou d’économie politique. Pierre-Joseph, comme on le devine fort bien, se donna la gloire de trancher de l’incorruptible. » Non, Monseigneur, je n’ai pas tranché de l’incorruptible, attendu qu’on ne m’offrit jamais de chaire, et que personne du gouvernement de Louis-Philippe ne tenta de me séduire. Cette déclaration très-sincère diminuera sans doute de ma gloire dans l’opinion de certaines gens ; soit, j’aime mieux cela. J’ajouterai même, pour l’entière édification de mes lecteurs, que si, en 1843, le gouvernement de Louis-Philippe, à qui M. le préfet de police Delessert m’avait signalé comme un homme dangereux, m’eût offert une chaire d’économie politique, j’aurais accepté, quitte à donner ma démission, comme Michelet et Quinet, le jour où ma parole n’eût plus été libre. J’en dis autant de la prétendue tentative d’acheter ma conscience moyennant une place de rédacteur du journal de la préfecture. Toutes ces histoires de corruption pratiquée sur des hommes de doctrine, dont se repaît l’imagination populaire, sont l’effet de la mauvaise conscience créée et entretenue par le vieil esprit chrétien. En 1843, je n’étais pas devenu l’homme d’un parti, j’étais simplement l’homme d’une idée. Et comme le gouvernement de Louis-Philippe, malgré ses tendances fâcheuses, n’avait pas cessé d’appartenir à la Révolution, j’aurais, je l’avoue, regardé comme du plus heureux augure l’offre qui m’aurait été faite par un ministre de développer, sous le couvert du pouvoir, mais bien entendu en dehors de son inspiration et sous ma propre responsabilité, le résultat de mes recherches. En fait de corruption gouvernementale, je fais profession de croire que le pouvoir ne séduit que ceux qui s’offrent eux-mêmes, des gens qui ne portent pas d’idée, ou qu’une faute secrète livre à sa discrétion. Les uns ni les autres ne valent le prix qu’on en donne ; ils ne servent qu’à la montre, à peu près comme au spectacle les figurants. Mais l’homme dont le cœur est plein d’une idée, qui ne vit, ne respire que pour cette idée, ne peut être corrompu contre elle, puisque ce serait être corrompu contre lui-même, ce qui implique contradiction. Pour qu’un tel homme trahît ses convictions, il faudrait, je le répète, de deux choses l’une : ou qu’il y fût contraint par la honte d’une plus grande infamie, ou qu’il existât en lui une religion supérieure à l’idée, ce qui sort de l’hypothèse. Il est, je le sais, des hommes de plume et de langue assez infatués de leur faconde pour s’imaginer qu’ils font à volonté le vrai et le faux ; qui se flattent, comme les sophistes, de plaider tour à tour le blanc et le noir, et de gagner toutes les causes. Ces artistes, que les partis indemnisent et que les gouvernements achètent, ne savent le plus souvent ce dont ils parlent, et n’ont pas d’idées ; leur talent ne fait illusion qu’aux aveugles ; et le jour où ils changent de maître, ils rendent service à la cause qu’ils désertent et qu’ils purgent, sans profit pour le nouvel acquéreur ni pour eux-mêmes. Que les hommes qui de nos jours apportent à la démocratie le concours de leurs convictions religieuses y réfléchissent : abstraction faite de la solidité de leur vertu, que je ne mettrai jamais en doute, ils sont, par leur religion même, dans l’occasion toujours prochaine du péché. Le christianisme, qui ne croit pas à la vertu humaine ; qui n’admet la science libre que sous bénéfice de conciliation avec la foi ; qui ne voit dans les idées trouvées par la raison que des probabilités, de pures fantaisies, indignes par elles-mêmes de la considération de l’esprit ; qui prétend les faire servir toutes, bonnes et mauvaises, à ses desseins ; qui trouve habile, en conséquence, d’avoir dans toutes les écoles, dans tous les gouvernements, des hommes à lui, de s’allier à toutes les causes, de fraterniser avec toutes les opinions, d’organiser sa propagande sous tous les drapeaux ; qui jure tantôt par la Constitution et tantôt contre la Constitution ; qui prêche la croisade en faveur de l’Islam, après l’avoir prêchée pendant douze siècles contre l’Islam ; qui, en 1855, canonise la Pucelle, brûlée par lui en 1431 ; qui un jour défend le prêt à intérêt, et un autre jour soutient le prêt à intérêt ; qui dans la même chaire tonne contre l’exploitation bourgeoise, et puis fulmine contre l’insoumission du prolétaire ; le christianisme qui appelle liberté tout ce zigzag, et s’en sert comme d’un carreau contre la liberté ; le christianisme, dis-je, croit naturellement à la corruption des consciences ; il croit que l’idée est vénale ; il ne peut pas ne le pas croire, puisque toute idée autre que la conception de l’absolu est vaine à ses yeux, matière à dispute, sujette au doute, aux restrictions, aux transactions, par conséquent viciée dans son principe, suspecte à elle-même, et toujours dans la disposition de se sacrifier sur l’autel de la religion ou de l’intérêt. Sans doute il est des âmes que la moindre indélicatesse révolte et qui croiraient outrager leur religion s’ils lui demandaient l’excuse de leur inconstance ; mais la multitude ne prend pas pour modèles ces types chevaleresques, et c’est pour la multitude que sont faites les institutions. Qui ne sent que les variations populaires seront d’autant plus rares que les idées seront mieux définies, la moyenne vertu hésitant toujours plus devait une proposition scientifiquement établie que devant une proposition qui implique dans ses termes la dévotion à un absolu ? Nos hommes d’État le comprennent tous : avares pour le peuple d’instruction positive, ils lui prodiguent la religion ; d’autant plus hostiles contre l’idée, qu’ils ne connaissent qu’elle d’incorruptible. Encore un apologue, et je termine. En 1853, après le rétablissement de l’empire, j’eus occasion de voir le ministre de l’intérieur, M. de Persigny. Il s’agissait d’une affaire administrative dont je n’ai pas à entretenir le lecteur. M. de Persigny m’accueillit avec bienveillance ; puis, la question qui faisait l’objet de ma visite épuisée, entra en propos. — Comment vous, monsieur Proudhon, me dit-il, n’avez-vous pas compris en 1848 que la tradition napoléonienne serait cent fois plus puissante sur le peuple que la vôtre ? — Je l’ai si bien compris, monsieur le ministre, répondis-je, que c’est précisément à cause de cela que j’ai fait une si vive opposition à Louis Bonaparte. — Je ne vous comprends plus alors ; ne sommes-nous pas aussi la Révolution, la démocratie ? — Non, monsieur le ministre, répliquai-je, vous n’êtes pas la Révolution, vous n’êtes pas la démocratie, vous n’êtes pas même dans la tradition impériale. Vous êtes fatalement, bon gré malgré, une réaction, et vous ne semblez pas vous en apercevoir. Napoléon Ier, cet enfant des circonstances, et que les circonstances réduisirent en définitive, malgré son génie et ses victoires, à jouer le rôle de Monck, n’aurait pas demandé mieux que de jouer celui de Mahomet. Il n’aurait pas chassé l’ange Gabriel et mis la jument Alborak à la porte de ses écuries. Tout en restaurant, faute de mieux, le clergé et les nobles, il s’entourait tant qu’il pouvait des philosophes de la Révolution, des régicides et des terroristes, comme des thermidoriens. Ainsi il faisait entrer au sénat Volney, l’auteur des Ruines. Volney, monsieur le ministre, c’est mon maître ; Volney, Dupuis, Fréret, Diderot, d’Alembert, Voltaire, les physiocrates, Condillac, Molière, Bayle et Rabelais, voilà mes pères, voilà ma tradition. Voulez-vous me faire sénateur ? J’accepte. À cette brusque proposition le ministre sourit, me fit un geste d’adieu, et je le quittai, pensant en moi-même que le gouvernement du 2 décembre croyait trop aux idées pour s’y prendre, et que l’Église était mieux son fait : avec elle, il cultive l’absolu. Dieu le protége !
Les Richesses souterraines des États-Unis
L. Simonin Les Richesses souterraines des États-Unis Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 11, 1875 (p. 658-685). journal3e périodeLes Richesses souterraines des États-UnisL. Simonin1875ParisCtome 11Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 11.djvuRevue des Deux Mondes - 1875 - tome 11.djvu/9658-685 LES RICHESSES SOUTERRAINES DES ETATS-UNIS LE CHARBON, LE FER, LE PETROLE. Un homme d’état anglais a dit que l’avenir était au peuple qui produirait le plus de houille. Si cette prédiction de Robert Peel doit se vérifier, aucune contrée plus que les États-Unis de l’Amérique du Nord n’a le droit d’en revendiquer l’application. Les bassins carbonifères de ce pays ont des dimensions qui sont en rapport avec l’étendue du continent lui-même, et alors que la Grande-Bretagne, depuis quelques années, scrute avec émotion les réserves de ses domaines souterrains, les états de l’Union fouillent toujours plus ardemment leurs richesses houillères sans se demander encore s’il est possible d’assigner une limite à la durée, sinon aux confins de v cette exploitation. Les seules mines de la Pensylvanie ne sont-elles pas aussi étendues que toutes celles de l’Angleterre, et tous les gisemens des États-Unis ensemble n’ont-ils pas une superficie vingt fois plus grande ? La houille dispense partout la lumière, la chaleur, la force, le mouvement ; elle est l’âme de tous ces ingénieux mécanismes qui suppléent de plus en plus aux bras de l’homme, dont l’emploi est si cher en Amérique. C’est pourquoi il n’est pas un point des États-Unis révélant un indice de charbon où le gîte ne soit immédiatement interrogé, attaqué, recoupé par des galeries ou des puits, et cela, quelque éloigné qu’il soit, au pied des Montagnes-Rocheuses ou sur les rivages du Pacifique, dans le Colorado ou en Californie. Ce n’est pas seulement de houille que la nature a été généreuse envers l’Amérique du Nord, c’est aussi de ce minerai qui ne peut plus se passer de la houille et avec lequel on produit le métal à la fois le plus commun et le plus utile, le fer. Ce minerai est là-bas partout répandu en amas, en filons, en couches épaisses et même en véritables montagnes, témoin ces gîtes fameux de la Pensylvanie, du Missouri, du Michigan. La houille sert à traiter le minerai dans de vastes foyers. Le métal sort de la pierre à l’état de fonte, transformée bientôt en fer et en acier. Ici comme en d’autres contrées, les gîtes ferrifères marchent volontiers de conserve et font bon voisinage avec les gîtes houillers ; ils sont même quelquefois en concordance, en superposition complète avec eux. Ce qui est plus important, c’est que le chiffre de la production, pour la houille comme pour le fer, est allé en croissant dans des proportions très rapides. Les États-Unis produisent aujourd’hui en houille le tiers, et en fer la moitié du chiffre de la Grande-Bretagne, qui est de beaucoup, en ces deux matières, le pays le plus fécond du globe ; demain ils l’auront atteinte, et dès lors ils la laisseront bien loin derrière eux. Une troisième substance minérale, vulgaire comme les précédentes et devenue presque aussi indispensable aux usages quotidiens des sociétés civilisées, est le pétrole. Proche parent de la houille et lui-même houille liquide, on peut le dire, le pétrole est surtout employé comme lumière, et à ce titre il fournit aux ménages et aux ateliers industriels l’éclairage le plus économique. Les États-Unis ont véritablement le monopole de cette utile matière, qui avant eux, depuis le temps des Babyloniens, des Égyptiens et des Perses, n’était qu’une curiosité minéralogique. La nature, dans la distribution qu’elle en a faite au globe, s’est montrée encore plus prodigue envers les États-Unis que pour les produits précédens. Elle a semé sous le sol, principalement en Pensylvanie, des lacs de cette houille fluide et donné à ce seul état à peu près le privilège exclusif de la production du pétrole. Les extractions, déjà énormes, des premières années sont maintenant de beaucoup dépassées, et l’on ne sait où s’arrêtera cette récolte toujours plus abondante de l’huile de pierre. Ces faits n’ont rien de surprenant aux États-Unis, car il serait facile de constater pour d’autres produits souterrains, soit parmi les métaux plus ou moins communs, le plomb, le zinc, le cuivre, le mercure, soit parmi les métaux précieux, l’or et l’argent, des phénomènes analogues. Les mines de plomb du Wisconsin et du Missouri égalent celles de l’Espagne, et les mines de zinc de ces deux états celles de la Belgique, de la Silésie et de la Sardaigne ; les mines de cuivre du Michigan sont les rivales de celles du Chili, et New-Almaden de Californie a fait pâlir pour toujours l’Almaden d’Espagne, exploité depuis les Phéniciens. Est-il besoin de rappeler que l’Australie elle-même n’a jamais produit plus d’or que la Californie ? Et toutes les mines de l’Amérique espagnole, hier encore si réputées, ont-elles jamais donné une quantité annuelle d’argent égale à celle que fournit aujourd’hui le seul état de Nevada ? En vérité, quand on réfléchit à ces choses, on est conduit à se demander s’il y a là un simple phénomène de hasard, ou si la nature, qui semble ne rien faire en vain, avait quelques vues secrètes lorsqu’elle favorisait avec une préférence si marquée la partie du continent américain où devaient s’asseoir et s’étendre un jour les États-Unis. I. — LE CHARBON. Si l’on jette un coup d’œil sur la carte géologique qui accompagne le dernier volume du neuvième recensement des États-Unis, récemment publié par le gouvernement fédéral, on remarque une énorme tache noire courant dans la direction des monts Alleghany ou Appalaches, qui est celle des côtes de l’Atlantique, et traversant les états de Pensylvanie, Ohio, Maryland, Virginie, Kentucky, Tennessee, Alabama. Trois autres taches, dont une est plus étendue encore que la première et situées toutes les trois en arrière de celle-ci, empâtent la moitié de l’état de Michigan, ceux d’Illinois et d’Indiana, enfin ceux de Missouri, Iowa, Kansas, Arkansas et Texas. C’est là l’indication conventionnelle de la surface occupée par les principaux bassins houillers des États-Unis. Si l’auteur n’a pas fait mention d’autres gîtes carbonifères, c’est que la faible étendue de quelques-uns de ces gîtes relativement aux premiers aurait à peine permis de les indiquer par un point sur la carte. Ces dernières mines s’étendent entre autres au pied des Montagnes-Rocheuses dans l’état de Colorado, ou sont disséminées le long du grand chemin de fer du Pacifique à travers les territoires de Wyoming et d’Utah. Il faut noter enfin celles qui gisent dans l’Orégon ou en Californie, au pied du Mont du Diable, près de la baie de San-Francisco. Les gisemens de Pensylvanie sont de beaucoup les plus renommés, les plus productifs. A lui seul, cet état extrayait en 1872 environ les trois quarts de tout le combustible que fournissait l’Union, et les deux tiers de sa production totale, qui était alors d’environ 30 millions de tonnes, se composaient de charbon anthraciteux. L’anthracite ou charbon de pierre proprement dit, — à la houille friable, bitumineuse, doit seul être réservé le nom familier de charbon de terre, — l’anthracite n’est exploité qu’en Pensylvanie en grandes masses ; l’extraction en est peu importante dans les états de Rhode-Island et de Massachusetts. C’est l’idéal du charbon fossile, presque du charbon pur comme le diamant. Enlevez-lui quelques centièmes de cendres et donnez-lui la limpidité qui lui manque, vous aurez la reine des gemmes. Il est tel échantillon d’anthracite qui renferme presque au-delà de 95 pour 100 de carbone fixe ; le peu qui reste est dévolu aux matières volatiles, qui ne consistent souvent qu’en un peu d’eau combinée ou interposée, et aux cendres. Les Américains sont fiers de ce combustible, et remarquent que leur pays seul en est largement doté. En Europe, un coin de la Grande-Bretagne, le pays de Galles, où sont les mines de Swansea, et un département de France, l’Isère, où sont les mines de la Mure, en produisent seuls des quantités assez notables, et encore la qualité n’en est pas comparable à celle de l’anthracite américain. Celui-ci est toujours compacte, dur, d’un noir de jais, d’un éclat semi-métallique, ne tache jamais les doigts, ne produit ni poussière ni fumée. Grâce à la quantité considérable de carbone qu’il contient, il développe entre tous les combustibles minéraux le maximum de chaleur ; c’est comme du coke naturel. L’anthracite est par excellence le combustible domestique. Le cannel-coal des Anglais, cette houille terne, chargée de bitume, qui s’allume comme de la chandelle et jette une flamme vive et blanche, n’a pu lui ravir que quelques foyers des maisons riches ; lui, on le rencontre dans tous les poêles, dans toutes les cheminées. Comme il exige un assez grand tirage, il n’est pas utilisé seul à bord des navires à vapeur : il faut pour cela le mélanger à des combustibles bitumineux. Comme il ne colle pas en brûlant à la façon de la houille maréchale, il est aussi impropre à la forge ; mais ces énormes foyers où l’on traite le minerai de fer, les hauts-fourneaux, l’emploient avec avantage au lieu du coke ou de la houille flambante crue. En 1868, à Haukendauqua (Pensylvanie), nous l’avons vu jeter en blocs volumineux dans la gueule des fours, et nous avons salué là l’inventeur de ce procédé métallurgique, le vénérable M. Thomas, venu en 1840 du pays de Galles pour apprendre aux Américains à consommer l’anthracite dans le traitement du minerai de fer. C’est dans l’est de la Pensylvanie que sont concentrés les charbons anthraciteux. Ils occupent trois bassins distincts, superficiellement peu étendus, très rapprochés, de directions sensiblement parallèles, et qui sont quelquefois appelés du nom des cours d’eau qui les traversent, le Schuylkill, le Lehigh et la Lackawanna. La première et la seconde de ces rivières sont des affluens de la Delaware, qui passe à Philadelphie, la troisième se jette dans la Susquehanna, dont l’embouchure est au-dessous de celle de la Delaware. Le pays où sont dispersés les mines et les chantiers d’exploitation est magnifique. Les cours d’eau qui l’arrosent roulent à travers des roches schisteuses, feuilletées, distribuées pittoresquement, des eaux claires, poissonneuses, teintées de vert. Une partie de ces cours d’eau est naturellement navigable, l’autre a été canalisée, et il est commun de voir les canaux aller parallèlement avec le rail, qui s’allonge ici de tous côtés. La voie d’eau, bien que moins rapide, est plus économique que la voie ferrée, ce dont il faut tenir compte dans le transport des charbons. Les arbres qui couronnent la crête et le flanc des vallées, les chênes, les hêtres, le châtaignier, le noyer, l’érable, et sur les plus hautes cimes les pins et les sapins, distribuent partout la verdure et l’ombre, et maintiennent dans l’air une humidité bienfaisante. Ces forêts ont été de tout temps exploitées. Les troncs les plus gros, les plus sains, abattus à la hache, débités à la scie, fournissent au mineur une partie des étais dont il a besoin pour soutenir ses puits, ses galeries, ou les pièces équarries qui lui servent à façonner la charpente des engins particuliers qu’il emploie. Dans cet état de Pensylvanie, caressé avec tant d’amour par la nature, l’histoire commence de bonne heure ; il faut remonter à deux siècles pour arriver aux temps héroïques de la colonisation, si rapprochés du présent pour d’autres états. Nous sommes sur la terre de Penn, l’hôte fidèle et pacifique des Indiens Delawares, tout près de Philadelphie, la cité de l’amour fraternel, qu’il fonda en 1682, — à Reading, dont les quakers jetèrent également la première pierre vers le milieu du siècle passé. Peu de villes américaines sont aussi heureusement situées et aussi belles que celle-ci. Elle domine une riche plaine semée de céréales, bornée à l’horizon par la ligne bleue et doucement ondulée des montagnes. Reading montre avec orgueil aux visiteurs sa cour de justice, ses églises monumentales et son joli cimetière, qui, dans ce pays où le champ de l’éternel sommeil est transformé partout en jardins fleuris et en promenades pleines d’ombre, mérite encore d’être cité. Franchissons les années et regardons autour de nous. De nouveaux centres de population se sont créés, Pottsville, Tamaqua, Danville, Allentown, Scranton, Wilkesbarre, séjour des mineurs, des fondeurs, des forgerons, des mariniers, — Williamsport, où sont d’importantes scieries de bois, Harrisburg, qui renferme après Pittsburg les plus vastes fonderies, les plus grandes forges et fabriques d’acier. Partout règne l’aisance, ce qu’on nomme ici le comfort ; partout des magasins abondamment pourvus, des rues bien alignées, des places larges, aérées, plantées d’arbres, des édifices élégans, somptueux. Le bien-être général réagit sur les habitudes privées. Il y a dans quelques cottages de mineurs, entourés d’un jardin, une espèce de luxe ; on ne se contente pas du nécessaire, on veut un peu de superflu, et la ménagère diligente, soigneuse, délicate, met une sorte de point d’honneur à embellir la demeure de l’ouvrier. Partout on se nourrit bien. On fait trois repas par jour, on mange de la viande à chaque repas ; le beurre, la pomme de terre ne manquent jamais, et, comme boisson, le café et le thé, arrosés de lait. La population minière forme comme une petite armée qui compte aujourd’hui 60,000 individus dans ses rangs. Elle est d’ordinaire assez bonne et disciplinée, assidue à sa tâche ; mais les jours de paie on ne rapporte pas au logis tout ce qu’on a reçu, on dépense follement une partie du salaire si péniblement gagné, et dans les buvettes répandues à profusion les disputes et les coups naissent facilement. Tout ce monde est d’ailleurs bien mêlé ; il y a là des Allemands, des Irlandais, des Anglais, des Gallois, chacun apparaissant avec les caractères particuliers et surtout les inimitiés instinctives de sa race. Par momens éclatent des grèves : elles s’étendent quelquefois sur un mot d’ordre des chefs et les injonctions des comités sur toutes les mines en même temps. Ce qu’on veut, c’est la même chose partout : une augmentation de salaire avec une diminution des heures de travail. Les meneurs ferment avec des menaces la porte des chantiers à ceux qui, lassés d’attendre, voudraient y retourner. Des rixes, des batailles commencent, et le désordre est à son comble quand se présentent les constables ou la milice, la garde nationale de l’endroit. Des coups de feu sont tirés et des morts jonchent le sol. Enfin, après avoir longtemps parlementé de l’un à l’autre camp, celui des patrons et celui des ouvriers, on fait une cote mal taillée, on augmente un peu les salaires ou l’on réduit d’une heure la journée, sauf à revenir parfois sur ces concessions dès que le commerce languira. Qu’ont gagné les ouvriers anglais, qu’ont gagné les Américains aux grèves formidables suscitées dans les mines de charbon, les usines à fer, les filatures, et jusque dans les travaux des champs ? Peut-être une faible augmentation de salaire, après des mois entiers de lutte, de souffrances, de privations, que rien ne pourra compenser. Pendant l’été de 1868, nous parcourions le bassin anthracifère de la Pensylvanie, aux environs de Pottsville. La population des ateliers souterrains s’était mise en grève. Sur toute l’étendue des mines, pas un puits ne marchait, pas une machine ne fonctionnait. Ce calme inaccoutumé avait quelque chose de pénible. Çà et là, on rencontrait des groupes de mineurs, la face morne, discutant ou silencieux. D’autres étaient tristement assis sur le pas de leur porte, ou une bêche à la main s’occupaient sans entrain autour de leur potager. La femme, les enfans, ne disaient rien, mais avaient faim. Sur nombre de points, des menaces, des violences, avaient eu lieu pour empêcher de travailler ceux qui voulaient rester à l’ouvrage. Sur une mine, un cercueil vide fut déposé une nuit avec une inscription significative. C’était plus qu’une plaisanterie sinistre, c’était une menace de mort pour ceux qui seraient tentés de reprendre le travail, et, si cette fois il n’y eut pas lieu de la mettre à exécution, elle fut implacablement exécutée dans une autre grève quelques années plus tard. Tous les jours, c’étaient de longues processions et d’interminables meetings où l’on prononçait des discours enflammés, où l’on arrêtait des résolutions inacceptables. La grève dura plusieurs semaines. L’autorité, attentive, vigilante, mais désireuse de respecter jusqu’au bout les droits du travailleur, n’envoya sur les lieux que des constables ou agens de police. Peu à peu le calme se fit, et tout rentra dans l’ordre ; les mineurs furent forcés de reprendre l’ouvrage sans avoir rien obtenu de ce qu’ils réclamaient si impérieusement. Ils voulaient réduire la journée de travail à huit heures au lieu de dix, et recevoir pour cela la même paie. Leur prétention, s’ils avaient eu gain de cause, eût désorganisé tous les chantiers : elle était condamnée d’avance. Les mines de Pensylvanie, dans leur allure géologique, n’ont presque rien qui les distingue, sauf la qualité du charbon, des houillères des autres pays. Les couches d’anthracite gisent sous le sol superposées les unes au-dessus des autres comme les feuillets d’un livre, mais séparées par des intervalles plus ou moins grands de roches stériles, des argiles compactes, des schistes ardoisés, des grès. Les couches charbonneuses elles-mêmes ont des épaisseurs variables, qui peuvent dépasser plusieurs mètres, comme cette couche qu’on appelle mammouth à cause de son énorme épaisseur, et qui présente en quelques endroits jusqu’à 20 mètres de charbon pur. On trouve ici les mêmes fossiles que dans toutes les régions houillères, entre autres ces empreintes de fougères arborescentes qui couvraient le sol en si grande quantité au temps de la formation du charbon minéral. Dans les mines de Pensylvanie, on rejoint le combustible par de larges galeries inclinées, plus rarement par des puits verticaux à grande section. Dans ces galeries circulent sur un chemin de fer les chariots menés par une machine à vapeur qui fait remonter les pleins et descendre les vides. Un câble attaché aux véhicules passe sur un tambour ou sur la gorge d’une énorme poulie. L’ouvrier gagne par ce tunnel les chantiers souterrains. Il est chaussé de grosses bottes, et se protège la tête d’un chapeau rond en cuir très dur, auquel il fixe sa lampe, un petit godet en fer-blanc à la mèche fumeuse. Il va en tâtonnant, courbé, heurtant aux boisages dans le dédale des galeries, et arrive à sa place accoutumée pour commencer la rude besogne, toujours la même chaque jour. Le mineur abat la roche et le charbon à la poudre ou au pic, le voiturier conduit les chevaux qui transportent la matière extraite sur les chemins de fer souterrains ; les charpentiers fixent les étais. Toute la ruche travailleuse est en mouvement ; peu d’enfans, aucune femme. Dans les mines d’Angleterre, de Belgique, il n’est pas rare d’en rencontrer encore ; mais les mœurs américaines répugnent à cet emploi avilissant du sexe faible et délicat. D’ordinaire l’air est bon, circule librement ou par le moyen de ventilateurs mécaniques ; la température est douce et toujours égale été comme hiver ; les eaux sont peu abondantes, et l’on n’a guère à redouter les inflammations du grisou, si terribles dans d’autres mines. Extrait au dehors par les puits ou les grands tunnels inclinés, l’anthracite est déversé sur des machines fort ingénieuses, dites concasseurs ou breakers, qui le séparent en morceaux d’égale grosseur. Les blocs les plus volumineux sont d’abord broyés entre deux cylindres massifs en acier, juxtaposés, armés de dents, et tournant l’un vers l’autre à la façon de laminoirs. Une série de tamis en fer inclinés, en forme de tambours cylindriques, à mailles de plus en plus serrées, animés d’un mouvement de rotation autour de leur axe, classent ensuite le combustible en six qualités ou grosseurs distinctes, pendant que des manœuvres enlèvent à la main les schistes et autres pierres qui le souillent. Ces machines, dont on voit sur toutes les mines se dresser la haute charpente recouverte de planches, et aux formes originales, rappellent de loin les élévateurs à grains de Chicago. Elles sont tout à fait distinctes des machines à laver et à classer les charbons employées en France, et où l’eau joue un rôle particulier, par exemple celles dites de Bérard ou d’Evrard, du nom des inventeurs. L’anthracite, une fois trié et classé, est chargé dans des wagons qui le transportent sur un chemin de fer extérieur dépendant de la mine. Celui-ci rejoint par des embranchemens, au besoin par des plans inclinés savamment établis et qui rachètent des différences de niveau assez considérables, les grandes voies ferrées, les canaux, les rivières. Toutes ces nouvelles voies marchent vers le littoral, et aboutissent à New-York et à Philadelphie, les deux véritables entrepôts de l’anthracite, les deux grands ports où se consomme et se vend principalement ce charbon renommé. Si Philadelphie est le plus grand marché de l’anthracite en Pensylvanie, Pittsburg est celui de la houille bitumineuse, et, plus favorisé encore que Philadelphie, il est situé sur les mines mêmes. Quand on suit le chemin de fer Pensylvania-Central, qui traverse la chaîne des Alleghany et restera l’une des œuvres les plus hardies de l’art de l’ingénieur en Amérique, on rencontre les mines de houille. Elles apparaissent dès qu’on a franchi la ligne de faîte, avant qu’on arrive à Pittsburg, attachées aux flancs de la vallée qui mène à la « ville fumeuse. » On les salue en descendant au pas accéléré de la locomotive. A droite, à gauche, partout, on voit les entrées des puits, des galeries, les amas de charbon autour des mines, les longues files de wagons chargés. Tout autour de Pittsburg, dans la vallée de la rivière Alleghany, dans celle de la Monongahela, il en est de même, et les seules mines de ce district, au nombre d’une centaine, en 1872 ont fourni 10 millions de tonnes de houille, c’est-à-dire près des deux tiers de ce qu’ont donné toutes les houillères françaises ensemble, dont quelques-unes, celles d’Anzin, de la Grand’Gombe, de Saint-Étienne et Rive-de-Gier, sont cependant si productives. Pittsburg naissait à peine, il y a un siècle. En 1754, ce lieu s’appelait Fort-Duquesne. Il était sur la frontière qui séparait les possessions coloniales françaises des possessions anglaises, frontière lointaine, sans limite nettement déterminée, et plus d’une fois baignée de sang ; les rencontres sur ces points étaient presque quotidiennes. Fort-Duquesne fut bientôt perdu sans retour par la France et devint Fort-Pitt (1758). Tels furent les commencemens de Pittsburg, qui n’obtint qu’en 1816 sa charte municipale, voyez maintenant ce qu’en a fait la houille. Cette ville renferme aujourd’hui 200,000 habitans, elle est entourée d’usines, d’ateliers populeux, animés, et c’est à la fois le Manchester, le Birmingham et le Sheffield de l’Amérique. Hauts-fourneaux, forges, aciéries, construction de machines à vapeur, usines de toute sorte à torturer, à manufacturer le fer, fonderies de cuivre, de laiton, raffineries de pétrole, verreries, cristalleries, scieries de bois, filatures de coton, fabriques de machines agricoles, tout est là. Une fumée noire, épaisse, couvre la ville. Du haut des cheminées des usines se dégagent la nuit de longues flammes, et jamais le travail ne cesse. La suie vole éternellement dans l’air, couvre toutes les maisons, tous les édifices d’une épaisse patine, qui leur donne, comme à Londres, un air de deuil, et s’attache partout, au linge, au visage, aux mains. Les habitudes locales se ressentent du dur labeur quotidien. Nulle part la population ouvrière, qui en Amérique ne se pique pas de façons distinguées, n’est aussi rude et aussi grossière. Les mines de houille, bitumineuse n’existent pas seulement aux environs de Pittsburg ; le bassin pensylvanien s’étend au loin dans le nord-ouest de l’état. Dans le comté de Mercer, à Pardoe, nous avons visité en 1874 une houillère qui nous a rappelé de tout point celles que nous explorions quelques années auparavant, en 1867, dans la vallée de la Monongahela. On entre dans la mine par un large tunnel que parcourent des wagons traînés par des chevaux, et roulant sur un chemin de fer établi sur le seuil de la galerie. Les chantiers ne renferment ni eau, ni grisou, et la roche est assez résistante pour n’avoir pas besoin d’étais. La couche exploitée est comprise entre des bancs de grès et d’argile dure. La régularité en est remarquable, l’épaisseur de 1 mètre. On découpe le gîte en piliers qu’on abat avec le pic et la poudre, puis on remblaie les vides avec du moellon. Le charbon, amené au dehors par le chemin de fer de la galerie principale, est versé sur une série de grilles étagées qui le séparent en différentes grosseurs et qualités. Le chemin de fer Shenango and Alleghany, au moyen d’un bout d’embranchement, jette ses rails et amène ses wagons jusque sous les appareils de triage, et la houille de Pardoe est embarquée sans frais sur le railway. De là elle gagne les usines à fer voisines et le port de Cleveland sur le lac Erié, où elle fait concurrence aux charbons de l’Ohio. C’est une houille bitumineuse, collante, de bonne qualité, excellente comme charbon de forge et de grille et aussi pour la fabrication du coke. La mine en produit à peu près 100,000 tonnes par an, qui reviennent, tous frais compris, à 2 dollars ou 10 francs la tonne. Il y a sur les chantiers 225 ouvriers, dont 200 occupés aux travaux souterrains. Ce sont principalement des Suédois et des Allemands. Cette population est bonne, calme, très facile à conduire. Le terrain houiller sur lequel sont situées les mines de Mercer, de Pittsburg, est le plus important des États-Unis. Le géologue anglais Rogers, mort récemment professeur à Edimbourg, mais qui avait consacré une partie de sa vie à étudier les houillères américaines, disait que ce bassin est peut-être le plus étendu du globe, celui qui présente le développement de houille le plus continu : il se prolonge sans interruption sur une longueur de 875 milles, du nord de la Pensylvanie au centre de l’Alabama, et l’on peut le suivre sans discontinuité sur une largeur maximum de 180 milles entre la Pensylvanie et l’Ohio. Il couvre une surface de 60,000 milles carrés, égale à près du tiers de celle de toute la France ; il est parallèle à la chaîne des Appalaches, sur laquelle il s’adosse à l’est, et dont les contre-forts détachent plusieurs archipels houillers dans le grand bassin lui-même. Les assises géologiques de ce bassin offrent de tels points de similitude avec celles de l’Angleterre, que tous les géologues en ont été frappés.. Rien ne manque au rapprochement, pas même cette puissante masse de grès, à grains de silex, sur laquelle repose tout le bassin carbonifère, le millstone grit ou pierre meulière grenue, à laquelle les mineurs anglais ont donné le nom familier de roche d’adieu, farewell rock, comme pour indiquer que, passé cet horizon, il n’y a plus d’espoir de trouver la houille ; Le bassin de Rive-de-Gier en France repose sur une assise analogue, et cet exemple prouve entre tant d’autres qu’aux temps où elle façonnait le globe, la nature usait partout des mêmes moyens, et imprimait à son œuvre le cachet de l’uniformité sans tenir compte de la distance. Nous n’insisterons pas davantage sur les détails des exploitations houillères en Amérique. Les données de la géologie, les méthodes d’extraction, ne diffèrent pas sensiblement de l’une à l’autre de ces mines et rappellent les exploitations européennes. Bornons-nous à mentionner que c’est dans l’état de Maryland qu’existent les fameuses mines de Cumberland, qui produisent le meilleur charbon pour la navigation à vapeur marine, l’égal de la qualité anglaise dite de Newcastle. Les steamers qui fréquentent le port de New-York n’en veulent pas d’autre. On calcule que le Maryland envoie pour cet usage 2 millions 1/2 de tonnes par an dans les ports de l’Atlantique, à Boston, New-York, Philadelphie, Baltimore, Washington, etc. Les ports de l’Océan ou des lacs sont du reste les plus grands consommateurs et les exportateurs naturels des houillères. La ville de Cleveland, qui est non-seulement le principal port du lac Erié, mais encore une cité industrielle de premier ordre, qui tend à rivaliser avec Pittsburg, Cleveland reçoit 1 million de tonnes des mines de l’Ohio et en exporte la moitié. A son tour, Chicago absorbe 1 million de celles de l’Illinois, de l’Iowa et de l’Indiana, Saint-Louis autant de celles de l’Illinois et du Missouri. Chacun des états producteurs expédie ses charbons jusqu’aux points où ils rencontrent ceux de la Pensylvanie ou des états voisins. Routes de terre, canaux, fleuves et rivières navigables, voies ferrées, tout est mis à contribution pour ce transport, où, comme pour le mouvement des céréales, chaque compagnie voiturière essaie d’attirer à elle le plus de trafic, tout en réduisant les tarifs au minimum. Les combustibles qu’on exploite dans les états du far-west, comme le Colorado, et dans ceux du Pacifique, l’Orégon, la Californie, bien que de bonne qualité, sont moins prisés que ceux dont il a été jusqu’ici fait mention. Ce sont des combustibles d’un âge géologique plus moderne, ce qu’on nomme des lignites, des lignites parfaits si l’on veut, mais non plus de la véritable houille. Sans doute la texture du nouveau combustible ne rappelle point les fibres du bois, lignum, encore moins a-t-on affaire à un simple bois fossile. C’est un combustible minéral bien formé, noir, serré, bien qu’un peu cassant et friable et par momens terreux. Il est aussi moins bitumineux, moins riche en carbone que la houille proprement dite, et par conséquent d’un pouvoir calorifique moindre ; mais, comme il est chargé de matières volatiles et qu’il brûle à cause de cela avec une longue flamme, il s’adapte fort bien à certains usages, notamment le chauffage des chaudières à vapeur et même Ta fabrication du gaz ; aussi en certains points est-il exploité à l’égal de la houille. En 1867, nous trouvant au pied des Montagnes-Rocheuses, à 20 milles de Denver, alors capitale du territoire aujourd’hui de l’état de Colorado, nous avons exploré un des bassins à lignite les plus intéressans du grand-ouest américain. On voyait le long des ruisseaux apparaître le combustible entre des couches d’argile bleue et de grès rougeâtres, friables, feuilletés. On l’avait rejoint souterrainement par quelques puits de recherche, alors abandonnés, et dans les lits des roches ramenées à la surface nous découvrîmes l’empreinte de quelques plantes fossiles. C’étaient des palmacites, arbres de la famille des palmiers, qui poussaient en ces régions à l’époque où ce terrain carbonifère se déposait. Depuis le géologue Hayden a commencé sur ces points et d’autres analogues des investigations suivies, et a retrouvé là bien d’autres fossiles, un herbier souterrain complet et un ossuaire de grands vertébrés dont la description a frappé d’étonnement tous les paléontologistes. L’exploitation du combustible a été aussi reprise. Un embranchement ferré, réunissant Denver au grand railway du Pacifique, est passé sur ces mines, et l’on dit que la capitale du Colorado emploie aujourd’hui à la fabrication de son gaz d’éclairage une partie de ce lignite. Ce combustible est du même âge que celui qu’on rencontre le long ou au nord du chemin de fer du Pacifique dans le Wyoming, le Montana, le Dakota, l’Utah, le Nevada, le même aussi que celui qu’on exploite en Arizona, en Californie, dans l’Orégon, et qu’on retrouve jusque dans les territoires de Washington et d’Aliaska. Les mines du Mont du Diable en Californie sont les plus féconds de tous ces gîtes, et produisent aujourd’hui plus de 200,000 tonnes par an, principalement envoyées à San-Francisco. C’est ce que donnent les riches mines du bassin d’Aix en Provence, où l’on exploite depuis un siècle et demi un excellent lignite, dont le principal débouché est Marseille ; il y fait concurrence à la houille. La Californie du reste est loin de se suffire avec la production de ses mines, elle va s’adresser à l’Australie, qui lui expédie sa houille de Sidney, au Chili qui lui envoie son lignite de Lota, frère de celui du Mont du Diable. Ce n’est pas le seul point de ressemblance qu’offrent dans leurs productions naturelles les côtes du Pacifique nord et celles du Pacifique sud, aux latitudes de la Californie et du Chili. En 1872, on estimait à environ 4l millions 1/2 de tonnes la production totale des mines de charbon des États-Unis. En tête venait la Pensylvanie pour 29 millions 1/2 de tonnes, dont 19 millions en anthracite, puis l’Ohio et l’Illinois, chacun pour 3 millions en houille bitumineuse, le Maryland pour 2 millions 1/2, l’Indiana pour 800,000 tonnes, le Missouri et la Virginie occidentale chacun pour 700,000, le Kentucky pour 350,000, l’Iowa pour 300,000, le Tennessee pour 200,000, puis tous les autres états houillers, le Michigan, l’Alabama, le Kansas, etc., ensemble pour 200,000 tonnes, enfin la Californie et tous les états ou territoires producteurs de lignite, pour environ 350,000 tonnes ; tous ces chiffres réunis donnent un total de 41,500,000 tonnes en charbon minéral de toute qualité, anthracite, houille bitumineuse ou lignite. La production de toutes les houillères du globe était évaluée pour cette même année 1872 à 255 millions de tonnes, dont la Grande-Bretagne fournissait environ la moitié, ou 125 millions ; après venaient les États-Unis, qui extrayaient le tiers de celle-ci, ou M millions 1/2, puis l’empire d’Allemagne 40 millions, la France et la Belgique chacune 16, l’Autriche-Hongrie 10 1/2. L’Espagne, la Russie, la Chine, le Japon, le Chili, les colonies anglaises, fournissaient tous ensemble environ 6 millions de tonnes. Dans la liste des pays producteurs, les États-Unis tiennent dès aujourd’hui le second rang. La marche qu’ils ont suivie mérite de fixer l’attention. En 1820, le bassin anthracifère de la Pensylvanie produisait à peine 365 tonnes. En 1872, le chiffre de production de ce seul bassin atteignait 19 millions de tonnes. En étudiant la loi de cet accroissement année par année, on voit qu’il a doublé dans des périodes très rapprochées, toujours en moins de dix ans. Pour les houillères, la progression a été encore bien plus rapide. Or le chiffre de la production dans la Grande-Bretagne ne double que tous les quinze ans ; la France, la Belgique, obéissent aussi à cette loi. Si l’on adopte la limité maximum de dix ans pour toutes les mines de combustible des États-Unis, il est facile de voir qu’en moins de quarante ans ceux-ci auront atteint la Grande-Bretagne. Bien plus, d’après les inventaires mêmes qui ont été faits des réserves souterraines britanniques, après des enquêtes minutieuses ordonnées par le parlement, sur les suggestions de M. Gladstone, et qui n’ont pas duré moins de cinq ans, de 1866 à 1871, c’est dans quatre siècles au plus que ce pays arrivera à l’entier épuisement de son stock carbonifère. Aux États-Unis, cet important domaine est au contraire presque encore vierge, et d’une étendue qui est au moins vingt fois plus considérable que dans la Grande-Bretagne. Il serait peut-être prématuré de tirer aucune conséquence des deux faits qu’on vient d’énoncer : l’épuisement pour ainsi dire prochain des houillères anglaises, auxquelles avant un demi-siècle les houillères américaines vont faire du reste une concurrence victorieuse, et la réserve presque indéfinie du combustible minéral aux États-Unis. Il y a dans toutes les questions de ce genre une inconnue qu’on ne voit pas. A qui appartiendront par exemple les houillères de la Chine quand celles de la Grande-Bretagne seront épuisées ? Or celles-là sont peut-être à celles de l’Amérique du Nord ce que ces dernières sont à celles de la Grande-Bretagne, c’est-à-dire encore plus étendues en surface, et ont encore plus d’épaisseur en charbon. Remarquons que c’est entre quelques degrés de latitude et dans l’hémisphère nord, précisément dans les régions où devait s’épanouir la civilisation contemporaine, la seule qui ait réellement fait usage de la houille, que la nature s’est plu à accumuler le précieux fossile. Est-ce par une espèce d’harmonie préétablie que les choses se sont ainsi passées ? Quoi qu’il en soit, les grands magasins souterrains de houille sont dès à présent en Amérique, et il est dans les destinées manifestes des États-Unis, comme tous les Américains le répètent déjà avec orgueil, de devenir bientôt les plus grands producteurs de charbon sur le globe. Il en sera de même pour le fer, comme nous allons le prouver. II. — LE FER. Le minerai de fer est abondamment répandu aux États-Unis dans différentes formations géologiques, les unes plus anciennes, les autres contemporaines, les dernières plus modernes que le terrain houiller. Partout le minerai est fouillé et porté aux usines, depuis le lac Champlain, dans le nord de l’état de New-York, jusqu’aux limites de l’Alabama, depuis les bords de l’Atlantique jusqu’aux Montagnes-Rocheuses, et de celles-ci au Pacifique. Toutes les variétés y sont, et les mines si fertiles et si célèbres de la Suède, de l’Écosse, de l’Espagne, de l’île d’Elbe, de l’Algérie, ont en Amérique des sœurs. Le minerai magnétique de Suède, si estimé et qui donne un fer de qualité supérieure, celui avec lequel les Anglais font l’acier de Sheffield, se retrouve dans la Caroline du nord. Le black-band, ou roche noire d’Ecosse, qui produit une fonte renommée, existe dans l’Ohio, la Virginie, l’Alabama. Les minerais carbonates spathiques, lamelleux, cristallins, si abondamment répandus sur les versans des Alpes et qui interviennent si utilement dans la fabrication de l’acier, se rencontrent dans le Connecticut et l’état de New-York. Les minerais manganésifères, qui servent à la fabrication des fontes miroitantes ou spiegeleisen des Allemands, avec lesquelles on prépare ensuite l’acier Bessemer, existent en immenses dépôts dans le Missouri, et là rappellent certains gîtes si particuliers d’Afrique ou d’Espagne. Les minerais magnétiques et peroxydes de l’île d’Elbe ont des analogues dans le Michigan et en Pensylvanie, où le mont Cornwall fait songer au mont Calamita, tandis que les fers oligistes qu’on embarque à Marquette, sur le Lac-Supérieur, seraient aisément confondus avec ceux de Rio. Il n’est pas jusqu’à certaines variétés bizarres, comme les minerais titanifères, qui existent en Norvège et que les Anglais sont parvenus à traiter, qui ne se montrent aussi aux États-Unis, par exemple dans les états de New-York et de Virginie. Nous ne parlons pas de certaines espèces particulières à ce pays, telles que la franklinite, si abondante dans le New-Jersey, et dont on retire, par deux opérations différentes, à la fois le zinc et le fer, ni du minerai carbonate pierreux, aussi abondamment répandu dans les houillères américaines qu’en Angleterre, soit en bancs prolongés, soit en amas irréguliers. Cette variété, que les Anglais nomment minerai de fer argileux, clay iron stone, et les Français minerai carbonate lithoïde, se rencontre notamment dans les mines de Pensylvanie, non pas celles d’anthracite, mais de houille bitumineuse. Là, comme en Angleterre et en France, le minerai, la houille et le fondant, c’est-à-dire le calcaire qui, jeté dans le four avec la roche métallifère, sert à la rendre fusible, se présentent souvent dans la même mine en stratifications superposées. Cet assemblage de substances minérales utiles accumulées dans le même gîte a donné naissance à de grandes usines, dont quelques-unes ont fait fortune et d’autres ont dû fermer leurs portes ou se transformer. Il en a été ainsi ailleurs, et les hauts-fourneaux de Rive-de-Gier dans la Loire, qui furent établis sous la restauration pour le traitement du minerai de fer contenu dans les houillères, consomment depuis bien longtemps tout autre minerai que celui-là. Qui croirait que la grande usine du Creusot n’a pas eu une autre origine ? L’histoire de la fabrication du fer aux États-Unis commence avec l’histoire des colonies anglaises. On employait alors le charbon de bois pour fondre le minerai. En 1620, les premiers foyers furent allumés en Virginie, en 1643 dans le Massachusetts, puis arriva la Pensylvanie. En 1719, cette industrie prospérait si bien que la métropole s’en émut, craignant que ce développement n’arrachât les colonies à sa dépendance. Deux ans après, les maîtres de forge anglais essayaient de faire passer un bill devant le parlement pour empêcher la fabrication du fer dans les établissemens d’outre-mer. Ce ne fut que sur les oppositions très vives des agens coloniaux que le bill fut rejeté. Dès lors la sidérurgie américaine allait prospérer de plus en plus. En 1810 déjà on estimait à 55,000 tonnes la fabrication de la fonte aux États-Unis. En 1850, ce chiffre avait plus que décuplé, et en 1872 il dépassait 2,800,000 tonnes, la moitié à peu près de ce que produisait la Grande-Bretagne, qui fournit elle-même de ce chef, comme pour la houille, autant que tout le globe. Ici encore les États-Unis viennent immédiatement après la Grande-Bretagne ; mais, marchant d’un pas beaucoup plus rapide, bientôt ils la dépasseront. Il faut cependant reconnaître que, depuis la fin de 1873, la métallurgie américaine subit une crise et comme un temps d’arrêt. Cette crise a été provoquée par la panique financière qui a frappé à cette époque les places de New-York et de Chicago, et dont les effets ne sont pas encore entièrement éteints. Les exploitations houillères et métallurgiques sont coutumières » en tous pays de ces maladies périodiques, mais bientôt les chiffres de production se relèvent, reprennent même leur marche ascendante, et les statistiques, considérées dans leur ensemble, par décades d’années, ne révèlent qu’un progrès continu. On calcule qu’à la production de 2,800,000 tonnes de fonte de fer, qui a été celle des États-Unis en 1872, correspond à peu près l’extraction de 6 millions de tonnes de minerai, car le rendement moyen de celui-ci peut être estimé à 50 pour 100. C’est la Pensylvanie qui marche au premier rang dans la production du minerai comme dans celle de la houille et aussi dans la fabrication de la fonte, du fer et de l’acier. C’est d’ailleurs en Pensylvanie que pour la première fois a été tenté le traitement direct du minerai de fer par l’anthracite, procédé importé du pays de Galles, il y a trente-cinq ans, par un infatigable fondeur, M. Thomas, dont nous avons déjà cité le nom. Ses fils, qui le remplacent aujourd’hui, suivent intelligemment ses traces et ont gardé pour ainsi dire les secrets de sa méthode. A Haukendauqua, dans le comté de Lehigh, il nous fit visiter lui-même son usine. On jetait par l’ouverture supérieure dans la vaste capacité des fours des blocs tout entiers d’anthracite pesés d’avance, et le minerai et le fondant, également mesurés, étaient versés à brouettées par le même orifice. Le monstre digérait sa pâture avec une remarquable aisance. Il avait, comme tous les hauts-fourneaux, la forme d’une immense cuve faite de matériaux infusibles, réfractaires aux plus hautes températures. Dans le bas passait le corps des tuyères qui soufflaient l’air dans le foyer. Par une ouverture pratiquée sur le devant sortait, au moment de la coulée, la fonte limpide, étincelante, qui courait comme un fleuve de feu à travers les rigoles ménagées sur le sable de l’usine, où elle se figeait. Les minerais consommés étaient surtout extraits de localités voisines, de gîtes assez irréguliers, presque superficiels. Ils étaient de la classe des minerais dits peroxydes. A 60 milles à l’ouest d’Haukendauqua, dans le comté de Lebanon, existe une montagne de fer renommée, celle de Gornwall, que nous visitâmes également. On y monte par un railway en colimaçon qui fait, le tour de la montagne. Celle-ci est composée presque entièrement de minerai ; elle en renferme une masse évaluée à 40 millions de tonnes, c’est-à-dire que l’on pourrait en exploiter pendant deux siècles 200,000 tonnes par an. C’est du minerai magnétique compacte, de couleur gris d’acier, rendant plus de 65 pour 100. Cet aimant naturel rappelle trait pour trait celui de la montagne Calamita à l’île d’Elbe. Il se trouve comme lui au contact de roches vertes, serpentineuses, et mêlé accidentellement à des veinules de minerai de cuivre. Ce rapprochement minéralogique, bizarre à cette distance, mérite d’être signalé. Cette excursion en Pensylvanie a été l’une des plus curieuses qu’il nous ait été donné de faire en Amérique. Grâce à nos lettres d’introduction, nous fûmes partout reçus, mes compagnons et moi, comme des enfans du pays plutôt qu’en visiteurs étrangers. On alla jusqu’à mettre une petite locomotive à notre disposition, et avec elle nous parcourûmes le pays en tout sens. Malgré la chaleur suffocante de notre étroit compartiment établi au-dessus de la chaudière, — on était en pleine canicule, — nous fîmes cette excursion gaîment. La complaisance inaltérable du guide qui nous avait été donné, les détails intéressans qui nous furent fournis tout le long du trajet tant par lui que par l’un de nos compatriotes, M. Borda, ancien élève de l’École centrale de Paris et l’un des ingénieurs les plus distingués de la Pensylvanie, le charme pittoresque du paysage, la vertigineuse rapidité de notre course à toute vapeur, des haltes marquées à point sur les mines et les usines, à Pottsville, Reading, Allentown, Harrisburg, tout cela nous faisait oublier l’enfer où nous rôtissions. La Pensylvanie n’est pas le seul état où se rencontrent ces amas énormes de minerai de fer dont il a été parlé. Sur le bord occidental du lac Champlain, à Port-Henry, il faut signaler une masse magnétique cristalline encore plus importante que celle du mont Cornwall, et à 75 milles au sud-ouest de Saint- Louis, dans l’état de Missouri, la célèbre Montagne de Fer, Iron-Mountain, qui couvre une étendue de 200 hectares et s’élève jusqu’à 75 mètres. A 6 milles au sud de celui-ci est un autre amas non moins riche, Pilot-Knob. On tire aujourd’hui de ces gîtes, reliés à Saint-Louis par une voie ferrée, environ 400,000 tonnes par an de minerai qu’on expédie principalement dans les usines du Missouri, de l’Ohio et de la Pensylvanie. Tous les gisemens ferrifères des États-Unis, quelque riches qu’ils soient, pâlissent devant ceux du Michigan, au bord du Lac-Supérieur, entre l’Anse et Marquette. Il y a là des mines inépuisables, à peine reconnues et qui fournissent déjà plus de 1 million de tonnes annuellement. Les produits extraits sont d’excellente qualité. On en compte quatre variétés : le minerai magnétique, gris, brillant, qui agit sur la boussole comme un véritable aimant, il est très pur, et convient particulièrement à la fabrication de l’acier, — le minerai spéculaire, pailleté, à l’éclat métallique, à la poussière rouge, — l’hématite, terne, compacte, de même composition que le précédent, — enfin le minerai schisteux, en lamelles ardoisées, serrées, le plus pauvre de tous et le plus difficile à réduire. Ces diverses variétés de minerai sont en partie traitées sur les lieux, séparément ou mélangées ensemble, et fondues dans des hauts-fourneaux chauffés au charbon de bois. En 1873, plus de 70,000 tonnes de métal ont été produites de la sorte par dix-sept hauts-fourneaux. La fonte de fer ainsi obtenue est raffinée dans des fours à réverbère, puis martelée, laminée à la forge en rails, en barres, en lanières. La majeure partie du minerai est exportée dans les usines de l’Ohio. Grâce au voisinage des grands lacs, cette utile matière peut être amenée économiquement à de très grandes distances. Sur la quantité totale de 2,800,000 tonnes de fonte fabriquée en 1872 aux États-Unis, environ 1,200,000 l’ont été à l’anthracite, 1 million à la houille bitumineuse crue ou au coke, et le reste au charbon de bois. Dans cette fabrication, c’est la Pensylvanie qui marche au premier rang, c’est même elle qui produit presque toute la fonte obtenue à l’anthracite. Les états de New-York et d’Ohio ne viennent qu’après elle, le premier pour 200,000 tonnes de fonte à l’anthracite, le second pour la même quantité fabriquée à la houille ou au coke. Après ces trois états, il faut citer par ordre d’importance le New-Jersey, le Massachusetts, l’Illinois, le Michigan, le Missouri, l’Indiana, le Wisconsin, le Maryland, la Virginie. Partout on extrait et l’on fond autant que possible sur place le minerai. Quand la houille n’est pas à proximité ou revient trop cher, on emploie le charbon de bois produit par les forêts voisines. Il n’est état ou territoire, si lointain soit-il, qui n’ait tenté de traiter lui-même ses minerais. A Boulder, dans le Colorado, aux premiers jours de la colonisation, en 1865, on a essayé de fondre au charbon de bois un minerai assez peu riche et peu abondant exploité au flanc des Montagnes-Rocheuses. Les pionniers ne doutent de rien, et l’affaire a marché un moment d’un pied boiteux ; mais un jour le fourneau s’est engorgé, on a produit ce que les fondeurs appellent un loup dans leur langage pittoresque ; les tuyères qui soufflaient l’air dans le creuset se sont bouchées, la fonte a refusé de couler, s’est durcie, et le foyer s’est trouvé hors de service après une courte campagne. Les fondeurs mormons de l’Utah ont été plus heureux et ont alimenté longtemps avec succès, alimentent peut-être encore leurs fourneaux avec le minerai et la houille que la Providence, disent-ils, leur a départis. En Californie, ce sera mieux encore, et ce jeune et brillant état se prépare dès maintenant à lutter victorieusement pour cette fabrication, comme il l’a déjà fait pour d’autres, avec ses frères aînés de l’Atlantique. Les trois états de Pensylvanie, de New-York et d’Ohio sont les trois principaux producteurs de fer aux États-Unis ; mais la Pensylvanie domine de beaucoup les deux autres, et c’est pourquoi cette importante région, où sont à la fois les plus riches houillères et les plus grandes forges, a toujours été le nid préféré du protectionisme. Encore aujourd’hui, ce sont les députés et les sénateurs pensylvaniens qui font, dans les discussions du congrès fédéral, le plus d’opposition aux doctrines du libre-échange, que les gens de l’ouest voudraient voir triompher. C’est à Philadelphie que réside l’apôtre le plus infatigable de la protection, l’économiste Carey, dont les années n’ont pas ralenti l’ardeur. Dans les états agricoles du sud, et même dans les états industriels de la Nouvelle-Angleterre et à New-York, règnent des idées plus libérales, défendues énergiquement par un statisticien de talent, M. Ruggles, et surtout par l’ancien commissaire du revenu, M. David A. Wells, dont les écrits ont fait récemment sensation, même en Europe. Autrefois c’était l’Angleterre qui redoutait la fabrication du fer dans ses colonies d’Amérique, aujourd’hui ce sont ces anciennes colonies qui s’effraient de l’importation du fer anglais. Et cependant les États-Unis n’ont plus rien à craindre de la Grande-Bretagne. Ne fabriquent-ils pas eux-mêmes désormais tous leurs rails, tout leur acier, qu’hier encore ils recevaient du dehors en quantités si considérables ? Ils viennent immédiatement après leur lointaine rivale dans l’application du fameux procédé Bessemer pour la fabrication en grand de l’acier, et chez eux, non moins que dans le royaume-uni, les inventeurs sont jour et nuit à l’œuvre pour, perfectionner les appareils et les fours spéciaux où l’on élabore ce métal et ceux où l’on traite la fonte et le fer. Aucune manipulation n’est devenue plus délicate que celle-ci, qui semblait fixée pour toujours ; nulle part les indications de la chimie ne jouent un rôle aussi prépondérant. Quelques centièmes, souvent même quelques millièmes en plus ou en moins de carbone, telles sont à peu près les seules différences que le métal présente dans sa composition chimique sous chacun de ses trois états. La présence du soufre, du phosphore, du silicium, de l’arsenic, du manganèse, du chrome, à doses souvent infinitésimales, exerce, aussi une influence bonne ou mauvaise selon les corps. Les métallurgistes américains, comme ceux d’Europe, ont étudié à l’envi ces réactions, et n’ont pas reculé devant la dépense pour faire venir, même d’Algérie, des minerais que l’on croyait doués de propriétés spéciales. Ils ont fait plus, ils ont mis en action le puddlage mécanique, et demandé à la vapeur d’accomplir cette rude opération que les bras d’un athlète peuvent seuls exécuter, non sans danger pour les organes. Enfin ils ont, eux aussi, assoupli le métal à une foule d’applications industrielles : construction de machines à vapeur, de locomotives, de navires, de ponts, d’instrumens agricoles, de roues et d’essieux de wagons, de tuyaux de conduite, d’appareils domestiques de chauffage, de poutres et de cornières pour charpentes. Qui ne connaît dans l’art de la guerre leurs armes de précision, leurs mitrailleuses, leurs canons à longue portée, leurs monitors à tourelle ? Ils ont si bien conquis sur tout cela la prééminence, qu’aucun pays ne peut plus importer chez eux de produits similaires, ni lutter sur ce terrain avec avantage, et qu’ils seront un jour le fournisseur de l’Europe en ces matières comme l’Europe l’a été pour eux si longtemps. Leurs navires en fer l’emportent sur ceux de la Clyde, leurs machines agricoles, leurs locomotives, ont obtenu les premières médailles dans toutes les expositions, et quant à leurs ponts métalliques, nulle nation ne saurait en présenter d’analogues aux leurs. Ceux qu’ils ont jetés dernièrement sur le Mississipi à Saint-Louis, sur le Missouri à Omaha, et sur le Niagara devant les chutes ou à Buffalo, dépassent en hardiesse et en dimensions tout ce qu’on a pu faire ailleurs. On estimait en 1872 à 14 millions de tonnes la production totale de la fonte de fer sur le globe. La Grande-Bretagne produisait environ la moitié de ce chiffre ou 6,700,000 tonnes, les États-Unis, qui la suivaient immédiatement, le cinquième ou 2,800,000 tonnes. Les pays qui venaient ensuite étaient l’empire d’Allemagne pour 1,600,000 tonnes, et la France pour 1,200,000, quantités qui sont à peine comparables aux chiffres de production de la Grande-Bretagne et des États-Unis. La Grande-Bretagne doublant sa production métallurgique environ tous les quinze ans, et les États-Unis la leur tous les dix ans (c’est pour l’un et l’autre pays la même loi que pour la production houillère), il est certain que dans vingt ans les États-Unis auront atteint et bientôt dépasseront leur rivale. Ici, beaucoup plus tôt que pour la houille, le rapport sera renversé. Qui ne prévoit toutes les conséquences que cette évolution économique aura sur les destinées de l’un et de l’autre pays ? III. — LE PETROLE. Dans une de mes courses en Pensylvanie, je prenais une nuit à Pittsburg le chemin de fer qui remonte la vallée de l’Alleghany. Deux jeunes Français qui étaient avec moi, l’un secrétaire, l’autre attaché à la légation de France à Washington, fort peu rassurés à la vie des compagnons de voyage que le sort semblait nous réserver, demandèrent un steeping car, sorte de wagon de luxe où, moyennant une légère redevance, on peut voyager dans un isolément relatif et passer la nuit dans un bon lit. Il leur fut répondu que le chemin de l’Alleghany ne jouissait pas de ce confort, et nous primes démocratiquement et résolument notre place à côté de ces hommes à mine rébarbative qui plaisaient si peu à mes deux compagnons ; ils étaient chaussés de grosses bottes où s’engouffrait le pantalon, que surmontait pour tout vêtement une chemise de flanelle au col défait, découvrant une poitrine hâlée. Autour d’une ceinture de cuir serrée à la taille plus d’un avait mis en évidence son revolver. Ils causaient très haut, se passaient fraternellement de l’un à l’autre, à instans rapprochés, un bidon de whisky. Très tard ils s’endormirent et bientôt ronflèrent bruyamment. Où allaient-ils ? Comme nous aux mines de pétrole, à Oil-City, la ville de l’huile, où nous fûmes charmés de les perdre au matin. Les compagnons de route dont le ciel venait de nous débarrasser si fort à propos étaient les derniers représentans de ces aventuriers de toute espèce, si nombreux aux premiers temps de la Pétrolie, et qui apportèrent là tant de germes de désordre. Aujourd’hui toute trace d’agitation a disparu de ces parages, et l’exploitation du pétrole s’est d’ailleurs cantonnée plus au sud, Oil-City, Titusville, Tidioute, Pithole, Franklin, Pleasantville, Parkers, nombre d’autres centres industriels naguère si turbulens, sont devenus des lieux relativement paisibles. Plus d’une de ces importantes cités est passée du reste par des alternatives inouïes, quelquefois subites, de prospérité et de décadence, et Pithole, la ville-champignon, poussée en un jour, Pithole, qui a eu ses hôtels, son théâtre, ses journaux, ses églises, Pithole, née d’hier, qui a fait un moment tant de bruit, a été si populeuse, si remuante, est déjà, une ville fossile. Elle a perdu tous ses habitans, et si quelque Pitholien lui est né, cet honorable citoyen aura un jour quelque peiné à retrouver sa ville natale. Qu’on ne croie pas que pour cela le pétrole ait disparu ; il a seulement changé de place. Les gîtes naguère si productifs se sont peu à peu épuisés, mais on en trouve chaque jour de nouveaux, et plus fertiles encore. La production de l’huile a augmenté dans des proportions auxquelles les plus enthousiastes étaient loin de s’attendre. Elle a triplé en six ans, de 1867 à 1873, et atteignait alors 10 millions de barils, de près de 200 litres chacun. Cet énorme volume d’huile était fourni par 4,250 puits, dont quelques-uns donnent jusqu’à 1,200 barils par jour. Au prix de 8 francs le baril, prix dérisoire, puisqu’on l’a payé jusqu’à 35, c’est encore 10,000 francs de revenu quotidien, presque sans bourse délier ; le puits une fois foré, les frais sont nuls. En 1874, allant de Meadville (nord de la Pensylvanie) dans la région actuelle de l’huile, je constatais une nouvelle activité dans l’exploitation et la découverte des sources, et, je dois le dire, un nouveau progrès dans la vie sociale de ces districts. Comme dans la Californie, qui fut, elle aussi, si troublée, tout y était peu à peu rentré dans l’ordre normal. C’est ainsi que vont d’ordinaire les choses dans les régions minières aux États-Unis. Le pays des sources de pétrole, sauvage et accidenté, au début presque inaccessible, la vie étrange qu’on y menait aux premiers temps de la fièvre de l’huile, le rendement fabuleux de certains puits, les étonnantes fortunes faites et défaites en un jour, les folies de la spéculation dépassant toute limite, le jeu effréné, les disputes sanglantes, les incendies incessans que l’inflammation du pétrole rendait encore plus terribles, Oil-City brûlée en une nuit de fond en comble avec tout son stock d’huile, une autre fois une débâcle de glace sur la rivière Alleghany entraînant tous les barils amarrés au quai, tout cela est encore présent à la mémoire de chacun. Ce district commença surtout d’être connu en 1859, le jour où, près de l’endroit où est aujourd’hui Titusville, le colonel Drake eut l’heureuse idée d’appliquer la sonde à la recherche de l’huile minérale. Elle s’épanchait auparavant en divers points de la surface, et on la recevait sur des couvertures de laine, d’où on l’extrayait assez péniblement. On l’appelait l’huile des Senecas, du nom de la tribu indienne qui habita longtemps cette contrée, et on la croyait bonne seulement à un grossier éclairage ; on l’employait aussi à lubrifier les machines et à la guérison des rhumatismes et de quelques autres maladies ; encore n’était-ce qu’un remède de bonne femme, appris des sauvages. Jadis les pionniers français du Canada, les colons anglais de l’Atlantique étaient passés successivement près de ces sources sans s’y arrêter autrement qu’en curieux, et en avaient abandonné la maigre exploitation à la confédération iroquoise, dont les Senecas formaient une branche. Qui aurait osé prédire alors qu’il y avait là une richesse cachée d’où sortiraient les millions par centaines ? C’est ce qui eut lieu cependant dès que l’emploi hardi de la sonde et bientôt des torpilles souterraines à la recherche de l’huile révéla sous le sol de véritables lacs du liquide bitumineux. Alors la Pétrolie devint comme une Californie nouvelle vers laquelle accoururent tous les pionniers en quête de dollars et tous les chercheurs d’aventures. Les gîtes de pétrole sont tous accumulés dans la Pensylvanie occidentale, dans les trois comtés de Venango, de Clarion et de Butler. La Pensylvanie, qui produit presque tout le charbon et le fer des États-Unis, a véritablement le monopole de l’huile de pierre, et l’on ne saurait opposer à ses gîtes de pétrole ceux qu’on a jusqu’à présent essayé d’exploiter dans l’Ohio, la Virginie occidentale et l’état de New-York, sur des directions parallèles, sinon au voisinage des précédens. Récemment toutefois on annonçait le forage d’un puits à Warren (Ohio), d’où le pétrole serait sorti en abondance. Les gîtes de l’Illinois, du Missouri et même ceux du Canada, assez productifs, mais dont l’huile est de qualité inférieure, ne sauraient non plus être comparés aux gîtes pensylvaniens, encore moins ceux du Kentucky, du Tennessee, de l’Indiana, à peine explorés. Toute l’Amérique du Nord semble d’ailleurs être imprégnée de pétrole, car on a également signalé l’existence de l’huile minérale dans le Texas, le Colorado, l’Utah, la Californie. L’alignement que semblent suivre les sources souterraines rejointes en Pensylvanie par la sonde court du nord-est au sud-ouest, comme la crête des monts Alleghany, ou Taxe moyen de la rivière du même nom. Au nord des points primitivement occupés, dans la vallée d’Oil-Creek (le ruisseau de l’huile), les sondages ont été stériles ; mais vers le sud on a toujours rencontré et l’on rencontre encore des sources nouvelles de plus en plus abondantes, et avec elles les amas d’eau salée et de gaz combustible qui accompagnent d’ordinaire l’apparition de l’huile. Celle-ci gît dans un terrain de grès sableux et de schistes argileux et feuilletés, et semble occuper d’immenses crevasses dans les grès. Généralement la sonde traverse, à des profondeurs variables, trois bancs de grès imprégnés d’huile et de gaz, dont le dernier est le plus riche en huile. Le gaz, recueilli par un tube spécial dans le trou de sonde, est presque toujours utilisé comme combustible dans le foyer de la petite machine à vapeur locomobile qui dessert le derrick. On appelle ainsi la charpente pittoresque composée de quatre montans élevés surmontés d’une poulie, dans la gorge de laquelle passe la corde qui sert à manœuvrer les outils de sondage. Le trou foré, le pétrole monte jusqu’à une certaine hauteur, et souvent coule de lui-même à la surface, où il jaillit comme une source artésienne. Quand il ne franchit pas le niveau du sol, une pompe Mlle par la locomobile l’amène au jour. Dans les deux cas, il vient se déverser dans une grande cuve extérieure. Les puits sont très rapprochés, et quelques-uns ne fournissent pas de pétrole. On ne démolit jamais les charpentes, et elles donnent à tout le district de l’huile un aspect caractéristique. Les géologues ont bien longtemps discuté et discuteront peut-être longtemps encore sur l’origine du pétrole. Ceux-ci, disciples des plutoniens du passé, l’attribuent à une cause ignée et volcanique ; ceux-là, plus près de la vérité, n’invoquent que des causes neptuniennes. Le pétrole n’est que de la houille liquide. On le trouve dans des terrains d’un âge fort peu antérieur ou contemporain de celui du terrain houiller, et de composition à peu près identique, des argiles, des schistes, des grès. On a affaire à de véritables nappes, à des bassins, à des lacs, à des fleuves d’huile, alignés sur un axe géométrique, au moins pour les gîtes pensylvaniens, et non à des nids, à des amas isolés, disséminés au hasard. Le pétrole n’est, comme la houille, que le produit d’une végétation disparue ; mais quelle était cette végétation ? Voici la réponse que faisait un jour à cette question un savant botaniste, M. Lesquereux, dans le cabinet même du regretté Agassiz à Cambridge, Massachusetts. « Le pétrole, disait-il, n’est comme la houille que le produit de la décomposition lente de matières végétales, avec cette différence que les plantes qui ont concouru à former la houille étaient des plantes terrestres à tissu fibreux, et que ce tissu ne peut jamais disparaître, même dans la carbonisation artificielle, comme on le voit par le charbon de bois. Au contraire les plantes qui ont concouru à la formation du pétrole étaient des plantes marines, à texture purement cellulaire. Dans la décomposition de ces plantes, toute trace du tissu primitif a disparu, et la matière bitumineuse seule est restée, imprégnée dans le grès, les schistes, ou accumulée dans des cavités souterraines. Et cela est si vrai que des empreintes de plantes marines ou fucoïdes, les varechs, les fucus, les algues de ces mers primordiales du globe, se retrouvent dans les grès, les calcaires, les ardoises, qui accompagnent les dépôts de pétrole. Les gaz produits par la décomposition de ces végétaux marins sont également demeurés emprisonnés avec la matière huileuse, et l’eau salée elle-même, qui se retrouve avec ces gaz et l’huile minérale, n’est que le résidu des eaux marines qui couvraient alors la partie du sol où pullulaient ces fucoïdes. Qu’a-t-il fallu pour retenir, pour emmagasiner souterrainement tous ces produits ? Un lit de roches argileuses, imperméables, qui s’est formé au-dessus d’eux. Quand la sonde déchire quelque part ce bouchon naturel, l’huile, le gaz, l’eau salée, montent au jour comme fait une source artésienne. » On ne peut véritablement opposer aucune objection sérieuse à ces preuves fournies par l’éminent botaniste qui, compatriote d’Agassiz et émigré comme lui aux États-Unis en 1847, a contribué comme lui à donner à la science américaine une allure à la fois si originale et si pratique. On ne peut pas dire encore du pétrole comme de la houille, qu’il est un élément indispensable à la civilisation contemporaine ; il n’en est pas moins devenu l’un de ses auxiliaires. C’est l’éclairage à bon marché qui a fait invasion dans nos sociétés démocratiques, et un éclairage en même temps le plus brillant, le plus propre, le plus élégant de tous. Il ne demande aucun entretien, la mèche n’a jamais besoin d’être mouchée, et l’huile ne laisse aucune tache persistante. Cela étant, on se demande comment il n’est pas plus répandu en France. C’est la crainte des explosions, dira-t-on ; mais, quand le pétrole est bien raffiné, les explosions sont impossibles, et il est facile de s’en assurer en jetant une allumette enflammée dans une soucoupe à moitié remplie de pétrole : elle s’éteint immédiatement. Chacun peut tenter cette expérience sans danger, et, si le pétrole est impur et qu’une petite explosion ait lieu, comme avec l’alcool, découvrir ainsi la fraude de ces marchands éhontés qui falsifient l’huile minérale avec les bas profits que la distillation en avait retirés. Avec la crainte des explosions disparaît aussi celle des mauvaises odeurs, qui ne s’engendrent que par les bas produits, ou au milieu d’une ignition incomplète et d’un courant d’air insuffisant dans la cheminée de la lampe. De bonne heure on « a paré à ce nouvel inconvénient, et avec un instrument bien construit et bien entretenu, il est certain que l’éclairage au pétrole peut lutter avec avantage contre tous les éclairages possibles, comme l’exemple des États-Unis le prouve. Fournir un éclairage brillant, sain et à bon marché, donner au prix le plus bas possible la lumière aux familles pauvres, telle semble être la destinée véritable du pétrole, qu’il s’agisse de celui d’Amérique ou de ceux d’Europe, et même de ces huiles minérales obtenues par la distillation des schistes et des bois bitumineux fossiles. Ce n’est que le pétrole raffiné qui sert à l’éclairage. Par une suite de purifications, de distillations successives, il abandonne au fond des cornues ou laisse dégager divers produits secondaires, des eaux ammoniacales, des goudrons, des huiles lourdes, des éthers, des benzines, de la paraffine, qui tous ont une importance bien moindre que l’huile d’éclairage, mais dont l’industrie a su tirer parti. C’est ainsi que les goudrons servent à lubrifier les grosses pièces de machines comme cambouis, et les huiles lourdes sont employées dans la peinture en rivalité avec l’huile de lin, que la paraffine est utilisée à faire des bougies transparentes, etc. Le pétrole brut de Pensylvanie était naguère versé à l’orifice des sources mêmes dans des barils de bois qui servaient au transport. Il se perdait en route une grande quantité d’huile par le coulage ; en outre les chemins mal entretenus, fatigués par un parcours incessant, étaient presque impraticables en hiver, et la population charretière était la plus mauvaise, la plus ignoble, la plus dangereuse qu’on pût voir. On a remédié à tous ces inconvéniens en faisant passer directement le pétrole des cuves de réception installées sur les sources dans des conduits en fer qui courent à la surface du sol et amènent l’huile, refoulée par des pompes, si besoin est, jusqu’aux gares les plus voisines. Ces lignes de tuyaux rappellent celles dont on fait usage dans quelques-unes des sucreries de betterave du nord de la France pour transporter le vesou, le premier jus sucré, aux usines centrales de distillation et d’évaporation. Une des conduites de pétrole en Pensylvanie part de Millerstown, le centre actuel de la production de l’huile dans le comté de Butler, et va jusqu’à Pittsburg, sur une longueur de 60 kilomètres ; une autre rejoint Karns-City à Harrisville, station du chemin de fer Shenango and Alleghany : celle-ci n’a que 30 kilomètres, Quatre immenses cuves en bois découvertes, établies sous les arbres d’une forêt voisine de la station, reçoivent le pétrole brut, tel qu’il sort des puits. L’huile, verdâtre, puante, coule lourdement, remplissant l’air de ses émanations. Aucune surveillance, une pancarte seule avertit le passant qu’il est défendu de fumer. De ces cuves, de nouveaux tuyaux descendent vers la station, et là sont des réservoirs cylindriques en fer, à bouts lenticulaires, ayant la forme des chaudières horizontales à vapeur, et d’une capacité de 85 barils. Ils sont montés sur un châssis à roues, passent successivement devant le tuyau d’où s’écoule le pétrole, et s’emplissent ; puis le train part, emportant chaque fois vers Cleveland, Pittsburg, New-York, où sont les plus vastes raffineries de pétrole, une vingtaine de ces grands réservoirs. C’est par ces moyens ingénieux qu’on a assuré le transport à la fois économique, rapide et sûr du pétrole, et le temps semble bien loin où les barils s’en allaient péniblement sur des charrettes rejoindre la rivière Alleghany par les routes de terre aux ornières profondes, puis descendaient en radeau jusqu’à Pittsburg au moment des hautes eaux. Pittsburg est resté le centre le plus important de la raffinerie du pétrole ; mais Cleveland lui dispute la palme. A Cleveland, une usine considérable fait presque seule tout ce travail, et, bien que reléguée assez loin de la ville, l’empeste de ses émanations, surtout le soir. Les habitans se consolent en pensant que le pétrole est bon contre les rhumatismes. L’huile propre à l’éclairage est le principal produit qu’on retire de la purification du pétrole. Elle est limpide, blanche, d’un éclat opalin, d’une légère odeur éthérée. L’huile brute fournit environ 75 pour 100 de cette huile ; le reste se compose des résidus dont il a déjà été parlé. L’huile lampante est versée dans des barils en bois de chêne, et à cet état répandue à travers toute l’Amérique et sur toutes les places de l’univers. Le pétrole est devenu l’un des principaux, produits d’exportation des États-Unis. Il vient après le coton et le blé, avant le tabac, les viandes salées et les bois. Les ports d’embarquement sont Philadelphie, New-York, Baltimore, Boston ; les principaux ports d’arrivée en Europe, Anvers, Hambourg, Brême, Liverpool, puis Le Havre, Marseille, Gênes. Quelques-unes de ces places reçoivent le pétrole brut et trouvent avantage à le raffiner elles-mêmes, Chacun a vu dans ces ports, et même devant les grands magasins de droguerie de certaines villes de l’intérieur, quelqu’un de ces barils de chêne à panse renflée, revêtus d’une peinture bleu-clair, et d’une contenance d’environ 200 litres : c’est le type désormais classique des barils à pétrole américains. On les fabrique mécaniquement par milliers à la fois, à Pittsburg, à Cleveland, d’une façon aussi rapide qu’originale. Des grappins de fer serrent automatiquement les cercles sur les douelles assemblées ; un rabot circulaire donne le biseau aux fonds. Cela fait, les barils descendent seuls les uns suivant les autres par un couloir incliné, au bas duquel un peintre les reçoit. Armé d’un large pinceau, il les badigeonne d’une main en les faisant tourner rapidement de l’autre sur le plancher horizontal. En une heure, plus de 60 barils ont reçu de la sorte leur couche réglementaire. Après cela, on les tare, les jauge et les emplit. La jauge se tient toujours aux environs de 42 gallons ; le gallon impérial égale 4 litres 1/2. On calcule que, sur les 10 millions de barils produits en 1873 par les États-Unis, le tiers a été consommé sur place et les deux tiers exportés. Depuis les premiers temps de l’extraction de l’huile, la même proportion existe entre la consommation et l’exportation américaines. C’est principalement à l’éclairage que tout le pétrole est employé. L’exploitation de l’huile minérale a fait presque entièrement renoncer à l’usage de l’huile de baleine, et la pêche de cet important cétacé a considérablement diminué depuis quinze ans. Quelques esprits chercheurs, frappés de l’abondance toujours plus grande de la production du pétrole, ont imaginé de l’appliquer brut au chauffage des chaudières à vapeur et des foyers métallurgiques. Volontiers, ils ont vu en lui, devant l’inépuisable fécondité des sources pensylvaniennes et l’importance que pourraient prendre un jour les gîtes analogues des États-Unis, du Canada, des Apennins, du Caucase, de la Birmanie, le combustible de l’avenir. Il est facile de les détromper. S’il est vrai qu’un poids donné de pétrole fournit à peu près deux fois plus d’effet calorique que le même poids de houille, et relativement ne coûte pas plus cher, qu’est-ce que tout le poids de pétrole que peut produire le monde entier, ce poids fût-il deux fois plus considérable que tout ce que la Pensylvanie fournit aujourd’hui, devant la seule quantité de houille qu’extrait la Grande-Bretagne ? Ces deux poids sont respectivement dans le rapport de 1 à 125, c’est-à-dire que tout le pétrole produit par les États-Unis est à peine équivalent en poids à 1 million de tonnes, quand la Grande-Bretagne seule produit 125 millions de tonnes de charbon. Il n’y a donc aucun espoir ni aucune crainte à concevoir de ce côté, et jamais le pétrole ne détrônera la houille dans les emplois calorifiques et mécaniques, ni même dans la fabrication du gaz. Aucune des nombreuses expériences partout tentées à ce sujet n’a jamais réussi économiquement, et ce n’est que pour des cas très particuliers que l’on peut prévoir que le pétrole arrivera quelque jour à se substituer avec avantage à la houille. L’empereur Napoléon III, qui apportait dans les recherches scientifiques, pour lesquelles il croyait avoir une aptitude spéciale, le même esprit mystique et bizarre que dans ses combinaisons politiques et sociales, avait songé un moment à appliquer le pétrole aux usages industriels. Il avait chargé un membre de l’Institut de poursuivre ces recherches pour son compte, et il monta un jour sur une locomotive chauffée au pétrole qui l’emporta au camp de Châlons. Si cet essai eût réussi, on eût bientôt chauffé la flotte avec l’huile minérale. Tout cela s’en est allé en fumée. On peut se demander ce qui serait arrivé dans quelques autres contrées, si la nature leur avait si généreusement départi les richesses souterraines qu’elle a réservées aux États-Unis. Certains pays auraient-ils tiré parti de ces trésors cachés d’une manière aussi décisive et aussi rapide ? Il est permis d’en douter quand on voit le misérable état où l’Espagne laisse ses mines de houille, car celles des Asturies, de la Vieille-Castille et de la province de Léon sont peut-être aussi riches que les mines de la Pensylvanie. Il ne faut point oublier que, si la nature a beaucoup fait pour les États-Unis, les hommes ont aidé et les institutions aussi au développement de ces merveilleuses contrées. En Amérique, l’individu est partout, l’état nulle part ; jamais l’activité du citoyen n’est gênée dans son expansion native. Les administrations, les bureaux, quand ils se montrent, c’est pour venir en aide au travail industriel, c’est pour l’éclairer par des rapports, des statistiques, des publications soigneusement élaborées, aucunement pour le gêner par ces formalités minutieuses et lentes dont la plupart des nations latines ont conservé pieusement la tradition. Là-bas, rien ne reste dans les cartons, tout en sort, et promptement, à l’heure voulue. Chez nous, tout, s’y entasse, tout y moisit. « Je n’ai pas besoin de vous communiquer mes statistiques, disait un ministre des travaux publics sous le second empire à l’un de nos industriels, je les fais non pas pour vous, mais pour m’en servir contre vous. » Aux États-Unis, qui oserait tenir un pareil langage ? C’est pourquoi l’initiative individuelle fait là-bas de si grandes choses, et a donné notamment à l’exploitation de la houille, du fer, du pétrole, cette impulsion féconde dont nous venons de constater les résultats surprenans. Le progrès ne s’arrêtera pas, et le jour n’est pas éloigné, on l’a vu, où la Grande-Bretagne elle-même devra baisser pavillon devant les États-Unis pour la production de la houille et du fer. Quant à la première place dans l’extraction du pétrole, il est probable qu’aucune contrée au monde ne pourra jamais la disputer aux États-Unis. Et la nature n’a pas tout fait pour cela, les institutions politiques et le caractère national y ont une certaine part. C’est ainsi qu’une fois de plus se vérifie ce mot si vrai de Montesquieu, que les colonies prospèrent non pas seulement en raison de leur fécondité, mais aussi et surtout en raison de la liberté dont elles jouissent. L. SIMONIN. La tonne américaine et anglaise est de 1,016 kilogrammes.
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demeure que nous n’avons pas su emplir, malgré notre argent, et je veux qu’elle soit à ces femmes, à ces enfants des ouvriers pauvres. On les y accueillera, on les y soignera, lorsqu’ils seront malades ou simplement las... Ne garde rien, rends tout, rends tout, mon enfant, si tu veux te sauver du poison. Et travaille, ne vis que de ton travail, et cherche la fille d’un ancien camarade qui travaille encore, épouse-la, aie d’elle de beaux enfants qui travailleront, qui seront des justes et des heureux, qui auront d’autres beaux enfants, pour l’éternel travail futur... Ne garde rien, mon enfant, rends tout, c’est l’unique salut, la paix et la joie. » Tous pleuraient, jamais souffle plus beau, plus grand, plus héroïque n’avait passé sur des âmes humaines. La vaste chambre en était devenue auguste. Et les yeux du vieillard qui l’avaient emplie de clarté, continuaient à s’éteindre peu à peu, tandis que sa voix, elle aussi, se faisait plus sourde, rentrait dans l’éternel silence. Il avait accompli son œuvre sublime de réparation, de vérité et de justice, aidant au bonheur qui est le droit primordial de tous les hommes. Et, le soir, il mourut. Mais, lorsque Suzanne accompagna Luc, au sortir de la chambre de M. Jérôme, ils se retrouvèrent seuls un instant, dans le petit salon. Ils étaient tellement jetés hors d’eux-mêmes, bouleversés d’émotion, que tout leur cœur vint sur leurs lèvres. « Comptez sur moi, dit-il, je vous jure de veiller à l’exécution des volontés suprêmes dont vous êtes la dépositaire. Je vais m’y employer dès maintenant. » Elle lui avait pris les mains. « Oh ! mon ami, je mets ma foi en vous... Je sais quels miracles de bonté vous avez réalisés déjà, je ne doute pas du prodige que vous achèverez, en nous réconciliant tous... Il n’y a que l’amour. Ah ! si j’avais été aimée, comme j’aimais ! » <references/>
Mirbeau - La Pipe de cidre.djvu/273
était près de moi, assise aussi. Nous regardions le ciel. L’air était charmant, léger, d’une fluidité caressante et chaude. Des souffles de résédas, des parfums de roses lointaines arrivaient jusqu’à nous. Je crus qu’une détente s’opérait dans la chair et dans l’âme de ma femme. Il me semblait qu’une lueur nouvelle avait brillé dans ses yeux. Je lui pris les mains. — Jeanne, m’écriai-je... Ah ! si vous pouviez m’aimer ! — Mais est-ce que je ne vous aime pas ?... — Non, non... Vous ne m’aimez pas. — Je ne vous aime pas !... Pourquoi dites-vous de pareilles choses ?... Et que me reprochez-vous ?... Tenez !... justement, j’ai terminé mes comptes de l’année... Eh bien ! savez-vous ce que j’ai fait ?... J’espérai une action héroïque : — Qu’avez-vous fait, ma chère Jeanne ? demandai-je, haletant. — Eh bien ! j’ai fait quinze mille francs d’économies ! dit-elle. Et ses yeux brillèrent comme deux étoiles. Un sourire angélisa ses lèvres. — Et vous dites que je ne vous aime pas ! J’avais, à ces paroles, vivement retiré mes mains des siennes ; mon cœur s’était serré, comme sous l’approche d’un dégoût nauséeux... <references/>
Godefroy - Lexique (3).djvu/208
*'''gaaigne''', s. f., terre labourable ‖ produit de la terre, récolte, fruit ‖ froment que l’on sème en automne ‖ gain, profit en général ‖ profits de la victoire, butin ‖ ''estre a une gaaigne'', faire partie d’une même association ‖ T. de jurispr., lettre qui atteste authentiquement quelque chose. *'''gaaigneau''', adj. ; ''pré gaaigneau'', pré à regain, pré qui se fauchait deux fois par an, différent des prés à pâture qui ne se fauchent qu’une fois, après quoi ils sont abandonnés pour la pâture des bêtes ‖ s. m., froment semé en automne. *'''gaaignee''', s. f., gain, produit de la récolte ‖ ''gaaignee bien'', pourboire. *'''gaaignemaille''', s. m., gagne denier. *'''gaaignement''', s. m., gain. *'''gaaigne-obole''', s. m., gagne-petit. *'''gaaigneor''', s. m., laboureur ‖ celui qui gagne. *'''gaaignepain''', s. m., partie d’une armure ‖ sorte d’épée propre aux tournois. *'''gaaigneresse''', s. f., femme qui cultive la terre. *'''gaaignerie''', s. f., labourage ‖ terre labourable, pièce de terre labourée ‖ métairie, ferme ‖ travail, métier. *'''gaaignet''', s. m., petit domaine rural. *'''gaaigneüre''', s. f., labourage. *'''gaaignier''', v. a., labourer, cultiver (la terre) ‖ moudre ‖ ''gaaignier quelqu’un'', le dépasser ‖ prendre de force, violer ‖ v. n., trafiquer ‖ v. réfl., s’occuper de. *'''gaaigniere''', s. f., terre labourable. *'''gaain''', s. m., terre labourable ‖ fruit de la terre, récolte ‖ automne, époque de la récolte ‖ froment semé en automne ‖ ''fromage de gaain'', fromage fait avec du lait tiré de la moisson, temps auquel le lait est toujours le plus gras. *'''gaalise''', s. f., lieu de prostitution. *'''gab''', s. m., moquerie, plaisanterie ‖ vanterie. *'''gabance''', s. f., moquerie. *'''gabarot''', s. m., petite gabarre. *'''gabe''', s. f., plaisanterie, moquerie. *'''gabel''', s. m., dim. de ''gab'', moquerie. *'''gabelator''', s. m., gabeleur. *'''gabele''', s. f., moquerie. *'''gabeler''', v. a. et réfl., se moquer de. *'''gabelet''', s. m., dim. de ''gabel'', plaisanterie. *'''gabeleux''', s. m., gabeleur. *'''gabelier''', s. m., homme qui fait sécher le sel, gabeleur ‖ officier de la gabelle. *'''gabellage''', s. m., droit sur le sel. <references/>
Proudhon - Manuel du Spéculateur à la Bourse, Garnier, 1857.djvu/179
Les actions ont été imaginées pour être vendues apparemment et entrer dans la circulation. Les prospectus sont faits aussi pour donner au public connaissance des entreprises, montrer leurs avantages, calculer les probabilités du rendement. Quant à la vente et au rachat des actions par les compagnies, soit par leurs conseils d’administration, qui peut leur faire un crime, d’abord, dans un cas de baisse excessive, de racheter leurs actions dépréciées, par ce moyen de déjouer la malveillance et de soutenir leur crédit ; puis, quand la hausse est revenue, quand le public est remis de sa panique, de porter de nouveau les actions sur le marché ? Nous voudrions savoir ce qu’un casuiste, non de l’école relâchée d’Escobar, mais de l’école sévère de Port-Royal, consulté sur ces manœuvres de l’agiotage anonyme et en commandite, répondrait à cela ? Enfants, dirait-il, vous ne voyez pas que toutes vos transactions, vos contrats, vos promesses, vos obligations, sont ''primées'' elles-mêmes par une cause dont la fatalité vous entraîne, bon gré malgré, dans la prévarication ; c’est votre condition d’antagonisme légal, c’est cette insolidarité organique, suprême, qui fait la base exprimée ou sous-entendue de tous vos contrats, et en faveur de laquelle ceux-ci doivent s’interpréter toujours. À la place de l’état de guerre, qui fait l’âme de votre droit, commencez par poser en principe la mutualité universelle ; et vous pourrez ensuite parler de justice, vous aurez vaincu le péché d’origine. Qui veut la fin veut les moyens. Si la vente des actions à prime est de droit, sera-t-il défendu au vendeur de faire valoir par les moyens ordinaires du commerce, ses titres, qui sont sa marchandise ? La question touche à la niaiserie. Mais, comme l’erreur commise de bonne foi dans la mise en valeur d’un capital et la fondation d’une entreprise n’est pas imputable, nous allons voir les comptes rendus hebdomadaires et annuels des sociétés donner carrière à des abus, à des escroqueries effroyables. {{interligne}} {{taille|« Beaucoup de compagnies s’efforcent à tout prix de développer leurs recettes. Ce sentiment est louable ; mais il ne doit pas être|95}} <references/>
Verne - Robur le conquérant, Hetzel, 1904.djvu/144
Pendant quelques kilomètres, des bandes criardes de cigognes, de francolins et d’ibis l’escortèrent en luttant de vitesse avec lui ; mais son vol rapide les eut bientôt distancés. Le soir venu, l’air fut troublé par le mugissement de nombreux troupeaux d’éléphants et de buffles, qui parcouraient ce territoire, dont la fécondité est vraiment merveilleuse. Durant vingt-quatre heures, toute la région, renfermée entre le méridien zéro et le deuxième degré dans le crochet du Niger, se déroula sous l’''Albatros''. En vérité, si quelque géographe avait eu à sa disposition un semblable appareil, avec quelle facilité il aurait pu faire le levé topographique de ce pays, obtenir des cotes d’altitude, fixer le cours des fleuves et de leurs affluents, déterminer la position des villes et des villages ! Alors, plus de ces grands vides sur les cartes de l’Afrique centrale, plus de blancs à teintes pâles, à lignes de pointillé, plus de ces désignations vagues, qui font le désespoir des cartographes ! Le 11, dans la matinée, l’''Albatros'' dépassa les montagnes de la Guinée septentrionale, resserrée entre le Soudan et le golfe qui porte son nom. À l’horizon se profilaient confusément les monts Kong du royaume de Dahomey. Depuis le départ de Tombouctou, Uncle Prudent et Phil Evans avaient pu constater que la direction avait toujours été du nord au sud. De là, cette conclusion que, si elle ne se modifiait pas, ils rencontreraient, six degrés au-delà, la ligne équinoxiale. L’''Albatros'' allait-il donc encore abandonner les continents et se lancer, non plus sur une mer de Behring, une mer Caspienne, une mer du Nord ou une Méditerranée, mais au-dessus de l’océan Atlantique ? Cette perspective n’était pas pour apaiser les deux collègues, dont les chances de fuite deviendraient nulles alors. Cependant l’''Albatros'' faisait petite route, comme s’il hésitait au moment de quitter la terre africaine. Est-ce que l’ingénieur songeait à revenir en arrière ? Non ! Mais son attention était particulièrement attirée sur ce pays qu’il traversait alors. <references/>
Duranty - Les Combats de Françoise du Quesnoy.djvu/262
dernière fois pour détruire toute opinion malveillante. D’ailleurs, ajouta-t-il plus gracieusement, je vous en demande la permission. Françoise accorda. Il était si soumis. Il passa en revue divers noms d’invités. Il mit {{Mlle}} Guay dans le nombre, puis il ajouta : — Nous voyions diverses personnes encore. Ah ! {{Mme}} Desgraves nous avait présenté un homme très distingué, M.&nbsp;Allart. J’en ai entendu dire beaucoup de bien. Sauriez-vous, par hasard, s’il est à Paris ? Nous le joindrions à la liste avec plusieurs autres. Il énuméra encore quelques noms. Françoise fut prise au dépourvu. Le cœur lui battit. Était-ce un piège ? Mais cela avait été amené si naturellement. Et pourtant, pourquoi tout à coup Allart ? Et si elle hésitait, elle se compromettrait, car, ou il savait ou il finirait par savoir qu’elle avait vu Allart. Et il lui paraîtrait bien extraordinaire, bien suspect qu’elle dît le contraire. De toutes façons, il lui donnait l’exemple du naturel dans la dissimulation. — Oui, dit-elle, invitez M.&nbsp;Allart, vous ferez d’ailleurs plaisir à {{Mme}} Desgraves. Joachim ferma de nouveau les yeux. — Quelle est son adresse ? demanda-t-il. Ici encore Françoise fut mortellement embarrassée. Cependant elle prit dans une corbeille un paquet de vieilles cartes de visite. — Vous la trouverez peut-être là-dedans, dit-elle. Une heure après il rencontra la femme de chambre de Françoise tenant une lettre à la main. <references/>
Chronique de la quinzaine - 14 février 1876
Retour à la liste Charles de Mazade Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire — 14 février 1876 Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 13, 1876 (p. 946-958). ◄ 31 janvier 1876 29 février 1876 ► Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire — 14 février 1876 journal3e périodeChronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire — 14 février 1876Charles de Mazade1876ParisCtome 13Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire — 14 février 1876Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvuRevue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/7946-958 Chronique n° 1052 14 février 1876 CHRONIQUE DE LA QUINZAINE. 14 février 1876. Les élections du sénat ont été la première et significative expression de l’opinion intime de la France, le premier signe sensible des dispositions que le pays porte à la formation des nouveaux pouvoirs publics. Elles ont évidemment trompé l’attente de ceux qui cherchaient avant tout, et à travers tout une victoire de parti ; elles n’ont répondu ni aux calculs ministériels, ni aux jactances bonapartistes, ni aux impatiences radicales. Elles ont créé tout simplement une première assemblée d’un caractère modéré, dont les élémens, assez disparates si l’on veut, ne peuvent se combiner et s’équilibrer que dans une politique de conciliation libérale et conservatrice, de sincérité constitutionnelle. Aujourd’hui il s’agit de savoir si le vote du 30 janvier qui a fait le sénat sera confirmé, modifié ou démenti par le vote du 20 février qui va faire la chambre des députés, si ces élections qui se préparent vont ouvrir une période d’ordre régulier et pacifique par l’accord de tous les pouvoirs, ou si elles vont livrer à de nouvelles crises d’incohérence le régime pour lequel M. le président de la république demandait récemment encore le bénéfice d’une loyale épreuve. C’est la question qui s’agite dans la France entière comme à Paris, au milieu de ce tumulte de manifestes, de programmes et de réunions électorales, où les partis semblent une fois de plus se disputer le repos et l’avenir du pays. Avant huit jours, tout sera décidé, la France aura parlé. Jusqu’à ce moment, la campagne est ouverte, et vraiment elle offre une certaine variété d’incidens où tout le monde a son rôle. M. le vice-président du conseil, battu aux élections sénatoriales, croit sans doute relever sa politique par ses candidatures multiples et des âpretés d’humeur qui vont jusqu’à provoquer la démission de M. le préfet de police. Le « comité de l’union conservatrice, » présidé par M. le général Changarnier, rédige des listes variées et des bulletins à côté du « comité national conservateur, » où se cache le bonapartisme le plus incorrigible. Le radicalisme parisien est occupé à donner des représentations de sa façon, et M. Gambetta déploie son éloquence voyageuse du nord au midi, de Lille à Marseille et à Bordeaux, il est partout, excepté à Paris, livré pour le moment à l’intempérance des candidats et des discoureurs de fantaisie. Il faut en prendre son parti, c’est un accès de fièvre à passer. Ce qu’il y a de triste pour les esprits sensés, c’est qu’évidemment cette lutte électorale est mal engagée ; elle se ressent d’une situation toujours équivoque où se trouvent en présence des opinions qui, si elles venaient à triompher, ne tarderaient pas à jeter le pays dans des crises nouvelles sans s’inquiéter d’une constitution de plus ou de moins. On a l’air de se battre par-dessus la constitution, le plus souvent en dehors de la constitution. M. le vice-président du conseil semble, il est vrai, se faire un devoir de prolonger jusqu’au bout cette équivoque par toutes les tendances de sa politique ; par ses alliances ou par ses exclusions passionnées ; mais certainement aussi le radicalisme fait ce qu’il peut pour lui donner des armes et des prétextes. On dirait que les radicaux ont été créés tout exprès pour compromettre la république, pour la rendre suspecte, et malheureusement Paris a le dangereux privilège de rester leur théâtre de prédilection. Ce n’est pas que la grande ville en soit pour le moment fort émue ou qu’elle s’associe à ces banales et bruyantes représentations de salles enfumées ; elle ne s’en occupe guère, elle ne s’en occupe même pas assez ; et son indifférence sceptique est une facilité de plus pour cette démagogie quelquefois illustre, le plus souvent inconnue qui se croit le droit de parler en son nom. Chose curieuse ! c’est l’élection du sénat, qui n’a eu certes à Paris rien de réactionnaire, puisqu’elle a fait d’un ouvrier, de M. Tolain, un sénateur, — c’est cette élection du 30 janvier qui a mis le radicalisme en belle humeur et qui a donné le signal de l’explosion. Quoi ! M. Victor Hugo n’a point été nommé le premier d’un vote unanime et enthousiaste, il n’a été élu que le quatrième et au deuxième tour de scrutin ! Olympio a passé trois jours à dévorer l’offense, puis il s’est rendu dans une réunion électorale pour proposer à l’assemblée de protester par le suffrage universel contre le suffrage restreint. Il ne s’est pas souvenu, dans le puéril dépit de sa vanité, que peu auparavant il avait ambitionné l’honneur d’être le mandataire de ce suffrage restreint, un électeur du sénat, et qu’il avait trouvé ce titre suffisant pour écrire la « lettre du délégué de Paris aux 36,000 délégués de France. » M. Hugo, à la vérité, avait l’air de venger non sa propre injure, mais la défaite de M. Louis Blanc, qui n’a point été élu du tout et à qui Paris devait pour le moins la protestation d’un plébiscite solennel. Nous avons vu le moment où l’auteur de l’Organisation du travail allait être présenté dans toutes les circonscriptions parisiennes ; il a eu la modestie de se borner à accepter la candidature dans deux arrondissemens. Il y a quinze jours déjà que Paris a l’agrément de ces glorieuses représentations, qui n’ont sûrement rien de nouveau, qui ont leur histoire écrite dans la comédie grecque. Si Aristophane assistait aux réunions électorales, il s’écrierait encore : « Voilà qui est parler ! ah, bienfaiteur du genre humain, continue... Tu tiens ton homme, ne le lâche pas ; avec de pareils poumons, tu auras bientôt fait de l’achever... » Il reconnaîtrait Cléon et les autres. « L’orge » et « les galettes » offertes au bon peuple, ce sont les programmes. Il y en a de toute sorte. Il y a le « programme Laurent Pichat, » le programme Accolas, sans parler de celui de M. Victor Hugo, que, par un heureux euphémisme, l’auteur se dispense de définir en assurant qu’il est le plus large de tous. Le minimum à tout événement, c’est le « programme Laurent Pichat, » l’amnistie pour les insurgés de la commune, la séparation de l’église et de l’état, l’instruction laïque et obligatoire, la réforme des impôts sur le travail, l’abolition du volontariat militaire... etc. D’autres y ajoutent l’abolition d’un certain nombre de choses telles que la constitution, le sénat, la présidence, le gouvernement, les préfets et le gendarme ! La palme est à celui qui va le plus loin. Si M. Spuller, candidat de M. Gambetta, a l’air d’hésiter et de se prêter aux transactions, M. Bonnet-Duverdier le serre de près et se dresse en concurrent devant lui. Le malheureux colonel Denfert, qui a eu la singulière idée de prendre sa retraite comme soldat et de se jeter dans ces bagarres, a été vu d’assez mauvais œil pour avoir fait quelques réserves sur la séparation de l’église et de l’état comme sur l’amnistie, et pour avoir avoué qu’il n’avait pas ses idées encore bien fixées sur la suppression des impôts. Voilà comment les choses se passent, et comment Paris se trouvé en possession d’un certain nombre de candidats modèles de radicalisme, M. Clemenceau, M. Floquet, l’inévitable Floquet, M. Lockroy, — et M. Barodet, l’illustre M. Barodet, — sans oublier tous les conseillers municipaux, qui trouvent naturellement que la députation leur est bien due ! Qu’en sera-t-il de tout ce mouvement parisien, auquel la population, il faut le dire, ne prend pas une part bien vive ? Sans doute, il y a heureusement d’autres candidats de diverses nuances mieux faits pour répondre aux nécessités du moment et de la situation du pays. M. Thiers se présente dans le IXe arrondissement, et son élection ne semble pas douteuse, dès qu’il a cru devoir solliciter les suffrages des Parisiens après avoir été élu sénateur à Belfort. Il n’est pas besoin de dire que M. Thiers, tout républicain qu’il soit, ne s’est pas donné la peine de recevoir ceux qui se proposaient de lui porter le « programme Laurent Pichat. » M. le duc Decazes, lui aussi, accepte courageusement la lutte dans le VIIIe arrondissement. La candidature lui a été offerte par un comité composé d’hommes sérieux et actifs, et certes le commerce, l’industrie de ce quartier de Paris, ne peuvent mieux faire que d’assurer le succès du ministre qui depuis deux ans dirige les affaires étrangères de la France avec habileté, avec un soin vigilant pour la paix. L’élection de M. le duc Decazes aurait la valeur d’une sorte de manifestation pacifique de Paris. M. Vautrain est un autre candidat modéré dans le IVe arrondissement ; mais quoi ! M. Vautrain rencontre sur son chemin M. Barodet, qu’un radicalisme bruyant lui oppose. Ainsi voilà un homme qui a rempli, il y a vingt-cinq ans déjà, une magistrature municipale dans le quartier, qui a rendu de réels services aux heures les plus difficiles, en 1848, puis pendant le siège, qui dans l’intervalle est resté absolument indépendant de l’empire, fidèle alors comme aujourd’hui à une république sage, éclairée : ce que les radicaux du IVe arrondissement ont trouvé de plus piquant, de plus naturel, c’est de susciter à ce galant homme la concurrence d’un étranger qui n’a d’autre titre que d’avoir eu un jour la baroque et plaisante fortune d’être préféré à M. de Rémusat, de contribuer à la chute de M. Thiers et de pousser la république dans le guêpier du 24 mai ! Ils combattent M. Vautrain comme ils combattent M. Decazes, comme ils combattraient M. Thiers lui-même, s’ils l’osaient. Croyez bien que pour eux il n’y a pas beaucoup de différence entre un simple modéré constitutionnel et M. le baron Haussmann, qui relève le drapeau de l’empire dans le Ier arrondissement. Réussiront-ils ? Ce n’est point impossible, puisque dans certains quartiers ils sont sans concurrens et que dans d’autres la lutte est entre radicaux plus ou moins nuancés. Ils réussiront toujours trop ; et c’est là un de ces succès d’excentricité révolutionnaire qui sont aussi compromettans, aussi dangereux pour Paris lui-même que pour la république. S’il y a en France une ville qu’on devrait respecter et faire respecter, c’est Paris, la cité du siège, la ville qui a été un jour la citadelle de l’indépendance nationale et qui pendant cinq mois a supporté faim et mort sans faiblir. Comment se fait-il que ce sentiment de respect existe si peu, que le nom de Paris excite si souvent la défiance, une inquiétude jalouse dans les provinces, et, pour tout dire, que le séjour du gouvernement, des assemblées à Versailles soit une de ces choses qui ne semblent ni extraordinaires ni injustes ? C’est que Paris n’a pas été seulement la cité du siège, il a été la ville des séditions, des révolutions et surtout de la dernière, de la plus criminelle insurrection, de celle qu’il faudrait oser à peine nommer, parce qu’elle a été un attentat contre l’honneur national. Que font les radicaux ? Ils se plaisent à exagérer tout ce qui rend la grande ville suspecte. Ils parlent comme si rien ne s’était passé, comme s’ils ne marchaient pas au milieu des ruines et des souvenirs pénibles. Ils se figurent relever Paris en le flattant dans ses crédulités fanatiques, en l’appelant encore la cité sainte, la Jérusalem révolutionnaire, et à la tête de la bande M. Victor Hugo, la lyre en main, découvre qu’en ôtant à Paris son diadème de capitale on n’a fait que mettre à nu son large et puissant cerveau qui rayonne sur l’univers ! M. Hugo ne s’aperçoit pas qu’en se couvrant lui-même de ridicule il livre aux railleries du monde une ville qui mérite plus d’égards. Ce n’est pas tout. Voici une cité puissante qui renferme en elle la science, les lumières, l’Institut, les plus grandes industries, la direction des plus grandes affaires ; — et par qui allez-vous la faire représenter, cette cité souveraine ? M. Louis Blanc a sa célébrité, nous n’en disconvenons pas, il a la célébrité du sophiste, du déclamateur, de l’homme du 15 mai 1848 ; puis on a M. Floquet, M. Clemenceau ! A qui fera-t-on croire que c’est la vraie représentation de la grande ville ? Est-ce des réunions électorales d’aujourd’hui que jaillit la lumière qui rayonne sur le monde ? Soyez de bon compte, s’il n’y avait rien de mieux, ce serait assez humiliant, et la province aurait le droit de dire à Paris : nous vous envoyons sans cesse tout ce que nous avons d’hommes intelligens et supérieurs que vous retenez, que vous absorbez, et voilà tout ce que vous savez trouver parmi eux ! Autrefois vous vous faisiez honneur de nommer les sommités libérales ; aujourd’hui Casimir Perier s’appelle M. Barodet, et Benjamin Constant s’appelle M. Germain Casse ! On aura beau voir dans ces choix des merveilles de progrès, la fleur des « nouvelles couches sociales, » on n’effacera pas ce qu’il y a de puéril et de pénible pour la fierté d’une grande population : dans cette invasion de la médiocrité révolutionnaire, et en infligeant à Paris cette épreuve les radicaux compromettent bien plus encore peut-être la république elle-même. Certes, s’il y a un fait sensible, c’est que depuis quelques années la république, en vivant, a commencé de s’acclimater. Elle s’est maintenue en partie sans doute par la force des choses, par l’impuissance de toutes les combinaisons monarchiques ; elle s’est accréditée aussi parce que, rompant avec des traditions de violence, avec des souvenirs sinistres qui ont rendu si longtemps son nom odieux, elle est apparue comme un système de gouvernement possible, capable de se contenir, de se régler, de protéger la paix intérieure et la paix extérieure. De plus c’est par cette modération même, c’est par des transactions incessantes qu’ont pu se former entre diverses fractions parlementaires des alliances qui ont fini par avoir pour résultat l’organisation du 25 février 1875, un ensemble d’institutions sages, suffisamment conservatrices sans cesser d’être libérales. Eh bien ! il faut parler, non comme d’imbéciles démagogues, mais comme des hommes qui voient la réalité. Est-ce qu’on croit que la république en serait aujourd’hui là où elle est arrivée avec les programmes radicaux, avec des réformes prématurées déchaînant des luttes religieuses, avec des propositions d’amnistie réhabilitant les criminels sans oser dire un mot du crime et des victimes, avec des révolutions financières ébranlant le crédit et les conditions du travail national ? Est-ce qu’on se figure que beaucoup de ceux-là même qui ont proposé ou voté la constitution du 25 février, qui l’acceptent sans arrière-pensée et sans mauvais vouloir, suivraient la. république dans ses aventures ? Supposez un instant une victoire du radicalisme, dans les élections : est-il un esprit sérieux et clairvoyant qui ait un doute sur le résultat, sur la catastrophe qui attendrait la république ? — Assurément, dira-t-on, il n’y a point de doute, le radicalisme est le plus grand ennemi de la république, d’autant plus redoutable qu’il est dans la place, et, s’il prenait une certaine prépondérance, il aurait bientôt frayé le chemin à l’empire par la réaction emportée de tous les instincts conservateurs ; mais il est isolé, il ne peut rien, si ce n’est faire des programmes pour les réunions électorales de Paris où il est le maître. A merveille ! cela veut dire que les radicaux restent libres de faire de Paris ce qu’ils voudront, et qu’ils ne sont des agitateurs provisoirement inoffensifs que parce que la province se charge de réparer ou d’empêcher par ses votes le mal qu’ils pourraient faire. Les républicains sérieux et sincères, que la passion de parti n’aveugle pas, ne peuvent s’y méprendre ; ils doivent voir aujourd’hui, par l’expérience qu’ils ont acquise, de quel côté ils peuvent s’étendre utilement et gagner des alliés efficaces, de même qu’ils peuvent voir, par les déchaînemens de radicalisme, de quel côté est le danger. Ils ont à choisir : c’est leur affaire encore plus que celle des monarchistes ralliés par raison à la constitution, puisque pour eux le régime actuel est la victoire d’une vieille préférence politique. Plus que d’autres, ils sont intéressés à ne pas laisser confondre leurs idées avec les chimères radicales, à maintenir la force conservatrice du gouvernement, — sous peine de prouver, selon le mot spirituel de M. Thiers, que la république n’est possible que sans les républicains. Le malheur de M. Gambetta notamment est de comprendre le danger et de ne pas aller jusqu’au bout de ses instincts, de ne point à se désavouer résolument ceux qui le traiteraient en ennemi, s’ils n’espéraient pas encore se servir de lui. M. Gambetta joue, en vérité, depuis quelque temps un jeu périlleux où la dextérité ne suffit pas, où il peut tout simplement finir par rester seul avec sa verve méridionale, avec ses longues phrases qui vont de Flandre en Provence. Certainement, quand M. Gambetta est à Lille, il parle avec une intention visible de modération ; il défend la constitution, le sénat, il est pour la politique de transaction, pour le progrès patient et régulier, et il se défend des solutions violentes ou chimériques. D’un autre côté, que pense-t-il de la campagne électorale de Paris ? Comprend-il les problèmes financiers comme son ami, M. Spuller, qui a trouvé une solution toute simple, qui veut qu’on dégrève le travail pour replacer l’impôt sur ceux qui ont cessé de travailler ? Est-il avec M. Louis Blanc, M. Barodet ? croit-il la république tellement hors d’affaire qu’elle n’ait plus besoin d’alliés comme M. le duc Decazes ? Si M. Gambetta est avec les radicaux parisiens, à quoi lui sert de parler de modération ? S’il n’est point avec eux, s’il juge leurs programmes aussi dangereux que puérils, pourquoi ne point le dire, et faire croire qu’en jouant pour sa part à l’habileté, il laisse à ses amis le soin de pousser leur campagne révolutionnaire ? Eh bien ! c’est dans cette situation que le gouvernement, au lieu de se raidir, aurait pu exercer une influence utile, sérieuse, en réduisant les radicaux à un isolement complet, en donnant rendez-vous à toutes les opinions sincères sur le terrain de la république constitutionnelle et conservatrice. Il aurait sûrement rallié dans la lutte électorale tous ces républicains de bonne foi qui ont résumé leur politique dans un mot : la république avec le maréchal ! Malheureusement M. le vice-président du conseil semble éprouver une répugnance invincible à se placer ouvertement sur ce terrain, où le gouvernement eût trouvé une force réelle. Il ne peut se décider à marcher avec ses vrais alliés ou du moins avec tous les alliés qu’il pourrait avoir, et il en a d’autres qui sont pour lui une avant-garde aussi compromettante que peut l’être l’avant-garde radicale pour M. Gambetta. M. le ministre de l’intérieur s’agite dans l’impatience, et rien vraiment ne révèle mieux sa politique que cette démission, devenue nécessaire, de M. le préfet de police à la veille des élections, un mois après la crise à laquelle M. le ministre des finances a résisté. M. Léon Renault a été depuis plus de trois ans un préfet habile qui a dirigé la police de Paris d’une main souple et ferme, sans faiblesse et sans bruit. A l’approche des élections, il a eu l’idée de se présenter comme candidat dans l’arrondissement de Corbeil, et il a écrit une circulaire où il ne se borne pas à exprimer des opinions franchement constitutionnelles, où il explique de plus dans le langage le plus net comment il a été conduit, lui partisan de la monarchie parlementaire, à accepter définitivement et sans arrière-pensée la république conservatrice. On a parlé d’incompatibilité entre les fonctions de préfet et le rôle de candidat. L’incompatibilité n’est peut-être pas là, elle est bien plutôt entre le langage décidé, résolu, de M. Léon Renault et la politique de M. le vice-président du conseil. Vraisemblablement elle date de plus loin, elle a éclaté, comme toujours, au moindre prétexte. Cette fois le prétexte a été une lettre par laquelle un ancien républicain, M. Edmond Valentin, a engagé ses amis de l’arrondissement de Corbeil à voter pour le préfet de police. En réalité, M. Léon Renault n’avait point à s’occuper de cette lettre écrite par un homme qui avait du d’abord se présenter contre lui, qui a été depuis élu sénateur à Lyon et qui n’a que peu de relations à Corbeil. De là cependant paraît être venu le mal. M. Buffet aurait jugé aussitôt que le préfet de police ne pouvait se dispenser de répudier hautement cette recommandation d’un républicain, et M. Léon Renault, n’ayant pu se mettre d’accord avec son ministre sur les termes d’une lettre, a préféré donner sa démission. Assurément, lorsqu’on ne s’entend plus dans un service aussi délicat, rien n’est plus naturel que de se séparer. M. le ministre de l’intérieur en était sans doute convaincu quand il s’est hâté d’accepter la démission de M. Léon Renault. Convenez cependant que M. le vice-président du conseil a du malheur dans tout ce qui lui arrive. Il ne peut faire un pas sans se heurter contre quelque modeste constitutionnel et sans paraître complaire aux bonapartistes. Il y a un mois, il provoque une crise ministérielle à propos de la candidature sénatoriale de M. Léon Say, et son grief principal est que son collègue des finances coure la fortune électorale avec le républicain le plus modéré, M. Feray. M. le ministre de l’intérieur reçoit des offres de candidatures, et il se trouve que quelques-unes de ces offres viennent de bonapartistes peu déguisés. Aujourd’hui M. le préfet de police est obligé de donner sa démission, et, par accident sans doute, M. Léon Renault a eu la mauvaise fortune de se signaler il y a quelque temps par une enquête sévère sur les menées impérialistes. Qui a considéré cette démission forcée comme une satisfaction ? toujours les bonapartistes, et c’est ainsi que, par ses alliances comme par ses antipathies, M. le vice-président du conseil se trouve conduit à soutenir la lutte électorale hors du terrain où elle devrait être engagée. La constitution devient ce qu’elle peut entre bonapartistes et radicaux. Où est la solution ? C’est au pays maintenant de la trouver, de la faire prévaloir, et il le peut en choisissant des hommes modérés, libéraux, sincèrement constitutionnels, ralliés au programme exposé par M. Léon Renault, développé aussi l’autre jour par M. Henri Germain à Trévoux. Au bruit de ces conflits d’élections cependant voici un homme de l’ancienne politique parlementaire, un vieux collaborateur, M. de Carné, qui vient de disparaître. C’était un esprit fin, instruit, conciliant, qui a joué autrefois un rôle dans les chambres, et qui laisse de nombreux ouvrages d’un sentiment historique et politique élevé. De récens malheurs de famille avaient accablé la vieillesse de M. de Carné, et il n’a pu survivre longtemps à ces épreuves après une vie publique qui a eu son éclat. Le parlement d’Angleterre vient de s’ouvrir. C’est la reine Victoria elle-même qui a ouvert cette fois la session, faisant violence à des habitudes de vie privée et de retraite qui l’ont éloignée depuis quelques années de ces solennités publiques, et qui ne laissent pas de donner de temps à autre une certaine humeur aux Anglais. Un intérêt assez vif s’attachait aux premières explications parlementaires qui devaient nécessairement se produire au sujet de la politique extérieure de l’Angleterre depuis quelques mois. On était curieux de connaître l’opinion officielle du gouvernement sur les affaires d’Orient, sur l’adhésion qu’il a récemment donnée à la note autrichienne aussi bien que sur l’acte hardi par lequel il a fait de l’Angleterre la propriétaire de la moitié des actions du canal de Suez. Si l’on s’attendait à de l’imprévu, l’attente a été un peu trompée. Les explications ont eu lieu en effet, elles ont été provoquées par les deux chefs de l’opposition dans la chambre des lords et dans la chambre des communes, lord Granville et lord Hartington, elles ont été largement fournies par lord Derby et par le chef du cabinet, M. Disraeli. En définitive, elles ne dépassent pas sensiblement ce qu’on savait, elles le précisent. Le chef du ministère a peut-être ajouté quelques détails de plus sur les petites péripéties qui ont précédé la transaction relative à Suez, et, quant au plan de réformes que la diplomatie des puissances du nord proposait de porter à Constantinople, ce qu’ont dit les deux ministres se réduit à une explication aussi modeste que simple. L’Angleterre ne pouvait ni conseiller au sultan une résistance qui l’eût compromise elle-même, ni se réfugier dans une abstention qui l’eût complètement isolée, ni proposer une nouvelle conférence européenne qui n’eût point été acceptée, et qui d’ailleurs n’aurait eu aucun avantage pratique, si l’on n’avait pas eu un plan différent à présenter. Dès lors elle n’avait plus d’autre alternative que d’accepter la situation qui lui était faite en adhérant, comme la France, comme l’Italie, à la note préparée par le comte Andrassy au nom des trois empereurs. C’était la politique la moins compromettante, sinon la plus brillante, et le ministère, en suivant cette politique, a eu la chance d’obtenir l’appui assez inattendu de M. Gladstone, qui s’est levé pour approuver en quelques mots ce qui a été fait. Ce qu’il y aurait de mieux aujourd’hui évidemment, ce serait que l’insurrection de l’Herzégovine, se sentant abandonnée à ses propres forces, de plus en plus resserrée dans-ses frontières, déposât les armes, laissant les gouvernemens européens et la Turquie en tête-à-tête pour l’accomplissement des réformes proposées. Si cependant l’insurrection persistait, si l’impuissance de la Turquie devenait de plus en plus flagrante, si des combinaisons nouvelles ou peut-être des interventions plus effectives devaient être la conséquence d’un premier acte de diplomatie, qu’arriverait-il ? Ici les ministres de la reine ont en le soin de déclarer que l’Angleterre avait réservé sa liberté d’action, qu’elle ne s’était point engagée au-delà de la note du comte Andrassy. Qui, sans doute, l’Angleterre a réservé sa liberté d’action, comme tous les autres cabinets se sont réservé le droit de prendre conseil de leurs intérêts. Cela veut dire en d’autres termes que c’est une question dont tout le monde sent la gravité, et, malgré un certain penchant à faire aujourd’hui assez bon marché de ce qu’ils appelaient autrefois l’intégrité nécessaire de la Turquie, les Anglais ne sont pas les derniers à se préoccuper des dangers d’une crise qui mettrait en lutte, selon le mot de lord Derby, les populations musulmanes et les populations chrétiennes, qui pourrait avoir son contre-coup jusque dans l’empire indien. Nous ne parlons pas des dangers auxquels l’Europe entière serait immédiatement exposée. Pour le moment du moins, ces perspectives semblent écartées par l’empressement qu’a mis la Porte à souscrire au plan de réformes préparé par le comte Andrassy, appuyé par les autres gouvernemens européens à Constantinople. C’est un premier gage de succès pour une politique d’apaisement, et rien n’indique après tout que même pour trouver maintenant des garanties efficaces de ces réformes turques, personne aujourd’hui en Europe soit disposé à se jeter dans des aventures, à braver des conflits. M. de Bismarck lui-même en vérité donne le signal de la paix universelle. Il s’est souvenu que l’an dernier il avait fait rendre un décret qui interdisait l’exportation des chevaux hors de l’Allemagne, et qui avait pu passer pour un signe belliqueux : il vient de provoquer l’abrogation de ce décret inutile ou onéreux, et ce n’est rien encore ; il a prononcé ces jours derniers en plein Reichstag, à propos de la réforme du code pénal, un discours qui est une véritable protestation contre toute idée de guerre. De tous les discours que le chancelier allemand a pu prononcer, celui qu’il a fait entendre l’autre jour au Reichstag est assurément le plus original, le plus humoristique et le plus habilement calculé, il est question de tout dans cette harangue, particulièrement des « journaux officieux » que le chancelier a fort maltraités, dont il avoue s’être servi souvent, mais dont il est décidé à ne plus se servir, parce que les journaux l’ont exposé à endosser la responsabilité de trop d’inepties. M. de Bismarck a surtout saisi cette occasion d’affirmer avec une sorte de surabondance de verve les intentions absolument pacifiques de l’Allemagne, de son vieil empereur et de son grand-chancelier. L’Allemagne n’a « rien à gagner, rien à conquérir, » elle est amplement satisfaite et n’aspire qu’à vivre tranquille. Bien mieux, tout ce qu’on a dit au dernier printemps des périls de nouveaux conflits, de la guerre imminente, tout cela n’était « que de la fantaisie et du radotage ! » Il n’y a jamais rien eu de vrai. Ce sont les journaux qui ont imaginé ces bruits, qui les ont propagés par les correspondances, par les télégrammes, dans un intérêt de spéculation. M. de Bismarck est d’avis que, s’il était allé ainsi au parlement proposer la guerre sans raison, sans aucun motif, le parlement n’aurait eu qu’à lui envoyer un médecin pour examiner son état mental. Il est stupéfait qu’on ait pu lui prêter cette « colossale bêtise » de dire : « Il est possible que nous soyons attaqués dans quelques années ; pour prévenir cette attaque, tombons sur notre voisin et massacrons-le avant qu’il ne soit relevé complètement. » Ce serait là ce que le chancelier allemand appelle « se suicider pour éviter la mort, et cela dans une situation tout à fait agréable, où personne ne songe à nous faire la guerre. » — Ainsi c’est entendu, il n’y a rien eu au printemps dernier. L’empereur Alexandre est allé pour son plaisir à Berlin, et c’est aussi pour son plaisir que le prince Gortschakof expédiait en toute hâte des dépêches rassurantes. L’Angleterre s’est donné beaucoup de mal pour provoquer des explications et pour dissiper des fantômes. Ce décret sur l’exportation des chevaux, qui vient d’être abrogé, c’était tout simplement pour favoriser le commerce allemand. L’Europe a cru traverser une crise et a été la dupe de sa crédulité. Voilà qui est au mieux ! Voilà qui eût produit surtout un merveilleux effet au mois de mai 1875, et qui, pour venir dix mois après, ne garde pas moins son prix ! La moralité est qu’il ne faut pas toujours croire à ce que répètent les journaux et les correspondans des journaux. M. de Bismarck ne dit d’habitude que ce qu’il veut dire ; il n’y a aucune raison de mettre en doute la sincérité de ses paroles, et puisqu’un personnage comme lui qui a la faculté d’assembler et de dissiper les nuages, tient à se montrer pour le moment si rassuré, si rassurant, ces déclarations pacifiques peuvent certes être considérées comme un élément de quelque importance dans la situation présente des choses. Le fait est qu’à l’heure où nous sommes, presqu’à la veille de cette saison toujours redoutée du printemps, l’Europe semble se reposer, sans de trop fâcheux pressentimens, dans une paix dont elle ne désire pas voir la fin prochaine. Un peu partout on est aux affaires intérieures. L’autre jour, le roi de Suède ouvrait son parlement dans les conditions les plus régulières. D’ici à peu l’Espagne aura son régime constitutionnel complètement rétabli par la réunion des deux chambres qui viennent d’être élues, pendant que son armée poursuit ses opérations aussi heureuses que pénibles contre les carlistes dans les provinces du nord. A son tour, l’Italie trouve dans une politique libérale et modérée la garantie d’une indépendance qu’elle a conquise par la guerre, qu’elle affermit par la paix. Le parlement italien, dont les travaux sont suspendus, va se réunir de nouveau prochainement. Il n’a guère en perspective que des discussions sur les finances ou les incidens que peut provoquer Garibaldi avec ses projets grandioses de rectification du Tibre. Ce qu’il y a de curieux en effet, c’est qu’il y a toujours une question du Tibre, qui divise Garibaldi et la commission du budget, l’un tenant à ses idées, la commission ayant d’autres vues et ne voulant livrer les premiers millions qu’à bon escient. Le président du conseil, M. Minghetti, s’efforce de mettre tout le monde d’accord. Ce n’est pas la première question sur laquelle on aura fini par s’entendre au-delà des Alpes en dépit de l’humeur et des sorties de Garibaldi. L’Italie nouvelle, dans sa liberté, garde un mérite ; elle sait honorer ses morts illustres, et elle vient de le prouver encore une fois autour de la tombe de ce vieux marquis Gino Capponi, qui vient de s’éteindre à quatre-vingt-trois ans, dans cette aimable Florence qu’il n’a cessé d’habiter. Capponi était le dernier descendant d’une ancienne famille qui a compté des prieurs, des gonfaloniers, des soldats, des diplomates. L’histoire de sa maison se confond avec l’histoire de Florence. Mêlé dans sa longue carrière à tous les événemens, personnage indépendant et libéral sous le régime absolu, ministre constitutionnel du grand-duc Léopold en 1848, sénateur depuis l’indépendance, il avait toujours gardé la modération des idées et l’honneur du caractère. C’était un esprit très cultivé, qui avait été l’ami dévoué encore plus que le patron bienveillant de tous les écrivains contemporains de l’Italie, qui s’était associé à toutes les tentatives pour réveiller le goût des études, et qui avait souvent écrit lui-même, qui laisse comme testament littéraire une Histoire de la république de Florence, publiée récemment. Il ne pouvait plus depuis longtemps avoir un rôle actif, il avait été atteint, il y a bien des années, d’une cécité absolue. Rien n’était plus imposant que ce grand et affable vieillard aux yeux fermés à la lumière, à l’intelligence toujours lucide, s’intéressant à tout, suivant d’une pensée attentive et ferme les affaires de l’Europe aussi bien que les affaires de son pays. On aurait dit, à le voir dans sa haute stature respirant la franchise et la force tranquille, une image du passé souriant au présent. Le peuple l’aimait et le vénérait ; les passans s’inclinaient devant lui quand il allait chaque jour, conduit par un serviteur, à sa paroisse de l’Annunziata, car le vieux libéral italien était resté de religion simple. Sa mort a été un deuil de famille pour Florence, un deuil national pour l’Italie. Il y a deux semaines, la ville de Pesth se pavoisait de noir et fermait ses magasins pour la mort de Deàk. L’impératrice d’Autriche allait déposer elle-même une couronne sur le cercueil du patriote hongrois. Ces jours derniers, Florence, elle aussi, s’est pavoisée pour la mort de Gino Capponi. La bourse a été fermée, le drapeau national a été hissé couvert d’un crêpe sur le palais vieux. Le roi Victor-Emmanuel a pris part au deuil public, le président du conseil s’est rendu à Florence, et la population entière a suivi le convoi du vieux Florentin. Les peuples libres s’honorent eux-mêmes par ces hommages spontanés rendus non à des flatteurs de leurs passions et de leurs faiblesses, mais à ceux qui meurent comme ils ont vécu, fidèles jusqu’au bout au patriotisme et à l’honneur. CH. DE MAZADE. Speeches in England and India, by Earl of Mayo, edited by Gosto Behary Mullick, Calcutta 1873. On n’a pas oublié la triste mort du vice-roi de l’Inde, lord Mayo, assassiné le 8 février 1872 par un fanatique dans une visite qu’il faisait au pénitencier des îles Andaman. Ce déplorable événement mettait une sorte d’auréole au front de la victime. Lord Mayo n’était pas un grand homme, certes, ni même un administrateur renommé. Cependant il remplissait avec sagacité la fonction que le gouvernement anglais lui avait confiée. Doué par la naissance et par l’éducation d’un air de dignité que rien n’altérait, il tenait sans embarras le premier rang au milieu de princes indigènes dont la généalogie remonte quelquefois aux temps héroïques de l’histoire hindoue. Il était issu d’une famille irlandaise qui avait fourni plusieurs évêques à l’église anglicane. Entré jeune encore à la chambre des communes, il s’était associé à la fortune des tories, et avait obtenu un poste secondaire dans le gouvernement chaque fois que lord Derby revenait aux affaires. Serviteur zélé et fidèle, il se faisait ainsi une réputation sans que personne eût rien à lui reprocher. C’est dans cette catégorie d’hommes d’état de second ordre que le cabinet prend volontiers un vice, roi de l’Inde lorsque cet éminent emploi devient vacant. En 1868, il y avait vingt ans déjà qu’il appartenait à la chambre des communes, M. Disraeli lui offrit la vice-royauté, qu’il accepta. Lord Mayo avait toutes les qualités extérieures que réclame l’exercice d’une dignité où l’esprit de parti n’a rien à faire. Qu’on en juge par un seul fait. Le principal événement du règne de lord Mayo fut la réception à Umballah de l’émir Shire-Ali, le souverain de l’Afghanistan. En cette occasion, de même que dans les durbars solennels où il convoquait les princes déchus de l’Hindoustan, il donnait une haute idée de la puissance anglaise à ces peuples innocens, qui jugent du pouvoir d’une nation d’après l’éclat des fêtes que donne son représentant. Il montrait aussi, ce qui est plus louable, une sympathie marquée pour l’éducation, pour les œuvres de bienfaisance, pour tout ce qui touche au bien-être et à l’amélioration de la population conquise. En chacune de ces circonstances, il prononçait un discours d’apparat ; c’est la collection de ces allocutions étudiées que l’on a publiée à Calcutta. Le plus curieux est que cette collection est l’ouvrage d’un Hindou et qu’elle est faite à l’instigation d’un prince indigène, le maharajah de Pultiala. N’est-ce pas un indice de l’influence que les idées anglaises exercent sur la population native de l’Inde ? Les ouvrages de M. Gosto Behary Mullick sont nombreux déjà ; celui qu’il a consacré à lord Mayo montre non-seulement qu’il sait écrire correctement l’anglais, mais aussi qu’il a su comprendre les mœurs européennes. H. BLERZY. Le directeur-gérant, C. BULOZ
Verne - Les Enfants du capitaine Grant.djvu/94
paso déterminé, il n’y avait plus apparence. Toute cette région venait d’être bouleversée dans les derniers tremblements de terre, et il fallut s’élever de plus en plus sur les croupes de la chaîne. Paganel fut assez décontenancé de ne pas trouver la route libre, et il s’attendit à de rudes fatigues pour gagner le sommet des Andes, car leur hauteur moyenne est comprise entre onze mille et douze mille six cents pieds. Fort heureusement, le temps était calme, le ciel pur, la saison favorable ; mais en hiver, de mai à octobre, une pareille ascension eût été impraticable ; les froids intenses tuent rapidement les voyageurs, et ceux qu’ils épargnent n’échappent pas, du moins, aux violences des « {{lang|es|temporales}}, » sortes d’ouragans particuliers à ces régions, et qui, chaque année, peuplent de cadavres les gouffres de la Cordillère. On monta pendant toute la nuit ; on se hissait à force de poignets sur des plateaux presque inaccessibles ; on sautait des crevasses larges et profondes ; les bras ajoutés aux bras remplaçaient les cordes, et les épaules servaient d’échelons ; ces hommes intrépides ressemblaient à une troupe de clowns livrés à toute la folie des jeux icariens. Ce fut alors que la vigueur de Mulrady et l’adresse de Wilson eurent mille occasions de s’exercer. Ces deux braves Écossais se multiplièrent ; maintes fois, sans leur dévouement et leur courage, la petite troupe n’aurait pu passer. Glenarvan ne perdait pas de vue le jeune Robert, que son âge et sa vivacité portaient aux imprudences. Paganel, lui, s’avançait avec une furie toute française. Quant au major, il ne se remuait qu’autant qu’il le fallait, pas plus, pas moins, et il s’élevait par un mouvement insensible. S’apercevait-il qu’il montait depuis plusieurs heures ? Cela n’est pas certain. Peut-être s’imaginait-il descendre. À cinq heures du matin, les voyageurs avaient atteint une hauteur de sept mille cinq cents pieds déterminée par une observation barométrique. Ils se trouvaient alors sur les plateaux secondaires, dernière limite de la région arborescente. Là bondissaient quelques animaux qui eussent fait la joie ou la fortune d’un chasseur ; ces bêtes agiles le savaient bien, car elles fuyaient, et de loin, l’approche des hommes. C’était le lama, animal précieux des montagnes, qui remplace le mouton, le bœuf et le cheval, et vit là où ne vivrait pas le mulet. C’était le chinchilla, petit rongeur doux et craintif, riche en fourrure, qui tient le milieu entre le lièvre et la gerboise, et auquel ses pattes de derrière donnent l’apparence d’un kanguroo. Rien de charmant à voir comme ce léger animal courant sur la cime des arbres, à la façon d’un écureuil. « Ce n’est pas encore un oiseau, disait Paganel, mais ce n’est déjà plus un quadrupède. » <references/>
Virgile - Énéide, traduction Guerle, 1825, livres I-VI.djvu/311
des victimes rougit au loin la terre. Les uns disposent sur les flammes les chaudières d’airain ; d’autres, épars sur les gazons, attisent les brasiers, et tournent sur le feu les débris des victimes. Enfin la fête arrive, et les coursiers de Phaéton ramènent avec la neuvième aurore la sérénité d’un beau jour. Au bruit des jeux qui s’apprêtent, aux noms illustres et d’Aceste et d’Énée, les peuples d’alentour sont accourus de toutes parts. Leur foule curieuse inonde à longs flots les rivages : on se presse, on veut voir ces Troyens fameux, on brûle de combattre contre de tels rivaux. Déjà sont étalés en pompe, au milieu de la lice, les prix réservés aux vainqueurs ; là des trépieds sacrés, des couronnes verdoyantes, des palmes triomphales ; ici de brillantes armures, des tissus éclatans de pourpre, des talens d’or et d’argent. Bientôt le clairon sonne du haut d’une éminence : les jeux vont commencer. D’abord quatre galères égales, noble élite de la flotte, vont mesurer ensemble la vigueur de leurs rames. Mnesthée conduit la rapide Baleine, Mnesthée, bientôt cher à l’Italie, et dont la gloire doit revivre dans celle de Memmius. À Gyas obéit l’énorme Chimère, masse immense, flottante citadelle, que font mouvoir trois rangs de matelots assis sur trois étages. Sergeste, antique souche des Sergius, monte le vaste Centaure, et la verte Scylla manœuvre sous les ordres de Cloanthe, dont Rome voit le sang couler dans tes veines, généreux Cluentius ! Au sein des flots amers, s’élève un rocher lointain <references/>
Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/290
certainement plus ancienne que le portique ; divers détails de construction montrent qu’elle date de la fin de la république ou des premières années de l’empire. Elle continua d’exister au milieu des changemens que subissait le Palatin ; de plus en plus cachée et enterrée par ces grands palais qui se bâtissaient autour d’elle, elle a eu la bonne fortune de leur survivre. Tout l’étage inférieur en est parfaitement conservé. Autour de l’''atrium'', auquel on arrive en descendant quelques marches, sont disposées quatre salles que couvrent encore aujourd’hui les plus belles peintures et les plus intactes qu’on ait découvertes à Rome. Le long des corniches courent des arabesques élégantes, des guirlandes de feuilles et de fleurs entrelacées de génies ailés, des paysages fantastiques d’un goût charmant. Sur le milieu des panneaux, on voit cinq grandes fresques qui forment des sujets distincts. Les deux moins importantes par les dimensions et le mérite sont des scènes d’initiation et de magie. Une autre, qui a près de 3 mètres de hauteur, représente une rue de Rome qu’on est censé apercevoir par une fenêtre ouverte. C’était une manière d’agrandir ou d’égayer un appartement, et de donner aux maisons romaines ces jours sur la rue qui leur manquent d’ordinaire. Cet usage existe encore aujourd’hui. « tous ceux qui ont voyagé en Italie, dit M. Perrot, savent quel goût les Italiens ont conservé pour ces trompe-l’œil, pour ces perspectives que leurs décorateurs emploient avec une rare habileté. On entre dans une cour, et, sur le mur du fond, au lieu de la couleur grise et terne du plâtre sale ou de la criarde blancheur du lait de chaux, on aperçoit ou une rue qui fuit, bordée de beaux édifices, ou un jardin, des taillis remplis d’oiseaux qui volent dans la feuillée, des treilles où pendent des raisins mûrs. Le regard, sans être induit en erreur, éprouve pourtant un vif plaisir à cette substitution ; l’esprit se plaît à jouir d’une illusion qui, suivant que la main du peintre a été plus ou moins adroite, peut se prolonger plus ou moins longtemps. Des artistes qui décoraient les maisons des cités campaniennes et de la Rome impériale, jusqu’à ceux qui passent aujourd’hui leurs couleurs à la détrempe sur les murs des maisons de Gênes, de Milan, de Padoue et de Bologne, il y a une tradition ininterrompue, un héritage fidèlement transmis de siècle en siècle à travers toutes les vicissitudes politiques. » La perspective du Palatin reproduit l’aspect d’une rue, avec des maisons où l’on remarque à chaque étage des terrasses découvertes ou des balcons surmontés d’un toit que supportent des colonnes comme une ''loggia'' d’aujourd’hui. Des personnes, penchées aux fenêtres, regardent les passans ; une femme vient de sortir de sa porte, et, comme elle est accompagnée d’une jeune fille qui tient à la main un de ces plats où l’on mettait les gâteaux sacrés, on peut supposer qu’elles vont toutes les deux faire <references/>
Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 17.djvu/536
qu’il faudrait bien savoir à quoi s’en tenir sur ce que monsieur Pons compte faire pour moi, dans le cas où il viendrait à mourir ; c’est ce que je ne souhaite guère, car ces deux innocents à soigner, voyez-vous, madame, c’est ma vie ; mais si l’un d’eux me manque, je soignerai l’autre. Moi, la Nature m’a bâtie pour être la rivale de la Maternité. Sans quelqu’un à qui je m’intéresse, de qui je me fais un enfant, je ne saurais que devenir... Donc, si monsieur Poulain le voulait, il me rendrait un service que je saurais bien reconnaître, ce serait de parler de moi à monsieur Pons. Mon Dieu ! mille francs de viager, est-ce trop ? je vous le demande... C’est autant de gagné pour monsieur Schmucke... Pour lors, notre cher malade m’a donc dit qu’il me recommanderait à ce pauvre Allemand, qui serait donc, dans son idée, son héritier... Mais qu’est-ce qu’un homme qui ne sait pas coudre deux idées en français, et qui d’ailleurs est capable de s’en aller en Allemagne, tant il sera désespéré de la mort de son ami ?... — Ma chère madame Cibot, répondit le docteur devenu grave, ces sortes d’affaires ne concernent point les médecins, et l’exercice de ma profession me serait interdit si l’on savait que je me suis mêlé des dispositions testamentaires d’un de mes clients. La loi ne permet pas à un médecin d’accepter un legs de son malade... — Quelle bête de loi ! car qu’est-ce qui m’empêche de partager mon legs avec vous ? répondit sur-le-champ la Cibot. — J’irai plus loin, dit le docteur, ma conscience de médecin m’interdit de parler à monsieur Pons de sa mort. D’abord, il n’est pas assez en danger pour cela ; puis, cette conversation de ma part lui causerait un saisissement qui pourrait lui faire un mal réel, et rendre alors sa maladie mortelle... — Mais je ne prends pas de mitaines, s’écria madame Cibot, pour lui dire de mettre ses affaires en ordre, et il ne s’en porte pas plus mal... Il est fait à cela !... ne craignez rien. — Ne me dites rien de plus, ma chère madame Cibot !... Ces choses ne sont pas du domaine de la médecine, elles regardent les notaires... — Mais, mon cher monsieur Poulain, si monsieur Pons vous demandait de lui-même où il en est, et s’il ferait bien de prendre ses précautions, là, refuseriez-vous de lui dire que c’est une excellente chose pour recouvrer la santé que d’avoir tout bâclé... Puis vous glisseriez un petit mot de moi... <references/>
Mullié - Biographie des célébrités militaires des armées de terre et de mer de 1789 à 1850, I.djvu/35
== [[w:Gilbert Désiré Joseph Bachelu|Bachelu (Gilbert-Désiré-Joseph, baron)]] == __TOC__ général de division, né à Salins, en Franche-Comté, le 9 février 1777, fils d’un conseiller-maître à la Cour des comptes de Dôle ; il fut reçu en 1794 à l’école du génie de Metz, en qualité d’élève sous-lieutenant. Capitaine en l790, il fit la campagne du Rhin et suivit Moreau dans sa retraite en Égypte ; Kléber le fit chef de bataillon au siège du Caire en 1800 ; en 1801, il fit, comme colonel du génie, la campagne de Saint-Domingue, sous les ordres du général en chef Leclerc qui en fit son aide-de-camp. Il assista au combat de la Crète-à-Pierrot où il dirigea le placement des troupes dans les lignes de circonvallation établies sur la droite de l’Artibouille. Le colonel Bachelu revint de cette malheureuse expédition avec la veuve de son général. On le vit depuis chef d’état-major, de 1803 à 1805, au camp de Boulogne où il reçut la décoration de légionnaire ; colonel du 12<sup>e</sup> de ligne en 1805, sous les ordres du général Marmont qui commandait l’armée de Hollande, il passa, en 1807, en Dalmatie et attaqua, le 30 mai, à Castel-Nuovo, 5,000 Monténégrins, soutenus par deux bataillons russes, et les culbuta à la baïonnette. Général de brigade le 5 juin 1809 ; après Essling, il se distingua pendant la première campagne de Cologne et principalement au siège de Dantzig. En 1812, il fit la campagne de Russie, et commanda l’arrière-garde pendant la retraite de Tilsilt, à Dantzig où il fut employé jusqu’au 1<sup>er</sup> janvier 1814. Le 12 janvier 1813, Bachelu avait chassé les Russes de la position formidable de Stublau, et le 3 mars.il avait repoussé l’attaque générale dirigée par Platow sur les faubourgs de la place. Le 26 juin 1813, il fut nommé général de division ; pendant les Cent-Jours, le général Bachelu commanda la première division du deuxième corps d’armée et se distingua dans la courte campagne de juin. De retour à Paris, après le désastre de Waterloo, où il tomba blessé en attaquant le bois d’Hougoumont, il fut emprisonné deux fois comme suspect, exilé de Paris, puis de la France, où il ne rentra qu’en 1817. Après la révolution de juillet, le général Bachelu fut envoyé à la chambre des députés par les électeurs du Jura ; il venait d’obtenir la croix de commandeur de la Légion d’honneur. Il est mort à Paris le 16 juin 1847, âgé de 72 ans. Son nom est inscrit sur l’arc de triomphe de l’Etoile, côté sud. == [[w:Louis Albert Guislain Bacler d'Albe|Bacler d’Albe (Louis-Albert-Guislain, baron)]] == né le 21 octobre 1781, à Saint-Pol (Pas-de-Calais), d’un ancien trésorier du régiment de Toul. Peintre et ingénieur géographe, il s’occupait de l’étude des arts lorsque la révolution éclata ; il en accepta les principes. Il s’enrôla et devint bientôt capitaine d’artillerie pendant le siège de Toulon. Bonaparte, durant les campagnes d’Italie, l’attacha à son état-major en qualité de directeur du bureau topographique, puis de chef des ingénieurs-géographes ; il fut chargé, après la paix, de former, de dresser la carte de l’Italie en cinquante-quatre feuilles. Devenu général de brigade, il fut nommé, en 1815, chef du dépôt général de la guerre ; mais la Restauration lui enleva cette place, et Bacler se retira à Sèvres, où il se livra de nouveau à la <references/>
Mullié - Biographie des célébrités militaires des armées de terre et de mer de 1789 à 1850, I.djvu/77
la pairie, il ne voulut pas participer à ce qu’il croyait un suicide politique et donna sa démission. == [[w:Auguste Julien Bigarré|BIGARRÉ (AUGUSTE JULIEN, comte de)]] == né à Belle-Isle en mer (Morbihan), le 1er janvier 1775. Son père appartenait à la magistrature. A l’âge de 14 ans, Auguste Bigarré s’embarqua comme marin pour les Antilles, fit quatre voyages à Saint-Domingue et guerroya contre les nègres révoltés. De retour en France, il fut nommé en 1792 soùs-lieutenant au 9e régiment d’infanterie, ci-devant Normandie, fut blessé à Quiberon sous le général Hoche qui le nomma lieutenant. En l’an v, il était capitaine de carabiniers dans la lie légion des crânes et fit partie de l’expédition d’Irlande. Ce fut à bord du vaisseau les Droits de l’homme qu’il combattit pendant douze heures contre un vaisseau anglais et une frégate. Après cette expédition malheureuse, il fit plusieurs campagnes sous les ordres de Hoche et de Moveau, et se distingua partout. Nommé capitaine dans les chasseurs à pied de la gardé des consuls, il arrêta aux Tuileries, un jour de garde, un fou qui voulait assassiner Napoléon. Peu après il eut sa nomination de major au 4e de ligne, commandé par Joseph Bonaparte. Il fit avec ce grade les campagnes d’Ulm et d’Austerlitz ; Dans cette dernière bataille, il s’empara d’une batterie formidable ; mais il perdit une des aigles de son régiment enlevée au sergent-major Saint-Cyr, neveu du maréchal, après que ce jeune homme eut reçu 14 coups de sabre sur la tête et sur les mains. Pour réparer cet affront, vers la fin de la bataille, le 2e bataillon du -i6 de ligne, ayant à sa tête le major Bigarré et le commandant Calez, s’empara du régiment russe dé Moscou, de son colonel et de deux drapeaux. L’Empereur fit rendre une nouvelle aigle au régiment et nomma Bigarré officier de la Légion d’honneur. Joseph Bonaparte, devenu roi de Na-ples, appela Bigarré comme aide-de-camp auprès de sa personne, et le nomma maréclial-de-camp en 1808. Au départ de Joseph pour l’Espagne, Bigarréle suivit avec le même titre et assista aux diverses batailles commandées par le roi Joseph. Après la débâcle de Vittoria et la rentrée de l’armée en France, il alla rejoindre l’Empereur qui lui donna le commandement d’une brigade sous les ordres de Macdonald. Il fit avec ce corps la campagne de 1813, fut nommé lieutenant-général et baron après la bataille de Craonne, à l’issue de laquelle le maréchal Ney vint le complimenter de la part de l’Empereur sur la bravoure avec laquelle sa division avait tenu la droite de l’armée russeenéchec. Peu de jours après, l’Empereur lui donna le commandement d’une division de la jeune garde sous les ordres du duc de Trévise. Après la chute de Napoléon, le roi Louis -XYIII l’envoya commander le département d’Ille-et-Vilaine, et lui donna la croix de Saint-Louis et celle de commandant de la Légion d’honneur. Après le débarquement de l’Empereur à Cannes, il reçut le commandement de la 13e division et ne put empêcher l’explosion de la guerre civile dans le Morbihan. Dans une rencontre avec les Chouans, il reçut un coup de feu à travers le corps. Après la bataille de Waterloo on lui ôta son commandement, et il resta en non-activité jusqu’à 1830. A cette époque il prit de son propre mouvement le commandement de la 13e division, et fut maintenu’par Louis-Philippe qui le nomma grand officier de la Légion d’honneur et inspecteur général d’infanterie en 1835 et 1836. <references/>
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l’an {{rom|IX}} il prit part à toutes les opérations qui signalèrent cette mémorable époque. Le 7 fructidor au {{rom|IV}}, à la tête d’un parti de grenadiers et de chasseurs, il culbuta l’ennemi et entra dans Borgo-Forte. Le 25 brumaire an {{rom|V}}, il combattit au pont de Ronco et sur la chaussée d’Arcole, où la 12{{e}} demi-brigade se couvrit de gloire. Appelé à faire partie de l’expédition de Circeo, dans les États-Romains, il entra un des premiers à la tête des grenadiers polonais, dans Frasinone, prise d’assaut le 5 nivôse an {{rom|VII}}. Le général Girardon, qui commandait cette expédition, demanda pour lui le grade de chef de bataillon. Il suivit à San Germano la brigade de cet officier général, et facilita pendant le trajet la prise d’un parc d’artillerie autrichien de 80 bouches à feu ; puis pendant la campagne de Naples, à la prise du château Saint-Elme, il rejeta les lazzaroni dans Naples, où ils furent faits prisonniers. Nommé aide-de-camp du général Sauret le 16 ventôse an {{rom|VIII}}, il passa provisoirement en la même qualité auprès du général Watrin le 22 floréal, et se signala à la prise d’Ivrée le 4 prairial suivant. Blessé d’un coup de feu à la hanche droite le 19 du même mois au combat de Montebello, il fut placé le 21 comme capitaine à la suite dans le 6{{e}} régiment de hussards, et maintenu dans ses fonctions d’aide-de-camp. Le 25, à la bataille de Marengo, il eut deux chevaux tués sous lui, en portant les ordres de son général à travers le feu de l’ennemi. Le 4 nivôse an {{rom|IX}}, au passage du Mincio, il commandait les tirailleurs lorsqu’il reçut un coup de feu au côté droit de la poitrine ; malgré la gravité de sa blessure, il resta à son poste pendant toute la journée, traversa un des premiers la rivière, culbuta les Autrichiens sur la rive opposée, et se distingua encore dans la soirée à la prise du moulin de la Volta. Nommé provisoirement chef d’escadron sur le champ de bataille par le général en chef Brune, et attaché au 11{{e}} régiment de hussards, en continuant son service d’aide-de-camp, il suivit le général Watrin à l’Ile d’Elbe, lorsque cet officier général alla en prendre le commandement. Les Anglais opérèrent une descente dans la baie de Bagnaja le 11 floréal an {{rom|IX}}. Le commandant Chamorin les repoussa vigoureusement ; mais, entraîné par son ardeur, les fuyards le contraignirent de monter sur une de leurs chaloupes. Tandis qu’ils faisaient force de rames, Chamorin se jeta à la mer et arriva sain et sauf sur la plage. Le 28 fructidor suivant, l’escadre de l’amiral Waren débarqua environ 3,000 hommes à la droite du camp des Français, vers Marciana. Après six heures d’un combat opiniâtre, le général Watrin força les Anglais de se rembarquer avec une perte de 1,200 hommes tués ou blessés. Le commandant Chamorin, à la tête d’une vingtaine d’hommes seulement, paralysa tous les efforts d’un bataillon ennemi qu’il repoussa, et auquel il fit vingt-cinq prisonniers. Confirmé dans son grade de chef d’escadron le 1{{er}} nivôse an {{rom|X}}, il accompagna Watrin à Saint-Domingue. Après la mort de ce général il rentra en France et fut placé, le 2 pluviôse an {{rom|XII}}, comme chef d’escadron dans le 3{{e}} régiment de cuirassiers. Il fit partie de l’armée des côtes de l’Océan, où il reçut, le 25 prairial suivant, la décoration de la Légion-d’Honneur. Passé avec son grade le 18 fructidor an {{rom|XIII}} dans les grenadiers à cheval de la garde impériale, il lit les campagnes de l’an {{rom|XIV}} à 1807 en Autriche, en Prusse et en Pologne. A Austerlitz, il s’empara d’un convoi russe dont il sabra et dispersa l’escorte. Créé officier de la Légion-d’Honneur le 14 mars 1806, il se fit remarquer à la journée d’Iéna, au combat <references/>
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379 DEC lion. La Pénélope se présenta la première au combat ; Decrès l’élude, fond avec impétuosité sur le Lion, le démâte, l’oblige de fuir vent en arrière, lorsque le Foudroyant arrive pour soutenir le bâtiment avarié ; l’action dura pendant une heure avec le plus grand acharnement. La Pénélope et le Lion, ayant réparé leurs avaries, reviennent à la charge avec une nouvelle opiniâtreté. Le Guillaume Tell est environné d’une ceinture de feu, ses mâts sont successivement abattus, la moitié de l’équipage est hors de combat. Une explosion de gar-gousses, qui a lieu au même moment sur la dunette, renverse le contre-amiral du banc de quart sur lequel il était monté. Après neuf heures et demie du plus terrible combat qui ait jamais été livré, Decrès, tout criblé de blessures, et cédant à la nécessité qui l’accable, amène enfin avec la conscience d’avoir tout sacrifié à la gloire de son pavillon. Les vaisseaux ennemis furent extrêmement maltraités dans cette lutte sanglante, et ne purent atteindre qu’à grand’peine Minorque, où ils relâchèrent en faisant eau de toutes parts. Cette glorieuse résistance valut à Decrès un sabre d’honneur des mains du premier Consul. A son retour en France, Bonaparte le nomma préfet maritime de Lorient, et lui confia bientôt après le commandement de l’escadre de Rochefort. L’habileté avec laquelle le contre-amiral s’acquitta de ses diverses fonctions le fit appeler au ministère de la marine en octobre -1801. Ce posle était difficile dans la situation déplorable où se trouvaient nos forces navales. Le désordre s’était introduit dans toutes les branches de l’administration ; les employés qui en faisaient partie étaient ou des hommes incapables ou d’une profonde incurie. Les arsenaux manquaient d’armes, les magasins n’avaient ni appro- visionnements, ni agrès. Tout, en un mot, se ressentait de l’instabilité des événements et de la désunion des hommes qui avaient longtemps présidé à nos destinées. Le nouveau ministre embrasse d’un coup d’œil toutes les calamités qui pèsent sur notre marine. A sa voix, les produits affluent dans nos ports de mer, les services s’organisent avec célérité ; des chantiers, des arsenaux, se construisent comme par enchantement, enfin le nombre de nos bâtiments s’accroît dans une proportion imposante. Le premier Consul, satisfait de’ la vigilance, de l’activité de Decrès, le stimule, l’encourage, et le rassure sur les machinations dont il craint de devenir la victime. « La confiance, lui écrit-il (25 pluviôse an xi), que je, vous ai témoignée en vous appelant au ministère, n’a pas été légèrement donnée ; elle ne peut être légèrement atténuée. C’est la marine qu’il faut rétablir. La première année d’un ministère est un apprentissage. La seconde du vôtre ne fait que commencer. Dans la force de l’âge, vous avez, il me semble, une belle carrière devant vous, d’autant plus belle que nos malheurs passés ont été plus en évidence : réparez-les sans relâche. Les heures perdues dans l’époque où nous vivons sont irréparables. » Cette lettre produisit le résultat que Bonaparte en attendait. Le ministre, heureux de la confiance du premier Consul, dédaigna les obscures menées de l’intrigue, et s’efforça, par un redoublement de zèle, de constance, de dévouement, de réaliser les espérances que ses talents avaient fait concevoir au chef de l’État. Cet homme, dont les conceptions hardies commençaient déjà à étonner le monde, faisait rassembler des.troupes considérables sur les côtes de l’Océan pour tenter une invasion en Angleterre. DEC ( <references/>
Œuvres complètes de H. de Balzac, VI.djvu/313
favorables, ils seront repétris dans l’Humanité jusqu’à ce qu’ils soient durement punis à leur tour pour de simples erreurs, quand ils arriveront à la maturité des fruits célestes. Votre vie, ma fille, n’a été qu’une longue faute. Vous tombez dans la fosse que vous vous êtes creusée, car nous ne manquons que par le côté que nous avons affaibli en nous. Vous avez donné votre cœur à un monstre en qui vous avez vu votre gloire, et vous avez méconnu celui de vos enfants en qui est votre gloire véritable ! Vous avez été si profondément injuste que vous n’avez pas remarqué ce contraste si frappant : vous tenez votre existence de Joseph, tandis que votre autre fils vous a constamment pillée. Le fils pauvre, qui vous aime sans être récompensé par une tendresse égale, vous apporte votre pain quotidien ; tandis que le riche, qui n’a jamais songé à vous et qui vous méprise, souhaite votre mort. — Oh ! pour cela !... dit-elle. — Oui, reprit le prêtre, vous gênez par votre humble condition les espérances de son orgueil... Mère, voilà vos crimes ! Femme, vos souffrances et vos tourments vous annoncent que vous jouirez de la paix du Seigneur. Votre fils Joseph est si-grand que sa tendresse n’a jamais été diminuée par les injustices de votre préférence maternelle, aimez-le donc bien ! donnez-lui tout votre cœur pendant ces derniers jours ; enfin, priez pour lui, moi je vais aller prier pour vous. Dessillés par de si puissantes mains, les yeux de cette mère embrassèrent par un regard rétrospectif le cours de sa vie. Eclairée par ce trait de lumière, elle aperçut ses torts involontaires et fondit en larmes. Le vieux prêtre se sentit tellement ému par le spectacle de ce repentir d’une créature en faute, uniquement par ignorance, qu’il sortit pour ne pas laisser voir sa pitié. Joseph rentra dans la chambre de sa mère environ deux heures après le départ du confesseur. Il était allé chez un de ses amis emprunter l’argent nécessaire au payement de ses dettes les plus pressées, et il rentra sur la pointe du pied, en croyant Agathe endormie. Il put donc se mettre dans son fauteuil sans être vu de la malade. Un sanglot entrecoupé par ces mots : — Me pardonnera-t-il ? fit lever Joseph qui eut la sueur dans le dos, car il crut sa mère en proie au délire qui précède la mort. — Qu’as-tu, ma mère lui dit-il effrayé de voir les yeux rougis de pleurs et la figure accablée de la malade. <references/>
Le Porte-Chaîne/Chapitre 9
James Fenimore Cooper Le Porte-Chaîne Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret. Furne, C. Gosselin, 1846 (Œuvres, tome 26, p. 84-97). ◄ Chapitre 8 Chapitre 10 ► Chapitre 9 bookLe Porte-ChaîneJames Fenimore CooperAuguste-Jean-Baptiste DefauconpretFurne, C. Gosselin1846ParisVŒuvres, tome 26Chapitre 9Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 26, 1846.djvuCooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 26, 1846.djvu/384-97 Oh ! si je voulais exciter vos âmes à la révolte, et vous remplir de fureur, j’outragerais Brutus et Cassius, ces hommes d honneur s’il en fut jamais ; mais, non, Je n’en ferai rien. Plutôt mille fois outrager les morts, vous outrager aussi, ne pas m épargner moi-même, que d’outrager des hommes aussi honorables. Shakspeare. — Voilà donc Ravensnest ! m’écriai-je après avoir contemplé quelque temps ce tableau en silence, — le domaine que m’a laissé mon grand-père, et où se sont passés des événements qui tiennent une si grande place dans l’histoire de ma famille ; événements dans lesquels vous avez joué un rôle, Susquesus. L’Indien fit entendre une sorte d’interjection étouffée ; mais il est probable qu’il ne me comprit pas bien. Qu’y avait-il de si extraordinaire dans une attaque de sauvages, une maison assiégée, quelques hommes tués, des chevelures enlevées, pour qu’il s’en souvint après un quart de siècle ? — Je ne vois pas l’habitation principale, Susquesus, ajoutai-je ; la maison où mon grand-père demeurait quelquefois ? L’Onondago ne dit rien ; mais il étendit le doigt dans la direction du nord-est avec un de ces gestes expressifs qui sont habituels à sa race. Je reconnus l’endroit aux descriptions qui m’en avaient été faites, quoique le temps eût déjà fait ses ravages. De simples bûches, empilées les unes sur les autres dans de semblables conditions, peuvent durer de trente à quarante ans, suivant la nature des arbres qui les ont fournies, et la manière dont elles ont été couvertes. La distance ne me permettait pas d’apprécier exactement l’état actuel du bâtiment ; mais j’en voyais assez pour présumer que je ne devais pas m’attendre à trouver une habitation très-agréable. Une famille y était installée, et j’avais vu quelques fromages faits dans la belle ferme qui en dépendait. Il y avait un verger qui semblait en plein rapport, et des champs qui avaient bonne apparence ; mais la maison avait un aspect triste et sombre, et on la distinguait à peine, à sa forme et à ses cheminées, de tout autre monceau de bois. Je fus frappé du silence solennel qui régnait partout ; à l’exception de quelques enfants à demi nus qui rôdaient autour des habitations les plus rapprochées de moi, je ne pouvais découvrir aucun être humain. Les champs étaient déserts, quant aux hommes, quoique beaucoup de bêtes à cornes y fussent à brouter. — Je vois que mes fermiers ne sont pas dépourvus de bétail dis-je à Susquesus ; il n’en manque pas dans les pâturages. — Vous voyez ; tous jeunes, répondit l’Onondago ; la guerre en est cause. Les vieux ont été tués pour les soldats. — En effet, puisque cet établissement a échappé au pillage, les colons ont dû faire d’assez bonnes affaires en vendant à l’armée. Je me rappelle que les provisions de toute espèce étaient rares et très-chères, quand nous avons rejoint Burgoyne. — Sans doute. Ils ont vendu des deux côtés ; — c’était un bon métier : nourrir les Yankees, nourrir les Anglais. — Je ne m’en étonne guère, car le cultivateur n’a guère d’autres pensées que de tirer le meilleur prix qu’il peut de sa récolte. Mais où sont donc tous les hommes ? je n’en vois pas un seul. — Vous ne les voyez pas ? — Là ! répondit l’Indien en me montrant le hameau. L’Écuyer allume aujourd’hui le feu du Conseil et il est sans doute à pérorer. — En effet, les voilà rassemblés près du bâtiment de l’école. Mais qui voulez-vous désigner par ce nom d’écuyer, et qui est-ce qui pérore ? — Le vieux maître d’école, qui est venu du lac salé ; un grand ami de votre grand-père. — Ah ! M. Newcome, mon agent. C’est vrai, je n’aurais pas dû oublier qu’il est le roi de l’établissement. Allons, Susquesus, remettons-nous en route, et quand nous arriverons à la taverne, nous apprendrons peut-être ce dont s’occupe le Grand-Conseil. Ne dites rien du but de mon voyage : je suis assez curieux d’observer un peu ce qui se passe, avant de parler moi-même. L’Indien se leva, et descendit la hauteur par un sentier qui lui semblait familier. En quelques minutes, nous avions rejoint la grande route, et nous n’étions pas loin du hameau. Je n’avais rien gardé de mon costume de ville ; et il n’eût pas été facile de reconnaître le propriétaire du domaine dans un voyageur qui arrivait à pied, en blouse de chasse, son fusil à la main et accompagné d’un Indien. Je n’avais donné récemment aucun avis de ma prochaine arrivée, et l’idée m’était venue en chemin d’examiner un peu les choses incognito. Pour assurer le succès de ma ruse, il n’était pas inutile de dire encore un mot à l’Indien. — Susquesus, ajoutai-je en voyant que nous approchions, j’espère que vous m’avez compris. Il est inutile de dire qui je suis. Si l’on vous interroge, vous pouvez répondre que je suis votre ami. Vous ne mentirez pas ; car je le serai tant que je vivrai. — Bon ! le jeune chef a des yeux, il veut s’en servir. Bon ! Susquesus entend ! Un instant après, nous étions au milieu de la foule, devant la porte de l’école. L’Indien était si connu et on le voyait si souvent, que son apparition n’excita aucune sensation. À voir les conversations particulières, les figures animées, les groupes qui se formaient, on pouvait juger que quelque affaire importante était sur le tapis. Dans cet état d’agitation, on ne fit pas grande attention à moi qui me tenais sur la lisière de cette nombreuse assemblée, où il pouvait se trouver de soixante à soixante-dix hommes, sans compter un nombre presque égal de grands garçons. Cependant j’entendis demander près de moi qui j’étais, et si j’avais droit de voter. Ma curiosité était assez vivement excitée, et j’allais demander quelques explications, quand, à la porte de l’école, parut un personnage qui se mit à exposer l’affaire. C’était un petit homme à cheveux gris, maigre, ridé, dont le regard était assez perçant, et qui était mieux mis que la plupart de ceux qui l’entouraient, bien que sa toilette ne fût remarquable ni par l’élégance, ni par la propreté. Il pouvait avoir soixante ans. Il parla avec beaucoup de sang-froid et de mesure, en homme accoutumé depuis longtemps à ces sortes de réunions, mais avec un accent connecticutien très-prononcé. Au moment où l’orateur ouvrait la bouche pour en retirer une chique de tabac avant de prendre la parole, j’entendis murmurer autour de moi : — Chut ! voilà l’écuyer ; nous allons savoir quelque chose. — C’était donc M. Jason Newcome, mon agent, le principal habitant de l’établissement. — Mes concitoyens, dit-il en commençant, vous êtes assemblés aujourd’hui pour l’affaire la plus grave et la plus importante, et vous avez besoin de déployer toute votre énergie. Il s’agit de donner un nom à l’église que vous allez construire, et vous voyez ainsi que le salut de vos âmes est, jusqu’à un certain point, intéressé dans la question. Vos délibérations se sont ouvertes par la prière, et maintenant vous allez procéder au vote définitif. Il y a parmi vous des différences d’opinions ; mais où n’y en a-t-il pas ? c’est l’essence de la liberté, qui, sans cela, n’existerait pas. Vous savez tous le grave motif pour lequel nous devons en venir promptement à une décision. Le propriétaire du fonds est attendu cet été, et toute sa famille à une tendance déplorable vers une église idolâtre, qui répugne à la plupart d’entre vous. Il est donc de la plus haute importance qu’il trouve l’église bâtie, installée, et que son intervention ne puisse plus avoir d’effet. Toutefois, jusqu’à présent, nous avons été assez divisés entre nous, et il s’agit de nous mettre d’accord. Lors des derniers votes, il y a eu vingt-six voix pour les Congrégationistes, vingt-cinq pour les Presbytériens, quatorze pour les Méthodistes, thomistes, neuf pour les Baptistes, trois pour les Universaux, et une pour les Épiscopaux. Il est clair que c’est la majorité qui doit gouverner, et que la minorité doit se soumettre. Ma première décision, comme Modérateur, a été que les Congrégationistes ont eu une majorité d’une voix ; mais, quelques personnes ayant manifesté quelques scrupules, ]e suis prêt à entendre la raison, et à convenir que le nombre vingt-six ne forme pas une majorité, mais simplement une pluralité, comme on dit. Cependant comme vingt-six ou vingt-cinq sont la majorité, par rapport à neuf, à trois ou à un, de quelque manière qu’on envisage ces votes, soit isolément, soit réunis, votre comité a décidé que les Baptistes, les Universaux et les Épiscopaux devaient être mis hors du débat, et que le premier vote ne porterait que sur les trois ordres qui avaient réuni les chiffres les plus élevés, savoir : les Congrégationistes, les Presbytériens et les Méthodistes. Chacun a droit de voter pour qui il lui plaît, pourvu qu’il vote pour un des trois. Je suppose que je me suis fait suffisamment comprendre ; et je vais mettre la question aux voix, à moins que quelqu’un ne demande à faire quelque observation. — Monsieur le Modérateur, s’écria un gros cultivateur de bonne mine, du milieu de la foule, est-ce le moment de prendre la parole ? — Sans doute, monsieur — Silence, messieurs, silence ! Que le major Hosmer se lève, il a la parole : Le major se leva, d’autant plus facilement que nous étions tous debout ; mais c’était une expression parlementaire, et elle fut comprise. — Monsieur le Modérateur, je suis de l’ordre des Baptistes, et je ne trouve pas la décision juste, puisqu’elle nous force, ou de voter pour une dénomination qui ne nous plaît pas, ou de ne pas voter du tout. — Mais vous convenez que la majorité doit gouverner ? interrompit le président. — Sans doute, cela fait aussi partie de ma religion, répondit le vieillard avec un air de parfaite bonne foi ; mais je ne vois pas que la majorité se soit prononcée en faveur des Congrégationistes plus que des Baptistes. — Nous allons voter de nouveau, major, pour votre plus grande satisfaction, reprit M. Newcome du ton le plus modéré. Messieurs, que ceux d’entre vous qui sont d’avis que les Baptistes ne doivent pas être compris dans le prochain vote, veuillent bien lever la main. Tout ce qui n’était pas Baptiste leva la main, et l’on en compta soixante-neuf. À la contre-épreuve, les Baptistes eurent leurs neuf voix comme la première fois. Le major Hosmer se déclara satisfait, bien qu’à son air on eût dit que l’opération ne lui paraissait pas complètement régulière. Comme les Baptistes étaient la plus nombreuse des trois sectes exclues, les deux autres firent de nécessité vertu et ne dirent rien. Elles étaient évidemment en minorité, et une minorité, comme il arrive trop souvent en Amérique, a peu de droits. — Maintenant, reprit le Modérateur, qui était un modèle de soumission à la voix publique, il reste à voter entre les Congrégationistes, les Presbytériens et les Méthodistes. Je commencerai par les Congrégationistes. Ceux qui sont pour cet ordre, la bonne vieille secte du Connecticut, voudront bien lever la main. Le ton mielleux de la voix, l’expression suppliante du regard, et les mots « la bonne vieille secte du Connecticut, » me firent comprendre de quel côté penchaient les désirs du Modérateur. D’abord, il ne se montra que trente-quatre mains ; mais, à force de chercher, le Modérateur finit par en découvrir trois autres ; après quoi il annonça, dans son impartialité, qu’il y avait trente-sept voix pour les Congrégationistes. Ainsi sur treize voix appartenant aux sectes écartées, onze avaient très-probablement voté pour le Modérateur. Ce fut ensuite le tour des Presbytériens, qui à leurs vingt-cinq voix en réunirent deux des Baptistes. Les Méthodistes restèrent avec leurs quatorze suffrages. — Comme il est évident, messieurs, dit le Modérateur, que les Méthodistes ne gagnent point de voix, et qu’ils sont fort au-dessous des autres pour le nombre, je fais appel à leur humilité chrétienne bien connue, pour leur demander s’ils ne feraient pas bien de se désister. — Aux voix ! aux voix ! comme pour nous ! s’écria un anabaptiste. — Soit, messieurs. Et l’épreuve donna soixante-quatre suffrages pour le désistement, et quatorze contre. — Aucune religion ne saurait être florissante contre une pareille majorité, dit le Modérateur avec une grande apparence de candeur. Certes, c’est pour moi un profond sujet de regret que nous n’ayons pas les reins assez forts pour bâtir des chapelles pour toutes les sectes de l’univers ; mais il faut faire ce que l’on peut, et les Méthodistes sauront se résigner. Messieurs, la question ne se trouve donc posée maintenant qu’entre les Congrégationistes et les Presbytériens. Il n’y a point de graves dissentiments entre eux, et il est mille fois à déplorer qu’il y en ait aucun. Êtes-vous prêts, messieurs ? Personne ne demandant la parole, je mets la question aux voix. Le résultat fut : trente-neuf voix pour et trente-neuf voix contre ; c’est-à-dire ce qu’on appelle partage. Je pus voir que le Modérateur était désappointé, et je crus qu’il allait invoquer sa voix prépondérante ; mais je ne connaissais pas mon homme. M. Newcome ne voulait jamais avoir l’air d’exercer une autorité personnelle ; la majorité était sa grande règle, et il en déférait, en toute occasion, à la majorité. L’exercice d’un pouvoir aussi précaire que celui de président, pouvait exciter l’envie ; mais celui qui ne marchait qu’avec la majorité, était sûr d’avoir toujours pour lui les sympathies publiques. M. Newcome n’avait jamais d’opinion que lorsque le nombre était de son côté. Je regrette de devoir dire que des idées très-erronées sur le pouvoir des majorités commencent à prendre racine parmi nous. Il est assez ordinaire d’entendre poser en axiome politique, que la majorité doit gouverner. Cet axiome peut être sans inconvénients, quand il est appliqué avec intelligence, et seulement en tant qu’il s’agit des intérêts sur lesquels la décision est remise à la majorité. Mais à Dieu ne plaise que la majorité gouverne toujours en toutes choses, dans cette république ou ailleurs... Un tel état de choses ne tarderait pas à devenir intolérable, et le gouvernement qui le souffrirait serait la tyrannie la plus odieuse. Au-dessus de tout dominent et doivent toujours dominer certains grands principes incontestables, qui sont justes en soi, et qui sont proclamés dans les diverses constitutions. Qu’ensuite certaines questions secondaires soient soumises à la décision de la majorité ; rien de mieux, tant que cette majorité ne s’arroge pas une puissance qui n’appartient qu’à ces principes. C’est une vérité qu’on ne saurait trop répéter, parce qu’il semble qu’elle soit plus méconnue de jour en jour. M. Newcome évita de se prononcer comme président. Trois fois il renouvela l’épreuve, et trois fois les voix se partagèrent également. Je m’aperçus que, pour le coup, il était sérieusement inquiet. Cette persistance indiquait une détermination bien prise, et les deux partis, étant d’égale force, ne voulaient céder ni l’un ni l’autre. Il fallait user de tactique ; c’était le fort de M. Newcome, et voici l’expédient qu’il imagina. — Vous voyez ce qui arrive, chers concitoyens. Deux partis se sont formés ; ils se balancent, et maintenant c’est comme question de parti que l’affaire doit être décidée. — Voisin Willis voudriez-vous bien aller jusque chez moi, et demander à mistress Newcome le dernier volume des Lois de l’État ? Peut-être y trouverons-nous quelque éclaircissement utile. Le voisin Willis fit ce qui lui était demandé, et s’éloigna. J’appris ensuite que c’était un ardent presbytérien. Malheureusement pour sa secte, il se trouvait placé juste en face du Modérateur, de manière à ne pouvoir manquer d’appeler son attention. Je soupçonnais que l’écuyer Newcome allait mettre de nouveau la question principale aux voix. Mais la ruse eût été par trop grossière, et le Modérateur n’était pas homme à se compromettre ainsi. Il avait du temps devant lui ; car il savait bien que sa femme ne pouvait trouver un volume qu’il avait prêté à un magistrat, dans un établissement situé à vingt milles de distance. Il commença donc par avoir une conférence secrète avec un ou deux de ses amis. — Pour ne pas perdre de temps, monsieur le Modérateur, dit enfin un de ses confidents, je fais la motion que cette assemblée déclare que l’établissement d’une église presbytérienne est une mesure anti-républicaine, en opposition avec nos glorieuses institutions, et avec les plus chers intérêts de la grande famille humaine. Je soumets cette question à mes concitoyens, sans discussion, et je serai charmé de connaître leur opinion à ce sujet. La motion fut appuyée ; on alla aux voix, et le résultat fut trente-neuf voix pour et trente-huit voix contre. Il fut donc décidé que la règle presbytérienne était anti-républicaine. C’était un coup de maître : car du moment qu’il était établi que les institutions étaient contraires à l’établissement du presbytérianisme, aucune religion ne pouvant se soutenir dans ce pays du moment qu’elle était en opposition avec l’opinion politique, la question se trouvait tranchée par le fait. Il était assez bizarre que, tandis que toutes les sectes s’accordent à dire que la religion chrétienne vient de Dieu, et que ses dogmes doivent être reçus comme les lois de la sagesse infinie, il se trouve cependant des hommes assez peu logiciens et assez présomptueux pour s’imaginer qu’un de ces préceptes puisse être affaibli ou fortifié, suivant qu’il concorde plus ou moins avec les institutions humaines. Autant vaudrait admettre de prime abord que le christianisme n’est pas d’origine divine, ou, ce qui serait plus absurde encore, que le système établi par Dieu même, peut être modifié suivant les vues étroites et bornées de l’homme. Néanmoins, il ne faut pas se dissimuler qu’ici, comme ailleurs, on cherche au mettre l’Église en harmonie avec les institutions, au lieu de mettre les institutions en harmonie avec l’Église. Sûr de ce premier succès, le confident du Modérateur n’en resta pas là. — Monsieur le Modérateur, reprit-il, maintenant que la question a pris une nouvelle face, il est à propos que le parti qui a la majorité ne soit pas gêné dans ses opérations par la présence de la minorité. J’opine donc pour que ceux qui sont opposés au presbytérianisme se forment en comité secret, et qu’ils nomment une commission chargée de proposer la dénomination qui lui paraîtra la plus convenable. J’espère que la motion sera mise aux voix, sans discussion. Il s’agit de religion, et c’est un sujet sur lequel on ne saurait trop éviter tout débat. Hélas ! que de tort n’a-t-on point fait à la cause du christianisme en étouffant ainsi la lumière, et en forçant les gens timides à adopter les projets des fourbes et des ambitieux ! Ces concessions apparentes et ces semblants de bonne foi masquent presque toujours les desseins les plus criminels. Il n’y eut pourtant pas d’opposition ; car les assemblées populaires, une fois lancées dans une certaine voie, sont aussi faciles à conduire que le bâtiment qui obéit au gouvernail. On pense bien que la majorité fut la même ; c’est-à-dire que la moitié de l’assemblée déshérita de ses croyances l’autre moitié, en comptant l’homme qui avait été éloigné, et cela, d’après le principe que la majorité doit gouverner. Les vainqueurs se réunirent alors dans le bâtiment de l’école, où un comité de vingt-six membres fut nommé. Ce comité ne fut pas longtemps à délibérer. Il émit, à l’unanimité, l’avis que c’était le congrégationisme qui était la forme de culte la plus agréable à la population de Ravensnest. Le Modérateur soumit aussitôt la proposition à l’approbation de l’assemblée tout entière, et l’ancienne majorité, d’une voix, se prononça encore en sa faveur. Au moment où le Modérateur annonçait humblement ce résultat, son messager parut dans la foule en criant : Écuyer, mistress Newcoine dit qu’elle ne peut pas trouver le volume, et qu’elle est sûre que vous l’avez prêté. — Dieu me pardonne, c’est vrai ! s’écria le magistrat. Au surplus, nous n’en avons plus besoin, à présent que la majorité s’est prononcée. Mes chers concitoyens, nous venons de régler les plus chers intérêts qui concernent l’homme. C’est une question sur laquelle l’unanimité est surtout désirable ; et, comme il n’est pas à présumer que personne à présent s’oppose à la volonté populaire, je vais mettre une dernière fois la question aux voix, afin d’obtenir cette unanimité. Que ceux qui sont en faveur des Congrégationistes lèvent la main. Les trois quarts des mains, à peu près, se levèrent en même temps. « L’unanimité ! l’unanimité ! » cria-t-on de tous côtés. Les autres mains se levèrent l’une après l’autre, et je finis par en compter soixante-treize. Quelques obstinés s’abstinrent de voter ; mais, comme on ne fit pas de contre-épreuve, on peut dire que l’assemblée fut unanime. Le Modérateur et deux ou trois de ses amis, firent de courtes harangues pour faire ressortir l’esprit libéral d’une partie des citoyens et les remercier tous ; après quoi l’assemblée se sépara. Tels furent les incidents qui accompagnèrent l’établissement d’une église congrégationiste à Ravensnest, la question ayant été décidée, à l’unanimité, en faveur de cette dénomination, quoique, sur soixante-dix-huit votants, cinquante-deux y fussent opposés ; le tout pour l’honneur des principes républicains. Aucune réclamation n’eut lieu, du moins à l’instant. La foule se dispersa, et M. Newcome, en la traversant de l’air le plus modeste, et nullement en vainqueur, m’aperçut pour la première fois. Il m’examina avec une grande attention, et, à son air d’inquiétude, il me parut concevoir quelques soupçons. Au moment même, et avant qu’il eût eu le temps de faire une seule question, Jaap arrivait avec le chariot. Le nègre était une vieille connaissance de M. Newcome. Sa présence expliquait toute l’affaire, et mon air de ressemblance avec mes parents suffisait, au surplus, pour lever tous les doutes. M. Newcome éprouvait un embarras évident ; mais il s’efforça de le dissimuler et parvint à reprendre son sang-froid. — C’est le major Littlepage que j’ai l’honneur de saluer ? dit-il en s’approchant de moi. Vous me rappelez le général, tel que je l’ai connu quand il était jeune ; et un peu aussi Herman Mordaunt, le père de votre mère. y a-t-il longtemps que vous êtes arrivé, major ? — Quelques minutes seulement, répondis-je d’une manière évasive. Vous voyez mon chariot et mon domestique ; nous venons d’Albany. J’arrive dans un bon moment ; car il me semble que tous les habitants sont rassemblés ici. — Mais, oui, à peu près tous. Nous avons eu une petite réunion pour statuer sur la nature de notre religion, si je puis m’exprimer ainsi. Vous n’êtes sans doute arrivé qu’à la fin de la séance, major ? — Oui, monsieur Newcome, à la fin, comme vous dites. L’écuyer parut soulagé d’un grand poids, car il n’aurait pas été charmé de savoir que j’avais entendu l’allusion qu’il avait faite aux opinions religieuses de ma famille. Pour moi, je n’étais pas fâché de m’être un moment caché dans les coulisses pour connaître le vrai caractère de mon agent. Je savais déjà à peu près à quoi m’en tenir sur son compte, mais je ne pouvais pas être trop éclairé. — Oui, monsieur, la religion est d’un intérêt très-grave pour l’homme, et voilà trop longtemps qu’elle est négligée parmi nous, continua le Modérateur. Vous voyez là-bas la charpente d’un édifice religieux, le premier qui ait été commencé ici, et notre intention est de la dresser cette après-midi. Les perches à pointes de fer sont en place, et l’on n’attend plus que le signal pour commencer l’opération. Vous remarquerez, major, qu’il n’a pas été maladroit d’avancer la besogne, avant de décider le nom qu’on donnerait à l’édifice. De cette manière chacun a travaillé comme s’il travaillait pour sa propre secte. Aussi, vous le voyez, les planches, les châssis vitrés, les bancs, tout est prêt. Il ne reste qu’à assembler les pièces, puis à prêcher. — Pourquoi n’avez-vous pas achevé le bâtiment, avant d’en venir au vote définitif ? — C’eût été dépasser le but, major. Il faut voir jusqu’où l’on peut aller, et s’arrêter à propos. Nous avons bien examiné la chose, et il a été reconnu que le moment était venu de mettre la question aux voix. Tout a réussi le mieux du monde, et nous avons décidé, à l’unanimité, que nous serions Congrégationistes. C’est une heureuse chose que l’unanimité en fait de religion. — Ne craignez-vous pas que le zèle ne se ralentisse à présent, et que les mécontents ne se refusent à payer les charpentiers, les peintres, le ministre ? — Ils pourront bien se faire tirer l’oreille ; mais ils céderont. Votre généreux exemple, major, a produit son effet et continuera à exercer de l’influence. — Mon exemple, monsieur Newcome ! je ne vous comprends pas ; jamais de ma vie je n’avais entendu parler de ce temple, avant les allusions que je vous ai entendu y faire tout à l’heure. M. Newcome toussa pour s’éclaircir la voix et se trouva enfin en état de répondre. — Je dis votre exemple, monsieur ; car vous ne faites qu’un avec votre honoré père, et la première impulsion a été donnée par le général Littlepage, longtemps même avant la révolution. Ce n’est guère en temps de guerre, major, vous le savez, qu’on peut songer à bâtir des temples ; aussi avons-nous toujours différé. Mais, à présent que nous avons la paix, j’ai pensé que le moment était venu de mettre le grand projet à exécution. J’espérais que tout serait achevé avant votre arrivée, et que vous auriez eu le spectacle édifiant d’une population réunie pour prier. Voici la lettre de votre père, dont j’ai lu un passage aux habitants, il y a une demi-heure. — Sans doute le défaut de temple n’a pas été un obstacle à la piété de la population. Mais voyons la lettre de mon père. Elle était datée de 1770, quatorze ans avant qu’on eût commencé la construction du temple, et cinq ans avant la bataille de Lexington. Je vis, entre autres choses, que mon père accordait des remises à ses fermiers et locataires jusqu’à concurrence de 500 dollars pour aider à l’érection d’un temple ; se réservant seulement d’être consulté sur la dénomination qu’il prendrait. J’ajouterai ici qu’en examinant les quittances, je m’aperçus que la totalité des 500 dollars avait été versée, l’année même, entre les mains de M. Newcome, qui avait gardé la somme pendant tout l’intervalle, ce qui n’avait sans doute pas été à son détriment. — Et cette somme a sans doute été employée suivant les intentions de mon père ? demandai-je en rendant la lettre. — Jusqu’au dernier dollar, major ; et quand vous contemplerez le nouveau temple, vous aurez la satisfaction de pouvoir vous dire que votre argent a contribué pour beaucoup à son érection. Quels sentiments délicieux cette pensée n’éveillera-t-elle pas dans votre âme ? Quel bonheur pour un propriétaire de songer que sa fortune a été employée au bien-être de ses semblables ! — C’est bien vrai ; car j’ai vu par les comptes transmis à mon père que jamais la plus petite somme ne lui a été envoyée ; et qu’il n’est pas même rentré dans ses premiers déboursés. — C’est possible, major, c’est même probable ; mais il a fallu satisfaire l’esprit de progrès, et messieurs les propriétaires attendent naturellement leur récompense des générations futures. Oui, il viendra un temps où ces terres affermées seront d’un bon produit, et vous recueillerez alors le fruit de votre générosité. Je me dispensai de répondre. Le chariot était alors à la porte de l’auberge, et Jaap était occupé à décharger les bagages. Le bruit de mon arrivée s’était répandu, et quelques-uns des plus vieux colons, ceux qui avaient connu Herman Mordaunt, se réunirent autour de moi, en me prodiguant des témoignages d’affection et de respect. Ils voulurent tous me serrer la main, et en leur rendant leur étreinte, je me dis que les relations de maître à fermier devraient être toujours pleines de confiance et de bonté. Je n’avais aucun besoin d’augmenter mes revenus, et j’étais assez disposé à attendre, sinon tout à fait « des générations futures, » du moins de l’avenir, les avantages que je pouvais espérer recueillir de cette propriété. Je fis entrer tous ceux qui se trouvaient là ; je commandai du punch, car c’était l’accompagnement obligé de toute bonne arrivée ; enfin je cherchai à me faire bien venir de mes nouveaux amis. Une troupe de femmes m’attendait à la porte, et il me fallut passer par la formalité de présentations sans nombre. La réception qui me fut faite fut des plus cordiales.
Góngora - Vingt-quatre Sonnets.djvu
|Titre=[[Vingt-quatre Sonnets]] |Sous_titre= |Volume= |Auteur=[[Auteur:Luis de Góngora|Luis de Góngora]] |Traducteur=[[Auteur:Francis de Miomandre|Francis de Miomandre]] |Illustrateur=Garcia Benito |Editeur=François Bernouard |School= |Lieu=Paris |Annee=1921 |Publication= |Bibliotheque=University of Ottawa - {{IA|vingtquatresonne00gn}} |Clef=Gongora - Vingt-quatre Sonnets |BNF_ARK= |Source=djvu |Image=7 |Avancement=V |Tomes= * [[Vingt-quatre Sonnets/À la Flotte|À la Flotte]] * [[Vingt-quatre Sonnets/À l’Escurial|À l’Escurial]] * [[Vingt-quatre Sonnets/À la Maison de Plaisance|À la Maison de Plaisance]] * [[Vingt-quatre Sonnets/Le Voyageur|Le Voyageur]] * [[Vingt-quatre Sonnets/Aux Dames|Aux Dames]] * [[Vingt-quatre Sonnets/Le Piège|Le Piège]] * [[Vingt-quatre Sonnets/Les Sirènes|Les Sirènes]] * [[Vingt-quatre Sonnets/Conseil|Conseil]] * [[Vingt-quatre Sonnets/La Double Trace|La Double Trace]] * [[Vingt-quatre Sonnets/Chaînes d’Amour|Chaînes d’Amour]] * [[Vingt-quatre Sonnets/Au Rossignol|Au Rossignol]] * [[Vingt-quatre Sonnets/L’Imagination|L’Imagination]] * [[Vingt-quatre Sonnets/La Vaine Image|La Vaine Image]] * [[Vingt-quatre Sonnets/À une Dame|À une Dame]] * [[Vingt-quatre Sonnets/À un Monsieur|À un Monsieur]] * [[Vingt-quatre Sonnets/Au Tombeau|Au Tombeau]] * [[Vingt-quatre Sonnets/Immortalité|Immortalité]] * [[Vingt-quatre Sonnets/Métamorphose|Métamorphose]] * [[Vingt-quatre Sonnets/À la Confusion|À la Confusion]] * [[Vingt-quatre Sonnets/Le Papillon|Le Papillon]] * [[Vingt-quatre Sonnets/Reflets|Reflets]] * [[Vingt-quatre Sonnets/À une Rose|À une Rose]] * [[Vingt-quatre Sonnets/Au Soleil|Au Soleil]] * [[Vingt-quatre Sonnets/Âge critique|Âge critique]] |Epigraphe= |Width= |Css= }}
Ovide - Métamorphoses, Banier, 1767, tome 2.djvu/12
v) TABLE DES FABLES. {{table|titre=[[Métamorphoses/4|Fable VI. Caàmus &• Hermione changés en Serpens, 47 ]]|page={{pli|47|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/4|Explication de cette Fable, 81 ]]|page={{pli|81|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/4|Fable VII. Atlas changé en Montagne, S 1 ]]|page={{pli|51|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/4|Explication de cette Fable , 83 ]]|page={{pli|83|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/4|Fable VIII. Perfée délivre Andromède, 57 ]]|page={{pli|57|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/4|Explication de cette Fable , $ I ]]|page={{pli|91|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/4|Fable IX. Perfée époufe Andromède, 63 ]]|page={{pli|63|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/4|Explication de cette Fable , 91 ]]|page={{pli|91|14}}}} {{t3mp|LIVRE CINQUIÈME.}} {{table|titre=[[Métamorphoses/5|Fable I. L h i n é s livre un combat à Perfée, 95 ]]|page={{pli|95|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/5|Explication de cette Fable, 1J2 ]]|page={{pli|152|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/5|Fable II. Phinée changé en Rocher ; lop ]]|page={{pli|109|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/5|Explication de cette Fable , 1J4. ]]|page={{pli|154|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/5|Fable III. Entretiens des Mufes avec P allas , 11 f ]]|page={{pli|115|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/5|Explication de cette Fable, ij5 ]]|page={{pli|156|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/5|Fable IV. Plutonblejfé par V Amour, 123 ]]|page={{pli|123|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/5|Explication de cette Fable , 1 60 ]]|page={{pli|160|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/5|Fable V. Enlèvement de Proferpine , ^n ]]|page={{pli|127|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/5|Explication de cette Fable, i5 1 ]]|page={{pli|161|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/5|Fable VI. Cérès obtient que fa fille paffera avec elle fix mois de ]]|page={{pli|137|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/5|Vannée, cV les fix autres avec fon mari , 137 ]]|page={{pli|137|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/5|Explication de cette Fable , jfa ]]|page={{pli|167|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/5|Fable VII. Alphée &- Aréthufe, x ^ ]]|page={{pli|143|14}}}} {{table|titre=[[Métamorphoses/5|Explication de cette Fable , 2 Co ]]|page={{pli|169|14}}}} <references/>
Vingt-quatre Sonnets/Chaînes d’Amour
Luis de Góngora Chaînes d’Amour Traduction par Francis de Miomandre. Vingt-quatre Sonnets, François Bernouard, 1921 (p. 30-31). ◄ La Double Trace Au Rossignol ► collectionChaînes d’AmourLuis de GóngoraFrancis de MiomandreGarcia BenitoFrançois Bernouard1921ParisVChaînes d’AmourGóngora - Vingt-quatre Sonnets.djvuGóngora - Vingt-quatre Sonnets.djvu/730-31 Chaînes d’Amour Dans le cristal de ta divine main, de l’amour j’ai bu le très doux poison : nectar de feu dont je crus en vain, par l’absence, apaiser dans mon sein la brûlure. Ainsi, belle Claudie, ton doux regard du tyrannique enfant n’est que le harpon d’or : plus je m’éloigne de lui et plus dans ma pauvre poitrine j’en souffre la blessure. Tes chaînes tombent à mes pieds : au bruit de chaque anneau je pleure davantage cet exil, qui me perd d’autant plus qu’il m’éloigne de toi. Quand donc viendra ce jour, ô séraphique femme, où, seulement par méprise, tu viendrais délier de tes mains de cristal ces nœuds de fer ?
Œuvres complètes de Béranger/Couplets à ma filleule
Pour les autres éditions de ce texte, voir Couplets à ma filleule. Pierre-Jean de Béranger Couplets à ma filleule Œuvres complètes de Béranger, H. Fournier, 1839, tome 1 (p. 275-276). ◄ La Vivandière L’Exilé ► collectionCouplets à ma filleulePierre-Jean de BérangerH. Fournier1839ParisTtome 1Couplets à ma filleuleBéranger, oeuvres complètes - tome 1.pdfBéranger, oeuvres complètes - tome 1.pdf/3275-276 ÂGÉE DE TROIS MOIS LE JOUR DE SON BAPTÊME Air : J’étais bon chasseur autrefois (Air noté ♫) Ma filleule, où diable a-t-on pris Le pauvre parrain qu’on vous donne ? Ce choix seul excite vos cris ; De bon cœur je vous le pardonne. Point de bonbons à ce repas ; À vos yeux cela doit me nuire ; Mais, mon enfant, ne pleurez pas, Votre parrain vous fera rire. L’amitié m’en a fait l’honneur, Et c’est l’amitié qui vous nomme. Or, pour n’être pas grand seigneur, Je n’en suis pas moins honnête homme. Des cadeaux si vous faites cas, Vous y trouverez à redire ; Mais, mon enfant, ne pleurez pas, Votre parrain vous fera rire. Malgré le sort qui sous sa loi Tient la vertu même asservie, Puissions-nous, ma commère et moi, Vous porter bonheur dans la vie ! Pendant leur voyage ici-bas, Aux bons cœurs rien ne devrait nuire ; Mais, mon enfant, ne pleurez pas, Votre parrain vous fera rire. Qu’à vos noces je chanterai, Si jusque là mes chansons plaisent ! Mais peut-être alors je serai Où Panard et Collé se taisent. Quoi ! manquer aux joyeux ébats Qu’un pareil jour devra produire ! Non, mon enfant, ne pleurez pas, Votre parrain vous fera rire. Air noté dans Musique des chansons de Béranger : Air : J’étais bon chasseur autrefois. No 107. ↑ Haut
Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/846
plus populaires de l’Italie<ref> Giusti et Berchet.</ref> stigmatisaient dans des strophes brûlantes le héros du Trocadero. Une fois roi de Piémont, Charles-Albert n’avait pas su par sa politique hésitante reconquérir la confiance naguère perdue par le duc de Carignan. Le prince royal ne semblait guère promettre plus que son père ; en 1842, il épousait lui aussi une archiduchesse d’Autriche, la propre fille du vice-roi de Milan. Les noces de Victor-Emmanuel amenaient au palais de Turin les blancs uniformes autrichiens, et le mariage du futur libérateur de Milan et de Venise était regardé comme un gage de servitude, comme un anneau de plus à la lourde chaîne qui rivait l’Italie aux Habsbourg. On approchait déjà de 1848, l’Italie était en fermentation, et ce n’était point encore vers la maison de Savoie que se dirigeaient les regards des patriotes ; c’était vers Rome, vers le nouveau pape, vers Pie IX, dont, à la suite des néo-guelfes, toute la péninsule, attendait le signal de l’émancipation. Charles-Albert, cédant à sa générosité naturelle et à l’entraînement national, se décidait enfin à frayer à son fils la route sur laquelle il devait tomber lui-même. Le roi de Piémont accordait à son peuple cette constitution subalpine, ce ''statuto'' qui, au bout de trente ans, est encore la pierre fondamentale de l’Italie nouvelle. Milan soulevé chassait la garnison autrichienne, et en allant au secours des Lombards le roi de Piémont arborait le drapeau aux trois couleurs, emblème longtemps proscrit des espérances de l’Italie. De ce jour date la haute fortune de l’héritier des anciens ducs de Savoie. Avec le ''statut'' et le drapeau, avec le gage de la liberté et le symbole de l’indépendance, Charles-Albert avait donné à sa maison le double talisman qui lui devait valoir l’empire de l’Italie entière. Au milieu même de ses brillans succès des premières semaines, Charles-Albert était loin de prévoir le terme où sa courageuse initiative devait conduire son fils. Les patriotes n’avaient point alors de programme déterminé ou accepté de tous, le programme devait se formuler et s’élargir avec l’action ; mais, avant de savoir que faire de son indépendance, l’Italie devait éprouver que le poids qui pesait sur elle était trop lourd pour être soulevé par elle seule. Charles-Albert devait expier le téméraire ''farà da se''. On sait les inutiles victoires et les prompts revers du Piémont en 1848, Pastrengo, Santa-Lucia, Goito, où Victor-Emmanuel se fit blesser, puis la défaite de Custozza, l’abandon de Milan au milieu des outrages d’un peuple égaré, la retraite, l’armistice. On sait la reprise des hostilités en 1849 par le Piémont réduit à ses seules forces et la campagne de trois jours terminée par le désastre de Novare. <references/>
Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/950
Si les puissances se mettaient d’accord sur une modification grave, si, par exemple, elles étaient unanimes à demander que la Bulgarie ne s’étendît pas au sud de la chaîne des Balkans, ou que les forteresses du quadrilatère fussent conservées, avec droit pour la Turquie d’y tenir garnison, la Russie était assurément maîtresse de repousser cette modification ; mais elle demeurait atteinte et convaincue, aux yeux de l’opinion européenne, d’avoir maintenu une exigence condamnée par le jugement de toutes les puissances, et son refus, en mettant fin à toute délibération, faisait peser sur elle seule la responsabilité de l’échec du congrès et de toutes les conséquences qui en pouvaient résulter. C’était là la situation dans laquelle la Russie s’était trouvée à la conférence de Vienne en 1855. Son refus de consentir à la neutralisation de la Mer-Noire mit fin à la conférence ; mais l’accord qui s’était établi entre les puissances subsista après la séparation des plénipotentiaires, et se traduisit par un ultimatum devant lequel la Russie dut céder. Le gouvernement du tsar ne voulait à aucun prix qu’un accord pût s’établir contre lui au sein du congrès, et le mettre dans l’alternative de céder sur des points importans ou d’encourir le danger d’une nouvelle coalition. Ce gouvernement admettait qu’aucune des stipulations du traité de San-Stefano ne devait être ignorée du congrès, afin que cette assemblée fût assurée de délibérer en connaissance de cause : aussi annonçait-il l’intention de communiquer officiellement le texte du traité à toutes les puissances. Il reconnaissait que chaque plénipotentiaire avait le droit de dire son sentiment sur tous les articles du traité sans distinction. Il reconnaissait encore que les questions auxquelles on serait unanime à attribuer un caractère européen ne pourraient être valablement et définitivement réglées que par le congrès, mais il se réservait le droit d’accepter ou de refuser la discussion sur toute question qu’il jugerait exclusivement russe. La réunion des représentans des puissances aurait eu ainsi tout à la fois le caractère d’une académie politique et d’un congrès : les plénipotentiaires auraient eu le droit de dire leur sentiment sur chacune des stipulations intervenues entre la Russie et la Turquie, mais on n’aurait mis en discussion que les articles sur lesquels la Russie aurait accepté la juridiction du congrès. Lord Derby avait donc raison de dire au parlement que le différend entre la Russie et l’Angleterre ne portait pas sur une question de mots, mais sur le fond même des choses. M. de Bismarck comprit immédiatement combien les points de vue auxquels se plaçaient les deux gouvernemens d’Angleterre et de Russie étaient inconciliables, et, pour prévenir un échec déjà trop facile à prévoir, il proposa de remettre à une conférence préliminaire, <references/>
Sand - La comtesse de Rudolstadt, 1re série.djvu/153
{{Numérotation|||149}}{{tiret2|trans|porté}} de colère, et vous osez me parler de la sorte ! » En même temps il leva sa canne comme s’il eût voulu frapper Consuelo ; mais l’air de mépris tranquille avec lequel elle attendit cet outrage le fit rentrer en lui-même, et il jeta sa canne loin de lui, en disant d’une voix émue : « Tenez, oubliez les droits que vous avez à la reconnaissance du capitaine Kreutz, et parlez au roi avec le respect convenable ; car si vous me poussez à bout, je suis capable de vous corriger comme un enfant mutin. — Sire, je sais qu’on bat les enfants dans votre auguste famille, et j’ai ouï dire que Votre Majesté, pour se soustraire à de tels traitements, avait autrefois essayé de prendre la fuite. Ce moyen sera plus facile à une zingara comme moi qu’il ne l’a été au prince royal Frédéric. Si Votre Majesté ne me fait pas sortir de ses États dans les vingt-quatre heures, j’aviserai moi-même à la rassurer sur mes intrigues, en quittant la Prusse sans passe-port, fallût-il fuir à pied et en sautant les fossés, comme font les déserteurs et les contrebandiers. — Vous êtes une folle ! dit le roi en haussant les épaules et en marchant à travers la chambre pour cacher son dépit et son repentir. Vous partirez, je ne demande pas mieux, mais sans scandale et sans précipitation. Je ne veux pas que vous me quittiez ainsi, mécontente de moi et de vous-même. Où diable avez-vous pris l’insolence dont vous êtes douée ? et quel diable me pousse à la débonnaireté dont j’use avec vous ? — Vous la prenez sans doute dans un scrupule de générosité dont Votre Majesté peut se dispenser. Elle croit m’être redevable d’un service que j’aurais rendu au dernier de ses sujets avec le même zèle. Qu’elle se regarde donc comme quitte envers moi, mille fois, et <references/>
Les Aventures de Til Ulespiègle/XIV
Anonyme Les Aventures de Til Ulespiègle (1519) Traduction par Pierre Jannet. À l’enseigne du pot cassé — coll. Scripta Manent, n°44, 1929 (p. 40-41). ◄ Chapitre XIII Chapitre XV ► bookLes Aventures de Til Ulespiègle (1519)AnonymePierre JannetÀ l’enseigne du pot cassé — coll. Scripta Manent, n°441929TAnonyme - Les Aventures de Til Ulespiegle.djvuAnonyme - Les Aventures de Til Ulespiegle.djvu/440-41 Comment Ulespiègle annonça aux habitants de Magdebourg qu’il s’envolerait d’un balcon, et se moqua d’eux. Peu de temps après qu’il eut quitté le métier de sacristain, Ulespiègle alla à Magdebourg, où il fit nombre de tours, si bien que son nom fut bientôt connu, et que tout le monde parlait de lui. Les principaux bourgeois de la ville lui demandèrent de faire quelque jonglerie. Il répondit qu’il le ferait, et qu’il s’envolerait d’un balcon. Cela se répandit aussitôt par toute la ville, et vieux et jeunes s’assemblèrent sur la place du marché pour le voir voler. Alors Ulespiègle parut au balcon de l’hôtel de ville, et commença à remuer les bras et à faire des gestes comme s’il voulait voler. Les gens étaient là, bouche béante et ouvrant de grands yeux, croyant bonnement qu’il allait s’envoler. Alors Ulespiègle, qui pouvait à peine se tenir de rire, leur dit : « Je croyais qu’il n’y avait plus de fous ou d’imbéciles au monde que moi ; mais je vois bien que la ville en est pleine. Si vous m’eussiez tous annoncé que vous alliez vous envoler, je ne l’aurais pas cru, et vous l’avez cru de moi, comme des imbéciles. Comment pourrais-je voler ? Je ne suis ni une oie ni un autre oiseau ; je n’ai point d’ailes, et sans ailes ni plumes personne ne peut voler. Vous voyez donc clairement que je vous ai attrapés. » Là-dessus, il leur tourna le dos et quitta le balcon, laissant là les spectateurs ; les uns juraient, les autres riaient et disaient : « C’est un mauvais farceur ; mais il nous a dit la vérité. »
La Chanson de Roland - MS Oxford.djvu/47
{{Transcription Roland|f=24r}}<poem>{{numéro|1290}}Sun cheval (...) brochet, si li laschet la resne, Si vait ferir Escremiz de Valterne : L’escut del col li freint e escantelet, De sun osberc li rumpit la ventaille, Sil fiert el piz entre les dous furceles, {{numéro|1295}}Pleine sa hanste l’abat mort de la sele ; Apres li dist : « Turnet estes a perdre ! » AOI. {{Laisse Roland|CI|E}} Gualter fie[r]t un paien, Estorgans, Sur sun escut en la pene devant, Que tut li trenchet le vermeill e le blanc ; {{numéro|1300}}De sun osberc li ad rumput les pans, El cors li met sun bon espiet tre[n]chant, Que mort l’abat de sun cheval curant. Apres li dist : « Ja n’i avrez guarant ! » {{Laisse Roland|CII|E}} Berenger, il fiert Astramariz : {{numéro|1305}}L’escut li freinst, l’osberc li descumfist, Sun fort escut par mi le cors li mist, Que mort l’abat entre mil Sarrazins. Des.XII. pers li.X. en sunt ocis ; Ne mes que dous n’en i ad remes vifs ; {{numéro|1310}}Ço est Chernubles e li quens Margariz. {{Laisse Roland|CIII|M}}argariz est mult vaillant chevalers, E bels e forz e isnels e legers. Le cheval brochet, vait ferir Oliver : L’escut li freint suz la bucle d’or mer, {{numéro|1315}}Lez le costet li conduist sun espiet. Deus le guarit, qu’el(l) cors ne l’ad tuchet. La hanste fruisset, mie n’en a(d)[b]atiet.</poem> <references/>
Dupuy - La vie d'Évariste Galois.djvu/32
{{taille|pour lui manifester l’intention où ils étaient d’adresser une pétition au ministre de l’Instruction publique pour avoir des armes, s’exercer aux manœuvres militaires, afin de pouvoir défendre le territoire, en cas de besoin. Voici la réponse de M.{{lié}}Guigniault. Elle est aussi libérale que sa réponse du 28{{lié}}juillet : « La demande qui m’est adressée nous couvrirait de ridicule ; c’est une imitation de ce qui s’est fait dans les collèges : cela est venu d’en bas. Je ferai observer que lorsque pareille demande fut adressée par les collèges au ministre, deux membres seulement du Conseil royal votèrent pour, et ce furent précisément ceux du Conseil qui ne sont pas libéraux. Et le ministre a accordé : c’est qu’il a craint l’esprit turbulent des élèves, esprit pitoyable qui paraît menacer d’une ruine complète l’Université, et même l’École Polytechnique. »|85}} {{taille|Au surplus, je crois que, sous un certain rapport, M.{{lié}}Guigniault se défend avec raison du reproche de partialité pour la nouvelle École Normale<ref>C’était là le sujet de la polémique entre MM.{{lié}}Guigniault et Guillard.</ref>. Pour lui rien n’est beau que l’ancienne École Normale, tout est dans l’ancienne École Normale. Dernièrement nous lui avons demandé un uniforme ; il nous l’a refusé : à l’ancienne École, il n’y en avait pas. On faisait trois années d’études à l’ancienne École ; on avait reconnu lors de l’institution de l’École préparatoire l’inutilité d’une troisième année ; M.{{lié}}Guigniault a obtenu qu’elle fût rétablie.|85}} {{taille|Bientôt, à l’instar de l’ancienne École Normale, nous ne sortirons qu’une fois par mois, et nous rentrerons à cinq heures. Il est si beau d’appartenir au régime de l’École qui a produit MM.{{lié}}Cousin et Guigniault.|85}} {{taille|Tout en lui annonce les idées les plus étroites et la routine la plus complète.|85}} {{taille|J’espère que ces détails ne vous déplairont pas, et que vous voudrez bien en tirer, dans votre estimable feuille, tout le parti possible.|85}} {{droite|{{Signature|{{taille|''Un élève de l’École Normale''<ref>Galois avait signé de son nom ; ce fut le directeur du journal qui mit la signature anonyme. (Voir ''Pièces justificatives,'' p.{{lié}}259.)</ref>.|85}}}}|1.5}} {{brn|1.5}} Quelques circonstances atténuantes que l’on puisse plaider en faveur de Galois, et bien qu’il n’y eût rien de faux dans sa lettre<ref>Cela résulte de la comparaison de sa lettre avec celle de Bach, qui fut écrite en réponse. (Voir ''Pièces justificatives,'' p.{{lié}}261.)</ref>, elle n’en était pas moins inadmissible. Sa publication jeta le trouble le plus profond parmi les élèves qu’elle mettait directement en cause en invoquant leur témoignage. Qu’il en fût l’auteur, personne n’en {{tiret|dou|tait}} <references/>
Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 30.djvu/607
''Ésope à la cour'' ! ce seul titre rappelle immédiatement une histoire charmante de l’antiquité orientale, une histoire racontée il y a bien des siècles par le sage indien Pilpay et rajeunie par La Fontaine. Relisez la fable X du Xe livre, où La Fontaine nous montre « comme un roi fit venir un berger à sa cour, » Le poète ajoute avec sa malicieuse naïveté : ::Le conte est du bon temps, non du siècle où nous sommes. Je le crois bien. Vous figurez-vous un berger à la cour de Louis XIV ! un berger appelé dans les conseils de Louis XIV pour l’aider à gouverner l’état ! un berger que Louis XIV avait jugé digne d’être premier ministre en le voyant conduire son troupeau ! ::Ce roi vit un troupeau qui couvrait tous les champs, ::Bien broutant, en bon corps, rapportant tous les ans, ::Grâce aux soins du berger, de très notables sommes. ::Le berger plut au roi par ces soins diligens. ::Tu mérites, dit-il, d’être pasteur de gens : ::Laisse là tes moutons, viens conduire des hommes. ::Je te fais juge souverain. Comment résister à pareille tentation ? Vainement l’ermite, son voisin, l’avertit du péril, l’engage à se défier des caprices du roi, des perfidies de la cour ; le voilà grand juge et favori du monarque. L’ermite avait eu raison. ''Mainte peste de cour'' finit par le rendre suspect au maître. On l’accuse d’avoir pillé le trésor public : ::Son fait, dit-on, consiste en des pierres de prix : ::Un grand coffre en est plein, fermé de dix serrures. ::Lui-même ouvrit ce coffre et rendit bien surpris ::Tous les machineurs d’impostures. ::Le coffre étant ouvert, on y vit des lambeaux, ::L’habit d’un pasteur de troupeaux, ::Petit chapeau, jupon, pannetière, houlette, ::Et, je pense, aussi sa musette. ::— Doux trésors, ce dit-il, chers gages, qui jamais ::N’attirâtes sur vous l’envie et le mensonge, ::Je vous reprends ; sortons de ces riches palais, ::Comme l’on sortirait d’un songe ! Boursault avait lu comme tout le monde ce petit chef-d’œuvre de grâce, de raison, de poésie. Quand l’idée lui vint de conduire Ésope à la cour, il trouva dans ce récit charmant le cadre naturel de son drame. En ce temps-là même, au moment où Boursault composait sa pièce, Fénelon empruntait à la tradition orientale le sujet d’où La Fontaine avait tiré la fable du berger et du roi, et il écrivait l’''Histoire d’Alibée''. Alibée est un jeune berger que le grand roi de Perse, Schah-Abas, rencontre dans la campagne, un jour que, parcourant son royaume incognito, il avait voulu interroger les <references/>
La Saga de Nial, trad. Dareste, 1896.djvu/149
t-il, me trouver avec douze hommes, j’en aurai autant de mon côté. » Après cela, Thorgeir retourna chez lui. 69 Les serviteurs et Kolskegg étaient depuis trois nuits déjà dans les îles, quand Thorgeir fils de Starkad, en eut la nouvelle. Il fit dire à l’autre Thorgeir de venir à sa rencontre à la pointe de Trihyrning. Puis il partit de Trihyrning, lui douzième. Il monte sur la pointe et attend là l’autre Thorgeir. À ce moment, Gunnar est seul dans son domaine. Les deux Thorgeir chevauchent, traversant les bois. Et voici que le sommeil les prit, et ils ne purent faire autrement que de dormir. Ils pendirent leurs boucliers aux branches, attachèrent leurs chevaux, et mirent leurs armes à côté d’eux. Cette nuit-là, Njal était à Thorolfsfell ; il ne pouvait pas dormir, et sortait et rentrait sans cesse. Thorhild demanda à Njal pourquoi il ne dormait pas. « Il me passe toutes sortes de choses devant les yeux, dit-il, je vois quantité de fantômes horribles, ceux des ennemis de Gunnar. Et c’est une chose singulière : ils vont comme des furieux, et pourtant ils ne savent pas où ils vont. » Peu après, un homme arriva devant la porte. Il descendit de cheval et entra ; c’était le berger de Thorhild. « As-tu trouvé les moutons ? » demanda-t-elle. — « J’ai trouvé quelque chose qui vaut mieux, je pense » dit-il. — « Qu’était-ce ? » dit Njal. — « J’ai trouvé vingt-quatre hommes, dit-il, dans le bois là-haut. Ils avaient attaché leurs chevaux et dormaient. Leurs boucliers étaient pendus aux branches. » Et il avait regardé de si près qu’il dit les armes et les habits de chacun. Alors Njal sut au juste qui ils étaient tous. Il dit à l’homme : « Tu es un bon serviteur, et il nous en faudrait beaucoup de pareils. Tu t’en trouveras bien ; mais à présent je vais te donner un message. » <references/>
Chansons posthumes de Pierre-Jean de Béranger/Les Chansonnettes
Pierre-Jean de Béranger Les Chansonnettes Chansons de P.-J. de Béranger anciennes et posthumes, Perrotin, 1866 (p. 491). ◄ L’Égyptienne Les Fourmis ► collectionLes ChansonnettesPierre-Jean de BérangerPerrotin1866ParisCLes ChansonnettesBéranger - Chansons anciennes et posthumes.djvuBéranger - Chansons anciennes et posthumes.djvu/4491 à brazier, mon voisin à passy et mon ancien collègue au caveau qui, en m’envoyant son recueil, m’a adressé une fort jolie chanson Air : Ainsi jadis un grand prophète. Brazier, grand merci de ton livre, De nos beaux jours gai souvenir. Quoique un peu las déjà de vivre, Je te chante pour rajeunir. Que de soupers ! Que d’amourettes ! Que de vrais amis à vingt ans ! C’est là le temps des chansonnettes. Oh ! le bon temps ! oh ! le bon temps ! Des airs que module une amie, À vingt ans naît plus d’un refrain. Nos vers narguent l’Académie, Nos plaisirs tout censeur chagrin. La montre d’or paiera nos dettes ; Que sert de compter les instants ? C’est là le temps des chansonnettes. Oh ! le bon temps ! oh ! le bon temps ! Chauve déjà, mais jeune encore, Je me vois admis au Caveau ; Là tu fais d’une voix sonore Applaudir maint couplet nouveau ; Moi, j’y chante un hymne aux grisettes, Porte-bonheur de mon printemps. Vive le temps des chansonnettes ! Oh ! le bon temps ! oh ! le bon temps ! Je vois encor régner à table Désaugiers, notre maître à tous, Bon convive si regrettable, Trop fou des rois, mais roi des fous. Coulez, bons vins, sautez, fillettes, À sa voix que toujours j’entends. Vive le temps des chansonnettes ! Oh ! le bon temps ! oh ! le bon temps ! Moi, depuis, aux vieilles pagodes J’adressai de vertes leçons. Si l’on dit que j’ai fait des odes, N’en crois rien : j’ai fait des chansons. Est-ce leur faute, les pauvrettes, Si leur père avait cinquante ans ? Adieu le temps des chansonnettes ! Oh ! le bon temps ! oh ! le bon temps ! Voisin, l’hiver n’ose t’atteindre : Ton recueil charmant en fait foi. Ma gaieté, qu’un rien vient éteindre, Trouve à se rallumer chez toi. Oui, grâce à ta muse en goguettes, Grâce à tes refrains si chantants, Je rêve au temps des chansonnettes. Oh ! le bon temps ! oh ! le bon temps ! J’avais trente-trois ans.
Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/419
{{SDT}} {{c| '''LES GUERRES PUNIQUES'''|fs=200%|lh=2}} {{—|lh=2}} {{c| ''Carthage and the Carthaginians'', by R. Bosworth Smith, M. A. assistant-master in Harrow-School. Londres, 1878. Longmans, Green et Cie.|fs=90%|lh=2}} {{—|lh=5}} Voici un nouveau livre très savant et très intéressant de M. R. Bosworth Smith, que nous connaissons déjà comme un fervent amateur de l’antiquité sémitique. C’est une étude claire, méthodique, puisée aux sources, rappelant tantôt le genre de Gibbon, tantôt celui de Macaulay, et renouvelant à bien des égards l’histoire convenue des guerres puniques. Carthage, la grande vaincue, a trouvé chez le savant anglais un défenseur qui, sans s’aveugler sur ses défauts, en appelle pourtant à notre impartialité contre des préventions traditionnelles auxquelles M. Mommsen lui-même n’a pas échappé. Il est vrai qu’aux yeux de l’historien allemand le fait qu’elle fut vaincue suffit pour qu’on lui attribue bien des torts. Ce fait ne suffit pas plus à M. Bosworth Smith qu’au vieux Caton et à nous-mêmes, et nous espérons que nos lecteurs trouveront comme nous un intérêt sérieux à repasser cette histoire en quelque sorte classique en compagnie d’un guide aussi judicieux, armé de documens, sinon inédits, du moins mieux étudiés et éclairés d’un nouveau jour par les méthodes et les résultats de l’histoire comparée. Commençons par résumer ce que nous savons de Carthage elle-même, de sa constitution politique et morale et de son histoire antérieure à sa lutte colossale avec Rome. Carthage fut pendant plusieurs siècles une des cités-reines du monde antique. Relativement à d’autres vieilles capitales, elle est à nos portes. Ses hardis marins croisèrent et trafiquèrent le long <references/>
La Vraie Histoire comique de Francion/2
Charles Sorel, préface et notes Émile Colombey La Vraie Histoire comique de Francion (1623) A. Delahays, 1858 (p. 53-95). ◄ Livre premier Livre troisième ► Livre second bookLa Vraie Histoire comique de Francion (1623)Charles Sorel, préface et notes Émile ColombeyA. Delahays1858ParisVLivre secondSorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvuSorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/54253-95 L’envie que Francion avoit de prendre du repos fit qu’il pria celui qui étoit couché à son côté d’attendre au lendemain, s’il vouloit émouvoir quelques questions sur les succès qu’il lui avoit récités, ou s’il désiroit apprendre quelque autre chose de lui. Le gentilhomme, l’ayant donc laissé dormir se mit en après si fort à penser aux plaisans succès qu’il venoit d’entendre, qu’il le pensa réveiller en riant à gorge déployée. Toutefois il eut tant de puissance sur soi, qu’il ne se donna point la liberté de rire autrement que dedans le cœur. Dès qu’il avoit ouï le nom de Francion, il avoit bien reconnu le personnage qu’il avoit pratiqué en sa jeunesse ; mais ses actions et la vive peinture de son humeur le faisoient bien mieux reconnoître que toute autre chose. Néanmoins il se proposa de ne lui pas découvrir sitôt qu’ils avoient eu ensemble autrefois de particulières familiarités. Enfin, ayant beaucoup d’imaginations en son esprit, il se laissa vaincre par les charmes du sommeil, qui le rendirent assoupi insensiblement. Il y avoit dedans l’autre lit de la même chambre une certaine vieille, qui, arrivant des champs toute lasse, s’y étoit couchée de fort bonne heure. Son premier sommeil étoit déjà achevé, et déjà elle avoit perdu toute la puissance et toute l’envie de dormir, quand Francion avoit été sur la fin de son conte ; de façon qu’elle avoit entendu qu’il étoit amoureux de madame Laurette, que personne ne connoissoit si bien qu’elle. Il avoit parlé d’une voix assez haute au commencement, et, si elle n’eût point encore été endormie à l’heure, elle eût bien pu sçavoir comment il s’appeloit. Cela lui eût donné une parfaite connoissance de lui ; car elle l’avoit oui souvent nommer à la cour. Ne sçachant donc pas qui il étoit, elle eut une telle curiosité de l’apprendre et de voir son visage, que, deux heures après, elle se mit en la ruelle de sa couche, et tira du feu d’un fusil d’Allemagne, qu’elle portoit toujours, dont elle alluma une chandelle ; puis elle prit le chemin du lieu où il lui sembloit que celui qui avoit tant discouru étoit couché. À la voir marcher toute nue en chemise, d’un pas tremblant avec la lumière en sa main, l’on eût dit que c’étoit un squelette qui se remuoit par enchantement. Elle tira tout bellement un rideau du lit de Francion, et retroussa un peu la couverture qui cachoit son visage, qu’elle n’eut pas sitôt vu, qu’elle ne fut pas en peine de chercher qui c’étoit, car elle se l’imagina incontinent. Les pensées qu’il y avoit si longtemps que Francion avoit toujours eues de Laurette agitoient encore son esprit à l’heure, en un songe si turbulent, qu’après avoir proféré trois ou quatre paroles mal arrangées il se jeta hors du lit. La vieille, tout éperdue, se retira à côté dessus une chaire, posant son chandelier sur un coffre d’auprès. Francion, s’étant tourné d’un côte et d’autre, se jeta sur elle en disant : Ah ! ma belle Laurette, je vous tiens, à ce coup ; il est impossible que vous m’échappiez. Le gentilhomme, qui s’étoit réveillé au bruit que la vieille avoit fait pour allumer sa chandelle, et qui n’avoit pas pourtant voulu parler encore, se prit tellement à rire, que tout son lit en trembloit. Pour ce qui est de la vieille, elle embrassa Francion aussi étroitement comme il l’embrassoit, et, pour répondre à ses caresses, le baisa de bon courage, étant bien aise de trouver une occasion qui ne s’étoit guère offerte à elle depuis la perte du pucelage de Vénus, à la naissance de laquelle je pense, tant elle avoit d’âge, que la pointe de ses attraits étoit déjà tout émoussée. Mais le compagnon de lit de Francion la priva d’un si cher contentement, car il tira son gentil baiseur par le derrière de sa chemise, et puis après il le fit remettre au lit. Comment, monsieur, lui dit-il, votre Laurette ressemble à la même laideur, ou vous ne la connoissez guère bien, puisque vous prenez cette femme-ci pour elle ? Ah ! mon Dieu, répondit-il en se frottant les yeux, laissez-moi dormir ; que me voulez-vous dire ? Levez la tête, ajouta l’autre, et regardez qui est celle que vous avez embrassée. Comment ? qu’ai-je embrassé ? dit Francion en s’éveillant en sursaut, Eh ! comment, vous ne vous souvenez point de m’avoir tenue si longtemps entre vos bras, dit la vieille en souriant, et montrant deux dents qui étoient demeurées en sa bouche, comme les créneaux d’une vieille tour que l’on a battue en ruine. Oui, il est vrai, et si vous m’avez baisée et tout. Francion, l’ayant regardée autant que ses yeux chargés et assoupis lui pouvoient permettre, lui répondit : Ne te glorifie point de ce que j’ai fait ; car apprends que je prenois ta bouche pour un retrait des plus sales, et qu’ayant envie de vomir j’ai voulu m’en approcher, afin de ne gâter rien en cette chambre et de ne jeter mes ordures qu’en un lieu dont l’on ne pût accroître l’extrême infection. J’y eusse possible après décharge mes excrémens, en te tournant le derrière ; et, si j’ai touché à ton corps, c’est que je le prenois pour quelque vieille peau de parchemin que je trouvois bonne à torcher un trou où ton nez ne mérite pas de flairer. Ah monsieur, dit-il en se tournant vers le gentilhomme, vous me voulez donc persuader que j’ai caressé cette guenuche embéguinée ? Ne connoissez-vous pas qu’elle n’a rien qui ne soit capable d’amortir l’affection et de ressusciter la haine ? Ses cheveux serviroient plutôt aux démons pour entraîner les âmes chez Pluton qu’à l’amour pour les conduire sous ses lois. Si elle subsiste encore au monde, c’est que l’on ne veut point d’elle en enfer, et que les tyrans qui y règnent ont peur qu’elle ne soit la furie des furies mêmes. Apaisez-vous, dit le gentilhomme, vous ne recevez point de honte à l’avoir embrassée : ses yeux, qui luisent davantage que les ardens que l’on voit la nuit auprès des rivières, vous ont attiré dedans ce précipice. La chassie qu’ils jettent est si gluante, qu’elle peut servir d’excuse à votre désir, s’il s’y est arrêté. Alors la vieille, tenant sa chandelle à la main, s’approcha du lit et dit à Francion : Si vous aviez considéré que je suis votre bonne amie Agathe, qui vous a toujours fait plaisir à Paris, vous ne me diriez pas tant d’injures. Ah ! c’est donc vous, répondit Francion en faisant l’étonné, je vous connois ; il n’y a pas un mois que je suis guéri du mal que vous me fîtes gagner chez Janeton. Quand cela seroit, dit Agathe, vous ne m’en devriez point imputer de faute ; aussi vrai que voilà la chandelle de Dieu, la petite effrontée m’avoit juré qu’elle étoit plus nette qu’une perle d’or riant. Vous voulez dire d’Orient, interrompit le gentilhomme. C’est mon, mais il n’importe comment je parle, répond Agathe, je m’entends bien. Ce discours cessé, le gentilhomme pria Francion de dire quelle rêverie il avoit eue quand il s’étoit levé, pensant être auprès de Laurette. Il lui répondit qu’il vouloit passer tout le reste de la nuit à dormir, et que le lendemain il lui conteroit le plus plaisant songe qu’il eût jamais ouï. Agathe éteignit donc la chandelle, s’en retourna dans son lit, et les laissa jusques au jour suivant, qu’ils se levèrent tous trois à pareille heure. Le gentilhomme, sçachant que Francion étoit venu dans une charrette, lui offrit une autre commodité, et lui conseilla de la renvoyer ; ce qu’il fit, priant le charretier de ne dire à personne où il l’avoit mené. Ayant fait déjeuner Agathe en leur compagnie, le gentilhomme lui demanda en secret d’où elle venoit et où elle alloit. Elle dit qu’elle venoit de Paris et qu’elle alloit voir Laurette, afin de gagner ses bonnes grâces pour un financier qui étoit infiniment amoureux d’elle. L’espoir du gain te fait faire cela, dit le gentilhomme. Oui, monsieur, répondit-elle. Si une autre personne que le financier t’en promet un plus grand, tu l’assisteras bien plutôt, répliqua-t-il. Je te prie donc de faire en sorte que tu amènes Laurette à mon château pour voir son Francion, qu’elle chérit beaucoup, comme tu pourras sçavoir d’elle. Si tu fais cela, je te rendrai la plus contente du monde ; et ne te soucie, nous ferons alors fête entière. Sois seulement secrète maintenant et ne découvre point qui je suis. Agathe promit à celui qui parloit à elle de faire de la fausse monnoie pour lui s’il étoit besoin, et après elle s’en retourna vers Francion, à qui elle parla de ses amours. Vous aimez une malicieuse femme, lui dit-elle, je m’assure que Laurette n’auroit point de regret de vous voir noyé, pourvu qu’elle eût vos habits ; elle ne fait rien que pour le profit. Je le crois bien, dit Francion ; car, m’ayant ouï dire que j’avois une fort belle émeraude, elle me la demanda, et, dès que je lui eus promis de la lui donner, elle me fit meilleur visage qu’auparavant. Je vous ai entendu cette nuit conter votre histoire, ajouta Agathe : vous dites qu’une servante vous fit choir du haut en bas d’une échelle ; c’étoit sans doute sa maîtresse qui lui avoit commandé d’en faire ainsi, et par aventure lui aidoit-elle, la mauvaise. Ne connoissez-vous pas bien que l’impossibilité qu’elle disoit être à l’aller voir n’étoit qu’une menterie ? Elle vous eût bien fait entrer dans le château autrement que par une fenêtre, si elle n’eût voulu mettre un plus grand prix à ses faveurs par cette difficulté. Le pont-levis étoit haussé, dit Francion, je ne pouvois entrer par un autre lieu. Elle vous pouvoit faire venir au château de jour, reprit Agathe, et vous faire cacher en quelque endroit. Cela eût été fort périlleux, repartit Francion. Vous l’aimez, je le vois bien, ajouta Agathe : vous ne pouvez croire qu’il y ait de la malice en son fait ; vous vous imaginez que toutes les vertus se sont tellement fortifiées dans son âme, qu’elles en défendent l’approche à tous les vices. Possible vous figurez-vous qu’elle est encore aussi pucelle que quand sa mère l’enfanta, à cause que vous sçavez que Valentin ne lui a pu faire une grande violence ; mais je vous veux ôter ces imaginations et vous conter toute sa vie, afin que vous sçachiez de quel bois elle se chauffe. Aussi bien fait-il si mauvais temps, que, ne pouvant encore sortir d’ici à cause de la pluie, il nous faut quelque entretien. Comme elle disoit cela, le gentilhomme s’approcha d’elle, et témoigna qu’il seroit fort joyeux d’entendre les contes qu’elle feroit, lesquels ne pouvoient être autres qu’agréables. Après donc s’être un peu arrêtée et avoir dit qu’elle vouloit conter ses actions aussi bien que celles de Laurette, elle commença ainsi : Je ne feindrai point, mes braves, de vous dire mes jeunes amourettes, d’autant que je connois que vous n’avez pas des esprits de cruche, comme beaucoup d’autres, et que ce m’est une gloire d’avoir suivi la bonne nature. Je vous dis donc que mon père, ne me pouvant toujours nourrir à cause de sa pauvreté, me mit, à l’âge de quinze ans, à servir une bourgeoise de Paris dont le mari étoit de robe longue. Et, ma foi, c’étoit la plus mauvaise femme que je vis jamais. Bon Dieu ! comment le croiriez-vous bien ? Il eût mieux valu que celui qui l’avoit épousée eût épousé un gibet ou qu’il eût été attaché à une chaîne de galère que d’être lié à elle par mariage, car il n’eût pas eu tant à souffrir. Dès le matin elle se mettoit à jouer et à faire gogaille avec ses voisines. Monsieur étoit-il revenu du Châtelet fort tard, il avoit beau dire que la faim le pressoit, elle ne se mettoit aucunement en devoir de lui faire apprêter à dîner, parce que, pour elle, elle étoit, saoûle, et lui sembloit que les autres l’étoient de même. Qui plus est, s’il pensoit ouvrir la bouche pour crier, il étoit forcé de la clore aussitôt, de peur de l’irriter davantage ; car elle l’étourdissoit de tant d’injures, qu’il falloit qu’il fut armé de la patience de Job pour les souffrir. Encore que ce fussent ses affaires qui l’avoient empêché de revenir de bonne heure, elle lui disoit que c’étoit son ivrognerie et qu’il venoit de trinquer quelque part. Quand il voyoit cela, il prenoit son manteau et s’en alloit prendre son repas ailleurs ; mais il rendoit sa cause pire, car elle faisoit en sorte que quelqu’une de ses voisines sçavoit le lieu où il alloit, et puis elle lui disoit : Vous voyez, notre maison lui pue, il n’y vient point, ni pour la table ni pour le lit ; puis elle se plaignoit tant, que quelqu’un de ses parens lui en faisoit des réprimandes. Je vous laisse à penser si elle n’exerçoit pas de plus notables rigueurs dessus moi. Dieu sçait combien de fois elle m’a fait souper par cœur, les jours qu’elle étoit de festin chez ses compagnes, et combien de horions elle m’a baillés, principalement quand je ne lui agençois pas bien quelque chose : lorsqu’elle s’habilloit, elle tenoit toujours une épingle dans sa main, dont elle me piquoit le bras quand je n’y songeois point. Une fois, la servante de cuisine ne se trouva pas sur le dîner à la maison : c’étoit un vendredi ; il fallut que je fisse une omelette. Parce que j’y mis un mauvais œuf et qu’il tomba de la suie dedans, madame prit tout et m’en fit un masque, me le plaquant au visage. Si je n’avois pas bien fait ma besogne, quand il venoit quelqu’une de ses voisines la visiter, tout leur entretien étoit la-dessus. Ma servante fait ceci, elle fait cela, par-ci par-là ; c’est une diablesse presque entière, il ne lui faut plus que des cornes. La mienne l’outrepasse en mauvaiseté, disoit l’autre, je vous veux conter de ses tours. Sur cela, elle commençoit à en enfiler de toutes sortes : qu’au lieu qu’un muid de vin avoit accoutumé de durer trois mois, il n’en duroit plus que deux depuis qu’elle lui avoit baillé la clef de la cave ; qu’elle avoit bien reconnu qu’elle buvoit dans le pot quand elle en alloit tirer, et que, pour en être certaine, elle avoit frotté d’encre les bords du couvercle de la chopine, si bien qu’elle étoit revenue avec un croissant noir à son front ; que, si elle l’envoyoit en message, elle y mettoit une journée, et qu’elle n’étoit jamais lasse de deviser, spécialement avec des galefretiers, qui lui faisoient l’amour. Ainsi se passoit toute leur belle conversation. Mais je vous assure que, quand je pouvois rencontrer la servante dont la maîtresse avoit tant dit de mal, je savois bien trouver ma langue et ma mémoire pour lui redire tout de point en point. C’étoit alors que nous nous entredisions nos infortunes et que nous savions bien dire autant de choses de ces madames qu’elles en avoient dit de nous : c’est un souverain plaisir que de médire, lorsque l’on est offensé ; aussi ne nous y épargnions-nous pas. Il faut que je vous conte comment et pourquoi je sortis d’avec cette maîtresse : elle étoit fort somptueuse en habillemens, et son plus grand contentement étoit d’y passer toujours ses voisines ; de sorte que, quand elle voyoit que quelqu’une avoit une robe à la mode ou quelque autre chose, elle enrageoit de n’en avoir point aussi : c’étoit alors qu’il falloit bien nécessairement qu’elle se portât à une extrémité très fâcheuse ; car elle étoit contrainte de faire des caresses extraordinaires à son mari, pour tirer la moelle de sa bourse. Ah ! mon fils, mon mignon, disoit-elle en le baisant, endureras-tu toujours que cette petite gueuse du coin de notre rue, qui étoit au cagnard il n’y à pas longtemps, me morgue quand elle me rencontre, comme si je n’étois rien à sa comparaison, à cause qu’elle a une plus belle robe que moi ? Souffriras-tu toujours que je ne paroisse qu’un torchon au prix d’elle, et qu’étant en sa compagnie l’on me prenne pour sa chambrillon ? Ne sçais-tu pas que la charge qu’a son mari n’est pas si honorable que la tienne et qu’elle ne vaut que douze mille francs, au lieu que celle que tu as, étant loyalement appréciée, en vaudroit plus de quinze mille ? Je n’ai point eu de robe ni de jupe depuis celle de mon mariage ; donne-moi pour en avoir d’autres. Voilà les discours qu’en ses nécessités elle tenoit à son mari ; et, l’ayant sçu amadouer, lui promettant de lui obéir en toutes choses dorénavant, elle obtenoit quelquefois tout ce qu’elle vouloit de lui. Voulant donc un jour avoir un collier de plus grosses perles qu’elle n’avoit, elle résolut d’aller a son secours ordinaire ; mais monsieur étoit alors d’une humeur si revêche, qu’il la rabroua comme elle méritoit. La douceur ne lui pouvant servir de rien, elle vola à l’autre extrémité et commença de chanter pouille à son mari : elle lui reprocha que, sans elle, il eût été à l’hôpital ; que les moyens qu’elle lui avoit apportés l’avoient relevé du fumier, et que cependant il ne lui vouloit pas bailler une chétive somme d’argent dont elle avoit nécessairement affaire. Elle lui représenta qu’il n’étoit fils que d’un paysan, et qu’en sa jeunesse il avoit porté la hotte aux vendanges. Pour se revanger, il lui dit que les villageois, gens simples et sans méchanceté, valoient bien les marchands trompeurs, comme étoit son père. La-dessus, il lui déduisit les fraudes et les usures du défunt sire ; ce qui la mit en colère davantage. Comment, vilain, dit-elle en faisant le pot à deux anses, tu es donc si audacieux que de médire de celui qui a pris tant de peine à acquérir le bien dont tu jouis ? Ah ! par sainte Barbe ! les marchands sont bien plus à priser que des coquins de procureurs comme toi. Tu t’es vanté que la plupart du bien que tu possèdes a été gagné par ton industrie ; mais tu mens, faux traître ! tout vient de mon pauvre père, de qui Dieu ait l’âme. Hélas ! continua-t-elle en pleurant, il fit une grande faute de me donner à un juif comme tu es. Après ceci, elle lui reprocha que le peu qu’il avoit de son côté n’avoit encore été acquis que par des larcins qu’il avoit exercés sur ses parties, et lui dit ensuite tous ses péchés si ouvertement, que, s’il eût eu envie d’aller à confesse à l’heure même, il eût fallut seulement qu’il l’eût écoutée, pour apprendre tout au long de quelles choses il se devoit accuser devant le prêtre. C’étoit la une belle commodité ; il n’avoit qu’à la battre la veille des bonnes fêtes, s’il avoit envie de se remémorer en quoi il avoit péché, et le miroir de confession ne lui étoit pas nécessaire. Un villageois étoit alors dans l’étude avec le clerc, où il entendit, entre autres discours, que ma maîtresse disoit à son mari qu’il l’avoit trompé depuis peu, et lui avoit fait payer six écus de quelque expédition qui n’en valoit pas un. Son intérêt le pressant, il entra tout échauffé au lieu où se faisoit la dispute. Et s’écria : Monsieur mon procureur, rendez-moi cinq écus que vous avez pris plus qu’il ne vous faut ; voilà votre femme qui vous le témoigne. Mon maître, assez empêché d’ailleurs, ne lui répondit point. Il redoubla alors ses cris ; et cependant ma maîtresse cessa les siens, qui lui avoient presque écorché la gorge, et, lui laissant vider le nouveau différend, elle sortit de la maison tellement en fougue, que ses yeux eussent épouvanté ceux qui l’eussent fixement regardée. Moi, qui la suivois toujours par la ville autant que son ombre, je n’y manquai pas encore à cette fois-là ; j’entrai avec elle chez un de ses parens, où elle publia la méchanceté et l’avarice de son mari, et dit pour conclusion qu’elle vouloit être séparée. Le parent, qui entendoit le tric-trac de la pratique, fit faire les procédures. Enfin, parce qu’elle étoit amie du lieutenant civil de ce temps-là, duquel je ne veux rien dire, sinon qu’il étoit aussi homme de bien que quelques autres de son étoffe, elle fut séparée de biens. Elle se tint donc toujours au logis où elle s’étoit retirée, et bien souvent de lestes mignons de ville la venoient visiter ; entre autres il y en eut un d’assez bonne façon qui, comme je le reconduisois un soir dessus les montées avec une chandelle, essaya de me baiser. Je le repoussai un peu rudement, et vis bien qu’il s’en alla tout triste, à cause de cela. Quelques jours après, il revint, et fit glisser dedans ma main quelques testons, qui me rendirent plus souple qu’un gant d’Espagne ; non pas que je fusse prête à lui accorder la moindre faveur du monde, je veux dire seulement que j’avois une certaine bienveillance pour lui. Je n’eusse pas pu croire qu’il me voulût tant de bien qu’il faisoit, si une femme inconnue, que je rencontrai a la halle, ne m’en eût assurée, et ne m’eût dit que j’avois le moyen de me rendre la plus heureuse du monde, si je voulois aller demeurer avec lui. Je devois alors être bien glorieuse, et me croire bien plus belle que ma maîtresse, puisqu’un de ses pigeons sortoit de son colombier pour venir au mien ; aussi me souviens-je qu’elle avoit été jalouse de moi étant avec monsieur, et qu’elle n’avoit pas voulu aller une fois aux champs, craignant qu’en son absence il ne me fit coucher au grand lit. Vous riez, messieurs, de m’entendre parler de la sorte. Eh quoi ! ne sçauriez vous croire que j’aie été belle ? ne se peut-il pas faire qu’en un lieu de la terre raboteux, plein d’ornières et couvert de boue, il y ait eu autrefois un beau jardin, enrichi de toutes sortes de plantes et émaillé de diverses fleurs ? Ne peut-il pas être aussi que ce visage ridé, couvert d’une peau sèche et d’une couleur morte, ait eu en ma jeunesse un teint délicat et une peinture vive ? Ignorez-vous la puissance des ans, qui ne pardonne à rien ? Oui, oui, je puis dire qu’alors mes yeux étoient l’arsenal d’amour, et que c’étoit là qu’il mettoit l’artillerie dont il foudroie les cœurs. Si j’y eusse pensé alors, j’eusse fait faire mon portrait : il m’eût bien servi à cette heure, pour vous prouver cette vérité ; mais, las ! en récompense il me feroit plus jeter de larmes maintenant que mes amans n’en jetoient pour moi, car je regretterois bien la perte des attraits que j’ai eus. Néanmoins, ce qui me console, c’est que, tant que j’en ai été pourvue, je les ai assez bien employés, Dieu merci. Il n’y a plus personne en France qui vous en puisse parler que moi ; tous ceux de ce temps-là sont allés marquer mon logis en l’autre monde. Celle qui en sçavoit le plus y est allée presque des premières ; c’est la dame Perrette, qui me vint accoster à la halle. Elle me donna autant de riches espérances qu’une fille de ma condition en pouvoit avoir, et me pria de venir chez elle tout aussitôt que j’aurois pris mon congé de ma maîtresse. Je ne faillis pas à le demander dès le jour même, sur l’occasion qui se présenta, après avoir été criée pour avoir acheté de la marée puante. Le paquet de mes hardes étant fait, j’allai trouver celle dont les promesses ne me faisoient attendre rien moins qu’un abrégé du paradis. Voyez comme j’étois simple en ce temps-là ; je lui dis : Ma bonne mère, comment est-ce que vous n’avez pas pris la bonne occasion que vous m’avez adressée ? Pourquoi est-ce que vous n’allez point servir ce monsieur, avec qui l’on fait si bonne chère, sans travailler que quand l’on en a envie ? C’est que je t’aime plus que moi-même, dit-elle en se prenant à rire. Ah ! vraiment tu n’en sçais guère : je vois bien que tu as bon besoin de venir à mon école. Ne t’ai-je pas appris qu’il t’aime, et ne vois-tu pas que pour moi je ne suis pas un morceau qui puisse chatouiller son appétit ? Il lui faut un jeune tendron comme toi, qui lui serve aussi bien au lit qu’à la table. La-dessus, elle chassa de mon esprit la honte et la timidité, et tâcha de me représenter les délices de l’amour. Je prêtai l’oreille à tout ce qu’elle me dit, je goûtai ses raisons et suivis ses conseils, me figurant qu’elle ne pouvoit faillir, puisque l’âge et l’expérience l’avoient rendue experte en toutes choses. M. de la Fontaine (ainsi s’appeloit ce galant homme à qui je plaisois) ne manqua pas de venir dès le jour même chez Perrette, d’où il ne bougeoit, tant il avoit hâte qu’elle eût accompli la charge qu’il lui avoit donnée de me débaucher. Quand il me vit, il témoigna une allégresse extrême ; et, me trouvant toute résolue à faire ce qu’il voudroit, après avoir bien récompensé sa courratière, il me fit monter en une charrette, qui me porta jusqu’à un gentil logis qu’il avoit aux champs. Tout le temps que je fus là, s’il me traita pendant le jour comme sa servante, il me traita la nuit en récompense comme si j’eusse été sa femme. Alors je sçus ce que c’est que de coucher avec les hommes, et ne me fâchois que de ce que je n’avois pas plus tôt commencé à en goûter ; je m’y étois tellement accoutumée, que je ne m’en pouvois non plus passer que de manger et de boire. Le malheur pour moi fut que M. de la Fontaine devint malade. Il me fut force de souffrir la rigueur du jeûne, encore que je couchasse toujours auprès de lui, parce qu’il disoit qu’il m’aimoit tant, qu’il lui sembloit qu’en me touchant seulement un peu il trouvoit de l’allégement en son mal ; mais tout cela ne me rassassioit pas. Je fus contrainte de me laisser gagner par la poursuite du valet, qui étoit si ambitieux, qu’il désiroit être monté en pareil degré que son maître. Nous ne demeurâmes guère à forger ensemble les liens d’une amitié lubrique, et je reconnus par effet qu’il ne faut point faire état de la braverie et de la qualité, lorsque l’on veut, jouir des plaisirs de l’amour avec quelqu’un ; car celui-ci, avec ses habits de bure, me rendoit aussi satisfaite que son maître avec ses habits de satin. Enfin, M. de la Fontaine revint en convalescence, et paya tout au long les arrérages d’amour. Son serviteur occupoit aussi la place, lorsqu’il lui étoit possible, de façon que mon champ ne demeuroit point en friche, et que, s’il ne produisoit rien, ce n’étoit pas à faute de n’être bien cultivé. Je ne sçais quelle mine vous faites, Francion, mais il me semble que vous vous moquez de moi. Êtes-vous étonné de m’entendre parler si librement ? La sotte pudeur est-elle estimée d’un si brave chevalier comme vous ? Francion répondit alors à Agathe que la contenance qu’il tenoit ne procédoit que du ravissement qu’il sentoit de l’ouïr discourir avec tant de franchise, et que tout ce qu’il avoit à souhaiter étoit qu’elle parlât bientôt de Laurette. Toutes choses auront leur lieu, répliqua-t-elle ; vous n’aurez point de sujet de vous ennuyer. Le serviteur de M. de la Fontaine, étant, entré en mes bonnes grâces, y gagna petit à petit une place plus grande que son maître, parce que l’égalité de nos conditions faisoit que je parlois plus familièrement à lui. Enfin, je ne divisai plus mon cœur en deux parts, je le lui donnai entièrement. J’eus le vent que mon maître, persuadé par ses amis de quitter sa manière de vie, étoit en termes de se marier. Sa délibération m’en fit prendre une à mon profit, d’autant que je me figurai que lui et la femme qu’il alloit prendre me chasseroient honteusement de la maison. Pour remédier à ce mal, je me délibérai de faire un coup de ma main qui me payât de mes gages, et de faire un trou à la nuit, comme dit le proverbe. Je communiquai mon dessein à Marsaut, qui étoit notre valet, lequel fut tout disposé à me suivre. Mon maître, quelques jours après, fut sollicité de prendre mille livres que l’on lui vouloit donner pour racheter une rente de lui ; je les vis conter pièce à pièce, et fis tant, que je découvris que, n’étant guère bien meublé en sa maison, il s’étoit contenté de les serrer en son buffet. La fortune me montroit un visage aussi riant que j’eusse sçu désirer ; car il fut prié d’aller souper en la ferme d’un gentilhomme champêtre, à une grande lieue de la sienne. Dès qu’il fut parti, Marsaut retourna le buffet, et, ayant levé un ais du derrière, en tira la somme entière, puis le raccommoda le mieux qu’il put. Ce qui nous étoit grandement favorable, c’est que c’étoient quasi toutes pièces d’or ; de sorte qu’il me fut facile de faire tenir tout dans une petite boîte. Sur les neuf heures du soir, nous descendîmes dans le jardin pour sortir par la porte de derrière ; et déjà Marsaut étoit dehors, lorsque j’entendis que mon maître heurtoit à la grande porte : j’eus si peur qu’il me surprît, que je fermai celle du jardin, et m’en revins à la maison, craignant d’être saisie avec l’argent que j’avois ; je m’en allai le cacher la nuit dans une vigne qui étoit en notre clos, où je sçavois bien que l’on n’entreroit de longtemps. Le lendemain, mon maître, fouillant dedans son buffet, et n’y trouvant plus le rachat de sa rente, mena un horrible bruit par tout le logis ; et, voyant que son valet s’étoit absenté dès le soir précédent, n’eut point de soupçon que ce fût un autre que lui qui l’eût dérobé. Quant à moi, je pensai que Marsaut n’avoit osé revenir au logis, et qu’il m’attendoit quelque part ; mais il ne me fut pas possible de le joindre si tôt, car j’avois perdu alors la résolution de m’en aller sans prendre congé. Enfin, je tâchai d’avancer l’affaire : je dis à mon maître que j’avois appris qu’il étoit sur le point de se marier, et que, cela étant, je ne pouvois plus demeurer chez lui. Après quelque feinte résistance, il s’accorda à me laisser sortir, et fut, je pense, bien aise de ce que j’en avois entamé la parole la première. J’allai donc un soir déterrer mon argent, et le lendemain, dès le matin, je partis. Avec ce que mon maître m’avoit donné, je m’estimois grandement riche, et mon rendez-vous à Paris fut chez la bonne Perrette, qui me reçut très-humainement. Lorsqu’elle sçut l’argent que j’avois, elle me conseilla de m’en servir pour en attraper davantage, et me fit acheter des habits de demoiselle, avec lesquels elle disoit que je paroissois une petite nymphe de bocages. Mon Dieu ! que je fus aise de me voir leste et pimpante, et d’avoir toujours auprès de moi des jeunes hommes qui me faisoient la cour. Mais les dons qu’ils me faisoient n’étoient pas si grands que j’en pusse fournir à notre dépense qui étoit grande, tant de bouche que de louage de maison, et puis Perrette avoit voulu avoir le bonheur, aussi bien que moi, de traîner la noblesse avant sa mort ; de sorte que je me voyois au bout de mes moyens et ne vivois que par industrie. La cour s’étoit éloignée pour quelque trouble, et, en son absence, notre misérable métier n’étoit, pas tant en vogue, qu’il nous pût nourrir splendidement. Un soir, Perrette ayant fait des plaintes avec moi sur la calamité du siècle, nous ouïmes quelque bruit dans la rue : sa curiosité la fit mettre à la porte, pour voir ce que c’étoit ; elle fut tout étonnée qu’un homme, en fuyant, lui mît entre les mains un manteau de velours doublé de panne, sans lui rien dire. Je m’imagine que c’est qu’il la connoissoit ; car sa renommée étoit assez épandue par la ville, et dans toutes les académies d’amour : elle étoit la lampe qui donnoit la lumière aux femmes de son état. Le gage qu’elle reçut lui plut extrêmement ; nous nous mîmes à le découdre la nuit, de peur qu’il ne fût reconnu en le portant à la friperie. Nous espérions que l’argent de cette vente subviendroit à nos urgentes nécessités ; mais voilà que le lendemain l’on heurte à notre porte, comme nous devisions avec un honnête homme qui me venoit voir souvent. La servante ouvre à trois grands soldats, qui demandoient à parler à la maîtresse du logis. Perrette descend pour sçavoir ce qu’ils veulent ; ils ne l’eurent pas si tôt envisagée, que l’un d’eux s’approcha d’elle, et lui dit : Mademoiselle, je vous prie de me rendre le manteau que je vous baillai hier au soir en passant par ici. Perrette lui nia qu’elle eût reçu un manteau de lui, et dit qu’elle ne le reconnoissoit point pour prendre quelque chose en garde de sa main. La-dessus, ils émurent un grand bruit qui me fit descendre pour en sçavoir la cause ; mais, dès que je fus en l’allée, je connus qu’un des trois qui demandoient le manteau était Marsaut : je m’en retournai me cacher toute confuse, et tandis la querelle s’alluma tellement, que le commissaire du quartier, en étant averti, s’en vint pour y gagner sa lippée. Voyez un peu la merveille, et comme cet homme de justice étoit équitable : ceux qui querelloient Perrette étoient des voleurs : il les connoissoit pour tels, et néanmoins il assura que le manteau qu’ils avoient dérobé leur appartenoit, comme s’il eût été pris en bonne guerre, et condamna Perrette à le leur rendre. Elle qui sçavoit l’autorité du personnage, et combien il lui importoit de gagner ses bonnes grâces, ne voulut plus faire la rétive ; mais, ayant confessé qu’elle avoit reçu le manteau, elle assura qu’elle ne vouloit point de dispute, et qu’elle en passeroit par où l’on voudroit. Elle dit, de surplus, qu’elle l’avoit déjà vendu, et pria les trois soldats auxquels il appartenoit, et M. le commissaire aussi, de venir manger ce qu’elle en avoit retiré. Aux moindres mots de courtoisie qu’elle eut dit pour les inviter, les voilà prêts à bien faire, et, avant que de remonter, elle envoie sa servante en tous les lieux où il falloit aller pour avoir en un moment le couvert d’une table. Quand je vis entrer Marsaut, je changeai de couleur plus de fois que ne feroit un caméléon en toute sa vie ; encore le malheur voulut que celui qui m’entretenoit s’en alla, de sorte que je fus après contrainte de parler à ceux qui étoient demeurés. Marsaut me regardoit et m’écoutoit avec étonnement non-pareil, car il lui sembloit bien que j’étois la même Agathe avec laquelle il avoit eu par le passé une familiarité si grande ; mais mes habits le démentoient. Il fut des mieux trinqué au repas que nous fimes ; et, parce que nous avions tous affaire l’un de l’autre, nous nous jurâmes une éternelle amitié et une assistance favorable. Nos conviés s’en retournèrent coucher chez eux, et le lendemain Marsaut ne faillit pas à revenir avec cinq de ses compagnons mieux en ordre que ceux que j’avois déjà vus : me tenant à part, il me dit que je n’avois que faire de cacher ce que j’étois, parce qu’il me reconnoissoit bien. Ma réponse fut que je n’avois aussi jamais désiré de le tenir secret, et qu’il me devoit excuser si le jour précédent je ne lui avois point fait d’accueil, d’autant que je ne le trouvois point à propos, à cause des personnes qui étoient présentes. Là-dessus, il s’enquit de moi, ce que j’avois fait de l’argent de notre maître ; et je lui fis accroire qu’il me l’avoit repris, l’ayant trouvé dans mon coffre, et qu’il m’avoit chassée pour ce sujet. Quant à l’état où j’étois, je lui dis qu’il n’en devoit entrer en aucune admiration, vu qu’il pouvoit bien s’imaginer comment je m’y étois mise, et par quel moyen je m’y conservois. Voilà en un instant notre amitié renouée des plus belles, et ce fut à lui il conter quelle sorte de vie il avoit choisie : il me dit que, ne pouvant plus obéir à des maîtres, il avoit trouvé un brave homme de son pays, qui étoit l’un de ceux que je voyois, lequel l’avoit attiré à chercher, comme lui, l’occasion la nuit et le jour, et à dérober tout ce qu’ils pouvoient ; il me conta qu’ils étoient dans Paris grande quantité qui vivoient de ce métier-là, et qui avoient entre eux beaucoup de marques pour se reconnoitre, comme d’avoir tous des manteaux rouges, des collets bas, des chapeaux dont le bord étoit retroussé d’un côté, et où il y avoit une plume de l’autre, à cause de quoi l’on les nommoit plumets ; que leur exercice étoit, le jour, de se promener par les rues, et y faire des querelles sur un néant, pour tâcher d’attraper quelque manteau parmi la confusion ; que, la nuit, ils avoient d’autres moyens différens pour exercer leur volerie ; que quelques-uns d’eux avoient l’artifice d’attirer au jeu ceux qu’ils rencontroient, et de leur gagner leur argent par des tromperies insignes ; et qu’enfin ils étoient en si bonne intelligence avec les ministres de la justice, qu’il n’arrivoit guère qu’ils fussent punis, s’ils n’avoient quelque forte partie de qui la bourse fût mieux garnie que la leur. Bref, il m’apprit les affaires les plus secrètes de sa compagnie. Je lui demandai si pas un des siens ne craignoit le supplice. Il me répondit qu’il croyoit qu’il n’y en avoit guère qui y songeassent seulement ; que le plus souvent ils s’en alloient même assister à voir pendre leurs compagnons, et qu’ils n’avoient rien devant les yeux qu’un puissant désir de chercher les moyens de passer leur vie parmi le contentement ; et que, s’il avenoit que l’on les fît mourir, l’on les délivreroit du souci et de la peine qu’ils pourroient possible avoir un jour pour se retirer hors de la pauvreté. Je voulus encore sçavoir de quelle sorte de gens leurs bandes étoient composées. Nous sommes pour la plupart, ce dit-il, des valets de toutes sortes de façons qui ne veulent plus servir, et encore, parmi nous, il y a force enfans d’artisans de la ville qui ne veulent pas se tenir à la basse condition de leurs pères, et se sont mis à porter l’épée, pensant être beaucoup davantage à cause de cela : ayant dépensé leurs moyens, et ne pouvant rien tirer de leurs parens, ils se sont associés avec nous. Je vous dirai bien plus, et à peine le croiriez-vous, il y a des seigneurs des plus qualifiés, que je ne veux pas nommer, qui se plaisent à suivre nos coutumes, et nous tiennent fort souvent compagnie la nuit ; ils ne daignent pas s’adresser à toutes sortes de gens, comme nous, ils n’arrêtent que les personnes de qualité, et principalement ceux qui ont mine d’être courageux, afin d’éprouver leur vaillance contre la leur. Néanmoins ils prennent aussi bien les manteaux, et font gloire d’avoir gagné cette proie à la pointe de l’épée. De là vient que l’on les appelle tire-soyes, au lieu que l’on ne nous appelle que tire-laines. Quand Marsaut m’eut conté cela, je m’étonnai de la brutalité et de la vileté de l’âme de ces seigneurs, indignes du rang qu’ils tenoient à la cour, lesquels prenoient pourtant leur vice pour une remarquable vertu. Les plumets et les filous ne me sembloient pas si condamnables, vu qu’ils ne tâchoient qu’à sortir de leur nécessité, et qu’ils n’étoient pas si sots ni si vains que de faire estime d’une blâmable victoire acquise sur des personnes attaquées au dépourvu. Depuis, Perrette, ayant eu leur accointance, leur servit à recéler beaucoup de larcins, dont elle avoit sa part pour nous entretenir. Le commissaire souffroit que l’on fît tout ce ménage, encore que les voisins l’importunassent incessamment de nous faire déloger, parce qu’il avoit avec nous un acquêt qui n’étoit pas si petit, qu’il n’aidât beaucoup à faire bouillir sa marmite. Nous jouâmes en ce temps-là beaucoup de tours admirables à des gens qui payoient toujours, malgré eux, l’excessive dépense que nous faisions. Je ne vous en veux raconter qu’un entre les autres, venu de l’invention de Marsaut, qui s’étoit rendu, par l’exercice, un des plus subtils voleurs qui fût en toutes les bandes des Rougets et des Grisons ; car les compagnies s’appeloient ainsi. Il continuoit toujours à jouir de moi quand il en avoit envie, et n’étoit point jaloux que d’autres que lui eussent le même bien, pourvu que cela lui rapportàt du gain et qu’il n’y eût autre que lui qui fût leur maquereau. De tous côtés il me cherchoit des pratiques, mais non point des communes ; car il ne s’y arrêtoit pas seulement. Il ne buttoit qu’aux excellentes, comme étoit celle que je m’en vais vous dire. Un jeune gentilhomme anglois étoit logé avec lui au faubourg Saint-Germain, et lui avoit une fois dit qu’il ne voyoit point de si belles femmes en France qu’en son pays. Marsaut lui ayant répondu qu’elles se cachoient à Paris dedans les maisons, comme des trésors qui ne devoient pas être mis à la vue de tout le monde, il s’enquit de lui s’il en connoissoit quelqu’une. Je vous veux faire voir la plus belle que je connoisse, ce dit Marsaut, et qui est entretenue par un des plus grands seigneurs de la cour. Après avoir dit cela, il le mène promener, lui contant mille merveilles de mes perfections, et le fait passer par dedans notre rue, où il lui montre ma demeure. Il fallut qu’ils y retournassent par dix ou douze fois pour me voir à la fenêtre, car je ne m’y tenois pas souvent, et encore n’étoit-ce que le soir ; ce qui fit que l’Anglois, ayant déjà l’opinion préoccupée, et ne pouvant pas voir parmi l’obscurité les défauts de mon visage, s’il y en avoit, crut que j’étois un chef-d’œuvre de nature. Elle n’est pas ma parente de si loin, lui dit Marsaut en s’en retournant, qu’elle ne m’appelle son cousin à tour de bras. L’Anglois lui demanda s’il m’alloit visiter quelquefois, et s’il n’y avoit point de moyen qu’il y allât avec lui. Comment, monsieur, dit Marsaut, à peine y puis-je avoir entrée pour moi, car le seigneur qui la possède est si jaloux, qu’il a des épies qui veillent sur ses actions et gardent que personne ne parle à elle, principalement en particulier ; que, si vous espérez acquérir ses bonnes grâces, je ne pense pas que cela soit facile, encore que votre mérite soit infini ; car elle lui a trop bien donné son cœur pour le dégager sitôt. Cette difficulté augmenta les désirs de l’Anglois, qui ne sortit jamais depuis qu’il ne fît la ronde autour de ma maison, comme s’il l’eût voulu prendre d’assaut. Je fus avertie de ce qu’il me falloit faire, et, à l’heure que mon nouvel amant passoit, je me mettois à la fenêtre pour jeter toujours des œillades languissantes dessus lui, comme si j’eusse été transie d’amour à son sujet. Un jour Marsaut s’arrêta tout exprès à parler à moi sur ma porte, comme l’autre étoit en notre quartier, et, quand il passa, je dis fort haut : Mon Dieu ! qui est cet étranger-là ? il a parfaitement bonne mine. Cette parole, qu’il entendit, lui navra le cœur par l’oreille ; mais la passion qu’il eut alors ne fut pourtant rien à comparaison de celle qu’il sentit lorsque Marsaut, étant de retour, lui conta que je m’étois enquise encore bien plus particulièrement de lui après qu’il avoit été passé, et que j’étois si aise de le voir, que je me tenois tous les jours à ma fenêtre à l’heure qu’il avoit accoutumé de venir en ma rue. Voila un bon commencement pour votre amour, ajouta Marsaut, il faut poursuivre à tout hasard : je me fais fort de vous y servir beaucoup. L’Anglois, tout comblé de joie, embrassa une infinité de fois Marsaut, qui, pour commencer à faire son profit, supplia l’hôte de faire accroire qu’il lui devoit cinquante écus pour l’avoir logé. Il tenoit cabaret chez lui, et s’entendoit avec les filous, qui y menoient boire des dupes pour les tromper au jeu ou leur ôter leur argent de violence ; voilà pourquoi il n’avoit garde qu’il ne s’accordât à faire ce que lui demandoit un du métier. Comme Marsaut étoit avec l’Anglois, il lui vint dire qu’il avoit affaire des cinquante écus qu’il lui devoit : Marsaut fit réponse qu’il n’avoit point d’argent à l’heure ; l’hôte jure qu’il en veut avoir et qu’il s’en va quérir les sergens pour le faire ajourner. Lorsqu’il s’en fut allé, Marsaut pria le gentilhomme anglois de l’assister en une nécessité si grande, et tira sans difficulté de lui la somme que l’on lui avoit demandée, lui promettant de la lui rendre. Il feignit qu’il s’en alloit rattraper le tavernier pour le contenter, et qu’en considération du plaisir qu’il venoit de recevoir il donneroit jusques à ma maison pour savoir tout à fait si mon cœur pouvoit être échauffé pour un autre que celui que j’aimois déjà. À son retour, il fit accroire à l’Anglois qu’il m’avoit trouvée entiérement disposée à contracter avec lui une parfaite amitié, et que je ne demandois pas mieux que de jouir de sa communication. La-dessus, il lui dit qu’il seroit fort à propos qu’il me fit quelque présent, comme d’un poinçon de diamant pour mettre dans les cheveux, parce qu’il avoit remarqué que je n’en avois point, et que je tenois un peu d’une humeur avaricieuse, qui me donnoit de l’inclination à chérir ceux qui me faisoient des largesses. Ce passionné étranger alla aussitôt acheter ce que Marsaut lui avoit dit, et le lui mit entre les mains pour me l’apporter, sur la promesse qu’il lui fit qu’il verroit que j’en parerois ma tête lorsqu’il le feroit parler à moi. En attendant, il voulut la nuit me donner une sérénade, parce qu’il sçavoit racler trois ou quatre accords sur le luth, et s’en vint chanter au bas de ma fenêtre ce bel air nouveau qu’il avoit appris : Moi foudrois bien guérir du mal que moi sens, Mais moi ne puis pas ; Car li belle qui tient li cœur de moi Est toute pleine de rigoureusement. Je pensai crever de rire d’entendre de si beaux vers, et, ayant sçu le lendemain l’heure qu’il me devoit venir voir, je me mis sur notre porte, où il m’accosta courtoisement avec Marsaut. Il n’entendoit pas encore bien le françois, aussi ne faisois-je pas son langage corrompu ; de manière que notre entretien fut un coq-à-l’âne perpétuel. Quand il m’offroit son affection, je pensois qu’il me reprochât le présent bien plus riche qu’il m’avoit déjà fait, et néanmoins je n’étois pas prête à le lui rendre. Si je louois son mérite, il me répondoit que, s’il eût pu trouver un plus beau diamant que celui qu’il m’avoit envoyé, c’eût été pour moi. Nous avions bon besoin que Marsaut nous servit de truchement, comme il fit depuis, en me disant en deux mots que le brave chevalier que je voyois se mouroit d’amour pour moi, et en répondant à l’Anglois, suivant mes paroles, que, sur tous les vices du monde, je haïssois l’ingratitude, et serois prompte à reconnoître son affection puisqu’elle étoit jointe à des perfections incomparables dont j’étois éprise. Là-dessus, Perrette sortit de sa chambre et me dit avec une voix rude, comme si elle eût été en colère : rentrez ici, à qui parlez-vous la-bas ? Je parle à mon cousin, répondis-je ; puis aussitôt, avec une façon craintive et éperdue, je dis adieu à mon serviteur et à mon feint parent, qui lui dit que celle qu’il avoit ouï crier étoit une vieille à qui l’on m’avoit donnée en une étroite garde ; que, pour conquêter une si précieuse toison comme ma beauté, il falloit tâcher d’endormir ce dragon veillant, et qu’il étoit vraisemblable que les écus étoient les enchantements les plus assurés. Les liens de son amour étoient attachés si fermement, qu’il consentit bien à détacher ceux de sa bourse ; de sorte que le lendemain, étant encore avec Marsaut, et ayant trouvé Perrette à la porte, elle n’eut pas sitôt déclaré, comme par manière d’entretien, qu’elle étoit en peine de trouver de l’argent à emprunter, qu’il s’offrit à lui en apporter autant qu’elle en avoit besoin ; et, de fait, à l’instant il s’en retourna chez lui querir quelques cents francs, ce qui étoit environ la somme dont Perrette se disoit avoir nécessité. Après qu’il la lui eut comptée dedans sa chambre, il dit à l’oreille de Marsaut, qui étoit présent, qu’il songeât à son affaire ; et Marsaut, après avoir parlé à l’écart à Perrette, lui vint rapporter qu’elle étoit vaincue par sa courtoisie, et qu’elle manqueroit à la fidélité qu’elle avoit promise à un grand seigneur, pour lui complaire, en le faisant jouir de moi la nuit du lendemain. L’heure de cette douce assignation venue, il se trouva en notre maison avec un habit tout chargé de passemens d’or car d’autant que le roi les avoit défendus par un édit, lui, qui étoit étranger, se plaisoit à en porter, pour paroitre davantage avec une chose qui n’étoit pas commune. Tout son corps étoit curieusement nettoyé et parfumé ; car il songeoit qu’ayant à coucher avec la maîtresse d’un grand, accoutumée aux somptuosités, il ne falloit pas être en autre façon, craignant d’être dédaigné. Lorsqu’il fut au lit près de moi, je vous assure que je ne suivis pas un conseil que Perrette et Marsaut m’avoient donné, de ne lui point départir la cinquième et dernière faveur de l’amour, et de ne le point laisser passer outre la vue, la communication, le baiser et le toucher ; car je ne songeois pas tant au gain que l’on m’avoit assuré que je ferois en me montrant un peu revêche qu’au plaisir présent dont j’étois chatouillée. J’avois la curiosité de goûter si l’on recevoit plus de contentement avec un étranger qu’avec un François ; et puis celui-là étoit si beau et si blond, que, ma foi, j’eusse été plus fière qu’une tigresse si je n’eusse fait toucher son aiguille au pôle où elle tendoit. Notre commissaire, qui avoit été averti de cette nouvelle proie, vint pour en avoir sa part, comme nous nous embrassions aussi amoureusement que l’on se puisse figurer. La bonne Perrette lui ouvrit tout bellement la porte, l’admonestant de bien jouer son rôlet. À son arrivée, je me jetai toute en chemise à la ruelle du lit, et mon amant éperdu, oyant dire que l’on me vouloit mener en prison, s’en alloit courir à son épée, lorsqu’un sergent et son recors l’arrêtèrent furieusement par le bras, le menaçant de le loger aux dépens du roi. Ayant eu inutilement son recours aux supplications, il s’avisa de se servir de ce divin métal dont tout le monde est enchanté ; et, ayant pris quelques pistoles dans les pochettes de son haut-de-chausses, il en contenta si bien cette canaille, qu’elle le laissa en paix se recoucher auprès de moi. Voila la première alarme qu’il eut : mais ce ne fut pas la dernière ni la plus effroyable ; car, comme ses esprits se furent rechauffés, après avoir perdu la peur passée qui les avoit glacés entièrement, étant prêt à se donner du bon temps pour ses pistoles, l’on heurta assez fort à notre porte, qui fut incontinent ouverte, et l’un des camarades de Marsaut bien en point entra dedans ma chambre avec trois autres après lui, qui lui parloient toute sorte de révérence, comme à leur maître. Moi qui sçavois la momerie, je fis accroire à l’étranger que c’étoit là le seigneur qui étoit amoureux de moi, et le suppliai de se cacher promptement à ma ruelle. Ce fanfaron de tire-laine, qui s’entendoit des mieux à trancher du grand, demanda à Perrette où j’étois. Elle est déjà couchée, lui répondit-elle, car elle ne vous attendoit pas aujourd’hui, et puis elle avoit un mal de tête qui la travailloit fort. Mon petit page n’est-il pas venu ici tantôt pour vous avertir que je ne manquerois pas à la visiter ? répliqua le brave. Nous ne l’avons point vu, lui dit Perrette. Ah ! le coquin, répliqua-t-il, je lui apprendrai à m’obéir ; il est allé jouer quelque part. Je croyois venir de meilleure heure ; mais, ayant vu souper le roi, j’ai été contraint d’entrer avec Sa Majesté dans son cabinet, par son commandement, pour recevoir l’honneur qu’il me vouloit faire de me communiquer quelques-unes de ses plus secrètes intentions : je ne fais quasi que d’en partir tout maintenant, et n’ai pas voulu aller souper en mon hôtel ; j’ai commandé à mes gens d’apporter ici mon service. Comme il finissoit ces paroles, ceux qui l’accompagnoient entrèrent dans une garde-robe prochaine, et l’un d’eux vint mettre une nappe sur la table, et les autres apportèrent quelques plats chargés de viande. Le seigneur, étant assis, se mit incontinent à jouer des mâchoires ; et, ayant bu un verre de vin et torché sa moustache, me dit tout haut : Agathe, ma maîtresse, dormez-vous ? ferons-nous l’amour cette nuit ? Alors, comme si je me fusse réveillée d’un profond sommeil, ayant tiré un peu le rideau, je répondis en frottant mes yeux que je ferois tout ce qu’il lui plairoit. Il faut que vous vous leviez, ce me vint dire Perrette, et que vous mangiez un morceau ; aussi bien n’avez-vous point soupé. Je pense que tout votre mal ne vient que d’opinion. Il n’importe pas que le mal que j’avois tantôt fût imaginaire ou non, lui répondis-je, puisque je m’en vois guérie entièrement. Ayant dit ceci, je mis un petit cotillon, et, ayant jeté un manteau de chambre sur mes épaules, je sortis par la ruelle, et allai faire la révérence ai ce brave seigneur. Après m’avoir saluée, il me dit : Vous aviez en cette ruelle-là quelqu’un qui vous aidoit à vous vêtir, ce me semble, et pourtant je n’en vois sortir personne. Vous me pardonnerez, lui répondis-je il n’y a aucune créature vivante Si est-ce que j’y ai entendu tousser autrement que vous ne faites ; et vraiment, continua-t-il en se levant de table, il faut que je sçache qui c’est : Maître d’hôtel, apportez cette chandelle. En achevant ces paroles, il tira tous les rideaux du lit et vit l’Anglois au coin de la ruelle. Alors, avec un visage comme enflammé de colère, il me chanta mille pouilles : Comment, putain, me dit-il, vous vous êtes donc ainsi moquée de moi ? Vous avez contrefait la chaste et la resserrée pour m’attraper ; et cependant vous faites venir coucher un gueux avec vous, faveur que vous ne m’avez départie qu’après m’avoir vu en des passions extrêmes. Quel affront à une personne de ma qualité ! Ah ! vous vous en repentirez à loisir : dès demain je renverrai quérir tous les meubles de céans, que je vous avois baillés, et vous serez bien étonnée de n’avoir plus personne qui entretienne votre dépense. Perrette et moi nous nous esquivâmes, tandis qu’il tenoit ce discours, comme si nous eussions eu grande peur. À l’instant, il s’adressa l’Anglois, et lui dit : Et vous, monsieur le vilain, je vous apprendrai s’il faut suborner les filles de la sorte ; prenez-le, maître d’hôtel, gardez-le ici jusqu’à demain, que je le ferai pendre. Moi suis gentilhomme, disoit l’Anglois ; moi viens des antiques Rois de Cosse ; li grand aïeul de la personne de moi li boutit son vie pu cinq cents fois pour li service de son prince. Moi fera raison à toi. Quelle effronterie dit ce seigneur fait à la hâte ; tu m’appelles en duel, coquin ! mérites-tu d’être blessé de mes armes ? Va ! si tu n’étois destiné à mourir au gibet, je te ferois battre par le principal marmiton de ma cuisine. L’Anglois regardoit partout si ses habits n’y étoient point, croyant qu’alors qu’il les auroit l’on reconnoîtroit mieux sa noblesse par leur somptuosité ; mais, avant qu’il eut été par toute la chambre, le plumet s’en étoit allé, et l’avoit renfermé avec celui qui faisoit le maître d’hôtel. Il n’avoit garde de trouver ce qu’il cherchoit, car, en nous en allant, Perrette et moi, nous avions tout emporté en un galetas, où nous nous étions retirées. S’imaginant qu’il étoit en un extrême péril, il fit des supplications infinies à celui qui le gardoit de le laisser aller ; mais le maître d’hôtel lui répondit que, s’il commettoit cette faute-là, il n’oseroit plus se présenter devant son seigneur, et que tous ses services seroient perdus. L’Anglois chercha ses habits plus que devant, pour y prendre de l’argent et le lui offrir. Ne les rencontrant point, il ôta de son bras un bracelet de perles rondes et fines, et lui dit qu’il le lui donneroit pour récompense, s’il lui faisoit recouvrer sa liberté. Monsieur, dit le maître d’hôtel en le prenant, votre mérite plutôt que ce don me fait résoudre à tous complaire ; car je vous assure que ce que vous me baillez ne vaut pas le quart de ce que je devrois espérer de monseigneur, si je ne le trahissois comme je le fais. Je m’en vais donc vous faire sortir de céans ; mais, dès demain, il faut que vous quittiez cette ville-ci et que vous vous en retourniez en votre pays ; car, si vous demeuriez dans la France, l’autorité du personnage que vous avez offensé y est si grande partout, que l’on vous condamneroit à la mort sans rémission. Quand vous pourriez trouver vos habillemens à cette heure, vous feriez bien de ne les point prendre, vu que possible en vous en retournant seriez-vous reconnu des gens de notre hôtel. Le gentilhomme anglois, ayant donc pris seulement un méchant haut-de-chausses qui traînoit dans les ordures, s’en alla aussi vite dans sa maison que si tous les lévriers du bourreau eussent été à sa queue. Dès le lendemain, il ne faillit pas à plier bagage, et je m’assure qu’étant en son pays il s’y vanta encore d’avoir joui d’une des plus merveilleuses beautés de l’univers, maîtresse d’un des plus grands seigneurs de France, et qu’il y raconta glorieusement les aventures qu’il avoit courues en son amour, tenant son argent pour bien employé, et ayant envie de faire composer un roman d’une si remarquable histoire. Tous ceux qui avoient aidé à le tromper eurent loyalement leur part au gâteau ; mais ce fut bien moi qui eus la fève, car j’eus un gain plus gros que les autres. Avec de semblables artifices, nous gagnions honnêtement notre vie : la justice n’entendoit point parler de nous, car nous faisions tout secrètement ; et je crois que, de la sorte, nos vices étoient des vertus, puisqu’ils étoient couverts. La fortune, lasse de m’avoir tant montré son devant, tandis que je montrois le mien à tout chacun, me montra enfin son derrière. La première fois que son revers me fut témoigné, ce fut quand M. de la Fontaine, que j’ai tantôt mis sur les rangs, rencontra Marsaut, qu’il reconnut, et le suivit jusqu’en notre maison, où, de hasard, me voyant à la fenêtre, il me reconnut aussi. Étonné de me voir demoiselle, il s’enquêta de quelques-uns de la rue, qu’il connoissoit, ce que je faisois. L’on lui dit tout ce qu’il en avoit déjà conjecturé. Mes voisins, ayant appris de lui que j’avois été servante, me décrièrent plus que la vieille monnoie ; de sorte que je ne sortois point sans recevoir quelque affront. D’ailleurs la Fontaine, rencontrant derechef Marsaut, l’accosta, lui dit qu’il l’avoit volé, et fit un terrible vacarme ; mais il ne le put faire mener en prison, parce qu’il arriva à l’instant de ses camarades qui fendirent la presse, le tirèrent de la main des sergens, et, outre cela, dérobèrent deux manteaux à des badauds qui mettoient le nez aux affaires d’autrui. Marsaut l’échappa belle ce coup-là ; mais il n’en fut pas ainsi quinze jours après, que les archers l’encoffrèrent pour avoir volé la maison d’un bourgeois d’autorité : son procès fut expédié en deux jours, et l’on l’envoya en Grève, où son col sçut combien pesoit le reste de son corps. Cette infamie retombant dessus Perrette et dessus moi, à cause qu’il avoit toujours été avec nous, nous craignions qu’il ne nous arrivât quelque malencontre, car nous n’avions plus guère de soutien. Le commissaire, étant venu un jour chez nous, pensoit y avoir sa chalandise accoutumée ; il y avoit bien trouvé à qui parler. Trois gentilshommes déniaisés étoient avec moi qui le testonnèrent et lui firent sauter les montées plus vite qu’il n’eût voulu. Il croyoit que Perrette l’avoit trahi : voila pourquoi dès l’instant il avoit rompu avec nous, et avoit envie de nous faire déloger du quartier. Auparavant que d’en sortir, nous voulûmes prendre vengeance de lui par quelque galante invention. Celui-ci s’appeloit Lucrin, et étoit d’une humeur fort chagrine ; mais il y en avoit un autre appelé Morizot, qui demeuroit en une rue plus éloignée, lequel étoit fort jovial et adonné à la débauche. Il venoit quelquefois chez nous ; si bien que nous le dîmes à Lucrin, qui s’en formalisa, et nous assura qu’il ne souffriroit pas qu’il entreprit rien sur lui. Pour lui montrer que nous ne mentions point, et que même il médisoit beaucoup de lui, nous l’envoyâmes quérir, comme si nous en eussions eu affaire, ayant fait cacher l’autre en un petit cabinet. Il y avoit alors chez nous quatre gentilshommes, auxquels Morizot demanda ce qu’ils venoient faire avec moi. Ils répondirent qu’ils ne lui en vouloient point rendre compte, et je lui dis aussi que je n’étois pas obligée de lui déclarer mes actions, qu’il n’étoit pas commissaire du quartier, et que Lucrin me l’avoit dit. Là-dessus il répondit que Lucrin avoit menti, et que c’étoit un sot ; si bien qu’il sortit de sa cachette et s’en vint le battre à beaux coups de poings. Morizot prit un bâton pour se défendre, et la bagarre commença si furieuse, que nous en eûmes beaucoup de plaisir. Ils se saisirent au corps, s’égratignèrent, se mordirent et se renversèrent à terre, où ils se firent si beaux garçons, qu’ils avoient chacun les yeux pochés au beurre noir, et tout le reste du visage comme du taffetas de la Chine, rouge, bleu et jaune. Il eût été besoin d’aller quérir un troisième commissaire pour accorder ceux-ci, qui se gourmoient au lieu de mettre la paix parmi les autres ; mais les gentilshommes qui étoient avec nous firent cet office, et l’un d’eux se mit à dire d’une voix effroyable en les séparant : Comment, coquins, êtes-vous bien si osés que de vous battre devant moi ? Voulez-vous apporter du scandale à une si honnête maison que celle-ci ? Si j’entre en furie, je vous mettrai tous deux en capilotade ! Çà, que l’on fasse trêve tout à cette heure ; que l’on s’accole, que l’on se baise, et que l’on touche en la main l’un dé l’autre ! Alors les commissaires cessèrent leur combat, et demeurèrent honteux de ce qu’ils avoient fait ; mais ils ne perdoient pas pourtant leur animosité et n’avoient garde de s’aller accorder sitôt. Là-dessus le gentilhomme dit à un laquais : Que l’on apprête quelque chose pour la collation, et que l’on apporte du vin pour les faire boire ensemble. L’on n’eut pas le loisir d’aller rien chercher en ville : l’on s’accommoda de ce qui étoit à la maison ; il y avoit des œufs de reste du samedi, dont l’on fit une omelette avec du lard, et on l’apporta sur la table en grande pompe et magnificence. Le gentilhomme dit aux commissaires : Çà, il faut que vous mangiez de ceci avec moi, ou je vous mangerai vous-mêmes En disant cela, il mit le premier la main au plat, et Morizot ne se le fit pas dire deux fois ; mais Lucrin, tout honteux et retenu, n’osoit y toucher ; si bien que le gentilhomme, lui faisant ouvrir la bouche en lui tenant le menton d’une main, et prenant un morceau d’omelette de l’autre, le lui jeta dedans de la même sorte qu’un maçon plaqueroit un morceau de plâtre dedans un trou qu’il voudroit boucher : il en eut dans les yeux, dans la barbe, et même dans son pourpoint, ce qui fit qu’il mangea puis après de son bon gré. L’on commanda à un laquais d’apporter à boire à Morizot, et l’on lui dit qu’il bût à la santé de Lucrin. Ce résolu y obéit tout à l’heure, et lui dit : Là, monsieur le commissaire, je m’en vais boire à vous, pour vous montrer que je n’ai point de venin sur le cœur ; le sage a dit qu’il faut oublier les injures. Il fut alors question de faire boire aussi Lucrin à sa santé ; mais il ne prit le verre que comme à regret, et la crainte lui faisoit si fort trembler la main, que la moitié de son vin fut répandu. Je m’en vais donc boire à vous, puisque l’on m’y force, dit-il d’une voix peu assurée. Et, depuis, il ne voulut ni boire ni manger, à quoi l’on ne le contraignit plus : Morizot fit cet office pour lui, et vida toute notre bouteille. Après cela, ils nous voulurent quitter ; et, voyant qu’ils avoient tout déchiré leurs collets pendant leur conflit, ils ne furent pas d’avis de s’en retourner en cet état. Ils prièrent donc les gentilshommes de leur prêter un laquais pour aller vers leurs femmes ; leur dire qu’elles leur envoyassent d’autre linge ; mais ils répondirent qu’il y avoit trop loin, et qu’ils avoient affaire de leurs gens, et que l’on leur permettoit seulement d’envoyer querir une lingère, qui étoit notre voisine. Elle s’en vint, ayant eu le mot du guet, et n’apporta rien que de grands collets de point coupé, qui n’étoient point à leur usage : encore les faisoit-elle quatre fois plus qu’ils ne valoient. Ils n’en achetèrent donc point, et furent contraints de s’en retourner en l’état où ils s’étoient mis, se cachant le nez dedans leurs longs manteaux, de peur d’être connus ; et il n’y eut que Morizot qui eut l’invention de prendre son mouchoir et de le mettre autour de son col, comme si c’eût été un collet bas. Le lendemain, les gentilshommes passèrent dedans un carrosse par-devant leurs logis, bien assistés de laquais, et les forcèrent tous deux de s’y mettre aussi, et puis ils me vinrent prendre avec Perrette ; et comme si, nous désirant accorder tous, ils eussent voulu nous faire réjouir ensemble, ils nous menèrent à l’hôtel de Bourgogne ; mais sçachez que ces drôles avoient parlé auparavant aux comédiens et leur avoient appris le combat des commissaires, qui fut tout le sujet de leur farce. Voyant que l’on se moquoit ainsi d’eux, ils se proposèrent d’en avoir la raison ; et, quoiqu’ils nous quittassent sans témoigner leur colère, ils résolurent de nous ruiner, et firent la paix ensemble pour se rendre plus puissans contre nous quand l’occasion se présenteroit. Nous n’attendîmes pas qu’ils en vinssent là ; et, pour nous mettre à l’abri du malheur, nous abandonnâmes ce quartier, où nous avions une bonne chalandise. Nous nous retirâmes aux faubourgs, en une méchante maison fort éloignée, où nous regrettâmes bien la bonne chère que nous avions faite par le passé, car nous en faisions alors une bien maigre, n’ayant rien autre chose que quelque peu d’argent que nous avions épargné, qui étoit le reste de nos trop somptueuses dépenses. Cette chétive vie fut, je pense, la principale cause d’une grande indisposition qui prit à Perrette ; comme elle étoit merveilleusement triste de se voir ainsi déchue, la bonne dame se sentoit bien défaillir un peu ; c’est pourquoi elle fit ce que l’on a accoutumé de faire en cette extrémité. Moi, qui étois comme sa fille, je reçus d’elle des témoignages apparents de bienveillance ; de toutes choses qu’elle savoit, elle n’en oublia pas une à me dire, et me donna des conseils dont je me suis bien servie depuis. Pour ne vous point mentir, il n’y avoit aucun scrupule en elle ni aucune superstition ; elle vivoit si rondement, que je m’imagine que, si ce que l’on dit de l’autre monde est vrai, les autres âmes jouent maintenant à la boule de la sienne. Elle ne savoit non plus ce que c’étoit des cas de conscience qu’un topinambour, parce qu’elle disoit que, si l’on lui en avoit appris autrefois quelque peu, elle l’avoit oublié, comme une chose qui ne sert qu’à troubler le repos. Souvent elle m’avoit dit que les biens de la terre sont si communs, qu’ils ne doivent être non plus à une personne qu’à l’autre, et que c’est très-sagement fait de les ravir subtilement, quand l’on peut, des mains d’autrui ; car, disoit-elle, je suis venue toute nue en ce monde, et nue je m’en retournerai : les biens que j’ai pris d’autrui je ne les emporterai point ; que l’on les aille chercher où ils sont, et que l’on les prenne, je n’en ai que faire. Hé quoi ! si j’étois punie après ma mort pour avoir commis ce que l’on appelle larcin, n’aurois-je pas raison de dire à quiconque m’en parleroit, que ç’auroit été une injustice de m’avoir mise au monde pour y vivre sans me permettre de prendre les choses dont l’on y vit ? Après m’avoir tenu de pareils discours, elle expira, et je la fis enterrer sans aucune pompe, comme elle m’avoit recommandé, parce qu’elle sçavoit qu’il n’est rien de plus inutile. Quelques nouvelles connoissances me vinrent alors, qui m’apportèrent un peu de quoi dîner ; mais la perte de ma bonne mère me fut si sensible, avec la mauvaise rencontre que je faisois quelquefois de personnes qui sçavoient trop mes affaires, que je résolus de quitter Paris pour m’en aller à la ville de Rouen. Ma beauté fut encore assez puissante pour m’amener force chalands ; mais, comme j’étois indifféremment une étable à tous chevaux, je me vis en peu de temps infectée d’une vilaine maladie : que maudits soient ceux qui l’ont apportée en France ! elle trouble tous les plaisirs des braves gens, et n’est favorable qu’aux barbiers, lesquels doivent bien des chandelles à l’un de nos rois, qui mena ses soldats à Naples pour l’y gagner et en rapporter ici de la graine. Si j’eus quelque bonheur en mon infortune, c’est qu’un honnête et reconnoissant chirurgien, à qui j’avois fait plaisir auparavant, me pansa pour beaucoup moins que n’eut fait un autre de sa manicle. Je ne vous veux pas entretenir de ces ordures, encore que je sçache bien que vous n’êtes pas de ces délicats à qui un récit est d’aussi mauvaise odeur que la chose même. C’est assez vous apprendre que j’allai, comme l’on dit, en Bavière voir sacrer l’empereur, et qu’étant de retour je me trouvai si changée, que je fus contrainte d’avoir recours aux artifices. Les fards, les eaux et les senteurs furent mis en usage dessus mon corps, pour y réparer la ruine qui s’y étoit faite. Outre cela, je m’étudiai à garder une certaine façon attrayante, et à dire quelques paroles affectées, ce qui enchantoit infiniment ceux sur qui je faisois dessein. Un certain homme, fort riche et sans office, en fut tellement épris, qu’il me retira en sa maison pour m’y gouverner plus librement. À n’en point mentir, il eût bien pu trouver une maîtresse plus belle que moi, aussi le confessoit-il ; mais il y avoit quelque chose en mon humeur qui lui plaisoit tant, qu’il me préféroit aux autres. La cause de notre séparation fut qu’il arriva une petite castille entre nous, à cause que je tranchois comme je voulois de son bien, et avec plus de liberté qu’il ne m’avoit permis. L’exercice de mon premier métier étant encore en ma mémoire, ce fut mon soudain refuge. Je m’y adonnai longtemps, ne refusant aucune personne qui m’apportât ce qui se couche sur le plat. En ce temps-là, un certain coquefredouille, se voulant marier, eut envie de sçavoir auparavant en quel endroit il faut assaillir son ennemi en la guerre de l’amour, où il n’avoit jamais montré sa valeur. Il me fut adressé par un sien cousin pour lui en donner des leçons. Ayant été chez moi un dimanche après dîner, l’on lui dit que j’étois au sermon, où il s’en alla aussitôt pour m’y trouver. Le prêcheur, tombant sur la première vie de la Madeleine, parloit fort contre les paillardes, et représentoit si vivement les peines qui leur sont préparées en enfer, que mon amant disoit en lui-même qu’il pouvoit bien faire compte d’en aller trouver une autre que moi pour lui octroyer la courtoisie, s’imaginant que je serois touchée de beaucoup de repentirs en oyant cette prédication ; mais, sitôt qu’elle fut achevée, et qu’ayant pu m’aborder il m’eut dit la pensée qu’il avoit, je lui fis une réponse que possible trouverez-vous pleine d’impiété : mais il n’importe, je ne suis pas ici pour faire paroître devant vous que je me repens de mes fautes passées. Vrami voire, lui dis-je, j’aurois l’âme bien foible de m’étonner de ce que nous vient de conter ce moine ; ne sçais-je pas bien qu’il faut que chacun fasse son métier ? Il exerce le sien, en amusant le simple peuple par ses paroles, et le détournant d’aller aux débauches où l’argent se perd inutilement et où se font les querelles et les batteries ; et moi j’exerce aussi le mien, en éteignant la concupiscence des hommes par charité. Il fut payé de cette sorte ; et, comme il avoit l’âme simple, à la mode du vieux temps que l’on se mouchoit sur la manche, il s’étonna fort de mon humeur libertine, qu’il prenoit pour très-mauvaise et répugnante à la bonne religion. Pour vous abréger le conte, je lui enseignai ce qu’il désiroit d’apprendre, mais si malheureusement pour lui, qu’il gagna un chancre, qu’il fut contraint de porter aussi bien que la sphère du ciel porte le sien ; qui pis est, il n’eut pas couché huit jours avec sa nouvelle épouse, qu’il lui infecta tout le corps. N’avoit-il pas fait un bel apprentissage, sous ma maîtrise ? Enfin, les ans gâtèrent tellement le teint, les traits de mon visage, que la céruse et le vermillon n’étoient pas capables de me rembellir. Petit à petit, le nombre de mes amans s’amoindrissoit, et je n’avois plus chez moi que des faquins, moins chargés d’argent que de désirs d’en avoir. Cela me contraignit à me tirer du rang des filles, et à me mettre du rang des mères, qui cherchent la proie pour leurs petits. Afin de m’acquitter plus accortement de cette charge, je m’habillai à la réformation, et n’y avoit point de pardons où je n’allasse gagner des crottes. Je connoissois les braves hommes à leur mine ; et, quand j’avois acquis leur connoissance, je les menois en des lieux où ils recevoient toute sorte de contentement. Si quelqu’un étoit amoureux de quelque fille, j’employois pour lui tout mon pouvoir et faisois tenir finement des lettres à sa maîtresse. Or, Francion, apprêtez maintenant vos oreilles à ouïr ce que je conterai de Laurette, car je m’en vais entrer en ce sujet-là. Étant aux champs avec une de mes commères, je me promenois un soir toute seule en un lieu fort écarté, comme je vis passer auprès de moi un homme inconnu qui tenoit quelque chose sous son manteau. Après qu’il fut à vingt pas de moi, j’entendis crier un enfant, ce qui me fit retourner aussitôt, et je connus qu’il falloit que ce fût cet homme qui en portât un. Où portez-vous cet enfant-là, lui dis-je ; à qui est-il ? S’arrêtant alors, il me dit qu’il l’alloit porter à un village prochain, où il croyoit y avoir une bonne nourrice. Je le suppliai tant, qu’à la fin il me dit que c’étoit un péché secret d’un jeune gentilhomme du pays, qu’il l’avoit fait à une servante de sa mère ; mais il ne me voulut nommer personne. Encore que l’obscurité fût grande, je pris la petite créature entre mes mains pour voir si elle étoit belle, et celui qui me l’avoit baillée me montra aussitôt les talons, en me disant qu’il alloit parler à un de ses camarades, Le gage qu’il me laissoit ne me plaisant pas, je le posai dessus l’herbe, et m’en courus après lui, inutilement toutefois, car il avoit si bonnes jambes qu’il disparut en peu de temps ; d’ailleurs j’entendois aboyer un mâtin auprès de l’enfant que j’avois quitté, ce qui me fit retourner à lui, craignant qu’il ne lui advînt quelque mal. La compassion me le fit prendre entre mes bras pour le porter à la maison, où je connus à la lumière que c’étoit une fille parfaitement belle, comme ordinairement sont tous les enfans qui se font par amourettes, d’autant que l’on y travaille avec plus d’affection, et que le plus souvent les mères sont belles, puisqu’elles ont sçu donner de la passion à un homme. Je connoissois à Rouen une nourrice qui avoit tant de lait qu’elle s’accorda à nourrir encore ma fille outre la sienne, moyennant une petite somme que je lui promis. Quand elle l’eut sevrée, je la pris avec moi, et l’appelai toujours Laurette, ainsi que celui qui me l’avoit baillée m’avoit dit qu’on l’avoit nommée sur les fonts. Je ne dépensois guère à la nourrir, parce que toutes les filles de joie de la ville la trouvoient si bellotte, qu’elles la vouloient avoir chacune à leur tour en leur maison ; et certes elle ne leur étoit point inutile, car, en allant avec elles par les rues, elle étoit cause qu’on ne les prenoit pas pour ce qu’elles étoient, mais pour des femmes de bien qui eussent été mariées. Le jugement lui étant venu, c’étoit à qui lui montreroit le plus de gentillesses, et à qui lui apprendroit de plus subtils discours, pour toutes les occasions où elle se trouveroit. Elle apprit, à voir faire les autres, beaucoup de ruses pour décevoir les hommes ; et, la trouvant déjà fort grande, je la retirai chez moi, craignant qu’elle ne se laissât cueillir la belle fleur de son pucelage sans en tirer aucun notable profit. Il ne m’étoit pas avis que Rouen fût une ville digne d’elle, qui avoit toutes les beautés et toutes les perfections que l’on sçauroit désirer. Je me résolus de la mener à Paris, où il me sembloit que je ferois avec elle un gain si grand, qu’il me récompenseroit de l’avoir élevée. Je n’avois plus alors les atours de demoiselle ; il y avoit longtemps qu’ils étoient allés jouer. Je ne lui donnai donc qu’une coiffe à pointe, comme à la fille d’une bourgeoise, et, avec cela, elle parut si mignarde, que je ne vous le puis exprimer. Quand elle marchoit après moi par la rue, l’un disoit qu’elle avoit un visage d’ange, et l’autre louoit ses cheveux blonds et frisottés, ou son jeune sein qui s’enfloit petit à petit, et dont elle découvroit une bonne partie. J’épiois finement quand quelqu’un la regardoit et la suivoit jusque chez nous ; puis je la faisois tenir à la porte, afin qu’en passant il la pût voir encore, et s’empêtrer davantage dans les liens de sa beauté. Il me sembla bien qu’il étoit temps de la monter aux plus hautes classes, et de lui donner de plus doctes leçons. C’est pourquoi je ne la gouvernai plus en enfant, et commençai à lui apprendre ce qui lui étoit nécessaire pour surgir à un heureux port dans la mer de ce monde. Depuis, elle ne fut point chiche d’œillades à ceux qui lui en jetoient, et je vous assure bien qu’elle les envoyoit si amoureusement, qu’elle remportoit toujours un cœur en récompense. Voyez un peu l’artifice dont je lui faisois user, afin que chacun m’estimât de celles que l’on appelle femmes d’honneur. Lorsque je me retournois vers elle, elle abaissoit soudain les yeux, comme si elle n’eût plus osé regarder les hommes licencieusement, comme elle avoit fait quand j’avois eu le dos tourné. Entre les jeunes muguets qu’elle avoit charmés, il y en avoit un plus brave que les autres, nommé Valderan, que je croyois être aussi le plus riche : comme notre voisin, il nous accosta bientôt, et me demanda la permission de nous venir visiter, laquelle je lui accordai avec des remercîments de l’honneur qu’il nous vouloit faire ; néanmoins je recommandai bien à Laurette de lui témoigner toujours une petite rigueur invincible, jusqu’à tant qu’il répandît dans ses mains force écus d’or, que je lui disois être des astres qui donnent la qualité de dieux en terre à ceux qui les ont en maniement, ainsi que les planètes, qui sont au ciel, donnent ce même honneur aux intelligences qui les régissent. Je suis sçavante, oui, vous ne le croyez pas ; je veux vous montrer que j’ai quelquefois lu les bons livres, où j’ai appris à parler phœbus. Or mes remontrances n’étoient pas vaines envers Laurette ; elle les sçavoit si bien observer, qu’elle ne voyoit pas une fois Valderan, qu’elle ne se plaignit à lui, à part, que sa tante (qui étoit moi) étoit la plus chiche femme du monde. Mon père m’a envoyée beaucoup d’argent pour me r’habiller tout à neuf, lui disoit-elle, mais elle n’en veut point faire d’emplette pour moi, et je pense même qu’elle l’a employé à ses nécessités particulières, encore que, Dieu merci, elle soit d’ailleurs très-bien payée de ma pension. Après cette menterie, elle ne feignoit point de demander de l’argent à Valderan, pour acheter une cotte ou une robe ; et, lorsqu’il lui disoit qu’il auroit bien de la peine à lui donner ce qu’elle lui demandoit, elle lui répondoit : Eh ! comment voulez-vous que je connoisse votre affection, si vous ne vous portez en des difficultés extrêmes pour la témoigner ? Par des subtilités semblables, elle tira de lui à la fin quelque peu d’argent : il pensoit que, pour cela, elle fût obligée de se donner toute à lui ; mais il fallut bien qu’il quittât cette opinion, lorsqu’il vit qu’elle le dédaignoit plus que de coutume. En ce temps-là, il y eut un brave et leste financier, appelé Chastel, qui acquit notre connoissance par le moyen d’une fille qui nous servoit, laquelle lui représenta si bien nos nécessités, selon mon instruction, que, pour avoir part à nos bonnes grâces, et tâcher d’obtenir du remède à l’affection qu’il avoit pour Laurette, il nous fit plusieurs largesses, qui captivèrent infiniment notre bienveillance. C’étoit un rieur, qui ne sçavoit ce que c’étoit que ces grands transports d’amour. Il fuyoit tout ce qui lui pouvoit ôter son repos, et ne vouloit point que l’on lui refusât deux fois une chose. Moi, qui connoissois son humeur, je lui faisois le meilleur visage que je pouvois, ainsi que faisoit pareillement ma nièce. Un soir, nous revenions de la ville comme il venoit de sortir de chez nous, et Valderan nous vint voir en même temps. Laurette prit le miroir selon sa coutume, pour accommoder ses cheveux, et notre servante, la regardant, se prit si fort à rire qu’elle lui demanda ce qu’elle avoit. Elle, qui étoit une délibérée sans dissimulation, lui dit : M. Chastel vient de sortir de céans ; vous ne sçavez pas ce qu’il a fait ? En vous voyant mirer, je me souviens qu’il a pris ce miroir-là, et qu’il y a contemplé son... vous m’entendez bien ; il n’est pas besoin que je m’explique. Ayant dit cela, elle se mit à rire plus fort que devant, et Laurette fit alors un trait nonpareil, pour témoigner une excessive pudeur à Valderan, qui écoutoît tout, et pour réparer l’indiscrétion de la servante ; car, comme si elle eût été grandement en colère, elle prit un certain fer, et en cassa la glace du miroir, disant qu’elle ne vouloit jamais voir son visage en un lieu où on avoit vu une si vilaine chose. Valderan lui dit avec un souris modéré qu’elle étoit d’une humeur trop colérique, et qu’il n’étoit rien demeuré dans le verre de l’objet que lui avoit présenté Chastel ; néanmoins je sçais bien qu’il loua en soi-même cette action, et qu’il fut bien aise d’avoir une si sage maîtresse, comme paroissoit Laurette en tous ses discours. Cela fut mêmement cause qu’il ne la requit plus avec tant de licence d’alléger son tourment, et qu’il s’imagina qu’il ne pourroit rien avoir d’elle s’il ne l’épousoit ; néanmoins, parce qu’il n’avoit guère envie de se lier déjà d’une si fâcheuse chaîne, il se proposa de tenter encore la fortune, et de tâcher de gagner sa maîtresse par les preuves d’une extrême passion. Chastel avoit tant dérobé le roi pour nous enrichir, que nous eussions été les plus ingrates du monde, si nous n’eussions reconnu sa bonne volonté : aussi lui promîmes-nous de le faire parvenir au but où il visoit, et Laurette, à qui la coquille démangeoit beaucoup, s’y accorda facilement. La nuit que son gentil pucelage étoit aux abois de la mort, Valderan amena un musicien de ses amis devant nos fenêtres, et lui fit chanter un air qui, avec le son d’un luth, empêcha que je n’allasse prendre mon repos, tant j’ai d’affection pour l’harmonie. Je descendis en une salle basse avec ma servante, pour écouter ; et, voyez la vanité de notre amoureux, afin que l’on sçût que c’étoit lui qui donnoit ou qui faisoit donner cette sérénade, il se fit appeler tout haut par quelqu’un qui étoit là. Mais, d’autant que je savois bien que ce n’étoit pas lui qui chantoit, et qu’il m’étoit avis que ce n’étoit pas assez de ne donner que des paroles et de la musique à sa dame, je dis à ma servante qu’elle lui en touchât quelques mots. La chanson étant achevée, elle ouvrit une fenêtre basse, et, lui, croyant que ce fût Laurette, s’approcha incontinent ; mais, comme il vit que ce ne l’étoit pas, il demanda à ma servante où elle étoit. Et croyez-vous, lui dit-elle, qu’elle soit si sotte que de se réveiller pour vous entendre racler deux ou trois méchans boyaux de chat ? à quoi sert toute votre viande creuse ? Vous avez beau jouer de la mandragore ou de la guiterne, de la lenterne, du cristre, et de l’épine-vinette, Laurette n’en fait guère de compte. Vous pensez qu’ainsi que vous passez la nuit à songer à elle, elle la passe à songer à vous ? ôtez cela de votre fantaisie ; maintenant elle dort dans son lit à jambe étendue. Si vous aimez sa santé, ne faites pas jouer davantage, craignant de la retirer du sommeil : aussi bien n’est-ce pas un grand présent que vous lui faites. Tu es une moqueuse, dit Valderan, je ne lui puis rien bailler de plus sortable à sa qualité que de la musique ; car ne sçais-tu pas bien que c’est tout ce qu’on donne aux plus grandes divinités pour les convier à nous aimer et pour les remercier de nous avoir secouru ? Vous nous la baillez belle, dit ma servante ; vous prenez donc Laurette pour une déité ? Voulez-vous voir ce qui est dans sa chaise percée, et si vous aurez bien le courage d’en manger ; ce n’est point du nectar ni du maître ambroise. La fin de votre air a été que votre soleil commençoit à paroître à la fenêtre de son palais, et c’étoit moi sans doute que vous preniez pour elle ; voilà pourquoi je conjecture que je jette des rayons aussi flamboyans que les siens, ou peu s’en faut. La nuit est tantôt passée, allez-vous-en avec votre luth, monsieur le luthérien, je vous le conseille. Ce ne seroit plus une sérénade que vous bailleriez, et vous feriez l’amour indiscrètement, le faisant en plein jour. Si ma maîtresse étoit aussi mauvaise que toi, dit Valderan, je serois réduit à une extrémité : je pense qu’elle aura meilleure opinion de ma musique. Vous êtes bien de votre pays, répondit ma servante, de penser que, quand elle auroit entendu votre chanson, elle vous aimât davantage. Non, non, si elle lui a plu, elle aimeroit bien plutôt celui qui l’a chantée ; car, quant à vous, quelle merveille avez-vous faite qu’un autre ne puisse faire ? Le plus grand sot du monde peut faire venir chanter ici le plus excellent musicien que l’on puisse trouver. Ce n’est pas avec la voix que je désire acquérir la bonne grâce de madame, dit Valderan, c’est avec l’affection extrême qu’il me suffit d’avoir fait déclarer par le chant d’un autre. Voilà qui est bien, ma foi, répondit la servante ; un homme insensible à l’amour peut faire dire qu’il est passionné aussi bien que vous. Valderan, voyant qu’il n’y avoit rien à gagner que de la honte avec cette moqueuse, qui disoit la plupart de ses traits piquans selon que je la venois d’enseigner, s’en retourna sans faire continuer la musique, et je m’en allai voir ma nièce, qui étoit entre les bras de Chastel, avec qui elle avoit pris son plaisir au son du luth. Je ne dis pas devant lui qui c’étoit qui avoit fait donner la sérénade, craignant de lui causer de la jalousie ; mais le lendemain j’en parlai à Laurette, et, considérant la misère où l’on est quelquefois, en exerçant le métier que je lui faisois prendre, je m’avisai qu’il seroit bon de la marier, et que nous ferions bien, si nous pouvions prendre au trébuchet le passionné Valderan ; car je m’imaginois qu’il étoit infiniment riche, et que je passerois en repos le reste de mes jours en sa maison, hors du péril des naufrages que je redoutois. Dès que Laurette le put voir en secret, elle lui assura qu’elle étoit ardemment éprise de ses perfections ; mais pourtant qu’il se trompoit, s’il pensoit devoir obtenir quelque faveur sans la prendre pour femme. La passion, dominant alors dessus lui plus que jamais, il prit du papier, et lui écrivit une promesse de mariage, pensant qu’il jouiroit d’elle après ; mais, quand il fut sorti et qu’elle me l’eut montrée, je ne me contentai pas de cela : je dis qu’il falloit tout résolument qu’il l’épousât en public, ou qu’il donnât bien du fonds pour jouir d’elle en secret. Comme nous étions sur le point de le faire résoudre à l’un ou à l’autre, nous le vîmes un jour traîner honteusement au Fort-l’Évêque, où je pense qu’il est encore détenu prisonnier, pour avoir affronté plusieurs marchands et autres personnes. Quand nous sçûmes que toute la piaffe n’étoit venue que d’emprunts, nous ne fîmes non plus d’état de lui que de la fange, et sa promesse fut jetée dans le feu comme inutile. En ce temps-là, l’amour du financier se refroidit par la jouissance, et, comme il ne venoit plus voir ma nièce si souvent que par le passé, il ne nous faisoit plus aussi des dons si fréquens. Cela me contraignit de donner entrée chez moi à plusieurs autres braves hommes, à qui j’avois l’artifice de faire entendre nos nécessités. Les uns nous assistoient un peu, et les autres point du tout. Mais aussi étoient-ils traités d’une étrange façon de Laurette, qui leur témoignoit tantôt un dédain, et leur donnoit tantôt un trait de gausserie qui les piquoit vivement Le plus souvent, en jouant aux cartes avec eux, elle prenoit bien la hardiesse de serrer en bouffonnant tout leur argent à jamais rendre, et elle faisoit cela de si bonne grâce et si à propos, qu’ils eussent eu de la honte à s’en offenser. Il y avoit quelquefois des niais qui vouloient toucher son sein, autant pour lui montrer une belle bague qu’ils avoient au doigt, et lui en éblouir les yeux, que pour autre chose. Elle leur prenoit aussitôt la main, et leur disoit : Qu’elle est effrontée, cette main-ci ! qu’elle est téméraire ! Elle court en tous les endroits où ses désirs la portent, et encore en temps de guerre elle va sur le pays de son ennemi : certes, je la tiens bien la traîtresse ; je ne la laisserai pas aller qu’elle n’ait payé sa rançon. Puis, en ôtant la bague, elle continuoit : Ah ! voici qui aidera a nous satisfaire. Quelquefois le jocrisse la lui redemandoit en s’en allant ; mais elle lui répondoit toujours avec des risées qu’elle lui demeureroit pour la rançon de sa main. M’avez-vous pas appelée tantôt votre plus cruelle ennemie, en me contant vos tourmens ? lui disoit-elle : vous deviez songer que depuis nous n’avions point fait de paix ni de trêve. Si, à quelques jours de là, il l’importunoit encore de rendre ce qu’elle avoit pris, et que ce fût une pièce de trop grande valeur pour là dérober de cette sorte, elle la lui bailloit, à condition de lui faire un autre présent à sa discrétion même. Mais quelquefois aussi, voyant qu’elle n’étoit pas de grand prix, elle la retenoit fort bien, ou bien elle disoit qu’elle l’avoit mise en gage ; et celui à qui elle appartenoit étoit contraint de l’aller retirer de son argent, s’il la vouloit ravoir. Elle faisoit une infinité d’autres profitables galanteries, et ne considéroit point la beauté, la courtoisie ni la gentillesse de personne pour l’affectionner davantage que les autres. Je l’avois avertie de ne se point laisser enbéguiner par ces fadaises-là, qui n’apportent pas de quoi dîner, et son humeur libre la portoit assez à suivre mon conseil. Ceux qui étoient prodigues acquéroient seulement ses bonnes grâces ; et encore falloit-il qu’ils eussent de la modestie, et qu’ils gardassent le silence, pour parvenir aux suprêmes degrés de la félicité d’amour, d’autant qu’elle vouloit toujours paroître chaste. Elle ne sortoit guère que les bons jours, et paroissoit si gentille à la maison, coiffée en demoiselle, que les plus belles de la cour lui eussent porté envie. Aussi y eut-il un seigneur nommé Alidan, qui, la voyant en cet état à la fenêtre, en passant par notre rue, la trouva la plus aimable fille du monde, et s’informa curieusement qui elle étoit. Comme il sçut que c’étoit Laurette, dont il avoit ouï faire du récit à des courtisans, il fut encore plus embrasé, au souvenir des preuves que l’on lui avoit donné beaucoup de fois de son gentil esprit. Tout aussitôt il se résolut d’acquérir une si belle possession ; et, lui étant avis que je ne la donnerois pas pour quelque prix que ce fût, il crut qu’il lui étoit nécessaire de la faire enlever. De tous côtés il nous faisoit épier par ses gens ; et, comme j’étois un soir à la ville, il envoya un carrosse devant notre porte : un homme de bonne mine en sortit, qui alla faire accroire à Laurette qu’au lieu d’aller où je lui avois dit en partant j’avois été chez un galant homme, où je l’attendois, et qu’il falloit qu’elle se mît dedans le carrosse pour m’y venir trouver. De mauvaise fortune Laurette étoit toute vêtue à cette heure-là, si bien qu’elle ne se fit guère prier pour sortir de la maison, parce que même il étoit vrai que j’allois souvent chez celui où l’on lui disoit que j’étois. Le carrosse étant arrivé en la maison d’Alidan, elle fat reçue de son nouvel amant comme vous pouvez penser. Quoiqu’au commencement elle ne voulût pas permettre que celui qui l’avoit trompée la touchât en aucune façon, à la fin, considérant ses qualités éminentes et le bon traitement qu’il lui faisoit, elle se laissa apprivoiser. Cependant j’étois bien en peine d’elle, et tout mon exercice étoit de m’enquêter si elle n’étoit point chez quelqu’un de ceux qui lui avoient fait l’amour. Le troisième jour d’après celui de sa perte, je rencontrai un honnête homme de ma connoissance, qui m’apprit le lieu où elle étoit. Je m’y en allai tout de ce pas, et demandai à parler à Alidan, à qui je dis que l’on m’avoit assuré que c’étoit lui qui m’avoit fait ravir une certaine nièce qui vivoit avec moi, et je le suppliai de m’excuser si je prenois la hardiesse de lui venir demander si cela étoit vrai. Après qu’il me l’eut nié, je lui dis : Monsieur, il n’y a qu’un mot qui serve, vous n’avez que faire de me la celer, car aussi bien ne la veux-je pas ravoir, elle est en trop bonne main. Je viens ici seulement pour vous déclarer qu’il ne falloit point que vous vous servissiez de tromperie ni de violence, parce que, si vous me l’eussiez demandée, je vous l’eusse donnée de bon gré. M’ayant ouï parler avec une liberté si grande, il me découvrit ce qui en étoit ; et, m’ayant fait donner une récompense, dont je me contentai, me mena voir Laurette en son corps de logis de derrière. Elle me fit des excuses, sur ce qu’elle ne m’avoit point mandé de ses nouvelles, et me dit qu’elle n’avoit sçu le faire en façon quelconque. Ce m’étoit une chose bien fâcheuse d’être privée de sa compagnie, et néanmoins la nécessité m’apprit à m’y résoudre. Tantôt Alidan l’envoyoit aux champs, tantôt il la faisoit venir à la ville, et il la faisoit souvent loger ailleurs que dans sa maison. C’étoit alors que je l’allois visiter bien familièrement, et que je faisois bien avec elle mes petites affaires, sans que personne en sçût rien. Autant de mille écus que j’y ai mené de fois de jeunes drôles, qui jouissoient d’elle, tandis que celui qui étoit son maître et son serviteur tout ensemble croyoit qu’elle ne pouvoit faire ouvrir la serrure dont il portoit la clef. Enfin, comme l’on se lasse d’être nourri toujours d’une même viande, il n’a plus tant adoré les appas de Laurette, et, ne voulant pas néanmoins la quitter tout à fait, mais désirant retâter sans scandale de son mets ordinaire quand bon lui semblera, il s’est avisé de la donner en mariage à Valentin, avec quelques avantages, comme une récompense des services qu’il a reçus de lui. Valentin et elle sont venus demeurer en un château ici proche, où je m’en vais lui présenter les recommandations d’un brave financier, qui obtiendra plus en un jour que Francion n’a fait en trois mois. Ma foi, il le mérite aussi, quand ce ne seroit qu’à cause que son affection est née en un temps remarquable, et pour un charitable sujet. La première fois qu’il vit Laurette, ce fut dans l’église, comme l’on la marioit ; et, considérant que son époux ne lui donneroit pas tout ce qu’elle pourroit désirer, il se proposa, par amitié fraternelle, de lui subvenir. Dans peu de temps, vous le verrez en cette contrée ; car il est si assurée que je m’acquitterai bien de ma charge, que je crois qu’il est déjà parti de Paris. Êtes-vous content à cette heure, Francion ? Voilà tout ce que je vous puis dire de votre maîtresse : l’aimez-vous encore aussi ardemment que vous faisiez ? Je suis plus son serviteur que jamais, répondit Francion, et assurez-vous que, n’étoit que la mémoire est toute récente en son village de certaines folies qui se sont passées, parmi lesquelles on m’a mêlé, je m’y en retournerois, et ferois, je m’assure, plus par mes soumissions et par mes témoignages d’amitié que vous et votre beau financier par l’argent, sur qui vous fondez toute votre espérance. Ira-t-elle aimer un sot, dont elle verra les pistoles plutôt que la personne même qui, je m’assure, n’a aucun mérite, puisqu’en un mot ce n’est qu’un financier ? Ah ! mon ami Francion, reprit Agathe, vous sçavez bien quelle puissance je vous ai dit que l’argent a sur l’esprit de Laurette. Oui, mais elle est femme, repartit Francion, et n’est pas insensible aux plaisirs qu’on reçoit avec une personne dont le mérite est agréable. Il se peut bien faire que, pour attraper quelques ducats, elle se donnera en proie aux désirs d’un badaud ; mais elle ne le chérira pas pourtant, et, quand elle verra sa bourse vide, elle se videra pareillement de l’affection qu’elle aura feint de lui porter. Faites du pire que vous pourrez, Agathe ; aussitôt que le moule de mon timbre sera guéri de sa plaie, j’irai voir secrètement ma maîtresse, et recevrai d’elle tout ce que je saurois désirer. Ce discours fini, Agathe prit congé de la compagnie, et monta dans une charrette, où elle avoit fait tout son voyage ; puis elle se mit au chemin de la demeure de sa nièce, envers qui elle n’avoit pas envie de faire la chose dont elle avoit menacé Francion ; car elle s’étoit résolue de le secourir entièrement sans qu’il s’en aperçut, et de donner de la casse au financier. Ces malheureuses gens ont toujours été à qui plus leur donne, et à qui plus leur fait espérer. L’on ne voit point pourtant qu’ils en soient plus à leur aise. Leur vie est toute tissue de malheurs ; mais leur insensibilité fait que cela ne les empêche pas d’avoir de la gaieté : mais elle est bien fausse et bien éloignée de celle de ceux qui vivent justement. Nous avons vu ici parler Agathe en termes fort libertins ; mais la naïveté de la comédie veut cela, afin de bien représenter le personnage qu’elle fait. Cela n’est pas pourtant capable de nous porter au vice ; car, au contraire, cela rend le vice haïssable, le voyant dépeint de toutes ses couleurs. Nous apprenons ici que ce que plusieurs prennent pour des délices n’est rien qu’une débauche brutale dont les esprits bien sensés se retireront toujours. Locution populaire. Dans c’est mon, il faut sousentendre avis, qu’on a retranché pour abréger ; mais il se dit d’ordinaire ironiquement. Dict. de Furetière. Grande chère avec bruit et réjouissance. (Dict. de Trévoux.) Vauriens. Du mot espagnol gallofero qui signifie mendiant. Chenil Ancienne monnaie, qui fut frappée pour la première fois sous Louis XII, et dont un édit de Henri III défendit le cours. Sa valeur, qui était d’abord de dix sous, s’éleva jusqu’à douze sous six deniers. Sur une de ses faces était gravée la teste du Roi ; de là le nom de teston. — On employait ce mot, aux seizième et dix-septième siècles, pour désigner l’argent en général : Certain quidam amoureux de testons. REGNIER En 1613 Sorel, qui d’ordinaire ne craint pas le gros mot, a reculé ici devant le texte de Villon : Sçaura mon col que mon cul poise. Testonner, accommoder la tête et les cheveux ; — donner des coups, particulièrement sur la tête. (Dict. de Trévoux.) Charles VIII Locution particulière aux académies d’amour. Aller en Bavière signifiait se faire traiter. L’étymologie de ce mot se trouve dans le Dictionnaire de Leroux, auquel nous renvoyons, — pour cause. Querelle. Niais. Feindre signifie ici craindre. La drôlesse malmène les mots comme elle malmène le galant : mandragore est mis pour mandore, petit luth ; guiterne (ceci se devine aisément) pour guitare ; cristre pour cistre, encore une espèce de luth ; enfin épine-vinette pour épinette. La prison du For-l’Évêque, située rue Saint-Germain-l’Auxerrois, était, dans le principe, le siège de la juridiction temporelle de l’évêque de Paris. Elle fut réunie au Châtelet en 1674. Allusion à sa bourse vide.
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proposant qu’il fût procédé à une nouvelle délimitation des bourgs, afin d’y comprendre toute la population véritablement urbaine. Beaucoup de villes industrielles avaient dépassé leurs anciennes limites et empiété sur le territoire des comtés. Les francs-tenanciers des nouveaux quartiers votaient au comté, et on avait profité de cette circonstance pour créer des électeurs de comté, en subdivisant de grandes propriétés dans le voisinage des villes : à l’avenir, les francs-tenanciers, compris dans les nouvelles limites, auraient voté au bourg et cessé de voter au comté. Pour couper court à une des formes que revêtait la corruption électorale, il ne devait plus être nécessaire de venir voter en personne : tout électeur empêché pourrait adresser son vote sous pli cacheté au magistrat qui présiderait l’élection. Dans la distribution des sièges parlementaires, le bill de 1832 n’avait tenu aucun compte des droits acquis ; de nombreux électeurs avaient été dépouillés de la franchise par la suppression pure et simple du bourg au sein duquel ils l’exerçaient. M. Disraeli, au contraire, posait en principe que le droit d’élection, partout où il existait, était la consécration d’une influence d’un ordre quelconque, et ne pouvait être supprimé sans qu’on s’exposât à exclure du parlement un intérêt qui avait droit d’y être représenté. Aucun collège électoral, si petit fût-il, ne devait perdre le député qui lui avait été laissé par le bill de 1832 ; seulement quinze bourgs, parmi les moins importans, ne devaient plus élire qu’un député au lieu de deux, et les quinze sièges ainsi disponibles devaient être attribués à des collèges nouveaux ou insuffisamment représentés. Tel était, dans ses traits principaux, le nouveau bill de réforme ; il avait, incontestablement, été conçu dans un esprit libéral, bien qu’avec l’arrière-pensée de maintenir l’équilibre établi entre les divers intérêts, et de n’affaiblir aucune des influences conservatrices. La mesure portait l’empreinte de son auteur : elle était trop complexe, trop savante, et des considérations purement philosophiques y avaient eu trop de part. Son plus grand défaut était d’être trop chargée de détails pour qu’il fût possible d’en apprécier à l’avance le résultat. On pouvait se demander si ces clauses multipliées, ces combinaisons ingénieuses pour créer ce qu’on ne manqua pas d’appeler des électeurs de fantaisie n’étaient pas des concessions plus apparentes que réelles. Le bill semblait appeler à l’électorat l’universalité des classes moyennes, puisqu’il reconnaissait comme indices suffisans de la capacité politique toutes les formes de la propriété et toutes les preuves d’une éducation libérale ; il ouvrait en même temps la porte aux classes laborieuses en accordant les droits électoraux à tous les ouvriers dont l’intelligence, les habitudes régulières et l’économie étaient attestées par l’accumulation d’un petit capital ou par <references/>
Revue littéraire - Les Rois en exil de M. Alphonse Daudet
Ferdinand Brunetière Revue littéraire - Les Rois en exil de M. Alphonse Daudet Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 36, 1879 (p. 446-459). journal3e périodeRevue littéraire - Les Rois en exil de M. Alphonse DaudetFerdinand Brunetière1879ParisCtome 36Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvuRevue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/9446-459 REVUE LITTERAIRE L'IMPRESSIONISME DANS LE ROMAN Les Rois en exil, par M. Alphonse Daudet, Paris, 1879 ; Dentu. Tout comme il y a des crises politiques ou financières, il y a des crises littéraires. Elles se reconnaissent à ce signe, que les écoles se disloquent et que les efforts s’éparpillent. Il n’y a plus de direction commune, les principes chancellent, les bornes des genres se déplacent, le sens même des mots s’altère, on perd jusqu’aux vrais noms des choses : Mathieu Dombasle est Triptolème, Une chlamyde est un jupon ; et vous entendez parler sérieusement des ennemis littéraires de M. Zola, comme s’il y suffisait de quelque cent pages marquées au coin du talent, mais noyées dans le fatras des Rougon-Macquart, et que les inimitiés en littérature fussent tombées à si bas prix ! La littérature d’imagination, dans le siècle où nous sommes, a traversé plusieurs fois de ces crises : en ce moment même, elle en traverse une. Ne nous plaignons pas trop cependant et n’allons pas d’abord nous lamenter comme de l’abomination de la désolation de ce qui pourrait un beau matin se trouver être un grand bien. Car n’est-ce pas précisément au plus fort de ces sortes de crises que, dans tous les sens, à l’aventure peut-être, mais très sincèrement et très laborieusement, on se remet en quête pour explorer une fois de plus le champ du possible, et s’il arrive souvent qu’on ne découvre rien, n’arrive-t-il pas aussi parfois que l’on rencontre un filon vierge, une imperceptible veine inexplorée ? Que faut-il davantage, et n’est-ce pas assez pour justifier la crise ? Après tout, ceux-là seuls en auront été les victimes qui n’étaient pas nés assez vigoureux pour y résister. Cette imperceptible veine, je croirais volontiers que le roman contemporain est en train de la découvrir. Je ne parle pas, bien entendu, de l’auteur de Nana : l’auteur de Nana fait orgueilleusement fausse route. L’avenir n’est pas à ce naturalisme grossier qu’il prêche de parole et d’exemple ; encore moins à ce prétendu roman expérimental dont il essayait récemment d’ébaucher la théorie. Ce n’est pas une originalité suffisante que d’étaler au grand jour ce que le (commun des hommes dissimule soigneusement. Voltaire avait là-dessus un mot d’un naturalisme trop cru pour que je puisse le citer. C’est l’auteur des Rois en exil qui me semble vraiment marcher à quelque chose de nouveau. Non pas certes que nous n’ayons bien des réserves encore à faire et bien des objections à formuler. L’œuvre en elle-même d’abord, prise d’ensemble, est complexe, obscure, énigmatique, et ce titre singulier de Roman d’histoire moderne, que lui donne M. Daudet, n’est pas assurément pour en éclaircir le sens. Qu’est-ce qu’un roman d’histoire ? Quelque chose qui ne sera, je le crains, ni du roman ni de l’histoire, ou plutôt qui sera de l’histoire si vous y cherchez le roman, mais qui redeviendra du roman si vous y cherchez l’histoire. Car vous crierez à l’invraisemblance, et l’on vous répondra que pourtant les choses se sont passées telles que l’historien les raconte, — ou vous crierez à l’inexactitude, et l’on vous répondra que, pour emprunter quelques traits à l’histoire, le romancier n’a pas abdiqué cependant les droits de l’imagination. Vous ne voulez pas croire que Colette Sauvadon, princesse de Rosen, déjeunant avec un royal amant dans un restaurant à la mode, en ait dû sortir costumée tout de blanc, en gâte-sauce, pour dépister une surveillance intraitable ? Fort bien : voici le bout de journal où vous trouverez tout au long le récit de l’aventure, authentique par-devant la justice. Mais alors ce ne sont plus les détails exacts, vous ne connaissez pas Colette Sauvadon et vous n’avez jamais ouï parler de Christian II, roi d’Illyrie ? Eh bien, c’est justement ici que le romancier reparaît et qu’il revendique sa liberté d’inventeur. Le mal n’est pas bien grand, dira-t-on : je réponds qu’il est plus grand qu’on ne pense, et que cette confusion de genres répand sur l’œuvre tout entière je ne sais quel vague et quelle incertitude, je ne sais quelle gêne aussi dans l’esprit du lecteur. Est-ce un roman qu’il a là sous les yeux, ou si c’est une satire ? une copie du réel, ou une imitation du vrai ? L’œuvre, avec les qualités dont elle porte le vivant témoignage, pouvait être d’un certain ordre, elle n’est déjà, plus que de l’ordre immédiatement inférieur. Aussi, que cette complexité des intentions et cette division de l’intérêt se trahissent par un certain embarras et, si je puis dire, par une certaine dispersion de l’intrigue ; rien de plus naturel. Au contraire, je m’étonnerais plutôt comme d’un triomphe de l’habileté que le roman de M. Daudet, ainsi conçu, soit encore aussi fortement composé. Quelques épisodes parasites, — il y en a plusieurs, — n’empêchent pas qu’il y ait dans les Rois en exil ce qu’il n’y avait ni dans le Nabab, ni surtout dans Jack, à savoir un vrai drame. C’est une concession dont il faut savoir à M. Daudet grand gré : nul en effet plus que lui, parmi les romanciers contemporains, ne répugne, d’instinct et par système, à ce drame tout d’une pièce, qui sort du seul jeu des caractères et du seul choc des passions contraires, qui va droit devant lui son chemin, franchissant ou brisant les obstacles, entraînant le lecteur dans le mouvement et comme dans la fièvre d’une action serrée, simple et violente. Est-ce un défaut de sa nature ? Si l’on veut. Est-ce une qualité de son talent ? Oui, peut-être. Il est difficile de se prononcer, puisque aussi bien M. Daudet demande l’intérêt à de tout autres moyens : il est permis de s’abstenir, car c’est à de tout autres sources qu’il va puiser l’émotion. Ces tableaux d’un Paris inconnu qu’il nous mène découvrir, l’Agence Tom Lévis ou le Commissariat du Saint-Sépulcre, — ces portraits au bas desquels nous sommes tentés d’inscrire avec un nom le récit du scandale d’hier, — ces mille détails enfin, vus et vécus, si patiemment fouillés, si curieusement ouvragés, la description des milieux et l’analyse des personnages ; — voilà les moyens de séduction que M. Daudet sait si bien mettre en œuvre. Il y a tels coins de la grande ville, certains côtés des mœurs parisiennes, il y a telles physionomies que personne n’a su rendre comme M. Daudet, avec cette fidélité de pinceau, mais surtout avec cet art infiniment subtil et patient qui réussit à donner même aux choses inanimées l’apparence de la vie. Prenez ce portrait du duc de Rosen : « Raide et debout au milieu du salon, dressant jusqu’au lustre sa taille colossale, il attendait avec tant d’émotion la grâce d’un accueil favorable qu’on pouvait voir trembler ses longues jambes de pandour, haleter sous le cordon de l’ordre son buste large et court, revêtu d’un frac bleu collant et militairement coupé. La tête seule, une petite tête d’émouchet, regard d’acier et bec de proie, restait impassible, avec ses trois cheveux blancs hérissés et les mille petites rides de son cuir racorni au feu. » Certainement, le portrait finit presque en caricature ; il y a même quelque maladresse à mettre ainsi d’abord sous les yeux du lecteur ce croquis en charge d’un personnage dont on va faire un type du dévoûment chevaleresque et du loyalisme exalté : nous demandons au romancier de trouver un certain accord du physique et du moral de ses personnages, et c’est même un peu parce que, dans la réalité quotidienne, autour de nous, nous ne rencontrons pas cet accord que nous lisons des romans, — mais le personnage est vivant. Après le portrait, le tableau : « Lorsque Élysée Méraut pensait à son enfance, voici régulièrement ce qu’il voyait : une grande chambre à trois fenêtres, inondées de jour et remplies chacune par un métier Jacquard à tisser la soie, tendant comme un store actif ses hauts montans, ses mailles entrecroisées sur la lumière et la perspective du dehors, un fouillis de toits, de maisons en escalade, toutes les fenêtres également garnies de métiers où travaillaient assis deux hommes en bras de chemise, alternant leurs gestes sur la trame, comme des pianistes devant un morceau à quatre mains. » Sans doute Noël et Chapsal ici ne trouveraient rien de louable. Ajoutez, si vous le voulez, que ce paysage industriel n’a vraiment ici que faire et que nous serons transportés tout à l’heure, pour toute la durée du roman, bien loin des métiers Jacquard à tisser la soie, — mais le paysage est peint, et ce qu’Elysée Méraut voyait dans son enfance, nous le voyons avec lui. Un philosophe assistait à la première de je ne sais plus quelle pièce, et il applaudissait : « Comment ! lui dit son voisin, est-ce que vous trouvez cela écrit ? — Eh ! f... non ! repart Diderot, car c’était lui, cela n’est pas écrit, mais cela est parlé, » Disons à notre tour des romans de M. Daudet, de ses portraits et de ses tableaux : Si cela n’est pas écrit, cela est peint et cela est vivant. Je me représente M. Daudet à l’œuvre. Il tient la plume, et ses yeux ne sont pas fixés sur son papier : c’est qu’il suit à travers l’espace un fantôme encore indécis, un paysage encore flottant ; ni les contours du portrait, ni les lignes du tableau ne sont encore bien nettes ; les voilà cependant qui commencent à se dessiner, évoqués pour ainsi dire de l’ombre qui les enveloppait par la persistance impérieuse et douce à la fois du regard qui les fixe ; un premier contour s’est dégagé nettement et, d’un geste nerveux, presque involontaire, fugitif comme l’apparition elle-même, M. Daudet l’a noté ; les traits se compliquent les uns les autres, s’entre-croisent et se brouillent même : M. Daudet continue toujours, et telle est la sûreté de l’œil et de la main, ou plutôt la correspondance exacte de leurs sensations, l’action continue des objets extérieurs sur l’œil et de l’impression de l’œil sur le mouvement de la main, que de cet entre-croisement et de ce fouillis, une dernière ligne, un dernier mot, tout à coup, fait surgir l’ensemble vivant. C’est ici le don de M. Daudet, celui sans lequel tous les autres seraient en pure perte, le don de l’illusion et de la vie. Et c’est pourquoi nous ne craignons pas de multiplier les réserves : « Loin que ce soit parler avec équivoque... disait un grand maître, c’est au contraire un effet de la netteté de définir si clairement ce qui est certain, qu’on n’enveloppé point dans la décision ce qui est douteux ». Ce qui est douteux, c’est que les Rois en exil satisfassent aux conditions d’un genre déterminé ; ce qui est certain, c’est que nous sommes en présence d’une œuvre qui, de quelque nom qu’on l’appelle, est d’une originalité rare. Ce qui est douteux, c’est que M. Daudet soit un romancier dans le sens ordinaire du mot ; ce qui est certain, c’est qu’il est un artiste et c’est qu’il est un poète. Et c’est ce mélange en lui de l’artiste et du poète que j’essaie de caractériser d’un trait, quand je l’appelle un impressioniste dans le roman. Ne vous arrêtez pas à l’expression bizarre et soyez seulement certain qu’en dépit des railleries trop faciles, elle représente une idée. Classicisme et romantisme aujourd’hui ne représentent rien. Ils représentaient des idées vers 1830 et des idées entre lesquelles depuis lors le siècle a fait son choix. Entrées dans l’usage commun et devenues banales, elles n’ont plus aujourd’hui besoin d’un mot qui les désigne particulièrement et qui leur serve d’étiquette. Le mot d’impressionisme aussi lui disparaîtra, mais en attendant, pour l’heure présente, il signifie quelque chose, et vous ne l’expulserez pas de l’usage avant que les œuvres et la critiqué, après elles, n’aient décidé ce qu’il renferme de faux ou de vrai. N’y attachez donc aucun préjugé favorable ou défavorable et considérez plutôt M. Daudet à l’œuvre. Ouvrir les yeux d’abord et les habituer à voir la tache, habituer la main en même temps à rendre pour l’œil d’autrui ce premier aspect des choses : « Des deux femmes on ne voyait que des cheveux noirs, des cheveux fauves, et cette attitude de mère passionnée » ; ou bien encore : « Il se fit conduire à son cercle, y trouva quelques calvities absorbées sur de silencieuses parties de whist et des sommeils majestueux autour de la grande table du salon de lecture » : voilà le premier point En second lieu, saisir l’insaisissable, et dans une impression fugitive démêler une à une les sensations élémentaires qui concourent à former et produire l’impression totale. Ainsi : « La porte battit brusquement, autocratiquement, fit courir d’un bout à l’autre de l’agence un coup de vent qui gonfla les voiles bleus, les mackintosh, agita les factures aux doigts des employés et les petites plumes des toques voyageuses. Des mains se tendirent, des fronts s’inclinèrent, Tom Lévis venait d’entrer ; » ou encore : « Au coup de sifflet, le train s’ébranle, s’étire, tressaute bruyamment sur des ponts traversant les faubourgs endormis, piqués de réverbères en ligne, s’élance en pleine campagne. » Remarquez-le bien dès à présent : ce n’est plus déjà de la photographie, c’est de l’analyse. Il s’agit maintenant de composer et de fixer les tableaux C’est pour cela que M. Daudet mettra le plus souvent la narration à l’imparfait. Au premier coup d’œil, vous ne voyez là qu’une singularité de style, une fantaisie d’écrivain. Si vous y regardez de plus près, c’est un procédé de peintre. L’imparfait ici sert à prolonger la durée de l’action exprimée par le verbe, il l’immobilise sous les yeux du lecteur. « Sans le sou, sans couronne, sans femme, sans maîtresse, il faisait une singulière figure en redescendant l’escalier. » Changez un mot et lisez : « Sans le sou, sans couronne, sans femme, sans maîtresse, il fit une singulière figure en redescendant l’escalier. » Le parfait est narratif, l’imparfait est pittoresque. Il vous oblige à suivre des yeux le personnage pendant tout le temps qu’il met à descendre l’escalier. M. Daudet dira donc excellemment : « Les franciscains montaient, erraient parmi d’étroits corridors,.. » parce qu’errer et monter sont des actions qui durent, qui continuent ; et six lignes plus bas, il dira non moins bien, toujours guidé par son instinct d’artiste : « Les franciscains, échangèrent un regard significatif », parce que l’action d’échanger un regard est plus prompte que la parole et s’achève en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. Et s’il disait : « Les franciscains échangeaient des regards significatifs » cela voudrait dire que tandis qu’ils échangent des regards, un tiers interlocuteur, qu’ils regardent ou qu’ils écoutent, parle ou agit devant eux. Il dira très bien encore, en dépit de l’apparente irrégularité : « La lecture finie, le moine se dressait, marchait à grands pas ; » c’est-à-dire, le moine se dressa, puis il marcha, puis il se dressa, puis il se remit à marcher ; et pour le lecteur attentif, l’imparfait prolonge la double action du moine jusqu’à la fin de la phrase, ou pour mieux dire jusqu’à l’évocation d’un autre tableau qui vienne remplacer le premier. À cette même intention de peintre rapportez aussi ces phrases suspendues, où le verbe manque, et par conséquent la construction logique : « Frédérique dormait depuis le matin. Un sommeil de fièvre et de fatigue, où le rêve était fait de toutes ses détresses de reine exilée et déchue, un sommeil que le fracas, les angoisses d’un siège de deux mois secouaient encore, traversé de visions, sanglantes, de sanglots, de frissons, de détentes nerveuses, dont elle ne sortit que par un sursaut d’épouvante. » Un grammairien condamnerait cette phrase : il aurait tort. A plus forte raison condamnerait-il celle-ci : « Le roi, souple, fin, le cou nu, les vêtemens flottans, toute sa mollesse visible à l’efféminement de ses mains pâles et tombantes, aux frisures légèrement humectées de son front blanc ; elle, svelte et superbe, en amazone à grands revers, un petit col droit, des manchettes simples, bordant le deuil de son costume... » L’une et l’autre cependant, M. Daudet a ses raisons de les construire ainsi. Le lecteur, involontairement, cherchera ce verbe qui manque, il attendra tout au moins, mais, tandis qu’il attendra, tous les traits, un à un, que le peintre a rassemblés, se graveront dans l’esprit pour former l’impression que le peintre a voulu produire, et la vision durera jusqu’à ce qu’elle soit chassée par une autre. Quelques menus procédés encore, la suppression de la conjonction et, par exemple, et le fréquent emploi de l’adjectif démonstratif, valent la peine d’être signalés. La suppression, de la conjonction donne du jeu, pour ainsi dire, à la phrase ; « Le train s’ébranle, s’étire, s’élance », quelque chose de flottant. C’est un moyen de faire circuler l’air dans le tableau. L’adjectif démonstratif, justifiant ici tout à fait son nom, distingue expressément de tous les autres traits du même genre, le trait ou plutôt le contour que le peintre veut mettre en lumière ; ainsi : « Cette attitude de mère passionnée, » c’est-à-dire l’attitude par excellence, et non pas n’importe quelle attitude de mère passionnée. C’est encore et toujours pour la même raison que, tout le long du roman, sentimens et pensées sont traduits dans le langage de la sensation. « Ce salut sympathique dont elle était privée depuis si longtemps fît sur la reine l’impression d’un feu flambant clair après une marche au grand froid ; » ou encore : « C’est ainsi que son admiration était devenue de la passion véritable, mais une passion humble, discrète, sans espoir, qui se contentait de brûler à distance, comme un cierge d’indigent à la dernière marche de l’autel ; » ou encore : « Au tournant de la rue de Castiglione, la reine retrouve soudain le balcon de l’hôtel des Pyramides et les illusions de son arrivée à Paris, chantantes et planantes comme la musique des cuivres qui sonnait ce jour-là dans les masses de feuillage ; » et cent autres exemples. En effet, il n’y a que les sensations qui puissent parler aux sens ; aux oreilles des sons ; aux yeux des couleurs et des formes. Il faudra donc, pour chaque sentiment ou chaque pensée que l’on veut exprimer, trouver des sensations exactement correspondantes et parmi ces sensations en choisir une qui puisse être pour tout le monde le rappel d’une expérience antérieure, ou tout au moins le programme, si je puis ainsi dire, d’une expérience facile à faire. L’impression d’un feu flambant clair après une marche au grand froid, voilà, par exemple, une sensation que tout le monde aura quelque chance d’avoir éprouvée. M. Daudet quelquefois sera moins heureux. Quand il nous peint son franciscain, le père Alphée, « noir et sec comme une caroube, » il faut, pour voir le personnage, avoir vu des « caroubes, » et tout le monde n’a pas vu des « caroubes. » Que si maintenant de ces divers procédés vous vous rendez un compte bien exact, nous pourrons définir déjà l’impressionisme littéraire une transposition systématique des moyens d’expression d’un art, qui est l’art de peindre, dans le domaine d’un autre art, qui est l’art d’écrire. Vous comprenez alors pourquoi ce style, si laborieusement tourmenté, qui choque toutes nos habitudes, et jusqu’à les révolter, — pourquoi cette phrase cahotante, heurtée, brisée, qui résisterait si difficilement à l’épreuve de la lecture à voix haute, — pourquoi ces alliances bizarres de mots, et dans le courant de la narration, pourquoi ce mélange impur de tous les argots, l’argot de la « bohème » et celui de « la brocante, » celui des filles et celui des clubs. Certes ce n’est pas que M. Daudet ignore sa langue. Il est même aisé de voir qu’il en possède à fond les ressources ; mais le vocabulaire, — que l’on n’a pas inventé pour peindre, — cesse de lui suffire, et quant à ce que nous appelons correction, harmonie de la phrase, équilibre de la période, il n’en a généralement souci, pourvu qu’il rende ce qu’il voit et qu’il le rende comme il le voit. Chaque scène alors devient un tableau, chaque épisode une toile suspendue sous les yeux du lecteur. Chaque tableau d’ailleurs est complet en lui-même, isolé des autres, comme dans une galerie, par sa bordure, par son cadre, par un large pan de mur vide. Seulement, dans chacun de ces tableaux, ce sont les mêmes personnages qui reparaissent et la même action qui continue de se dérouler. D’autres romanciers déjà, MM. de Concourt, par exemple, ont procédé de la sorte : sur des fonds et des milieux changeans, les mêmes personnages engagés dans la même action. Mais voici la grande supériorité de M. Daudet : quand les fonds et les milieux changent, il sait que les personnages changent aussi, je veux dire que, si vous les transportez d’un milieu dans un autre, leur physionomie, qui reste la même dans ses traits généraux, prend cependant une valeur nouvelle et se révèle par un aspect nouveau. De là, dans le roman de M. Daudet, l’abondance et l’ampleur des descriptions. Quand un peinire veut faire un portrait, est-ce que vous croyez qu’il abandonne au hasard du pinceau le choix du fond et des moindres accessoires, ou qu’il le subordonne au caractère de son modèle ? Ainsi M. Daudet. Les personnages et les caractères qu’il met en jeu ne se trahiront, comme le roi d’illyrie, ne se révéleront, comme la reine Frédérique, ne donneront toute leur mesure, comme Elysée Méraut, que si vous les placez successivement au milieu d’un certain entourage et dans de certaines circonstances définies par le libre choix de l’artiste. Ne vous y trompez pas, en effet : ces descriptions fatiguent souvent, paifois même elles irritent ; ce n’est du moins ni la description pseudo-classique de l’abbé Delille, ni la description romantique de Théophile Gautier, ni la description soi-disant photographique de l’école naturaliste. La description de M. Daudet, presque toujours, a sa raison d’être, et cette raison n’est autre que de vous faire pénétrer plus avant dans la familiarité des personnages. S’il commence un chapitre par une description de la rue Monsieur-le-Prince, que nous n’attendiez pas du tout, laissez-vous conduire, il s’agit de vous faire connaître son Elysée Méraut, et de vous faire comprendre par quelle réaction du milieu qui l’environne cet homme à la parole éloquente, aux convictions enflammées, au caractère âpre et loyal, est demeuré jusqu’à la quarantaine le bohème qu’il est et qu’il demeurera jusqu’à la mort. En effet, il s’établit comme un perpétuel courant d’impressions entre le monde extérieur qui agit, l’homme physique qui est agi et l’homme moral qui réagit. Faites-y bien attention, c’est ici que dans cet art, jusqu’à présent tout matérialiste encore, la psychologie commence à se glisser, une psychologie subtile, raffinée, je dirais volontiers maladive, mais une psychologie. Du dehors vers le dedans elle va pénétrer jusque dans le secret des personnages : « Et doucement elle fermait les yeux pour qu’on ne vît pas ses larmes. Mais toutes celles qu’elle avait versées depuis des années avaient laissé leur trace sur la soie délicate et froissée de ses paupières de blonde, avec les veilles, les angoisses, les inquiétudes, — ces meurtrissures que les femmes croient garder au plus profond de leur être et qui remontent à la surface comme les moindres agitations de l’eau la sillonnent de plis visibles. » Ces quelques lignes sont le premier crayon de la reine Frédérique. Lisez attentivement le volume : à mesure que les évènemens se presseront, chacun d’eux viendra mettre un accent nouveau dans cette physionomie, et M. Daudet le notera. Nous voyons maintenant où M. Daudet a voulu mettre le véritable intérêt de son œuvre. On s’explique l’apparent décousu de l’intrigue et les lenteurs de l’action. Nous savons comment et pourquoi le roman proprement dit s’achève brusquement au moment même qu’on s’attendait à le voir commencer. Le Nabab avait déjà produit cet effet, et les Rois en exil, eux aussi, le produisent. C’est que l’auteur ne s’intéresse à ses personnages qu’autant qu’il est curieux de les connaître lui-même et de les connaître tout entiers. Il ne les crée pas, à vrai dire, il les a rencontrés, et, les ayant rencontrés, il lui a paru qu’ils étaient dignes de son observation et de son pinceau. A-t-il réussi à vous les faire connaître comme il les connaît lui-même, le but est atteint et l’œuvre est achevée. Mais il y faut une condition : et c’est justement que vous lui fassiez crédit de cet intérêt de curiosité que vous êtes habitués à chercher dans le roman. Ajoutons un dernier trait : ce peintre est né poète et ne l’a jamais oublié. « Tant il est vrai, dit-il lui-même quelque part, que tout est dans nous et que le monde extérieur se transforme et se colore aux mille nuances de nos passions, » Loin donc d’affecter cette impassibilité dédaigneuse qu’affectent pour leurs personnages quelques-uns de nos romanciers contemporains, l’auteur de Madame Bovary, par exemple, en vérité comme s’ils craignaient de paraître dupes de leur propre imagination, M. Daudet vit et souffre avec eux. Assurément, il y a peu de personnages dans ce roman des Rois en exil qui retiennent les sympathies du lecteur ; il n’y en a presque pas un qui soit exempt de quelque faiblesse ou de quelque défaut qui le tourne en ridicule. J’avouerai même que je ne conçois pas comment, à deux ou trois reprises, M. Daudet semble avoir pris plaisir à rabaisser cette reine, qui devrait être la figure héroïque du roman. Pourquoi, par exemple, quand on vient lui apprendre que le roi va signer l’acte fatal de renonciation, et qu’elle en tressaille d’une généreuse colère, ajouter cette phrase au moins inutile : « La violence du mouvement ébranla les masses phosphorescentes de sa chevelure, et, pour les rattacher, d’un tour de main elle eut un geste tragique et libre qui fit glisser sa manche jusqu’au coude. » Vous avez beau mettre « tragique, » ce geste m’a montré la femme dans la reine, et ce n’était pas le moment de m’en faire souvenir. Pourquoi encore, dans la scène suivante, largement dessinée, qui pouvait être si belle, quand la reine pénètre chez le roi et que le valet de chambre donne l’alarme, gâter tout par ces mots : « Furieuse, la Dalmate frappa droit devant elle, avec sa paume solide d’écuyère dans ce mufle de bête méchante ? » Et comment M. Daudet n’a-t-il pas senti que de la brutalité des expressions ainsi rassemblées en deux lignes, il rejaillissait quelque chose sur la reine ? Il y a des formes de la colère qui dégradent : ici M. Daudet a voulu faire trop fort, il a fait faux. Je ne vois guère qu’Elysée Méraut et le petit comte de Zara, l’enfant roi et son précepteur, à qui le lecteur puisse vraiment s’intéresser. — Avez-vous remarqué, pour le dire au passagen que M. Daudet est chez nous presque le seul romancier qui sache mettre les enfans en scène et les faire parler ? — Eh bien, de tous ces personnages, les uns presque ridicules et les autres franchement odieux, il n’en est pas un à qui M. Daudet ne prenne quelque part intérêt. Il a des paroles d’admiration, même pour Tom Lévis, ce diable d’homme, il a des mots de sympathie même pour Sephora Leemans, la cruelle fille. Rare et précieuse faculté ! car c’est à ce prix seulement que vivent d’une vie réelle les créations de d’artiste. Tantôt M. Daudet intervient lui-même au récit par une exclamation qu’il jette en terminant, comme si tout à coup l’âme du personnage vibrait et palpitait en lui. « Petite âme aimante, dira-t-il de l’enfant-roi, — qui pleurait derrière les feuillets d’un gros album, silencieusement désespéré que son père fût parti sans l’embrasser, — petite âme aimante à qui ce père jeune, spirituel, souriant, faisait l’effet d’un grand frère à frasques et à fredaines, un grand frère séduisant, mais qui désolait leur mère ! » Tantôt la parenthèse ou l’exclamation viennent continuer la pensée du personnage en scène, à qui M. Daudet communique ainsi la subtilité de ses propres sensations : « Cela reposait ses traits, fonçait ses yeux, du même bleu que cette cocarde gaminant parmi ses boucles au-dessous d’une aigrette en diamans... Chut ! une cocarde de volontaire illyrien, un modèle adopté pour l’expédition et dessiné par la princesse... Ah ! depuis trois mois elle n’était pas restée inactive, la chère petite ! Copier des proclamations, les porter en cachette au couvent, dessiner des costumes... » Et tant d’autres traits, ici et là, tant de touches délicates et fines qui sont la marque de la personnalité de l’écrivain et qui viennent spiritualiser ce qu’il y aurait sans elles non pas de grossier sans doute, mais de matériel encore dans les moyens, et non pas de repoussant, à vrai dire, mais à tout le moins de peu séduisant dans le sujet. Aussi, dans les grandes scènes, quand, aux masses qu’il met en action comme personne cette sensibilité sympathique vient donner l’animation de la vie, M. Daudet obtient-il des effets vraiment extraordinaires et qui n’appartiennent qu’à lui. Je voudrais pouvoir citer : il faut au moins signaler à l’attention toute particulière du lecteur cinq ou six pages, parmi beaucoup d’autres, d’une « envolée » surprenante, comme dirait M. Daudet, et qui suffiraient elles seules, écrites, composées, poétisées comme elles le sont, à tirer le romancier et le roman hors de pair. C’est dans le chapitre intitulé Veillée d’armes, le bal à l’hôtel de Rosen, l’entrée de Christian et de Frédérique dans la fête, l’air national d’Illyrie sonnant à leur apparition, « cet appel des guzlas,.. que du fond des salons l’orchestre accompagne en sourdine, comme un murmure de flots au-dessus desquels crie l’oiseau des orages,.. la voix même de la patrie, gonflée de souvenirs et de larmes, de regrets et d’espoirs inexprimés, » et toute la scène, et cette légende héroïque, et les danses qui reprennent, tout enfin, jusqu’à l’exclamation finale : « Haïkouna ! haïkouna ! au cliquetis des armes, tu peux tout pardonner, tout oublier, les trahisons, les mensonges, Ce que tu aimes par-dessus toutes choses, c’est la vaillance physique ; c’est à elle toujours que tu jetteras le mouchoir chaud de tes larmes ou des parfums légers de ton visage. » Est-il nécessaire de faire observer comme la phrase est autrement claire ici, nombreuse, pleine et sonore que toutes celles que nous avons précédemment détachées du livre ? C’est parce que l’auteur des Rois en exil est capable quand il le veut, quand il s’élève au-dessus de son système, d’écrire de ces pages et de composer de ces tableaux, que nous avons, en terminant, le devoir de discuter les fondemens de son esthétique. Rien de plus facile que de le chicaner sur son style. Qu’il y ait dans cette prose très savante et très tourmentée des expressions singulières, ou même, quand, on les détache de la phrase à laquelle M. Daudet les incorpore, littéralement incompréhensibles, M. Daudet le sait et le sent comme nous. Je ne lui demanderai donc ni ce que c’est qu’une « fadeur rouge, » ni ce que ce sont que a les stérilités d’un sol volcanique. » Je lui passerai ces « éventails dont les odeurs fines font cligner le grand œil de l’aigle de Meaux, » et même « ce désordre réglé, la fantaisie en programme sur l’ennui bâillant et courbaturé. » Je crains seulement que lorsque M. Daudet écrit ainsi, M. Daudet ne soit pas maître absolument de sa plume, et qu’il y ait là plutôt incertitude et tâtonnement à la recherche de l’expression vraie qu’effets véritablement voulus et pleinement atteints. C’est ce qui commence à me faire douter de la valeur du système. Que l’on puisse toujours transposer ou presque toujours d’un art dans l’autre un même sujet, mettre Don Juan, par exemple, en musique et Gœtz de Berlichingen en peinture, sous de certaines conditions, qu’il resterait à déterminer, on ne voit pas qu’aucune raison péremptoire s’y oppose. Mais transposer le sujet est une chose, transposer les moyens d’expression en est une autre. Il n’est possible que par métaphore de peindre avec des mots, et c’est une entreprise particulièrement préjudiciable à la langue que de vouloir réaliser la métaphore. Car l’exemple de M. Daudet nous prouve qu’il faut non-seulement mettre la langue à la torture et violer toutes les règles qui la maintiennent dans sa pureté, mais encore y verser le contenu de tous les jargons et de tous les argots, les locutions deux fois vicieuses qui courent les ateliers et les usines, les cafés et les cercles, les halles et le ruisseau ; mais surtout la corrompre jusque dans ses sources en la contraignant de rendre ce qu’elle ne peut pas rendre et d’exprimer ce qu’il n’est ni dans sa nature, ni dans son institution d’exprimer. Car ce n’est pas, sachons-le bien et ne nous lassons pas de le répéter, ce n’est pas une convention faite entre pédans qui de tout temps a déterminé la distinction des genres et délimité le domaine propre de chaque art. Vouloir peindre avec les mots, vouloir épuiser par les ressources finies du langage l’infinie diversité des aspects des choses, c’est un peu, comme si l’on voulait en peinture, à forcé d’empâtemens, donner aux objets qu’on représente leur épaisseur réelle, c’est comme si l’on voulait en sculpture donner au marbre la couleur vraie de la chair et sous la transparence de l’épiderme faire courir visiblement du sang dans le réseau des veines. Les moyens d’expression propres et spéciaux à chaque forme de l’art sont déterminés par une convention générale en dehors de laquelle il n’existe plus d’art. Si vous n’admettez pas que la peinture suppléera systématiquement par les moyens qui lui appartiennent à la représentation du corps solide sous ses trois dimensions, il n’y a plus de peinture. Il n’y a plus de littérature si ce sont les choses elles-mêmes et non plus les idées des choses que la langue prétend évoquer. Mais vous direz peut-être : Pourquoi donc les mots ne communiqueraient-ils pas, ou du moins n’éveilleraient-ils pas directement la sensation des choses ? Pour deux raisons : d’abord parce que les mots sont composés de lettres et que ces lettres forment. des sons et que ces sons frappent l’oreille et qu’il n’y a pas de commune mesure entre les sensations de l’oreille et celles de l’œil. Je sais bien que des aveugles facétieux ont découvert des analogies imperceptibles au commun des hommes entre le rouge écarlate par exemple, et le son De la diane au matin fredonnant sa fanfare ; je n’hésite pas un seul instant à croire qu’ils se moquaient du monde. Allons plus loin. Il se peut, puisque des physiciens l’assurent, que les sons et les couleurs en eux-mêmes ne soient que les vibrations d’une même matière subtile et que la différence que nous percevons entre eux soit toute en nous, c’est-à-dire dans la constitution de nos organes. Et ainsi, ce ne serait pas seulement vouloir réformer l’art, ce serait prétendre à refondre l’homme que de chercher à établir entre les sons et les couleurs cette commune mesure. En second lieu, quand la langue se prêterait aux violences qu’on lui veut faire, on oublie, lorsque l’on met en tableaux tout un long récit, que la peinture est tout entière dans l’espace, mais que la parole au contraire est toute dans le temps. Une toile se saisit d’ensemble, et d’un coup d’œil ; une narration comme un discours ne sont perçus que par fragmens successifs qui s’ajoutent un à un, pour se modifier en s’ajoutant et se compenser en se complétant. Une toile ne comporte ni commencement ni fin. Je vous demande ce que serait un roman, et généralement une œuvre de la parole ou de la plume qui ne commencerait ni ne finirait ? Qu’on puisse tenter l’épreuve et que dans l’épreuve on puisse déployer les plus rares qualités de l’écrivain, la question n’est pas là. On sera tout simplement alors un grand écrivain qui se fourvoie. Cela s’est vu. Ce qu’on peut affirmer, c’est que de cette épreuve il ne sortira jamais, je n’ai garde de dire une œuvre de premier ordre, je dis seulement, dans tel genre secondaire que l’on voudra choisir, une œuvre complète et parfaite en ce genre. Car il y a quelque chose qui borne les empiétemens de l’art d’écrire sur l’art de peindre, et ce quelque chose, ce n’est rien d’artificiel, c’est une loi même de nature. Mais voici peut-être un danger plus grand encore. Une invincible nécessité domine cet art de peindre par les mots, à savoir : la nécessité de parler le langage de la sensation. Et comment s’exercerait-il dans un autre domaine ? En effet, les mots qui peignent ne sont pas ceux qui traduisent l’émotion tout intime du sentiment ou le travail tout intérieur de la pensée. C’est pourquoi, dans un tel système, l’effet n’est atteint et ne peut être atteint qu’autant que l’on a trouvé la sensation qui correspond à tel ou tel sentiment, à telle ou telle pensée qu’il s’agit d’exprimer. Or il arrive souvent qu’on ne la trouve pas. Il arrive plus souvent encore que l’on trouve à côté, car si d’un homme à l’autre le sentiment varie, que dirons-nous de la sensation ? Il vous paraît, à vous, qu’une idée fixe ressemble « à un point névralgique dans le même côté du front. » Moi, je ne vois pas l’analogie. Ce n’est pas cette sensation qui traduit pour moi l’obsession de l’idée fixe, c’en est une autre. C’en est une troisième pour un troisième. Et ce ne serait rien encore, si de cette préoccupation qui s’impose désormais tyranniquement à vous, de noter des sensations d’abord, et le reste quand vous le pourrez, ne résultait à la longue je ne sais quelle inhabileté d’exprimer le sentiment et de pratiquer l’observation morale. Réalistes, naturalistes, impressionistes de tous les temps et de tous les talens, vous nous ramenez à la barbarie de la langue et à l’enfance de l’art, puisque vous bégayez et puisque les mots même vous manquent dès qu’il s’agit de penser, ce qui est pourtant « le tout de L’homme ! » Nos pères avaient une belle expression que nous sommes à la veille de perdre, ils louaient dans l’écrivain « sa connaissance du cœur humain, » c’est-à-dire son expérience de la double nature que nous portons en nous. Prenez ces maîtres consacrés dans l’art de composer et d’écrire : Quand leur regard perçant fixait la face humaine, Pour fouiller la pensée, il allait droit au cœur, c’est-à-dire ils ne s’arrêtaient pas aux apparences, ils ne se jouaient pas en artistes ou plutôt en dilettantes à la surface ondoyante et multiple des choses, ils allaient au fond d’abord, et de là ramenaient quelqu’une de ces vérités générales qui sont comme un jour jeté, comme une lueur d’éclair subitement faite sur l’éternelle nature humaine. Ajouterai-je que comme les meilleurs d’entre nous ne sont pas ceux qu’une exubérance de vie physique projette pour ainsi dire tout entiers au dehors d’eux-mêmes, mais au contraire ceux qui se replient silencieusement en eux, cachant leurs blessures parce qu’elles importuneraient les autres et leurs joies parce qu’elles leur paraîtraient insultantes, c’étaient ceux-là vers lesquels allaient d’instinct les maîtres d’autrefois. Mais ne remontez pas jusqu’aux maîtres et contentez-vous des œuvres secondaires. Dites-moi ce qui soutient encore aujourd’hui Gil Blas, Manon Lescaut, Candide, la Nouvelle Héloïse, sinon que vous y rencontrez inscrite à chaque page l’expérience de l’homme, de l’homme vrai, de celui que le costume déguise et que la mode habille comme il plaît à la frivolité des époques, mais qui ne change pas plus dans son fonds moral, avec ses sentimens, ses passions et le mystère de ses contradictions, que l’espèce elle-même n’a changé dans sa constitution physique. Telles sont nos objections : elles sont graves. M. Daudet méritait qu’on les soulevât sur son nom. Nous ne les ferions pas à tout le monde. Je m’engagerais publiquement, par exemple, à ne jamais les faire à l’auteur des Frères Zemganno, jamais à l’auteur de Nana. Elles se réduisent en deux mots à ceci : rien ne dure que par la perfection de la forme et la vérité humaine du fond. Il n’y a pas l’ombre d’un doute sur les qualités de forme de l’œuvre de M. Daudet, en tant que ces qualités sont appropriées à l’art de notre temps : il n’y a pas l’ombre d’un doute sur la vérité des portraits qu’il nous trace, en tant qu’ils sont tracés pour les lecteurs de 1880 ; mais cette forme, que durera-t-elle ? et ces portraits que vivront-ils ? Ce que durent les modes et ce que vivent les hommes d’une seule génération, et encore ! Je vois bien, dans les Rois en exil, ce qu’il y a de nouveau : je n’y vois pas encore assez clairement, ni surtout assez profondément marqués ces caractères qui perpétuent les nouveautés et les font entrer dans la tradition. Ce n’est pas assez vraiment : M. Daudet, parmi les jeunes romanciers contemporains, est du petit nombre de ceux qui seraient dignes de vouloir vivre, survivre et durer. F. BRUNETIERE.
Trollope - Le Cousin Henry.djvu/187
{{Tiret2|proprié|taire}} de Llanfeare, ne devait pas m’épouser ; cette raison m’ayant semblé juste, il ne me convient pas aujourd’hui d’agir dans cette affaire. Comme propriétaire de Llanfeare, elle me redeviendrait étrangère. Je ne puis donc pas seconder vos efforts dans ce sens. En toute autre matière, mon dévouement à ses intérêts serait sans bornes. » Le père pensa sans doute que les deux jeunes gens étaient entêtés et qu’ils agissaient contre leurs propres sentiments. Sa fille ne voulait pas épouser M.&nbsp;Owen, parce qu’elle avait été privée de l’héritage. M.&nbsp;Owen refusait maintenant d’épouser sa fille parce qu’il était à présumer que la propriété serait rendue à Isabel. Ne pouvant donc amener M.&nbsp;Owen à l’accompagner à Carmarthen, il se décida à partir seul. Ce n’est pas qu’il eût grand espoir. Il lui semblait certain que le cousin Henry détruirait le testament — ou l’avait déjà détruit — s’il avait été capable de le tenir caché. Néanmoins, l’affaire était si importante en elle-même et pour sa fille, qu’il lui était impossible de ne pas se rendre au désir de M.&nbsp;Apjohn. Mais il ne suivit pas exactement l’avis qu’il avait reçu ; il traita d’autres affaires avant son départ, et ne se mit en route que le mardi 27. Il arriva à Carmarthen à une heure avancée de la soirée et se rendit immédiatement chez M.&nbsp;Apjohn. C’était le jeudi précédent que le cousin Henry était allé à Carmarthen, et depuis ce jour rien n’avait été fait pour éclaircir le mystère. On n’avait point pratiqué de recherches parmi les livres. Tout ce que l’on savait, à Carmarthen, du cousin Henry, pendant ces quelques jours, c’est qu’il n’était pas sorti de la maison. S’il avait eu l’intention de détruire le testament, le temps ne lui avait pas manqué. Dans la ville, on faisait les préparatifs ordinaires pour les assises, et le grand intérêt de la session devait être la mise en <references/>
Verne - Nord contre sud, Hetzel, 1887.djvu/330
{{nr|324|{{sc|nord contre sud.}}|}} {{Séparateur|l}}nappe liquide, dont les berges se dégageaient enfin de l’interminable forêt. Le pays, très plat, se reculait jusqu’aux limites d’un horizon éloigné de plusieurs milles. C’était un lac — le lac George — que le Saint-John traverse du sud au nord, et auquel il emprunte une partie de ses eaux. « Oui ! C’est bien le lac George, dit Mars, que j’ai déjà visité, lorsque j’accompagnais l’expédition chargée de relever le haut cours du fleuve. — Et à quelle distance, demanda James Burbank, sommes-nous maintenant de Camdless-Bay ? — {{Corr|A|À}} cent milles environ, répondit Mars. — Ce n’est pas encore le tiers du parcours que nous avons à faire pour atteindre les Everglades, fit observer Edward Carrol. — Mars, demanda Gilbert, comment allons-nous procéder maintenant ? Faut-il abandonner l’embarcation afin de longer une des rives du Saint-John ? Cela ne se fera pas sans peine ni retard. Ne serait-il donc pas possible, le lac George une fois traversé, de continuer à suivre cette route d’eau jusqu’au point où elle cessera d’être navigable ? Ne peut-on essayer, quitte à débarquer si l’on échoue et si l’on ne peut se remettre à flot ? Cela vaut du moins la peine d’être tenté. — Qu’en penses-tu ? — Essayons, monsieur Gilbert », répondit Mars. En effet, il n’y avait rien de mieux à faire. Il serait toujours temps de prendre pied. {{Corr|A|À}} voyager par eau, c’étaient bien des fatigues épargnées et aussi bien des retards. L’embarcation se lança donc à la surface du lac George, dont elle prolongea la rive orientale. Autour de ce lac, sur ces terrains sans relief, la végétation n’est pas si fournie qu’au bord du fleuve. De vastes marais s’étendent presque à perte de vue. Quelques portions du sol, moins exposées à l’envahissement des eaux, étalent leurs tapis de noirs lichens, où se détachent les nuances violettes de petits champignons qui poussent là par milliards. Il n’aurait pas fallu se fier à ces terres mouvantes, sortes de mollières qui ne peuvent offrir au marcheur un point d’appui solide. Si James Burbank et ses compagnons eussent dû {{tiret|che|miner}} <references/>
Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/640
le captif, j’ai donc la liberté, puisque j’ai les fleurs. — Oh ! mais l’air ! s’écria Aramis ; l’air si nécessaire à la vie ? — Eh bien, Monsieur, approchez-vous de la fenêtre, continua le prisonnier ; elle est ouverte. Entre le ciel et la terre, le vent roule ses tourbillons de glace, de feu, de tièdes vapeurs ou de douces brises. L’air qui vient de là caresse mon visage, quand, monté sur ce fauteuil, assis sur le dossier, le bras passé autour du barreau qui me soutient, je me figure que je nage dans le vide. Le front d’Aramis se rembrunissait à mesure que parlait le jeune homme. — Le jour ? continua-t-il. J’ai mieux que le jour, j’ai le soleil, un ami qui vient tous les jours me visiter sans la permission du gouverneur, sans la compagnie du guichetier. Il entre par la fenêtre, il trace dans ma chambre un grand carré long qui part de la fenêtre même et va mordre la tenture de mon lit jusqu’aux franges. Ce carré lumineux grandit de dix heures à midi, et décroît de une heure à trois, lentement, comme si, ayant eu hâte de venir, il avait regret de me quitter. Quand son dernier rayon disparaît, j’ai joui quatre heures de sa présence. Est-ce que ça ne suffit pas ? on m’a dit qu’il y avait des malheureux qui creusaient des carrières, des ouvriers qui travaillaient aux mines, et qui ne le voyaient jamais. Aramis s’essuya le front. — Quant aux étoiles, qui sont douces à voir, continua le jeune homme, elles se ressemblent toutes, sauf l’éclat et la grandeur. Moi, je suis favorisé ; car, si vous n’eussiez allumé cette bougie, vous eussiez pu voir la belle étoile que je voyais de mon lit avant votre arrivée, et dont le rayonnement caressait mes yeux. Aramis baissa la tête : il se sentait submergé, sous le flot amer de cette sinistre philosophie qui est la religion de la captivité. — Voilà donc pour les fleurs, pour l’air, pour le jour et pour les étoiles, dit le jeune homme avec la même tranquillité. Reste la promenade. Est-ce que, toute la journée, je ne me promène pas dans le jardin du gouverneur s’il fait beau, ici s’il pleut, au frais s’il fait chaud, au chaud s’il fait froid, grâce à ma cheminée pendant l’hiver ? Ah ! croyez-moi, Monsieur, ajouta le prisonnier avec une expression qui n’était pas exempte d’une certaine amertume, les hommes ont fait pour moi tout ce que peut espérer, tout ce que peut désirer un homme. — Les hommes, soit ! dit Aramis en relevant la tête ; mais il me semble que vous oubliez Dieu. — J’ai, en effet, oublié Dieu, répondit le prisonnier sans s’émouvoir ; mais, pourquoi me dites-vous cela ? À quoi bon parler de Dieu aux prisonniers ? Aramis regarda en face ce singulier jeune homme qui avait la résignation d’un martyr avec le sourire d’un athée. — Est-ce que Dieu n’est pas dans toutes choses ? murmura-t-il d’un ton de reproche. — Dites au bout de toute chose, répondit le prisonnier fermement. — Soit ! dit Aramis ; mais revenons au point d’où nous sommes partis. — Je ne demande pas mieux, fit le jeune homme. — Je suis votre confesseur. — Oui. — Eh bien, comme mon pénitent, vous me devez la vérité. — Je ne demande pas mieux que de vous la dire. — Tout prisonnier a commis le crime qui l’a fait mettre en prison. Quel crime avez-vous commis, vous ? — Vous m’avez déjà demandé cela, la première fois que vous m’avez vu, dit le prisonnier. — Et vous avez éludé ma réponse, cette fois, comme aujourd’hui. — Et pourquoi, aujourd’hui, pensez-vous que je vous répondrai ? — Parce que, aujourd’hui, je suis votre confesseur. — Alors, si vous voulez que je vous dise quel crime j’ai commis, expliquez-moi ce que c’est qu’un crime. Or, comme je ne sais rien en moi qui me fasse des reproches, je dis que je ne suis pas criminel. — On est criminel parfois aux yeux des grands de la terre, non-seulement pour avoir commis des crimes, mais parce que l’on sait que des crimes ont été commis. Le prisonnier prêtait une attention extrême. — Oui, dit-il après un moment de silence, je comprends ; oui, vous avez raison, Monsieur ; il se pourrait bien que, de cette façon, je fusse criminel aux yeux des grands. — Ah ! vous savez donc quelque chose ? dit Aramis, qui crut avoir entrevu, non pas le défaut, mais la jointure de la cuirasse. — Non, je ne sais rien, répondit le jeune homme ; mais je pense quelquefois, et je me dis, à ces moments-là... — Que vous dites-vous ? — Que, si je voulais penser plus, ou je deviendrais fou, ou je devinerais bien des choses. — Eh bien, alors ? demanda Aramis avec impatience. — Alors, je m’arrête. — Vous vous arrêtez ? — Oui, ma tête est lourde, mes idées deviennent tristes, je sens l’ennui qui me prend ; je désire... — Quoi ? — Je n’en sais rien, car je ne veux pas me laisser prendre au désir de choses que je n’ai pas, moi qui suis si content de ce que j’ai. — Vous craignez la mort ? dit Aramis avec une légère inquiétude. — Oui, dit le jeune homme en souriant. Aramis sentit le froid de ce sourire et frémit. — Oh ! puisque vous avez peur de la mort, vous en savez plus que vous n’en dites, s’écria-t-il. — Mais vous, répondit le prisonnier, vous qui me faites dire de vous demander, vous qui, lorsque je vous ai demandé, entrez ici en me promettant tout un monde de révélations, d’où vient que c’est vous maintenant qui vous taisez et moi qui parle ? Puisque nous portons chacun <references/>
Sabatier - Description generale des monnaies byzantines, 1862, vol. 1.djvu/23
{{Numérotation|{{sc|empire d'orient.}}|8|}}{{AN|fut également mutilé, comme Théophylacte, par ordre de Léon V, puis devint patriarche et mourat sous le régne de Basile le Macédonien, en 878. |f}} {{AN|813 à 820 {{sc|Léon}} V l’Arménien, fils de Bardanes et d’origine arménienne, fut proclamé par l’armée ; dés son ayénement il associa au pouvoir son fils Sabbatius ou Symbatius, qui prit le nom de Constantin VII ; assassiné dans la nuit de Noël, en 820, pendant l’office, dans l’église de la Sainte— Vierge du palais ; ses quatre fils, après avoir été mutilés, furent renfermés, par Michel II, dans un couvent de l’île de Proté. }} {{AN|821 — 829 {{sc|Michel II le Bègue}}, né à Amorium en Phrygie, créé patrice par Léon V et proclamé à la mort de ce dernier ; mort de la dyssenterie en 829. }} {{AN|829—842 {{sc|Théophile}}, fils de Michel II et d’Euphrosine, associé à l’empire par son père en 821, et mort comme lui de la dyssenterie en 842. }} {{AN|842—856 {{sc|Michel III}} et {{sc|Théodora}}. Michel III, surnommé le Buveur ou l’Ivrogne, fils de Théophile et de Théodora, succéda à son père ; pendant sa minorité, c’est-à-dire pendant quatorze ans, l’empire fut administré par la régente Théodora, que Michel chassa du palais et fit enfermer dans un couvent en 856, dès qu’il eut atteint sa majorité. Théodora mourut cette même année. }} {{AN|856 —866 {{sc|Michel III}} règne seul après l’expulsion de sa mère et de sa sœur Thécla, qui avait pendant quelque temps partagé les honneurs impériaux. Thécla fut enfermée dans le couvent de Sainte-Euphrosine.}} <references/>
Say - Olbie.djvu/109
''{{tiret2|imagi|nerait}}'', dit-il, ''que vous êtes assemblés dans une'' ''église chrétienne, non dans le Panthéon de'' ''Rome.'' Aucune religion ne fait consister la suprême vertu dans le bien qu’on fait aux autres ; ce n’est qu’un précepte accessoire dans toutes ; le précepte essentiel est l’attachement au dogme, à la foi, à la secte, en un mot, et à ses rites. Elles vous disent, {{sc|faites le bien}}, d’accord ; mais sur-tout soyez fidèles à votre croyance : quiconque ne croit pas, est un l’éprouvé, un libertin, un scélérat auquel il est dangereux de se fier<ref>La raison en est simple : le soin principal de chaque secte est et doit être de se conserver ; aucun individu, aucun corps n’a jamais placé le soin de sa conservation en seconde ligne. <p>On voit dans saint Cyprien que de son temps (et c’était le beau temps de l’église chrétienne) les disciples du Christ étaient beaucoup plus loués par les chefs de leur secte pour leur foi et leur attachement aux dogmes, que pour la moralité de leurs actions : l’hérésie, l’apostasie attiraient toutes les foudres de l’église ; la violation des simples règles de la morale, n’exposait qu’à des réprimandes, à des exhortations. Ce système s’est perpétué jusqu’au milieu du dix-huitième siècle, où l’on a commencé à négliger le dogme en faveur de la morale ; mais cette négligence même était une atteinte portée à la religion.</p></ref>. Lorsque le dogme renferme des articles évidemment absurdes, l’absurdité ne tarde pas à <references/>
Kipling - Le Livre de la jungle, illustré par de Becque.djvu/161
désespérer, et il doublait le cap, en route vers ses grèves natales, quand, sur le chemin du nord, il aborda dans une île couverte d’arbres verts, où il trouva un vieux, très vieux phoque qui se mourait. Kotick pécha pour lui et lui conta tous ses échecs. — Maintenant, dit Kotick, je retourne à Novastoshnah et, si je suis poussé vers les abattoirs avec les ''holluschickie'', je ne m’en soucie plus. Le vieux phoque, au contraire, l’encouragea : — Essaie une fois encore. Je suis le dernier de la tribu perdue de Masafuera, et, au temps où les hommes nous tuaient par centaines de mille, il courait une légende sur les grèves au sujet d’un phoque blanc qui, un jour, descendrait du nord et conduirait le peuple des phoques en un lieu sûr. Je suis vieux et je ne vivrai pas pour voir ce jour-là, mais d’autres le verront à ma place... Essaie une fois encore. Kotick retroussa sa moustache (elle était superbe) et dit : — Je suis le seul phoque blanc jamais né sur les grèves, et je suis le seul phoque, blanc ou noir, qui ait pensé jamais à chercher des îles nouvelles. Cela le ragaillardit considérablement. Quand il revint à Novastoshnah, cet été-là, Matkah, sa mère, le supplia de se marier et d’établir son ménage, car il n’était plus un ''holluschickie'', mais un ''sea catch'' ayant atteint sa pleine croissance, avec une crinière blanche et frisée sur les épaules, aussi lourd, aussi grand, aussi courageux que son père. <references/>
Verne - Sans dessus dessous, Hetzel, 1889.djvu/5
{{nr|2|{{sc|sans dessus dessous.}}|}} {{Séparateur|l}}n’est pas de femme qui puisse devenir une Archimède et encore moins une Newton. — Oh ! monsieur Maston, permettez-moi de protester au nom de notre sexe... — Sexe d’autant plus charmant, mistress Scorbitt, qu’il n’est point fait pour s’adonner aux études transcendantes. — Ainsi, selon vous, monsieur Maston, en voyant tomber une pomme, aucune femme n’eût pu découvrir les lois de la gravitation universelle, ainsi que l’a fait l’illustre savant anglais à la fin du XVII{{e}} siècle ? — En voyant tomber une pomme, mistress Scorbitt, une femme n’aurait eu d’autre idée... que de la manger... à l’exemple de notre mère Ève ! — Allons, je vois bien que vous nous déniez toute aptitude pour les hautes spéculations... — Toute aptitude ?... Non, mistress Scorbitt. Et, cependant, je vous ferai observer que, depuis qu’il y a des habitants sur la Terre et des femmes par conséquent, il ne s’est pas encore trouvé un cerveau féminin auquel on doive quelque découverte analogue à celles d’Aristote, d’Euclide, de Képler, de Laplace, dans le domaine scientifique. <references/>
Verne - Sans dessus dessous, Hetzel, 1889.djvu/113
{{nr|110|{{sc|sans dessus dessous.}}|}} {{Séparateur|l}}Mrs Evangélina Scorbitt devant la sienne. Alors le calculateur quittait son travail non sans quelque dépit, il recevait un bonjour amical, il y répondait par un grognement dont le courant électrique, il faut le croire, adoucissait les peu galantes intonations, et il se remettait à ses problèmes. Ce fut dans la journée du 3 octobre, après une dernière et longue conférence, que J.-T. Maston prit congé de ses collègues pour se mettre à la besogne. Travail des plus important dont il s’était chargé, puisqu’il s’agissait de calculer les procédés mécaniques qui donneraient accès au Pôle boréal et permettraient d’exploiter les gisements enfouis sous ses glaces. J.-T. Maston avait estimé à une huitaine de jours le temps exigé pour accomplir sa besogne mystérieuse, véritablement compliquée et délicate, nécessitant la résolution d’équations diverses, qui portaient sur la mécanique, la géométrie analytique à trois dimensions, la géométrie polaire et la trigonométrie. Afin d’échapper à toute cause de trouble, il avait été convenu que le secrétaire du Gun-Club, retiré dans son cottage, n’y serait dérangé <references/>
Nietzsche - Le Crépuscule des idoles.djvu/304
{{nr|304|{{corr|LE CRÉPUSCULE DES IDOLES|L’ANTÉCHRIST}}|}} ---- d’assez de mépris. Et pourtant le christianisme doit sa ''victoire'' à cette pitoyable flatterie de la vanité personnelle, — par là il a attiré à lui tout ce qui est manqué, bassement révolté, tous ceux qui n’ont pas eu leur part, le rebut et l’écume de l’humanité. Le « salut de l’âme », autrement dit : « le monde tourne autour de moi... » Le poison de la doctrine des « droits ''égaux'' pour tous » — ce poison le christianisme l’a semé par principe ; le christianisme a détruit notre bonheur sur la terre... Accorder l’immortalité à Pierre et à Paul fut jusqu’à présent l’attentat le plus énorme, le plus méchant contre l’humanité ''noble''. — Et n’estimons pas à une trop faible valeur la fatalité qui du christianisme s’est glissée jusque dans la politique ! Personne aujourd’hui n’a plus l’audace des privilèges, des droits de domination, du sentiment de respect envers soi et son prochain, — du ''pathos de la distance''. Notre politique est ''malade'' de ce manque de courage ! L’aristocratisme de sentiment a été le plus souterrainement miné par le mensonge de l’égalité des âmes, et si la foi en les « droits du plus grand nombre » fait des révolutions, et ''fera'' des révolutions, c’est, n’en doutons pas, le christianisme, ce sont les appréciations chrétiennes qui transforment toute révolution en sang et en crime ! Le christianisme est une insurrection de tout ce qui rampe, contre ce qui est élevé : l’évangile des « petits » ''rend'' petit... == 44. == — Les Évangiles sont d’inappréciables documents <references/>
Une Loi agraire au XIXe siècle - l’Irlande et le Landbill de M. Gladstone
Anatole Leroy-Beaulieu Une Loi agraire au XIXe siècle - l’Irlande et le Landbill de M. Gladstone Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 46, 1881 (p. 140-169). journalRevue des Deux MondesUne Loi agraire au XIXe siècle - l’Irlande et le Landbill de M. GladstoneAnatole Leroy-Beaulieu1881ParisC3e période, tome 46Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvuRevue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/9140-169 UNE LOI AGRAIRE AU XIXe SIECLE L’IRLANDE ET LE LANDBILL DE M. GLADSTONE. « Vous nous accusez de socialisme, disait à un libéral anglais l’un des promoteurs des lois agraires de Russie et de Pologne sous Alexandre II, et un jour peut-être, malgré tout votre respect de la propriété, vous vous ferez nos imitateurs. » Cette prophétie moscovite, accueillie avec une railleuse incrédulité, les Anglais qu’elle eût le plus surpris sont en train de la réaliser. A Londres comme à Dublin, sur les lèvres des ministres de la reine comme dans les meetings de la landleague, on entend citer comme un modèle digne d’admiration l’exemple donné par l’autocrate du Nord. Dans le pays du monde où les droits de la propriété semblent le plus solidement établis et où les propriétaires ont le plus d’ascendant social, dans le pays où les doctrines économiques et la science d’Adam Smith ont le plus d’autorité, un cabinet libéral dont les chefs n’ont rien de révolutionnaire a présenté pour l’Irlande un bill agraire dont les conditions ont fait l’étonnement de l’Europe, et ce bill, qui eût semblé inouï il y a quelques années, a été voté par une énorme majorité à la chambre des communes. La loi agraire, qui a pour avocats les ministres de la reine Victoria, a pour panégyristes les évêques catholiques d’Irlande qui ne font qu’un reproche au bill du gouvernement, celui de n’être pas assez audacieux et assez radical. Les adversaires mêmes du cabinet ne contestent que faiblement le principe du bill, et bien que tout-puissans dans la chambre des lords, ils semblent hésiter à infliger au nouveau projet de M. Gladstone l’échec qu’a rencontré de leur part l’an dernier, dans la haute chambre, le bill bien moins grave et moins choquant appelé Compensation for disturbance. Comment l’état le plus conservateur du globe et le plus respectueux des droits acquis en est-il venu à une telle politique ? Est-ce que l’aristocratique et marchande Angleterre inclinerait, elle aussi, à ce socialisme d’état auquel M. de Bismarck convie le nouvel empire d’Allemagne pour faire concurrence aux Bebel et aux Liebknecht et arracher les masses ouvrières à la propagande révolutionnaire ? Non, certes, bien qu’avec l’extension graduelle des franchises électorales, avec l’abolition des privilèges des vieux bourgs, le flot toujours montant du radicalisme et de la démocratie puisse, à une époque plus voisine qu’on ne le croit, jeter l’Angleterre elle-même dans cette voie périlleuse. Ce qui inspire la conduite du gouvernement britannique en Irlande, ce n’est point l’esprit de système ; en aucun pays, on le sait, les systèmes et les maximes abstraites n’ont moins de part au gouvernement ; ce qui dirige en Irlande l’Angleterre et le cabinet Gladstone, c’est le sentiment des nécessités urgentes, le désir de recourir enfin, dans un pays périodiquement troublé, non plus à des mesures superficielles ou provisoires, non plus seulement à la force et à la compression, mais à des remèdes efficaces s’attaquant aux racines du mal, à des mesures réellement organiques, selon un terme à la mode en notre âge de sciences naturelles. L’insuccès de toute la législation appliquée jusqu’ici à l’Irlande, l’insuffisance manifeste de toutes les concessions et les lois réparatrices votées en faveur de l’île sœur depuis un demi-siècle, l’agitation permanente ou sans cesse renaissante du peuple des campagnes, l’insécurité de la vie et de la propriété, ont convaincu M. Gladstone et ses collègues que, pour gouverner l’Irlande, pour y établir un ordre de choses stable et régulier, pour mettre fin aux crimes agraires qui la menacent perpétuellement d’une jacquerie occulte, il ne fallait pas se contenter de lois politiques, religieuses, financières : le principe du mal étant dans l’état social, c’était sur l’état social et la propriété terrienne que la chirurgie politique devait porter le fer. Malgré toute leur répugnance pour de semblables procédés, les libéraux anglais se sont résolus à édicter des lois agraires : il leur a paru que, pour restaurer en Irlande le respect de la propriété, il n’y avait pas d’autres moyens que de modifier les conditions de la propriété. L’utilité, le bien de l’état et des habitans, telle est la première explication de la conduite du cabinet Gladstone en Irlande, mais cette explication seule ne serait point une justification. En politique comme en morale, la fin ne saurait toujours justifier les moyens, et si utilitaire et pratique qu’on la suppose, la conscience anglaise n’accepte point, même en matière de gouvernement, que tout ce qui est utile soit licite. À côté de la question d’opportunité, il reste la question de droit. Si M. Gladstone, M. Bright, M. Forster, et avec eux la grande majorité du parti libéral, se sont résignés à recourir à des lois agraires, à porter une atteinte plus ou moins sensible au principe de la propriété, c’est qu’ils ont cru en avoir le droit aussi bien que le pouvoir, c’est que, par son origine et par son histoire, par ses conditions et ses abus, la propriété foncière en Irlande ne semble ni aussi respectable, ni aussi sacrée, aussi inviolable, que dans la plupart des autres pays de l’Europe. Pour que le cabinet anglais se décidât à restreindre les droits des propriétaires, irlandais, il a fallu que les droits de ces derniers lui parussent moins bien établis, moins absolus ou moins entiers qu’ailleurs. Bien plus, on pourrait dire que, si tant de sujets de la reine Victoria conseillent au gouvernement de porter la main sur la propriété des landlords irlandais, c’est au nom même de la propriété et de ses droits imprescriptibles. C’est là, dans les affaires irlandaises, un point capital sur lequel je demande la permission d’insister ; à certains égards, c’est en effet la clé de tout le bill de M. Gladstone. I La propriété est pour nous une religion qui, au milieu de l’ébranlement de toutes les croyances, demeure intacte ; les attaques dont elle est parfois l’objet ne font que rehausser notre attachement pour elle. Pour que la propriété nous semble inviolable, il suffit d’ordinaire qu’elle soit bien établie et nettement définie. C’est pourquoi il ne faut pas toujours juger des autres pays par ce que nous voyons autour de nous en France. La propriété foncière a, dans les différentes contrées, passé par des phases, par des formes très différentes, et bien que la civilisation tende à lui donner partout le même caractère, elle n’a pu, en Europe même, effacer toutes ces diversités. Si la propriété est une religion naturelle qu’on retrouve vivante au fond de toute société, c’est une religion dont les dogmes et les obligations sont encore loin d’avoir partout la même précision et la même netteté. Ceci est surtout vrai de l’appropriation individuelle du sol. Sous ce rapport, il y a eu dans notre Europe, à des époques très récentes, de grandes divergences de vues et d’usages, et quand il passe à l’étranger, un Français ne saurait toujours transporter au dehors les conceptions juridiques, de sa patrie ou de son temps. On a beaucoup discuté sur l’origine du droit de propriété. Dans la difficulté de fonder la propriété terrienne uniquement sur le travail, comme Bastiat, ou sur un contrat tacite, comme Kant, on a souvent dit qu’elle était fondée sur la loi qui la consacre. Il serait plus juste peut-être de dire qu’en dehors de l’utilité sociale, elle a sa base dans la coutume et la conscience populaire. Chez nous et chez tous les peuples où la propriété est nettement définie et solidement établie, la loi et la coutume sont d’accord sur ce grave sujet ; mais il est des pays où il n’en est pas de même, où les potions du peuple et les maximes des jurisconsultes, où la loi écrite et les traditions orales sont en conflit plus ou moins flagrant. Or c’est en réalité l’affligeant spectacle qu’offre depuis longtemps l’Irlande, c’est là qu’il faut chercher l’explication et la justification des procédés à l’apparence révolutionnaire recommandés au parlement par M. Gladstone. La raison de ce triste phénomène est, avant tout, dans l’histoire de l’Irlande, dans la manière dont la propriété s’y est formée, dans l’origine étrangère de la plupart des propriétaires, dans le souvenir d’une époque encore peu éloignée où la terre appartenait à d’autres mains et où la possession du sol était soumise à de tout autres règles. En faisant campagne contre la propriété foncière, et les landlords, les Irlandais de la landleague empruntent moins leurs armes aux idées révolutionnaires ou aux thèses socialistes du présent qu’aux réminiscences du passé et aux revendications de l’ancien droit et des anciennes coutumes. Sous ce rapport, les Parnell et les Dillon ne sont pas sans quelque lointaine analogie avec les Gracches. Dans leur guerre aux détenteurs actuels du sol, ils prétendent, eux aussi, combattre les usurpations successives des grands domaines et faire restituer au peuple ce qui n’a pu lui être légitimement enlevé. Le paysan irlandais, en effet, n’a jamais entièrement reconnu la propriété conférée aux landlords de l’île sœur par les lois de la Grande-Bretagne. Le tenancier, l’occupier, en cela semblable l’ancien serf russe, a toujours persisté à s’attribuer sur le sol un droit imprescriptible. Par suite, il n’a jamais admis que le landlord pût élever indéfiniment le prix de la terre, ni expulser de leur champ les laboureurs incapables de payer leurs redevances. A cet égard, il s’est conservé dans le peuple une conception du droit de propriété fort différente de celle sanctionnée par les lois britanniques. Ces dernières lui ont paru d’autant plus odieuses qu’à ses yeux les droits par elles consacrés ne reposaient que sur la force et la violence. La propriété des landlords, telle qu’elle se présente au paysan irlandais, lui apparaît depuis des générations comme le produit de la conquête et de confiscations séculaires dont le souvenir reste confusément vivant dans les masses. On sait que, dans nombre de districts, les Irlandais se rappellent à quelle époque et par quel procédé les familles actuellement en possession de la terre s’en sont emparées, que souvent, dans le voisinage du riche castle ou de la fastueuse mansion du seigneur d’une autre race ou d’une autre religion, vivent, en des huttes misérables, les descendans de l’ancien propriétaire ou de l’ancien chef irlandais jadis dépossédé par les Anglais ou les protestans. En fait, toute l’histoire de la terre et de la propriété en Irlande, ou mieux l’histoire de l’île elle-même, n’est qu’une suite ininterrompue de séquestrations et de confiscations, depuis les âges lointains où, durant trois ou quatre siècles, la domination anglaise restait confinée au pale des environs de Dublin jusqu’au jour où Elisabeth dépouillait les chefs des clans celtes du centre, où Jacques II, s’emparant des terres des O’Neil et des Tyrconnell, expulsait les indigènes pour entreprendre avec des colons anglais ou écossais la plantation systématique de l’île, où Cromwell distribuait entre ses soldats presbytériens, et Guillaume III entre ses partisans anglicans, les terres qui restaient aux catholiques. De pareilles spoliations, régulièrement enregistrées par l’histoire, ont peine à être couvertes par la prescription quand tout un peuple s’en croit victime. On ne saurait s’étonner que chaque génération tente à son tour de contester le droit des envahisseurs. La question agraire remplit en quelque sorte toute l’histoire d’Irlande ; durant quatre ou cinq siècles, tout l’effort des Anglais a été de s’emparer des terres irlandaises, et depuis qu’ils ont reconquis des droits politiques, les Irlandais, à leur tour, n’épargnent rien pour recouvrer la propriété ou la jouissance du sol. La source fréquemment impure de la propriété foncière n’est pas la seule cause du peu de respect qu’elle inspire en Irlande. Ailleurs aussi, en Angleterre notamment, la propriété territoriale peut reposer historiquement sur la conquête et la confiscation, mais en Angleterre, cette origine est plus lointaine et plus obscure. Les Bretons refoulés par les Anglo-Saxons, les Anglo-Saxons dépouillés par les Normands, n’ont conservé ni leurs titres de propriété ni le souvenir de la spoliation ; la race conquérante et la race conquise se sont mêlées et rapprochées dans l’état comme dans la religion. En Angleterre, le grand propriétaire n’est point, comme en Irlande, souvent un étranger, souvent un absent invisible qu’on ne connaît que par ses hommes d’affaires ; il réside sur ses terres, il est le patron, le protecteur-né de ses tenanciers, et si, pour agrandir ses parcs et ses terrains de chasse, il a souvent expulsé, à une époque récente, les familles qui vivaient autrefois sur ses domaines, ces dernières ont trouvé un refuge dans les villes et un abri dans le travail industriel. Tandis que le grand propriétaire anglais n’a directement affaire qu’à quelques fermiers d’ordinaire largement pourvus de capitaux, tous plus ou moins gentlemen et exploitant la terre au moyen de machines et d’un petit nombre d’ouvriers agricoles, le grand propriétaire irlandais, grâce au manque de capitaux et au peu de développement de l’industrie dans la plus grande partie de l’île, grâce surtout à une nombreuse population rurale toujours disposée à se disputer la terre, continue à louer ses domaines, par petites portions isolées, à de pauvres et ignorans paysans. Tandis qu’en Angleterre, la grande propriété s’est alliée aux grandes fermes, à la grande culture et aux procédés scientifiques, en Irlande, la grande propriété est généralement demeurée associée à la petite culture et à la routine avec les petites fermes. Le propriétaire irlandais, souvent éloigné (absentee) et étranger, ne fournit d’ordinaire rien au sol ni à ses fermiers, et se contente de toucher des fermages que l’extrême concurrence des bras lui a permis de porter à leur dernière limite. Dans les deux îles voisines, la concentration de la propriété en quelques mains a ainsi abouti pratiquement à des résultats tout différens, tant pour la terre et la culture que pour le cultivateur et la paix sociale. Et cette diversité de relations entre les deux classes rurales, entre le propriétaire et les fermiers, ne fait pas toute la différence. En dehors de ce morcellement des fermages, en dehors des petites tenures irlandaises et de tous les abus auxquels donne lieu un pareil mode d’exploitation, vis-à-vis de paysans placés par la nécessité dans une sorte de servage effectif, en dehors du vice originel de la conquête et de la confiscation, le propriétaire d’Irlande a, aux yeux de la plupart des Irlandais, un autre défaut que nous avons déjà fait pressentir. Les Anglais, en s’emparant à diverses reprises des terres de l’île, n’ont pas seulement dépouillé les anciens propriétaires indigènes, ils ont spolié la masse même du peuple en transformant à ses dépens l’ancien mode de propriété de façon que, sans tenir compte des chefs de clans autrefois dépouillés, la propriété irlandaise, telle qu’elle a été constituée par les lois britanniques, repose sur la confiscation des droits des masses rurales. D’après les traditions populaires, en effet, et d’après les recherches des historiens, la terre avant l’accaparement des colons anglais restait dans une sorte de communauté. Tous les membres du clan ou de la sept, liés par une parenté réelle ou supposée et portant le même nom, avaient un droit collectif sur les terres de la tribu dont ils jouissaient librement moyennant une redevance au chef. En substituant la législation britannique à la coutume celte, en reconnaissant aux seigneurs, anciens ou nouveaux, un droit de propriété absolu, les lois anglaises ont enlevé aux tenanciers tous leurs droits et privilèges, avec les garanties qu’ils tenaient de leurs aïeux et de la tradition nationale. La conquête anglaise a ainsi encore plus mal traité le bas peuple des campagnes que ses chefs et le paysan indigène que le seigneur irlandais. De l’état de copropriétaires du sol (joint-owners) les paysans, frustrés de leurs droite séculaires, ont été réduits par les lois anglaises à l’état de tenanciers sans droit sur les terres de leurs ancêtres, à l’état de tenants al will, qu’un propriétaire sans merci peut bannir d’un trait de plume. On a eu beau essayer d’en contester l’exactitude, ou d’en attribuer la ruine aux Irlandais eux-mêmes avant les diverses conquêtes anglaises, tel parait avoir été en réalité, jusqu’aux expropriations britanniques, le régime de tenure en usage en Irlande. Cela seul établirait une grande et manifeste différence entre les tenants irlandais et les fermiers anglais qui, n’ayant pas les mêmes souvenirs, ne peuvent avoir les mêmes prétentions. Sur ce point, la situation des paysans irlandais ne saurait être comparée qu’à celle de leurs congénères des highlands d’Écosse, qui, eux aussi, sont jusqu’au dernier siècle demeurés les associés de leurs chefs dans la propriété et ont été dépossédés par les lois anglaises, lesquelles ont légèrement transféré du clan à ses chefs la propriété des immenses : domaines de l’Écosse septentrionale. Selon le mot du poète, en Irlande comme en Écosse : The fertile plain, the softened vale Were once the birthright of the Gael. » Ce mode de tenure collective des paysans, sous la domination de seigneurs militaires qui touchaient d’eux des redevances en nature, s’est avec des différences de détails, rencontrée en bien d’autres contrées que l’Irlande et les pays celtes ; en bien d’autres pays aussi, les lois modernes, en supprimant les droits féodaux et le servage, ont pratiquement élargi les droits des anciens seigneurs et privé les paysans d’une partie de leurs privilèges et garanties. En Irlande seulement où le mode archaïque de tenure s’est prolongé dans son intégrité plus longtemps qu’ailleurs, en Irlande, où l’abrogation des anciennes coutumes a été opérée brusquement à diverses reprises par un maître détesté, le plus souvent au profit d’usurpateurs d’une autre race ou d’une autre religion, le peuple des campagnes a eu plus de peine à admettre cette révolution légale. Il ne s’est jamais résigné à la perte de ses droits à chaque occasion, il a prétendu les faire revivre par tous les moyens en son pouvoir. En fait, l’Angleterre, qui s’y est employée au moins depuis Jacques Ier, n’a jamais réussi à faire oublier aux Irlandais les anciennes coutumes et à installer pleinement, au-delà du canal de Saint-George, les usages britanniques. Toutes les lois et confiscations du monde, l’expulsion officielle de la masse des Irlandais au-delà du Shannon dans les tourbières de Connaught, n’empêchèrent pas le plus grand nombre des tenanciers indigènes de rester sur leurs terres ou d’y revenir et, même après Cromwell, de maintenir pratiquement dans l’Ulster une partie au moins de leurs anciens privilèges sous le nom de tenant-right. Aujourd’hui comme au XVIIe siècle, le tenancier irlandais se regarde comme le premier et légitime détenteur du sol ; il prétend tenir son droit d’occupation non du consentement d’un landlord, mais de la tradition et de la coutume. A ses yeux, le landlord, alors même qu’il serait le légitime seigneur de la terre, ne peut réclamer qu’une rente équitable et ne saurait bannir ses tenanciers des champs qu’ils cultivent. Ce droit que s’ attribuent les paysans irlandais sur la terre, la plupart ne peuvent guère aujourd’hui le revendiquer à titre personnel héréditaire, comme un legs direct de leurs ancêtres, mais peu importe. Ils ont beau avoir été souvent transportés d’un domaine ou d’un comté à un autre, ils ne s’en regardent pas moins comme investis d’un droit imprescriptible appartenant à la tribu dont ils sont les représentans, ou au peuple irlandais même. Ce tenant-right, non reconnu par la loi anglaise et accepté seulement par les propriétaires de l’Ulster, les tenanciers irlandais ont employé pour le maintenir toutes les armes en leur pouvoir. C’est pour sa défense qu’après avoir essayé de l’insurrection et de la guerre ouverte, ils se sont habitués à recourir aux embûches, aux guet-apens, au meurtre, à la guerre privée. Ne pouvant compter, pour la protection de ce qu’il regardait comme son droit sur les tribunaux et la justice régulière, le tenancier s’est appris à se faire justice à lui-même avec son fusil. Il s’est confédéré avec ses pareils, il a formé avec eux de vastes affiliations clandestines et de mystérieuses sociétés secrètes qui, sous des noms différens, ont à diverses époques dominé l’île et répandu la terreur dans les campagnes. Comme il y avait en Irlande deux droits opposés, fondés sur des prétentions d’ordinaire inconciliables, le droit du landlord, consacré par la loi anglaise, et le droit du tenancier, sanctionné par la tradition nationale, il y a eu deux justices, presque deux gouvernemens ayant chacun leur police, leurs tribunaux. Aux lois importées d’Angleterre avec les magistrats britanniques, le peuple des campagnes a opposé la coutume indigène, et, en face des hommes de lois et des troupes du gouvernement, se sont levées, sous le nom de ribboniens, de molly-maguire, de white-boys, les secrètes associations de paysans qui ont servi de base à la landleague actuelle et dont les décrets, rendus dans des cabanes enfumées ou dans des tourbières désertes, ont souvent été plus fidèlement exécutés que les lois du parlement de Westminster ou les édits du lord-lieutenant signés au château de Dublin. C’est ainsi que, pour le maintien de ses coutumes villageoises, l’Irlande rurale est devenue la terre classique des associations secrètes et des crimes agraires ; c’est ainsi que des paysans, d’ordinaire pieux et doux, ont pris l’habitude de recourir contre leurs maîtres au fusil et au meurtre et d’aller chasser à l’affût, derrière une haie ou un buisson, les propriétaires désignés par la colère des ribbonniens ou des molly-maguire. Les campagnes d’Irlande ont eu à l’encontre du gouvernement leur code pénal comme leur code civil, et le paysan a exécuté les barbares arrêts de sa grossière Sainte-Vehme avec aussi peu de scrupule que les sentences d’un tribunal régulier et avec une impunité d’ordinaire assurée par la complicité active ou les sympathies latentes de la plupart de ses compatriotes. C’est ainsi que, faute de témoins pour dénoncer le coupable ou faute d’un jury pour oser le condamner, les tribunaux se sont fréquemment trouvés impuissans devant les crimes les plus avérés, et que chaque fois qu’une disette a accru les souffrances et les rancunes populaires, il a fallu placer l’Irlande sous une dictature. Singulière et lamentable situation d’un peuple au fond honnête et droit et dans son for intérieur en révolte permanente contre une loi ou une autorité qu’il ne peut attaquer à découvert. C’est cette question agraire, toujours vivante dans l’île sœur, qui a rendu si difficile et précaire le jeu des lois et des institutions britanniques. Grâce à la résistance obstinée des vieilles coutumes et des traditions nationales, la liberté politique et les formes protectrices de la justice anglaise se sont montrées incapables de garantir la vie et la propriété, incapables de maintenir en Irlande la sécurité publique, si bien qu’après une expérience séculaire et des désillusions répétées, on a vu des libéraux anglais proclamer que le grand tort de l’Angleterre avait été de vouloir gouverner l’Irlande avec ses propres lois et son propre esprit, comme une partie intégrante du peuple britannique, au lieu de l’administrer autoritairement à la façon d’une colonie asiatique, de l’Inde ou de Ceylan. En dehors de la reconnaissance des prétentions indigènes, il ne peut y avoir en effet, en Irlande, que guerre, crimes, confusion, lois répressives et dictature. C’est ce qu’a compris le vieil homme d’état aujourd’hui placé à la tête du gouvernement anglais. Pour refréner les attentats des paysans et les périlleuses excitations de la landleague, le cabinet anglais a, un peu tard par malheur, fait voter le bill de coercition ; mais, en gouvernement pour lequel le titre de libéral n’est pas seulement une séduisante enseigne, il n’a point mis toute sa confiance dans les mesures de répression. Non content de s’en prendre aux manifestations extérieures du mal, il a voulu s’attaquer aux causes mêmes de l’agitation irlandaise. En même temps qu’il faisait arrêter M. Dillon et les plus violens provocateurs des troubles agraires, le cabinet anglais a cherché à faire disparaître les griefs signalés par M. Dillon et la landleague. A l’inverse de leurs prédécesseurs, M. Gladstone, M. Bright, M. Forster n’ont pas cru que tout fût terminé avec la force ou que la violence et les crimes qui les accompagnent eussent enlevé tout fondement aux plaintes et aux revendications des Irlandais. Ils ont compris que l’appel incessant des paysans de Connaught ou de Munster à l’incendie et à l’assassinat, que le boycottage et la terreur rurale ne sauraient prendre fin qu’au jour où cesserait le vieux conflit entre la loi et la conscience populaire, entre le droit juridique officiel et la coutume traditionnelle, et ce conflit, ils ont décidé d’y mettre un terme en abandonnant le point de vue exclusif des landlords, pour faire du gouvernement un arbitre entre les deux parties. Après être resté durant des siècles sourd aux revendications des villageois de l’Irlande, le parlement de Westminster a été invité à reconnaître officiellement le tenant-right irlandais et à en assurer pratiquement le libre exercice. Telle est la raison et tel est le but du bill agraire de M. Gladstone ; si les plaies séculaires de la vieille île catholique sont déjà trop envenimées pour être guéries par un pareil traitement, on n’en saurait rejeter la faute sur les promoteurs du bill. II Pour entrer dans cette voie de conciliation, M. Gladstone n’avait pas attendu la récente épidémie de crimes agraires qui, depuis la disette des deux ou trois dernières années, a désolé l’Irlande. En 1870, le cabinet libéral avait fait voter par le parlement un bill qui était un premier pas dans cette voie. Par l’acte de 1870, le droit des tenanciers, jusque-là ignoré des lois anglaises, avait, dans une certaine mesure, été reconnu pour les contrées au moins comme l’Ulster, où, en dépit des juristes anglais, le tenant-right avait su se maintenir pratiquement. En 1880, quelques semaines à peine après son retour au pouvoir, M. Gladstone avait fait un pas de plus ; il avait fait voter à la chambre des communes le Compensation for disturbance bill qui étendait à toute l’Irlande le bénéfice de l’acte de 1870 et garantissait le tenancier contre les évictions arbitraires. Cet acte de Compensation for disturbance, lord Beaconsfield parvint à le faire repousser par les pairs, mais le rejet de ce bill n’a fait que donner une nouvelle impulsion en Irlande à l’agitation de la landleague et aux crimes agraires : beaucoup de ceux qui s’en félicitaient l’an dernier déplorent aujourd’hui cette dernière victoire de l’auteur de Coningsby et l’Endymion. Le projet de loi, naguère repoussé par les lords, est revenu dans les salles gothiques de Westminster, non point amendé et réduit, mais singulièrement élargi et incontestablement soutenu par l’opinion publique des trois royaumes. Le principe du nouveau bill est, comme nous l’avons dit, la reconnaissance officielle du tenant-right. Loin d’être, comme on l’imagine souvent à l’étranger, une invention du législateur s’immisçant entre le propriétaire et le fermier pour conférer de toutes pièces à ce dernier des privilèges insolites, le bill de M. Gladstone ne fait que sanctionner des prétentions anciennes et donner une valeur légale à des droits qui souvent, dans l’Ulster, par exemple, s’exerçaient pratiquement en dehors ou en dépit des lois officielles. Après avoir tenté, durant deux ou trois siècles, d’implanter ses lois en Irlande, l’Angleterre confesse que les lois britanniques n’ont pas su triompher des coutumes nationales ; n’ayant pu conformer les usages et les faits à la loi, le parlement a décidé de modeler la loi sur la coutume et de mettre la légalité d’accord avec les faits. Avec le bill et le tenant-right revit l’ancien droit celte, non plus au profit collectif de la sept ou de la tribu indivise, mais au profit individuel du tenancier, de l’occupier actuel. Le bill admet implicitement que le tenancier irlandais n’est pas un simple fermier, tenant son droit d’un contrat avec le landlord, mais bien le copropriétaire du sol ayant sur le champ qu’il cultive un droit personnel et héréditaire. De cette copropriété, de cette joint-ownership du tenancier et du landlord découlent la plupart des articles du bill ; ils se déduisent aussi logiquement du principe que les corollaires d’un théorème de géométrie. Toutes les clauses du bill ont pour but de régler dans la pratique l’exercice de ce double droit de deux personnes et de deux classes différentes sur la même terre. Et d’abord, le tenancier étant reconnu copropriétaire, il n’y a plus d’expulsion, plus d’eviction, selon le terme anglais, alors même que le tenancier n’acquitterait pas son fermage ou mieux ses redevances. Dans ce système, en effet, il n’y a plus réellement ni propriétaire, ni fermier, ni fermage, au sens français ou au sens anglais. Si le tenancier doit au landlord une rente annuelle, cette rente représente la part d’intérêt qui revient au seigneur pour son droit de copropriété dans le sol ; mais, quand le tenancier n’acquitterait pas ses redevances, il n’en conserve pas moins intact son propre droit sur la terre. Aussi le tenant ne saurait-il être évincé que par une véritable expropriation dont le bill indique la procédure. Le tenancier, celui que la loi persistait hier encore à considérer comme un tenant at will, pourra bien, en certains cas, s’il ne paie pas sa rente ou s’il dégrade la terre, être expulsé de son champ, mais cette mesure ne devra, être ordonnée que par un tribunal qui, pour éloigner le tenancier, lui enjoindra de vendre son tenant-right soit aux, enchères, soit de gré à gré. Le propriétaire, ou plus exactement le landlord, n’aura dans ce nouveau mode d’éviction d’autre privilège qu’un droit de préemption. S’il rachète le tenant-right, il recouvrera avec la pleine propriété la libre disposition de son domaine. Dès qu’on lui reconnaît un droit de propriété, le tenant doit pouvoir céder ou vendre ce droit à autrui sans le consentement du landlord. Le bill de M. Gladstone ne recule pas devant cette conséquence. Le tenancier est libre de vendre son tenant-right, dans ce cas seulement, comme dans le précédent, le landlord conserve un droit de préemption. Toutes ces clauses, on le voit, ne sont que la rigide application du principe. Dans le système de la joint-ownership, le point délicat, et en même temps le point capital, c’est naturellement la fixation des redevances oui de la rente des terres. Le landlord n’ayant plus la pleine propriété du sol, n’ayant plus même le droit de choisir à volonté les hommes auxquels est confiée la culture de son domaine, il n’y a plus de libres baux, plus de libres contrats, pas plus qu’il n’y a de vrai loyer des terres. A qui s’adresser pour déterminer le chiffre de la rente que le tenancier doit payer à son associé dans la propriété du sol ? Dans une pareille situation, il n’y a, semble-t-il, qu’un arbitre désintéressé qui puisse trancher la question, et cet arbitre ne peut être qu’un tribunal. Aussi, malgré la juste répugnance des Anglais à faire intervenir l’état dans les affaires et les conventions privées, le bill a-t-il confié à une cour spéciale la difficile mission de décider le montant de la rente, que le tenancier doit continuer de payer au seigneur. La rente devra être fixée pour quinze ans au moins, et le taux n’en pourra être modifié sans l’assentiment de la cour par laquelle il aura été établi. Tel est dans ses grandes lignes ce bill agraire qui, par son inspiration comme par ses conditions, est assurément une des œuvres législatives les plus singulières de notre siècle. Ces clauses principales sont accompagnées de nombreux articles complémentaires ou accessoires, que nous ne pouvons ni exposer ni même résumer ici. Indépendamment des modifications qu’y peut introduire le parlement, on comprend qu’une pareille loi soit nécessairement compliquée, car le principe de la copropriété du landlord et du tenancier une fois admis, il est souvent malaisé de régler dans la pratique l’exercice de ce droit simultané de deux personnes souvent hostiles sur le même fonds de terre. Envisagé dans ses dispositions capitales, le bill de M. Gladstone ne fait guère, comme nous l’avons remarqué ailleurs, qu’adopter un système depuis longtemps préconisé par de nombreux Irlandais et connu des deux côtés du canal Saint-George sous le nom bizarre des trois f. On sait quels sont les trois termes de la formule populaire qui, sous cette rubrique mnémotechnique, résume les principaux vœux des tenanciers d’Irlande : fair rent, fixity of tenure, free sale, c’est-à-dire rente équitable, fixité de la tenure, libre vente du tenant-right. Le but principal ou le plus prochain du bill de M. Gladstone, c’est bien d’atteindre à cette fair rent, à cette juste rente réclamée par les tenanciers. D’après les renseignemens les plus impartiaux, il est certain qu’un grand nombre de propriétaires irlandais avaient abusé de leur autorité et de la concurrence des bras pour élever d’une manière excessive le fermage de leurs terres alors même que ces terres, défrichées par le tenancier, devaient presque toute leur valeur à ce dernier. Il en résultait que la rente des terres était souvent démesurée, que dans les mauvaises années, si fréquentes dans l’île, le tenancier, hors d’état d’acquitter sa dette, était condamné à être expulsé après avoir vu saisir son maigre avoir, ou à demeurer à perpétuité avec sa famille le débiteur insolvable de son maître. Pour mettre fin à une situation qui plongeait la plus grande partie de la population rurale dans la misère, le gouvernement, nous l’avons vu, n’a trouvé d’autre remède que l’intervention de l’état représenté par un tribunal spécial. Certes une pareille ingérence est délicate et, pour s’exposer en connaissance de cause aux abus qu’elle peut entraîner, il faut qu’on n’ait pas d’autres moyens d’éviter les abus du passé. Comment, disent les adversaires du bill, déterminer d’avance pour une période de quinze années la rente annuelle que devra payer le tenancier ? Quelle sera la base de cette fair rent en dehors de la loi naturelle de l’offre et de la demande ? Comment satisfaire l’une des deux parties sans léser l’autre ? et n’est-ce pas un procédé périlleux et suranné que de faire fixer par l’état le prix et la valeur du sol, que de lui faire taxer la terre, alors que, dans les pays les plus civilisés, on renonce à laisser taxer le pain et la viande ? Ce que le bill supprime ainsi d’un trait de plume, c’est la liberté des transactions, la liberté des contrats, c’est-à-dire le principe de la liberté économique qui a fait la force et la prospérité de l’Angleterre. Cette considération est celle qui a valu au bill le plus d’opposition, c’est elle surtout qui, parmi les amis mêmes de M. Gladstone, a produit certaines défections et qui, à la veille du combat, a entraîné, jusqu’au sein du cabinet, la désertion d’un ministre, le duc d’Argyll. À cette objection, dont la gravité ne saurait être méconnue, que répondent les promoteurs ou les défenseurs de la loi agraire ? Ils répliquent en arguant de la nécessité qui ne laisse pas le choix des procédés, mais au lieu de s’en tenir à ce suprême argument, ils font remarquer, non sans quelque raison, qu’au fond l’atteinte portée par le nouveau bill à la liberté des transactions est moins réelle qu’apparente. La liberté des contrats ! s’écrient les avocats du peuple irlandais, elle n’a guère jamais été en Irlande qu’une fiction juridique ou un mensonge légal ; inscrite dans la loi, elle n’existe point dans la pratique, elle ne ferait que couvrir l’arbitraire du landlord et les exactions de ses agens vis-à-vis de paysans, contraints par la misère de se résigner à toutes les conditions qui leur sont imposées pour la jouissance de la terre, leur unique gagne-pain. Dans son impuissance à résister à la pression du maître, le paysan souscrit malgré lui à toutes les exigences, peu préoccupé de faire banqueroute à ses engagemens, en cas de mauvaise récolte et d’impossibilité. « En fait, me disait ce printemps à Dublin un Irlandais, sous ce prétendu régime de la liberté des contrats, la plupart des tenanciers étaient tombés à l’état de serfs ou d’esclaves, et le despotisme du landlord en Irlande, comme l’absolutisme du tsar en Russie, n’était tempéré que par l’assassinat. » Quelque exagérées que pussent souvent sembler de telles vues, car en Irlande aussi on cite de généreux et bienfaisans propriétaires, il y avait assurément dans ces doléances une part de vérité, et le gouvernement officiellement chargé de la cure de pareilles plaies a pu, faute d’autres remèdes, se croire autorisé à recourir à la dangereuse panacée de l’intervention de l’état. Cette ingérence du reste, les ministres n’ont cessé de le répéter, ne doit pas s’exercer dans un seul intérêt, elle doit respecter à la fois les droits des deux parties : si la cour spéciale peut diminuer la rente là où l’avarice du landlord l’a portée à un taux exagéré, la même cour peut relever la rente là où l’intimidation de la landleague ou des sociétés secrètes l’auraient abaissée outre mesure aux dépens du landlord. Les deux classes en lutte pourraient ainsi se féliciter également d’avoir trouvé dans l’état un arbitre impartial. Peut-être cependant, au lieu de déférer à une cour de justice la fixation du taux normal des redevances, M. Gladstone eût-il mieux fait de ne laisser intervenir l’état et le juges qu’en cas de désaccord des intéressés. Avec la rente équitable (fair rent), ce que réclame avant tout pour le tenancier la formule populaire des trois f, c’est la fixité de la tenure. Ce point, consacré en fait par la coutume de l’Ulster, n’est pas expressément mentionné dans le bill ; mais dans la pratique cette fixité est indirectement garantie au tenancier, aussi longtemps du moins qu’il acquittera la rente fixée par la cour spéciale. Comme le bill interdit l’éviction simple, l’expulsion du tenancier, entraînant le rachat du tenant-right, ne sera autorisée qu’après de longues et dispendieuses formalités. Quant au troisième et dernier terme de la formule des trois f, free sale, il occupe une grande place dans le bill déposé par M. Gladstone. Ce free sale, libre vente, nous l’avons dit, s’applique moins à la terre elle-même qu’au tenant-right. Sous ce nom ce qu’on demande pour le fermier, c’est la faculté de céder librement à autrui son droit de copropriétaire du sol. Cette faculté était encore admise dans la pratique par la coutume de l’Ulster, qui à quelques égards a servi de type ou de modèle au bill agraire. Dans l’Ulster, la plus prospère, on le sait, des quatre grandes provinces de l’Irlande, le tenancier pouvait, si cela lui convenait, vendre à autrui son tenant-right ou son droit d’occupation, mais pour cela il devait avoir le consentement du landlord. Si la coutume ne permettait pas à ce dernier de refuser capricieusement son approbation, elle n’autorisait pas non plus le tenancier à se substituer vis-à-vis du landlord un homme sans moralité ou sans moyens d’exploiter la terre. Bien plus, la coutume de l’Ulster ne permet pas toujours au tenancier d’accepter de son successeur le prix le plus élevé qu’on lui offre pour son droit d’occupation. En vendant son tenant-right, trop cher, le tenancier sortant peut en effet appauvrir le tenancier entrant et nuire indirectement à la terre et au landlord. Toute vente trop élevée du tenant-right aboutit, en effet à un empiétement du tenancier sur les droits de son copropriétaire, le landlord. La cession du droit d’occupation du sol ne semble pouvoir s’exercer sans inconvénient que sous certaines règles et certaines restrictions, et cela non-seulement dans l’intérêt du landlord, mais dans l’intérêt des masses rurales elles-mêmes. Peut-être à cet égard le nouveau, bill agraire n’a-t-il pas pris toutes les précautions désirables. Affranchie de toute entrave, sans autre limite que le droit de préemption reconnu au landlord, la faculté de libre vente risque à la longue de tourner au détriment du peuple des campagnes, au nom duquel on la réclame aujourd’hui. Sous ce rapport, les critiques dirigées contre les trois f et les revendications irlandaises par un spirituel écrivain français paraissent en grande partie fondées. Pour apprécier les conséquences du free sale ou du free trade appliquées au tenant right, il ne faut point oublier que l’Irlande compte une nombreuse population agricole fréquemment à l’étroit sur un sol souvent pauvre. De là naturellement une grande concurrence entre toutes les familles, qui se disputent les petites fermes. Cette concurrence, c’était, avec l’ancien système, la où le tenant-right n’était pas reconnu, le propriétaire qui en avait tout le bénéfice. Après le bill, sous la régime du free sale, ce sera l’inverse, ce sera le tenancier qui en profitera, et moins riche, moins cultivé est ce dernier, plus il sera tenté d’abuser de sa situation pour vendre son droit le plus cher possible, pour faire payer la terre à son successeur un prix bien supérieur à la valeur ou au revenu de la terre. On perd parfois de vue qu’en Irlande tous les hommes qui vivent de l’agriculture ne sont point des tenanciers placés à la tête d’une ferme. A côté ou au-dessous de ces privilégiés, il y a une classe nombreuse d’ouvriers, dont les intérêts ne concordent pas toujours avec les leurs. Ces journaliers, ces mercenaires, forment la dernière assise de la population. Par les mœurs et l’éducation comme par les relations de famille, ils diffèrent peu des petits, fermiers et bien que parfois victimes de ces derniers, ils font aujourd’hui cause commune avec eux dans l’agitation de la land league et la guerre au landlordisme. Ces ouvriers n’en ont pas moins des intérêts distincts ; on peut en leur nom soulever une nouvelle question agraire, et déjà les adversaires du bill, actuel, ceux qui le trouvent insuffisant, comme M. Parnell, ou excessif, comme les conservateurs, se plaisent à mettre en avant dans leurs critiques l’intérêt de ces valets de ferme, sans droit reconnu sur le sol, que landlords et fermiers sont libres d’exploiter, et qui, suivant un mot cruel, n’exploitent eux-mêmes personne parce qu’ils n’ont personne au-dessous d’eux. Malheureusement il est plus facile de plaindre cette couche inférieure de la population irlandaise que d’indiquer des mesures efficaces en sa faveur. Une chose toutefois paraît établie, c’est qu’elle a moins à gagner qu’à perdre à la libre vente du tenant-right. Plus ce dernier sera cher et moins facile lui sera l’accès de la terre et de la propriété. A l’abri du free sale, en effet, il risque de se former, entre le landlord et l’ancien tenancier, une classe intermédiaire victime de l’avidité du dernier. Il y a dans certaines régions de l’Irlande des cultivateurs ou sous-fermiers qui ne tiennent pas la terre directement du propriétaire légal, mais du tenancier, lequel leur en a cédé ou sous-loué la jouissance à un prix souvent bien supérieur au prix qu’il payait lui-même au landlord. S’il ne s’agissait que de rembourser au fermier sortant les dépenses qu’il a faites pour l’amélioration du sol, la vente du tenant-right aurait peu d’inconvéniens, et la valeur en serait relativement fixée sans grande difficulté ; mais il s’agit de la cession du droit d’occupation, du droit de copropriété du tenancier, et cette vente peut, dans la pratique, conduire à de singuliers abus et finir par déjouer les généreuses intentions des promoteurs du bill. Au lieu d’être toujours en naturelle connexité, les deux termes d’ordinaire associés dans la formule des trois f, le fair rent et le free sale, la rente équitable et la libre vente du tenant-right peuvent souvent se trouver en conflit et s’exclure mutuellement. Un lord d’Irlande en a fait la remarque dans une lettre au Times. Le free sale, si on ne lui impose des limites, doit détruire le fair rent, car si le tenancier est libre de vendre son droit d’occupation, il le vendra le plus cher possible à un successeur qui souvent sera hors d’état de servir à la fois la rente du propriétaire et l’intérêt du capital versé à l’ancien tenancier. Qu’importe que l’état fixe à bas prix la rente du sol si, pour la jouissance de son champ, le laboureur paie d’ailleurs une lourde redevance à son prédécesseur ? Un des reproches faits au bill, c’est qu’en restreignant le droit des landlords, il tend plus ou moins à les désintéresser de la terre, à les transformer en simples toucheurs de rente et, par suite, en parasites. Or la libre vente du tenant-right tend à créer à la longue, au-dessous des landlords actuels, une seconde classe de toucheurs de rente et de parasites, n’ayant plus aucun intérêt dans l’amélioration des terres dont ils tireront un revenu. Ainsi risque de se former à la faveur même du bill et des trois f, avec de nouvelles catégories de rentiers greffés sur le sol, un nouveau prolétariat rural, accablé, malgré la protection de l’état, d’écrasantes redevances, surchargé d’un double fermage, incapable de payer le landlord après avoir dû payer l’ancien tenancier, et naturellement disposé à rejeter sur l’état et sur la loi la responsabilité de sa misère. Bien que naturellement fondé sur le principe de la copropriété, ce droit de libre vente du tenant-right, s’il n’est pratiquement resserré en d’étroites limites, peut de cette façon donner lieu à de cruelles déceptions. C’est là certainement un des points sur lesquels devront porter l’attention et la prévoyance du parlement. III L’ordre de choses établi dans l’île sœur par le nouveau bill sera, on le voit, bien différent de tout ce que nous connaissons en France. La loi agraire, présentée à la fois comme une nécessité du présent et une réparation du passé, tend à restaurer en Irlande des droits et des rapports juridiques presque partout disparus ailleurs. C’est l’ancien droit patriarcal ou féodal, modifié par l’immixtion du pouvoir central, qui va revivre à nos yeux dans l’île de saint Patrick. Or, en laissant de côté les intérêts de la terre et de la culture, tout système de ce genre a forcément deux défauts ; le premier, c’est la complexité des droits de propriété et des relations agraires ; le second, plus grave encore, c’est de perpétuer l’antagonisme des deux intérêts et des deux classes qu’on prétend ainsi réconcilier. Après le vote du bill, le landlord et le tenant seront plus que jamais en lutte. La grande différence, on pourrait presque dire le seul progrès réel, c’est qu’entre les deux adversaires il y aura désormais un arbitre : l’état et la cour spéciale instituée par l’état. Malheureusement cet avantage même devra être acheté au prix d’un grave inconvénient. Si précise, si prévoyante que puisse être la nouvelle loi, le règlement des droits des deux parties donnera lieu à des difficultés et à des contestations fréquentes, à ce point qu’un Irlandais n’a pas craint de prédire que le principal bénéfice du bill ne serait pas pour le tenant, mais pour les gens de loi. Les complications soulevées par l’application du bill sont telles que, parmi les propriétaires d’Irlande, plusieurs eussent préféré voir le gouvernement recourir à des mesures en apparence plus radicales et plus spoliatrices, se rallier par exemple au système préconisé par M. Parnell et la landleague. On connaît les procédés, de pacification recommandés par la ligue agraire ; ce n’était rien moins que l’expropriation en masse des landlords au profit des tenanciers, sauf à donner aux premiers une indemnité dont le gouvernement eût fait l’avance et que les fermiers, devenus free holders ou libres propriétaires, eussent remboursée au gouvernement par annuités échelonnées sur une période de trente ou quarante ans. Un pareil système eût eu l’avantage de trancher la question en faisant disparaître l’une des deux classes qui se disputent la terre. L’opération conseillée par M. Parnell avait à l’étranger un modèle signalé et glorifié par les chefs de la landleague, je veux parler des lois agraires de l’empereur Alexandre II, en Russie, lors de l’émancipation, et en Pologne, à la suite de l’insurrection de 1863. Par malheur pour M. Parnell et ses amis, le gouvernement britannique avait, en dehors de sa répugnance peur des mesures aussi radicales, plusieurs raisons de ne pas imiter le défunt tsar russe. Si, à l’inverse de ce qui se passe en Irlande, le gouvernement avait rencontré ses principaux adversaires dans l’aristocratie territoriale de l’île, peut-être se fût-il décidé à copier la Russie en Pologne, à tenter l’expropriation partielle ou totale des landlords ; mais l’Angleterre semble au contraire, politiquement intéressée à maintenir en Irlande l’influence de la seule classe qui lui soit généralement dévouée. Il y avait contre le système d’expropriation une raison d’un autre genre mais non moins grave, c’était la crainte que l’Angleterre ne fût un jour obligée d’appliquée chez. elle les procédés d’expropriation inaugurés en Irlande. Enfin, contre le système de M. Parnell se dressait un autre argument et non le moins puissant pour un financier comme M. Gladstone et pour un peuple pratique et matter of fact comme le peuple anglais. L’expropriation des landlords pour cause d’utilité publique eût fatalement engagé les finances de l’état. On a beau dire que l’état n’eût fait aux tenanciers qu’une avance qui lui eût été remboursée par annuités, le recouvrement de ces avances, de la part de paysans souvent appauvris et mécontens, eût en Irlande plus encore qu’en Russie, présenté de singulières difficultés. L’état eût peu gagné en popularité à prendre la place des landlords pour se faire le créancier des villageois ; puis, malgré leur désir de pacifier la vieille île celte, les Anglais sont peu disposés à obérer le trésor dans l’intérêt de leurs voisins de l’Ouest. Cette répugnance des Anglais à faire des sacrifices pécuniaires pour l’Irlande explique en partie le refus du gouvernement d’accorder une indemnité aux landlords irlandais pour les droits dont il les dépouille. Les propriétaires accepteraient pour la plupart le principe du bill, si une pareille indemnité leur était concédée, au point de vue juridique, au point de vue du droit anglais, une telle compensation n’aurait rien que d’équitable. Il est certain que le nouveau bill empiète sur les droits de propriété reconnus et garantis aux landlords par les lois britanniques. Quand les promoteurs du bill disent qu’ils ne présentent aucune mesure de confiscation, mais au contraire une mesure de réparation en faveur du tenancier dont le landlord a peu à peu usurpé les droits, il s peuvent avoir historiquement raison, mais il n’en est pas moins vrai que cette usurpation séculaire du landlord avait été sanctionnée sinon provoquée par les lois de la Grande-Bretagne. En modifiant la loi au profit du tenancier, il semblerait donc plus conforme aux principes d’attribuer un dédommagement à celui auquel hier encore la loi reconnaissait la pleine et entière propriété du sol. Pour se refuser à toute indemnité de ce genre, M. Gladstone et ses amis se placent de préférence sur le terrain pratique ; ils soutiennent qu’en fait, le nouveau bill ne portera aucun préjudice aux landlords, que, loin de léser leurs intérêts, il les servira. Si hardie que semble une pareille assertion, elle n’est pas absolument chimérique. Appliqué avec impartialité et prudence, le bill peut en effet assurée aux landlords irlandais des revenus plus réguliers et, si parfois il doit diminuer le taux de leur rente, il en peut faciliter la perception, souvent impossible aujourd’hui. Ce qu’ils perdraient d’un côté, ils pourraient ainsi le regagner de l’autre, et la situation actuelle est si mauvaise, pour les personnes comme pour les biens, que le plus grand nombre des propriétaires se soumettraient volontiers au bill s’ils étaient certains de toucher régulièrement leurs revenus diminués et de voir mettre un terme aux provocations de la landleague, aux crimes agraires et au boycottage. Cette certitude, les landlords irlandais et le gouvernement peuvent-ils l’avoir ? Pour n’en point douter, il faut être bien optimiste. Si le système des trois f, consacré par le bill, peut fonctionner, il en résultera presque inévitablement à la longue de nouvelles doléances, de nouvelles haines, de nouveaux embarras. Ce système, aujourd’hui conforme aux aspirations du peuple, pourra être un jour dénoncé comme suranné et barbare, comme oppressif et injuste par ceux mêmes qui en demandent aujourd’hui l’application. N’est-il pas à craindre en effet, qu’une fois assuré de la fixité de la tenure, le tenancier ne s’habitue de plus en plus à se regarder comme le seul et vrai propriétaire ? N’est-il pas à craindre qu’il n’en vienne de plus en plus à considérer la rente annuelle qu’il devra servir au landlord comme une sorte de tribut levé par un maître étranger ou un inique droit féodal, dont il réclamera l’abrogation ? Ce régime, emprunté à des notions et à des coutumes d’un autre âge, semble ainsi ne pouvoir s’établir que pour être bientôt mis en question par ceux mêmes qui en doivent bénéficier. Après l’avoir réclamé au nom des droits et des coutumes du passé, on le combattra un jour au nom des intérêts et des idées du présent. Aussi le bill ne peut-il être regardé que comme un compromis provisoire ou une mesure de transition : il ne donne pas à la question agraire une solution, il la prépare plutôt. Les promoteurs du bill me semblent au fond ne l’avoir pas envisagé autrement. Ils sentent eux-mêmes les complications de leur système, ils comprennent la difficulté de le faire durer indéfiniment. Aussi le bill est-il le premier à ouvrir aux intéressés une porte de sortie. On a vu qu’en rachetant le tenant-right, le landlord pourra recouvrer la pleine propriété de son domaine. Ce n’est pas là évidemment la solution définitive qui a les préférences des promoteurs de la loi, c’est au profit du tenancier plutôt que du landlord qu’ils désirent voir dénouer d’ordinaire le lien gênant de la copropriété. Pour cela, le bill reconnaît au tenancier la faculté de racheter lui aussi le droit du landlord et, pour lui faciliter la complète acquisition du sol, M. Gladstone n’a pas craint de conseiller l’intervention directe de l’état et du trésor, sous forme d’avances faites aux paysans acquéreurs de terre. Le bill termine ainsi par un emprunt partiel aux idées de M. Parnell, avec cette différence que le transfert de la propriété du landlord au paysan devra se faire d’un commun accord et non par expropriation. Une commission gouvernementale sera chargée d’acheter des terres aux landlords disposés à se défaire de leurs domaines, pour revendre ces terres aux tenanciers en leur avançant les trois quarts de la somme du prix de vente. Dans cette opération, l’Angleterre ne ferait guère qu’imiter les lois agraires de la Russie, où le trésor a avancé aux paysans émancipés les quatre cinquièmes de la somme exigée pour le rachat des terres de l’ancien seigneur. En Russie, on le sait, les ukases de 1861 avaient donné à l’ancien seigneurie droit d’exiger des paysans le rachat de leur lot. Certains propriétaires d’Irlande, inquiets de l’avenir que leur réserve le bill, eussent voulu eux aussi que la nouvelle loi reconnût au landlord le droit d’exiger des tenanciers ou de l’état le rachat immédiat de ses terres. C’eût été assurément le moyen le plus rapide de mettre fin aux relations compliquées du tenant-right, mais le gouvernement n’est pas disposé à entrer dans cette voie. Il a refusé de contraindre le tenancier au rachat, comme il avait refusé de contraindre le landlord à la vente. Peut-être aussi le cabinet craindrait-il d’engager dans une trop forte proportion les finances de l’état. Quoique le trésor n’offre aux tenanciers pour l’acquisition du sol qu’un concours éventuel et partiel, des appréhensions plus ou moins sincères se sont fait jour à ce sujet dans le parlement. Un membre de la chambre des communes, sir John Hay, si je ne me trompe, a calculé que les avances auxquelles l’état pourra être appelé par les tenanciers pourraient s’élever à plus de 200 millions de livres, soit à plus de 5 milliards de francs et que, pour transformer en propriétaires libres les quatre cent mille tenanciers de l’Irlande, il faudrait en outre débourser plus de 1 milliard et demi en achat de terres incultes. Les partisans du bill ont, croyons-nous, raison de ne pas se laisser effrayer par de tels calculs. Le rachat des terres étant facultatif ne procédera probablement qu’avec lenteur, et peut-être un jour trouvera-t-on utile d’en hâter le progrès par quelques nouvelles mesures législatives. Le landbill de 1870 contenait, lui aussi, plusieurs clauses pour faciliter, avec le concours de l’état, la diffusion de la propriété en Irlande. Or, sous ce rapport, comme sur plusieurs autres, le bill de 1870 n’a pas donné tous les fruits qu’on semblait en espérer. Malgré les facilités qu’elle offre au tenant pour devenir pleinement propriétaire, la nouvelle loi laissera peut-être, elle aussi, plus d’une déception. Une fois assuré, grâce au bill, de jouir tranquillement de son champ moyennant une faible redevance, il est douteux que le tenancier montre toujours beaucoup d’empressement pour acquérir, avec la pleine propriété du sol, le titre de free holder. Malgré tous les encouragemens du gouvernement, ces achats de terre par le tenancier semblent de voir rester peu nombreux ou ne de voir procéder qu’avec une grande lenteur. Une seule chose pourrait les hâter ou les généraliser, et cette chose, le gouvernement ne peut la souhaiter ; je veux parler des ennuis ou des embarras infligés aux propriétaires par le bill. A moins que les landlords ne soient contraints à céder leurs droits à vil prix, le tenancier sera peu enclin a payer de ses deniers la propriété d’une terre qu’il s’habituera de plus en plus à regarder comme sienne, et dont certains démagogues ne manqueront point de lui promettre l’acquisition gratuite. Un des inconvéniens, en effet, de toutes les lois agraires, alors même qu’elles sont le plus justifiées, c’est de fomenter de nouvelles prétentions dans le peuple, d’alimenter les convoitises, de faire espérer plus encore qu’elles ne donnent. Si favorable qu’il semble au tenancier, le bill actuel ne saurait réaliser tous les rêves entretenus par la landleague, et ce serait sans doute être plus confiant que les promoteurs mêmes de la loi que d’en attendre la fin de toutes les illusions et la cessations absolue de toute agitation agraire. Quelle que soit l’efficacité pratique des procédés recommandés par M. Gladstone, la transformation du tenancier en propriétaire est la lointaine perspective qu’ouvre le bill à l’Irlande. Sur ce point, le gouvernement est d’accord avec la landleague, d’accord avec la plupart des écrivains politiques des trois royaumes. Pour presque tous, en effet, le but est le même ; les avis ne différent que sur le chemin à suivre, non pas que tous ceux qui souhaitent en Irlande la création d’une classe de paysans propriétaires soient fort admirateurs de ce mode de tenure en lui-même ; beaucoup, au contraire, tout en en désirant l’introduction en Irlande, la regretteraient en Angleterre ; beaucoup font profession de soutenir que la terre et la richesse publique ont plus à gagner à la grande propriété. A leurs yeux, la concentration des terres aux mains de riches capitalistes est un phénomène naturel dont il y a moins à s’inquiéter qu’à se féliciter, et il faut la situation particulière de l’Irlande, il faut les traditions, l’indigence et les préventions des Irlandais pour que, chez eux, le gouvernement cherche à diviser le sol et à maintenir le morcellement des cultures. « Qu’ils deviennent, le plus vite possible propriétaires, puisqu’ils en ont la manie, qu’ils n’aient plus de landlords à massacrer et à accuser de leur misère, me disait à ce propos un de ces sceptiques avocats de la thèse à la mode ; mais qu’en devenant maîtres du sol, ils ne se flattent pas d’échapper à la pauvreté. Pour cela, l’Irlande est trop petite, et les futurs propriétaires trop nombreux. » C’est là, en effet, un des côtés les plus sombres du problème. Bien qu’elle ait notablement diminué depuis l’exode du milieu du siècle, la population agricole de l’Irlande est â l’étroit sur un sol restreint. La propriété seule ne saurait lui conférer le bien-être. Transformés en freeholders, le laboureur ou le simple tenancier auront peine à vivre avec leur famille sur leur champ. Un des maux de l’agriculture irlandaise, aujourd’hui même, c’est le fractionnement excessif des cultures, et cet émiettement des champs ne saurait qu’augmenter avec la disposition persistante des familles rurales à essaimer autour de la demeure natale, avec l’habitude d’établir les cabanes des enfans dans le voisinage de celle du père, sur un champ souvent déjà insuffisant à une exploitation rationnelle. Pour mettre une barrière à ces inclinations, dernier héritage des vieux penchans de tribu des clans celles, on a proposé de fixer, comme en certaines parties de l’Allemagne, un minimum légal au-dessous duquel une exploitation rurale ne saurait descendre ni une succession être partagée. La tenure irlandaise se trouverait sous ce rapport assimilée au beklemregt de Hollande et à l’aforamento de Portugal ; mais, quand on pourrait législativement imposer aux Irlandais des précautions aussi contraires à leurs traditions, que deviendraient alors les familles exclues de la propriété et de la terre, dans un pays où, en dehors de l’Ulster, la terre est d’habitude le seul moyen d’existence ? La question agraire, peut-on répondre, ne saurait être entièrement résolue par une loi agraire. Bien que la population spécifique de l’Irlande (soixante-deux ou soixante-trois habitans environ par kilomètre carré) soit fort inférieure à celle de l’Italie, de l’Allemagne, de la France même, les cinq ou six millions d’âmes réunies dans la verte Érin ne sauraient trouver dans la culture qu’une maigre pitance et une existence misérable. Peut-être, quoi qu’on en dise, le sol indigène pourrait-il encore assurer régulièrement l’entretien de ses habitans ; mais, pour leur donner le bien-être, il faudrait à l’agriculture d’autres méthodes, il lui faudrait surtout des capitaux, et les provocations de la landleague, les vexations imposées aux propriétaires, l’expulsion dont on menace les landlords, sont peu faites pour attirer les capitaux dans l’île et les incorporer au sol. Sur ce point, en effet, toute l’agitation irlandaise semble tourner contre l’Irlande ; une des choses qui lui manquent le plus, c’est le capital, et inconsciemment elle fait tout pour éloigner d’elle le grand instrument du progrès économique, si bien qu’un noble écrivain a pu l’accuser d’avoir la manie du suicide. Une loi agraire ne saurait suffire pour ramener l’aisance dans les huttes enfumées des paysans d’Irlande ; en excitant l’appétit du paysan pour la terre, peut-être même encourage-t-elle l’un des instincts les plus fâcheux du peuple irlandais. Ce qu’il faudrait avant tout, ce serait ouvrir au travail national d’autres débouchés, ce serait appeler l’industrie au secours de l’agriculture. C’est ce que proclament nombre d’Irlandais et non moins d’Anglais, parmi les adversaires mêmes du nouveau bill, mais de tels vœux sont faciles à faire et malaisés à exécuter. Pour l’industrie plus encore que pour la grande culture, ce qui fait défaut à l’Irlande, c’est avant tout le capital. Les homerulers auraient bien un moyen de stimuler le développement industriel. Ils rappellent sans cesse qu’il y a moins d’un siècle, lorsque l’Irlande avait un parlement à elle, l’industrie était prospère dans l’île et Dublin une des grandes places de commerce de l’Europe. La jalousie marchande de l’Angleterre n’a rien épargné depuis l’union afin de ruiner les industries rivales de l’île sœur. Pour faire rouvrir sur les bords de la Liffey les usines dont les murs déserts restent encore parfois debout, les homerulers ne se feraient point scrupule d’imiter l’exemple des États-Unis et de la plupart des colonies britanniques, de dresser une barrière dédouanes entre eux et l’île dominante. On comprend que ce procédé soit peu du goût des Anglais et qu’une telle perspective contribue à les mal disposer pour le homerule. En attendant, l’industrie comme l’agriculture ne peuvent recevoir une soudaine impulsion. Le gouvernement anglais ne saurait offrir au trop plein de la population que des chemins de fer et des travaux publics ; l’Angleterre est, faute d’autre remède, conduite à revenir à la vieille recette britannique, à l’émigration. C’est ce que fait le bill de M. Gladstone : il complète ses lois agraires par des mesures destinées à faciliter l’émigration irlandaise. C’est là peut-être le point sur lequel on s’entend le mieux à Londres, mais il n’en est pas de même à Dublin. Il ne coûte rien aux Anglais de dire que le meilleur moyen de mettre les habitans de l’Irlande à l’aise, c’est d’en transplanter le tiers ou le quart au-delà des mers. L’Irlande, qui a vu sa population diminuer de près de deux millions d’âmes depuis 1840 et 1841, qui, par là même, voit sa part d’influence dans le Royaume-Uni et dans l’empire britannique fatalement décroître, l’Irlande et ses chefs politiques sont naturellement peu jaloux de stimuler une émigration qui, en une seule année, en 1880, enlevait, hier encore, à l’île près de cent mille habitans. M. Parnell et ses amis ne contestent pas que certaines régions, l’ouest et le sud de l’île, ne soient trop peuplées, mais à l’émigration au-delà de l’Atlantique ou du Pacifique ils opposent la colonisation intérieure des landes et des terres incultes de l’Irlande. On a beau leur dire que les montagnes ou les tourbières du Connaught et du Munster ne sauraient entrer en comparaison avec les plaines de l’Amérique du Nord ou les vallées de la Nouvelle-Zélande, les députés irlandais préfèrent naturellement retenir le plus grand nombre possible de leurs compatriotes dans leur île natale. En fait, l’émigration au-delà des mers et la colonisation intérieure pourraient être simultanément employées ; ce ne serait pas trop de ces deux ressources sagement réglées pour ramener dans les campagnes d’Irlande la paix avec le bien-être. Le problème dont, avec une vaillance que l’âge n’a pas affaiblie, M. Gladstone a résolument entrepris la solution, est, on le voit, un des plus compliqués que les injustices du passé et les crimes de l’histoire aient pu poser devant un peuple moderne. Aux yeux des législateurs qui le proposent comme aux yeux des hommes qui en doivent profiter, le bill est avant tout une mesure de réparation historique. La première difficulté est, en prétendant rendre justice à un peuple spolié, de rester toujours équitable envers les droits acquis, consacrés par la loi. La seconde, c’est en redressant les légitimés griefs de la population rurale, de ne point lui inspirer de nouvelles et irréalisables revendications. Le bill est par-dessus tout préoccupé de rétablir la paix sociale, et, s’il est voté par les deux chambres dans ses principales clauses, si l’exécution en est menée avec une prudente et impartiale fermeté, si, ce qui ne dépend pas des hommes, elle est accompagnée de deux ou trois années de bonne récolte, le bill pourra contribuer à la pacification de l’Ile et faire disparaître peu à peu les crimes agraires qui, avec l’effroi de l’Irlande, font aujourd’hui la honte de l’Angleterre. Quant à croire que l’adoption du bill puisse ramener en quelques années l’aisance dans les campagnes de l’île, et concilier à la Grande-Bretagne l’affection de ses voisins, ce sont là des espérances que les promoteurs mêmes de la loi n’osent guère entretenir. On s’est plu, à l’est du canal de Saint-George, à attribuer l’opposition de M. Parnell et d’une partie des homerulers au land-bill à la crainte qu’une telle mesure ne privât les agitateurs de leurs moyens d’action. « Nous autres, landleaguers, aurait dit à l’un des ministres un ami de M. Parnell, nous ne serons plus après votre bill qu’une rangée de bouteilles vides. » Or, remarquait M. Forster en citant ce propos, les hommes n’aiment point à passer à l’état de bouteilles vides. Malheureusement pour les relations de l’Irlande et de l’Angleterre, M. Parnell et les homerulers n’en sont pas encore réduits à cette extrémité. Si, comme politiciens et agitateurs, nombre de députés irlandais sont naturellement portés à tenir la question rurale ouverte, si, pour ménager leur popularité, ils déclarent hautement les propositions du gouvernement insuffisantes, ils n’ont point à craindre de se voir prochainement abandonnés du peuple. Certaines clauses du bill peuvent, dans l’avenir, leur fournir une base d’opérations pour une nouvelle landleague, et, en dehors de la question agraire, l’Irlande a, dans le domaine politique ou économique, elle a dans le récent bill de coercition, par exemple, assez de griefs réels ou imaginaires pour que les chefs du parti national conservent leur ascendant et ne soient pas de longtemps désarmés dans leur lutte contre la suprématie britannique. Ce qui se passe dans l’île depuis quelques semaines en est une preuve trop manifeste. On est tenté de s’étonner des proportions nouvelles qu’ont prises les troubles agraires et l’agitation irlandaise depuis que, pour donner satisfaction à la population rurale, le gouvernement anglais travaille à faire reconnaître par la loi les principales prétentions des tenanciers. Devant un tel spectacle, les adversaires de la politique libérale semblent autorisés à répéter que, loin de désarmer l’esprit de révolte, les concessions gouvernementales n’ont fait que lui servir d’aliment. Cette affligeante anomalie s’explique heureusement par d’autres considérations. Le cabinet Gladstone, dont on ne saurait contester les généreuses intentions, a cru faire preuve de virilité et d’habileté à la fois en présentant presque en même temps au parlement le bill de coercition et le bill agraire. Aux yeux de M. Gladstone et de M. Forster, ces deux bills devaient sans doute se compléter, se corriger et peut-être se faire passer l’un l’autre. Le premier témoignait que le cabinet saurait faire acte d’énergie et que s’il proposait des mesures en faveur des tenanciers d’Irlande, ce n’était pas qu’il se laissât intimider par le landleague. Le second devait montrer au peuple que les ministres étaient sincèrement préoccupés de soulager ses souffrances et que c’était du gouvernement britannique et non des homerulers que l’Irlande devait attendre le redressement de ses griefs. Par malheur, les faits ont cruellement démenti les espérances de M. Gladstone et les calculs de M. Forster. Jamais l’Irlande n’a été aussi troublée que depuis la promulgation du bill de coercition ? jamais les crimes agraires n’ont été aussi nombreux et aussi audacieux que depuis la présentation du landbill. De ces deux mesures simultanées, celle qui devait attester la force du gouvernement n’a guère fait qu’exaspérer l’irritation nationale, celle qui devait pacifier les campagnes n’a guère fait que convaincre les tenanciers du bien fondé de leurs prétentions et les rendre plus intraitables dans ce qu’ils regardent comme la légitime défense de leurs droits méconnus. Un tel résultat, si on y réfléchit, n’a pas lieu de surprendre. L’ingénieuse combinaison de sévérité et de condescendance adoptée par le cabinet libéral pourrait paraître habile et prévoyante à Westminster ; en Irlande, elle avait le grave défaut de ne pouvoir être aisément comprise du peuple. Aux yeux de populations ignorantes et passionnées, les deux lois présentées par M. Gladstone à quelques jours de distance devaient presque fatalement sembler la contradiction ou le démenti l’une de l’autre. Les Irlandais devaient avoir peine à comprendre que, après tant de mois de patience, le gouvernement se décidât à sévir contre la ligue agraire, au moment où, avec son landbill, M. Gladstone paraissait emprunter aux ligueurs une bonne partie de leur doctrine et de leur programme. Les deux classes si diverses contre lesquelles lutte l’Angleterre en Irlande, les agitateurs de profession et les paysans au nom desquels combattent les politiciens, ont été presque également surexcitées par l’un des deux bills de M. Gladstone, sans être désarmées par l’autre. Les agitateurs, habitués à une longue impunité, se sont d’autant plus irrités des tardives rigueurs du gouvernement, que ce dernier, en proposant le bill agraire, reconnaissait officiellement la justice d’une grande part de leurs revendications. On a beau leur dire que leur propagande est devenue inutile et dangereuse depuis que le gouvernement a pris lui-même en main la cause des tenanciers : les avocats volontaires du peuple ne veulent point se laisser oublier ; ils trouvent que le moment où la loi agraire est en discussion à Westminster est l’heure où la landleague doit faire entendre sa voix le plus haut. On a beau leur répéter que le gouvernement ne se laissera pas intimider et leur en donner chaque jour pour preuve de nouvelles arrestations ; les promoteurs du mouvement agraire répondent que, si leurs meetings n’avaient pas remué l’Irlande et ému l’Angleterre, jamais M. Gladstone n’aurait songé à présenter son bill, jamais le parlement n’aurait consenti à le voter. La nouvelle loi est un succès dont ils attribuent tout le mérite à leur turbulente campagne, et ils comptent sur les mêmes armes pour remporter de nouvelles victoires. Quant au peuple, le vague bruit des lois agraires, encore en discussion, n’a fait, en pénétrant dans ses misérables cabanes, que l’encourager dans sa résistance aux propriétaires, aux intendans, aux juges et aux huissiers. Pour les paysans, le bill qui interdit au landlord d’élever arbitrairement la rente de la terre et d’expulser à son gré ses tenanciers est une incitation officielle à ne pas payer des fermages qui leur semblent exagérés, à ne pas se soumettre à un ordre d’expulsion qu’ils prétendent inique. Comment le tenant, dont le gouvernement parait ainsi justifier la désobéissance et la révolte, ne s’étonnerait-il pas d’entendre prononcer, ne se scandaliserait-il pas de voir exécuter tant d’évictions de tenanciers, alors que les ministres de la reine demandent au parlement d’enlever aux propriétaires le droit même d’éviction ? Pour les masses, il y a là fatalement une contradiction choquante, une politique à double face qui révolte la conscience. Elles ne comprennent pas que, s’il est maître de présenter une loi nouvelle, le gouvernement n’est pas libre de suspendre l’exécution des lois anciennes. Quand il voit le cabinet, naguère si patient, redoubler de sévérité dans l’application de ces lois détestées, le peuple perd toute confiance dans les promesses du pouvoir et ne voit plus dans les projets discutés à Westminster qu’une hypocrite comédie ou un vain leurre. « Ce landbill, me disait irrespectueusement un Irlandais, n’est qu’un humbug ; le parlement anglais est incapable de légiférer pour l’Irlande. » Ce qui ne parait aujourd’hui que trop certain, c’est que, loin de préparer la mise à exécution des lois agraires, le bill de coercition en a compromis le succès. Dans l’état d’égarement où est jetée l’Irlande, alors que les relations sociales sont si fortement ébranlées, que les prétentions ou les espérances des tenanciers sont si exaltées et qu’il y a tant de gens intéressés à fomenter leurs revendications, on ne peut guère espérer du nouveau landbill un apaisement prochain ou une solution définitive du problème irlandais. Derrière la landleague, au-dessus des obscures affiliations populaires qui lui servent de base, peuvent surgir les irréconciliables et les intransigeans, les fenians d’Europe et d’Amérique, pour lesquels les revendications agraires ne sont qu’un moyen d’agitation et qui, stimulés par les sauvages exemples des nihilistes russes, semblent prêts à recourir contre la domination britannique à tous les engins de destruction que la science moderne peut mettre aux mains de conspirateurs sans scrupules. Loin d’être assurés de mettre fin à la terreur qui plane sur les campagnes de l’Ile sœur, M. Gladstone et ses collègues sont exposés à voir des conjurés irlandais faire trembler l’Angleterre jusque chez elle. En tous cas, alors même que, les fenians seraient impuissans à troubler l’orgueilleuse sécurité de la Grande-Bretagne, la question irlandaise, quelle que soit l’issue du landbill, donnera encore aux Anglais bien des tracas et des inquiétudes. Les conséquences du bill, pour l’Irlande, ne sont pas l’unique préoccupation qu’il éveille. On se demande naturellement quel contre-coup une pareille loi peut avoir sur l’Angleterre elle-même. La situation rurale de l’Angleterre est, nous l’avons dit, fort différente de celle de l’Irlande, et cela peut rassurer, les propriétaires anglais. Il n’en est pas moins vrai que, pour la loi agraire en discussion comme pour l’expropriation de l’église d’Irlande, effectuée il y a une dizaine d’années par le même M. Gladstone, les radicaux anglais peuvent un jour prendre exemple sur ce qui s’est fait dans une île pour appliquer à l’autre des mesures plus ou moins analogues. Le disestablishment de l’église anglicane, en Irlande, n’a pas entraîné la sécularisation des biens de l’église établie en Angleterre, mais il a posé la question pour l’avenir, il a fourni un précédent qui, tôt ou tard, sera imité. Nous n’oserions dire qu’il en sera de même du landbill de M. Gladstone : entre les deux royaumes, encore une fois, la situation est trop différente pour qu’on puisse jamais copier dans l’un ce qui se fait dans l’autre ; mais cela ne veut pas dire que l’Angleterre ne puisse, elle aussi, avoir un jour ses lois agraires comme elle a eu déjà ses grèves agricoles, sa league ou ses trades-unions d’ouvriers ruraux. En Angleterre aussi, il y a des gens qui songent à morceler la propriété ou, comme nous dirions, à la démocratiser. En Angleterre même, où il n’y a point de tenant-right historique, il s’en crée un pour ainsi dire sous nos yeux, grâce à l’opinion de plus en plus répandue que les améliorations effectuées par le fermier doivent lui appartenir et constituer à son profit un véritable droit sur le sol, droit dont le propriétaire ne peut s’emparer qu’en le payant. A côté des prétentions que peuvent élever les fermiers et les détenteurs temporaires de la terre, il y a les réclamations des ouvriers et artisans qui, pour arriver à la possession d’un home ou d’un foyer, peuvent demander au gouvernement d’employer à leur profit la méthode de rachat et les avances du trésor offertes par l’état aux paysans irlandais. Ce qui, en présence du bill agraire de l’Irlande, fait la sécurité relative des landlords d’Angleterre, c’est le petit nombre des Anglais directement intéressés dans la question rurale ; mais, par contre, ce qui, pour l’avenir, peut faire la faiblesse de la propriété foncière dans la Grande-Bretagne, c’est le petit nombre des gens directement intéressés au maintien intégral de ses droits. En la concentrant aux mains de quelques milliers de familles le droit d’aînesse, les substitutions, les mœurs aristocratiques ont enlevé à la propriété territoriale en Angleterre la large base populaire qui fait sa force en France. ANATOLE LEROY-BEAULIEU. Voyez un Homme d’état russe, d’après sa correspondance inédite, dans la Revue du 15 février. Arthur Young, dans son Voyage en Irlande, raconte qu’un grand nombre de chefs de famille transmettaient régulièrement par testament à leurs héritiers leurs droits sur les terres qui leur avaient été enlevées. Walter Scott, Lady of the lake. C’est ce que semble avoir fait la révolution française elle-même en bien des contrées du continent, et jusqu’en France, en Bretagne par exemple. Sur l’ancienne tenure celte en Irlande et les mesures prises par le gouvernement anglais pour la transformer, nous pouvons citer une étude fort curieuse et concluante de M. Secbohm, intitulée the Historical Claims of Tenant right (Nineteenth Century, January, 1881). Tel est par exemple le résumé des vues de l’historien d’Henry VIII, M. Froude, dans son ouvrage en trois volâmes, the English in Ireland ; le même écrivain a répété la même opinion dans le Nineteenth Century, octobre 1880. Voyez l’Économiste français, du 7 mai 1881. Les abus de pouvoir des landlords irlandais ont souvent été dénoncés dans le parlement même par les chefs des divers partis. Voyez par exemple lord John Russell : Recollections and Suggestions, page 363. Le duc d’Argyll a motivé son opposition au bill dans un article du Nineteenth Century (mai 1881). Voyez par exemple : Systems of Land tenure in varions countries, publication du Cobden Club, 3e édition, pages 34, 35. M. de Molinari : Irlande, Canada et Jersey, lettres adressées au Journal des Débats ; Dentu, 1881. Lord Dunraven ; Times, 13 avril 1881. Cet inconvénient s’est rencontré dans un système de tenure plus ou moins analogue, avec les baux perpétuels, du beklem-regt, dans la province de Groningue en Hollande. Ce beklem-regt, auquel on peut trouver de nombreux avantages, tant que le tenancier héréditaire cultive lui-même, devient manifestement nuisible lorsque le tenancier en possession du sol vend ou sous-loue son droit à autrui. Voyez E. de Laveleye, la Néerlande, Étude d’économie rurale et Systems of land tenure in various Countries, page 224. Voyez à ce sujet le Ier volume de l’Empire des tsars et les Russes, Hachette, 1881. Voyez le tome Ier de l’Empire des tsars et les Russes, livre VI ; Hachette, 1881. Lord Sherbrooke (Nineteenth Century, novembre 1880). Une des choses qui empêchent actuellement l’émigration irlandaise de rendre tous les services qu’on en attendait, c’est que la partie de la population qui émigre, au lieu d’être la plus pauvre et la plus dépourvue, est souvent la plus robuste et la plus aisée, ce qui constitue pour l’Ile une perte de force et de richesse. C’est là une des raisons qui poussent le gouvernement à tenter de diriger l’émigration. Discours à ses électeurs de Bradford en mai dernier. Voyez, par exemple, les Systems of land tenure in various countries, et W.-E. Bear : the Relations of landlord and tenant in England and Scotland, publication du Cobden Club.
Brunetière - Manuel de l’histoire de la littérature française, 1898.djvu/517
{{nr||LA LITTÉRATURE MODERNE|497}}qu’il semblait avoir perdues. La simplicité se substitue à un jargon confus et prétentieux, la netteté à l’emphase. Chacun sait maintenant ce qu’il veut dire, on ne se paye plus de tirades ; on ne déclame plus ; on n’ouvre plus la bouche comme si chaque parole qu’on prononce allait ébranler le ciel et la terre » [Cf. J.-J. Weiss, le Thédlre et les mœurs : M. Alexandre Dumas fils]. Nous pouvons préciser encore davantage, et même il le faut aujourd’hui. C’est donc ainsi qu’une platitude héritée des idéologues ou des encyclopédistes, et qui s’étale ingénument, sans horreur ni conscience d’ellemême, dans la prose d’un Villemain, par exemple, et souvent même d’un Guizot ; une liberté qu’un Musset, un ---- taires » ; — et que l’honneur ou la passion vaincus n’y trouvent d’asile que dans la mort [Cf. les dénouements habituels de la tragédie classique]. — Et ce sont enfin des romans à thèse, — où l’auteur a montré une constante préoccupation des « droits » ou de la condition de la femme ; — de la dignité de l’amour et du mariage ; — et du principe de la morale sociale. — Comparaison à cet égard des romans de Feuillet avec ceux de George Sand ; — et qu’à vrai dire, sous les apparences d’une certaine analogie, — ils s’opposent plus qu’ils ne se ressemblent. 3° Les Œuvres. — Elles se composent de son Théâtre complet, dans les cinq volumes duquel, publiés chez Calmann Lévy, 1892, 1893, on a fait entrer toutes celles de ses pièces qui ont été jouées, y compris quelques-unes de celles qui faisaient partie des deux volumes:Scènes et Proverbes, et Scènes et Comédies; Et 2° ses romans, qui sont:Bellah, 1850 ; — la Petite Comtesse, 1856 ; — le Roman d’un jeune homme pauvre, 1858 ; — Histoire de Sibylle, 1862 ; — M. de Camors, 1867 i — Julia de Trécœur, i872 ; — Un Mariage dans le monde, 1875 ; — les Amours de Philippe, 1877 ; — le Journal d’une femme, 1878 ; — VIJistoire d’une Parisienne, 1881 ; — la Veuve, 1883 ; — la Morte, 1886 ; — et Honneur d’artiste, 1890. V. — Charles-Marie-René Leconte de Lisle [Saint-Paul, Ile de la Réunion, 1818; f lS9’f, Paris]. 1° Les Sources. — Charles Baudelaire, Notice, dans le Recueil <references/>
Montaigne - Essais, Musart, 1847.djvu/189
{{nr||CHAPITRE XXI.|183}}heur et malheur, et les dieux, et autres phrases, selon sa mode. Je propose les fantaisies humaines et miennes, simplement comme humaines fantaisies, et séparément considérées, non comme arrêtées et réglées, par l’ordonnance céleste, incapable de doute et d’altercation ; matière d’opinion, non matière de foi, ce que je discours selon moi, non ce que je crois selon Dieu ; d’une façon laïque, non cléricale, mais toujours très-religieuse, comme les enfants proposent leurs essais, instruisantes, non instruisants<ref>Sous le prétexte de parler aussi ''d’une façon laïque, non cléricale'', les philosophes contemporains se sont singulièrement émancipés. La prétention de regarder toujours la foi chrétienne comme non avenue, a fait naître les plus monstrueux systèmes ! Il ne faut donc accepter les idées de Mont ligne, sous ce rapport, qu’avec une extrême réserve.</ref>. Et ne dirait-on pas aussi sans apparence que l’ordonnance de ne s’entremettre que bien réservément d’écrire de la religion, à tous autres qu’à ceux qui en font expresse profession, n’aurait pas faute de quelque image d’utilité et de justice, et à moi avec, peut-être, de m’en taire. On m’a dit que ceux-mêmes qui ne sont pas des nôtres, défendent pourtant entre eux l’usage du nom de Dieu en leurs propos communs ; ils ne veulent pas qu’on s’en serve par une manière d’interjection ou d’exclamation, ni pour témoignage, ni pour comparaison : en quoi je trouve qu’ils ont raison, et en quelque manière que ce soit que nous appelons Dieu à notre commerce et société, il faut que ce soit sérieusement et religieusement. Il y a, ce me semble, en Xénophon, un tel discours où il montre qu’il n’est pas aisé que nous puissions si <references/>
Ernest Roze - Charles de l'Escluse, 1899.djvu/44
{{nr|46|BIOGRAPHIE ET CORRESPONDANCE}}les conseils humains ne font rien ici, pas plus que les soins des hommes même les plus prudents. Il n’y a que Dieu seul qui, offensé par nos très grands péchés, puisse adoucir ces infortunes ; je le prie donc de tout cœur qu’il ait enfin pitié de nous. Mais bien que, par ces tumultes, mes études soient profondément troublées, je ne puis cependant oublier cette tendance de mon esprit à se porter vers les études minéralogiques (dont je t’ai parlé naguère), parce que cette ardeur de m’en occuper augmente de jour en jour. C’est pourquoi si tu peux m’aider de quelque façon que ce soit dans ces études, je te prie instamment de le faire. J’ai appris que certaine espèce de Pierres plates se trouve pour ainsi dire en cercle, là où passent les guides, sur les montagnes qui séparent la Hongrie de la Dacie ou Transylvanie : certaines de ces Pierres ont la couleur, les unes de l’or, les autres de l’argent, et paraissent être remarquables par des caractères encore inconnus. On rapporte que le Roi Ladislas, lorsqu’il poursuivit les Tartares chargés de butin et de dépouilles, appréhendait, en raison de l’avarice et de la lâcheté de ses soldats, de les voir s’arrêter devant les trésors abandonnés sur la route par les ennemis et de perdre ainsi la victoire. Il aurait alors demandé à Dieu de vouloir bien convertir en pierres les pièces de monnaie et les écus, semés ainsi par les Tartares sur la route, de telle façon que le soldat déçu eût plus d’ardeur à poursuivre l’ennemi. Si par tes soins je pouvais être mis en possession de ces Pierres, cela me serait très agréable. Le très savant Matthiole rappelle la même histoire dans ses Commentaires, à propos d’un Iris à fleur dorée, qu’il dit être cultivé dans les jardins de la Bohême. Je voudrais utiliser avec soin sa semence, si cet Iris en donne, ou bien une ou deux racines. Pardonne, illustre Craton, si je suis un demandeur importun et si je détourne vers ces bagatelles ton esprit occupé par d’autres affaires plus sérieuses. Adieu, et dans l’occasion présente mes salutations empressées au généreux Jean Rediger, ainsi qu’à Sambucus, quand tu le verras. Bruges, en Flandre, 10 des Cal. d’Avril 1567. {{d|Ton bien affectionné ''Carol. Clusius A.''|5}} {{—|lh=3}} <references/>
Pierret - Le Livre des morts des anciens Égyptiens, 1907.djvu/27
{{gatha|l. 6.}} ses ennemis et l’ordre est exécuté par Thot. Je suis avec Horus ce jour d’envelopper Teshtesh{{lié}}{{refl|i_8|num=8}}, d’ouvrir la porte au vengeur de l’Immobile de cœur {{gatha|l. 7.}} et de rendre mystérieux les mystères de Ro-stau. Je suis avec Horus dans l’acte de pétrir ce bras gauche de l’Osiris qui est à Sekhem{{lié}}{{refl|i_9|num=9}} ; je sors et j’entre dans la demeure des flammes, détruisant les adversaires, {{gatha|l. 8.}} autrement dit les rebelles dans Sekhem. Je suis avec Horus le jour de célébrer la fête d’Osiris, l’Être bon dont la parole est vérité, et je fais des offrandes à Ra le jour de la fête du Six et de la fête du quartier de la lune dans An{{lié}}{{refl|i_10|num=10}}. Je suis {{gatha|l. 9.}} simple prêtre dans Tatou, je fais les onctions dans Abydos, élevant celui qui est sur les degrés de l’initiation. Je suis prophète à Abydos le jour de soulever la terre{{lié}}{{refl|i_11|num=11}}. Je vois les mystères de Ro-stau ; je dirige les cérémonies de {{gatha|l. 10.}} Mendès ; je suis le ''sotem''{{lié}}{{refl|i_12|num=12}} dans l’exercice de ses fonctions ; je suis le grand chef de l’œuvre qui place l’arche sacrée <references/>
Lemerre - Anthologie des poètes français du XIXème siècle, t4, 1888.djvu/430
{{nr|406|{{sp|<small>ANTHOLOGIE DU XIX{{e}} SIÈCLE.}}</small>|}} Et cette tête était si haut, qu’on pouvait voir Planer le gigantesque oiseau comme un point noir. Et cet homme semblait le prêtre du mystère. Il devait remplir quelque effrayant ministère, Car un cortège sombre et confus L’entourait. On eût dit qu’avec lui marchait une forêt Dont une brume épaisse eût estompé l’image. On le sentait sacré, roi, grand pontife ou mage. Et quand il fut plus près, l’obscure vision Autour de lui fie voir avec précision I In monstrueux amas de formes inconnues, De géants aux cent bras, de sphinx, de femmes nues, De soldats désarmés secouant des carcans, De dragons, de lions, de vagues, de volcans, Avec de nébuleux panaches de fumée. À ses pieds, le géant coudoyait le pygmée. On regardait cet homme et l’on était dompté. On eût pu lui donner pour nom l’Immensité, A tel point ce colosse et son cortège énorme Paraissaient hors du temps, du nombre et de la forme. On sentait vivre en lui des jours évanouis, L’âme d’un peuple étrange et d’un lointain pays. Il avait dû porter la robe des ministres De dieux mystérieux et de rites sinistres. Et, pourtant, il avait la grâce. Ce géant Dorait d’un soleil clair son sourire béant. Ce chêne austère avait sous son feuillage sombre Des fantômes de fleurs qui vivaient de son ombre, Et l’on sentait qu’en lui certains souffles légers Avaient pris, en passant, leur âme aux orangers. Cet homme faisait naître une énigme profonde. Il devait avoir pour patrie un double monde. Son masque, tour à tour sympathique et hideux, Au lieu d’un seul visage humain, en avait deux, </poem> <references/>
Renan - Vie de Jesus, edition revue, 1895.djvu/413
son action, ou, pour mieux dire, l’un de ses points d’appui ; car il avait un sentiment trop profond de son œuvre véritable pour l’établir uniquement sur des principes aussi fragiles, aussi exposés à recevoir des faits une foudroyante réfutation. Il est évident, en effet, qu’une telle doctrine, prise en elle-même d’une façon littérale, n’avait aucun avenir. Le monde, s’obstinant à durer, la mettait en défaut. Un âge d’homme tout au plus lui était réservé. La foi de la première génération chrétienne s’explique ; mais la foi de la seconde génération ne s’explique plus. Après la mort de Jean, ou du dernier survivant quel qu’il fût du groupe qui avait vu le maître, la parole de celui-ci était convaincue de mensonge<ref>Ces angoisses de la conscience chrétienne se traduisent avec naïveté dans la II{{e|e}} épître attribuée à saint Pierre, {{sc|iii}}, 8 et suiv.</ref>. Si la doctrine de Jésus n’avait été que la croyance à une prochaine fin du monde, elle dormirait certainement aujourd’hui dans l’oubli. Qu’est-ce donc qui l’a sauvée ? La grande largeur des conceptions évangéliques, laquelle a permis de trouver sous le même symbole des idées appropriées à des états intellectuels très-divers. Le monde n’a point fini, comme Jésus l’avait annoncé, comme ses disciples le croyaient. Mais il a été renouvelé, et en un sens renouvelé comme Jésus le voulait. C’est parce <references/>
Montaigne - Essais, Musart, 1847.djvu/281
{{nr||CHAPITRE XXIX.|275}}celle-là, la vivacité, ou, comme nos voisins les Bourguignons, avec toute l’Allemagne, l’impatience de se voir enfermés ; par où ils représentaient la liberté, qu’ils aimaient et adoraient au-delà de toute autre faculté divine ; et ainsi des autres. Quand tout cela en serait à dire, si y a-t-il un certain respect qui nous attache, et un général devoir d’humanité, non aux bâtes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mêmes et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grâce et la bénignité aux autres créatures qui en peuvent être capables : il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle. Je ne crains point à dire la tendresse de ma nature, si puérile que je ne puis pas bien refuser à mon chien la fête qu’il m’offre hors de saison ou qu’il me demande. Les Turcs ont des aumênes et des hôpitaux pour les bêtes. Les Romains avaient un soin public de la nourriture des oies, par la vigilance desquelles leur Capitole avait été sauvé. Les Athéniens ordonnèrent que les mules et mulets qui avaient servi au bâtiment du temple appelé Hécatompédon fussent libres, et qu’on les laissât paître partout sans empêchement. Les Agrigentins avaient en usage commun d’enterrer sérieusement les bêtes qu’ils avaient eu chères, comme les chevaux de quelque rare mérite, les chiens et les oiseaux utiles, ou même qui avaient servi de passe-temps à leurs enfants : et la magnificence qui leur était ordinaire en toutes autres choses paraissait aussi singulièrement à la somptuosité et nombre de monuments élevés à cette fin, qui ont duré en parade plusieurs siècles depuis. Les Égyptiens enterraient les loups, les ours, les crocodiles, <references/>
Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/792
embaucheurs, enfin une organisation adaptée, autant que possible, aux traditions et usages du pays. En prenant possession des îles, les agens du gouvernement anglais y trouvèrent les lois, coutumes, droits et obligations en vigueur dans cet archipel depuis un temps immémorial, et auxquels les indigènes doivent d’être devenus, plus que toute autre population de l’Océanie, un peuple homogène. Le Fijien ne connaissait que l’ordre de son chef et les usages de sa tribu. Voilà à quoi se réduisait son code, à l’époque de l’annexion, lui tant qu’il s’agit, de droits et d’obligations, l’individu n’existait pas pour la loi. Elle ne s’occupait que de la commune. Le système de parenté est agnatique. Les familles, les ''galis'', originairement les descendans de frères, placées sous l’autorité patriarcale d’un chef et réunies en communautés, travaillent, prospèrent ou souffrent au commun, mais le plus souvent prospèrent aussi longtemps qu’elles forment une communauté, tandis que les individus, comme tels, ne réussissent presque jamais. Le Fijien, quoique né agriculteur, n’a aucune idée de la nécessité et du profit d’un travail continu et réglé. Il ne travaille que pour vivre au jour le jour, c’est-à-dire quand il est forcé de travailler. De là la nécessité de laisser au chef de chaque tribu le pouvoir de déterminer la quantité de travail obligatoire et de punir ceux qui tâchent de se soustraire à cette obligation<ref> ''Mémorandum upon de establishment of district Plantations in the colony of Fiji for the purpose of enabling the native population to provide their taxes in a manner accordant with native customs'', par M. Thurston, sans date, probablement 1875. </ref>. Telle est la nation ou la peuplade pour laquelle il s’agissait de trouver un ''modus vivendi'' sous le nouveau régime. Les Fijiens passaient d’emblée de l’état d’anarchie et de guerres permanentes sous l’autorité d’un gouvernement européen. On ne pouvait pas les faire passer avec la même promptitude de l’état sauvage à la civilisation. Il fallait donc compter avec les élémens qu’on trouvait, et on n’en trouvait que deux : le chef de tribu et le droit coutumier. C’est à ce point de vue qu’il faut se placer pour juger la constitution élaborée et octroyée aux Fijiens par le premier gouverneur de la nouvelle colonie. Les chefs des grandes tribus, les ''roko'' se réunissent une fois par an pour rendre compte de l’état de leurs tribus, en exposer les besoins et, s’il y a lieu, recommander des améliorations. Ils sont, en outre, tenus d’adresser au gouverneur des rapports écrits. Ce conseil, indigène ou national, ce ''native council'', s’appelle ''embozé''. Les chefs des petites tribus, les ''buli'', administrent leur district et se réunissent, eux aussi, périodiquement. Dans ces assemblées, qu’on <references/>
Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/935
le phylloxéra possède quatre domaines<ref> Dans la Dordogne, la Gironde et le Lot-et-Garonne.</ref> que le sulfo-carbonate de potassium maintient jusqu’ici en grande prospérité<ref> C’est dans ces domaines que M. Müntz a fait les expériences de sulfate de cuivre faisant l’objet de la note présentée le 2 novembre à l’Académie des sciences.</ref>. La Société des Pinèdes de Sainte-Marie et celle des salins d’Aigues-Mortes<ref> Près d’Aix, en Provence (Bouches-du-Rhône).</ref> font d’immenses plantations dans les sables et y ont entrepris des travaux dépassant les forces de la propriété individuelle. La Société de Châteauneuf-le-Rouge<ref> Gard.</ref> plante de la vigne américaine et produira sur ses coteaux ensoleillés les qualités de vin que les sables ne sauraient donner, tandis que la reconstitution des vignobles sera plus généralement tournée du côté de la quantité que de la qualité. Enfin, l’entreprise la plus considérable en ce genre est celle de Faraman (Bouches-du-Rhône). Cette belle terre, à peu près stérile entre les mains de ses anciens maîtres, a été acquise par la Compagnie des produits chimiques d’Alais et de la Camargue. La direction en a été confiée au créateur de l’Armeillère, ce poste si avancé de la viticulture moderne, M. Reich, qui se propose de réunir, dans les milliers d’hectares qu’il dirige, la submersion, la plantation dans les sables et la vigne américaine. Déjà de larges espaces, réputés impropres à la culture, se couvrent d’aramons, de petits-bouschets et de carignannes. Ce dernier cépage est très accessible au ''mildew'', mais M. Reich conserve l’inébranlable confiance que ce cryptogame sera vaincu comme l’oïdium l’a été avant lui. — Son espoir est devenu certitude devant les succès de la Gironde. Le congrès qui doit être tenu à Bordeaux en août 1886 achèvera d’élucider les questions se rattachant aux divers traitemens du ''mildew'', ce qui rendra cette réunion aussi intéressante, si ce n’est plus, que celle de 1881. C’est de Bordeaux qu’est venue, en 1868, la première pensée de vaincre le phylloxéra par la vigne américaine qui l’avait apporté. C’est au congrès de Bordeaux de 1886 que viendra s’évanouir la dernière de nos terreurs, et Dieu veuille que le mot de la fin soit celui d’une feuille italienne : ''Non più Peronospora ! ' l LÖWENHJELM, DUCHESSE DE FITZ-JAMES. <references/>
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ministériel effrayé, éperdu, qu’en s’en moquant et en se promettant tout haut de lui passer bientôt sur le corps. Ce qui compliquait la situation, c’était l’état des affaires en Allemagne, et l’attitude menaçante de la Sainte-Alliance. Je ne puis entrer ici dans aucun détail sur les agitations qui suivirent, dans toute cette grande fraction de l’Europe, la paix de 1815, sur les récriminations mutuelles des peuples et des gouvernemens, sur l’effervescence des universités, le tumulte des associations, ces boutefeu du grand mouvement patriotique de 1813 ; mais toujours est-il que le succès plus apparent que réel de l’esprit révolutionnaire, en France, réagissait au-delà du Rhin, et l’assassinat de Kotzebue, au nom de la liberté, au cri de : ''Vivat Teutonia'' ! ayant jeté la terreur dans tous les hauts lieux, la France, son ministère actuel en tête, se trouvait au ban de toutes les cours et de tous les souverains. Au moment où j’arrivai à Paris, tous les plénipotentiaires de tous les états allemands, grands et petits, se réunissaient à Carlsbad, afin, disait-on, de pourvoir à la sûreté commune. M. de Metternich et M. de Hardenberg s’étaient mis d’accord, quelques jours auparavant, à Tœplitz. On ne savait rien encore de leurs projets, mais l’inquiétude était grande dans notre camp ; elle était au moins égale à celle que nous inspirions et qui ne tarda pas à s’accroître encore. La réunion des collèges électoraux, en effet, avait été fixée au 11 septembre, et le mouvement des esprits ne promettait rien de bon. Une vacance ayant en lieu dans la Sarthe, Benjamin Constant avait été élu ; ce fut bien mieux, ou plutôt bien pis, si l’on regarde aux conséquences, quand vint l’élection du nouveau cinquième. L’extrême droite ayant fait alliance avec l’extrême gauche, sur cinquante-quatre élections, celle-ci en obtint trente-cinq, celle-là quatre, et le ministère seulement quinze. Grégoire fut élu par une majorité de trente-huit voix dont l’extrême droite lui fit cadeau. Presque au même moment, on connut à Paris les résolutions arrêtées à Francfort et le terrible protocole qui soumettait, dans toute l’Allemagne, au contrôle de la diète les constitutions des états, le régime des universités, celui de la presse, celui des associations, en armant ce corps du droit d’intervention et en créant dans son sein un tribunal d’inquisition politique. On apprit enfin que ce n’était pas là tout ; que le congrès s’était ajourné au mois de novembre et devait se réunir à Vienne. On répétait de bouche en bouche, on répétait dans tous les partis, soit à bonne, soit à mauvaise intention, que des explications seraient demandées au gouvernement français sur la marche qu’il se proposait de suivre ; les uns tremblaient de tous leurs membres ; l’espérance éclatait dans les yeux des autres. <references/>